La divine contradiction I

LA DIVINE CONTRADICTION

TOME I

L’avenir catholique orthodoxe de la France

VINCENT BOURNE

PROLOGUE

Deux hommes choisis par Dieu restaurèrent l’Orthodoxie en Occident. Leur amitié, leur vocation et leur action commune les attachèrent vitalement à l’histoire de l’Eglise catholique orthodoxe de France. C’est la raison pour laquelle nous évoquerons séparément jusqu’à ce que leurs chemins se rejoignent, la grande figure du premier pionnier auprès de celle du compagnon qui le suivit.

Les deux messagers de l’Orthodoxie furent un Flamand de France, né en l’Eglise de Rome, Mgr Irénée-Louis Winnaert et un Russe devenu français par mission et par élection, Mgr Jean de Saint-Denis (Eugraph Kovalevsky).

Nous avons nommé l’ouvrage que nous présentons « La Divine Contradiction » parce qu’il essaie de raconter, d’expliquer ce qu’est l’Orthodoxie Occidentale. Ces deux termes : Orthodoxie et Occidentale surprennent et semblent tout d’abord incompatibles. Il fallut un combat entêté pour permettre de discerner derrière eux le retour à l’Eglise indivise en l’universalité de l’Orthodoxie.

La vie terrestre de l’homme est sillonnée par sa vie céleste, celle-ci soutient et illumine celle-là, mais la plupart ne la distinguent pas. Ils la sentent, sont enthousiasmés, ou brisés par elle lorsqu’ils ne peuvent la supporter.

Mgr Jean de Saint-Denis vivait beaucoup plus sa vie céleste que sa vie terrestre. Je la narrerai, telle qu’il me la conta lui-même, et telle que je la suivis moi-même au cours de ses travaux durant trente-trois ans, lui toujours devant nous, et nous, ses disciples, tâchant de marcher assez vite pour ne point le perdre de vue.

D’une rapidité qui tenait parfois du merveilleux, le visage durement creusé par les douleurs, offert à toutes les épreuves, familier de l’invisible, stable, fidèle, classique dans le sens exact du mot, se considérant toujours comme inférieur à tous, « un clochard » ainsi qu’il le disait lui-même, timide devant l’affection et l’admiration qu’il suscitait, mais invulnérable et royal lorsqu’il s’agissait de parler de Dieu, dogmatique bien qu’enveloppé d’une si douce charité que les âmes le suivaient, entraîneur de foules, devinant les âmes, les mentalités, allant vers la Divine Trinité comme un homme se meut dans un paysage natal, avec un regard céleste et un rire homérique, voilà Mgr Jean de Saint-Denis. Les collègues et les gens « comme il faut » furent souvent ses ennemis ; les chefs religieux le soutinrent chaque fois qu’ils le purent et les petits disaient avec émotion de lui : c’est notre ami.

La longue et brève route qu’il parcourut exprimera mieux que toute parole ce que fut Mgr Jean de Saint-Denis, un des Pères du vingtième siècle.

ABREVIATIONS

Ma vie Récit dicté à l’auteur par le Père Eugraph Kovalevsky lui-même.

Q.V.I.W. La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert.

R. 1947 Rapport écrit en 1947 par Mgr Jean de Saint-Denis.

C. : Contacts.

C.S.I. : Cahiers Saint-Irénée.

M.E.M. : Messager de l’Exarchat de Moscou.

P.O. Présence Orthodoxe.

P.K. : Pierre Kovalevsky.

PREFACE

Celui qui ouvrira ce livre et le lira doit savoir qu’il y trouvera le destin et la vie d’un homme amoureux de la Divine Trinité. Cet amour lui fit accomplir une oeuvre unique : révéler, pour la restaurer, l’Eglise indivise à l’Occident européen et à la France en particulier.

L’oecuménisme de ce temps a le même but mais il n’y parvient pas, car tantôt il se prive de l’éclairage trinitaire et tombe dans le compromis au nom de l’amour fraternel, tantôt il se tend dans la proclamation de la Foi et, au nom de la doctrine, il oublie les conditionnements des hommes dans l’histoire contemporaine.

Monseigneur Jean de Saint-Denis eut à un degré éminent le don et le courage de faire se rencontrer la Grâce et la Vérité dans sa vie et dans son œuvre ecclésiale. Son esprit, perpétuellement tourné vers la contemplation trinitaire, considérait avec bienveillance et discernement les détails des pensées et des actes humains, les siens, ceux des hommes en général, ceux de l’Eglise à laquelle il sacrifia ses forces physiques, psychiques et spirituelles.

Lorsqu’il fut certain, après l’avoir repoussé, qu’il devait être le chef de la renaissance orthodoxe de l’Occident chrétien, il adopta spontanément le comportement de l’Econome infidèle (Luc 16, 1-8). L’Economie de la Maison de Dieu exige, à l’image de l’alliance de la Grâce et de la Vérité, d’unir la rigueur à la progression, l’idéal à la réalité, l’essentiel au détail, la lucidité à la confiance, le discernement à la miséricorde, et l’Econome, utilisant ces instruments diversement contradictoires, construit alors l’Eglise.

Monseigneur Jean rapporte d’ailleurs lui-même :

« Le paradoxe de ma vie est que n’ayant jamais jugé personne, je me suis souvent trouvé sur le banc des accusés.

Ainsi fus-je jugé solennellement par la Confrérie de Saint-Photius dont j’étais un des fondateurs et à laquelle je fournis les bases théoriques de son labeur pour le rayonnement de l’Orthodoxie universelle. Pendant la longue carrière de la Confrérie, je fus le seul à être jugé.

Quel est le motif qui provoqua ce jugement ?

Dès le début de son existence (1925), la Confrérie avait adopté une certaine réserve vis-à-vis du « Mouvement des étudiants chrétiens russes » qui entretenait des rapports avec l’Y.M.C.A.[1], en raison de la position libérale prise soi-disant par ce Mouvement à l’égard des dogmes orthodoxes. Le président de la Confrérie, Alexis Stavrovsky, étant absent, je le remplaçais. Au cours de cet intérim, j’invitai un représentant du dit Mouvement afin d’entrer en rapport avec lui. Je désirais établir un échange de vues, sans céder en aucune manière sur notre doctrine ecclésiale. Cet acte fut jugé comme un acte d’indiscipline.

Le jugement eut lieu selon la mise en scène des statuts de la Confrérie.

Placé devant trois juges, j’écoutai l’acte d’accusation et procédai à ma défense qui demeura sans écho. On me pria alors de m’éloigner durant la discussion de mes confrères. Ne trouvant pas de solution, l’un d’eux, Nicolas Ignatieff, proposa de la demander à Dieu en ouvrant l’Evangile au hasard. L’Evangile s’ouvrit à la parabole de l’Econome infidèle. Confondus, mes accusateurs me restaurèrent dans mes fonctions.

Mes confrères, cependant, eurent l’occasion de témoigner d’une grande indulgence envers certains d’entre nous, mais tandis que je restais fidèle aux principes de notre Confrérie, l’un après l’autre, emportés par les compromis de la vie, ils abandonnèrent la Confrérie de Saint-Photius.

Toute ma vie je fus et suis considéré comme un « économe infidèle » ; on ne veut pas admettre la fermeté de mes convictions unie à une compréhension économique.

Que le grand « Econome infidèle » m’accorde l’équilibre dans l’action et la miséricorde ! » (Ma vie)

L’Evangile dit que le Maître loua l’économe infidèle de ce qu’il avait agi prudemment. Veuille la Divine Trinité louer son serviteur Eugraph Kovalevsky, Evêque de Saint-Denis et de l’Eglise Catholique Orthodoxe de France, pour sa prudence qui fut sagesse et amour constructifs, basés sur l’Econonlie du Verbe et de l’Esprit.

Si le lecteur est attentif, il vivra dans ce livre avec un théologien, un liturge, un canoniste, un peintre, un poète et, au-delà, avec un témoin qui voit, palpe et confesse la Révélation.

Germain de Saint-Denis,

Evêque de l’Eglise Catholique Orthodoxe de France

TEMOIGNAGE

En écrivant ces lignes, j’ai sous les yeux une photographie du « Petit Père ». Il est debout, « en soldat », au milieu de nous. Ses cheveux sont noirs, sa barbe est noire, sa moustache noire, Il a son regard merveilleux. Mon Dieu, qu’il est maigre !

J’ai connu le Père Eugraph – le « Petit Père » pour tous ceux qui le connurent pendant les années de captivité – au camp de prisonniers de Mühlberg-sur-Elbe. C’était le premier hiver de la captivité. Il faisait très froid et beaucoup d’entre nous avaient très faim. Les prisonniers ne s’étaient pas encore installés en une sorte de demi confort.

Le père Eugraph, qui sortait du camp pour je ne sais plus quelle corvée – il était interprète – ramenait chaque soir à la baraque, malgré les risques de fouille et de punition, quelques provisions. Il les partageait, les donnait : elles filaient de ses doigts comme une manne.

Nous devînmes vite très amis. Prêtre, ami, camarade, conférencier – ses fameuses conférences sur l’Art barbare -, chercheur avec les philosophes, simple compagnon avec les simples, théologien avec le pasteur et les innombrables prêtres catholiques prisonniers – il y avait toute une baraque de prêtres -, peintre avec les peintres – plutôt les rapins du camp, je revois le « Petit Père » peignant, accroupi dans les lavabos de la baraque, au milieu des prisonniers lavant leur linge ou leur gamelle, il était tout à la fois, il était tout à tous. Mais, à travers l’extrême diversité de sa personne, nul ne pouvait oublier que c’était un homme du Christ. Et il était en même temps si proche de la vie, de toute la vie, de la vie difficile, élémentaire, de chaque jour, et aussi de la vie qui se faisait loin de nous, dans les combats.

Au cours de repas vraiment fraternels – Geoffroy du Réau, avec des biscuits de soldats écrasés, nous confectionnait des gâteaux qui, s’ils s’échappaient de la gamelle, roulaient sur le sol, élastiques comme des balles – nous reconstruisions avec quelques amis le monde et dans notre dénuement, assis sur nos couchettes sous le toit de la baraque, nous établissions le plan du journal, du journal vrai » que nous ferions plus tard. Il y avait là Pierre de Graciansky qui quittait son infirmerie pour venir nous voir, André Maugé, Nicolas Skarjinsky, Geoffroy et quelques autres, dans une société franco-russe très fraternelle… et nous étions un peu suspects aux gens sérieux du camp.

Au milieu de l’été 1941, nous vîmes arriver les premières colonnes de prisonniers russes. Ils avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres depuis leur capture en Pologne ou en Russie blanche et ils arrivaient dans un état de misère qui nous épouvantait. Epuisés par les longues marches et l’absence de nourriture, couverts de poux, ils transportaient avec eux la mort, le typhus. Dans les premières semaines ils restèrent avec nous – tous ceux qui ont connu le « Petit Père » peuvent imaginer avec quelle avidité il s’était jeté sur eux, et nous derrière lui, quelle joie de rencontrer enfin de vrais Russes ! – mais l’épidémie de typhus s’étendant, les autorités décidèrent d’isoler les Russes en construisant un autre camp à quelques mètres du nôtre.

Le matin, des chars à banc triangulaires, chargés de cadavres nus, jusqu’au bord des ridelles, descendaient l’allée principale du camp et je regardais, fasciné, dans le froid qui venait vite, cette nouvelle image de la mort allemande.

Le « Petit Père », rayonnant, nous dit un jour qu’il avait obtenu l’autorisation de célébrer la messe dans le camp russe. Il en revint bouleversé. Plus de mille prisonniers, pleurant de joie – beaucoup n’avaient pas rencontré un prêtre depuis dix ans – avaient assisté à sa messe, et pour la communion il n’avait pas eu assez de pain, ni de vin.

Dès lors, le « Petit Père », malgré le typhus qui frappait toujours dans le camp russe, n’eut plus qu’une pensée : vivre en prêtre parmi ses frères de naissance.

Il nous quitta le jour de Noël. Nous avions écouté sa messe, mangé une dernière fois avec lui, et je garderai toujours cette image je l’ai rappelée à sa cérémonie de consécration épiscopale : debout à quelques mètres de nous, dans la nuit, accroché aux barbelés du camp russe, nu-tête dans la neige tourbillonnante, si seul, si solitaire, si perdu dans l’immensité mais si assuré de sa Foi, et nous qui tremblions pour l’ami qui nous avait tant apporté, qui nous aimait et que nous aimions tant !

Pierre Andreu

CHAPITRE PREMIER
LES PREMIÈRES ANNÉES

« Le Dieu qui a fait le monde… n’est pas non plus servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, Lui qui donne à tous la vie, la respiration, tous les biens… Car c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, ainsi que nous l’ont dit quelques-uns de vos poètes : nous sommes aussi de sa race ». (Act. 17, 24, 25, 28)

EN FRANCE

Nous avons écrit en détail la vie de Mgr Winnaert dans La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert[2]et, en conséquence, nous y renverrons fréquemment le lecteur, ne gardant que les traits susceptibles de mieux éclairer le développement de l’Orthodoxie en Occident. Rappelons simplement que Louis Joseph Marie Charles Winnaert naquit à Dunkerque, le vendredi 4 juin 1880, à minuit moins cinq. C’était la fête du « Sacré-Cœur » ; cette fête « est une parabole de retour à la Tradition vivante, et c’est vers ce cœur divin d’où s’écoule la Tradition toujours neuve et éternelle que tendra la vie de Louis Winnaert ».[3]

Fils d’une famille d’officiers au long cours, il vécut tout proche du large et, dès l’âge de quatre ans, il avait décidé d’être prêtre. La chapelle Notre-Dame des Dunes, voisine du foyer natal, était pour ainsi dire une annexe de sa maison ; l’enfant s’y rendait chaque jour en rentrant de promenade, il y demeurait si longtemps que sa grand-mère devait lui dire : « Petit Louis, rentrons, tu as assez prié. »

Il grandit dans un milieu traditionaliste, entouré d’une chaude affection déjà nuancée de respect pour sa grande intelligence.

En 1896, il entre au Petit séminaire d’Issy-les-Moulineaux, prend la soutane et se plonge dans les premières études de théologie. De 1900 à 1904, il fait ses études au Séminaire académique de Lille. Durant son sous-diaconat on lui demande de remplacer le professeur de logique qui avait dû s’absenter.

Voici son image : corps solide d’un Flamand, beau visage à l’espagnole, finement et nettement dessiné, nez bourbon, des yeux de velours brun, chargés parfois d’une profonde expression de tendresse ou de malice et la bouche légère aux coins qui se baissent pour le sourire. Ses camarades sont souvent désarmés par ses colères généreuses. Une cause est-elle grande et difficile, il s’en empare, vibrant d’audace lorsqu’il s’agit de penser.

Mais le Christ qu’il aime totalement a placé à ses côtés un ami plein de rigueur et de lumière : la conscience de son esprit et de son cœur. Il ne lui résista jamais, au risque de devoir lutter avec la détresse.

Ordonné prêtre en l’église Saint-Maurice, à Lille, par Mgr Monnier, le 17 juin 1905, il chante sa première messe le lendemain, fête de saint Ephrem le Syrien. Après son ordination, il est chargé de la quatrième latine au collège Saint-Joseph, tenu par les Jésuites à Lille. Rapidement tombé en disgrâce pour « ses idées avancées », il est envoyé comme vicaire dans une paroisse du Nord, à Aniche. Il côtoie l’existence difficile des ouvriers des filatures, lit les articles de Firmin[4], les essais de Philosophie religieuse du Père Laberthonnière[5] et suit le développement de ce qui fut nommé à tort « le Modernisme », sans jamais en faire partie.

Il se lie d’amitié avec l’abbé Lemire[6] et commence à manifester son amour de la liturgie.

Cependant qu’en 1905 il attend avec tremblement son ordination, à Saint-Pétersbourg, le dimanche 26 mars 1905 (8 avril selon le nouveau calendrier), deuxième jour de l’Annonciation et fête de l’Archange Gabriel, porteur de la « bonne nouvelle », arrive sur terre une petite créature, Eugraph Evgrafovitch Kovalevsky.

EN RUSSIE

A l’apogée du soleil, le canon de la forteresse Pierre et Paul annonce midi précis. La coïncidence est si « tonnante » que l’on donnera comme parrain à l’enfant qui vient de naître, l’officier commandant le tir, « l’homme du canon », son oncle Tikhon Balkachine.

L’enfant porte le prénom de son père, Eugraph qui signifie « qui écrit bien », au sens du style et non de l’orthographe. Saint Eugraph était un avocat grec, martyrisé au IVe siècle.

La famille Kovalevsky, de noblesse terrienne, avait déjà fourni de grands serviteurs au pays[7], et la sainteté éclaire son ciel.

Le père du nouveau-né, Eugraph Petrovitch[8], un Ukrainien à la démarche rapide, entre dans la chambre, se penche sur ce troisième fils et le bénit légèrement. La descendance de la famille lui semble assurée. La mère, Inna Vladimirovna, née Strekalov[9] les paupières baissées sur son regard bleu des lacs du Nord, aurait aimé une fille, elle a encore un garçon.

Eugraph est baptisé à la maison, non à la cathédrale proche de Notre-Dame de Kazan, car il y a trop de tumulte dehors. C’est l’année du désastre de la guerre avec le Japon et, en mars, la Révolution commence. Le Père Nicolas Golovine est le prêtre qui baptisera Eugraph, faisant de lui « une nouvelle créature ».

L’année 1905 est sévère pour la Russie. Commencée dans le désastre en Extrême-Orient où se continue la guerre avec le Japon, le 9 janvier, une provocation transforme une importante manifestation patriotique en rencontre sanglante entre ouvriers et la troupe ; on l’appellera « le Dimanche rouge », et la nuit de Pâques l’équipage du cuirassé Potemkine se mutine et bombarde Odessa. Du côté religieux, l’Eglise ne parvient pas à obtenir la réunion d’un Concile pourtant indispensable. Les prêtres sont traités à l’instar de fonctionnaires, et la botte de l’Etat est sur leur nuque. Le pays bouge. Sont-ce des présages de la destinée de celui qui sera Mgr Jean de Saint-Denis ?

L’ENFANCE

La Vierge veille sur Eugraph. Elle suggère qu’on lui donne comme « niania » (nounou) la fille d’un diacre, Maria Romansky, tandis que ses deux frères aînés sont confiés à une « éducatrice ». Maria est religieuse sans exaltation et emmène son Eugraph à l’église de la Résurrection (« sur le sang »)[10]. Elle l’assied alors sur l’ambon particulièrement haut ; malgré son âge – il n’a que quatre ans – il demeure sage pendant les longs services, observant ce qui se passe autour de lui. Au début, le clergé proteste contre ce « privilège », il veut que l’enfant aille rejoindre les autres enfants placés au premier rang de la nef, mais la fille du diacre s’obstine : « Cet enfant n’est pas comme les autres, il faut qu’il reste à part », et le clergé cède.

Niania et Eugraph ont donc leur vie propre. Les deux frères, Pierre et Maxime, accompagnent leurs parents dans une église mondaine non paroissiale, celle de l’administration des Domaines impériaux ; Eugraph, lui, grâce à Maria, est en contact direct avec la foule des croyants, et les Saints lui tiennent compagnie pendant que les chants, qu’il ne comprend pas encore, s’impriment en son esprit et dans son cœur.

Et voici son récit :

SA PRÉSENCE

« Je devais avoir entre quatre et cinq ans. C’était une fête ou mon anniversaire, je ne me souviens plus. Mes frères étant malades, j’étais dans le lit de mes parents. Exceptionnellement, papa avait déposé près du lit les joujoux que l’on m’avait offerts dont un fumiste mécanique. Le soleil est dans la chambre. Par politesse, je regarde les joujoux, mais je vois la chambre s’emplir d’une lumière ineffable qui se condense surtout au-dessus de moi, plus claire et en même temps plus douce que la lumière du soleil. Elle est or, pure et bleuâtre. Cette lumière, je le sais, est Sa Présence. Je suis envahi, submergé d’un bonheur inexprimable et je me demande pourquoi le reste existe, pourquoi existent le temps, la vie, les joujoux, car tout est dans cette lumière qui me couvre comme une couverture sans pesanteur, et je me décide à regarder tout ce qui n’est pas Dieu avec bienveillance, sans rien demander, ayant senti la crainte de mépriser le monde.

Au même âge, je suis conduit chez une cousine qui en jouant, me fait peur. Je me cramponne à ma niania, je sens que ce n’est pas vrai mais se lève en moi une indignation : pourquoi ma cousine agit-elle ainsi ? Il ne faut jamais faire peur ! » (Ma vie)

SAINT NICOLAS

« Saint Nicolas préside ma jeunesse. Il m’apparut trois fois, deux fois en rêve vers l’âge de six ans et la troisième fois à onze ans, pendant ma première confession.

Les deux premières visions sont identiques. Ma niania me dit :« Maman t’appelle ». Elle m’amène, non dans le salon mais dans la pièce la plus triste de notre appartement, donnant sur cour, réservée à la couture et au repassage. Maman est dans cette chambre. Elle n’est pas habillée comme une dame mais comme une couturière. Près d’elle se trouve saint Nicolas, vêtu du costume authentique de son époque. Maman me dit : « Je t’ai appelé parce que saint Nicolas veut te bénir. » Saint Nicolas me bénit et je m’éveille.

Après ces deux rêves, je regrette qu’il n’y ait pas une troisième apparition. Deux me paraît un nombre inachevé.

La troisième vision survint cinq ans plus tard. Je suis à l’église Notre-Dame de Kazan, dans une longue queue d’enfants attendant de se confesser. Notre confesseur était l’archiprêtre Philosophe Ornatsky, premier martyr à Saint-Pétersbourg de la révolution bolchevique. Soudain l’église disparaît de devant mes yeux. Je vois un ciel immense avec une échelle qui va de la terre vers les hauteurs. Dans le ciel – dont je ne me souviens plus de la couleur – j’aperçois des groupes de Saints debout sur les nuages, tous vêtus de blanc. Ces groupes de Saints sont formés de catégories les évêques, les martyrs avec leurs palmes, les saintes femmes, etc. Je me souviens d’avoir vu dans un groupe parmi les têtes blanches, quelques têtes de Noirs. Je commence à gravir l’échelle sans grande difficulté puis, à un moment donné, les échelons sont de plus en plus espacés. Je fais un dernier effort mais je n’arrive plus à monter. Je jette mon regard en haut et j’aperçois que tout à fait au sommet de l’échelle les portes du Paradis sont ouvertes. De chaque côté de la porte, je reconnais la Vierge et saint Nicolas. Impossible de franchir cet espace. A cet instant, je ne sais comment, la Sainte Vierge et saint Nicolas saisissent mes mains et je franchis le dernier échelon.

Quelqu’un me frappe sur l’épaule et me dit : « Garçon, c’est votre tour pour la confession. »

Comme je retrouvais saint Nicolas dans toutes les églises où me conduisait ma niania, je pris l’habitude de la concentration. Je fixais mon regard sur lui et cela m’accoutuma à m’intérioriser. » (Ma vie)

MES DEUX HONTES

« Mes deux premières hontes que je n’oubliais jamais furent les suivantes : vers six ou sept ans, je suis à la campagne. Ma niania me lave dans une petite baignoire de fer. Les gosses du village sont autour de moi et me regardent. Je leur jette de l’eau à la figure. Ma niania me le reproche et tout à coup j’ai honte, non d’avoir jeté de l’eau mais d’avoir profité de ma situation privilégiée.

Ma deuxième honte : j’ai profité. J’entre dans la salle à manger avec ma bonne. Mes deux frères mangent une crêpe à la confiture. Niania, indignée que je n’ai rien, réclame à chacun de mes frères la moitié de leur crêpe. Ainsi ai-je une crêpe entière. J’ai honte ! Je les ai trompées. » (Ma vie)

LA GRANDE GUERRE

En août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Personne ne soupçonne la catastrophe qui approche, et la vie continue. Cependant Mgr Jean nous raconte qu’étant à la campagne « il entendit les paysans dire : « Une étoile rouge est dans le ciel, c’est l’annonce d’une guerre sanglante pour la Russie. » Je la vis. Elle était comme un rubis. Ma mère, je m’en souviens, fut bouleversée… » (Ma vie). Mais la vie coutumière n’a pas changé.

Qu’est devenu l’abbé Louis Winnaert ?

De 1905 à 1914, neuf années chargées du lourd destin de l’Europe se sont écoulées.

En 1908, il a émigré dans le diocèse de Paris où il fait la connaissance de « Marc »[11], le chef du Sillon.

Le Motu Proprio du 8 septembre 1910, qui le contraint à prêter le tristement célèbre serment antimoderniste, le bouleverse. Heureusement, il y a « Marc » et il est aumônier de la « Jeune Garde »[12], mais le mois précédent, le Pape Pie X a condamné âprement le mouvement de Marc Sangnier qui, en « plaçant l’autorité dans le peuple et en se proposant comme idéal le nivellement des classes, allait à l’encontre de la doctrine catholique ». L’incompréhension papale de l’élan du Sillon brise intérieurement Louis Winnaert. Il commence à se poser des questions. Toutefois il réagit et fonde à Viroflay, qui réclame une deuxième église, la chapelle Saint-Paul, rue des Glaises.

Il débute dans sa vie de berger responsable d’un troupeau, s’y lance de toute son âme apostolique et, le 31 juillet 1910, sa Maison de Dieu est inaugurée. Il fonde des couvres pour la jeunesse, s’attaque aux hommes qui envoient leurs femmes et leurs enfants à la messe sans y venir, cite des articles de l’Humanité, de l’œuvre, les replace dans la lumière chrétienne : « Morale laïque, pyramide sans base », écrit-il. Il soutient les vieilles filles : « Vieille fille, au ciel ce nom resplendira plus lumineux autour de certaines âmes que le titre de mère » (citation de Monsabré) ; il voudrait faire fermer les magasins le dimanche afin que tous viennent prier, rétablit le service sous-diaconal, dit quotidiennement l’Office divin devant l’autel, mais surtout ranime la splendeur de la Liturgie. Nous ne rapportons qu’une anecdote : son respect pour la « Liturgie céleste consommée par l’Agneau » est tel qu’un jour où les fidèles retardataires entrent dans la chapelle en faisant du bruit pendant la messe il se retourne en silence et attend.

Il fait participer l’assemblée, redonne la compréhension antique du sacrement de l’onction des malades, et organise en 1912 les « Journées liturgiques » avec l’aide des Bénédictins, sous la présidence de Dom Maréchaux, Abbé de Sainte-Françoise-Romaine. Voici le programme : 7 h messe basse ; 9 h 30 tierce, grand’messe pontificale, sexte ; 2 h 30 none, vêpres pontificales, réunion d’études sur divers sujets de liturgie et de musique sacrée ; 5 h 30 complies, instruction, salut solennel. Et il conclut : « L’œuvre de restauration totale sera longue, difficile, avec de la ténacité, elle aboutira ».

La messe de minuit de Noël est précédée des matines et de l’invitatoire, les litanies des trois jours précédant l’Ascension retentissent à nouveau et pour Pâques, il écrit : « Celui qui ne communie pas, au moins à Pâques, s’excommunie lui-même ».

L’évêque de Versailles, Mgr Gibier, le soutient, le Pape le bénit, et le 27 décembre 1914, il est nommé officiellement curé de Saint-Paul de Viroflay.

La guerre a éclaté. Il n’a pu partir parce que déjà gravement malade. Le jour de la mobilisation générale, M` Montreuil, une paroissienne amie, passant par le presbytère entre pour le saluer. Elle voit « M. le curé assis à son bureau. Le journal est ouvert ; il pleure, la tête entre ses mains ».

– Monsieur le Curé, qu’y a-t-il ?

– Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, ils n’ont pas fait cela !

Quelques jours plus tard, Jean Jaurès qu’il aime est assassiné. Les événements du monde le touchent plus que sa propre vie. L’ébranlement de la guerre précipitera sa crise spirituelle.

Le curé de Viroflay, de ce Saint-Paul qu’il a construit lui-même, rue des Glaises, est chargé le 15 septembre 1915 de lire en chaire une lettre des cardinaux, archevêques et évêques de France annonçant aux fidèles le vœu d’un pèlerinage à Lourdes après la conclusion de la paix. Le vœu est admirable mais ce qui l’introduit, Louis Irénée ne peut parvenir à le lire tel quel ; il supprime le passage où Dieu est remercié de donner la victoire sur les ennemis. Il ne parvient pas à engager son Seigneur dans les disputes des hommes, ni à Lui demander la victoire sur des ennemis mais, au contraire, à la prière fervente pour les siens et la France – car c’est un patriote – il ajoute toujours une prière pour ceux qu’on nomme les adversaires, tout en défendant auprès de la volonté divine la liberté de la volonté humaine,

la synergie (Q.V.LW., p. 56 sq.).

Revenons en Russie. « Une grande lassitude se manifeste. La nation compte près de deux millions de tués et le double de blessés. Le 17 décembre 1916 Raspoutine – qui signifie : dépravé – est assassiné par le prince Youssoupov et ses compagnons[13]. » A Petrograd, on ne pressent pas encore la révolution qui s’avance. Et, tandis que la Russie touche déjà la tourmente intérieure, Eugraph, l’enfant béni de Dieu, ne pense qu’à Dieu. Il nous a laissé quelques croquis de sa jeunesse.

Grigory Novykh était un guérisseur, membre d’une secte répandue en Sibérie. Il n’était ni moine, ni membre de l’Eglise orthodoxe. Son surnom de « Raspoutine » lui avait été donné en raison de sa vie de débauche.

CHAPITRE II
CROQUIS DE JEUNESSE

« Quelques philosophes épicuriens et stoïciens conféraient aussi avec lui. Les uns disaient Que veut dire ce discoureur. Et d’autres : Il semble annoncer des divinités étrangères. Car Paul annonçait Jésus et la Résurrection ». (Act. 17, 18)

L’OISEAU DE FEU

« Un jour, me promenant avec ma niania dans le jardin demi privé du Palais Michel, je vois le Christ tenant près de Lui une énorme croix. Il me regarde, puis, monte dans le ciel, ni en gloire, ni en souffrance…

J’avais onze ans. J’étais assis dans ma chambre. Un étrange et léger sommeil me surprit. Dans ce rêve, je vis s’élancer du ciel, comme une flèche, un oiseau de feu les ailes pliées, le bec en avant. Il me blessa le cœur avec son bec. Cette blessure brûlante, contenant une souffrance béatifique et un amour inexprimable, est demeurée toute ma vie dans mon cœur. Certes, je l’oublie mais le moindre rappel la fait revivre. C’est une sensation presque physique. Il y avait des instants où je me demandais pourquoi ma chemise me brûlait. Parfois, elle se manifeste comme gémissement ineffable dans le cœur. Sans comprendre ce qu’est le Saint-Esprit, j’ai éprouvé l’évidence qu’Il est là, Donateur de l’amour divin à l’homme. Dans mon songe, je fus envahi d’un bonheur tel que je voulus m’emparer de l’Oiseau de feu, afin de le retenir pour toujours. Dès que je l’eus pris, il devint un oiseau de bois sculpté, à la manière de ceux que fabriquent les artisans russes, et je me réveillai aussitôt, Dieu m’a blessé par Sa Grâce mais Il ne Se laisse point posséder.

La blessure est restée mais je ne Le possède pas.

Je demandai alors au prêtre qui m’enseignait le catéchisme :

– Qui est le Pantocrator ?

– Le Christ.

Je répliquai :

– Et le Saint-Esprit ?

Il s’écria, étonné :

– Ah ! Oui.

Je repris :

– On l’oublie !

Et une bouffée d’angoisse froide entra dans mon âme. » (Ma vie)

SOUVENIRS

« Ma mère avait son « jour » où elle recevait. J’entendis un prêtre discourir avec admiration sur les progrès de la science, avec un grand S. Les invités l’écoutaient respectueusement. La colère me prit et je courus dans le jardin. Je parcourai les allées en criant : kiri, kiri ! pour me soulager. Et Dieu, Dieu pensai-je, où Le met-il ? Et lui, c’est un prêtre ! La colère ne me quitta pas de la journée. La nuit, dans mon impossibilité de répondre, je mordis mon oreiller et je le mis en pièces.

On me montra une image de la Sainte Trinité : le Père avec une grande barbe, assis sur un nuage, le Fils à Sa droite tenant la croix, et le Saint-Esprit comme une colombe au milieu d’Eux. Cette image me choqua. Il me semblait surtout que le Saint-Esprit jouait un rôle secondaire. Pendant plusieurs semaines, je m’inquiétais : Qui est le Saint-Esprit? Je craignais même de formuler cette question car je connaissais la parole du Christ : « Le péché contre le Saint-Esprit ne saurait être pardonné. »

Ma niania m’emmenait fréquemment à l’église du « Sauveur sur le sang ». Cette église remplie de mosaïques avait sur ses colonnes une multitude de Saints, de Prophètes et les Apôtres. En rentrant à la maison, je montais sur la table de la cuisine et je prêchais aux domestiques.

Je rencontrai une bohémienne à la campagne, elle m’arrêta et me dit : « Ah ! ton nom, ton nom, on l’apprendra à l’école ! ».

Je n’aimais pas jouer avec mes camarades, leurs jeux ne m’intéressaient pas. Je jouais aux soldats de plomb avec mon frère Maxime. Je jouais d’une manière spéciale : ni soldat, ni héros, je tenais la place de la Providence. Mon frère et moi décidions de la victoire ou de la défaite de telle ou telle armée.

Après un spectacle dans un théâtre d’enfants, j’entrepris de faire des maquettes de décors ainsi que la mise en scène. Je composais des pièces, mais je n’étais jamais acteur parce que j’avais toujours honte d’être quelque chose, je voulais toujours être pour quelque chose et ne me suis jamais demandé ce que je deviendrais.

Les Indiens, les panoplies ne m’attiraient aucunement. Durant des heures, je racontais des histoires à mes camarades qui m’écoutaient émerveillés. Je n’étais pas sûr de la qualité de mes histoires. Alors, pour m’excuser, je leur apportais des bonbons et leur apprenais sans les comprendre les gros mots entendus dans la cuisine. Grondé par ma mère pour cette méthode, je lui obéis mais je n’ai plus osé raconter des histoires. » (Ma vie)

Mgr Jean avait un grand talent d’écrivain, une imagination poétique unie à l’observation aiguë des âmes. Parfois – rarement – il laissa jaillir ce don et nous fit des récits qui semblaient naître au fur et à mesure. Un soir au crépuscule, comme nous nous promenions dans les champs, il se mit à chanter en une langue inconnue, étonnamment douce. Lorsqu’il se fut arrêté, nous lui demandâmes : « Quelle est cette langue si belle ? » Il nous répondit en souriant : « C’est la langue des anges. »

« J’aimais tous les êtres, je ne me voyais point d’ennemis mais je n’avais confiance en personne. Je n’avais besoin de personne, tout en désirant faire du bien à tous. L’unique refuge où je me sentais à l’abri était la Trinité. Tout me semblait instable, ma vie si courte, le monde si fragile, les êtres humains si peu existants. Dans la Trinité, je trouvais soudain le sol ferme, quelque chose de réel, d’immédiat qui ne trompe pas, d’inébranlable et je répétais pour ne pas disparaître : Trinité-Unité, mon Unique Ami ! » Je devais avoir dans les dix ans.» (Ma vie)

Il répéta cette phrase toute sa vie.

« Ayant proposé à une petite fille de jouer avec moi : « oui, dit-elle, pour tuer le temps ». Je me mis en colère. J’étais brisé intérieurement. Comment peut-on tuer le temps ! Il n’y a pas de vide dans le temps, il est toujours trop court.

J’entrai à l’Ecole Réformée de Saint-Pétersbourg, réputée pour sa pédagogie. Mes camarades commencèrent par me battre. Je me battis aussi mais j’avais horreur de me battre. En retournant le lendemain, je dis quelque chose de si cinglant à chacun d’eux que personne n’osa plus me toucher. Ma langue m’avait sauvé.

Une dame ayant raconté à ma mère qu’une petite fille avait écrit une jolie poésie, je jugeai que cette poésie n’était pas belle et cela, d’ailleurs, me laissait totalement indifférent. Mais, imprudemment, cette dame ajouta : « Toi, tu ne pourrais en faire autant. » Je m’enfermai alors dans le cabinet – seul endroit où un enfant ait le droit de s’enfermer – et j’écrivis ma première poésie, non par nécessité, mais comme preuve d’art :

Dans la profondeur de la forêt

Le buisson aromatique

De la rose charmante

Fleurissait largement,

Se réjouissant de l’été,

Du soleil, de la lumière ;

Il montait vers le ciel

Son arôme miraculeux.

L’automne viendra,

La rose se fanera,

Le vent emportera

Les pétales au loin.

Profite avec nous

Des jours de l’été ;

Aussi vite que l’été,

Passera l’enfance.

Je montrai cette poésie, on ne m’en crut pas l’auteur. Je pensai elle est trop belle, elle est pour le public, et j’écrivis une autre poésie pour moi-même, sans rythme, ni rimes :

Homme, laisse pousser la fleur au lieu où elle naquit et où elle vit. Lorsque tu la cueilles, elle meurt comme toi et ne porte plus son arôme.

Agacé par la réflexion de la dame, j’écrivis durant deux ans des poésies, remplissant soixante-deux cahiers. La rage, l’agacement, l’indignation furent souvent pour moi un ferment de création. Je ne jugeais pas, je ne protestais pas, mais en réponse, pendant des années, je créais. Le manque, l’absence m’inspirent. » (Ma vie)

Mgr Jean, en partant de Russie au moment de la Révolution, y laissa tous ses cahiers.

