DÉCRET DE MOSCOU
16 Juin 1936 (traduit du russe)
A Son Éminence Eleuthère, métropolite de Vilno et de Lituanie, exarque de l’Église russe en Europe occidentale.
Ayant lu :
Le rapport de la Confrérie Saint-Photius (Paris) du 9/22 avril 1936, n°13, nous faisant part, entre autres, d’une lettre officielle, datée du 18 mars 1936, par laquelle l’évêque Winnaert, chef de l’Église catholique-évangélique, s’adresse à la Confrérie en la priant d’entreprendre les démarches nécessaires pour l’union de sa communauté à l’Église orthodoxe et, avant tout, de solliciter auprès du Patriarcat de Moscou les dispositions sur cette question. Le mémorandum de Mgr Winnaert, joint au rapport, nous apprend que Mgr Winnaert est né en 1880, dans le nord de la France, qu’il fut baptisé et confirmé dans l’Église catholique romaine, qu’il étudia la théologie à l’Université catholique de Lille de 1899 à 1905 et qu’il fut ordonné prêtre en 1905. En 1918, pour des motifs de conscience, il se détacha du catholicisme romain, tout en continuant à officier comme prêtre catholique pour quelques-unes de ses ouailles dans une église mise à sa disposition par l’évêque anglican Bury. En 1921, autorisé par l’archevêque vieux-catholique d’Utrecht, il officie à l’église Saint-Denis. En 1922, à la suite de divergences d’opinions, L. Ch. Winnaert se sépara de l’archevêché d’Utrecht. Ayant formé une communauté ecclésiastique indépendante (Église catholique-évangélique), il fut élu évêque par ses adhérents. Suivant les conseils de l’évêque Bury, il a voulu chercher une consécration épiscopale dont la validité serait reconnue par l’Église romaine. A cet effet, il s’adressa à Wedgwood, évêque de l’Église catholique-libérale de Grande-Bretagne, dont la succession remonte par Matthew à l’archevêque Gul. L.C. Winnaert fut consacré évêque par Wedgwood, à Londres, en 1922. En 1930, Mgr Winnaert se maria, tout en étant évêque, suivant la pratique admise chez les anglicans et autres groupes ecclésiastiques non romains d’Occident. Aujourd’hui, Mgr Winnaert a sous sa juridiction six prêtres (probablement ordonnés par lui) et un diacre, des paroisses à Paris, Rouen, Bruxelles, en Hollande et à Rome. Le nombre des fidèles ne dépasse pas mille cinq cents. Dans la confession de foi, le mémorandum reproduit la formule vieille-catholique : l’enseignement de l’Église ancienne non séparée, formulé par le Synode de Nicée-Constantinople et les canons des sept conciles œcuméniques. L’Eglise catholique-évangélique accepte les règlements et traditions orthodoxes concernant la hiérarchie, les sacrements, le culte de la Mère de Dieu, des saints et des images. Elle rejette les innovations romaines (entre autres l’introduction du « Filioque » dans le Symbole de foi) et adhère sans réserve à l’Encyclique des patriarches d’Orient de 1848. Contrairement aux protestants, l’Eglise catholique-évangélique reconnaît l’autorité de l’Eglise dans l’interprétation des Saintes Ecritures ainsi que la Tradition comme manifestation de la foi de l’Eglise. Elle condamne toute ce qui ne peut être concilié avec le christianisme dans les courants actuels de l’occultisme, théosophie, anthroposophie, etc. (sans doute pour mieux se distinguer de l’Eglise catholique-libérale déviée vers l’occultisme). L’office se fait en langue française et relève de la tradition liturgique de l’Occident par son ordonnance aussi bien que par ses apparences (ornements de l’Eglise, disposition du sanctuaire, vêtements, cierges, etc.) à la seule différence que les statues sont remplacées par les images comme dans l’Eglise d’Orient. Les textes liturgiques sont empruntés à l’Eglise romaine, mais dûment adaptés. En tout cela, l’Eglise catholique-évangélique, comme il est naturel en France, s’inspire plutôt de la tradition gallicane enracinée dans la tradition orthodoxe de ce pays (saint Irénée et l’Eglise de Lyon) que des coutumes romaines d’aujourd’hui. En particulier, la liturgie est une adaptation de la messe latine avec les changements suivants : a) l’épiclèse est conservée comme dans la messe latine, avant les paroles de notre Seigneur, mais elle est précisée et renforcée par une prière spéciale au Saint-Esprit qui est invoqué pour bénir et sanctifier l’offrande ; b) les saints sacrements sont conférés sous les deux espèces ; c) le symbole de la foi est chanté sans le « Filioque » ; d) les litanies, supprimées dans la messe latine, sont rétablies.