« Mon éducation fut sévère et soignée. Nous allions au théâtre et au cirque une fois l’an, à l’école toujours à pied – la voiture restait à la maison, nous avions pourtant une voiture à deux chevaux et plusieurs chevaux – et nous ne mangions qu’un gâteau le dimanche. Mais notre mère veillait attentivement sur nous et nous fit donner des leçons de danse, de peinture, de musique et d’harmonie par les meilleurs professeurs et artistes. » (Ma vie)

PREMIÈRES PENSÉES PHILOSOPHIQUES

« Ma première pensée philosophique naquit en notre jardin de la campagne. Nous avions trois jardins : le jardin de fleurs, le jardin d’allées ombreuses et le troisième, nouvellement installé par mon père, était « le jardin sur la colline », avec de jeunes arbres et beaucoup de lumière. Me promenant dans ce dernier, je fus étonné de la variété et de la multitude des formes de la nature. D’où venaient ces formes, comment s’étaient-elles composées? Je regardai une feuille et constatai que sa forme apparaissait en ce qui était la feuille et en ce qui n’était pas la feuille. Je me dis : qu’est-ce que la forme ? C’est quelque chose de limité ; l’arbre est l’arbre parce qu’il n’est pas tout. Par conséquent, ce qui existe, existe parce qu’il lui manque quelque chose, parce qu’il n’est pas tout. C’est l’absence qui crée les formes ; le monde est donc une combinaison de tout et de rien. Il est un mélange du tout et du rien, de la présence et de l’absence de Dieu, et l’absence a autant de valeur que la présence, car sans absence il n’y aurait pas de monde mais seulement la présence, c’est-à-dire Dieu. La beauté est l’absence de perfection. Je décidai donc, en faisant la peinture et la poésie, de supprimer, supprimer. La gamme des huit tons me sembla trop fournie et je composai une gamme de quatre tons que j’intitulai « chinoise », puis une gamine de deux tons et je ne pus aller plus loin. J’écrivis en quartes.

En descendant de la colline, je conçus que la philosophie était trop simple et j’éprouvai la nostalgie de Dieu, unique refuge en un monde trop vite conquis. Et je répétais, et je répétais : Tri-Unité, Seul et Unique Ami ! » (Ma vie)

LA GÉOMÉTRIE

« L’école était un cauchemar. Je refusais obstinément de faire du sport sans pouvoir expliquer au directeur pourquoi. Je nedésirais que créer et sitôt que je ne créais pas, ma pensée s’arrêtait. J’avais honte de répondre au professeur ce qu’il avait dit, pensant qu’il attendait de moi quelque chose de nouveau. Et, médiocre élève, au lieu de faire des études, j’écrivais des livres.

Les chiffres et les nombres m’impressionnèrent, ils m’apparurent comme des personnalités. Je traçais de longs nombres et au milieu du nombre je saluais par exemple le 2. Pourquoi y avait-il 10, et pas 5 ? J’inventais des systèmes. Pourquoi m’imposer tel ou tel système arithmétique sans me l’expliquer ? Les nombres n’avaient pas qu’une valeur nominative mais qualitative.

La géométrie de Pythagore fut catastrophique. La ligne droite est la distance la plus courte entre deux points, affirmait-elle.

Je commençais alors par introduire l’élément temporel : si le point se propage plus lentement dans la droite que dans la courbe, la courbe devient plus rapide, l’élément de résistance spatiale montante ou descendante ; si le point a une vitesse absolue, il n’y a plus de ligne droite parce que le point reste sur le point ; si la vitesse est zéro, toutes les lignes sont absurdes, parce que le point n’arrivera jamais ; n’y aurait-il point une lenteur telle que le point s’éloignât au contraire vers l’opposé ?

Je donnais d’autres définitions : la ligne droite est une coupure de l’espace infini, mais pourquoi est-elle contenue entre deux points ? Parce que ce qui n’est pas spatial fait irruption dans l’espace pour arrêter la ligne : point-barrage.

Le point, me disait-on, n’est pas spatial. S’il pénètre dans l’espace, incarnation du spatial, il doit faire tache, rayonner en tous sens, la ligne est donc une hérésie du point.

Je rédigeais des cahiers mais j’oubliais d’apprendre l’orthographe. J’introduisais sans répit de nouveaux concepts, et de concepts en concepts, j’atteignais d’autres concepts.

Ne pouvait-on pas passer aisément d’un plan à un autre plan ? Un point dans un cercle, comment peut-il sortir de ce cercle, sans s’y heurter ? On le prend, on le sort, on le pose dans un autre plan d’une autre dimension. Un objet peut, par conséquent, disparaître d’un plan, tout en demeurant cet objet.

Un spirite à cravate blanche rendit visite à ma mère et expliqua qu’il existait une quatrième dimension. Je pensai : il est bête car il existe une multitude de dimensions inexistantes. Vivre dans trois dimensions, me semblait vivre dans une cage. Je voyais le monde très beau, mais susceptible de toutes transformations, pareil à un conte de fées, ne tenant pas par lui-même, une simple signature de Dieu. Seul Dieu était solide… Et je n’appris par l’orthographe.

En classe, un de mes camarades écrivit dans une rédaction

« La différence entre le génie et le talent est quelque chose qui pousse l’histoire en avant et en arrière ». Le professeur se moqua de cette définition. J’allai trouver mon camarade et le consolai, mais il était inintelligent et avait écrit ainsi par hasard. Je compris alors que l’intelligence n’appartient pas à l’homme. Elle est un oiseau qui se pose. Le professeur intelligent n’avait pas compris, mon camarade qui avait écrit une phrase admirable était bête. » (Ma vie)

CHAPITRE III
LE BOULEVERSEMENT

« Fuis les passions de la jeunesse et recherche la justice, la foi, la charité, la paix, avec ceux qui invoquent le Seigneur d’un cœur pur. Ecarte les recherches folles et déraisonnables tu sais qu’elles engendrent des querelles ». (II Tim. 2, 22-23).

« Ô Timothée, garde le dépôt, évite les discours vides et profanes, ainsi que les antithèses de la Gnose : Que la grâce soit avec vous. » (I Tim. 6, 20-21).

« Mars 1917 : bagarres dans les rues. A l’école, on annonce l’abdication de Nicolas II. Tous semblent prêts à accepter la nouvelle situation. Je suis indigné, et je fais par pitié le portrait de Nicolas II. Le professeur m’ordonne : « Cachez-le, ce n’est pas le moment. » (Ma vie)

« Voici un rapide coup d’œil sur cette année 1917 : abdication du Tsar et en août le Concile peut enfin se réunir. Tikhon est élu Patriarche de toutes les Russies. (Le Patriarcat avait été supprimé par Pierre le Grand, c’est-à-dire en 1721).

En octobre, le Congrès des Soviets crée un Conseil des Commissaires du peuple[14]. Lénine est président, Trotsky prend les Affaires Etrangères et Staline devient Commissaire aux nationalités[15], autrement dit responsable de la cohésion de toutes les nationalités de l’Empire russe, environ une centaine.

En novembre, Trotsky informe l’ambassadeur de France de la décision d’entamer immédiatement des pourparlers de paix. Lénine dira cyniquement qu’il a « profité de l’argent allemand pour combattre le régime bourgeois en Russie, et de l’argent russe contre le capitalisme »[16]

En décembre, l’armée blanche va prendre naissance.

La guerre civile est là. » (P.K.)

A Paris, l’abbé Louis Winnaert, curé de Viroflay, lutte farouchement contre sa conscience qui ne lui laisse aucun répit et à laquelle il faudra qu’il cède.

Un soir, il survient brusquement chez des amis et déclare : « Je ne peux plus lutter contre ma conscience. » Elle lui répète : « Sors. Tu n’as pas le droit d’enseigner ce que tu ne penses pas. Je ne te permets aucune illusion. Sors ». Où aller ? Il ignore tout de l’Orthodoxie. On le supplie de rester. Il reste et souffre. (Q.V.I.W., p. 58)

Eugraph a douze ans. La tourmente ne l’atteint pas encore personnellement. Il fait du spiritisme car c’est l’époque où « ces dames et ces messieurs », intéressés par Allan Kardec (1803-1869) – on ne sait jamais avec les esprits… ils provoquent un frisson… – font tourner les tables.

Il nous raconte :

« Des camarades, mon frère et moi-même, décidons de faire du spiritisme. Nous traversons trois étapes, faisant des dessins mécaniques : c’est d’abord une image du Christ, puis, des images de la révolution (elle n’a pas encore éclaté officiellement) et, enfin, des dessins étranges et équivoques.

Nous nous amusons ensuite à faire bouger des ciseaux par la pensée et je parviens à ouvrir une fenêtre, sans y toucher, mais je suis saisi à la suite de cet exploit d’une crise de fièvre ; nous nous sommes concentrés devant la fenêtre, elle reste fermée, ma mère alors nous appelle, nous nous retournons et la fenêtre s’ouvre avec fracas. » (Ma vie)

Mais ce n’est qu’un intermède pour Eugraph ; il fréquente de tout son être les Saints et décide de peindre tous ceux du calendrier liturgique.

« Le 8/21 janvier 1917, je commence avec mon frère Maxime à exécuter chaque jour l’icône du Saint du jour. Je désire réaliser le cycle annuel, m’obligeant ainsi à connaître la vie des Saints. Nous déposons les icônes sur notre table-chapelle. J’avais peint ma première icône du Christ à l’âge de six ans.

Le mardi de cette semaine, jour de réception de notre mère, se trouve justement en visite chez nous un célèbre archéologue et connaisseur en iconographie, Théodore Ivanovitch Ouspensky. Il approuve l’idée et donne quelques conseils précieux. Les 365 icônes sont peints jour après jour.

Pendant l’été, je lis déjà l’épître en l’église Notre-Dame de Tikhvin, église du village Youtanovka, département de Voronège où est située notre propriété, mille hectares de blé, des bois, le plus grand verger de pommes de Russie (mon père en faisait l’exportation), des chevaux, du bétail, etc. Cette propriété était aisée, mais non parmi les plus grandes.

De retour à Saint-Pétersbourg, je chante l’épître, les jours de férie dans l’église Notre-Dame de Kazan. Ma voix est très forte mais mes jambes tremblent de trac. » (Ma vie)

« Automne 1917 (rapporte son frère Pierre), c’est la révolution bolchevique et l’élection du Patriarche Tikhon en même temps que la prise du pouvoir par Lénine.

Le Patriarche Tikhon arrive en visite à Saint-Pétersbourg. Comme la famille Kovalevsky fait partie de la paroisse Notre-Dame de Kazan, les trois frères sont envoyés en représentants de la jeunesse pour accueillir Sa Sainteté et participer aux cérémonies.

Eugraph est impressionné par le Patriarche que le sort a désigné parmi trois candidats dont le Métropolite Antoine, son parent. Il nous racontera plus tard deux anecdotes significatives du caractère de ce chef. La première a lieu lors d’une de ses entrées à Moscou. La foule crie : nous somme prêts à mourir pour Dieu. Le Patriarche répond « Il est plus facile de mourir pour Dieu au son des trompettes que de vivre pour Lui. » La deuxième anecdote est la suivante : l’Eglise vivante[17] lui ayant remis un long rapport où elle explique sa situation et son but, il n’écrit, après lecture, qu’un seul mot : « Illégal ». (P.K.)

1918

Dès 1918, commence la guerre civile et l’Armée rouge est créée par le décret du 28 janvier.

« Je me souviens : quelque temps avant les premières restrictions, je pense : mais j’ai de l’argent, je peux si je le veux m’acheter un gâteau. J’entre fièrement dans une pâtisserie ; la pâtissière me répond : impossible mon garçon, ce sont les restrictions et depuis hier on ne vend plus de gâteau.

A Petrograd, c’est la famine. Plus de pain, nous mangeons des galettes d’avoine de chevaux. Accoudé à la fenêtre, je me dis « Est-il possible qu’il existe des pays où l’on mange. » (Ma vie)

Eugraph a treize ans, l’âge où se forme le corps.

Une faiblesse permanente s’empare de lui et se transformera en fatigue croissante.

Il continue de créer.

« J’écris avec mon frère Maxime une Ouverture orchestrée d’un opéra intitulé « Conte de Printemps », où nous adaptons des chants populaires aux chants des sirènes. Cette ouverture est jouée à Kharkov par un orchestre symphonique et obtient un grand succès ; mais la Révolution est là. » (Ma vie)

A Paris, le 20 juin 1918, l’abbé Louis Winnaert quitte comme un voleur le presbytère qu’il a bâti. Il se sauve… laissant tout derrière lui. Il sait que s’il ne part pas soudainement et follement, il ne pourra plus s’en aller.

Mgr Gibier, évêque de Versailles, ne se résigne pas à ce départ et espère son retour pendant un an, ne nommant qu’un successeur intérimaire, l’abbé N. Cassidy.

En juillet 1918, les paroissiens envoient une pétition à Mgr Gibier :

« … Il a usé sa santé et ses forces à mettre dans toutes les pratiques de la religion une intensité de vie, un respect des choses de Dieu, un amour des cérémonies religieuses, une intelligence de la Liturgie qui frappaient d’admiration ceux qui en étaient témoins et même les prêtres qui avaient le bonheur d’y participer.

Nous croyons, Monseigneur, de notre devoir de lui rendre devant vous le témoignage de notre reconnaissance et de notre affection et nous prions Dieu pour que notre pasteur et notre appui ne nous soit pas ôté ». (Q.V.I.W., p. 59-60)

Ses enfants de chœur, son doyen, l’abbé Boyer, son successeur lui écrivent pour le rappeler…

Désemparé, il s’est réfugié chez « Marc » (Marc Sangnier) dans la « Maison de la Démocratie », boulevard Raspail, mais il craint d’attirer, par sa présence, des ennuis à Marc Sangnier chez lequel il fut aumônier de la « Jeune Garde » avant d’être curé de Viroflay, et il se trouve face au vide.

Pendant ce même été 1918, la famille Kovalevsky réussit à partir pour Kharkov.

« Depuis de longues années, ma naissance environ, mon père Eugraph Petrovitch Kovalevsky-Dolenga, fils de Pierre Eugrafovitch Kovalevsky-Dolenga et d’Eugénie Pavlovna Grinévitch, est député au département de Voronège et membre du parti octobriste : monarchiste-constitutionnel (le centre). Il se consacre et dirige depuis 1907 l’Instruction publique, ouvrant de nombreuses écoles dans toute la Russie, fondant la Société de lectures populaires, éditant de bons livres à bon marché.

Le 6/19/ août 1918, fête de la Transfiguration, nous sommes arrêtés à la frontière de l’Ukraine (Orcha). Elle est, à cette époque, indépendante ; Skoropadsky, placé à sa tête par les Allemands, la dirige. Etant donné l’origine ukrainienne et les titres de mon père, nous sommes autorisés à franchir la frontière. Le train est immobilisé, il le sera pendant douze jours. Nul n’ose le quitter. Nous nous sauvons avec quelques enfants pour courir dans le village et assister à la Liturgie de la Transfiguration. Mon pardessus est pesant parce que j’y ai cousu le plus d’icônes possible. Les événements ne me troublent pas, je ne pense qu’à la Liturgie et à Dieu. En arrivant en Ukraine, nous trouvons soudain à manger et à boire abondamment.

A Kiev, où nous nous arrêtons 48 heures, nous nous précipitons pour visiter les églises et les monastères. Puis, c’est le départ pour Kharkov où nous arrivons le 22 août 1918. » (Ma vie)

KHARKOV (CAPITALE DE L’UKRAINE)

« Nous connaissons Kharkov, car. nous nous y arrêtions parfois pour rendre visite à la grand-mère de notre père – celle qui avait eu du mal à accepter dans sa famille Olga Romanoff. Nous y demeurons jusqu’au 21 novembre 1919 pendant trois régimes autonomiste (Petloura), bolchevique, puis blanc.

Après le régime libre ukrainien, arrivent les Bolcheviks. La persécution religieuse est effroyable. On ordonne des prêtres, ils sont tués, on réordonne toutes les semaines.

Le hieromoine Ignace, deux moines et moi, nous nous rendons au sous-sol de la Tcheka. Comme je suis petit, je passe par les lucarnes, je soulève les cadavres jusqu’à la lucarne, et là, les moines les tirent au dehors et les enterrent. La sentinelle ferme les yeux. Je vois des horreurs.

J’achète tous les livres liturgiques – 16 volumes – et j’oblige chaque jour mes frères à dire avec moi les Vêpres et les Matines abrégées. J’ai gagné l’argent de ces livres en vendant des icônes ; j’abandonne tout pour ne vivre que dans le monde religieux. Ma mère s’arrange pour nous procurer des professeurs à la maison, car nous n’allons plus à l’école.

Je deviens le fils aimé du Métropolite Antoine de Kiev[18] auquel nous sommes apparentés et qui vient d’être libéré, grâce au Métropolite uniate Szeptieki[19]. » (Ma vie)

LE MONASTÈRE DU « MANTEAU DE LA VIERGE »

« Mais un jour, je quitte la maison et vais habiter dans le monastère de Pokrov, ou Manteau de la Vierge, fondé par le Métropolite Antoine. (Eugraph a 14 ans).

L’abbé est l’archimandrite Raphaël, fils de rabbin. J’assiste à tous les services, on me prend comme « canonarque » ; je couche par terre, et pour chaque mauvaise pensée qui me traverse, je me pince la chair pendant 24 heures avec une pince à linge. L’enlever est extrêmement douloureux, et je porte des chaînes sous ma chemise.

L’Abbé devine et m’appelle. Il me questionne – Quelle est la plus grande vertu d’un moine?

Je ne sais que répondre.

– C’est l’obéissance. Es-tu capable d’obéir ? – Oui.

– Alors, écoute-moi bien. Enlève tous ces colifichets, un moine a horreur de se distinguer des autres. Retourne chez toi, viens à l’Eglise, sois un garçon normal, apprends les langues, les cultures, tu n’as pas besoin de nos coutumes. Il y a un pays où les toitures sont plates parce qu’il n’y a pas de neige, c’est là que tu iras.

Ma première vision de la France fut Beaulieu où les toitures sont plates.

C’est l’abbé Raphaël qui me communiqua le sens des lettres hébraïques. Comme je lui disais que je ne voulais aimer que Dieu, il m’expliqua : « Non, on ne peut pas aimer que Dieu, car la Bible commence par la lettre : Beth, c’est-à-dire, Dieu et ton prochain. Si tu sers ton prochain, Dieu te servira ; si tu sers Dieu, ton prochain te servira ; que préfères-tu ?

– Je préfère servir mon prochain pour que Dieu me serve. Un jour, étant près de lui, je vois un homme qui lui demande de devenir novice. L’abbé Raphaël lui répond

– Fumes-tu ?

– Dieu merci, non (et l’homme fait le signe de croix) ! – As-tu des rapports avec des femmes ? – Dieu merci, non !

– Dieu merci, non !

– Aimes-tu boire ?

– Si ta vertu est tellement grande dans le monde, que viens-tu faire ici ?

Et il le renvoie.

Je le prie de me dire pourquoi il n’ordonne pas diacre ou prêtre le moine Séraphin ?

– Il aime trop la sainteté, me répond-il.

Je remarque alors qu’il joue, en effet, à la sainteté, réunissant des femmes, bénissant avec la « prosphora »[20], car n’étant pas prêtre, il n’a pas le droit de bénir avec la main.

Une folle en Christ, Eudoxie, très bien vêtue de noir, entre un jour dans le couvent, un seau d’eau à la main. Elle crie

« Bande de crétins, ça brûle chez vous ! » Elle se précipite, suivie des autres, dans la cellule d’un moine plongé dans une extase illusoire et déverse l’eau sur sa tête. Ce moine se retourne, la regarde, avec des yeux hagards et méchants et prononce le nom du Christ de travers : Khrloust. C’est Séraphin. » (Ma vie)

LE BIENHEUREUX EVÊQUE MÉLÉTY

« Nous avons à Kharkov le tombeau du bienheureux Evêque Méléty.

Près du tombeau, on lit le psautier 24 heures sur 24. En général ce sont des femmes. Parfois je lis, moi aussi, avec sentiment, et les femmes admirent ce jeune garçon qui prononce si bien ! L’abbé Raphaël s’approche de moi et me dit : « Ne lis pas théâtralement. Se donner en spectacle n’est pas bon, mais le faire devant soi-même est dangereux pour l’âme. »

Le Bienheureux Méléty (1784-1840), de Kharkov, est un parmi la multitude des Saints russes non encore canonisés. J’assiste, près de la châsse, à plusieurs miracles : des malades guéris, un aveugle recouvrant la vue…

Nous rencontrons un jour une aveugle qui prédit à ma mère que nous travaillerons pour l’Eglise et que notre famille s’éteindra, parce que nous n’aurons pas d’enfants. Elle me raconte ensuite qu’elle avait longuement prié auprès de la châsse pour recouvrer la vue. Un jour elle sentit qu’on lui touchait l’épaule et elle entendit : « Tu pries Méléty de te rendre la vue, tu auras les yeux pour voir ce que les autres ne voient pas. Tu seras la voyante parmi les aveugles. » A partir de ce jour, continue-t-elle, je n’ai même plus distingué les ombres que je discernais jusque-là, mais je vois ce que vous ne pouvez voir et c’est si beau, si beau ! Et elle bat des mains et elle rit. Il m’a eue, mon Seigneur Saint ! Ce que vous voyez est tout petit, petit, petit – et elle unit ses trois doigts – et ce que je vois est grand, grand, grand. Il m’a eue, mon Seigneur Saint ! On demande au ciel une chose et le ciel vous accorde plus que vous ne demandez. Ce que je ne vois pas périt et ce que je vois ne périt pas. »

Un jour, le hieromoine Palladius me confie en secret : « Eugraph, on va ouvrir le cercueil du Bienheureux Méléty d’Ukraine. L’évêque Nicodème de Belgorod est venu spécialement. Il a déjà assisté à l’ouverture du cercueil de Saint Joasaphe de Belgorod (d’Ukraine). Je me demande… je suis inquiet. Que va-t-on trouver ? Sera-t-il déjà décomposé ou intact ?

Assisteront seulement à l’ouverture, trois évêques et quelques hieromoines, deux diacres, deux sous-diacres et quelques acolytes – on m’a choisi – indispensables pour la réception des fidèles. Les portes seront fermées aux fidèles. Je t’ai proposé pour tenir la crosse de Méléty. »

Le jour prévu, les trois évêques et le clergé, vêtus comme pour la messe, se rendent près du tombeau. Des ornements neufs, y compris la mitre, sont préparés pour le cas où les habits du Saint seraient tombés en poussière. On dévisse le couvercle, on soulève. Les évêques et les prêtres qui voient les premiers, se mettent à faire des signes de croix, ne pouvant que dire : « intact ! intact ! » Alors, lentement, précautionneusement, on soulève le corps. Il est intact mais la peau est brunie, et le corps souple comme s’il était vivant. On enlève quand même, doucement, la mitre, puis les ornements. Je me souviens : ils étaient sur fond bleu avec des étoiles d’or. Le bleu était presque marron partiellement surtout dans le dos dusaccos (dalmatique) et de la mitre. Pendant cette cérémonie, les deux diacres encensent le Saint et disent le pontifical de l’habillement tandis qu’on le revêt. Avant de poser la nouvelle mitre sur sa tête, un des évêques prend un grand peigne de bois et lisse sa barbe et ses cheveux. Lorsqu’il est complètement habillé à nouveau, un autre évêque coupe les ongles devenus trop longs, puis on le recouche dans le cercueil. Nous ne sentons pas de parfum, mais comme dit Alexis, un des évêques, en sortant de l’église

« Nous avons vécu une heure inoubliable qui renverse les valeurs de nos jugements. Nous avons l’impression que c’est lui le vivant et que nous, nous sommes morts. »

Lorsqu’on annonce à la foule qu’il est intact, éclate une grande jubilation.

Depuis lors j’allais souvent dans la grande sacristie du monastère, j’ouvrais l’armoire des ornements épiscopaux parmi lesquels étaient suspendus ceux de Méléty et je les regardais avec tendresse.

Le miracle de saint Méléty qui m’a profondément impressionné est la guérison d’un possédé.

Un garçon entre 16 et 18 ans est entraîné, garrotté, près de la châsse, il brise ses cordes. Le diacre apporte alors des chaînes dont on l’entoure. Il injurie le Saint, Dieu, l’assistance, prophétise qu’enfin tout sera détruit en Russie, le monastère et les églises. L’impression est excessivement pénible. Dès qu’on lui dit qu’on le ramènera à la maison, il se tranquillise, mais sitôt que le prêtre s’approche de lui en lui proposant de recevoir l’onction avec l’huile de la veilleuse qui brûle perpétuellement auprès du tombeau, il se déchaîne. Cette lutte dure plusieurs heures. Je sors de la crypte, je reviens, il se débat toujours. On l’oint malgré lui. Tout à coup, il tombe épuisé, de sa bouche sort de l’écume et il reste inanimé un certain temps, comme mort. Il se lève, les larmes coulent de ses yeux, son visage est plein de sourire et avant même d’aller vers la châsse, il se jette dans les bras de sa mère, en répétant : « maman, maman ». La mère lui répond : « va, mon fils, remercier le Saint ». Il se rend alors au tombeau en faisant des signes de croix. Il est guéri.

En sortant de la crypte, j’entends un moine dire : « Comme notre Méléty est rapide à chasser les démons. J’ai connu des cas où la guérison ne survenait qu’après plusieurs mois et même des années. Mais les Saints ont toujours le dernier mot ! »

Il y avait deux moines : Barsanuphe, un intellectuel, très fin, ne parlant presque pas ; pendant la prière, il demeurait immobile la main sur les yeux, et Palladius, l’économe, paysan simple et bon. Je résistais à ce dernier pour une histoire d’encensoir. Il me dit avec mépris : « Ce sont des garçons comme toi qui deviennent évêques ! » Il m’entraîne chez Barsanuphe et reprend :

« Ce sont de pareils mauvais garçons qui deviennent évêques. » Barsanuphe me regarde longuement : « Mais avec tant de douleur ! ».

Je raconte au moine Kharalampy qui tient le magasin de piété du monastère que je ne veux aimer que Dieu. Il me répond « Dieu ne réclame que 10 % et laisse 90 % pour nous, mais si tu commences à L’aimer, attention, il te réclamera 90 % et te laissera 10 % ».

Pendant les repas, l’abbé Raphaël m’enseigne : « Regarde, l’un mange trois assiettes, l’autre par abstinence met trop de sel, le troisième ne mange presque rien, c’est cela le monastère. »

Une autre fois, après avoir visité plusieurs moines dans leurs cellules, il me dit : « Tu sais que chez nous on ne mange pas de viande, mais si un moine t’offre un morceau de lard, ne refuse pas, mange et ne le dis pas. »

Quelques jours après, un diacre m’invite chez lui et m’offre un morceau de lard. » (Ma vie)

« Je me souviens d’un épisode très caractéristique de la vie de mon frère dans le monastère. Traversant la cour après un office, j’aperçois un attroupement de moines et de pèlerins entourant la fontaine et, debout sur le rebord, mon frère faisant un sermon (il avait alors 14 ans). Tous l’écoutaient avec une attention particulière. » (P.K.)

« Lorsque les Bolcheviks arrivèrent, ils arrachèrent toutes les icônes qui étaient à l’extérieur, sur les portes. La foule indignée criait : « Ils offensent Dieu ! ». Le moine Ignace leur dit : « Dieu ne peut être offensé. Ils offensent leurs âmes. »

L’armée blanche arriva pendant les Vigiles d’une fête. Mon frère aîné et deux moines sortirent pour accueillir les libérateurs. Dans mon fanatisme religieux, je continuai de chanter. Je n’aimais pas les « nouvelles » dépourvues de sens symbolique. Je les écoutais par politesse. » (Ma vie).

LE RENOUVELLEMENT DES ICONES

« Le hieromoine Ignace ayant été nommé aumônier d’un lycée, me demande un jour de venir l’aider dans l’église du gymnase en chantant et en lisant. Ayant trouvé dans cette église une vieille icône complètement noire, où l’on ne voit rien, il me dit : « Prends-là, et peins une nouvelle icône ». J’hésite car je crains de peindre un autre saint que celui qui y était et je ne parviens à rien voir. Nous déposons provisoirement cette icône debout sur la prothèse. C’est un jour ensoleillé ; le soleil meut ses taches (appelées en russe « petits lapins de soleil ») à travers les vitres du sanctuaire. Tandis que je lis l’épître, au centre de l’église, face à l’autel, je vois à travers les portes royales le hieromoine Ignace et le diacre regarder avec curiosité du côté de la prothèse. Lorsque je reviens dans le sanctuaire, j’aperçois alors une tache de soleil arrêtée au milieu de la planche noire et, peu à peu, elle s’élargit, faisant apparaître de très vives couleurs. Vers la fin du Credo, chanté en Orient après l’Offertoire, juste avant le Canon Eucharistique, la planche est totalement nettoyée, gardant quatre petits coins sombres, témoins du passé. Elle représente, de façon éclatante et naïve, une Vierge assise sur un trône avec l’Enfant Jésus, un Saint priant de chaque côté : les Saints Antoine et Théodore de Kiev, fondateurs du monachisme russe.

La première fois où ma famille vit une icône renouvelée, c’était à Petrograd, en automne 1917, chez le célèbre gynécologue Jacobsen. Il était parti en vacances en 1917, rangeant toutes ses icônes dans un coffre. De retour de vacances les siens et lui sentent un parfum dans la pièce et découvrent une tache huileuse près du coffre. Ils sortent les icônes ; l’une d’elles distille de l’huile. Ils la remettent en place dans « le beau coin », et chaque jour recueillent un bol d’huile, et chaque jour la Vierge qu’elle représente devient de plus en plus éclatante.

De nombreux cas analogues se produisirent avant, pendant la Révolution, et pendant la chute de l’armée blanche, jusqu’en 1919-1920. Des coupoles d’église, par exemple à Rostov-sur-Don, furent entièrement renouvelées.

Personne ne parla de ces miracles. Je décidai de le faire savoir plus tard ». (Ma vie)

Mgr Jean désirait placer la fête du « Travail des Anges », le 1er mai, fête du « Travail des hommes ». La mort survint trop tôt, mais ses fils spirituels, se conformant à ses notes liturgiques éparses, sur ce sujet, réalisèrent ce désir.

LES FLAGELLANTS

« Des femmes sobrement vêtues de noir, très propres, priant beaucoup mais exhalant discrètement une certaine exaltation, circulent dans le monastère. Un jour, un genre de paysan avec une jolie barbe soignée, commence à fréquenter l’église. Il porte un grand bâton sur lequel est une inscription ; son regard est beau mais laiteux, pénétrant mais voluptueux. Ces femmes prévenantes avec moi, me présentent à ce paysan, me disant : « C’est un homme de Dieu, un starets ».

D’une voix suave il me parle du Saint-Esprit, m’affirmant que je suis un garçon marqué dont la vocation est d’être prophète. Il se nomme : starets Jérémie.

Longuement il m’entretient de pèlerinage à Jérusalem et m’offre de l’accompagner dans la ville Sainte. « Veux-tu, me dit-il, que je te mène à Jérusalem, à la Sainte Sion ? C’est à Sion que tu recevras toute la grâce. » Puis, me croyant consentant, il me dévoile que la Sainte Sion, Jérusalem, a une signification spirituelle, et que le véritable pèlerinage en Terre Sainte s’accomplit même à Kharkov, et il m’invite à leurs réunions. Je raconte cette entrevue au hieromoine Ignace. Il m’explique que ce sont des « Flagellants », qui se nomment eux-mêmes « Hommes de Dieu », des Bogomiles ou Albigeois russes. Ayant confiance en moi, il me conseille de me rendre à leur réunion et de lui raconter ce que j’y verrais, car ces réunions étaient secrètes et très fermées.

Je suis invité, non comme membre, certes, mais comme assistant « prilog », c’est-à-dire : l’appuyé, l’ajouté.

La réunion se tient dans l’appartement d’un riche marchand, non loin de la cathédrale de l’Annonciation. Elle commence tard le soir afin d’arriver à l’heure sacrée de minuit. Un grand salon éclairé a giorno, avec des lustres, des cierges dans un coin, et un grand nombre d’icônes. La réunion se compose de deux parties distinctes ; je pourrais appeler la première partie : d’instruction, de séparation et la deuxième : d’inspiration, d’extase.

Tous sont assis. Quand le starets Jérémie entre tout le monde se lève. Plusieurs femmes touchent ses habits et les baisent pieusement. Il caresse quelques têtes de femmes en disant à mi-voix, suavement : « Ma petite blanche colombe ». Puis, il s’assied dans un fauteuil, près des icônes et parle longuement en lisant des passages de l’Ecriture. Je me souviens seulement de l’explication du signe de croix : « Les hypocrites, les charnels font le signe de croix d’une seule main, mais nous les spirituels, les fils de Dieu, les purs, nous faisons le signe de croix avec les deux mains, car nous sommes comme des anges qui ont deux ailes. »

Après la première partie qui dure longtemps, tous les assistants, sauf les invités comme moi, sortent de la pièce. Nous restons assis sur les chaises placées contre les murs. Les meubles et objets du centre de la pièce sont enlevés.

Vers minuit, j’entends les chants ordinaires de Pâques et de Pentecôte de l’Eglise. Les Parfaits font processionnellement leur entrée solennelle. Les hommes et les femmes sont vêtus de longues aubes blanches, des palmes à la main – je crois artificielles – et de longs essuie-mains blancs sur le bras.

L’atmosphère monte. Ma voisine me dit : « Maintenant, ils vont appeler le Saint-Esprit. »

Les chants terminés, ils forment des rondes de femmes et, au milieu, des rondes d’hommes.

Ils entament un genre de marche-danse, agitant les châles, parfois battant des mains. Au début, les pas sont lents, puis les pas lents se précipitent. Le phénomène le plus curieux est qu’ils se mettent à chanter sur des mélodies populaires des chants improvisés collectivement, en appelant : « mon Petit Père, Esprit, ma douce Colombe, qui boira le breuvage divin ? ».

Sur moi, comme sur les autres invités, passe un vent étrange de griserie mystique. Après un certain temps, une femme tomba en crise d’épilepsie. Tous s’arrêtent, et le starets les congédie tous en leur souhaitant la paix. Je garde l’impression qu’aucune volupté humaine ne peut être comparée à celle-ci, mais cette extase des purs est impure, presque sexuelle.

Je fais mon récit au hieromoine Ignace qui est très intéressé. Je ne remis jamais les pieds à ces réunions.

Peu après, le starets Jérémie quitta Kharkov, disant qu’il partait pour un long pèlerinage. Il prédit que beaucoup d’églises seraient détruites, des prêtres tués, mais que « les hommes de Dieu », devenus des temples de l’Esprit, ne seraient pas tués car ils monteraient au ciel comme Christ. » (Ma vie)

CHAPITRE IV
LA MISSION S’APPROCHE

« Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, avec ceux qu’Il a appelés selon son dessein. Car ceux que d’avance Il a discernés, Il les a aussi prédestinés ». (Rom. 8, 28-29)

« Buvez-en tous, car ceci est mon Sang, le Sang de l’alliance, qui va être répandu pour un grand nombre en rémission des péchés ». (Matt. 26, 27-28)

« L’armé rouge avance. Nous continuons, mes frères et moi, à dire les offices quotidiens ; peu à peu, les grands se joignent à nous, mais lorsque les Blancs reculent, ils désertent les prières, disant qu’ils n’ont pas « la tête à cela ».

Les Blancs ont apporté avec eux une atmosphère décomposante. On boit tandis que le chanteur à la mode, Vertinsky, chante :

« Vos petits doigts sentent l’encens,

Et dans vos cils dort la mélancolie.

Nous n’avons besoin de personne,

Le nègre violet tient votre manteau. »

« Je ne garantis pas la textualité des paroles mais le sens y est.

Nous partons vers notre campagne en juillet 1919.

Nous nous arrêtons à Tchougouiev où il nous faut changer et attendre le train suivant qui nous conduira dans notre propriété de Youtanovka. Nous sommes immobilisés trois jours. Dans la petite ville il n’y a rien à manger, mais sur le quai circule un vieil homme au tablier immaculé ; il vend d’excellentes glaces comme au temps jadis, sans se préoccuper de la révolution. Nous nous rendons à Valouïki, ville de notre district et mon frère Maxime et moi-même y demeurons, sans aller dans notre propriété tant aimée. » (Ma vie)

Leur père les rejoint le 4 août. Le 6 août, l’armée blanche recule.

« C’est la débâcle. Nous devons repartir à Kharkov où nous demeurons, encore une fois, jusqu’au 21 novembre. » (Ma vie)

Au cours de ce bref séjour, le petit Eugraph rencontre Michel Maximovitch, étudiant à l’université de Kharkov et visiteur fervent du monastère. Quarante-cinq ans plus tard, le 11 novembre 1964, Michel Maximovitch, devenu Jean, Archevêque de San Francisco, sacrera l’Archiprêtre Eugraph et lui donnera le nom de Jean de Cronstadt.

VERS UN LIBRE CATHOLICISME

A Paris, le 14 mars 1919, l’archevêque de Paris met un point final à la première étape de l’Exode de l’abbé Louis Winnaert :

« Monsieur l’Abbé,

Son Eminence, après avoir entendu la lecture de votre dernière lettre, m’a chargé de vous prévenir que les pouvoirs de célébrer et de confesser dans le diocèse de Paris vous sont retirés. Cette mesure ne doit pas vous surprendre, après les déclarations contenues dans votre lettre. »

Malheureusement, nous n’avons pas retrouvé la lettre de l’abbé Winnaert, mais la brochure qu’il fit paraître sous le titre Vers un libre catholicisme contient toutes les idées dont il exposa l’essentiel dans sa démission.

Le processus de sa détresse spirituelle exprime déjà les notions qui se préciseront et s’épanouiront dans l’Orthodoxie. Il aborde le chemin dont le terme rejoindra, en 1936, celui d’Eugraph Kovalevsky, membre de la Confrérie universelle de Saint-Photius.