En 1932, Mgr Winnaert présenta son mémorandum au patriarche de Constantinople. Ne recevant pas de réponse, il envoya une lettre en 1934, et, en 1935, chargea le hieromoine G., qui partait pour l’Orient, de négociations personnelles à Constantinople. Le métropolite Gennadios proposa verbalement les conditions suivantes pour la réception de Mgr Winnaert avec sa communauté : les fidèles seraient reçus sans formalités, le rite occidental serait conservé, les prêtres et diacres ordonnés par Mgr Winnaert seraient réordonnés pour officier dans les paroisses nouvellement réunies, le sacerdoce de Mgr Winnaert serait reconnu malgré le mariage contracté après l’ordination ; quant à la question de sa consécration épiscopale, elle serait étudiée ultérieurement à un terme indéfini. En attendant la solution du Patriarcat sur ce point, Mgr Winnaert devrait s’abstenir de célébrer la liturgie non seulement épiscopale mais aussi sacerdotale ; il pourrait toutefois prêcher et célébrer quelques offices secondaires. Bien qu’à contrecœur, Mgr Winnaert accepta ces conditions. Cependant, il a attendu en vain une confirmation écrite et officielle de ces paroles. Ne recevant aucune réponse du Patriarcat, le 18 mars 1936 Mgr Winnaert s’adressa, comme il a été dit ci-dessus, à la Confrérie Saint-Photius.
Tenant compte que :
1. Le Patriarcat de Moscou, en donnant sa décision à propos de Mgr Winnaert et de ses communautés, ne peut dépasser le ressort limité de l’Eglise de Russie, c’est à dire de l’une des Eglises locales. Cette condition limite et rétrécit en quelque sens l’œuvre entreprise, la réduisant pour le Patriarcat à une réception de postulants dans le sein de l’Eglise locale de Russie, dans la juridiction du Patriarcat de Moscou. Cela nous laisse d’un côté une certaine liberté d’action, mais d’autre part, nous oblige à suivre dans nos agissements vis à vis de Mgr Winnaert les règles et dispositions en vigueur dans notre Eglise locale, sans pouvoir accorder aux postulants des privilèges qui exigeraient le consentement conciliaire de toutes les Eglises locales.
2. Certaines diversités dans les points secondaires de doctrine, dans le ministère sacramentel et la discipline ecclésiastique qui seraient largement admissibles dans l’ensemble de l’Eglise doivent être limités quand il s’agit seulement de l’incorporation dans une Eglise locale. En particulier les évêques et les autres ecclésiastiques, en entrant au nombre du clergé de l’Eglise russe, acquièrent une autorité doctrinale, non seulement vis-à-vis de leurs ouailles habituelles, mais aussi vis-à-vis des ouailles orthodoxes russes : cela les oblige à suivre les réglementations doctrinales en vigueur dans l’Eglise russe. De même, dans la vie sacramentelle, il faut éviter les diversités à un tel point importantes qu’elles pourraient empêcher les ouailles russes orthodoxes de s’adresser au nouveau clergé pour l’accomplissement de leur vie sacramentelle. En général, tout en conservant ses particularités occidentales consacrées par une tradition antique, la communauté ne peut rester étrangère, en marge de la vie commune du corps ecclésiastique dans l’unité duquel elle doit entrer.
3. Quoiqu’une opinion fréquente dans les milieux théologiques orthodoxes de notre Eglise eût voulu reconnaître la validité de la hiérarchie d’Utrecht, malgré les consécrations accomplies par une seule personne, néanmoins, une reconnaissance universelle et obligatoire de la validité de la hiérarchie vieille-catholique n’a pas eu lieu pour l’Eglise orthodoxe. Cette circonstance oblige l’Eglise russe à recevoir les vieux-catholiques comme elle reçoit ceux qui viennent à elles de groupes ayant un sacerdoce douteux, par la confirmation.