Voici quelques brefs extraits de Vers un libre catholicisme :

« … Qu’ils soient un, ô Père, avait dit le Maître, afin que le monde croie que Tu m’as envoyé ! L’unité doit donc être l’idéal nécessaire de tout disciple du Christ. Mais il y a deux manières de concevoir l’unité : la première comprime les consciences, la seconde dilate les cœurs. On obtient dans le premier cas, une uniformité officielle, des gestes semblables, des attitudes communes ; mais au fond, cette façade cache souvent l’absence de vie, de pensée, d’intérêt religieux réel…

Une Eglise qui se déclare infaillible, qui prétend, malgré des erreurs constatées, monopoliser la vérité, se met en dehors de la vie, et tant qu’elle n’aura pas reconnu la fausseté de ses prétentions et affirmé non seulement en parole, mais en pensée et en acte, l’humilité de son service, elle ne peut qu’empêcher l’universelle communion des esprits et des cœurs…

Ce qui paraît inadmissible, c’est la prétention à une délégation authentique d’un pouvoir divin, substituant en fait la conscience du pape à la conscience de chaque homme. Cela, personne au fond ne peut l’accepter, et c’est pourquoi malgré l’indifférence religieuse qui prolonge son agonie, le système romain a vécu…

La vraie théologie est inséparable de la lutte, du travail intérieur et de l’ascèse. La conscience dogmatique authentique est donnée seulement par l’effort spirituel du sacrifice du coeur et non par la voie des déductions abstraites, ni par les concepts et définitions logiques. Les réalités religieuses ne peuvent être saisies par la philosophie et des abstractions, mais par la transformation et la lutte contre la loi du péché qui agit en nous…

Cherchons dans la paix, puisque, si nous le voulons, nous pouvons désormais entrer en contact avec des frères d’âme, cherchons ensemble à constituer dans l’universelle Eglise, dans cette catholicité dont personne, sinon nous-mêmes, ne peut nous exclure ni nous excommunier, cherchons à constituer la famille spirituelle de notre choix, l’Eglise particulière qui, fraternellement unie aux autres Eglises chrétiennes, nous fournira le soutien, l’atmosphère dont nos âmes ont besoin… » (Q.V.I.W., p. 63-71)

Et l’abbé Louis Winnaert part à la recherche de cette Orthodoxie dont il ignore presque l’existence, c’est-à-dire qu’il imagine réservée aux « Orientaux ».

Revenons à Kharkov où le danger d’arrestation menace de plus en plus Eugraph Petrovitch, père du petit Eugraph.

« La débâcle grandit. Nous trouvons avec difficulté des places. Ma mère et mon frère prennent de faux noms. Dans le train, en route pour la Crimée, mon frère Maxime et moi-même tombons malades.

Nous arrivons à Simféropol. Nous y demeurons environ deux mois, logeant dans une chambre vide, hors de prix, où nous n’avons que des matelas. Mon père et mon frère aîné, partis après nous, nous rejoignent.

Et je rencontre l’archevêque Théophane[21]. « Qui est-il ? » (Ma vie)

L’ARCHEVÊQUE THÉOPHANE DE POLTAVA

Encore étudiant à l’Académie de Théologie, on l’appelait déjà « Abba », nom donné aux Pères du désert.

A 18-19 ans il a la tuberculose de la gorge et les docteurs lui donnent peu de temps à vivre. Il meurt à Limeray près d’Amboise, à plus de 76 ans, face à vol d’oiseau du moutier orthodoxe français Saint-Martin, fondé en 1961 par Mgr Jean de Saint-Denis. Les deux femmes russes qui le soignèrent jusqu’à sa mort, remirent son chapelet à Mgr Jean.

« Nous avons quitté Kharkov, nous sommes à Simféropol, en Crimée. Je suis dans une petite église. On annonce pour les vêpres l’archevêque Théophane. Avec émotion le clergé prépare sa place et l’attend. Il arrive tout petit, tout mince, sans insignes épiscopaux, prend la place qu’on lui a préparée et se plonge dans la prière. Le clergé, croyant que c’est un prêtre de village, le prie de laisser cette place à l’archevêque qui doit venir. Il se retire pour laisser la place à l’archevêque. Je vais alors vers lui – j’avais fait sa connaissance à Kharkov – je me prosterne et lui demande sa bénédiction. Le clergé, surpris, me questionne : « Vous connaissez ce prêtre ? » Je réponds : « C’est l’archevêque Théophane ». Aussitôt, on s’excuse ; en souriant il retourne à la place dont il avait été éconduit.

Il célébrait les yeux fermés, d’une voix presque imperceptible. Pourtant, lorsqu’il vous regardait ses yeux flamboyaient d’une vitalité extraordinaire et sa démarche était particulièrement rapide.

Il me parla presque une nuit. Je lui demandai ce que je devais faire plus tard, être moine ? Bien qu’il n’ait point fait de prédictions, je garde le souvenir d’avoir vu les grandes lignes de toute ma vie. Voici l’essentiel de ses paroles :

« Chaque fois que tu voudras aller dans le monde, Dieu t’en empêchera. Dieu te donnera des dons immenses, mais tu auras autant de difficultés à t’en servir qu’ils sont grands.

Tu rechercheras le port tranquille, mais Dieu te jettera dans la mêlée politique ecclésiastique.

Tu te sentiras seul et tu ne trouveras pas de père spirituel pour te guider.

Tu seras malmené par la grâce (textuel).

Ton martyre sera de souffrir toute ta vie pour la Vérité, non par

les gens du dehors mais par les gens de l’Eglise.

Dans les honneurs, sois comme si tu étais dans le déshonneur. »

L’archevêque Théophane préconisait la monarchie sacrale, les rois devant être avant toute chose des serviteurs de Dieu, et il voyait la cause de la révolution dans la perte de la vision du sacré.

Le monastère me donna le goût de la Liturgie, mais lui, celui de la Patristique car il fut un grand patrologue.

Lorsqu’il s’agissait de créer, je devenais intenable, agressif, mais lorsqu’il s’agissait de ma personne, j’avais la certitude que j’étais moins que le dernier. En voyant un prêtre quelconque, je me demandais : Pourrais-je, un jour, être comme lui ! J’étais sans cesse porté à m’accuser et ce sentiment m’occasionna nombre de désagréments ! » (Ma vie)

LES QUATRE PRÊTRES

« Avant de quitter définitivement mon pays natal, je désire évoquer les visages des quatre prêtres qui marquèrent mon enfance.

Le premier dont je garde le souvenir lumineux est le Père Serge Popoff, prêtre de notre village Youtanovka.

Il était malheureux en ménage, car il avait épousé une fille de marchand, désireuse d’être une « dame de province ». Etre femme de prêtre est une vocation. En Russie, il existait des écoles secondaires, parallèles aux séminaires, nommées « écoles diocésaines ». Elles étaient destinées à préparer les jeunes filles qui voulaient devenir des femmes de prêtres. Les élèves étaient appelées « Mesdemoiselles diocésaines ». La compagne du prêtre devait connaître la médecine élémentaire ; sa mission était de visiter les malades, de recevoir les femmes, et les paysans lui disaient : « Petite mère ».

La femme du Père Serge n’appréciait nullement cela. Elle préférait jouer des romances et rendre visite aux « huiles du village ».

C’était pénible pour son mari qui, en dehors des heures passées dans le potager, se rendait seul chez ses ouailles. Sa foi était simple et directe. Au cours des périodes de sécheresse, il partait avec le village dans les champs pour célébrer un service de « demande de pluie », mais avant que de prendre l’étole, il saisissait son parapluie, à la grande hilarité de l’instituteur. Et… il ne ratait jamais son coup : à la fin des prières, les nuages montaient dans le ciel. Tous les mercredis, il célébrait avec une émotion inoubliable les litanies de la Vierge (Acathistos). Bien que très fin, il ne savait pas prêcher. Il prêchait par sa manière de célébrer. Le samedi, à genoux, il priait pour tous les défunts de son village ou ceux que lui-même avait connus ; la lecture des noms durait des heures.

Cela me rappelle l’histoire de ce prêtre ivrogne que le Métropolite Philarète avait dû déplacer de son poste. La nuit, le Métropolite eut une vision : une foule immense de défunts l’environnait, tenant des diptyques à la main et le suppliaient : « ramène, ramène vite notre priant ! » Le Métropolite le rétablit aussitôt dans sa paroisse.

Le deuxième prêtre était mon professeur de catéchisme, de « la Loi divine », selon l’expression russe, le Père Siméon Solodovnikoff. Notre première rencontre me fut plutôt désagréable. Il me fit passer un examen d’entrée et j’obtins 4 sur 5, tandis que mes camarades qui ne s’intéressaient guère à l’Eglise avaient 5 sur 5. Il était exceptionnel par ses rapports intimes avec les Saints de notre époque. On peut le qualifier de « prêtre, ami des Saints ».

Intimement lié à Jean de Cronstadt et à tant d’autres, il m’introduisit dans la sainteté vivante » (Ma vie).

Monseigneur Jean de Saint-Denis fut le premier à être placé, le jour de son sacre, sous le patronage de saint Jean de Cronstadt. Ce dernier avait été canonisé peu de temps auparavant par l’Eglise russe hors frontières à laquelle notre Eglise fut liée un certain temps.

« Le troisième prêtre est le Père Nalimov de la cathédrale Notre-Dame de Kazan de Saint-Pétersbourg. Il célébrait en bégayant et ce qui m’impressionna surtout c’est qu’il prêchait la Communion quotidienne, scandale pour la société d’alors.

Il disait : « Il m’est intolérable de célébrer la Liturgie dans une foule d’excommuniés ! Etes-vous encore des catéchumènes, des non-baptisés pour ne pas communier ? Suis-je le seul membre de l’Eglise, car ceux qui ne communient pas sont hors de l’Eglise. N’avez-vous plus faim du Christ ? Moi, j’ai éternellement faim ! » Et il citait l’exemple de Jean de Cronstadt qui appela un luthérien après la Liturgie et, lui présentant la coupe emplie du Sang et des parcelles du Corps que le prêtre doit consommer, lui dit : « Mange, bois, bois tout ! Il y a si longtemps que tu n’as pas communié au Christ. Tu dois avoir faim. »

Le quatrième prêtre est Nicolas Zagorovsky. Tête ronde, presque chauve, yeux et nez ronds, joues roses, sourire rond, pas très grand, donnant l’impression d’un homme bien portant, allure précipitée, presque courant, lorsqu’il allait à l’église, et pourtant… durant le Grand Carême il gardait un jeûne total, ne mangeant que le dimanche et, les mercredi-vendredi-samedi, une seule prosphora (pain de proposition) dans la journée, tout en continuant sa vie habituelle. Sa femme craignait de quitter la maison car, une fois où elle s’était absentée pendant une semaine, elle avait trouvé à son retour les armoires vides : le prêtre avait tout distribué.

Sa façon d’aider les pauvres était spéciale. Par respect, il ne donnait jamais directement l’argent ou les objets. Il mettait l’argent dans des enveloppes et les objets dans des paquets préparés à l’avance. Le soir, il priait afin que Dieu lui indiquât les sommes exactes à enfermer dans les enveloppes. Le dimanche, à la sortie de l’église, il levait les yeux au ciel et donnait à l’un une enveloppe, au deuxième rien du tout, au troisième une enveloppe, distribuant ainsi non aux quémandeurs mais à ceux que Dieu lui désignait. Il agissait d’un geste si rapide et si autoritaire que nul n’osait refuser ou remercier. Je reçus ensuite plusieurs témoignages : la somme correspondait toujours exactement aux besoins.

Un jour, les moines du monastère du « Pokrov de Kharkov », voulant couvrir de fresques leur église, le trésorier s’y opposa. Soudain, d’un pas précipité arrive le Père Nicolas. Il déclare : « j’ai l’argent, je paie les fresques ». Il n’avait pas l’argent. On lui fait confiance… et il trouve la somme nécessaire. J’aidai le peintre à faire les fresques ; ce fut mon apprentissage.

En Ukraine, les baptistes se propageaient avec un grand succès. Toutes les prédications contre eux échouaient ; leurs cercles évangéliques et leurs cantiques attiraient le peuple. L’esprit vif de Père Nicolas lui suggéra une autre méthode. Il organisa, à son tour, des cercles évangéliques et fit chanter de mauvais cantiques. Puis, après quelques mois de succès, il proposa : « Et si on allait plus loin », et il célébrait un Office religieux, par exemple la Litanie : « Très doux Jésus », puis, il achevait son œuvre en amenant tous ses assistants communier à la Divine Liturgie.

Un jour – j’avais treize ans – il me caressa la tête, disant « Je caresse la tête d’un évêque ». (Ma vie)

« Nous nous embarquons à Sébastopol sur un petit bateau bulgare. Avant de partir, nous faisons la connaissance d’un jeune évêque, Benjamin[22], grande âme exubérante. Pour la première fois, j’entends parler de la « grâce agissante » au lieu de morale. « Même dans les objets, dit-il, la grâce de Dieu est présente. » Cela me touche profondément.

Il existait à l’époque une discussion pénible au Mont-Athos. Le moine Antoine Boulatovitch affirmait que le Nom de Jésus renfermait une puissance divine – il serait bon d’approfondir le problème biblique de la puissance du Nom. Le côté adverse prétendait que Dieu est présent en tant que nous le prions sincèrement. Attitude réaliste mystique et attitude spirituelle moraliste ; celle-là objective, celle-ci subjective. La discussion s’était si bien envenimée que les partisans du moine Antoine Boulatovitch avaient été chassés à coups de pompes à incendie… ! » (Ma vie)

LA GRÈCE

« La mer est mauvaise. L’icône de Saint Nicolas protège le bateau. Nous atteignons Constantinople, c’est le début de l’année 1920. Nous nous installons dans un petit hôtel du port, à Galata. Il fait froid, au milieu de la chambre un petit poêle à charbon de bois. Je visite avec mes frères toutes les églises, appréciant beaucoup sans bien les comprendre les services grecs. Mon instinct me pousse toujours à essayer de comprendre le pays où je me trouve. C’est mon premier contact avec l’étranger. Je ne suis nullement dépaysé dans l’église grecque mais plutôt agacé par les critiques des Russes qui m’entourent. Ce qui me frappe surtout, c’est la simplicité des évêques. Celui de Galata raconte lui-même qu’il se lève tôt le matin pour visiter ses fidèles qui demandent à leur « Despote » (Evêque) des conseils familiaux et autres. Le « despote » grec n’est pas un prince de l’Eglise, éloigné du peuple, il demeure en relations directes avec ses ouailles. Si on le transporte dans le climat français, il est semblable à un curé et ses prêtres sont ses vicaires.

L’émigration russe n’a pas encore envahi Constantinople, mon père s’emploie à trouver des places pour la France, et quelques semaines plus tard, nous nous embarquons sur le bateau russe Alexandre III, réquisitionné par la France. » (Ma vie)

LA MISSION

« Le jour du départ, je glisse sous la porte de toutes les églises russes, celle de l’Ambassade et celles de saint Pantaleimon et de saint André, une feuille où j’expose ma doctrine sur les événements historiques la Révolution est permise par Dieu afin de purifier l’Eglise et pour l’éclatement universel de l’Orthodoxie, telle en était l’idée centrale. Je lutte contre la panique historique, contre le désir de revenir en arrière et contre le sentiment que le mal est plus fort que le bien. J’ai 15 ans.

Notre bateau s’arrête à Salonique ; c’est un souvenir inoubliable.

J’ignore à cette époque que c’est la ville de Siméon le Nouveau Théologien et de Grégoire Palamas. Dans notre éducation religieuse on ne nous enseignait pas la vie des Saints postérieurs à l’an 1000. J’assiste pour la première fois à de vraies Vigiles, de 18 heures à 7 heures du matin en l’admirable église de Saint-Dimitri de Salonique. J’ai oublié le motif de ces Vigiles qui ne se célèbrent qu’en cas exceptionnels. Nous rendons visite avec mon père à Sa Béatitude de Salonique. Nous le trouvons en simple soutane, assis sur l’escalier de sa demeure épiscopale. Beau vieillard, aussi majestueux que simple. Il bénit notre voyage en France et s’adresse à nous, enfants :

« Vous allez dans un pays qui n’est pas orthodoxe, mais n’oubliez pas que les Français ont deux qualités : leur âme est orthodoxe et leur esprit aime la liberté du Christ. Ils nous ont donné à nous les Grecs, la liberté nationale et nous n’avons pas su leur donner en retour le goût de la liberté de notre Eglise. »

Au restaurant, le patron ayant appris que nous sommes orthodoxes, refuse de donner de la viande aux enfants, car c’est un jour de jeûne. » (Ma vie)

CHAPITRE V
LA PATRIE SPIRITUELLE

En conséquence, nous aussi qui sommes environnés d’une pareille nuée de témoins, rejetons tout ce qui nous appesantit. (Hébr. 12, 1)

« Aussitôt arrivés à Marseille, le 21 février 1920, nous partons pour la côte. Nous nous arrêtons d’abord dans une pension, puis nous louons un petit appartement à Nice. Notre villa de Beaulieu, « la Batavia », léguée par mon grand-oncle Maxime Kovalevsky à mon père, est louée. Immédiatement, notre mère nous fait donner des leçons privées, mes deux frères se préparent au baccalauréat. Eduqués dans l’esprit monastique, nous sommes très choqués par la brièveté des services de l’église russe de Nice. Mon père fait une conférence sur la situation religieuse en Russie, et l’église nous achète deux icônes : Saints Pierre et Alexis de Moscou, peintes par mon frère Maxime et moi ; elles sont encore dans la petite pièce de droite de l’église de la rue Longchamp, à Nice ». (Ma vie)

Le 18 octobre 1921, Eugraph est ordonné « lecteur » pour l’église de Nice ; il a seize ans.

LE PÈLERINAGE DE L’ABBÉ WINNAERT

Cependant que le jeune Russe exilé commence son pèlerinage dans la France des Saints, l’abbé Louis Winnaert, désemparé, accepte la proposition, de l’Eglise protestante de remplacer le pasteur Antomarchi dans la paroisse d’Ivry-sur-Seine. Il entreprend, lui aussi son pèlerinage à la recherche d’une sainte France, mais d’une France non romaine. Des protestants, il ne connaît que son ami Wilfred Monod[23], il a toutefois assisté plusieurs fois à des cultes et il sait qu’il doit être en civil.

Et alors… nous laissons la parole à Elise Viéville, évangéliste de la paroisse, qui devint son amie fidèle et, plus tard, celle du Père Eugraph qui la surnomma par respect pour ce grand être « sainte Elise » :

« M. Winnaert avait quitté Rome pour des raisons de conscience. Son apparition nous déconcerta tous. C’était un homme grand, puissant, drôlement habillé – il me confia plus tard qu’il était gêné dans son costume civil et n’avait pas su le choisir – avec un chapeau de feutre aux larges bords, une redingote dont les pans volaient au vent. Sa barbe qu’il avait fait pousser pour la circonstance me parut hirsute et me fit penser au « paysan du Danube ».

Le dimanche suivant, il prêcha dans l’église réformée évangélique. M. Antomarchi, le pasteur de la paroisse, obligé de s’absenter pour raison de santé, m’avait demandé de lesurveiller, car disait-il ce n’est pas un chrétien authentique, il faut le convertir ». M. Winnaert ne croyait pas au retour immédiat du Christ. Et tous les dimanches, M. Antomarchi annonçait le retour du Christ selon les Ecritures, demandant aux jeunes gens de ne pas se marier parce que le Seigneur allait venir et qu’il fallait rester pur. M. Winnaert, sobrement, essaya de lui expliquer… en vain.

L’église était pleine. Le sermon fut étonnant, très bien, mais d’une longueur ! On sentait que L’ancien curé avait cherché à s’adapter aux Protestants qui écoutaient autrefois des sermons de plus d’une heure.

De dimanche en dimanche, de jeudi en jeudi, notre impression à tous, surtout les jeunes, changea… M. Winnaert réussissait pleinement avec les jeunes. Il avait rasé sa barbe et son chapeau était normal. La vie intense que nous avions au patronage – peuplé d’ouvriers, de midinettes, qui ne désiraient que discuter – plut à M. Winnaert ; il organisa des conférences contradictoires où nous recevions des gens de partout : catholiques, socialistes, communistes et les causeries étaient très mouvementées. Il arrivait et leur disait : « Allons, posez-moi des questions, de quoi voulez-vous que je vous parle aujourd’hui ? » C’était un homme profondément convaincu que son sacerdoce continuerait, un noble Chrétien, hanté par l’idée de l’Eglise unique.

De toute sa conscience, il tâchait de s’adapter, mais trop imbu des formes catholiques, il ne put supporter longtemps la sécheresse de nos cultes, le manque d’ornements de notre temple, le vide de ce temple où l’on ne trouvait pas la Présence, l’incompréhension de l’importance du grand Sacrifice. Il essaya de modifier le culte en y introduisant quelques chants protestants qui rappelaient les phrases du service divin catholique, puis, il déposa une croix sur la table de communion, derrière la Bible. Dans le symbole des péchés; il supprima « nés dans la corruption ». Les jeunes gens et moi-même étions enthousiasmés, mais il y eut une ombre…

Un dimanche matin, après le culte, un vieux conseiller lui demanda en désignant la croix : « Qu’est-ce que cette affaire-là ? » Il lui répondit calmement : « Cette affaire-là, monsieur, c’est la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. » On l’accusait de vouloir « catholiciser » les protestants et de faire chanter le bref cantique 83 : « Seigneur, aie pitié de nous, Christ, aie pitié de nous, Seigneur, aie pitié de nous », en manière de litanies.

M. Winnaert se résigna. Il enleva la croix, supprima les beaux chants, et me confia qu’il n’en pouvait plus. En même temps qu’il desservait Ivry, avant le culte, il célébrait la messe en l’église Saint-Denys, bd Auguste Blanqui, cherchant à calmer les angoisses de son âme. » (Q.V.I.W., p. 73-75)

Les autorités protestantes le pressent de devenir pasteur, de recevoir l’imposition des mains. Il leur répond : « Comment le pourrais-je, ayant déjà la succession apostolique ! »

Il quitte la paroisse d’Ivry en mars 1920.

Il fait alors la connaissance d’une fervente théosophe. C’est l’apogée d’Annie Besant, de Leadbeater[24], mais lui, l’intègre prêtre romain, ignore totalement l’existence de la Théosophie.

On commence par lui expliquer que c’est une Eglise chrétienne (« l’Eglise catholique-libérale »). Un groupe important de théosophes l’entoure rapidement et le 24 décembre 1921, il célèbre Noël dans l’église anglicane (rue Auguste-Vacquerie, à Paris) dont le recteur est son ami. Il y a plus de cent assistants : quelques fidèles de Viroflay qui l’ont suivi, des protestants, et le chœur théosophe de l’Etoile dont les chants ont été transformés en vieux noëls.

Néanmoins, bien qu’à l’issue de la cérémonie, plusieurs fidèles de la « Liberal Catholic Church » lui aient demandé de pouvoir profiter de son ministère, il poursuit son idée : trouver l’EGLISE, et forme le projet de fonder une paroisse française dépendant de l’Eglise anglicane. Le supérieur de l’Eglise Saint-George, le révérend Cardew, se fait son avocat auprès de l’évêque Bury. L’Eglise anglicane refuse, ne voulant « en aucune manière, empiéter sur les Eglises nationales déjà installées ».

Il s’adresse alors à l’Archevêque d’Utrecht avec l’intention d’adhérer à l’Eglise vieille-catholique de Hollande et de Suisse en y rattachant une branche française.

Par malheur (ou peut-être par un bonheur qui le conduira à l’Orthodoxie), conscient des défauts de l’Eglise vieille-catholique qui ne peut convenir sous cette forme aux Français, il adresse sa pensée réformatrice avec « une pureté de colombe » à l’Archevêque d’Utrecht :

« … Il faut donc nous présenter comme une Eglise française, non pas au sens nationaliste du mot, mais comme une Eglise qui n’apparaisse pas comme une importation étrangère, ni comme une sorte de mission extérieure dans notre pays. Nous estimons donc nécessaire de nous rattacher tout d’abord dans le passé aux mouvements religieux français qui ont existé, notamment à la pré-réforme qui, avec Lefèvre d’Etaples et Briçonnet, l’évêque de Meaux, avait des points de vue si passionnants et si lumineux[25].

Nous croyons indispensable, quant au présent, la création d’une organisation ecclésiastique autonome, cellule centrale du mouvement qui a toujours manqué… » (Q.V.LW., ch. VII)

L’abbé Louis Winnaert a exposé longuement toutes les raisons de sa démarche. L’archevêque d’Utrecht, loin de comprendre, lui répond durement le 24 novembre 1922 : « … Je ne puis consentir que la paroisse Saint-Denys, si petite qu’elle soit – il n’y a quasiment pas de fidèles vieux-catholiques français – serve de tremplin à un saut qui sera un « salto-mortale »… Ainsi, Monsieur, vous comprendrez que vos relations avec la paroisse de Saint-Denys sont finies. »

Et sans attendre cependant que la rupture avec l’Eglise vieille-catholique de Hollande se consomme, les Théosophes s’empressent d’agir en insistant auprès de l’abbé Louis Winnaert afin qu’il devienne leur évêque.

Dès qu’il a touché le sol français, Eugraph est attiré en premier lieu par la découverte des hauts lieux des Saints locaux.

« Laissez les morts enterrer les morts », cherchez les Vivants ; les Saints et les sanctuaires de la Vierge sont pour moi, écrit-il, les Vivants et les lieux des Vivants. Par contre, les cercles de jeunes que je fréquente me paraissent des cercles de morts.

J’aspire après la sainte France qui devait faire pendant à la sainte Russie. C’est la période où je vis surtout sur le plan que l’on qualifie de « surnaturel » ou « invisible », plus concret pour moi que le visible, autant le plan des Anges et des Saints que des démons. De ces derniers, je parlerai plus tard.

Il est nécessaire, pour bien comprendre ma mentalité, de connaître la psychologie de la culture russe et sa dualité. Deux tendances se sont fait jour dans la civilisation russe : les « occidentalistes » et les « slavophiles ».

Les premiers étaient dans l’admiration de l’Occident, les seconds voyaient en l’Occident le danger romain, le danger laïc, le danger athée et recherchaient les valeurs spirituelles dans leur propre culture russe. En général, paradoxalement, les « occidentalistes » étaient très russes et les « slavophiles » de véritables Européens, parlant toutes les langues.

Je détestais le complexe occidental et la Russie des « slavophiles » m’étouffait, bien que reconnaissant la profondeur de leur vision.

Dieu m’ayant placé en France, je voulais avec la découverte de la sainteté orthodoxe de France donner un coup mortel à ces deux tendances, dire aux « occidentaux », chercheurs surtout de l’idée du progrès en Occident : non, l’Occident est un pays de sainteté, et aux « slavophiles » prouver qu’il n’y a pas que la Sainte Russie, mais aussi la Sainte France. Il faut ajouter que les « occidentaux » méprisaient l’Orthodoxie et que les « slavophiles » la confondaient avec l’expérience russe.

Enfin, sans les Saints locaux, sans les lieux saints, je ne pouvais respirer. Ils m’étaient aussi nécessaires que l’air et le soleil. » (Ma vie)

NOTRE-DAME DE LAGHET

« Quelques mois après notre arrivée à Nice, nous découvrions notre premier Saint : Saint Pons de Cimiez. Je peignis son icône en style baroque afin qu’elle ne puisse me rappeler en rien le style russe. D’autres Saints suivirent, ceux des îles Lérins, Sainte Réparate, etc. Durant le premier été, nous commençâmes de nombreux pèlerinages à Notre-Dame de Laghet. Nous partions au lever du soleil de Beaulieu, à pied, par petits groupes et nous redescendions le soir par la Turbie ou Monaco, prenant le tramway pour le retour.

Je puis dire que ma jeunesse s’est passée en pèlerinages et découvertes de la sainteté. Le pèlerinage est chose merveilleuse, le moindre signe sur la route est un langage du ciel.

Chaque pèlerinage à Notre-Dame de Laghet m’apportait sa signification, et voici le premier miracle : je longe à Menton un pont, allant à la rencontre de ma mère. La balustrade de ce pont étant en réparation, je fais un faux pas et tombe d’une hauteur de trois étages environ. Dans mon esprit sont gravés les ex-votos de NotreDame de Laghet, représentant des personnes tombant de hauteurs. Je n’ai pas le temps de prononcer une prière, mais une courte phrase me traverse : Voilà le cas pour Notre-Dame ! Aussitôt, je me sens soutenu par les coudes et parviens à dix centimètres du sol. Je descends si lentement que mes pieds eux-mêmes ne ressentent pas le choc de la terre. Je suis indemne, mes poches seulement sont remplies de sable et de petits cailloux. Je remonte par l’escalier ; ma mère que je rejoins à la gare, s’étonne de ma pâleur.

Toute ma vie, Notre-Dame de Laghet s’est manifestée à moi en diverses circonstances. Ce n’est que quarante ans plus tard qu’il m’a été possible de lui dédier une chapelle. » (Ma vie)

Ce fut la chapelle de Nice (3, rue Fodéré) où Mgr Jean de Saint-Denis peignit l’entrée du monde transfiguré, tel qu’il l’imaginait la Vierge à droite du Christ, saint Jean Baptiste à gauche, les Apôtres, les Saints de la région et des arbres en fleurs.

Il appuyait toujours les événements de son existence sur les pèlerinages. Dans les périodes difficiles, il se rendait aux sanctuaires de la Vierge et lui demandait conseil. Nous en relaterons quelques-uns au cours de notre récit. Il se dessina lui-même, soutenu dans sa chute par la Souveraine des cieux, et fit porter son ex-voto à Notre-Dame de Laghet afin qu’il soit accroché parmi les autres en remerciement.

« Le phénomène le plus puissant de cette époque de ma vie survint dans un village de pêcheurs, à Cros-de-Cagnes. Les pêcheurs avaient étalé leurs filets mouillés au soleil. Soudain, le spectacle de ces filets me plongea dans un état mystérieux, je fus saisi par une beauté et une présence symbolique en ces filets. Je me sentais troublé et ravi : révélation des objets évangéliques. » (Ma vie)

SAINTE RADEGONDE

« Plusieurs années plus tard eut lieu mon premier pèlerinage à Sainte Radegonde. Mon ami, W. Lossky demeurait à Montmorency. Comme il partageait pleinement ma recherche des lieux saints, il m’avertit qu’il existait non loin de Montmorency une source de Sainte Radegonde auprès des ruines d’un monastère. Nous partîmes à quatre heures du matin.

Après une heure de marche, je cueillis quatre fleurs bleues et les mis à nos boutonnières en disant : « Nous sommes les chevaliers de Sainte Radegonde ! » A peine avais-je prononcé son nom que nous nous aperçûmes que la route était barrée. Nous décidâmes d’escalader la barrière. Non loin de là, s’élevait une tour de vieux château où vivait une vieille sorcière. Nous lui demandâmes le chemin de la source. Elle ricana.

– Pourquoi voulez-vous voir sainte Radegonde ? Je suis plus forte qu’elle. Je suis le disciple du Bon Samaritain, je vous veux du bien, vous êtes des « scientifiques », vous devez avoir une foi scientifique, vous m’êtes sympathiques ; la source n’est rien, mais si vous me procurez un collier de diamants, je vous donnerai l’immortalité.

Et elle ricanait. Je priais intérieurement et je vis derrière elle une immense ombre en forme de corbeau. Après un certain temps, elle me dit tout à coup

– Tant pis ! Allez-y.

Et elle nous indiqua une fausse route.

Nous nous enfonçâmes dans la forêt et entendîmes un bruit de bûcherons, mais ils ne pouvaient rien nous apprendre. Nous arrivons enfin à un petit mont chauve : cinq routes dans cinq directions. Laquelle prendre ? Nous chantons :

« Que Dieu se lève et ses ennemis seront dispersés ! »

Nous trouvons au milieu de la place un tronc d’arbre avec un trou au centre. L’un de nous fait une croix avec deux branches et la plante dans le trou. Nous continuons à chanter : « Que Dieu se lève et ses ennemis seront dispersés ! » et nous nous engageons sur une route, au hasard.

Quelques minutes plus tard, nous sommes à la source de sainte Radegonde. Elle est limpide, claire, près des ruines d’un monastère.

Une grande paix-joie nous envahit, et lorsque Wladimir Lossky dit :

« Pour revenir aux sources, il faut traverser les obstacles », je sens que quelque chose de nouveau va se déclencher… puis, pendant des années j’oublie ce pèlerinage.

Vers 1927/1928, je me trouve à Nantes pour organiser une paroisse française. On me parle des admirables fresques du baptistère de Poitiers. Cela m’intéresse esthétiquement, mais je désire surtout retrouver l’iconographie occidentale, méconnue et peu appréciée. Le succès des fresques n’est apparu que beaucoup plus tard. Le train de Nantes à Poitiers partant à 4 heures du matin, mes hôtes s’inquiètent, persuadés que je ne me réveillerai point à temps. Je me souviens seulement que j’étais dans le train démarrant pour Poitiers.

Arrivé à Poitiers – nullement en esprit de prière – je déjeune copieusement. J’admire le baptistère et le gardien me conseille de voir aussi les fresques de sainte Radegonde, celles de saint Hilaire n’étant pas encore mises à jour. Je trouve les fresques de sainte Radegonde inférieures à celles du baptistère et je m’apprête à quitter l’église. Chose curieuse ! Moi qui chéris tant les Saints de France, je ne pense pas à sainte Radegonde mais aux fresques seulement. Combien l’être humain est instable ! Il vit par à-coups, je suis soudain un esthète religieux.

Je distingue alors une crypte sous l’autel et dans cette crypte une statue – de la Vierge, pensais-je – et des cierges allumés. Je décide de mettre un cierge et de faire une courte prière à la Vierge.

A peine ai-je descendu trois marches que je suis cloué au sol.

Immédiatement, le monde change, je fais un saut sur un autre plan. Je prie et je vois une ombre qui se détache de moi et me quitte par les pieds. Je descends aisément les dernières marches. Je discerne que la statue est celle de sainte Radegonde ; je me souviens alors de notre pèlerinage à sa source et, derrière la statue, j’aperçois son tombeau posé sur deux pierres, comme un dolmen. Dans la crypte une vieille femme murmure des prières, un vieillard égrène un chapelet.

Je n’ai même pas le temps de prier sainte Radegonde, j’entends un ordre impératif : passe sous le tombeau. Une série d’arguments contre me vient à l’esprit : cela ne se fait pas, les gens seront choqués, que penseront-ils ? etc. Je supplie presque Radegonde de me libérer de cet ordre qui me semble trop difficile. L’ordre est encore plus impérieux. Je cède et me glisse sous le tombeau.

… Il arrive quelque chose d’indescriptible. Une telle joie me saisit qu’il me paraît que je ne pourrai la supporter. Tout mon corps est pénétré d’une lumière, d’une douceur… et, en quelques secondes, elle me parle.

Quand je sors de l’église, je vais rapidement dans un petit café en face pour me libérer de cette joie béatifique qui m’étouffe. J’écris des pages et des pages, avec le souci de ne rien oublier de ce qu’elle m’a dit.

Elle m’a tracé ma vie. » (Ma vie)

Sur notre demande, Mgr Jean avait cherché « ces pages et ces pages » qui renferment le plan, le cheminement de la renaissance de l’Orthodoxie occidentale et l’ordre du ciel à l’adolescent Eugraph d’accomplir la mission de rendre l’Orthodoxie à la France ; il n’a jamais pu les retrouver ; après son départ terrestre, nous les avons cherchées, nous aussi, elles ont disparu. Il est probable qu’il fallait que cet entretien définitif d’une âme avec son Dieu demeurât enveloppé de silence céleste.

« Je sais que cet homme, – avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, – fut ravi jusqu’au paradis et entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de rendre. » (II Cor. 12, 3-4).

Eugraph accepte la volonté divine. De cet instant il devient l’homme lige de sainte Radegonde, le pionnier de l’Orthodoxie en France. Lorsqu’il nous parlait – très rarement – de ces minutes qui le saisirent, son regard changeait et une profondeur sans fin montait derrière ses prunelles.

Cependant, il nous a été permis de découvrir une page hâtivement tracée, à peine lisible, de sa rencontre avec la grande reine de France

« Les premiers tremblements de joie et de peur, j’ai senti dans mon âme.

En descendant, je me suis arrêté et j’ai regardé avec adoration la statue de la Sainte Vierge et j’entends la voix

– Pourquoi es-tu venu nous tourmenter ? Pourquoi es-tu venu ici-même ? (trois fois).

Je suis stupéfait un moment parce que j’ai pensé que c’était la voix de la Sainte Vierge ; après j’ai ri. Comment ai-je pu penser que c’était la voix de la Sainte Vierge. En réfléchissant, je me dis que ce ne pouvait être cela. Mais tout en disant : non, je sentais que je ne le croyais pas, que je pensais tout de même que c’était peut-être Sa voix. Alors, (à celui que est sans réserve, tout à fait nécessaire à la vie spirituelle), je demandai à saint Séraphin ? Et lui :

– Comment, n’as-tu pas reconnu la voix du Démon.

Et je reconnus les paroles que l’évangile dit au possédé, et je vis sa haine, et tout devint noir.

Cet ennemi, survaincu, grâce à saint Séraphin, je remarquai que ce n’était pas la Vierge immaculée qui attire le monde, mais sainte Radegonde et je remarquai son tombeau.

Je descendis.

Quelle joie j’ai ressenti.

J’approche du tombeau, et la voix, mélange de sentiment, de joie, de soumission, de royauté et d’humilité, semblable à celle qui répond à un enfant posant sa tête sur la jupe de sa mère, me dit – comme une soeur à un frère bien-aimé mais où la sœur est supérieure en pureté (il n’y a pas de comparaison) – me dit de coller mon oreille au tombeau.

Et j’entendis…

Merci, merci, ô voix douce, et combien douce et avec humiliation, moi

– Je veux, je veux que la France devienne orthodoxe.

Je ne le disais pas ; mon cœur, uni à la raison, criait sans parole. Je faisais seulement avec les mains les gestes de prière (sans croix, la croix c’est la lutte) que je ne pouvais retenir.