4. En dehors de tout jugement sur la validité des ordinations vieilles-catholiques, la consécration épiscopale reçue par Mgr Winnaert de Wedgwood, en elle-même, est douteuse. Elle peut être considérée comme une consécration « errante » (vagans) cas assez fréquent de nos jours, à ce qu’il paraît, dans les milieux non orthodoxes. Wedgwood accomplit cette consécration pour une communauté sans avoir la moindre intention d’introduire cette communauté dans le sein de son Eglise, ni de recevoir Winnaert dans le corps de sa hiérarchie. Il leur laissa la liberté d’aller où bon leur semblait et d’organiser leur vie ecclésiastique selon leur propre gré. De son côté, Winnaert lui-même s’adressant à Wedgwood pour obtenir la consécration n’agissait que fortuitement, ne prenant en considération qu’un indice extérieur : il voulait obtenir de lui une consécration plus ou moins incontestable et, à ce qu’il semble, ne se souciait pas beaucoup du degré de catholicité en doctrine et en organisation du groupe de Wedgwood[1]. En tout cas, le mémorandum de Mgr Winnaert nous porte à croire que, malgré ses relations avec l’évêque Bury, Mgr Winnaert n’a pas cherché la consécration chez les anglicans et cela, non pas à cause d’une divergence de principes avec l’anglicanisme, mais surtout parce que les consécrations anglicanes étaient contestées par l’Eglise de Rome. Cependant, la consécration épiscopale ne peut aucunement être considérée comme quelque chose à part, isolée de l’Eglise. Le sacerdoce est un attribut de l’Eglise, c’est à dire qu’il n’existe qu’en elle et pour elle. C’est pourquoi, avant de recevoir la consécration, le candidat prononce un serment à l’Eglise qui lui confère la consécration et s’engage à garder sa doctrine. C’est ainsi que le sens mystique d’une consécration se trouve en relation indissoluble et pour ainsi dire sacramentelle avec sa régularité canonique. Recevoir la consécration de Wedgwood et ne pas entrer dans son Eglise ou bien l’avoir quittée sur le champ (nous laissons de côté tout jugement sur la nature de la communauté de Wedgwood), c’est partir sans avoir obtenu aucun résultat. Cette conception mécanique, même presque matérialiste de la nature du sacrement, est typique pour les consécrations errantes, typiques aussi des tentatives désespérées d’emprunter la grâce tout en restant en dehors du corps ecclésiastique. Mgr Winnaert veut comparer sa consécration au cas où un métropolite orthodoxe consacre un évêque pour une Eglise orthodoxe autonome. Mais ici aucune comparaison n’est possible. Dans le cas cité, il s’agit à proprement parler de division d’une province en deux. La partie qui se détache, tout en recevant une autre juridiction, n’en reste pas moins une progéniture de l’Eglise-mère. Le métropolite qui confère la consécration, aussi bien que l’évêque nouvellement consacré, étaient et restent tous les deux dans le corps unique de la même Eglise. Wedgwood et Winnaert, au contraire, se rencontrèrent comme par hasard lors de la consécration pour suivre ensuite chacun sa propre voie.
5. Le mariage de Mgr Winnaert, contracté après son ordination, est, sans aucun doute, une violation du 26e canon des Saints Apôtres (6e canon du VIe Concile oecuménique). Néanmoins, la justice et l’économie ecclésiastique nous obligent à prendre en considération le fait que Mgr Winnaert se maria, se trouvant hors de l’Eglise orthodoxe, cherchant à organiser une Eglise non romaine dans des conditions sans issue, entouré d’initiatives arbitraires. Dans cet entourage, loin des traditions orthodoxes, il n’est que trop naturel que l’exemple des anglicans et autres non-romains sembla à Mgr Winnaert une justification plausible pour pouvoir contracter un mariage. Il serait injuste de l’accuser de transgression des canons consciente et de mauvaise foi. C’est pourquoi, on peut appliquer au cas de Mgr Winnaert l’exception faite par le troisième canon du VIe Concile oecuménique, en vertu duquel les personnes ayant contracté mariage après l’ordination à une date antérieure au 15 janvier 691 (c’est-à-dire entraînées par des exemples fréquents et ayant transgressé la loi sans mauvaise volonté) conservent leur grade ecclésiastique, à la condition de rompre le mariage et sans possibilité d’élévation au degré suivant de la hiérarchie.
Par l’arrêté du 16 juin 1936, n °75
On a décidé :
De reconnaître la possibilité de la réception de Mgr Winnaert et de sa communauté dans l’unité de la Sainte Eglise orthodoxe aux conditions suivantes :
1. Nous pouvons seulement recevoir Mgr Winnaert en dignité de prêtre, auquel grade il peut être reçu en communion conformément aux règles en vigueur dans l’Eglise russe, à la condition de la dissolution de son mariage et sans espoir d’atteindre au grade épiscopal. Après quoi, Mgr Winnaert, élevé à la dignité d’archiprêtre et d’archimandrite, s’il veut prendre l’habit monastique, pourra gouverner sa communauté nouvellement réunie à l’Eglise à titre d’administrateur, sous la juridiction épiscopale de l’exarque de l’Eglise russe en Europe.
2. Le clergé et les fidèles de la communauté, ayant reçu la confirmation ou l’onction par le saint chrême, doivent être réunis par le troisième ordre (par le sacrement de pénitence) ; ceux qui n’ont pas été confirmés devront être reçus parle deuxième ordre (par l’onction). Pour entrer dans le clergé orthodoxe, les membres du clergé devront être réordonnés par un évêque orthodoxe. Les ecclésiastiques possédant l’ordination reconnue par l’Eglise russe pourront, à défaut d’autres obstacles, être reçus en leur dignité.
3. La communauté devra suivre fidèlement l’enseignement de l’Eglise orthodoxe. A cette fin, les prêtres de la communauté devront bien étudier les dogmes de la foi orthodoxe avec l’aide de quelque Compendium admis par l’Eglise orthodoxe (cours de dogmatique, catéchisme, exposé de la foi orthodoxe, confession, etc.). Dans les cas douteux, ils devront s’adresser à l’évêque gouvernant et suivre ses indications.
4. Dans ses offices, ainsi qu’en général dans tout le caractère extérieur du culte, la communauté pourra conserver le rite occidental qu’elle pratique ; toutefois, les textes des offices devront être expurgés au fur et à mesure des expressions et pensées qui seraient inadmissibles pour l’Orthodoxie.
5. La communauté adoptera dans son calendrier tous les saints canonisés par l’Eglise d’Orient, et surtout gardera ceux d’entre les saints occidentaux qui ont été canonisés avant la séparation de Rome de l’Eglise orthodoxe.
6. Dans la liturgie, il est indispensable : a) de ne faire usage que de pain levé ; b) de placer l’épiclèse non pas avant mais après les paroles de notre Seigneur, afin d’écarter tout malentendu à propos du moment de la transsubstantiation ; c) de conférer la sainte communion aux laïcs sous les deux espèces en commun, à l’aide de la cuiller ; d) en signe d’unité canonique avec le diocèse, la liturgie devra être célébrée sur un antimension consacré et délivré par l’évêque gouvernant.
7. Le baptême devra s’effectuer préférablement par trois immersions et, à titre d’exception, par l’ablution ou aspersion. Dans la confirmation, on utilisera le saint chrême délivré par l’évêque. Dans l’administration des saintes huiles, on soulignera son vrai caractère, non seulement d’extrême onction, mais aussi de guérison du corps et de l’âme du malade.
8. Mgr Winnaert et tous ceux qui désirent la réunion devront présenter leur déclaration personnelle ou de la part des paroisses ou des groupes à l’exarque de l’Eglise russe, S.E. le métropolite Eleuthère. Si le métropolite ne peut venir lui-même, qu’il daigne déléguer pour l’accomplissement du rite de la réception quelqu’un de son clergé capable d’officier en langue française. Le rite de la réception pourra s’effectuer dans un église orthodoxe ou dans celle de la communauté qui doit être réunie.
9. Les paroisses réunies à l’Eglise orthodoxe, se servant du rite occidental, seront désignées comme « EGLISE ORTHODOXE OCCIDENTALE ».
10. Les candidats au sacerdoce, diaconat et clergé mineur pour les paroisses orthodoxes occidentales devront être contrôlés, comme de règle, du point de vue des obstacles canoniques ; leurs connaissances théologiques et canoniques seront aussi examinées. Lors de l’ordination, ils revêtiront les vêtements liturgiques occidentaux. Ultérieurement, s’ils prennent part aux offices orthodoxes du rite oriental, ils pourront revêtir indifféremment les vêtements orientaux ou occidentaux. De même, le clergé orthodoxe oriental prenant part aux offices orthodoxes occidentaux.
11. En tout le reste, la présente œuvre de réunion et d’organisation ecclésiastique des Eglises orthodoxes occidentales est confiée à la sollicitude et aux dispositions épiscopales du métropolite de Lithuanie, évêque diocésain des paroisses de l’Eglise de Moscou en Europe.
Auquel sujet, le présent décret est adressé à l’éminent métropolite de Lithuanie comme règlement, ainsi qu’aux autres hiérarques comme information.
16 juin 1936, n°1249
Locum tenens du patriarche :
SERGE, métropolite de Moscou.
Secrétaire général du Patriarcat de Moscou :
Archiprêtre Alexandre Lébédev
[1]. Cette interprétation de la consécration de Mgr Winnaert est une erreur, un malentendu du métropolite Serge. Le 27 octobre 1936, une rectification sera adressée au métropolite Eleuthère.