Je caresse le tombeau, et je deviens si faible que je dois me tenir aux cierges ; comme un homme frappé, je dormis sur place, près du tombeau.

Je devais m’appuyer au mur, mais lorsque ce fut passé, je ne pouvais plus rester loin de la tombe, et je revenais la baiser et la caresser (avec soumission), joie, paix qui n’est pas de ce monde et amour… Il n’y a pas de mots.

En écrivant, je suis plein de grâce, et même dans la mémoire, en remontant, je sens la filiation du royaume de Dieu.

Je me retourne pour jeter un dernier regard et elle, sans paroles, me commande de retourner et de toucher le tombeau, et je remonte.

En remontant, je sens les forces pour marcher, je suis un peu affaibli mais tranquille. L’agitation du cœur est passée. Je ne voulais pas me séparer, garder la grâce ! »

Le futur évêque de Saint-Denis a reçu en cette église quasi abandonnée de la vieille France, la force qui l’accompagna jusqu’à « sa naissance au ciel », mais cette force se nourrit de joie et de souffrance et il écrira dans son « Commentaire sur Ezéchiel »

« L’Amour divin est sans hypocrisie, si exact, si juste qu’il n’hésite pas à humilier ses propres serviteurs afin de rendre leur amour authentique. Et alors naît le dialogue entre l’amour de Dieu et le nôtre. » (P.O., n° 15, 1971)

Quelques années plus tard, déjà archiprêtre, il est toujours hanté par le désir de raviver, si l’on peut dire, la Sainte France comme si, prenant une icône salie et voilée par le temps et l’oubli, il la nettoyait et faisait jaillir les formes et les couleurs.

Il établit un plan de la

« SANCTIFICATION DE PARIS »

I. Chaque arrondissement de Paris aura son Patron céleste une icône sera exécutée par l’atelier des iconographes pour chaque arrondissement, et le jour du saint Patron, auront lieu une réunion du quartier et la Divine Liturgie dans le quartier même.

II. Un habitant orthodoxe français de chaque quartier sera choisi pour être sous-diacre ou frère portier du quartier. Il recevra une bénédiction pour ses fonctions.

III. Sa mission sera :

1 – de représenter l’Eglise orthodoxe de France dans le quartier,

2 – de garder l’icône du quartier,

3 – de réunir autour de lui les fidèles du quartier,

4 – de prier pour les habitants du quartier, et garder un diptyque ainsi que les insignes du quartier, et de les offrir pendant la liturgie dominicale, et la Divine Liturgie à laquelle il invitera les personnes du quartier susceptibles de participer à la fête,

5 – de veiller à ce que le jour du saint Patron du quartier, ait lieu une réunion chez lui ou en un lieu convenable selon son initiative,

6 – à la réunion annuelle de la paroisse de Paris, de représenter les intérêts de son quartier et faire le rapport de sa vie,

7 – d’entrer en contact avec la Mairie afin de présenter les intérêts des Orthodoxes de son quartier,

8 – de chercher dans son quartier des collaborateurs pouvant l’aider. »

Les notes s’arrêtent là et se terminent par un dessin représentant un homme du Moyen-Age. Nous savons aussi que l’archiprêtre Eugraph désirait vivement faire exécuter une carte de France où, aux places des grandes villes, se dresseraient les images des Saints qui les illustrèrent.

SAINTE GENEVIEVE DE PARIS

« J’oblige mes camarades à dresser la liste des Saints de France, sans oublier pour autant les Saints russes. Je prends connaissance d’un livre de Posselianine : « Les Justes russes des XVIIIe et XIXe siècles », recueil de vies de Saints russes non encore canonisés, une soixantaine de noms et biographies. Universalité et continuité de la sainteté dans l’Eglise, tel est mon sujet. Je suis choqué de ce que la puissance de l’esprit des Actes des Apôtres ne soit pas mise en valeur à travers les siècles, dans tous les pays. Je réclame la Pentecôte perpétuelle. J’écris en slavon une dizaine de cahiers de « Propres » pour les Saints non encore canonisés. [Nous ne les avons pas retrouvés].

En automne 1920, dès notre arrivée à Paris, ma première préoccupation est de restaurer le culte de sainte Geneviève, absente du calendrier oriental. Je rencontre une résistance passive. L’archevêque Euloge[26] accepte que l’on célèbre la liturgie pour elle, mais à l’opinion publique il répond : « Que voulez-vous, je ne sais pas, c’est Eugraph qui a inventé cela. » Il faudra des années et des années pour parvenir à imposer les Saints les plus connus de France à la piété de l’émigration russe.

Un jour, dans les années 30, un pieux ingénieur Viatcheslav Tchistiakov, me demande avec une certaine gêne de lui faire une icône de sainte Geneviève et me dit : « J’espère que vous n’en serez pas étonné et que vous ne me le refuserez pas ? » Je suis, au contraire, enchanté et je lui demande la raison de cette commande ?

Voici son récit : « Ma femme étant gravement malade, eut le rêve suivant : elle entrait dans une grotte et dans une niche de cette grotte se tenait une Sainte aux pieds de laquelle se trouvait un livre ouvert. La Sainte lui dit : « Je suis Geneviève, Madame de Paris. Pourquoi les Russes qui sont venus chez moi ne m’honorent-ils point et ne me demandent-ils pas de les protéger ? L’attitude des Orthodoxes venus dans mon pays m’afflige beaucoup. Tu seras guérie sans que tu me le demandes, mais attention, si vous ne me priez pas, vous perdrez votre foi. Je veux être honorée dans toutes les églises orthodoxes de Paris et des environs. Vos morts qui seront déposés en terre de France, seront inscrits dans mon cœur, et je porterai leurs noms vers le trône du Très-Haut. »

Geneviève se pencha et donna le livre à ma femme qui sortit par une porte, à droite de Geneviève. Elle marcha longtemps et arriva à une gare sur laquelle était écrit : Saint-Michel. Elle s’assit, prit le livre et lut : « La vie de sainte Geneviève. » Elle commençait à poursuivre sa lecture lorsqu’elle se réveilla. Elle était guérie et me raconta son rêve.

Je fus profondément surpris, car j’ignorais totalement l’existence de sainte Geneviève de Paris. Paris était pour moi un lieu d’élégance, de distraction, de plaisirs et non de sainteté. Tout ce qui était saint, c’était la Russie et point la France. Je me mis à la recherche de sainte Geneviève. Mes amis russes m’apprirent qu’il y avait une Maison russe de vieillards[27] à Sainte-Geneviève-des-Bois. « Allez là-bas vous renseigner » me conseillèrent-ils. Ils ignoraient la présence du tombeau de Geneviève de Paris. Je partis donc avec ma femme, mais entre la gare et la Maison de vieillards, nous trouvâmes la grotte et ma femme manqua perdre connaissance c’était la grotte de son rêve. Détail curieux : la main droite de sainte Geneviève, tenant un petit livre, s’était détachée et tombée à ses pieds. Près de la statue, la même porte verrouillée. Très émus, nous nous promenâmes, nous avions perdu la route et au lieu d’arriver à Sainte-Geneviève-des-Bois, nous aboutîmes à la gare de Saint-Michel-sur-Orge. Peu de temps après, nous découvrions le tombeau de sainte Geneviève à Saint-Etienne-du-Mont, à Paris.

Notre vie est complètement changée. Paris, ses environs, la France se sont transfigurés et la France est devenue un pays de Saints. Je choisis exprès, lorsque je vais en métro, de descendre aux stations : Saint-Placide, Saint-Michel, la Trinité, afin de goûter à la sainteté de Paris. »

Sa femme guérie, lui, par contre, tomba malade mais cette maladie qui dura plusieurs années le transforma complètement. De caractère irritable, égoïste, coureur, il devint un homme doux, humble, rayonnant.

Je fis aussitôt l’icône et il l’offrit à l’église russe des Trois Docteurs. Je représentai Geneviève avec une gerbe de blé attachée à sa crosse. Tchistiakov commanda alors un service pour sainte Geneviève. Le clergé le célébra, mais un vieil archiprêtre protesta : « Où allons-nous ! On nous impose une Française avec un parapluie. » (Ma vie)

CHAPITRE VI
LE TENTATEUR

« Il est la première des œuvres de Dieu ; Celui qui l’a fait l’a pourvu d’un glaive Il se couche sous les lotus,

Au milieu des roseaux et des marécages ; Les lotus le couvrent de leur ombre, Les saules du torrent l’environnent, Voici, on est trompé dans son attente,

A son seul aspect, n’est-on pas terrassé ? » (Job 40, 14, 16, 17, 28)

« Quand il se lève, les plus vaillants ont peur, Et l’épouvante les fait fuir ». (Job 41, 16)

L’OMBRE DES LOTUS

Sous l’ombre des lotus, ces fleurs de prière, se lève le Tentateur.

Un groupe de théosophes sincères, Occidentaux naïfs, amoureux de méditations pouvant les soulever de terre, restés chrétiens dans le fond de leurs âmes, entourent avec empressement l’abbé Louis Winnaert et lui demandent de devenir leur évêque. Il accepte.

Comment est-il parvenu à cette décision ? Il a longtemps hésité. Mais que faire ? Le protestantisme n’est pas le port ; l’anglicanisme ne lui offre qu’une petite porte « anglaise » ; la collaboration avec l’Eglise d’Utrecht est terminée. D’autre part, l’épiscopat avec la succession apostolique renferme la possibilité d’une « Eglise ». Sans évêque, point d’Eglise. On peut alors réaliser une paroisse isolée ? S’il peut fonder une Eglise modeste, en accord avec sa conscience et toutes celles qui n’osent pas parler et demeurent dans l’ombre, peut-être aura-t-il fait ce que Dieu lui réclame ? Ses amis lui affirment que le but de l’Eglise est d’apporter le Christ aux milieux spiritualistes. N’est-ce point là l’héritage de saint Thomas, apôtre des Indes, une ouverture sur ce continent profondément spirituel? Il redoute l’apparence même d’un désir de grandeur, ce qui peut provoquer le scandale ; il se demande avec angoisse comment le seul fait d’avoir voulu penser et sentir loyalement sa foi l’a jeté en cette situation. Partir seul sur une barque, être seul pour mener son troupeau… En dehors des Eglises historiques, il ne peut être que seul. Il prie, il hésite longtemps. Les amis théosophes insistent de plus en plus, l’avenir lui apparaît combatif, pénible certes, mais fécond. C’est un champ couvert de buissons indisciplinés et fleuris, c’est le seuil de la forêt à laquelle il faut apprendre à nommer le Christ.

Et le 18 mars 1922, Mgr Wedgwood écrit à l’abbé Winnaert, élu évêque par son groupe de fidèles :

« Monseigneur,… Ayant une entière confiance en votre bon jugement et ayant eu déjà d’amples preuves de votre grand dévouement et zèle, je ne désire imposer aucune condition et vous laisserai en pleine liberté d’action.

J’espère que l’Eglise libre-catholique de France, quoique indépendante, conservera des relations les cordiales avec la « Liberal Catholic Church ». (Q.V.I.W., ch. VII, VIII)

Le 22 mars 1922, il est sacré évêque dans l’Eglise libérale du Saint-Esprit, à Londres. Il est transporté sur un plan qu’il ignore absolument : son éducation rigoureusement romaine et classique a passé outre (peut-être parce qu’elle ne les connaissait point) ces domaines étranges, « christiques » selon une pénible expression moderne, et, la veille de sa consécration, au cours d’une promenade avec son hôte, un prêtre anglais de l’Eglise libérale, il a la surprise d’entendre ce dernier s’exclamer :

« Monseigneur, quel privilège est le vôtre, demain vous serez mis en rapport direct avec les Maîtres ». L’évêque élu pense que son interlocuteur qui parle difficilement le français s’est mal exprimé et il le reprend doucement : « Vous voulez dire : le Maître ». Mais l’autre proteste, précise, il s’agit bien des Maîtres.

Sitôt de retour, Louis Winnaert interroge la femme du prêtre qui possède un excellent français. Elle lui répond qu’il ne faut pas prêter attention aux opinions de son mari, parfois un peu bizarre. Il pose pourtant la même question à Mgr Wedgwood qui lui cache qu’il est lui-même théosophe et lui répond dans le même sens. L’évêque élu est soulagé.

A Paris, ses fidèles amis l’accueillent avec enthousiasme et il a le bonheur de se voir confier une chapelle baptiste inoccupée au 72 rue de Sèvres. Il la nomme : église de l’Ascension. Il peut à nouveau déployer tout son amour pour la Liturgie de son Seigneur.

Peu de temps après, il rend visite à trois de ses fidèles qui, sans qu’il le sache, occupent des places éminentes dans la Société de Théosophie. Il leur raconte l’anecdote. Bouleversés, ils le mettent au courant des doctrines secrètes de la Théosophie sur lesquelles on avait soigneusement jeté le voile de la « connaissance de l’Orient ». Déchiré par l’angoisse, il demande à nouveau des explications, Mgr Wedgwood le rassure mais il étudie, il analyse attentivement cette « forêt de Brocéliande » où il fut conduit et le 30 juillet 1924, il écrit à son évêque consécrateur, Mgr Wedgwood :

« Je n’aurais jamais accepté la consécration épiscopale de pareille source si j’avais pu soupçonner toute la mystique secrète qui existait derrière l’Eglise libérale ; je tiens à souligner le fait qu’on m’a laissé ignorer totalement sous quelles influences occultes elle avait été fondée et par qui elle se prétendait orientée… En fait il s’agissait de glisser sous des étiquettes chrétiennes des idées totalement étrangères au christianisme, quand elles ne lui sont pas opposées. Malgré mes sentiments de sympathie pour les personnes, je ne puis me faire complice, même d’une façon lointaine, de pareille entreprise. »

Il précise son enseignement, jour après jour, à son petit groupe :

« Il faut ouvrir bien large notre esprit et notre cœur pour recevoir l’universel enseignement de Dieu, parlant, suivant la parole de l’épître aux Hébreux, « de bien des manières », le Christ parlant de bien des manières, le Christ pénétrant les intelligences et les cœurs de Sa vérité, se trouvant au fond de toutes les vérités partielles… Une Eglise comme la nôtre doit avoir une foi assez profonde dans la tradition qu’elle représente pour savoir que rien ne pourra amoindrir véritablement le trésor des Pères mais que tout peut et doit l’enrichir et la fortifier. » (Q.V.I.W., ch. XI)

Il rompt avec l’Eglise libérale. Il la quitte très meurtri, mais « enrichi et fortifié » par l’épreuve. Il a connu ce pays si étranger aux prêtres romains de l’époque, des horizons « neufs » se sont ouverts devant lui ; il prie ardemment, il approfondit sans répit les premiers siècles du christianisme, mais il est seul dans l’application de sa pensée. Il cherche, comme il le disait lui-même, l’Eglise qui, à l’image du Seigneur, « récapitule ».

Le père du mensonge ne s’était pas avisé que sa proie avait été sacrée dans l’église du Saint-Esprit et que ce pénible épiscopat deviendrait le fondement d’une Eglise historique.

L’ENFER INTÉRIEUR

Le démon attaque plus particulièrement les deux hommes à la même période. Cependant qu’il est venu vers l’abbé Louis Winnaert de l’« extérieur », prenant le visage de I’Eglise, il surprend l’adolescent Eugraph de l’« intérieur » et se montre tel qu’il est :

« Depuis mon enfance, le démon m’a attaqué. Ce qui aggravait la situation, c’était l’imprudence que nous, les trois frères, avions commis en cette époque de spiritisme. Les expériences spirites déclenchèrent des forces sous ciel. Mais les attaques démoniaques fie sont rien auprès de ce que l’on peut appeler « l’état d’enfer » qui dura chez moi de quatorze à vingt-deux ans, c’est-à-dire en Russie, puis avec accentuation dès mon arrivée en France. Personne de l’extérieur ne connut mon état d’âme. Celui qui ne l’a pas vécu, ne peut comprendre.

La première vague d’angoisse me surprit lorsque je voulus défendre le dogme du Saint-Esprit. Je ne voulais pas accepter le Saint-Esprit comme une colombe placée entre la bouche du Père et celle du Fils. Les explications qu’on me donnait me semblaient insuffisantes, diminuant la souveraineté de l’Esprit. J’étais profondément inquiet, surtout que la voix intérieure me chuchotait : on doit croire mais sans comprendre, le Saint-Esprit est une question qu’il ne faut pas toucher. Plus j’essayais de donner une place prépondérante à l’Esprit dans l’Eglise, et plus une force étrange me troublait. Après quelques années cette étrange voix trouva un argument majeur : les péchés contre le Fils seront pardonnés mais ceux contre l’Esprit ne seront pas pardonnés ; tu as commis un péché contre le Saint-Esprit, tu es définitivement perdu ; nul ne pourra te libérer, même pas le Sang du Christ.

C’est à la même époque que je découvrais le « Filioque ».

Quelqu’un voulut m’expliquer la Trinité et me dit que l’Esprit était l’amour entre le Père et le Fils. Je ne pus supporter cette idée et, resté seul, je criai : « L’amour est au milieu d’Eux, ils s’aiment tous les Trois. » Et je perdis connaissance.

Aux bouffées d’angoisse froide qui m’avaient déjà traversé, succéda l’impression lorsque « l’autre » entra et ne me quitta plus qu’il ne m’abandonnerait jamais. Impossible de décrire.

Je perdis la notion du bien et du mal, je ne savais plus où aller, à droite? à gauche? Je me sentais comme un corbeau parmi des colombes. Plus je questionnais le ciel et plus je m’embrouillais ; plus je priais et plus la souffrance d’angoisse augmentait. Je désirais que l’on me dirige, je voulais obéir à quelqu’un car je ne pouvais rien de moi-même. Je ne trouvais personne, ne serait-ce que pour m’expliquer ce qui se passait en mon âme. J’étais écrasé, anéanti.

J’avais envie de voir Alexis Tsvetkov, mon unique ami de Nice, qui m’avait aidé et pourtant quand je l’approchais l’angoisse me reprenait plus fortement. Ma situation se compliquait du fait que je n’avais plus de visions célestes mais des visions diaboliques. Pis, les visions pseudo célestes glissaient en visions diaboliques pour brouiller les cartes.

Un jour, en état de quête d’un guide spirituel, un curieux sommeil tomba sur moi. J’eus un songe qui me parut paradisiaque un paysage rayonnant et printanier de Russie. Je prends un sentier, j’approche d’un monastère aux coupoles toutes brillantes de soleil. Dans la cour, se promènent des moines. Sur un balcon de bois, est assis de profil le célèbre starets Ambroise d’Optina. Je suis heureux car je peux lui demander conseil, lui poser des questions. Mais je ne sais pourquoi, je fais un signe de croix sur le monastère et le starets assis. A cet instant, changement terrifiant ! Tout devient gris-noir, le starets prend une figure grimaçante, horrible, les faux moines font une sarabande aussi ridicule qu’abjecte autour de moi, coiffés de tuyaux de cheminée, d’où sort de la fumée et d’autres chapeaux bizarroïdes.

La vision la plus terrifiante où j’éprouvais pour la première et seule fois des sueurs froides eut lieu à Meudon. Il est nuit, je me réveille, et je vois que d’une porte à l’autre se glissent des prêtres que je reconnais (de très braves gens) mais que je reconnais comme des démons ayant pris leurs formes. Je ferme les yeux en priant afin d’écarter cette vision pénible. Je m’endors. Je me réveille et je sens à travers mes paupières que le soleil frappe dans la chambre. Je suis soulagé car le soleil chasse les fantômes de la nuit. Je ne prie même pas, certain que tout est fini. Enfin, j’ouvre les yeux et j’aperçois Satan au pied de- mon lit : beaux yeux noirs, beauté difficile à décrire. Dans son regard, mélancolie et désespoir tendre, ses ailes, pliées, sont noires aussi. J’ai des sueurs froides. Ce fut la plus grande terreur de ma vie, une beauté épouvantable ! Quelques secondes après, il disparut.

Une autre fois, comme j’étais dans le train pour Brunoy, les ‘démons’ ouvrirent la portière du compartiment où j’étais seul, me tirant pour me jeter dehors. Je m’accroche à. la poignée de la portière – je suis déjà sur la marche et c’est ainsi suspendu que j’arrive à Brunoy.

Ces visions et tant d’autres ne sont rien en regard de l’état d’enfer, expérimental mais non descriptible. Ce qui est curieux, c’est que personne ne se rendit compte de mes tortures. Au contraire, j’eus la possibilité de consoler nombre de gens beaucoup plus âgés que moi.

Je dois dire que ce qui augmentait certainement ma douleur, c’est que je ne voulais-‘ pas accepter la souffrance pour le salut. Je voulais que les hommes entrent directement dans la Résurrection.

Ma longue expérience se termina ainsi

Ayant consenti intérieurement à entrer dans la Résurrection par la Croix, je me prosternais devant les icônes en signe d’acceptation. Un jour en me relevant, une croix m’apparut au milieu des icônes (j’étais à Meudon dans ma maison) ; c’était le premier pas vers la libération. Le deuxième, plus décisif, se produisit dans l’Église de Menton. Je priais saint Séraphin de Sarov, voulant me libérer de cet état. Une voix intérieure me dit : « Si tu obéis aveuglément, jusqu’au moindre détail, tu seras libéré. » Certes, j’acceptai de tout mon cœur ! A titre d’épreuve, on m’ordonna de me placer au centre de l’église pour prier. Ce simple geste m’apparut d’une extrême difficulté : j’obéis quand même. Je reçus ensuite l’ordre encore plus « absurde » de commander à une dame que je ne connaissais que de vue une manche en soie blanche que je porterais un certain temps au bras droit, sous la chemise. Je me rendis chez cette dame, elle accepta de faire cette manche comme si cela était tout naturel. Après cet ordre étrange, je vécus plusieurs semaines dans l’euphorie, chacun de mes gestes soumis à la volonté de saint Séraphin. C’était le début de la libération et l’état d’enfer disparut imperceptiblement et progressivement.

En réalité, si j’analyse, cet « absurde » avait tué la racine de mon « moi ». (Ma vie)

Il écrivit alors un exorcisme personnel d’une violente puissance que nous n’avons communiqué qu’aux prêtres.

Un point commun unit l’évêque Irénée Louis-Charles Winnaert et le jeune homme Eugraph. Tous deux sont tendus vers la. Résurrection et dans leur tendresse pour les hommes, ils voudraient leur éviter le plus possible la souffrance. Louis, lorsqu’il était enfant, priait Dieu le soir, même pour le démon dont il avait pitié ; tous deux, le futur Irénée et le futur Jean de Saint-Denis, répétaient fréquemment les paroles du divin Paul : « Dieu sera Tout en tous ».

Le mystère de la souffrance qui purifie le mystère de l’iniquité les emporta dans son tourbillon, tout en les illuminant de joie reconquise.

« Le diable n’a pas l’effort persévérant : il cède, d’ordinaire, au vrai courage et, sans cesser de jalouser, il redoute d’insister, car il lui déplaît d’être trop souvent vaincu. (Traité sur l’Evangile de saint Luc, par saint Ambroise de Milan. IV, 36)

CHAPITRE VII
LA CONFRÉRIE DE SAINT-PHOTIUS

Saint Augustin de Canterbury à Grégoire le Grand :

Pourquoi existe-t-il une seule foi et les constitutions des Eglises si différentes, et un autre rite de messe dans l’Eglise Romaine et dans les Eglises des Gaules ?

Réponse du bienheureux pape Grégoire le Grand (septembre 602) :

Ta fraternité (toi frère) connaît la constitution (l’usage de l’Eglise romaine dont tu te souviens (dans laquelle tu te gardes). Mais il me plaît (je désire) que tu puisses choisir ce que tu trouves ou bien dans celle de Rome, ou celle des Gaules, ou dans une autre Eglise qui puisse le mieux plaire au Dieu tout-puissant. Dans l’Eglise des Anglais qui est nouvellement confirmée (instituée) dans la foi, tu peux introduire ce que tu auras pris de plusieurs Eglises, parce que ce ne sont pas les lieux qui nous sont donnés pour les choses mais les choses pour les différents lieux. Choisis dans – les différentes Eglises ce qui est pieux, ce qui est religieux, ce qui est juste, eu faisant un codex offre aux Anglais ce qui convient à leur esprit et à leur a usage ». (Patrologie latine, vol. 77 (Migne), page 1186/1187)

La Confrérie de Saint-Photius[28] a profondément marqué la jeunesse du futur Jean de Saint-Denis. Elle soutient, révèle son action et son influence grandissante sur ses camarades, lui permettant de déboucher sur le plan universel de l’Orthodoxie. Elle est son premier tremplin. Nous ramassons dans ce chapitre, parmi des documents incomplets, l’histoire de la Confrérie, afin de donner à l’Orthodoxe occidental une vision de ce que furent son élan propice, son apogée et son anémie qui devait la faire aboutir à sa disparition. Certaines organisations sont des messagers qui se retirent lorsque le message est remis.

Voici son MANIFESTE, tel que ce groupe de jeunes théologiens le formula :

« Nous proclamons et confessons que l’Eglise Orthodoxe est la seule, la vraie Eglise du Christ ; Qu’elle n’est pas seulement orientale, mais qu’elle est l’Eglise de tous les peuples de la terre, de l’Orient, de l’Occident, du Nord et du Sud ;

Que chaque peuple, chaque nation a son droit personnel dans l’Eglise Orthodoxe, sa constitution canonique autocéphale, la sauvegarde de ses coutumes, ses rites, sa langue liturgique. Unies dans les dogmes et dans les principes canoniques, les Eglises épousent le peuple du lieu

Nous nous opposons et nous condamnons toute tentative :

1) de limiter l’Eglise Orthodoxe,

2) de séparer les Eglises les unes des autres,

3) de soumettre une Eglise à une autre Eglise plus puissante. Nous confessons l’unité dans la multiplicité et la liberté, au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

Eugraph a vingt ans. Secoué par la plus forte révolution du vingtième siècle, projeté dans l’exil, il entame le chemin de sa vie sacerdotale avant la prêtrise. Il étudie amoureusement l’Occident pour y retrouver la tradition orthodoxe. Il se battra contre ses « confrères » photiens, ses amis, plus tard contre ses collègues prêtres, contre les étroites mentalités, afin d’y parvenir. Son humilité lorsqu’il s’agit de lui-même, touche le complexe d’infériorité (il nous disait souvent : « Que suis-je devant Dieu ? Un clochard ! »), mais lorsqu’il s’agit de la pensée il affirme souverainement, presque suivant une mathématique divine – si l’on peut ainsi parler.

La Confrérie est son premier terrain d’expérience, son premier champ de manœuvres.

Voici ce qu’il écrit lui-même :

« En 1925, mes frères, moi-même et cinq autres jeunes gens organisons la Confrérie universelle de Saint-Photius dont le but est de travailler à l’indépendance et à l’universalisme de l’Orthodoxie. Elle tâche, sans grand succès, d’être reconnue par les Eglises autocéphales et de recruter des membres partout. Une autre de ses idées bases est, d’une part, l’intransigeance dans les dogmes orthodoxes qui sont la lumière du monde et, d’autre part, la relativité dans les autres domaines. Elle organise des conférences, des réunions hebdomadaires, elle donne des articles. » (Ma vie)

Et Wladimir Lossky (1903-1958), amené à la théologie par Eugraph, son maître ami, ajoute en une de ses lettres qu’il lui envoie :

« Le but de la Confrérie se définit au paragraphe premier de ses statuts comme le service pour le triomphe universel de l’Orthodoxie… Ce n’est point par hasard que le nom de Saint Photius, ce grand défenseur de l’Orthodoxie, est devenu pour nous l’emblème de notre service de l’Eglise. Face au monde hétérodoxe et à l’incertitude dogmatique de nombreux Orthodoxes, elle doit donner une ferme confession de l’Orthodoxie – unique Vérité universelle, dont le Patriarcat de Rome s’est détaché… L’unité chrétienne ne peut être atteinte qu’en confessant l’Orthodoxie qui doit renaître en Occident… Les temps sont révolus et, dans la nouvelle perspective historique, le grand Photius, si injustement oublié des Orthodoxes, apparaît à nouveau dans sa politique centrale au croisement des destinées historiques de l’Eglise et du monde. »

La Confrérie, née à Paris le 11 février 1925, est composée « d’épistates » (enseignants) et de « mathestes » (élèves). Sa fête a lieu le jour du Triomphe de l’Orthodoxie, premier dimanche de Carême. Les confrères se réunissent chaque semaine. Les premiers mois, les réunions se déroulent dans le bureau du contrôleur de la gare de Bois-Colombes – le premier président, Alexis S. étant le dit contrôleur – puis à Saint-Serge, la majorité des confrères étant des étudiants. (P. K.) et enfin : « dans une maison louée à Viroflay.

Auprès de la salle de réunions, la Confrérie avait installé une chapelle de rite oriental et une chapelle de rite occidental avec une statue de la Vierge, en plâtre, sur un petit autel. J’étais seul à prier devant cet autel occidental, situé non loin de la première église (à Viroflay) de l’abbé Louis Winnaert, devenu plus tard Monseigneur Irénée !

La Confrérie était partagée en Provinces ; je fus nommé président de la Province Saint-Irénée et je me consacrais à la renaissance de l’Orthodoxie en Occident, par excellence en France.

Saint-Irénée, entré dans ma vie, ne devait plus me quitter. » (Ma vie)

RITE DE LA CONFRÉRIE

Nous n’avons retrouvé que l’Ordre de réception des « mathestes ». En voici un extrait :

« Tous les Confrères entrent dans l’église, deux à deux, les plus jeunes devant, les aînés derrière. Une fois entrés dans l’église ou chapelle, tous les Confrères, sauf l’Epistate qui introduit le néophyte, se tiennent dans l’ordre, revêtus de leurs attributs, à droite et à gauche des icônes. Le syncellaire[29], ayant pris un plat de cierges, les distribue aux confrères. Ceux-ci allument leurs cierges au cierge commun. Le syncellaire dépose le plat auprès du pupitre ou au pied de la porte royale sur une petite table, sort de l’église (les confrères le suivent) et inclinant la tête, invite l’épistate et le néophyte. En les précédant, il les conduit jusqu’aux icônes et leur demande de saluer les icônes, en se prosternant trois fois, ainsi que les confrères, en s’inclinant à mi-corps, à droite et à gauche. Après cela, il retourne à sa place. Le néophyte reste seul au milieu, en signe de ce que jusqu’à ce jour il avait servi l’Eglise dans la solitude.

Alors, le Chef ou celui qui reçoit le néophyte, debout dit – Prions ensemble, frères.

Tous : par les prières de saint Photius (et des saints protecteurs de la province ou de la section), Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous.

Les frères chantent : Gloire… Roi du ciel… Notre Père… les psaumes, cependant que le Chef réfléchit sur le néophyte, priant à part. Les psaumes s’arrêtent lorsque le Chef fait un signe.

Parlant au nom de tous les confrères, il s’adresse au néophyte – Confesse devant tous les confrères la foi véritable, la foi apostolique, la foi des Pères, étrangère aux mensonges. Le néophyte dit le Credo ; après cela,

Le Chef : Es-tu venu auprès de nous de ton propre gré et ne serait-ce pas dans un but étranger à l’Orthodoxie ?

Le néophyte : Je viens de mon propre gré et dans le but de servir le triomphe œcuménique de l’Orthodoxie dans votre Confrérie, en foi de quoi je baise la Sainte Croix.

Le Chef : Veux-tu être dans l’obéissance à l’Eglise orthodoxe et à notre Confrérie, courageux dans le travail avec nous, t’abstenir de dire du mal de tes supérieurs, fidèle à nous, car Dieu est témoin, nous ne t’abandonnerons pas, même si tu quittes la Confrérie.

Le néophyte : Je le veux sincèrement et Dieu m’aidant je le promets, en foi de quoi je baise la Sainte Croix.

Le Chef : Réjouis-toi, nouveau venu parmi nous, il est bon d’être ensemble.

Les confrères chantent. Le Chef porte deux croix. Il enlève de son cou la sienne, la passe au cou du néophyte, disant :

Le Chef : Celui qui veut Me suivre, dit le Seigneur, qu’il renonce à soi, qu’il prenne sa croix et qu’il Me suive avec courage.

Il regagne sa place. Les confrères chantent :

– Regarde du haut des cieux, Seigneur, et vois, et visite cette vigne et affermis ce que Ta Droite a planté.

Le syncellaire amène le néophyte auprès du Chef qui lui remet un cierge allumé.

Le Chef : Que ta lumière luise devant les hommes par ton obéissance, qu’ils voient tes bonnes oeuvres et glorifient le Père qui est aux cieux.

Le Chef reprend sa croix du cou du néophyte et la passe au sien, tout en enlevant la croix du néophyte de son cou et la mettant à celui du néophyte, et disant :

Le Chef : Je te nomme, frère, matheste de la Confrérie de Saint-Photius. Le Christ est parmi nous.

Il l’embrasse trois fois.

Le néophyte : Ill’est et Il le sera.

Selon la règle, il va de frère en frère et les embrasse tous de la même façon.

Frère Eugraph, entouré de ses confrères, nommé Président de la Province Saint-Irénée, voit le début de son rêve missionnaire se réaliser et se lance aussitôt dans la création et l’organisation.

Il élabore le : plan de travail de la « Section Saint-Irénée ».

Le travail dans le monde est le but de l’existence de la Confrérie. Il se poursuit selon trois directions :

a) Travail ecclésial et paroissial,

b) Défense de l’Orthodoxie,

c) La mission de l’Orthodoxie.

a)………

b) La défense de l’Orthodoxie se confond ethnographiquement avec le travail au sein de la société russe. Elle est divisée en cinq points, cinq faits exprimant des séparations dans l’Orthodoxie :

1) l’uniatisme et le catholicisme,

2) les mouvements évangéliques,

3) les tendances théosophiques,

4) les « Karlovtsy » et le nationalisme,

5) l’hindouisme.

c) La mission de l’Orthodoxie, ethnographiquement, se confond avec le travail parmi les sociétés hétérodoxes. Elle est, à son tour, divisé en trois points :

1) le monde catholique,

2) le monde protestant,

3) le monde de la société politique.

(Pour le Frère Eugraph, l’information est primordiale et, envisageant le développement de paroisses orthodoxes françaises à Paris, s’appuyant déjà sur certains noyaux à Strasbourg, Nantes, Genève et sur la possibilité d’un monastère à Enghien, il continue 🙂

Mais si l’on veut atteindre le but, les bons instruments sont nécessaires ; le chef de la section veille donc à :

L’EDUCATION DES FRERES

Chez chacun des Frères existe une zone d’intérêts à laquelle il consacre ion travail ou ses loisirs. Que ce soit le travail paroissial ou la vie publique, les arts ou les sciences, il est indispensable d’obtenir que le Frère apporte partout avec lui une certaine « ecclésialisation », étudiant tous les événements et faits de la vie du point de vue ecclésial [traduit du russe].

Dans le rapport historique que le futur prêtre orthodoxe occidental écrivit beaucoup plus tard, en 1947, il rappellera en d’autres termes l’historique et le travail de la Confrérie :

« L’initiative d’organiser l’Orthodoxie occidentale revient à la Confrérie Saint-Photius. Le 10 décembre 1925, le Chef de la Confrérie s’adresse (doc. n° 7) au Métropolite Euloge, lui demandant de confirmer, auprès de la Confrérie, l’établissement d’une Commission pour la France. Le 14 décembre, le Métropolite la confirme. Soulignons immédiatement quelques traits caractéristiques qui demeureront tout au long du travail accompli pendant les vingt-deux années qui suivent.

1) Bien que l’initiative appartienne à la Confrérie Saint-Photius, cette dernière n’entreprend rien qui ne soit auparavant approuvé par l’Autorité ecclésiastique.

2) Bien que dès 1925 la Confrérie ait des Confrères capables de réaliser la tâche projetée, elle prend néanmoins les mesures nécessaires pour que ce travail ne soit pas uniquement confrérial, mais réalisé par l’Eglise.

C’est ainsi qu’avant même d’envoyer sa demande au Métropolite Euloge, elle s’assure de la collaboration de plusieurs personnes utiles à l’ouvre. Le Père Nicolas Sakharoff[30] est nommé président de la Commission, M.G. Kolémine[31], le vicomte d’Hotman de Villiers[32] etc., sont invités en qualité de membres.

3) Le programme officiel, établi depuis 1925, présente un plan du futur travail de la Commission. Parmi les questions envisagées, dogmatiques, canoniques, liturgiques, celle de laliturgie occidentale est posée, cette même question qui passionne toute l’opinion orthodoxe actuelle ! Or, voici ce que nous lisons :

« La seconde question essentielle qui se pose devant la Commission est celle de l’unité et de la pluralité des Liturgies susceptibles d’être célébrées. Les moyens de résoudre ce problème sont les suivants :

a) étude des anciennes liturgies gallicanes,

b) étude des ordos gallicans plus récents,

c) étude de l’ordo romain, de sa pénétration et de son implantation en France,

d) révision des traductions françaises actuelles de la liturgie orthodoxe orientale et l’élaboration de traductions nouvelles.

Notons que l’une des premières réunions de la Commission en 1926, prévoyait déjà dans le développement de l’orthodoxie en Occident, l’existence parallèle de deux rites. Cependant, il fut décidé de commencer par la vérification des traductions de rite oriental.

4) Il ressort des documents qu’un représentant de la Confrérie, M. E. Kovalevsky, prend part dès le début à l’organisation de l’Orthodoxie occidentale. Et nous lisons dans les ordonnances du Chef de la Confrérie :

« Nommer dans la Commission de France le Frère E. Kovalevsky et le comte N. Ignatieff (doc. 24,9. XII. 1925 ».

Dès 1925, la Commission effectue un travail préparatoire très important qui accumule une volumineuse documentation, servant plus tard de base à l’activité de la Confrérie au sujet de l’Orthodoxie occidentale.

De plus, en 1926, la Confrérie revoit son organisation et la modification est approuvée le 29 janvier par le Métropolite Euloge. Elle base désormais la distribution du travail au sein de ses membres, non plus sur l’apologétique (lutte contre l’hétérodoxie, l’athéisme, etc.), mais sur l’action constructive. Une des sections nouvellement créées est nommée « Province (ou section) Saint-Irénée » et reçoit pour mission de s’occuper de tout ce qui concerne l’Orthodoxie occidentale. C’est ainsi que naissait dans la Confrérie un organisme permanent destiné à travailler au rétablissement de l’Orthodoxie en Occident.

Le 15 décembre 1926, M. Eugraph Kovalevsky est nommé Chef de cette Province. » (R. 1947)

PREMIÈRE RENCONTRE AVEC L’OCCIDENT ORTHODOXE

Au début de l’année 1927, le destin frôle le Frère Eugraph c’est la rencontre de deux de ses Confrères avec Monseigneur Winnaert. Bien qu’intéressé par le récit qui lui en est donné, bien que désireux de connaître à son tour le futur Irénée, il laisse passer le temps et l’événement s’affaiblit dans sa mémoire. Il le regrettera plus tard amèrement et nous dira : « Nous ne sommes jamais assez attentifs aux événements ! » Et son désir ne se réalisera que neuf ans plus tard.

Voici le récit de cette rencontre :

« Deux délégués de la Confrérie ont une longue conversation avec l’Evêque Winnaert et, après avoir analysé sa théologie, relatent dans leur rapport :

Nous avons vivement apprécié, malgré quelques divergences, le fait qu’il (l’évêque Winnaert) a non seulement exclu le « filioque » du texte du Credo dans sa Liturgie de 1922, mais qu’il a confessé dans son entretien avec nous une doctrine profondément orthodoxe sur la Sainte Trinité. Il nous a expliqué qu’il avait exclu le « Filioque » non seulement pour des raisons ecclésiologiques (ce que nous trouvons également chez les Vieux-catholiques), mais également pour une cause plus profonde. Il confesse clairement le principe monarchique de la Trinité et la source unique de la vie divine. De plus, la distinction qu’il fait entre la mission du Verbe et celle de l’Esprit dans le monde est juste quoique exprimée en termes modernistes. Si, pour d’autres raisons la question de la réception de l’Evêque Winnaert avec ses ouailles dans l’Eglise du Christ ne se pose pas en ce moment, elle peut, à l’avenir, au cours de l’évolution de notre travail dans l’Orthodoxie occidentale, prendre une des places les plus importantes. » (Rapport du 23 mars 1927, signé par le frère S. Matvéef.)

La conclusion prophétique de ce rapport échappe, toutefois, à ceux qui l’écoutent et peut-être même à celui qui l’écrivit…

ACTION DE LA CONFRÉRIE

Précipitons nos pas afin de donner une vision d’ensemble du jeune élan confrérial dont nous retrouverons la présence dans la restauration de l’Eglise de France.

Les confrères en 1928 quittent Viroflay et louent à Saint-Cloud un local dont ils font l’Eglise confrériale.

« Au cours de la séance du 30 mars 1928 du Conseil paroissial de la première paroisse orthodoxe française (rite oriental), des remerciements sont adressés à la Confrérie Saint-Photius pour la liturgie organisée par elle à Saint-Cloud après laquelle M. Eugraph Kovalevsky a prononcé quelques mots très chaleureux à l’adresse de la Paroisse française, au nom de la Section Saint-Irénée de la Confrérie qui, avant même les débuts de cette paroisse, s’est intéressée à l’Orthodoxie française et a célébré des liturgies en français.

Certes, cet éloge cause du plaisir à la Confrérie, mais le Frère Eugraph ne perd pas de vue le but à atteindre : l’Orthodoxie en Occident ; et la section Saint-Irénée constate les échecs suivants qui demandent à être corrigés :

1) La Commission française n’a pas justifié les espoirs ; elle s’est limitée à un travail restreint : la traduction, sans comprendre l’ampleur de sa tâche, la préparation de l’Orthodoxie en Occident.

2) Malgré la demande des Orthodoxes français de suivre le calendrier grégorien et de constituer la liturgie gallicane, le Métropolite Euloge refuse, jugeant que cela dépasse sa compétence.

Nous lisons dans le compte rendu de la réunion tenue en février : Etant donné ce qui précède, nous devons reconnaître que si de nouvelles mesures ne sont pas prises, la paroisse française se transformera, peu à peu, en une paroisse russe de langue française [ce qui arrivera plus tard]. Néanmoins, sans nous laisser décourager par les difficultés du début, nous décidons de soutenir par tous les moyens la paroisse française existante, en attendant des circonstances plus propices et, d’autre part, de demander au Chef de la Confrérie de soumettre le plus tôt possible aux Autorités ecclésiastiques notre exposé sur la nécessité des mesures à prendre pour le développement de l’Orthodoxie occidentale. » (R. 1947)

WLADIMIR LOSSKY

Le 11 mai 1928, en l’église confrériale, Wladimir Lossky[33] devient membre de la Confrérie. Il est placé sous les ordres du Frère Eugraph Kovalevsky à la section Saint-Irénée et il sera nommé plus tard président de la Confrérie. Pendant plusieurs années, il est l’ami-disciple du futur Mgr Jean de Saint-Denis.

PRÉMICES DE L’INSTITUT DE THÉOLOGIE

« Le 22 octobre 1928, a lieu l’inauguration de la Commission Saint-Jean le Théologien dont le but est l’établissement d’un programme scolaire. E. Kovalevsky est nommé président et W. Lossky secrétaire. Elle est, en vérité, le début de l’Institut Saint-Denys pour les questions dogmatiques et théologiques et, en particulier, la révision de l’histoire en Occident. » (R. 1947)

L’Orthodoxie occidentale, elle revient sans cesse sur les lèvres du Frère Eugraph !

RAPPORT PRÉCONISANT UN CONCILE ORTHODOXE

(Nous laissons de côté pour l’instant l’année 1930, lourdement chargée du « schisme eulogien » et de la déchirure dans la Confrérie ; nous l’examinerons ultérieurement.)

1931, Eugraph a vingt-six ans. L’Eglise universelle est son souci, sa raison de penser et de vivre. Le rapport exprime tout son esprit ; il est dédié vraisemblablement au locum tenensdu Patriarche de Moscou, le Métropolite Serge.

« La Confrérie, au nom de notre Père Saint Photius le Confesseur, salue Votre Sainteté, ainsi que toute Votre Eglise en ce jour du « Triomphe de l’Orthodoxie » (1er dimanche de carême) où la Sainte Eglise témoigne au monde sa victoire sur les ennemis de l’Hadès, impuissant à vaincre la Fiancée du Christ qui repose sur la Pierre de la confession de la foi véritable et de la sauvegarde de la succession apostolique dans la hiérarchie. Nous prions Dieu glorifié dans la Trinité, afin qu’Il élève et fortifie Votre Sainteté et tous les évêques orthodoxes, pour l’instruction des croyants et le zèle dans la Vérité, ainsi que pour le maintien de l’unité de la Sainte Coupe, afin que par cela nul ne se trouve hors du Corps du Christ, mais que tous demeurent fidèles au Christ qui sanctifie sa fiancée pour la « présenter à Lui-même toute glorieuse, resplendissante, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et irrépréhensible. » (Eph. 5, 27)

Profitant de l’occasion, la Confrérie se permet d’adresser à Votre Sainteté une filiale demande d’instruction et d’éclaircissement au sujet de toute une série de questions qui surgissent pour elle, touchant la réunion pré-conciliaire qui doit être convoquée, en l’été 1932, sur l’initiative du Patriarche Œcuménique.

La Confrérie garde l’espoir qu’en dépit de la multitude des préoccupations pastorales, Vous ne la priverez pas de Votre parole instructive sur les questions suivantes :

– I –

Est-ce que le pro-Synode étudiera, au préalable, les décisions des grands Conciles orthodoxes :

1. celui de Constantinople (879), confessant et confirmant la doctrine sur le Saint-Esprit ;

2. celui de Constantinople (1351) et les suivants défendant et définissant la doctrine des Energies incréées du Saint-Esprit et de la grâce ;

3. du grand Concile de Moscou (1667) apaisant les tendances papistes de Sa Sainteté Nikon, et affirmant la différence entre le muable et l’immuable dans l’Eglise ;

4. de Bethléem-Jérusalem (1672), convoqué au sujet de Cyrille Lukaris, affirmant la vraie doctrine des Sacrements et votant aussi d’autres décisions importantes, en liaison avec le Concile deIassy ;

5. la réunion des Patriarches orientaux qui publia ce que l’on nomme Epître des Patriarches d’Orient[34] en réponse au Patriarche de Rome – 1848 – ainsi que l’Epître de Sa Sainteté Anthime VII[35] – 1895 – acceptée par toute l’Eglise et consacrée aux mêmes problèmes ?

Ces Conciles seront-ils assimilés à l’autorité des Conciles Œcuméniques, de telle manière que le Concile en préparation devienne le quatorzième dans l’ordre des Conciles Orthodoxes ou, en tout cas, leur autorité infaillible sera-t-elle affirmée ?

Cela prouverait au monde occidental que l’Eglise orthodoxe, après le départ du Patriarcat de Rome, n’a pas cessé d’instruire, et que semblable à l’arbre nourri de l’Esprit Saint, elle continue de croître, préservant de l’attentat des hérésies de tous les temps et de tous les pays, les traditions de la Vérité évangélique. Alors, pour les Orthodoxes aussi, le Concile Œcuménique en préparation deviendrait plus explicite, en couronnant la doctrine véritable de l’Eglise.

Si, d’une part, au cours des sept premiers Conciles Œcuméniques, avant le « Triomphe de l’Orthodoxie », les Pères ont confirmé dogmatiquement toutes les vérités, fortifiant notre foi en l’humanité salvatrice du Christ, d’autre part, depuis Photius le Grand jusqu’à nos jours 1’Eglise défendait les vérités liées à la mystérieuse Pentecôte (procession du Saint-Esprit du Père, incréation des Dons, transmission apostolique, sacrements, l’Eglise et le monde etc.). On peut dire aussi que si l’Eglise jusqu’au IXe siècle dut défendre la Vérité exprimée dans la première partie du Symbole de la Foi, jusqu’au v’ siècle, celle du Dieu Créateur contre les hérésies antitrinitaires (l’arianisme et autres), jusqu’au IXe, particulièrement l’incarnation du Fils de Dieu et la vénération des icônes comme dogme découlant de celui de l’Incarnation ; on peut dire aussi qu’à partir du grand Photius, du IXe siècle jusqu’au XVe siècle, elle lutta contre les « filioquistes », les « bogomiles », les « barlaamites » et autres adversaires du Saint-Esprit et, à partir du XVe siècle jusqu’à nos jours, combattant les adversaires de la hiérarchie, des sacrements, de la Tradition (les peu chrétiens (sic) anti-épiclésistes, Vieux-croyants, monothéistes) et se trouvant face aux nouvelles doctrines hérétiques ( cosmothéistes, etc.) l’Eglise, incontestablement, défend la deuxième partie du Symbole jusqu’aux mots : « je confesse ».

Ce développement logique et mystérieux de la défense de la Vérité est le signe sublime que l’Eglise n’est pas sans Chef, mais que son Grand Archevêque et Pasteur est lui-même la Sagesse hypostatique, le Verbe de Dieu. Aussi, pensons-nous que les décisions des Conciles énumérés élèveront sûrement les croyants et serviront au Triomphe de l’Orthodoxie dans l’univers.

– II –

C’est pourquoi nous nous intéressons à l’opinion de Votre Sainteté sur la guérison du mal de l’Orthodoxie actuelle qui se traduit, avant tout, par la négligence de l’unité doctrinale, dans l’Eglise orthodoxe (nous ne parlons pas des domaines où sont admis des théologumènes[36])

Certains se prennent à penser que dans l’Eglise il n’existe point d’unité doctrinale, mais un total arbitraire d’opinions ; d’autres, aussi bien orthodoxes que surtout hétérodoxes, critiquent qu’il n’y ait point chez elle de voix d’autorité, et enfin, ce qui est le pire, nombre de croyants, intéressés par les nouvelles fausses doctrines que permet le silence de l’Eglise, s’en vont, loin de la simplicité de la Tradition.

Votre Sainteté, ne trouve-t-elle point que la négligence de l’unité doctrinale provient du fait que l’humanité actuelle, intéressée avant tout par la recherche de la paix extérieure, a rompu le commandement divin qui nous enseigne que la Vérité procède de la paix ? Nous pensons qu’à cause de cela s’est produit le fait que la sauvegarde de la Vérité, considérée comme la préoccupation de l’Eglise catholique tout entière, non seulement des évêques mais de tout le peuple (voir l’Epître des Patriarches orientaux de 1848) est devenue ces derniers temps, le travail des théologiens spécialisés, ou de telle ou telle autre Eglise locale. L’Eglise orthodoxe est alors placée au même niveau que les autres Eglises et sectes, privées de la plénitude doctrinale.

– III –

Nous désirerions avoir votre opinion sur les mesures que le Pro-Synode compte prendre pour mettre fin aux tristes divisions à l’intérieur de l’Eglise, provenant de la rupture de la Tradition de l’unité de la Coupe. Nous parlons de la tentation pour les croyants, ainsi que pour les hétérodoxes attirés vers l’Eglise, tentation qui découle des frontières indistinctes de l’Eglise.

Nous considérons de notre devoir de vous dire que seuls l’affirmation et le renforcement des décisions des Saints Pères peuvent rendre le pouvoir et l’autorité aux évêques de l’Eglise, restaurer au sein du peuple la conscience de son unité, en gardant à l’Orthodoxie la liberté qui lui est propre et que recherchent les chrétiens d’Occident qui l’ont perdue, mais à cause des désordres ecclésiaux durant les dernières décades ils arrivent à l’idée néfaste que là où est la liberté il ne peut y avoir d’ordre salvateur.

En dehors de ces questions essentielles que nous osons soumettre à l’attention de Votre Sainteté, laissant de côté pour l’instant une multitude de questions pratiques nous concernant, et d’autres plus particulières comme par exemple : l’examen du calendrier (nouveau style) la proclamation et glorification universelle de certains Saints locaux qui apparurent comme des défenseurs de la Vérité Catholique, tels que Saint Photius, Saint Marc d’Ephèse, Saint Séraphin de Sarov… l’autorité centrale de l’Eglise, les possibilités de la réunion de certains Chrétiens, aussi bien orientaux qu’occidentaux, la mission de l’Eglise parmi les païens, les établissements d’enseignement supérieur de l’Eglise, etc., moi, suppléant du président de la Confrérie, je me permets d’attirer l’attention de Votre Sainteté sur deux questions encore qui intéressent vivement deux sections de notre Confrérie :

Saint-Irénée (occident), et Saint-Alexis (orient).

Etant donné l’intérêt de nombreux Chrétiens occidentaux pour l’Orthodoxie, le Pro-Synode discutera-t-il les questions suivantes, et quelle est votre opinion à leur sujet ?

a) la possibilité de la restauration d’un Siège romain,

b) les droits des Eglises locales d’Occident, dans le cas de leur réintégration au sein de l’Eglise chrétienne,

c) la possibilité de reconnaître le rite occidental et son maintien pour les Orthodoxes occidentaux,

d) les relations avec les hétérodoxes et la connaissance de leurs limites (intercommunion, réunion pour des questions pratiques).

Servant au Triomphe de l’Orthodoxie et aspirant à l’affermissement de l’autorité des Evêques de l’Eglise, en tout lieu, la Confrérie Saint-Photius se fait un honneur d’être au service de Votre Sainteté et sollicite les saintes prières et la bénédiction de Votre Sainteté. »

Le suppléant du Président : Eugraph Kovalevsky [traduit du russe].

Dès 1931, Eugraph Kovalevsky exprime avec clarté le but de son action : redonner à l’Occident sa conscience propre au sein de l’universalité de l’Orthodoxie. Sa pensée restera inchangée jusqu’à son départ de la terre.

EFFACEMENT DE LA CONFRÉRIE

De 1939 à 1950, de graves événements bousculent la France et les milieux russes. La Confrérie Saint-Photius qui permit la renaissance de l’Orthodoxie en Occident, n’a pas suivi le Frère Eugraph, devenu archiprêtre pour les Orthodoxes occidentaux, et a dépéri progressivement pendant sa captivité en Allemagne comme prisonnier français. De retour de la guerre, il le constate, le déplore, essaie en vain de la ranimer.

Il expose alors son point de vue ; voici deux de ses notes manuscrites inachevées qui en donnent le récit :

Note I : Il y a trois sujets que je veux traiter devant le Conseil des « Epistates ».

Le premier porte sur la Confrérie elle-même, le deuxième sur l’agissement dans la Confrérie vis-à-vis de l’Orthodoxie occidentale et de l’Institut Saint-Denys, le troisième sur les ordonnances n°a 13 et 14 du Frère Léonide, remplaçant du Chef de la Confrérie.

La Confrérie n’est pas un organisme normatif de l’Eglise, mais elle est subordonnée à un intérêt provisoire. Ainsi, si la Confrérie n’a pas accompli sa mission, si elle n’est pas utile mais nuisible, il est de notre devoir de la supprimer. Le sens de la Confrérie est de servir l’Eglise. On doit toujours placer les intérêts de l’Eglise au-dessus des intérêts de la Confrérie !

La Confrérie fut fondée pour un but précis et avec des moyens précis. Si elle ne poursuit plus ce but précis et n’emploie pas les moyens prévus – elle n’est plus elle-même ; il faut la fermer et organiser autre chose. Chacun est libre.

Son caractère :

Le but de la Confrérie est la Gloire universelle de l’Orthodoxie. Pourquoi avons-nous choisi un but aussi audacieux, non humble, révolte des gens e rangés » ? Parce que nous avons pris conscience premièrement que les Orthodoxes se perdent dans les intérêts locaux, russes, émigrés, grecs… qu’ils sont incapables.

Note II : Vuque la Confrérie de Saint-Photius fut fondée pour servir la gloire universelle de l’Orthodoxie et que, grâce à Dieu et par les prières de Saint Photius, dans beaucoup de domaines, depuis 1925, malgré l’indignité de ses membres, elle a réussi à propager et défendre ses idées conformes à son but, et que même les ennemis de la Confrérie le reconnaissent actuellement ;

Vu que les formes et les statuts de la Confrérie ne correspondent plus dans les temps actuels à son but et qu’au lieu de le servir le desservent, vu que la lettre ne doit pas tuer l’esprit, et afin que le but poursuivi par la Confrérie se réalise plus efficacement et sans gêne, nous, le Collège des Epistates, après mûre réflexion avons décidé :

1) de fermer la Confrérie de Saint-Photius,

2) de libérer les Confrères de leurs obligations,

3) de demander au Pouvoir d’accepter la fermeture,

4) de faire appel à tous les Confrères de continuer chacun dans son chemin, jusqu’à la mort, le service fidèle de 1’Eglise. »

Sérénité autoritaire des hommes de Dieu ! La Confrérie a failli à sa mission, donc il faut la dissoudre. Calmement, il annonce cela à ses confrères. Il est vrai – et il nous faut le souligner – que depuis le départ de l’archiprêtre Eugraph du Patriarcat de Moscou (nous en verrons le déroulement plus loin), les confrères, privés de son dynamisme et de la rectitude de sa pensée, en étaient arrivés à devenir surtout un bureau de renseignements ecclésiastiques pour l’Eglise patriarcale russe, oubliant l’universalisme de l’Orthodoxie, but essentiel de leur union.

Le fidèle compagnon de jeunesse, Wladimir Lossky, ne suit plus son ami et n’a pu quitter le rite oriental et les exigences du Patriarcat de Moscou.

Le 11 septembre 1950, même avant le départ du Père Eugraph de l’Eglise de Moscou, il lui écrivait :

« Dès mon retour à Paris, il faudrait nous rencontrer pour nous entretenir, bien que je ne crois plus à la fécondité des entretiens. Oui, dans le passé, notre collaboration était très utile à l’Eglise. Ensemble, nous dirigions les autres et la Confrérie c’était nous deux, ce qui était accepté de tous comme un fait normal et nécessaire. Le retour au passé est actuellement impossible et probablement indésirable ; ce serait improductif. En ce qui concerne les intérêts de l’Eglise, tout le monde en parle mais chacun les comprend à sa façon. La Confrérie? Elle ne peut exister ni avec toi, ni sans toi ! »

Quelle mélancolie. Les intempéries spirituelles ont séparé les deux hommes. Cependant que Wladimir est resté à Paris, n’évoluant que dans le milieu religieux russe, le Père Eugraph, lui, est parti à la guerre, a vécu pendant trois ans parmi les Français, tout son être tendu vers la France orthodoxe, tirant de presque rien la première chapelle orthodoxe occidentale.

Et un 8 novembre, fête orientale de l’Archange Michel, Wladimir Lossky ferme la Confrérie Saint-Photius. Il sera le premier à quitter l’Archiprêtre Eugraph lorsque celui-ci sera contraint de laisser derrière lui les Russes pour réaliser sa mission parmi les Français. Mais Wladimir souffre profondément de ne plus accorder sa pensée à ce qui fut son idéal premier. Durant les dernières années qui le séparent du « départ définitif », il donne au Père Eugraph des rendez-vous « clandestins » dans des cafés. Les deux amis se parlent longuement, puis, s’en vont suivre chacun leur route.

CHAPITRE VIII
LA PREMIÈRE PAROISSE FRANÇAISE
(de rite oriental)

« Toi donc, mon enfant, fortifie-toi dans la grâce qui est en Jésus-Christ. Et ce que tu as entendu de moi en présence de beaucoup de témoins, confie-le à des hommes fidèles, qui soient capables de l’enseigner aussi à d’autres ». (II Tim. 2, 1)

Eugraph a vingt ans, le Métropolite Euloge qui le chérit particulièrement lui accorde une Bénédiction spéciale :

« Notre Bénédiction archiépiscopale est donnée au Lecteur Eugraph Kovalevsky pour son ardeur et son application et son comportement dans l’Eglise de Dieu « (avril 1925).

Une phrase de son ami – dont nous ignorons le nom – l’a profondément marqué : « Je ne suis pas capable de me détacher du milieu russe, fais-le, sinon notre exode en Europe n’aura plus de sens. »

Il ne songe qu’au bien-être spirituel des autres et devient le serviteur des prêtres qu’il accompagne en mission ; il prépare les bagages, dispose ce qu’il faut pour la messe, chante, lit, visite les fidèles, boit, mange avec eux, parfois ne boit ni ne mange et se retrouve solitaire dans une ville de province, accepte tous les déplacements, ne passe plus aucune fête en famille ou avec ses amis, mais refuse à plusieurs reprises le diaconat et la prêtrise. Il ne veut pas être prêtre dans une paroisse russe, ni même dans une paroisse française de rite oriental. Son but, bien qu’il n’ait pas encore adopté une forme définitive, est le rite occidental. Alors, il accepte en tant que laïc de s’occuper de la paroisse française naissante, de rite oriental, de lui donner « un coup de main » selon son expression ; c’est un pas en avant et peut-être a-t-il l’espoir que ce pas mènera vers…

En 1927, l’Y.M.C.A. prête une salle au 10 du boulevard du Montparnasse, à Paris, au groupe de Français et d’émigrés, désireux d’organiser une première paroisse de langue française, de rite oriental. Elle est fondée le 3 novembre 1927.

« Et le 11 novembre 1927 (fête de ce grand saint Martin que l’histoire de l’Orthodoxie en France retrouve à tous les carrefours), le premier service divin est célébré en langue française et la paroisse reconnue par le Métropolite Euloge avec son statut particulier. » (R. 1947)

Cette « nouveauté » ecclésiale est d’abord confiée au Hieromoine Abraham, puis au Père Deubner, et enfin au Père Lev Gillet[37] assisté plus tard du Père Jouanny. Le Métropolite Euloge « a daigné prendre la paroisse française naissante sous son autorité canonique, et appeler la bénédiction divine sur son organisation future. » (Procès-Verbal du 25 novembre 1927)

« A partir de décembre, la Commission de France se consacre uniquement à la traduction des textes liturgiques orientaux et remet tout le travail général concernant l’Orthodoxie occidentale à la Province Saint-Irénée.

Ainsi donc, au 1erjanvier 1928, trois organismes travaillent parallèlement, ayant chacun des fonctions définies et se complétant mutuellement : deux dans le domaine missionnaire préparatoire (la Commission de traduction et la Section Saint-Irénée) et le troisième formant une paroisse française organisée. » (R. 1947)

Dès le début, les premiers membres demandent l’aide d’Eugraph Kovalevsky et le 26 janvier 1928, une lettre est adressée à Mgr Kenninck, archevêque d’Utrecht de l’Eglise Vieille-Catholique, pour lui demander l’hospitalité dans « l’Eglise catholique gallicane Saint-Denis, 96 bd Auguste Blanqui » (Procès-verbal du Père Abraham).

C’est dans cette église froide, glacée que Mgr Irénée Winnaert avait célébré en 1922 après son départ de Rome, puis, s’était vu obligé de la quitter à la suite de divergences avec l’archevêque d’Utrecht et c’est dans cette même église que dix-huit ans plus tard en 1946, l’archiprêtre Eugraph devait installer définitivement son troupeau.

Le 30 mars 1928, le Frère Eugraph entre dans la paroisse française comme « représentant de la Confrérie Saint-Photius ». Aussitôt la paroisse bouge.

Ainsi que nous l’avons déjà signalé dans l’histoire de la Confrérie, le Frère Eugraph est mécontent parce qu’il estime qu’on oublie trop « la renaissance de l’Orthodoxie en Occident ». Pourtant, une lumière commence à filtrer. Un ancien prêtre romain, « le Père Lev Gillet devient orthodoxe avec l’approbation de Mgr Szeptieki. » (Ma vie)

« Le 26 novembre 1928, le P. Léon Gillet fait savoir par lettre au Conseil paroissial qu’il est nommé recteur, et le 2 décembre 1928, à la première réunion constitutive de la paroisse française sous la présidence du nouveau recteur, nous voyons apparaître, pour la première fois, parmi les membres du Conseil paroissial, le nom de M. Eugraph Kovalevsky, nommé membre permanent en qualité de représentant de la Confrérie. » (R. 1947)

Le procès-verbal déclare : « M. Kovalevsky, au terme de brillantes études théologiques, dirigera les chœurs musicaux des Offices avec la science et l’activité bien connues de tous ».

M. Kovalevsky est décidé à augmenter les services religieux.

« Malheureusement, le Père Gillet est beaucoup plus axé sur les cas personnels que sur le développement de l’Eglise orthodoxe de France. » (Ma vie)

Toutefois, le Père L. Gillet et E. Kovalevsky deviennent très amis ; mais le futur Mgr Jean ne pense qu’à l’expansion d’une Orthodoxie enracinée dans le sol de la « Sainte France », tandis que l’ancien prêtre romain, attiré, fasciné par la richesse orientale et le « charme slave », appartenant à la culture raffinée et psychique des Proust, des Apollinaire, des Montesquiou, s’évade du milieu français. C’est un esprit fin, sensible, parlant un français remarquable, amoureux de ce « qui est extrême et qui s’engage » (sic) car lui-même ne s’engage pas, penché sur des êtres exceptionnels, ou du moins qui semblent exceptionnels. Type du messager, il se plaît à porter l’étincelle, puis il se retire. En 1932-1936, il jouera un rôle important, joignant les mains de Mgr Irénée Winnaert et d’Eugraph Kovalevsky.

Une fois de plus, ainsi que nous l’avons déjà signalé, le Frère Eugraph s’attriste : « les échecs demandent à être corrigés, la préparation de la renaissance de l’Orthodoxie en Occident n’est même pas amorcée ».

« L’année 1929 voit le développement de la paroisse française. Dès le mois de janvier sort le premier bulletin mensuel en français, intitulé : « La voie » et une série de feuillets sur l’Orthodoxie. En mars, paraît un second bulletin à Nantes : « La vraie vie », ainsi que des feuillets contenant des traductions françaises des ecténies (litanies), des vêpres, des matines, des heures.

Un premier Français est ordonné prêtre : le Père Georges Jouanny. » (R. 1947)

Le 27 janvier 1929, a lieu « l’Assemblée générale de la Paroisse orthodoxe française où le Père Gillet donne lecture des Statuts définitifs ; l’assemblée décide de placer la Paroisse sous le vocable de la Transfiguration et le patronage de sainte Geneviève ». (Procès-verbal)

Eugraph Kovalevsky, de représentant de la Confrérie, devient membre du Conseil paroissial. Il a remporté une victoire.

Le Père Gillet explique dans le numéro de La Voie, de février, ce que ce premier groupe de Français entend par : Orthodoxie française.

QU’EST-CE QUE L’ORTHODOXIE FRANÇAISE

« … Notre paroisse ne rentre pas dans le cadre de l’Eglise russe. Il est vrai que nous sommes actuellement sous la juridiction du Métropolite des Eglises orthodoxes russes de l’Europe occidentale ; que nous tenons de lui notre existence canonique ; que, par lui, nous sommes en communion avec le Patriarcat de Moscou et tous les Patriarcats orthodoxes d’Orient. Il est vrai encore que ces origines créent une relation spéciale entre l’Eglise russe et nous… Toutefois, si nous relevons de Son Eminence le Métropolite Euloge, ce n’est pas en tant qu’il est chef des Orthodoxes russes de l’Europe, mais (conformément aux canons) en tant qu’il est l’évêque orthodoxe le plus proche de notre communauté naissante. Il est possible, il est même normal que l’Orthodoxie française, lorsqu’elle aura atteint un certain stade de développement, devienne autonome. Et, comme l’Orthodoxie n’est pas byzantine ou slave, mais universelle, il appartient aux Orthodoxes occidentaux de créer un type d’Orthodoxie propre à l’Occident, et qui, sur certains points, pourra différer totalement du type oriental…

Français de nationalité ou de langue, nous nous sentons liés à l’ancienne tradition « orthodoxe » de la France, à la France « très chrétienne » des siècles où l’Orient et l’Occident n’étaient pas séparés. Saint Irénée (qui fut le trait d’union entre l’Orient et l’Occident), les martyrs de Lyon et de Vienne, saint Denys, saint Martin de Tours, sainte Geneviève, tels sont quelques-uns des grands noms auxquels nous voulons nous rattacher. Mais nous ne nous sentirons étrangers ni à saint Louis, ni à sainte Jeanne d’Arc, ni à Pascal. Et, tout ce que le coeur français et l’intelligence française d’aujourd’hui créent de bon et de grand, nous voulons aussi le sentir nôtre, le consacrer au Christ, le faire orthodoxe.

Notre action religieuse ne se limite pas à un pays. L’Orthodoxie française peut offrir une langue commune aux divers groupes ethniques orthodoxes. Elle peut aider à universaliser l’Orthodoxie et à l’interpréter auprès des Occidentaux. Elle peut ainsi travailler dans le sens de cette catholicité que tant d’âmes désirent aujourd’hui.

Nous devons tendre à ce que, aux yeux de ceux qui découvrent en nous l’Orthodoxie, ce mot devienne synonyme de deux grandes choses : croire en Jésus-Christ, vivre en Jésus-Christ. »

Le Père Lev, saisi, enthousiasmé par l’ardeur du Frère Eugraph, exprime avec justesse l’idéal confrérial, mais il ne résiste pas à la dure monotonie de l’action. Répétons-le, il sera le sincère messager entre les deux pionniers : Irénée et Jean, puis, la guerre ayant éclaté, il quittera la France pour Londres où il demeure encore de nos jours, loin, très loin de l’Orthodoxie occidentale !

Sous l’impulsion obstinée du Frère Eugraph :

« en 1929, en la fête de saint Léon, Pape de Rome, se déroule en l’église confrériale une réunion qui dure trois jours : durant laquelle sont célébrées, en latin, trois liturgies : le premier jour la messe romaine, le deuxième jour, la gallicane selon le texte de Wladimir Guettée[38], approuvé en 1875 par le Saint Synode, et le troisième jour la messe de saint Jean Chrysostome. On vote pour la liturgie occidentale en principe, de préférence celle du rite des Gaules. » (R. 1947)

Nous réalisons mal l’originalité d’une telle manifestation. Les messes romaine et gallicane en latin pouvaient sembler normales, mais celle de saint Jean Chrysostome en latin !

Et Mgr Jean continue dans son rapport :

« Parallèlement, les Confrères étudient des questions dogmatiques (sur le Saint-Esprit, sur l’apôtre Pierre), canoniques (sur les droits du Patriarcat d’Occident)… La définition de Constantinople des « pays barbares » et la thèse a-territoriale du Professeur Troïtsky sont critiquées. (Les idées exprimées sont les mêmes que celles de la lettre du Patriarche Serge au Patriarche de Constantinople concernant le schisme eulogien de 1931). On constate que, pour développer la renaissance de l’Orthodoxie en Occident, il faut adopter, d’une part, une intransigeance absolue sur le plan dogmatique et, d’autre part, sur le plan liturgique, prévoir la réalisation de traditions pleinement occidentales.

L’année 1929 peut donc se résumer par la vie grandissante de l’Eglise française orthodoxe et, au sein de la Confrérie, par la préparation de la deuxième étape de l’Orthodoxie occidentale.

Mais amener de jeunes émigrés russes et quelques Français vivant hors de l’Eglise de Rome et proches de la religiosité slave à la claire tradition de France n’était pas chose aisée. Il faut une vocation donnée par Dieu pour y parvenir. » (Ma vie)

Cette constatation est si exacte que tous ceux qui, galvanisés par sa pensée se tournaient vers l’apostolicité de notre pays, le quittèrent peu à peu et se réfugièrent dans la liturgie byzantine en langue française ou en slavon.

CREDO DU FRÈRE EUGRAPH

« Il ne s’agissait point d’une quelconque tolérance de telle ou telle coutume, mais de la restauration dans l’Orthodoxie universelle du visage légitime, immortel et orthodoxe de l’Occident.

C’était mon credo.

Il ne suffisait pas non plus de rester amateur de la tradition occidentale en la regardant avec des yeux d’oriental, il fallait se plonger dans son courant. Ce plongeon est beaucoup plus difficile qu’il ne semble superficiellement. Soudé depuis mon enfance au rythme sacré de la Sainte Russie, attaché presque biologiquement au Typicon, c’est-à-dire au Rituel monastique, ce fut pour moi un effort ascétique, un genre d’exode. Du pays de mes pères je partais pour m’installer dans un autre climat. Un Occidental, même un moine, n’imagine pas à quel point la liturgie saisit entièrement un Oriental. La moindre mélodie, la moindre parole, le moindre geste, les moindres rites ou coutumes jusqu’au changement du menu de la nourriture – évoquent en lui tout un monde !

Mon cas était accentué du fait que je vivais dans l’Eglise, dans la Liturgie, qui n’est pas une piété intellectuelle, mais populaire et monastique. La chaleur que dégage le rite oriental, sa richesse, empêchent d’apprécier la valeur inestimable du rite occidental, surtout sous sa forme romaine actuelle.

Ce fut un long travail

J’apprenais la messe romaine par cœur, j’assistais aux cérémonies, je lisais le bréviaire, je laissais le latin pénétrer mon âme. Souvent l’appel de l’Orient était si fort que j’étais contraint de lutter psychologiquement avec moi-même, car pour aimer quelque chose il faut renoncer à autre chose. Les premières paroles de l’homme furent « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ». Je devais abandonner mon père et ma mère pour aller vers le rite occidental.

D’où me vint cette conviction ?

Comme je l’ai déjà dit, je crois, en 1919, avant de prendre le bateau pour la France, deux idées s’étaient imposées à mon esprit Dieu a voulu l’émigration orthodoxe en Europe afin qu’elle apporte la lumière de l’Orthodoxie qui durant mille ans s’est désintéressée de l’Occident. Deux sentiments aigus m’animent : la splendeur de l’Orthodoxie et le péché des Orthodoxes avec leur indifférence vis-à-vis des autres peuples, ou plutôt leur satisfaction statique. Ce péché est lavé par le martyre de la Russie et la mission des Orthodoxes en Occident. Je n’avais point changé. » (Ma vie)

LE RITE GALLICAN

« La restauration de l’Orthodoxie en France doit tenir compte du patrimoine apostolique et local.

Se pose, alors, aux Confrères le problème des trois rites possibles :

rite romain,

rite byzantin,

rite des Gaules.

Plusieurs exposés sont présentés par moi-même et d’autres membres à la Confrérie. La majorité, en dépit de l’expansion du rite romain sur tout l’Occident, vote pour celui des Gaules, comme étant le plus légitime pour la France cependant que les rites romain et byzantin leur paraissent en France des rites tolérés. Nous tenons au mariage de l’Orthodoxie universelle avec la tradition et le sol du pays. Malheureusement, le Métropolite Euloge auquel nous nous adressons pour bénir le rite des Gaules et le calendrier occidental, tout en encourageant nos études et nous permettant de faire des expériences in privato, n’ose pas approuver officiellement notre initiative en motivant que cela dépasse ses droits.

L’expérience de la première paroisse française démontre clairement que seul le rite des Gaules pouvait fournir la base d’une Eglise de France, cette première paroisse gardant malgré elle un caractère franco-russe.

La commission pour la France étudie surtout les cadres historiques des Gaules et la Sainte Messe, en joignant quelques aspects du Propre et débute, à la suite de Mgr Duchesne et du Père W. Guettée, par le Propre de Noël qui se trouve au commencement du « Missale Gothico-Gallicanum » (IXe siècle).

Il est évident que le point de départ est le texte de la messe gallicane, restaurée par W. Guettée, sur le tombeau duquel nous allons chaque année célébrer un Office des défunts. W. Guettée, après sa conversion à l’Orthodoxie, avait célébré dans les années 1875 la messe gallicane dans l’église synodale à Saint-Pétersbourg. Son texte, si je puis dire, fut le tremplin de notre élan orthodoxe. Très vite, la Commission et mes travaux personnels nous découvrent que la composition de cette messe est hâtive, l’auteur étant un historien et non un liturge. La sensibilité spécifique de la Liturgie lui faisait défaut, et comme il advient souvent aux théoriciens qui ne « vivent » pas la Liturgie, malgré sa culture, W. Guettée confondit le Propre et l’Ordinaire. Je ne cite qu’un exemple : il omet dans son texte un passage aussi important que le Mémorial après les paroles de l’Institution, et saute immédiatement à l’épiclèse.

L’époque 1927-1928 est une époque heureuse pour nos travaux liturgiques. Les œuvres des Duchesne, Cabrol, Cagin[39] créent un climat propice à la recherche du passé. Hoppe et Max de Saxe[40], nous aident pour la défense de l’épiclèse dans le rite occidental. Mais la liturgie des Gaules posait deux questions importantes. En dépit de sa parenté sur nombre de points avec la liturgie orientale, en particulier la syrienne, elle demeure en son essence, sa structure et son génie, une des liturgies occidentales. En votant pour elle, nous votions pour toute une tradition différente de celle de l’Orient. Il est impossible de séparer artificiellement la messe des Gaules du contenu total du passé des Eglises d’Occident. L’Exultet, chef-d’œuvre de l’Occident, est gallican.

La suppression de l’Alléluia pendant le Carême – saint Augustin en témoigne déjà – et, à l’opposé, son augmentation durant le Carême en Orient, partageaient dès le IVe siècle deux traditions complémentaires de l’Eglise. » (Ma vie)

L’année 1930 provoque le premier déchirement dans l’existence du Frère Eugraph. La paroisse française à laquelle il ne peut plus participer régulièrement s’assoupit. On n’envisage plus la célébration du rite des Gaules qui disparaît complètement de la conscience des Orthodoxes orientaux et quelques années s’écouleront avant que la Providence mette en présence les deux pionniers de l’Orthodoxie occidentale, Irénée et Jean.

Mais avant d’entrer dans le schisme de l’émigration suivons Frère Eugraph dans ses contacts avec le milieu français qui lui offrira d’autres expressions de l’âme de la France.

CHAPITRE IX
LE MILIEU INTELLECTUEL FRANÇAIS

« Nous sommes en effet dans la main de la Sagesse, nous et nos discours, et toute l’intelligence, ainsi que les connaissances pratiques ». (Sag. 7, 16)

JACQUES MARITAIN

« Mes parents se sont installés à Meudon en 1920, 62, rue de la République, dans la maison de l’Intendant du Grand Dauphin, voisine de celle d’Armande Béjart, femme de Molière. C’est une demeure incommode, pleine de charme, entourée d’un jardin dessiné par un grand paysagiste de l’époque ; mon père entretient ce jardin et lui rend sa beauté. [Actuellement, la maison a été démolie et remplacée par une maison de rapport ; par bonheur, on n’a pas touché à la demeure d’Armande Béjart, transformée en musée Molière].

Jacques Maritain[41] habite près de chez nous, 10, rue du Parc. Vers 1922, un jeune compositeur russe, Nicolas Nabokov[42] m’entraîne chez lui. Dès la première rencontre, je deviens ami de la maison. Maritain et son néo-thomisme, c’est le retour à la métaphysique détrônée par le XIXe siècle.

L’arrivée d’un adolescent de dix-huit ans, prônant les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation, provoque un intérêt d’étonnement agréable à ce milieu. L’atmosphère est tendue et aérienne. Maritain – ce qui est passionnant et équivoque – est, si l’on peut dire, un « entremetteur » de l’Eglise et de la théologie thomiste avec le monde artistique de l’époque, surréaliste, symboliste, raffiné, décadent, impur d’une impureté qui donne de la valeur à la personne, d’une religiosité d’anges séduits par la beauté des filles des hommes et de Sodomites séduits par la beauté des anges. C’est la génération post Léon Bloy (Maritain était son disciple), post Huysmans – par le diable vers Dieu, etc. Maritain, avec sa petite voix, son air timide, préside les débats. Il est le centre ; les pontifes, comme le Père Gillet (Général des Dominicains), sont présents pour donner plutôt l’approbation de l’Eglise. Beaucoup de jeunes, des commençants : Gabriel Marcel, écrivant des articles de critique musicale, Jean Cocteau, Daniel-Rops, Mounier[43] et dans l’assistance de très jeunes inconnus silencieux, tel un Daniélou[44].

Pourquoi Maritain a-t-il choisi le thomisme ? Il faut bien comprendre que le monde catholique romain, coupé de la pensée patristique, l’ignorant totalement, possède à cette époque dans le génie de la scolastique une solidité métaphysique chrétienne avec ouverture aux problèmes modernes.

Je ne fus jamais séduit par la pensée thomiste, complètement étrangère à la tradition orthodoxe, mais je réalise rapidement, par ma fréquentation du cercle Maritain et des autres milieux romains, que le thomisme aussi bien que la papauté, sont d’une certaine manière, le salut du monde romain. N’ayant pas la solidité orthodoxe, ce dernier aurait été vite dispersé s’il avait déchiré l’unité par une multitude de tendances.

Les œuvres de Maritain n’influencent pas ma pensée, malgré mon admiration pour sa violente délicatesse et sa douce passion. Ce qui m’attire en son milieu, c’est le contact et la communion avec un monde nouveau pour moi. Il est évident que Maritain et sa femme Raïssa désirent, avec beaucoup de prudence et de tact, me convertir. Leur tactique consiste- à m’inviter seul au repas, en dehors du cercle, mais ce qui décourage ce saint couple c’est que je m’adapte facilement à leur mentalité. » (Ma vie)

« Le cercle Maritain m’ouvre les portes des milieux intellectuels catholiques romains, ainsi que les milieux artistiques, surréalistes, symbolistes… La culture russe prérévolutionnaire avait préparé ma sensibilité et je pus goûter et apprécier ces tendances diverses.

La poésie de Blok, d’Akhmatova, de Brussov, d’André Bely, la théologie du grand Florensky[45] me permettent de comprendre ce monde raffiné, aussi décadent que prophétique, individualiste à l’extrême, effaçant la ligne de séparation entre le visible et l’invisible, le possible et l’impossible, artificiel, aérien et impur.

Jean Cocteau se convertit. Le chuchotement autour de sa conversion me gêne, mais elle amène beaucoup de jeunes peintres, de poètes qui tâchent d’unir la foi catholique aux recherches surréalistes et symbolistes. Nombre d’entre eux, Cocteau en tête, me témoignent de l’amitié et de la sympathie. Je les frôle, je les comprends, j’échappe à leur influence car seule la réalité ecclésiale m’attire. Je suis frappé par l’un des habitués, jeune et bon poète devenu croyant et baptisé après une vision qu’il m’a racontée. A la suite de sa conversion, il est saisi d’angoisses durant plusieurs années et se confie à moi. Il rencontre un bon confesseur, un Jésuite – il est pris en mains et je le perds de vue. Quelques : années plus tard, il revient vers moi, totalement délivré de ses angoisses, équilibré, mais il a perdu son talent… c’est un homme à clichés ecclésiastiques. Il me sembla que l’on avait tué l’âme en en faisant un bon Chrétien. » (Ma vie)

LE GROUPE MOUNIER

« D’autres contacts avec le milieu occidental sont ceux d’un cercle de jeunes catholiques romains – le groupe Mounier – le fils de Charles Péguy, de protestants, Denis de Rougemont[46] et d’autres.

Je suis le seul Orthodoxe. Mes causeries sont mal préparées. Je lance, néanmoins, des idées orthodoxes et l’on ne peut nier que le personnalisme d’un Mounier jette ses racines dans la pensée orthodoxe – opposée au collectivisme, à l’individualisme – et reflète timidement ce principe trinitaire qui est depuis mon enfance mon guide infaillible de la connaissance. » (Ma vie)

RENCONTRE « ŒCUMÉNIQUE »

« En plus du cercle Mounier, je fréquente d’autres groupes, par exemple celui de Nicolas Berdiaeff[47] où pour la première fois se réalise une rencontre « œcuménique » (cette qualification arrivera plus tard) de catholiques, protestants et orthodoxes.

Dès la première réunion, le dominicain est en accord avec le calviniste Lecerf et le soi-disant moderniste, le Père Laberthonnière, avec le luthérien Jundt[48].

Ces rencontres de caractère œcuménique m’apportent la compréhension de la pensée des chrétiens d’Occident en même temps qu’elles font ressortir que le problème roman-protestant est un problème intérieur, celui de deux fils de la scolastique du Moyen-Age. L’Orthodoxie apparaît bien différente, en son essence, des deux grandes confessions !

La tragédie de ma situation est dans le fait que mes confrères orthodoxes confondent la scolastique moyenâgeuse avec ces deux grandes confessions et que les Occidentaux, tout en appréciant l’Orthodoxie, me traitent en représentant de la psychologie orientale.

Ce sera la lutte de toute ma vie : prouver que l’Orthodoxie occidentale existe et que l’Occident en son instinct est orthodoxe. Lorsqu’ensuite j’amènerai Wladimir Lossky de la philosophie à la théologie, je transposerai pour lui la pensée de Tertullien : l’âme d’un homme est naturellement chrétienne, l’âme d’un Occidental est naturellement orthodoxe. » (Ma vie)

LES OUVRIERS

« Auprès du monde intellectuel, Dieu me conduit vers la vie des ouvriers en France car j’accompagne les prêtres dans les usines pour servir et chanter : Colombelles, Tourcoing, le Creusot, Montargis etc. Nombre d’ouvriers russes y travaillent par contrats. Mais Dieu me rapprochera encore plus du peuple de France lors de ma captivité de trois ans dans un camp de prisonniers français, en Allemagne. » (Ma vie)

LA GRANDE BOURGEOISIE

« Je suis introduit dans le monde de la grande bourgeoisie, des châteaux et des vastes demeures où l’on reçoit chichement. » (Ma vie)

UN FRANÇAIS ORTHODOXE

« Au début de 1923, j’entreprends mon premier pèlerinage à Saint-Irénée de Lyon. Je prie longuement dans la crypte, non encore bouleversée et bouchée durant des années par les fouilles ! J’ai la possibilité de demeurer des heures dans la crypte. Je me rends ensuite à l’église russe. Je remarque la chasuble portée’ par le prêtre : elle est d’un goût parfait avec une broderie représentant le monogramme du Christ, les cinq pains et le poisson. On m’explique que cette chasuble a été offerte par un Français orthodoxe. Je m’empresse de faire sa connaissance, c’est le comte Alexandre du Chayla. Il s’est converti au cours de ses études à Genève. Il était très lié avec Alexandre, le futur roi de Serbie – tué à Marseille – et un camarade socialiste, Benito Mussolini. Lorsque tous trois s’attardaient dans un café, discutant et buvant, le tuteur du futur roi, l’archiprêtre Orlov de l’Eglise de Genève, apparaissait, les menaçait de sa canne à pommeau d’argent et les envoyait se coucher. Le contact avec le prince Alexandre et l’archiprêtre Orlov avait amené du Chayla à l’Orthodoxie. L’archiprêtre le reçut dans l’Orthodoxie et lui conseilla de se rendre en Russie pour continuer ses études à l’Académie de théologie et visiter les monastères célèbres. Le but d’Alexandre du Chayla était de devenir moine et prêtre et de prendre le chemin de la sainteté. Malheureusement, en Russie, auprès des études et des monastères, il trouva la vie large et demeura dans le monde. Il avait rencontré en Russie un starets d’Optina qui l’avait accueilli par ces paroles : « Bonjour, mon petit Français, je t’attendais. Tu dois devenir moine parce que la France a besoin d’un évêque orthodoxe ». Etant franc-maçon, il demanda au starets s’il pouvait le demeurer ? Celui-ci lui répondit : «Oui, à condition de professer dans ton milieu les dogmes orthodoxes et d’y parler, au moins une fois par an, de la virginité de la Vierge ».

De retour en France, il me fit connaître nombre d’hommes politiques, entre autres Edouard Herriot[49] dans les circonstances suivantes : ayant acquis à un prix élevé, au cours de son voyage en Russie, deux icônes du Christ et de la Vierge qu’on lui avait vendues comme icônes anciennes, il me pria de les apprécier. C’était des icônes ordinaires pour les mariages de riches marchands, fabrication Oloviachnikov, avec beaucoup d’or et d’argent. Bien que de réputation anticléricale digne d’un vrai radical, Edouard Herriot était sensible à toutes les manifestations de l’âme humaine, religion incluse ». (Ma vie)

Toujours désireux de mieux pénétrer le milieu où il évolue, Eugraph s’amuse un jour à porter une chemise lilas et une canne à pommeau d’argent, mais il perd rapidement sa belle canne et n’ayant pas une seconde chemise lilas, reprend son ancien costume.

Du jour où il est ordonné prêtre, il abandonne toutes ses « connaissances » et se plonge uniquement dans le travail pastoral et liturgique. De temps à autre, il rencontre Mounier, Daniélou mais n’a pas la possibilité comme il le disait lui-même de les fréquenter à nouveau. « Je n’ai pas le temps », répète-t-il fréquemment, et il le regrette ; « je ne puis m’occuper que d’Elle » (l’Eglise de France). Il fallait son intégrité dans sa mission et sa foi pour que la Bénédiction de Dieu féconde le sol orthodoxe de notre pays.

CHAPITRE X
LE SCHISME DE L’ÉMIGRATION

« Le zèle de ta Maison m’a dévoré. Je suis devenu un étranger pour mes frères Un inconnu pour les fils de ma mère ». (Ps. 68, 10, 9).

« Parallèlement à la sainteté nationale de chaque pays, je m’attachais à la liberté de l’Eglise. Les paroles du Patriarche Tikhon[50] en prison, disant que nul ne peut lier la conscience d’un évêque, m’impressionnaient profondément et je lançai dans un cercle de jeunes cette formule : le Christ devant Pilate possédait la plénitude de la liberté divino-humaine. Aucun régime ne peut enchaîner l’Eglise et tous les régimes, d’une manière ou d’une autre, la persécutent.

C’était l’époque où une grande partie de l’émigration russe regrettait l’Eglise étatique, considérant que sans le représentant du Tsar (« le procureur général ») l’Eglise ne pouvait subsister. Ce césaro-papisme voulait retrouver non seulement la monarchie sacrale mais pensait que l’Eglise sans le Tsar était incomplète. Cette tendance, surtout présente parmi les laïcs, exerçait une grande influence sur la destinée de l’Eglise. J’eus grande peine à faire dire des offices pour le Patriarche Tikhon.

Le Métropolite Antoine (voir note 18) de Kiev, bien que monarchiste (il résidait en Serbie), luttait farouchement pour l’indépendance de l’Eglise.

Le Métropolite Euloge partageait mon avis, mais n’osait tenir tête. Il avait voté pour le locum tenens Serge, non par acceptation de l’Eglise sous le régime soviétique, mais afin de pouvoir se libérer de l’Eglise russe hors frontières et ses idées trop arrêtées ; il désirait ouvrir les bras aux libéraux, aux intellectuels de l’émigration : radicaux, socialistes de droite. Apostoliquement, il avait raison.

Dès que le trouble arrive, deux tendances se forment : progressiste et statique.

Ma thèse était que la Vérité n’est ni progressiste, ni réactionnaire, ni centriste ; le chemin des Saints est au-delà. Une des figures qui m’avait frappé est saint Mitrophane de VoronègeSa sous le règne de Pierre le Grand. Tandis que Théophane Prokopovitch voulait adapter l’Eglise à la réforme de Pierre le Grand et que l’opposition à la réforme était menée par l’évêque Stéphane Yavorsky, saint Mitrophane approuvait certaines réformes tout en s’opposant à la soumission de l’Eglise à l’Etat. De même pendant la Révolution ces deux tendances apparurent nécessairement, Tikhon et Serge se rangèrent derrière un saint Mitrophane[51]. Et, l’Eglise russe hors frontières, contrairement à la personnalité du Métropolite Antoine (qui était son chef) adopta l’attitude réactionnaire.

Le Métropolite Euloge possédait toutes les données pour se tenir « au-delà », mais influencé par son passé parlementaire, il prit l’attitude du « centre », des libéraux qui ne font jamais l’histoire toujours accomplie par les « droites » ou les « gauches », cependant que l’histoire de l’Eglise ne se réalise ni par les « droites » ou les « gauches » mais par ceux qui se tiennent « au-delà ».

L’émigration, dépourvue de « gauche », ne possédait pas de ligne ecclésiale pure. Elle était « droite » et « centre-libéral ».

Je pensais qu’après hésitation, les Patriarches Tikhon et Serge avaient trouvé la ligne ecclésiale : pureté de l’Eglise mariée à la réalité historique. L’émigration devait, par conséquent, unir la pureté orthodoxe à la réalité historique occidentale qui, en France, était française.

Plusieurs réunions publiques eurent lieu. Les orateurs y parlaient de la mission culturelle et politique de l’émigration et c’est alors que se consomma ma rupture psychologique avec elle. Je ne pouvais croire à sa mission politique, je ne croyais et ne crois qu’à la mission providentielle qui est d’apporter l’Orthodoxie à l’Occident.

Je dois signaler, pourtant, des mouvements que l’on pourrait qualifier de « gauches » (non dans le clergé mais parmi les laïcs), désireux de tenir compte de la réalité soviétique : les Eurasiens, les National-Bolcheviques, les Jeunes Russes. Politiquement, ils n’obtinrent aucun résultat, si ce n’est des tragédies personnelles. En dehors du problème soviétique, les Eurasiens étaient certainement valables et prophétisaient notre époque. Solidement enracinés dans l’Orthodoxie traditionnelle, ils révisaient les problèmes des civilisations humaines, proclamant que nous entrions en une période où l’Europe ne serait pas « la » civilisation, mais une des civilisations chrétiennes. Le monde, disaient-ils, devra être résolu par la pureté dans l’unité. Deux personnalités lurent attentivement leurs livres : Staline et Pie XI. J’étais l’ami de ces Eurasiens : Eugène Troubetskoy, Lev Karsavine, N. Alexéef, P. Savitsky, etc. Ils avaient refait les livres de classe sous un angle universel et national. La culture chinoise était pour eux une de nos civilisations du XXe siècle. Le Christ n’était point gréco-européen, Il était universel. La Russie représentait l’Eurasie, la France, l’Eurafrique… malheureusement, ils étaient des intellectuels, des penseurs, des pionniers de la pensée.

Je m’éloignais de plus en plus de l’émigration. » (Ma vie)

L’année 1930 ouvre à Eugraph le chemin des épreuves ecclésiastiques qui sera le sien jusqu’à sa « naissance au ciel ».

« Un ou deux ans auparavant, étant donné les difficultés provoquées par l’émigration avec le gouvernement soviétique, le Métropolite Serge avait demandé à tous les résidents russes à l’étranger, désireux de demeurer dans le Patriarcat de Moscou, de signer l’engagement de ne point faire de la chaire une tribune politique. Le Métropolite Euloge afin de garder le contact avec Moscou avait signé mais, face à ses fidèles et à l’Eglise anglicane qui organisait des meetings contre la persécution religieuse, il ne pouvait tenir parole ; il s’était engagé à la légère. Inévitablement, l’émigration l’entraînait dans les manifestations anti-soviétiques. »

Le Métropolite Serge pria le Métropolite Euloge de démissionner et de se faire remplacer par l’archevêque Wladimir.

L’Assemblée générale étudia le cas du Métropolite Euloge et pria le Métropolite Serge de ne pas le remplacer, et prépara les premiers pas vers Constantinople. L’atmosphère surchauffée annonçait déjà la rupture avec Moscou.

Ce fut pour moi une dure épreuve car je préparais des rapports sur la renaissance de l’Eglise française qui avait déjà des paroisses à Paris, Nantes et une communauté à Strasbourg. Mes rapports furent enregistrés sans grand intérêt…

Dans le même temps la Confrérie de Saint-Photius, qui avait accepté sans enthousiasme la rupture du Métropolite Euloge avec l’Eglise russe hors frontières, vota unanimement pour la fidélité envers Moscou. En tant que telle, elle n’avait pas de voix dans l’Assemblée générale mais, possédant une église à Saint-Cloud, elle représentait cette église.

Quatre confrères (dont le Frère Eugraph), une fidèle et l’évêque Benjamin furent les six défenseurs de la fidélité à l’Eglise-mère. La majorité des clercs et des fidèles réclamaient la rupture.

J’étais jeté dans une situation déchirante. Les éléments français ne savaient que faire. Le Père Lev Gillet se désintéressait de la question française. Jusqu’en janvier 1931, je m’occupais quand même et encore des paroisses françaises. » (Ma vie)

Devant le retrait progressif des émigrés russes de l’Eglise-mère persécutée, le Frère Eugraph essaie de défendre cette dernière et de définir ce qu’est la véritable « sobornost », la plénitude dans l’harmonie et l’action pastorale d’un évêque qui peut en découler. Toute sa vie il espère – même sans espoir mais avec certitude – qu’il faut envisager, construire ou reconstruire les situations sur les principes canoniques unis à l’économie.

L’AUTORITÉ ÉPISCOPALE ET LA COLLÉGIALITÉ

Sous ce titre il fait paraître dans le « Messager Orthodoxe » (juin-juillet 1930) une conférence qu’il a donnée au cours de la réunion de la Confrérie, à l’occasion du douzième anniversaire de la restauration du Patriarcat en Russie :

« Nous nous sommes rassemblés aujourd’hui pour fêter la rénovation de l’autorité patriarcale en Russie. Il y eut douze ans, hier, que l’Esprit-Saint et le peuple élirent comme « Premier » parmi les Eminences de l’Eglise et Chef d’une nouvelle époque de l’Eglise, notre père Sa Sainteté Tikhon, Patriarche de Moscou et de toutes les Russies.

Il m’est impossible de parler et de réunir ses bonnes œuvres qui ont « enliessé » son bâton de « Primat-Hiérarque », semblables à une multitude de branches porteuses des fleurs et des fruits de ses actes, don d’une année de bonne récolte.

Je ne m’arrêterai que sur un seul aspect de sa personne. Il fut un grand Evêque de l’Eglise et pour cela même confesseur de la véritable « sobornost ».

J’ai employé les termes d’ Evêque » et de « sobornost ». Le mot « sobornost » est si courant que même les hétérodoxes se mettent à l’utiliser. Qui ne parle à présent de la « sobornost », où ne la trouve-t-on point ! Qui ne nomme une Eglise « sobornaïa » ! Jusque dans les discussions théologiques autour d’une tasse de thé, on cherche à découvrir la « sobornost ». Mais si la « sobornost » est devenu quotidienne, en revanche le thème de l’épiscopat dans l’Eglise est bien rare de nos jours. C’est pour cette raison que j’estime utile de combler ce vide en m’arrêtant sur ce thème qui vient en son temps. Certes, la pensée de « sobornost » est devenue particulièrement vivante depuis que l’Esprit-Saint ralluma le flambeau de l’Eglise russe en la personne du Patriarche Tikhon. Et pourtant, notre Père Tikhon n’a-t-il point été le destructeur de la « sobornost » lorsque, sans prendre conseil, il décidait seul, désignait lui-même les évêques, étant leur Chef et répondant pour tous ? Et nous savons qu’il est parmi nous des hommes tellement déraisonnables qu’ils le taxent de papisme… Je pense qu’après ces remarques, l’actualité de mon sujet devient évidente.

Une claire distinction de ces deux fondements : le pouvoir épiscopal et la « sobornost », peut seule éclairer les événements actuels de l’Eglise et l’action pastorale de notre Père. Le Symbole de la Foi, icône parfaite de la Vérité, nous apprend qu’il existe, définissant et particularisant, quatre révélations communes à tous : l’Eglise est une, sainte, catholique et apostolique.

Le première distinction indispensable à saisir, est que l’Eglise peut être objet de foi ou objet de connaissance et que ses qualités sont également objet de foi ou objet de connaissance, c’est-à-dire unité, sainteté, « sobornost » et apostolicité. Croire que le Chef de l’Eglise est le Christ ou bien que l’Eglise est le Corps du Christ, ou bien encore que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, n’est pas encore la foi en l’Eglise. Ce n’est que la foi dans les paroles du Christ, dans le testament du Christ, car munis de cette foi on peut ne pas savoir où se situe l’Eglise. Cette foi nous enseigne que l’Eglise, dont le Christ est le Chef, doit être sur terre, qu’Elle est le Corps du Christ, que l’enfer ne pourra la dominer, etc. mais où est-elle ? Cela la foi ne le définit pas.

La foi en l’Eglise, lorsque nous croyons, c’est qu’elle est l’Eglise orthodoxe et non une autre, malgré l’invisibilité de son Chef, unie au Christ éternellement, et que, précisément, cette Eglise orthodoxe, en dépit des péchés, même de générations entières et d’évêques même si nous constatons qu’en d’autres communautés fleurissent de meilleures actions – demeure sainte, vierge, sans tache ni défaut ou quelque chose de semblable, que nulle -autre, malgré l’apparente dissemblance et le morcellement de son peuple, est l’Eglise « sobornaia », catholique et que derrière l’apparente contradiction avec les temps apostoliques et la faiblesse d’esprit apostolique en nous, elle est l’Eglise apostolique.

Cette foi est la qualité de chacun de ses membres sans laquelle la présence au sein de l’Eglise ne se justifie pas.

Mais il existe une forme supérieure de foi en l’Eglise. Ceux qui la possèdent sont nommés : colonnes, pères, confesseurs.

Lorsque les qualités extérieures de l’Eglise, son unité, sa sainteté, sa « sobornost » et son apostolicité se réduisent comme à zéro dans l’économie divine, lorsqu’elles sont quasi invisibles, lorsque l’on peut prononcer les paroles du Christ : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! », alors la forme de foi supérieure apparaît. Je rappellerai les exemples de Maxime le Confesseur, de Marc d’Ephèse, de Paul de Tobolsk. Ils possédaient une foi d’un degré supérieur à la « sobornost » de l’Eglise, car restés seuls ils continuaient à croire que la vérité et la justice triompheront dans leur Eglise. Et si le Patriarche Œcuménique a appelé notre Père : Saint Tikhon Confesseur, c’est pour sa foi supérieure en l’incorruptibilité de l’Eglise, traversant les circonstances extérieures.

Le Métropolite Serge était animé de cette même foi quand il endossa la responsabilité de la légalisation de l’Eglise, demandant à son peuple de croire qu’il agissait ainsi pour le bien de l’Eglise. Bien entendu, ce n’est nullement par conscience orgueilleuse de ses droits (nul ne peut se flatter d’avoir des droits en l’Eglise, hormis ceux de la Grâce), ou par confiance en son intelligence, mais par sa foi supérieure en l’Eglise qui est incorruptiblement dans la vérité, foi qui le justifiera.

L’unité, la sainteté, la « sobornost » et l’apostolicité peuvent être étudiées sous forme d’objets de connaissance en chacune de leurs révélations : unité de la coupe, transmission apostolique, règlement des questions de vérité en accord avec le peuple royal, enseignement de la sainte vérité, de la foi, de la morale ; elles donnent de tout temps au monde des Saints et des hommes irréprochables.

Ainsi, la « sobornost » peut être objet de foi pour tous ses membres, qu’elle soit libre ou obligatoire. Elle est une des facultés de révélations extérieures de l’Eglise. Et il devient évident qu’elle n’est pas un collège d’évêques ou une assemblée de fidèles ou un concile, car ce dernier, en tant qu’expression extérieure de l’Eglise, peut ne point être « soborny ».

Un concile œcuménique n’est pas l’expression de la c sobornost » de l’Eglise, mais les sept conciles œcuméniques étaient « soborny », ainsi que nombre de conciles locaux parce que justifiés et révélant les qualités de la « sobornost » comme objet de foi. Il n’est pas loisible de convoquer un concile « soborny » ou catholique, on ne peut convoquer qu’un concile, soit œcuménique, soit local.

Une des plus grandes révélations, une des bases de l’Eglise du Christ est son épiscopat. Ignace d’Antioche disait : « l’Evêque est l’icône du Christ » ; Cyprien : « l’Evêque ne rend compte à personne, sauf à Dieu, lors du jugement dernier » ; et encore Ignace d’Antioche : « sans Evêque point d’Eglise comme sans Christ point de salut » ; et le Théologien : « l’Evêque est l’ange gardien de l’Eglise ». Voilà en quelle estime les Pères tiennent l’Evêque. L’Evêque d’une véritable Eglise doit satisfaire à ces quatre qualités : unité, sainteté, « sobornost » : être en union avec les autres évêques et à travers eux avec toute l’Eglise véritable satisfaire à l’apostolicité : avoir reçu l’imposition des mains et la succession du pouvoir apostolique. Par exemple, un évêque catholique (romain) ne possède pas la plénitude du pouvoir apostolique ; il possède, il est vrai, l’imposition apostolique, il peut être un avec son peuple, juste en sa vie, mais ne pas satisfaire aux conditions de la « sobornost », ne se trouvant pas en union avec les évêques de l’Eglise.

Le Patriarche Tikhon remplit les quatre conditions.

La sainteté parfaite de l’évêque, c’est la foi infinie que la souffrance de l’Eglise est une qualité devant Dieu ; c’est pourquoi un saint évêque ne se soustraira pas aux souffrances mais prendra sur lui celle de son peuple, ne recherchant pas son aide ni celle d’aucun humain mais seulement le secours du Christ qui est mort pour ressusciter.

La « sobornost parfaite ou catholicité d’un évêque, c’est la foi illimitée qu’il sera compris de ses co-évêques et que l’Esprit-Saint agissant en lui agit aussi dans toute l’Église.

La foi parfaite est lorsqu’il n’y a pas de données extérieures suffisantes pour croire. » (Traduit du russe)

Cette conférence est difficile à comprendre. La rapidité de la pensée qui établit les rapports profonds entre l’épiscopat et la catholicité de l’Eglise peut, par les sauts qui sont faits d’un domaine à un autre, dérouter et empêcher d’en suivre le sens. Il faudrait être formé à l’école théologique et liturgique de saint Basile le Grand pour ne pas hésiter : le canon de la Messe de saint Basile est le type parfait des rapprochements de textes, apparemment hasardeux et non motivés, qui donnent une plénitude de foi et de connaissance.

Afin d’aider le lecteur nous développons donc cette pensée

La foi première adhère à l’Evangile, aux paroles du Christ ; elle justifie la présence du fidèle dans l’Eglise, mais elle ne permet pas de discerner toujours où est l’Eglise.

La connaissance de la nature de l’Eglise et de ses qualités, unité, sainteté, « sobornost » et apostolicité, connaissance qui procède de cette foi, peut procurer la vie au peuple et engendrer des Saints.

Mais l’alliance de l’épiscopat avec l’Eglise, la jonction de l’évêque ou plutôt de l’épiscopat avec la catholicité-sobornost, par une foi supérieure à la croyance et à la connaissance, construit la plénitude de l’Église. Il est arrivé dans l’histoire de l’Eglise, ou d’une Eglise locale, qu’un évêque seul ait été rempli de cette foi parfaite, son courage et sa sainteté permettant alors de révéler extérieurement où se trouve la vraie catholicité. Ce fut le cas de saint Marc d’Ephèse et du Patriarche Tikhon. Malgré leur « solitude », de tels confesseurs ne furent pas égocentriques ou autoritairement orgueilleux ; ils résumèrent en eux l’esprit de la « sobornost » et firent passer des assemblées et des conciles, des valeurs extérieures au caractère intérieur, c’est-à-dire à la coïncidence parfaite entre l’Esprit et l’Eglise.

Le départ qui s’imposera au début de l’année suivante sera particulièrement pénible pour le Frère Eugraph, provoquant une rupture familiale de pensée. Son père, sa mère, son frère aîné demeurent auprès du Métropolite Euloge. Son frère cadet, Maxime, le suit. Jamais toutefois ses parents ne lui adressent de reproches ! La désapprobation dans la famille Kovalevsky est digne et muette. La liberté reste entière ; le respect et l’affection ne sont pas entamés.

CHAPITRE XI
LA RUPTURE

« S’il s’agissait (ô Juifs) de quelque injustice ou de quelque crime, je vous écouterais patiemment, comme de raison. Mais s’il s’agit de discussions sur une doctrine, sur des noms et sur votre loi particulière, vous y aviserez vous-mêmes ; je ne veux point être juge de ces choses-là. Et il les renvoya ». Act. 18 : 14-16

« En janvier 1931, je suis obligé d’abandonner car la rupture entre les « Eulogiens » et Moscou est consommée (Noël 1930).

Tout ce qui avait été réalisé avant 1930 s’éteint, se disloque lentement, personne ne s’y adonne plus entièrement. Mais ma vocation, n’est pas morte !

Il me faudra attendre jusqu’en 1936 Monseigneur Winnaert que je ne connais pas. Le Métropolite Euloge le reçoit le 11 novembre 1930, fête de saint Martin, dans le sanctuaire de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky de la rue Daru. Je le rencontre pour la première fois, mais déjà je suis mal vu et ne peux envisager aucun projet. D’ailleurs, je ne me rends pas compte, je ne pressens pas le rôle définitif qu’il jouera dans ma vie. » (Ma vie)

Le destin le frôle une seconde fois, le Frère Eugraph est si découragé qu’il ne réagit pas.

« Le 3 janvier 1931, l’Administration Diocésaine de l’Europe reçoit un décret du Patriarcat de Moscou déclarant que la Confrérie Saint-Photius et toute son activité dépendent dorénavant directement de Moscou.

Mais à Pâques parvient le décret interdisant le Métropolite Euloge et nommant à sa place le Métropolite Eleuthère comme Exarque en Europe occidentale. Les paroisses françaises, elles, restent sous l’autorité du Métropolite Euloge. Les relations de la section Saint-Irénée avec les dites paroisses deviennent de ce fait de plus en plus difficiles. Seuls des rapports amicaux persistent entre le Père Léon Gillet et M. Kovalevsky. » (R. 1947)

Les événements se précipitent.

« La hiérarchie locale, n’ayant plus auprès d’elle d’organe missionnaire préparatoire (la section Saint-Irénée), perd peu à peu tout intérêt pour les affaires occidentales.

Ajoutons que le nouvel Exarque, le Métropolite Eleuthère, ne comprenant guère la mission, néglige les rapports qui en traitent, comme dépourvus d’intérêt. Seule Moscou, en la personne du Métropolite Serge, s’intéresse à la mission. Une correspondance entretenue avec lui le met au courant des affaires occidentales et prépare l’avenir. » (R. 1947)

Le Métropolite Serge et l’Exarque de ce dernier, le Métropolite Eleuthère, apparaissent. Ils seront les deux acteurs principaux du retour de la France à l’Orthodoxie. Profondément différents l’un de l’autre, l’Orthodoxie occidentale les réunit et le provincial Eleuthère s’inclinera avec obéissance devant Serge le Grand.

LE MÉTROPOLITE SERGE

« Tandis que l’Exarque ne se penche pas sur la Confrérie de Saint-Photius, Serge l’écoute et l’approuve. Qui est Serge, futur Patriarche de Moscou ? Né en 1861, d’une famille de prêtres, élevé dans la prière, dès le début de ses travaux théologiques, son intérêt se porte sur les problèmes de la pensée occidentale. Sa thèse de licence, intitulée « Les rapports de la foi et des œuvres dans la doctrine orthodoxe », étudie les thèses romaine et protestante en face de l’Orthodoxie. Traditionnel, indépendant, il revient aux Pères, lutte contre la scolastique, insiste sur le caractère expérimental de la théologie dont les dogmes ne peuvent être séparés de la vie morale et spirituelle. Son horizon est universel. En 1943, ayant obtenu de Staline la permission de réunir un concile, ce concile l’élit Patriarche. » (R. 1947)

C’est le Chef capable de comprendre le Frère Eugraph qui s’empresse de lui exposer, sous couvert de pensée, l’importance de la mission, sa mission.

Dans la correspondance de la Confrérie avec le Patriarche, trois points se dégagent :

1) la mission en France sous forme du rite exclusivement oriental ne peut avoir aucun avenir ;

2) il est indispensable de rétablir le rite occidental ;

3) ce rite occidental ne peut être appliqué à la vie que par un nouveau groupe converti pouvant l’adopter. Il convient de ne demander à un tel groupe que des exigences minimes, la forme parfaite du rite occidental devant être élaborée lentement par le Centre missionnaire de la Confrérie en se basant sur l’expérience de divers groupes. » (R. 1947)

Une situation nouvelle, étonnante, monte à l’horizon de l’Eglise comme une aube de printemps. C’est le volet positif du diptyque douloureux de l’année 1931. Il est curieux de noter – osons le dire : émouvant et mystérieux – une règle, peut-être une loi, qui se renouvelle dans l’histoire. Le futur évêque Jean annonce, prophétise, répète, insiste, explique, précise génialement ce qu’il attend : l’Orthodoxie occidentale ; l’homme qui lui permettra d’accomplir sa mission traversera deux fois sa vie et son regard aigu ne l’aperçoit pas. L’instrument de notre destin tourne souvent autour de nous : nous tardons à nous en emparer, alors parfois il se retire définitivement. Est-ce pour nous apprendre à « voir », à écouter en dehors de nous, à nous concentrer, à nous « faire les muscles » avant de partir au combat ?

Le Métropolite Serge a été contraint d’écrire une lettre de blâme au Patriarche œcuménique Photius II au sujet du Métropolite Euloge :

« A Sa Sainteté Photius II, Archevêque de Constantinople, Nouvelle Rome, et Patriarche œcuménique.

La lettre de Votre Sainteté datée du 25 juin 1931 et portant le n° 1428, a fait l’objet d’une étude très attentive de notre part, et de celle des membres du Saint Synode Patriarcal.

A notre regret, malgré notre désir de saluer toute tentative de l’Eglise-Mère en vue d’apporter son aide à celles des autres Eglises qui en ont besoin, nous n’avons rien trouvé dans la lettre de Votre Sainteté qui puisse nous faire changer d’avis dans le cas du Métropolite russe Euloge, ni nous faire retirer les mesures déjà prises par nous dans cette affaire.

La lettre de Votre Sainteté donne comme raison de l’immixtion du Patriarcat œcuménique dans l’affaire du Métropolite Euloge, l’idée que ce Patriarcat a le devoir moral et canonique de veiller même sur celles des Eglises qui n’appartiennent pas à sa juridiction. Ne jugeant pas opportun de poser en ce moment cette question dans toute son ampleur, je me bornerai à remarquer que le devoir moral de veiller aux besoins des Eglises qui incombe à chacune des Eglises autocéphales, incombe, sans aucun doute avant tout à la première d’entre elles. Toutefois, cette priorité dans le devoir ne confère pas au chef de l’Eglise la plus ancienne le pouvoir de commettre des actes autoritaires par rapport à une autre Eglise autocéphale ; par exemple, de confirmer son représentant, de s’immiscer dans sa vie par des ordres administratifs, donnés en dehors de son chef canonique, ni encore moins, de donner arbitrairement des contre-ordres lorsqu’il prononce des interdictions, ni de soustraire à son autorité des clercs qui canoniquement lui sont soumis.

En effet, même le canon 17 du IVe Concile œcuménique qui donne aux évêques le droit de porter plainte contre leur Métropolite, soit à l’Exarque des grandes provinces, soit au Patriarche de Constantinople, est commenté, par exemple par Zonaras en ce sens qu’il vise les Métropolites faisant partie de Constantinople ; quant aux Métropolites des autres Patriarcats, les plaintes contre eux devaient être portées devant le Patriarche compétent. Telle était la scrupuleuse exactitude avec laquelle on observait le 8e canon du IIIe Concile Œcuménique disant « qu’aucun des Evêques aimés de Dieu n’étende son pouvoir à d’autres diocèses ».

Quant à ce que la lettre dit concernant le territoire de l’Europe Occidentale où l’affaire du Métropolite a lieu, et qui appartient soi-disant à la juridiction du Patriarche de Constantinople, cela ne nous paraît pas indiscutable. Le canon 28 du IVe Concile Œcuménique fixe très nettement les limites du Patriarcat de Constantinople : la Thrace, le Pont avec l’Asie proconsulaire et les diocèses se trouvant chez les étrangers des provinces ci-dessus, c’est-à-dire, suivant Balsamon, les Alans et les Ross, parce que les Alans font partie de la région du Pont, et les Ross font partie de celle de la Thrace ; autrement dit des régions auprès de la mer Noire qui étaient soumises à Constantinople […]

C’est pourquoi l’Eglise russe, tout comme l’Eglise grecque et toute autre Eglise autocéphale, pouvait librement organiser en Europe Occidentale ses propres paroisses qu’elle dirigeait […]

La paix de l’Eglise nous est chère à tous et pour elle bien des choses sont tolérées ; mais ceci seulement tant qu’il s’agit réellement de la « paix de Dieu » (Col. 3, 15) qui repose sur le désir unanime de tous de soumettre leur volonté à la volonté de Dieu (dont les règles de l’Eglise sont une des expressions). Mais si nous recherchons « notre intérêt » (ce qui est à nous – Phil. 2, 4) et gardons la paix uniquement parce que nous sommes également indifférents à l’ordre de vie institué par Dieu, cette paix, tant dans sa valeur que dans son sort à venir, n’est guère loin de la « muraille enduite d’un crépi » (Ez. 13, 10).

Négliger l’autorité des pouvoirs canoniques locaux et « défendre » systématiquement les éléments insoumis – cela signifie non pas introduire la paix dans une Eglise autocéphale, mais la détruire avec zèle.

N’oublions pas que cette désagrégation de la vie ecclésiastique russe à l’étranger fera également tomber l’autorité morale du Patriarcat Œcuménique qui porte les conséquences et la responsabilité de ses décisions.

Etant donné tout ce qui précède, le Métropolite Euloge reste pour nous déposé, soumis au jugement des évêques et interdit, et ses actes, quels qu’ils soient, n’ont aucun pouvoir canonique et ne sont pas valables. »

Serge, Métropolite de Novgorod. (Traduit du russe)

Les circonstances politiques sont trop violentes, la nostalgie des émigrés blancs de l’ancienne Russie, convaincus d’un proche retour au pays natal, trop farouche : le Métropolite Euloge désobéit et devient même l’Exarque russe en Europe occidentale du Patriarche Œcuménique.

Eugraph, mis en quarantaine par son milieu d’autrefois, agacé par l’élan mystique, un peu fanatique de la minorité restée fidèle à l’Eglise-Mère, persiste envers et contre tout dans son action.

« Je continuais à étudier la tradition occidentale.

Je fréquente des monastères bénédictins ; je peins en fresques le Magnificat dans le monastère du Père de Malherbe, à Liessies, près de Maubeuge – la guerre le détruisit totalement.

Si l’esprit de la Confrérie, étranger à l’Institut de théologie Saint-Serge, déplaisait vivement au Mouvement russe chrétien, m’isolant d’une manière de plus en plus sensible, que dire de l’infime minorité fidèle à Moscou (aux six premiers s’étaient ajoutés l’archimandrite Athanase, le Père Michel Belsky et une centaine d’autres personnes) ! Elle était mise en quarantaine par la majorité de l’émigration.

Mes amis d’antan me fermèrent la porte au nez, cherchant une étoile rouge sur mon front… L’atmosphère héroïque de cette minorité de « confesseurs » dégageait une certaine chaleur exaltée qui me peinait. Au nom de l’obéissance à ma Confrérie et au nom des principes je restais dans cette minorité. » (Ma vie)

LE FRÈRE EUGRAPH

« Je voulais confesser que les frontières politiques ne peuvent briser l’Eglise et que nul régime ne peut lier la conscience libre de l’évêque.

Je disais à cette époque : le Christ devant le juge Pilate gardait la plénitude de la double liberté : celle de la volonté divine et celle de la liberté de l’homme.

Je n’agissais pas par amour de la Sainte Russie mais par amour violent de l’Eglise du Christ, indépendante de toute circonstance historique. » (Ma vie)

Sur cette phrase s’achève le récit de la vie de Monseigneur Jean de Saint-Denis, tel qu’il fut dicté par lui-même, et tel que nous le transmettons in extenso, sans en changer un mot.

L’ange de lumière a refermé ses ailes sur lui.

Nous nous servirons désormais de ses lettres, de ses explications orales que nous recueillîmes, de documents, de nos souvenirs, de souvenirs et de précisions qui nous furent donnés par ses frères, particulièrement par son frère aîné, Pierre Kovalevsky ou par ses amis et nous nous excusons des lacunes que l’on pourra rencontrer ; nous n’avons pas voulu les combler arbitrairement. Peut-être, furent-ils voulus par Celui devant qui se déroulent toutes les actions de ses créatures.

« Cet homme, qu’on appelle Jésus, a fait de la boue, Il en a oint mes yeux et Il m’a dit : « Va à la piscine de Siloé (« envoyé »), et lave-toi. »

J’y suis donc allé, je m’y suis lavé, et je vois. » Jean 9, 11

CHAPITRE XII
LE JEUNE THÉOLOGIEN

« Reconnaissez l’Esprit de Dieu à ceci : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair, est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu ». I Jean 4, 2-3

LA THÈSE

Eugraph a terminé ses études à l’Institut Saint-Serge. Il a vingt-trois ans et écrit sa thèse de licence sur « Le Taxis dans la Sainte Trinité » et « La canonisation des Saints ». (Taxisest un terme grec désignant l’ordre suivant lequel sont nommées les Personnes de la Trinité dans la liturgie et la théologie. Le taxis du baptême, par exemple, est : Père, Fils, Saint-Esprit, tandis que le taxis paulinien qui ouvre le Canon Eucharistique dans la majorité des rites liturgiques est : Fils, Père, Esprit).

La thèse ne nous est parvenue que par fragments. Nous citerons donc seulement quelques passages ne nécessitant pas de développement.

Dans cette dissertation de fin d’études, nous retrouvons le Frère Eugraph en « ouvrier de l’Occident » ; il le pénètre par la liturgie et la connaissance de ses doctrines. Nous sommes contraint, hélas, de laisser de côté son analyse du Saint-Esprit chez saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Pierre Lombard : il ne nous reste que des portions inachevées de cette partie du manuscrit.

Le Père Serge Boulgakoff, son professeur, dira de ce travail « Je ne puis le noter car il est au-dessus des notes ».

Thèse principale : Il n’y a pas dans la Sainte Trinité de taxis logique, ni ontologique.

Paroles d’introduction : Et pourtant, parler de taxis dans la Sainte Trinité est indispensable, car sans lui on ne peut clairement concevoir ce qu’est véritablement l’économie du Saint-Esprit et, à la suite, le double courant de l’Eglise ; la connaissance et les droits de l’Eglise, ainsi que le contenu de la sainteté chez les Pères, qu’elle soit vraie ou fausse.

Le taxis chez les Pères : Les saints Pères à l’époque des Conciles œcuméniques avaient dans la majorité de leurs écrits des formules défendant la nécessité de la doctrine du taxisdans la Sainte Trinité.

Les plus brillants parmi eux sont :

1) « Le Père n’a jamais été sans Fils, ni le Fils sans l’Esprit » (Grégoire le Thaumaturge).

2) « L’unité sans fin s’étant muée en Deux, S’est arrêtée sur la Trinité » (de Grégoire le Théologien et il faut remarquer qu’il revient à cette formule).

3) « Le Fils est l’icône du Père, l’Esprit l’icône du Fils » (de Basile le Grand). Bien que cette formule ne pèche en rien contre la vérité, elle peut offrir l’occasion d’une interprétation erronée au sens filioquiste, non éloignée de sa terminologie comme cela arrive souvent chez Basile le Grand lorsqu’il parle de l’Esprit.

Et enfin la formule la plus brillante sur laquelle Bolotov[52] fervent défenseur de la nécessité d’un taxis logique dans la Sainte Trinité, fonde son enseignement, formule lancée par Basile contre les hérétiques qui professaient que l’hypostase de l’Esprit est au-dessus du Père et du Fils : « Celui qui met l’Esprit avant le Fils ou nomme plus ancien le Père, celui-là s’oppose à la volonté de Dieu et est étranger à la foi saine, car il n’exprime pas l’icône de la doxologie tirée de l’Ecriture Sainte, mais invente des nouveautés pour l’agrément des hommes. » Et plus loin : « Il est aussi malhonnête de faire descendre le Saint-Esprit au rang des créatures que de l’élever plus haut que le Fils ou le Père, suivant le temps ou bien dans le taxis. »

Enfin le Christ Lui-même nous donne des témoignages probants du taxis dans la Sainte Trinité : « Allez enseigner à toutes les nations, les baptisant au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » La succession dans les hypostases est clairement indiquée : le Père en premier, le Fils en second et l’Esprit en troisième. De même les paroles de l’épître de saint Jean, bien qu’elles aient été soumises à la critique historique : « Il y a trois témoins aux cieux, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit. »

On peut donc penser que le taxis dans la Sainte Trinité est un dogme de l’Eglise.

D’autre part, les saints Pères et les traditions de l’Eglise, surtout après le VIIIe siècle, insistent sur le fait que ce n’est qu’une possibilité d’expression et que le taxis n’a pas sa raison d’être sauf dans l’ordre de la révélation.

Nous avons comme une contradiction dans la doctrine de l’Eglise…

Jamais l’Eglise ne creuse inutilement dans la profondeur de la vérité inaccessible, ce n’est point son but. Elle n’enseigne que ce qui est indispensable et abordable, en son temps, à l’homme. La nécessité exigeait alors de défendre, quoi qu’il arrive, la vérité de la même substance du Fils et du Père et toutes les vérités s’y rapportant. Quand elle vit le danger contre la « Bonne Nouvelle », à partir du huitième siècle, les hérétiques s’élevant surtout contre l’Esprit, alors elle jugea utile de répondre aux erreurs par les saints Pères. Cela ne signifie nullement que Basile le Grand et les autres Pères de son époque étaient étrangers à la Vérité, la connaissant plus imparfaitement que nous ne la connaissons à présent, aucune de leurs formules ne pèche contre la Vérité, simplement elles fournissaient des définitions insuffisamment claires sur les questions qui ne leur semblaient pas être le but de leurs explications.

La théologie, en général, doit être axée sur le Fils, car Il est la Vérité, l’Icône du Père, l’objet de la théologie et, selon les paroles du Seigneur Lui-même à l’apôtre Philippe qui Lui demandait de lui montrer le Père : « Celui qui Me voit, voit aussi Mon Père car le Père est en Moi comme Je suis dans le Père », c’est-à-dire que le Fils apparaît comme l’icône de la divinité pour le monde, mais la théologie de l’Esprit a et aura toujours la difficulté qu’Il se présente à nous en nous communiquant la puissance c’est-à-dire qu’il est plus rapide de L’acquérir que de « théologuer » sur lui.

Nous avons du Père un « nominatif » (Fils) et un « non-nominatif » (Esprit), mais essayons de trouver pour l’établissement des relations mutuelles de l’économie du Fils et de l’Esprit des icônes sur terre. Pour le Père et le Fils, nous en avons : père et fils. Mais dans la divinité la naissance est sans passion, sans intermédiaire, sans désir… Et plus loin, nous élevant de l’icône par des négations, allons vers le véritable symbole des relations mutuelles du Père et du Fils.

La ressemblance du Père et de l’Esprit sur terre peut être trouvée de la même façon : l’Esprit est un pédagogue, un père spirituel (père de l’esprit), qui réunit – mieux vaut dire qui élève, fait (l’esprit est donateur de vie), construit, arrange (le Père est le bâtisseur dont l’économe de notre salut est l’Esprit Saint au Nom du Fils) mais en Dieu il n’y a point de nécessité de bâtir des maisons, ni de donner la vie…

L’Esprit Saint repose dans le Fils, éprouvant les profondeurs de la nature de Dieu.

Le Père donne la naissance au monde, le Fils donne naissance aussi à une nouvelle créature, et le Pédagogue lui, élève une créature déjà existante, introduit les enfants dans l’icône parfaite. » (traduit du russe)

LA RÉACTION INTÉRIEURE

En dehors des travaux théologiques, le Frère Eugraph souffre véritablement du schisme intérieur de l’Eglise russe, de l’anémie progressive des paroisses de langue française. Il peint l’iconostase de la chapelle pour jeunes filles russes à Quincy ; il peint pour l’église des « Trois Docteurs », mais sans le prévenir on remplace ses icônes par d’autres. Il a placé selon la coutume orthodoxe sous la croix du Golgotha les instruments de la passion et un coq représentant celui qui annonça la trahison de Pierre, écrivant : Petel quisignifie en slavon : coq. Le clergé de la rue Petel, où est située l’église imagine que ce n’est qu’une mauvaise plaisanterie, un jeu de mots : Petel-coq et Petel-rue et il s’en suit des scènes terribles !

Le 18 mars 1931, l’église des « Trois Docteurs » du Patriarcat de Moscou est légalisée et la rupture des deux fractions de l’émigration, celle du Patriarcat et celle du Métropolite Euloge, est consommée. Les deux juridictions patriarcale et eulogienne se dressent l’une contre l’autre, manifestant à qui mieux mieux l’intolérance.

Le futur évêque de Saint-Denis est déchiré spirituellement ; un jour, au début de février 1932, étant sorti pour faire des courses pour le petit déjeuner de sa famille, il ne revient pas. Son frère aîné, parti à sa recherche, le trouve prostré derrière l’église de Meudon, et il demeure en cet état plusieurs semaines. Il étouffe dans l’atmosphère surchauffée de la paroisse patriarcale des « Trois Docteurs », il chérit la paroisse de langue française restée dans l’obédience du Métropolite Euloge et, de plus, une crise se dessine dans la Confrérie Saint-Photius : les « intégristes » – si l’on peut ainsi les nommer – s’enferment dans un nationalisme russe. Le corps du Frère Eugraph retient mal son esprit universel…

CHAPITRE XIII
LES CHEMINS SE RAPPROCHENT DANS LA NUIT

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte ; et, quand vous l’avez, vous fermez le royaume des cieux devant les hommes ! » Mt. 23, 15, 13

MONSEIGNEUR IRÉNÉE WINNAERT

Que devient durant ces années celui dont la destinée longe celle d’Eugraph Kovalevsky ? Lentement, imperceptiblement, monte la renaissance de l’Orthodoxie en France.

Le 11 novembre 1929, fête de saint Martin, Mgr Winnaert est invité au « Foyer de l’âme » (fondé par le grand pasteur Wagner) à parler de la paix, au cours de la « Semaine internationale de la paix groupant les représentants de divers mouvements spirituels ». Est invité aussi un prêtre orthodoxe français : le père Gillet. Ce dernier, frappé par l’allocution de l’évêque dunkerquois, lui demande de le revoir.

Voici le propre récit de Mgr Winnaert :

« Le père Gillet, après m’avoir posé de nombreuses questions, m’a affirmé que l’Eglise orthodoxe actuelle n’est en rien différente de l’Eglise indivise des Pères ; puis, il m’a demandé : Monseigneur, pourquoi n’êtes-vous pas orthodoxe ? Je lui ai répondu : Comment le pourrais-je ? Je suis Français. Et moi, m’a-t-il répliqué, ne suis-je point Français ? Mais j’aime et je suis le rite occidental, lui ai-je dit. Il a continué : l’Orthodoxie n’est pas un rite, elle contient tous les rites. »

Une amitié s’établit entre les deux hommes et le 11 novembre :

1930 – fête de ce saint Martin que Mgr Winnaert vénérait spécialement depuis son enfance, courant le chercher chaque année le jour de sa fête dans les dunes flamandes, près de la chapelle Saint-Eloi – le père Gillet fait inviter le futur Irénée par Mgr Euloge dans le sanctuaire de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky.

Ni lui, ni le frère Eugraph ne se remarquent…

Néanmoins, le hieromoine orthodoxe français parle à M. Kovalevsky de ses entretiens avec Mgr Irénée ; Eugraph, soucieux de ne pas entraîner les Français dans les querelles intestines russes, conseille de s’adresser au Patriarcat Œcuménique – ce scrupule canonique lui joua souvent de mauvais tours car sa conscience des canons était si précise que, paradoxalement, elle indisposa toujours ses collègues. Et, malgré ses conversations sur ce sujet, il ne songe pas à rencontrer celui qui marquera son avenir, de même que le père Gillet ne songe pas à les réunir.

Mgr Winnaert lit avec ravissement tous les textes orthodoxes traduits en français. Il est déjà gravement malade, atteint de néphrite aux deux reins, et ne quitte guère le lit. Un matin, il s’écrie, les yeux pleins de larmes : « Je suis orthodoxe ! » Il a retrouvé la résonance intime de son esprit et de son cœur.

Suivant le conseil d’Eugraph, le père Gillet lui propose de prendre contact avec le Patriarche Œcuménique. Appuyé sur la recommandation du Métropolite Euloge, plein d’espérance, il envoie un long Mémorandum à S.S. Photius et, simultanément, le Patriarche d’Alexandrie ayant manifesté un certain intérêt, il le prévient de sa démarche auprès de Constantinople, lui demandant de « daigner accorder auprès du Siège de Constantinople l’appui de sa haute autorité ».

Ni Photius II, ni Mélétios d’Alexandrie ne donnent de réponse. Le Métropolite Euloge, animé d’une vive sympathie pour l’évêque malade, soumet son cas à l’Institut Saint-Serge dont voici la réponse sage et bienveillante :

« Au mois de septembre 1932, Mgr Louis-Charles Winnaert, évêque et chef de l’Eglise catholique évangélique de France, anciennement l’Eglise libre-catholique, s’est adressé, personnellement d’abord, puis par l’intermédiaire du Métropolite Euloge au Patriarche de Constantinople, en lui demandant d’accueillir sa communauté au sein de l’Eglise orthodoxe.

La communauté dirigée par Mgr Winnaert se compose de trois paroisses (deux en France et une en Belgique) et d’une mission. La juridiction canonique de Mgr Winnaert s’étend sur plus de mille deux cents personnes et cinq prêtres.

Nous sommes donc en présence d’un cas de réunion à l’Orthodoxie non d’une personne, d’un ecclésiastique ou d’un laïc, mais d’une communauté entière avec son évêque. La prière de Mgr Winnaert ne peut, par conséquent, être considérée comme individuelle, présentée par un évêque hétérodoxe, mais comme le désir d’union à l’Eglise orthodoxe d’une communauté organisée, avec ses fidèles et ses pasteurs.

L’entrée d’une communauté dans l’Eglise orthodoxe se réalise par la réunion de son hiérarque à l’Orthodoxie de manière que la communauté soumise à son évêque soit sauvegardée, c’est-à-dire que son chef ne puisse être reçu qu’avec elle ; de même, dans le cas contraire, le refus de recevoir le hiérarque, entraîne automatiquement celui de recevoir la communauté. En d’autres termes, la possibilité d’un compromis, par exemple : la réunion, d’une part, de l’évêque et, d’autre part, du troupeau, avec désignation pour ce dernier de nouveaux pasteurs, est, par principe, exclue.

L’Eglise orthodoxe, suivant l’exemple de son Pasteur, a toujours pris soin de la brebis égarée, d’autant plus des communautés entières séparées d’elle et désirant la réunion. Dans ce dernier cas, elle fut toujours guidée par l’ « économie » ecclésiastique. Cette pratique de l’ « économie » s’est manifestée, avant tout, par des actes d’indulgence envers les chefs de ces communautés ecclésiastiques, non seulement pour eux-mêmes mais pour recevoir à travers eux plusieurs brebis égarées, se souvenant des paroles du Sauveur « Gardez-vous de mépriser quelqu’un de ces petits… » (Mat. 18, 10).

C’est dans cet esprit de tolérance, en accord avec les canons du Concile de Nicée, que l’Eglise reçut les communautés novatiennes et, plus tard, les nestoriennes et les monophysites. Les chefs de ces communautés étaient reçus tels quels, même dans le cas d’ordination donnée par des personnes anathématisées et déclarées hérétiques par l’Eglise ; en d’autres termes, l’Eglise, tout en reconnaissant la défectibilité de leurs ordres, la redressait et la complétait par le fait de la réunion.

L’Eglise orthodoxe professe certaines exigences à l’égard des candidats aux grades hiérarchiques, et les communautés ecclésiastiques qui embrassent l’Orthodoxie sont tenues, au moment de leur réception, d’accepter toutes les normes de cette dernière ; mais si certaines règles canoniques actuelles furent négligées par la communauté avant sa réception, l’Eglise orthodoxe se montre indulgente, surtout si ces négligences ne nuisent en rien au sacrement de l’ordre ou à la vie ecclésiastique en général. On pourrait même imaginer une communauté hétérodoxe désirant être réunie à l’Eglise orthodoxe et se trouvant en même temps sans reproche vis-à-vis de la doctrine ou de la discipline ecclésiastique qu’elle s’apprête à adopter. Car, premièrement, la communauté corrige d’elle-même par la confession juste de la vraie foi les déficiences de sa doctrine et, deuxièmement, l’Eglise elle-même rectifie les défauts canoniques en les pardonnant et en les absolvant, sous obligation de s’en abstenir à l’avenir. Voici la pratique de l’économie ecclésiastique que l’Eglise a toujours suivie et on peut espérer qu’elle la suivra dans l’avenir.

Le cas du passage de Mgr Winnaert à l’Orthodoxie, comme on peut s’en douter, soulève certaines difficultés d’ordre dogmatique et canonique.

« La pureté de la doctrine : actuellement, la communauté de Mgr Winnaert, comme il ressort de la brochure remise entre nos mains, confesse tous les dogmes fondamentaux de l’Eglise ortho­doxe. Par conséquent, de ce côté-là, aucun obstacle à sa réunion ne s’élève.

La validité de l’ordre : en premier lieu, la validité du sacre de Mgr Winnaert ; celle de l’ordination des prêtres de sa communauté, ordonnés par lui, en dépend.

Mgr Winnaert fut ordonné prêtre dans l’Eglise catholique romaine. Selon son propre témoignage, qui peut être au besoin confirmé par sa communauté, il fut élu évêque en 1922 par la communauté de l’Eglise libre-catholique de France. Cette Eglise libre-catholique n’est au fond, que la branche française de l’Eglise vieille-catholique ; désireuse de demeurer dans l’esprit des traditions gallicanes, elle resta indépendante des organes centraux de l’Église vieille-catholique.

La consécration de Mgr Winnaert fut accomplie par Mgr Wedgwood, évêque-chef de l’Eglise catholique-libérale de Grande-Bretagne. Le sacre de Mgr Winnaert fut donc réalisé par un seul évêque (N. du R.: ce renseignement est inexact, Mgr Winnaert fut sacré par trois évêques ; consulter le texte de l’acte) ; néanmoins, ce sacre ne peut être déclaré non valide, étant donné que l’Eglise orthodoxe reconnaît la validité des ordres de l’Eglise catholique romaine qui admet la possibilité de consécration par un seul évêque, le pape. Comme Mgr Winnaert l’affirme lui-même, sa consécration fut accomplie selon toutes les conditions prescrites par le rituel catholique romain. Il nous semble que la succession apostolique de l’évêque Wedgwood est formellement hors de doute, car elle dérive de la succession apostolique indiscutable de la hiérarchie vieille-catholique hollandaise d’Utrecht. Lorsqu’après la consécration de Mgr Winnaert, l’évêque Wedgwood s’engagea avec sa communauté dans la voie des doctrines théosophiques, l’évêque Winnaert rompit ouvertement et catégoriquement toute relation avec l’Eglise catholique-libérale d’Angleterre. On ne peut alors parler que d’une défectibilité de la consécration de Mgr Winnaert et non d’une non-validité.

La pratique liturgique de la communauté de Mgr Winnaert est celle du rituel romain avec un léger changement. Ceci ne peut être considéré comme un empêchement décisif, car le rite catholique occidental est aussi ancien que l’orthodoxe, il correspond aux particularités de la psychologie occidentale et il existait avant la séparation des Eglises.

Il découle de ce que l’on vient d’exposer que les difficultés présentées par le cas de Mgr Winnaert ne sont pas insurmontables pour l’économie ecclésiastique. On pourrait même se demander s’il faut les surmonter ?

Dans quelle mesure le désir de Mgr Winnaert et de sa communauté d’embrasser l’Orthodoxie est-il profond et sincère ? D’une part, il est difficile de répondre à cette question : d’autre part, il n’y a aucune raison de douter de la loyauté du désir de Mgr Winnaert. En tant qu’ancien prêtre catholique, il est profondément conscient de l’importance de la discipline ecclésiastique qu’il a violée et, d’autre part, il ne peut envisager l’existence d’un évêque et de sa communauté en dehors de la communion de l’Eglise universelle. Il a découvert dans la connaissance de la doctrine orthodoxe ce qu’il n’avait pu trouver dans le catholicisme romain, et par le truchement de l’Orthodoxie, il veut réintégrer à nouveau l’Eglise universelle. Auprès de la conscience de la vérité orthodoxe, la présence de certains motifs pratiques n’est pas exclue, mais ces motifs ne sont nullement blâmables.

Les grands événements grandissent d’une manière imperceptible. Certes, il est impossible de prévoir l’avenir de la communauté de Mgr Winnaert après sa réunion avec l’Eglise orthodoxe, mais il est aussi impossible d’exclure la possibilité que cette réunion pourrait être le commencement d’un mouvement nouveau, celui de l’Eglise orthodoxe occidentale. Les possibilités historiques sont diverses, mais elles sont pour la plupart uniques et, il le semble, il ne faut pas négliger ce que nous offre l’histoire ; l’Eglise orthodoxe occidentale ne serait-elle pas le premier pas vers la réunion de l’Occident et de l’Orient chrétiens ? Pratiquement, la question de la réunion de Mgr Winnaert est susceptible d’une double solution (en cas de solution positive, car une solution négative pourrait être un coup mortel pour l’Orthodoxie en Occident et en France en particulier) :

1 – Mgr Winnaert est reconnu comme évêque et sa communauté entre en communion avec l’Eglise orthodoxe.

2 – On envisage une ordination épiscopale conditionnelle ou supplémentaire, étant donné que sa prêtrise est indiscutable.

La première solution est plus facile pratiquement car elle n’exige pas une permission préventive du Patriarche œcuménique sur le plan canonique. La reconnaissance de la validité du sacre de Mgr Winnaert par l’Eglise russe à l’étranger, peut pour l’instant n’être que principiel, sans pour cela obliger ses hiérarques à entrer immédiatement en communion liturgique avec Mgr Winnaert. Cet acte, sous cette forme peut être réalisé avant que le Patriarche œcuménique ait été avisé. En acceptant cette solution, le Métropolite Euloge ne dépasse nullement ses droits. Certes, le Patriarche de Constantinople peut rejeter l’opinion des hiérarques russes et refuser sa bénédiction à la communion avec Mgr Winnaert. Même alors, si cette communion ne s’effectue pas, cette solution provisoire procurera à Mgr Winnaert une satisfaction morale, car voici un an déjà qu’il frappe en vain à la porte de l’Eglise orthodoxe.

La seconde solution nécessite le consentement préalable du Patriarche œcuménique et il serait très désirable que ce consentement soit obtenu.

Le collège des professeurs soussignés de l’Institut de Théologie, soumet respectueusement son opinion à la décision de l’Assemblée des évêques. »

Signé : Archiprêtre S. BOULGAKOFF

Hiéromoine CASSIEN

A. KARTACHEV

V. ZENKOVSKY

N. AFANASIEFF

Le Métropolite Euloge se range à l’avis de l’Institut Saint-Serge mais n’ose agir sans l’approbation de Constantinople.

SILENCE ORTHODOXE

Photius II et Mélétios d’Alexandrie se taisent.

Nous entrons de plain-pied dans le péché orthodoxe. L’Eglise orthodoxe, sentinelle intègre du dépôt du Christ, est recouverte, écrasée par l’indifférence vis-à-vis de ses frères occidentaux. Est-ce rancune inconsciente pour tout ce que l’Occident lui fit souffrir, est-ce la faiblesse du pays longtemps soumis au joug turc, est-ce égoïsme, est-ce étroitesse ? Dieu seul est juge !

En tout cas, Mgr Jean de Saint-Denis souffrira plus tard de cette attitude, attitude qui hâtera la mort de tous les deux.

Les rencontres de Mgr Winnaert avec les Russes augmentent le 29 janvier 1933, le Métropolite Euloge préside un office œcuménique dans la Chapelle de l’Ascension de l’Eglise catholique-évangélique. A Noël de la même année, le chœur russe « fait entendre les chants liturgiques de l’Eglise d’Orient » dans la même chapelle.

Mais S.S. Photius II ne répond toujours pas.

En 1934, Mgr Winnaert lui écrit à nouveau :

« Je voudrais que Votre Sainteté comprenne combien ma démarche correspond à un véritable élan personnel comme aussi à une profonde anxiété morale… Je voudrais pouvoir amener à l’Eglise ceux qui se sont confiés à moi, afin que « je ne perde aucun de ceux qui m’ont été donnés ».

Je supplie Votre Sainteté de m’aider dans l’accomplissement de ce devoir… Nous nous adressons à 1’Eglise orthodoxe comme à la sainte Eglise du Christ sur la terre, de ce Christ qui entend ne pas mettre dehors ceux qui viennent à Lui et pour Qui la moindre brebis a autant d’importance que tout un troupeau. »

Mais S.S. Photius II ne répond pas.

Mgr Winnaert est de plus en plus malade, la mort approche. Il prie alors le père Gillet d’aller plaider sa cause à Constantinople.

Nous sommes en avril 1935. Durant tout le mois de mai, le père Gillet discute. Les Grecs sont courtois et durs. Ils finissent par proposer la décision suivante :

« La validité de l’ordre sacerdotal de Mgr W. est reconnue par l’Eglise orthodoxe sans aucun doute, la question du port des insignes prélatices par Mgr W. ne semble pas soulever d’impossibilité de principe, le ministère de la prédication continuera à être exercé sans restriction par Mgr W., ce groupe gardera le rite occidental »,

mais :

« Mgr W. déclare s’abstenir, au sein du groupe ainsi réuni, d’exercer les fonctions propres à l’ordre épiscopal, ainsi que les fonctions propres à l’ordre sacerdotal. »

L’évêque brisé relit plusieurs fois ces propositions communiquées par le père Gillet. Au cours de ces longs mois d’attente, il a proposé de ne plus être évêque, de devenir moine, d’obéir à un supérieur, il a tout offert, mais lui enlever la célébration de la liturgie est le coup mortel qu’il n’a même pas supposé. Il traverse alors une violente crise d’urée et n’échappe à la mort que parce que Dieu a décidé de couronner son œuvre.

Après un mois de terrible combat intérieur, en juin 1935, il écrit simplement au Patriarcat :

« … Votre Eminence comprendra certainement que surtout l’abstention de la célébration eucharistique, après plus de trente ans d’exercice, jamais interrompu de sacerdoce, me soit un grand et douloureux sacrifice… Néanmoins, je suis prêt à aller aussi loin que possible dans la voie de l’abnégation personnelle en vue du bien de mes communautés. »

Pour la première fois, un évêque lui répond en lui fixant un rendez-vous à Paris. Mgr. W. qui ne peut presque plus marcher se rend à l’hôtel Reynolds. Mgr Germanos, Métropolite de Thyatire, lui redit les conditions en ajoutant qu’en plus de la chrismation donnée individuellement à chaque fidèle (ce qui est normal) il est nécessaire que chaque fidèle donne une signature (condition jamais imposée à un fidèle entrant dans l’Orthodoxie).

Et lorsque l’évêque français pose une dernière question : « Et pour moi, quelles sont les conditions ? »,

le Métropolite répond par un geste bref de la main, rejetant son interlocuteur par-dessus l’épaule.

En décembre 1935, Photius II meurt, Benjamin lui succède. Mgr W. écrit à nouveau à Constantinople qui ne répond pas. A l’époque, existait un grand commerce entre Constantinople et l’anglicanisme et les Grecs étaient obsédés par le désir de ne pas créer de « précédent » en acceptant Mgr W. Ils étaient pris à leur propre piège, car Mgr W. en s’inclinant devant leurs implacables conditions professait l’Orthodoxie authentique, et Dieu tenait en réserve dans Sa paume Eugraph, le compagnon fidèle d’Irénée.

CHAPITRE XIV
LE SÉNEVÉ

« Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé, qu’un homme prend et qu’il sème dans son champ ; – c’est bien la plus petite de toutes les semences – mais quand il a poussé, il est plus grand que les légumes, et il devient un arbre en sorte que les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans ses branches ». Mt. 13, 31-32

Le Frère Eugraph, mis au courant des péripéties winnaertiennes par le père Gillet, a compris. Indigné, il se met à l’œuvre, saisissant enfin la main tendue de sainte Radegonde.

L’année 1936 est un tournant définitif de son existence. De conseiller, il devient acteur. Après l’épreuve de l’enfer, la grande peine du schisme, il débouche dans la réalisation même de sa vocation. Héritier de l’humilité excessive de son père, et de plus « craignant les hommes » – ce sont ses propres paroles – il n’est réellement à son aise qu’en obéissant à Dieu. Et il fonce !

Et un jour, le père Gillet dit à Mgr Winnaert qui ne quitte plus le lit :

« Monseigneur, pourquoi ne vous adressez-vous pas à l’Eglise de Moscou? C’est l’Eglise des îles Solovki, l’Eglise des martyrs. Peut-être, elle, comprendra-t-elle ? Je vous amènerai cette semaine M. Eugraph Kovalevsky. »

RENCONTRE DU FLAMAND ET DU RUSSE

Les voici en présence. Leur conversation est une retrouvaille, ils ne finissent pas leurs phrases et se comprennent à demi-mot. Mgr Jean considérera toujours Irénée comme son évêque bien-aimé. Il dira de lui que lorsqu’il le vit sortir la première fois de la petite sacristie de la Chapelle de l’Ascension, il lui sembla voir « s’avancer la France mérovingienne ». Quant à Mgr Winnaert, l’intelligence brûlante et les yeux célestes de M. Kovalevsky le conquièrent immédiatement. De race et d’éducation différentes, ils partagent les mêmes opinions sur l’essentiel. Rien surtout ne peut arrêter ces deux hommes dans l’accomplissement de leur vocation.

Voici quelques appréciations écrites par le futur Mgr Jean de Saint-Denis sur le futur Mgr Irénée :

« Mgr Winnaert ne fut jamais un historien, ni un liturge archéologue tel que les Bénédictins ; il n’éditait point de volumes comme W. Guettée. Tout cela était loin de son tempérament et hors de sa mission. Il lisait dans le regard, plus porté vers l’avenir que vers le passé. Il était poussé vers les hommes, vers la vie et non vers les textes et les documents savants. Pasteur avant tout, désireux de sauver les âmes en péril, il cherchait à faire renaître l’Orthodoxie en Occident. Il aimait de tout son être la Liturgie, la situant au centre de la vie chrétienne et son esprit s’élevait fréquemment vers la Théologie. Lorsqu’il voulut extirper des âmes de leur prison théosophique afin de les restituer à l’Eglise, il s’éleva dogmatiquement et avec brusquerie contre leur doctrine mas… introduisit en son office des éléments de leur prière conformes au christianisme, remplaçant par exemple le terme « péché » par le mot « égarement ». Sa liturgie adoptait un caractère d’enseignement. Cela rappelle plutôt les œuvres des Pères de l’Eglise. Ainsi, un Ambroise faisait chanter des hymnes afin de stimuler les fidèles à une prière plus intense, un Chrysostome devant les souffrants réduisait les textes, Basile changeait la doxologie pour couvrir de honte Arius, Ephrem, enfin, donnait ses strophes dans le but de supplanter le succès des strophes apportées par les hérétiques. » (R. 1947)

Mais ce qui pose le sceau fraternel sur l’amitié de ces deux Chrétiens, c’est leur désintéressement total qui leur valut des incompréhensions et des trahisons !

LE RAPPORT A MOSCOU

Le 18 mars 1936, Mgr Winnaert remet tous les documents nécessaires au Frère Eugraph, ainsi qu’une lettre priant la Confrérie de Saint-Photius de « communiquer ces documents au Patriarcat de Moscou afin de connaître la pensée et l’attitude éventuelle de l’Eglise russe dont je sollicite l’avis particulièrement autorisé ».

Le 22 avril 1936, le Frère Eugraph établit un rapport et l’envoie à Moscou. C’est lui qui rédige l’exposé mais son fidèle ami, Wladimir Lossky, appose sa signature auprès de la sienne.

« Le cas est complexe : Mgr Winnaert, ancien prêtre romain, a quitté Rome par raison de conscience, supprimant dès son départ le terme de « Filioque », rétablissant l’épiclèse et la communion sous les deux Espèces, mais il a été sacré évêque par les Théosophes, lourdement trompé par eux, puis, a donné légalement son nom à sa fille spirituelle.

Toutefois derrière cette biographie se lève une personnalité totalement intègre, ecclésiale et humble.

Dès l’instant où il rencontre l’Orthodoxie et reconnaît en elle l’Eglise authentique, sans ride ni tache, il est prêt à tous les sacrifices : devenir un simple moine, abandonner l’épiscopat et il ne réclame qu’un geste d’amour : accueillir son troupeau en lui infligeant le moins de trouble possible…

La majorité des Eglises locales et les hiérarques, entraînés par le mouvement œcuménique, sont poussés à adopter une conduite opposée au prosélytisme orthodoxe…

On pourrait citer quantité d’exemples de prêtres, de pasteurs, de communautés écartés de l’Orthodoxie par incompréhension.

La Confrérie n’ayant ni pouvoir canonique ou hiérarchique, ni soutien moral, est seule, impuissante en face de ceux qui cherchent l’Orthodoxie.

La Confrérie s’adresse au Patriarcat de Moscou et en particulier à Votre Béatitude en lui demandant de la soutenir de son autorité.

(… suit l’historique des démarches de Mgr Winnaert auprès des Grecs).

L’Orthodoxie de sa confession (Mgr W.) ressort de son Mémorandum et se passe de tout commentaire ; en outre, il est prêt à corriger progressivement ce qui pourrait sembler hétérodoxe dans sa communauté.

Quant au rite occidental, toujours réclamé aux Occidentaux par l’Eglise orthodoxe, les corrections indispensables : suppression du Filioque, présence de l’épiclèse, communion sous les deux Espèces (tout ceci réalisé depuis longtemps par l’évêque Winnaert, comme nous l’avons déjà dit), ne soulèvent aucune difficulté.

Par contre, tout éloignement ou attitude négative vis-à-vis du rite occidental est nuisible, car ce serait faire de notre foi universelle orthodoxe une foi spécifiquement orientale, nous plaçant ainsi en face de Rome et de l’œcuménisme dans une situation fausse, comme si l’Orthodoxie abdiquait sa valeur universelle. De plus, ce serait manquer de respect envers la tradition millénaire de l’Occident, d’avant le schisme. Enfin, seuls les rites occidentaux furent écrits par les Pères célèbres de la mission en Occident…

La succession apostolique de Mgr Winnaert est la même que celle de l’Eglise romaine et n’exige pas de commentaire.

(Le rapport propose ensuite plusieurs solutions de réunion de Mgr Winnaert à l’Orthodoxie. C’est la quatrième solution qui sera agréée par le Métropolite Serge, la voici 🙂

Le recevoir comme évêque en annulant son mariage et en lui demandant les vœux monastiques, et sous condition qu’à l’avenir ni prêtre, ni évêque ne se marient après la prêtrise ou l’épiscopat.

L’évêque Winnaert est prêt à accepter avec humilité toute solution mais :

1) étant donné son très grave état de santé, il aimerait que la décision de principe du Patriarcat de Moscou soit prise le plus rapidement possible pour lui et ses enfants spirituels ;

2) il aimerait que ses droits de direction de l’Eglise lui soient conservés dans l’intérêt du développement de la mission.

En envoyant ce rapport à Votre Béatitude, la Confrérie Vous demande filialement de l’étudier le plus rapidement possible, et de nous faire parvenir la décision de Votre Béatitude et du Saint-Synode, afin que nous puissions sans tarder consoler ceux qui attendirent si longtemps la réponse de l’Eglise. »

signé : W. Lossky, E. Kovalevsky (traduit du russe)

(Pour le texte complet, consulter : La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert, chapitre XIX)

CHAPITRE XV
SERGE LE GRAND

« Seigneur ! Ta mémoire dure de génération en génération.

Car le Seigneur jugera Son peuple, Et Il aura pitié de ses serviteurs. Louez le Seigneur !» Ps. 134, 13-14

LE DÉCRET DE MOSCOU

Serge le Grand a entendu l’appel.

Il rédige lui-même le célèbre Décret du 16 juin 1936, n° 75, et voici l’essentiel des décisions :

« Le clergé et les fidèles de la communauté, ayant reçu la confirmation ou l’onction par le saint chrême, doivent être réunis par le troisième ordre (par le sacrement de pénitence) ; ceux qui n’ont pas été confirmés devront être reçus par le deuxième ordre (par l’onction). Pour entrer dans le clergé orthodoxe, les membres du clergé devront être réordonnés par un évêque orthodoxe. Les ecclésiastiques possédant l’ordination reconnue par l’Eglise russe (c’est-à-dire ordonnés par Rome) pourront, à défaut d’autres obstacles, être reçus en leur dignité.

La communauté devra suivre fidèlement l’enseignement de l’Eglise orthodoxe. A cette fin, les prêtres de la communauté devront bien étudier les dogmes de la foi orthodoxe avec l’aide de quelque compendium admis par l’Eglise orthodoxe (cours de dogmatique, catéchisme, exposé de la foi orthodoxe, confession, etc.).

Dans ses offices, ainsi qu’en général dans tout le caractère extérieur du culte, la communauté pourra conserver le rite occidental qu’elle pratique ; toutefois, les textes des offices devront être expurgés au fur et à mesure des expressions et pensées qui seraient inadmissibles pour l’Orthodoxie.

La communauté adoptera dans son calendrier tous les Saints canonisés par l’Eglise d’Orient, et surtout gardera ceux d’entre les Saints occidentaux qui ont été canonisés avant la séparation de Rome d’avec l’Eglise orthodoxe.

Dans la Liturgie, il est indispensable :

a) de ne faire usage que de pain levé ;

b) de placer l’épiclèse non pas avant mais après les paroles de notre Seigneur, afin d’écarter tout malentendu à propos du moment de la transsubstantiation ;

c) de conférer la sainte communion aux laïcs sous les deux espèces en commun…

d) la liturgie devra être célébrée sur un antimension consacré et délivré par l’évêque gouvernant.

Le rite de la réception pourra s’effectuer dans une église orthodoxe ou dans celle de la communauté qui doit être réunie.

Les paroisses réunies à l’Eglise orthodoxe, se servant du rite occidental, seront désignées comme EGLISE ORTHODOXE OCCIDENTALE…

signé : Remplaçant du locum tenens du Patriarche

SERGE, Métropolite de Moscou

Secrétaire général du Patriarcat de Moscou

Archiprêtre ALEXANDRE Lebedev

(Traduit du russe – pour le texte in extenso consulter La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert, ch. XX)

Avec quelle anxiété l’évêque malade lit-il le Décret ! Quelle sera sa propre situation ?

Il devient moine mais reste prêtre et continue à gouverner son Eglise comme Administrateur. Il sera élevé à l’archimandritat afin de garder les insignes prélatices et on lui fait savoir dans une lettre du 11 août que :

« Le Patriarcat considère comme possible que, à cette occasion, certains points (par exemple le statut épiscopal de Mgr Winnaert) soit l’objet d’une solution plus large. Mais dans l’état présent des choses, le Patriarcat ne croit pas pouvoir aller plus loin, afin de ne pas soulever, par des hardiesses unilatérales, la désapprobation des Eglises-sœurs. »

Serge, Patriarche de Moscou, a témoigné que le Droit Canon est par essence économique, c’est-à-dire charitable.

Le Frère Eugraph s’est saisi du Décret et avant même de s’en être entretenu avec les responsables, écrit le 4 août 1936 à Mgr Winnaert :

« Je tiens en main, enfin, la copie du document de Moscou. Dans son ensemble, il est très intéressant et précis. Dès votre retour à Paris, le document vous sera transmis personnellement par le représentant du Patriarcat de Moscou à Paris, le hieromoine Stéphane. Mais je préférerais vous donner à l’avance quelques explications qui pourront être utiles à notre cause. »

Et dans son rapport de 1947, il rapporte lui-même :

« C’est ainsi que, grâce au Patriarcat de Moscou, les jalons furent posés pour la réalisation de l’Orthodoxie sous la forme occidentale et se termina la stérilité honteuse de l’Eglise en Occident. » (R. 1947)

Il sait quelle félicité spirituelle contiennent ces pages si douloureusement attendues ! Mgr Winnaert, en cure de repos près de Nice, presque immobilisé sur son lit de malade, face aux « baous » violets de Provence, est bouleversé de joie. Il n’a plus qu’une hâte : rentrer à Paris. Ses yeux brillent de larmes lorsqu’il parle de cet homme qui, en deux mois, derrière le « rideau de fer », a résolu ce que plusieurs années n’ont pu faire annoncer aux autres Eglises. Il semblerait naturel pourtant que les hommes d’Eglise répondissent aux mendiants de Dieu… les gestes évangéliques, nous devons le constater, furent rares dans la vie d’Irénée.

Toutefois, les réalisations pratiques rencontrent une série de difficultés. » (R. 1947)

La rumeur monte aussitôt contre cet impossible Eugraph dont l’influence touche même le Métropolite Serge. Wladimir Lossky écrit à son ami : « Il faut agir en vitesse car l’ennemi du genre humain ameute contre nous de pauvres idiots en soutane et en jupe, capables de produire des embêtements. »

La communauté russe patriarcale qui ne vit que par un attachement « ombilical » à l’Eglise du pays perdu, confondant le secondaire sentimental avec l’essentiel est – disons le mot – ahurie, sinon révoltée.

Le Frère Eugraph n’a comme allié que la Confrérie qui d’ailleurs le soutient fermement. Puis apparaît un prêtre, ancien officier de l’Armée blanche, le Père Michel Belsky[53] dont le cœur comprend. Le 26 octobre 1936, entre deux crises d’urée, Mgr Irénée le reçoit avec les Confrères et Wladimir.

Le dossier est composé et envoyé à l’Exarque du Patriarcat de Moscou, le Métropolite Eleuthère.

LE MÉTROPOLITE ELEUTHÈRE

Le doux Métropolite Eleuthère ne veut pas ou, en tout cas, hésite fortement à recevoir l’évêque français.

Qui est le Métropolite Eleuthère ?

Archiprêtre marié, dès le début de la Révolution sa femme et ses proches sont tués et lui-même emprisonné. Evêque provincial et bienveillant, il ne possède pas l’intelligence patristique de Serge le Grand, et professe plusieurs des pensées qui poussèrent Mgr Winnaert hors de Rome : « la crucifixion, la nécessité du sacrifice inévitable pour le pardon des péchés… au centre de la liturgie sont la croix et le tombeau » (sic).

Il est tout proche de la « satisfaction » cependant que l’effort de l’évêque mourant est de faire porter la croix inévitable avec allégresse, de l’appeler « le comble à l’amour », d’affirmer qu’elle renferme déjà la transfiguration, non seulement de celui qui la porte mais du cosmos. Par bonheur, l’Orthodoxie permet les différentes opinions ou plutôt différents aspects du même dogme, les « theologoumena ». Un Métropolite Eleuthère opposé par la pensée à un Métropolite Antoine de Kiev si proche de Mgr Winnaert, peuvent coexister dans la même Eglise.

Voici un trait du caractère de celui qui va recevoir Irénée et ordonner Eugraph

Appelé devant le commissaire du peuple, il regarde cet homme dont l’action – ou celle de ses collègues – a supprimé les siens. La haine l’assaille. Il s’adresse alors à son Dieu et Le supplie de transformer ce sentiment en amour véritable pour son ennemi ; il parvient à ressentir de l’amour pour celui qui va le juger. Le commissaire du peuple lève alors les yeux sur lui, leurs regards se rencontrent ; soudain, le communiste avec une certaine rage ne le condamne pas et le renvoie brusquement.

Le Métropolite Eleuthère charge le Père Michel Belsky de « résoudre tous les détails concernant toutes les questions pratiques et liturgiques des Orthodoxes occidentaux ».

Et le père Michel Belsky a la délicatesse de remettre cette tâche au Frère Eugraph.

CHAPITRE XVI
LE PLAN DIVIN

« Ses yeux regardent, Le Seigneur a son trône dans les cieux

Ses paupières sondent les fils de l’homme ». Ps. 10, 4

LE PREMIER ORTHODOXE OCCIDENTAL

Le 2 décembre 1936, Mgr Winnaert entre en agonie.

Un de ses prêtres accourt et lui donne le viatique, mais le prêtre orthodoxe Michel Belsky étant averti, survient et, devant la mort, l’admet sans hésiter dans l’Orthodoxie par la communion. Le miracle éclate. Pour quelques semaines, le temps fixé par Dieu, le mourant est sauvé. L’invraisemblable s’accomplit et lorsque son prêtre lui dit alors en souriant : « Monseigneur, vous avez reçu deux fois le Seigneur, le nôtre et l’orthodoxe. Quel mélange ! » Il répond gravement : « Oh non, mon ami. Quelle unité, quelle unité intérieure !

Mgr Winnaert dont le corps est broyé par les douleurs urémiques achève peu à peu son témoignage.

Paradoxalement, « le chef des nouveaux convertis est déjà orthodoxe et n’est pas, par conséquent, en communion eucharistique avec eux qui ne le sont pas encore ». (R. 1947)

Le 8 décembre, le Métropolite Eleuthère écrit alors au président de la Confrérie une épître pleine d’appréhension et d’incompréhension de la pensée du nouvel Orthodoxe. A la suite de sa propre polémique avec le Métropolite Antoine de Kiev, frère spirituel d’Irénée, il lui semble trouver chez ce dernier, la mène déformation du problème du salut.

Le 18 décembre, Mgr Winnaert parvient à dicter une réponse imprégnée d’affection :

« Je me sens soutenu par la foi et l’amour de l’Eglise. J’affirme à Votre Eminence que jamais je n’ai pensé nier ou diminuer l’importance de la Croix du Christ pour le salut du monde… Je crois que la cause du malentendu frappe particulièrement ceux qui vivent en Occident ; les scolastiques romains et surtout protestants, ont fini par considérer la Rédemption comme une sorte d’affaire juridique, un procès, une amende payée au Diable, ont dit d’abord quelques-uns, ou à Dieu…

La vraie tradition, au contraire, considère la Croix comme la lutte et le triomphe de la vie sur la mort et le péché, lutte et triomphe auxquels nous devons participer : « Tu fus crucifié, ô Christ notre Dieu, écrasant la mort par Ta mort », chante la liturgie orientale… « Lorsque Tu T’es abaissé jusqu’à la mort, Toi la vie immortelle, Tu as paralysé la mort par l’éclat de Ta divinité »…

J’ai cru devoir mettre en lumière l’Esprit vivant, l’aspect de lutte et de triomphe que l’antique tradition chrétienne avait donné à la Rédemption, sans prétendre épuiser pour cela les richesses ineffables de pardon et de libération du péché qui sont dans la Croix. »

Le Métropolite Eleuthère est apaisé.

Noël, premier Noël orthodoxe de Mgr Irénée. Il est si malade qu’il défaille avant d’atteindre la chapelle de l’Ascension.

Il parvient toutefois à prêcher et à chanter. Le Frère Eugraph est présent ; selon la coutume orthodoxe, il a revêtu ses plus beaux habits pour se rendre à la Nativité du Roi des Rois. Il contemple cet évêque héroïque, obstiné dans sa recherche de la Vérité, qui prononce des paroles qu’il pourrait prononcer lui-même.

De retour dans sa chambre, Mgr Winnaert fait appeler Eugraph et les deux hommes conversent un long instant.

Janvier amène le Métropolite Eleuthère de Lituanie à Paris. L’angoisse du Frère Eugraph est vive, car l’évêque russe a déclaré : « Je dois faire passer, en quelque sorte, un examen théologique à Mgr Winnaert, ma responsabilité est grande. » Le Nouvel Orthodoxe de son côté a aussi déclaré : « L’Orthodoxie chez les hommes, est-elle ce que je crois… ? Je ne pourrai céder un iota de ce que je crois être la Vérité ! » Sera-ce encore un échec !

Le Métropolite, accompagné d’Eugraph, du novice Wladimir Rodionov[54] et d’un moine, pénètre dans la chambre. Il s’assied auprès du lit, pose à Mgr Winnaert des questions sur sa santé. Ce dernier lui répond avec un sourire illuminant son visage et l’évêque russe se retire. Ceux qui l’accompagnent lui demandent avec surprise son impression. Il répond : « Il suffit de le regarder pour voir que c’est un vrai Orthodoxe ! ».

Le 27 janvier 1937, la Confrérie approuve, en réunion confrériale, l’ordination du Frère Eugraph, demandée par Mgr Winnaert. Elle sollicite du Métropolite de le nommer Président de la commission chargée des affaires occidentales et, si Dieu rappelle à Lui Mgr Winnaert, de le remplacer dans son œuvre.

Le 2 février 1937, Fête de la Sainte Rencontre, l’évêque malade réclame à son tour cette ordination :

« J’ai l’honneur de demander à Votre Eminence de bien vouloir accorder la grâce de l’ordination de la prêtrise à M. E. Kovalevsky. Il désire, je le sais, se consacrer à l’ouvre de l’Orthodoxie occidentale qu’il a déjà beaucoup servie. Je suis certain qu’il sera un admirable chaînon de liaison avec Votre Eminence et, dans l’état de santé où je me trouve, son aide me sera personnellement précieuse et indispensable.

Les membres de mon clergé de Paris, ainsi que plusieurs fidèles se joignent à moi dans cette demande qui a toute la sympathie de la Confrérie de Saint-Photius, afin de requérir auprès de Votre Eminence, sa nomination pour les affaires orthodoxes occidentales. »

FRÈRE EUGRAPH EST CHOISI

Quelques semaines auparavant, Louis Winnaert a demandé à Eugraph Kovalevsky s’il acceptait de prendre immédiatement en mains, auprès de lui, la direction de l’Orthodoxie occidentale et, en cas de mort, de lui succéder ? Eugraph, très ému, se tait quelques minutes, puis articule : « Oui, Monseigneur. » Il sait que lorsqu’il a dit : oui, c’est pour toute sa vie ; il a toujours refusé de dire : je promets, car pour lui le « oui est oui, le non est non ». Louis est tranquillisé à présent… mais la mort, elle aussi est tranquille, elle peut venir, et elle vient.

Malheureusement, le clergé français est jaloux de cet « intrus », chargé par leur évêque de leur donner des cours de théologie orthodoxe. Ce jeune homme s’est « glissé », disent-ils, dans le cœur de leur chef et ils ne lui pardonneront jamais son intelligence et son désintéressement. Une fois de plus, Eugraph, repoussé par la malveillance des hommes, se sentira paralysé.

LE MONACHISME DE LOUIS-IRÉNÉE

Le 4 février, au crépuscule, le novice Wladimir Rodionov, un de ceux qui s’ouvrent avec joie à l’Eglise renaissante, s’adresse timidement à la fille spirituelle de Mgr Winnaert : « Madame, voici la traduction littérale de la profession de foi d’un moine (vêture du pallium) orthodoxe. Il faudrait la taper rapidement, car le Père Stéphane viendra demain à trois heures pour recevoir Monseigneur dans le monachisme et vers six heures Mgr Eleuthère lui conférera l’archimandritat. »

Le lendemain, 5 février 1937, à trois heures, arrivent l’higoumène Stéphane, le Frère Eugraph, le Frère Wladimir Lossky, le Père Michel Belsky et un prêtre français.

Le Père Stéphane, très intimidé par l’émotion et sa pauvre connaissance du français, prononce lentement les prières. Monseigneur Irénée prévient tous les gestes et semble diriger lui-même la cérémonie. Il devient, au seuil de la mort, ce qu’il avait désiré autrefois dans sa jeunesse : être moine !

A l’instant où l’higoumène pose l’Evangéliaire sur la tête de l’ordinand, du « père Louis » comme il est appelé dans l’Orthodoxie, le nom nouveau, le nom angélique tombe sur lui. Nul ne connaît à l’avance ce nom ; on entend soudain le Père Stéphane articuler la prière :

« Ô Seigneur Dieu, qui par ta volonté a rendu dignes de Toi ceux qui laissèrent les soucis de la vie, les parents et les amis, accepte ton serviteur (il dit d’abord le nom séculier) Louis (il se tait quelques secondes, puis, prononce d’une voix forte) Irénée, qui a renoncé à tout ceci selon tes saints commandements ; apprends la vérité à celui qui se prosterne devant Toi avec foi, protège-le par la force de ton Esprit Saint, afin que toute tentation lui soit épargnée, accorde-lui la patience afin qu’il puisse Te servir toujours, par les prières de tous ceux qui Te servirent depuis des siècles. »

A six heures, le Métropolite Eleuthère l’élève à l’archimandritat.

Les destinées des deux lutteurs pour l’Orthodoxie en Occident se sont rejointes en ce nom : Irénée. Louis Winnaert aimait particulièrement ce Père de l’Eglise qui, autant qu’un Saint puisse le faire, ne laissa pas devant lui une ombre voiler la Vérité, et Eugraph lui avait confié son labeur en France.

Que peut-on faire contre le plan divin !

« Où irais-je loin de ton Esprit,

Et où fuirais-je loin de ta face ?

Si je monte aux cieux, Tu y es ;

Si je me couche au séjour des morts, T’y voilà.

Si je prends les ailes de l’aurore,

Et que j’aille habiter à l’extrémité de la mer,

Là aussi ta main me conduira,

Et ta Droite me saisira. » Ps. 138, 7-10

CHAPITRE XVII
LA SAINTE RENCONTRE DE L’ORIENT ET DE L’OCCIDENT

« … Mes yeux ont vu, Le salut qui vient de Toi, que Tu as préparé, pour être mis devant tous les peuples, Lumière qui doit briller sur toute nation et la gloire de ton peuple, Israël ». Luc 2, 30-32

La Fête de la Sainte Rencontre (la Chandeleur) a été remise au dimanche 7 février. Mgr Irénée décide de se rendre à sa chapelle de l’Ascension, afin de recevoir lui-même ses fidèles dans l’Orthodoxie. Cette démarche est follement imprudente car il est au seuil de la mort et son docteur le suit pas à pas.

Voici des extraits du récit écrit peu après (Q.V.I.W., ch. XXI) :

« Il s’habille avec une lenteur pénible… Au bout de trois mètres, il ne peut plus marcher et s’assied. Dans l’ascenseur, il tombe pesamment assis ; devant la grande porte de la maison, il s’assied. Chaque fois, il se relève plus douloureusement mais parvient à ne pas tomber en syncope. Enfin il est devant sa chapelle. Lorsqu’il est entré, traîné par deux fidèles – ses jambes ne lui obéissent plus – toute l’assistance se lève et les femmes pleurent. Il avance avec une peine infinie, mort vivant dans sa soutane violette, et prend place sur sa cathèdre. Un de ses prêtres célèbre, mais quand arrive l’instant de réunir ses enfants à l’Orthodoxie, il fait signe qu’il veut le faire lui-même.

De sa cathèdre où il est aux trois quarts étendu, il lève la main, et d’une voix basse et précise pardonne et accueille :

« … et moi, archimandrite par son pouvoir tout puissant qui me fut transmis par ses saints apôtres et par leurs successeurs, malgré mon indignité, je te pardonne et je te délie, ô N… mon enfant, de tous tes péchés et je t’unis à la communion des fidèles et au corps de l’Eglise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

Bientôt, il ne peut plus lever la main sur ses enfants. Un prêtre lui soutient alors le bras défaillant qui bénit ; l’ombre de Moïse plane sur cette communauté.

La messe achevée, il est incapable de remonter dans l’auto et tombe les bras étendus sur le siège, les jambes raides et pendantes. On le hisse enfin. Les fidèles massés autour de la voiture, lui font au revoir de la main, sans se rendre compte qu’ils ont l’air désespéré. Alors, il nous dit : « Regarde : tous les miens ! »

Le lendemain commence le martyre de l’empoisonnement par l’urée. « Au cours d’une de ses visites, Eugraph Kovalevsky tient en mains le « Projet de Liturgie » (ainsi Mgr Irénée a-t-il humblement titré sa Liturgie pour la présenter à l’Église orthodoxe). Il faut qu’il la revoie. Ses yeux sont fermés, un son rauque s’échappe de sa gorge ; pourtant, il écoute avec attention, propose, rectifie d’une phrase brève, puis retombe dans son apparent engourdissement. » Tous deux travaillent ainsi longuement. L’œuvre liturgique du futur Mgr Jean de Saint-Denis débute en compagnie de la mort.

Le 17 février, Mgr Irénée est emmené à la clinique…

Le tumulte monte.

Le Métropolite Eleuthère, l’esprit trop éloigné de celui du théologien Eugraph, ne veut pas ordonner immédiatement ce dernier. Certes, il a obéi à son supérieur Serge de Moscou sans être intérieurement de son avis, mais le jeune homme, promoteur d’un tel événement, le déconcerte. Il ne le comprend pas. Wladimir Lossky et un vieux paroissien, M. Fragmann sont obligés de parler sept heures avec lui pour le convaincre.

Même les « Confrères », hormis l’ami Wladimir et son frère Maxime Kovalevsky, essaient de dissuader Eugraph de devenir prêtre « occidental ». Mgr Irénée est seul de son espèce dans cette petite Eglise ; il est grand, missionné, semblable à un Père de l’Eglise, mais il meurt ; il est trop tard ! Répètent-ils. Comment Eugraph pourra-t-il imposer l’impétuosité de son esprit à ceux qui restent ? Et son rire homérique qui le signale à distance ? – ce rire qu’un fidèle appellera « le rire de la Résurrection ». Et ses principes dont il n’abandonne jamais une virgule ? Et l’avenir brillant qu’il peut avoir dans l’Eglise russe, avenir qui lui permettrait de réaliser, l’action occidentale mieux qu’en devenant un prêtre obscur parmi des grogneurs ecclésiastiques français de petite culture?

Sa mère elle-même, ce grand historien qu’il aime et respecte particulièrement, lui décrit ce que sera « la galère orthodoxe occidentale » ; toutefois, elle ne dresse aucun obstacle et s’incline devant la conviction de son fils. Eugraph reste ferme. L’Orthodoxie s’est incarnée en Occident, il a donné sa parole, il ira avec elle jusqu’en l’éternité.

A la clinique, Mgr Irénée a été opéré. Les douleurs sont devenues intolérables. La critique se glisse déjà près de son lit : un fidèle lui ayant apporté les épreuves de la Liturgie, telle qu’il vient de la corriger, se permet de lui dire : « Monseigneur, j’ai décidé qu’il vaudrait mieux changer telle phrase dans la Liturgie. » Irénée tourne lentement la tête et réplique en le regardant : « Qui ose dire : je veux devant son évêque, quand il s’agit de l’Eglise ? »

Le Métropolite Eleuthère, désireux de rentrer dans son pays, charge M. Eugraph Kovalevsky de trouver une solution, car Irénée désire remettre lui-même son troupeau au Métropolite. Par délicatesse et bienveillance, ce dernier n’a pas voulu mettre encore les pieds à la chapelle de l’Ascension.

Doucement, Eugraph informe Mgr Irénée : « Le Métropolite est un vieillard, éloigné de ses diocèses depuis longtemps ; devra-t-il encore attendre ? »

Le mourant répond : « Dites à Mgr Eleuthère qu’il patiente encore un peu, pas ce dimanche, l’autre, je serai de retour chez moi et je pourrai, je l’espère, lui remettre l’Eglise. » La prière est suppliante et impérative. Les invitations sont commandées pour le 7 mars 1937.

Le mercredi 3 mars, de retour chez lui, Mgr Irénée entre en agonie. A onze heures du matin, Mgr Eleuthère lui rend sa dernière visite. Il se tient debout, près du lit, lui prend la main et durant deux heures, malgré son grand âge, prie en silence, sans bouger. Mgr Irénée en trouvant ses lèvres séchées, parvient à murmurer « Mon évêque ! »

Le Métropolite se penche sur lui, longuement, et lui caresse le front.

A huit heures du soir, entouré de nombreux fidèles, son dernier regard terrestre attaché au crucifix, il part vers l’invisible. Son corps torturé, retourné par la douleur, s’est détendu. Il sourit à Dieu.

« Et maintenant, Seigneur, laisse ton serviteur,

Selon ta parole s’en aller en paix. » (Luc 2, 29)

« J’espère dans le Seigneur, mon âme espère,

Et j’attends sa promesse. » (Ps. 129, 5)

L’ORDINATION

L’ordination d’Eugraph Kovalevsky est indissolublement liée à l’enterrement de celui qu’il nommera toujours : « mon évêque ».

Le samedi 6 mars, il est ordonné prêtre par le Métropolite Eleuthère en l’église des « Trois Docteurs » (rue Petel Paris) pour servir l’Orthodoxie occidentale. L’évêque, gêné par la flamme d’Eugraph, lui demande au cours de l’ordination, s’il s’engage à servir le Patriarcat de Moscou ? L’ordinand, après un silence de quelques secondes, déclare : « Je m’engage à servir l’Eglise orthodoxe ». Le Métropolite est surpris ; il s’incline et dans son homélie l’appelle : « le maillon ».

Le premier geste du nouveau prêtre est d’aller prier sur le cercueil de son grand compagnon et sa première messe sera celle de l’enterrement de Monseigneur Irénée Winnaert.

LA NOUVELLE NAISSANCE

Le dimanche 7 mars 1937, jour fixé auparavant par Mgr Irénée pour remettre son troupeau à l’EGLISE, est celui de son ensevelissement. Dans la petite chapelle de l’Ascension (72, rue de Sèvres, Paris) c’est une houle d’orthodoxes, de romains, de protestants, de juifs. Mgr Eleuthère n’a pas voulu précéder le cercueil dans l’église, afin de répondre au dernier souhait de cet Irénée qu’il aime. C’est Irénée qui le reçoit. La cérémonie : messe pontificale, suivie de sept absoutes, dure plusieurs heures. Le Père Eugraph est chargé de traduire l’allocution du Métropolite dont voici un bref passage :

« Tu étais comme un ruisseau de printemps qui descend des montagnes. Tel ce ruisseau annonciateur du renouveau de la vie, se dirigeant vers la mer sans altérer la pureté de ses eaux, tu t’élançais vers l’unité plus parfaite. Le ruisseau est mû par une force inconsciente, il obéit aux lois de la nature, mais toi, c’est en toute conscience que tu as répondu à l’appel de la volonté divine.

Tu es avec nous, je sens ta présence vivante parmi nous et tes prières se mêlent aux nôtres. Prie donc pour ton troupeau devant le Seigneur, afin qu’il entre à ta suite dans la vie éternelle. »

Le Père Eugraph, au bord de l’évanouissement, est obligé de s’interrompre de traduire. Celui qui pouvait l’aider, l’a précédé au « Royaume ». Avec acuité, il ressent la solitude et l’hostilité qui se durcissent autour de sa mission

CHAPITRE XVIII
LA LUTTE

« Je veux, en effet, que vous sachiez combien est grand le combat que je soutiens pour vous, et pour ceux qui sont à Laodicée, comme pour tous ceux qui ne connaissent pas mon visage ». Col. 2, 1

LE CLERGÉ FRANÇAIS

Mgr Irénée laisse après son départ un prêtre hollandais à Arnhem, deux prêtres et un diacre français à Paris. Il a souvent rencontré des hommes intelligents, susceptibles de se joindre à lui mais, ainsi qu’un pasteur le lui a déclaré honnêtement : « Et après vous, Monseigneur, qu’y aura-t-il ? » et ils se sont éloignés.

Le fanatisme russe a eu vite raison du prêtre hollandais ; il quitte l’Eglise orthodoxe avec toute sa communauté.

Quant au clergé français, il se dresse aussitôt contre ce jeune théologien dont la bonté est taxée tantôt, de faiblesse, tantôt d’hypocrisie.

Et les collègues-prêtres russes ? Ils sont sincèrement stupéfaits, irrités. L’Orthodoxie n’est-elle pas organiquement russe ! Comment peut-on être un Orthodoxe français ?

Le Père Eugraph est seul.

Dès le 25 janvier 1937, le père Michel Belsky lui avait prophétiquement écrit :

« Vous comprendrez mieux que moi tout le poids de la responsabilité qui vous incombe. Des briques que vous poserez, lors de la construction du bâtiment, résidera toute la solidité. Soyez attentif sur les détails. Mon rôle est petit et temporaire, alors que vous portez la responsabilité depuis de longues années et peut-être sera-ce toute votre vie. Je vous écris cela parce que je viens de ressentir d’une façon particulièrement aiguë l’effroi de la responsabilité devant le Saint-Esprit dirigeant l’Eglise. Je sais que pour vous, actuellement, ce n’est pas facile. »

Juin 1937, le Métropolite Eleuthère nomme W. Lossky « Président de la Commission provisoire pour l’organisation de l’Orthodoxie occidentale ». Le 7 juin W. Lossky convoque des membres éventuels. Le 18 juin, le père Eugraph est élu à sa place comme Président ; obligé de se rendre à Nice pour quelques jours, il écrit :

« Je pense à vous, à notre Eglise, à tous mes co-pères et co-frères et je sens nettement que mon âme appartient à notre œuvre. Je rentre pour la réunion cléricale (que Dieu m’aide à ne pas avoir dans ces réunions l’esprit clérical, mais que l’Esprit Saint règne parmi nous !).

Je vous bénis, ma bénédiction est celle des apôtres et celle des apôtres est la bénédiction du Christ, la bénédiction de Dieu. »

LES CORRECTEURS DE LITURGIE

Le 30 juin, se déroule la « réunion cléricale », ridiculement tragique.

Le père Chambault a exigé de revoir la Liturgie corrigée par Mgr Irénée et le Père Eugraph, avant qu’elle soit envoyée à Kaunas au Métropolite Eleuthère pour approbation. Sont réunis le père Eugraph, W. Lossky, le père Michel Belsky et les deux prêtres français de Mgr Winnaert, le père Chambault et le père Guillaume Gard. Le père Eugraph a prié le père Gillet d’être présent afin de lui prêter main forte.

Alors, commence un entretien cocasse.

Le père Chambault ignore tout de la liturgie en général, ne sachant célébrer que celle qui fut autrefois, avant les corrections, le « Projet de Liturgie » d’Irénée ; le père Michel Belsky ne connaît que l’orientale courante ; le père Gard ne sait qu’une chose : qu’il faut être bon sans trop s’embarrasser des « finesses dogmatiques », Wladimir Lossky est plus philosophe que liturge. Une discussion de sourds s’engage.

Le père Chambault ne veut rien modifier, ni tenir compte de ce que décida son propre Evêque (puisque lui, n’était pas présent) ; le père Michel ne saisit pas les explications attentives et désespérées du père Eugraph qui s’acharne à expliquer, essayant d’accentuer la vérité authentiquement orthodoxe de ce que Mgr Irénée avait intitulé « Projet » ; Wladimir Lossky grogne de colère devant des esprits aussi obtus et, subitement, le père Gillet quitte la pièce. A la demande inquiète de revenir, formulée par Mme Winnaert qui l’a suivi il répond avec dédain : « Il n’y a rien à faire ! »

Il abandonne le jeune prêtre et Wladimir Lossky, furieux, se désintéresse de la discussion.

Le père Eugraph s’accroche à ce qui est pour lui, non un groupe d’hommes incapables qui passeront mais l’éternelle Orthodoxie au visage « nouvelet » selon l’expression de saint Irénée. Il allègue l’insigne responsabilité de Mgr Winnaert. Inutile. Sa culture exaspère ses adversaires. La séance est levée, le « Projet de Liturgie » sera expédié avec le minimum de corrections.

Nous ne donnerons qu’un exemple : lorsque le père Eugraph fait allusion aux litanies romaines du Vendredi Saint : « … rompre les liens des prisonniers », on lui réplique : « Heureusement qu’on ne le demande qu’une fois par an ! Que deviendrions-nous si Dieu rompait réellement les liens des prisonniers !»

Le père Eugraph est abattu. Le mépris de la Confrérie, la déficience des prêtres russes, le désintérêt du père Gillet auront des répercussions longues et pénibles. Hélas ! Dieu veut que l’homme convainque l’homme.

Athlète irréductible lorsqu’il s’agit de défendre les principes, il ne sait pas se défendre lui-même. La bêtise et la passivité le laissent pantelant, il regarde son interlocuteur et finit par se taire. Il sera toujours poursuivi par les « petits êtres » qui l’appellent alors un « hautain », considérant les victoires de sa pensée comme des affronts personnels.

LES PREMIÈRES FLÈCHES

5 juillet 1937 : Wladimir Lossky discute avec le père Chambault de 3 heures de l’après-midi à 21 heures ;

6 juillet : séance de la Commission, discussion, le Président (Eugraph Kovalevsky) est placé sous le contrôle d’un Comité de la Commission.

Début août : le père Eugraph, de passage à Arnhem où le prêtre hollandais de la juridiction de Mgr Winnaert lui a exposé son agacement devant la mesquinerie russo-française et son désir de quitter l’Eglise orthodoxe, le père Eugraph écrit au clergé français dans le désir de l’entraîner en une union ecclésiale :

« Je vous écris avant tout pour fortifier les liens entre notre communauté et celle de Hollande, pour leur transmettre votre amour fraternel, pour vous apporter à mon retour le message de leur vie religieuse et de leurs aspirations (il est parvenu à retarder le départ de la communauté hollandaise). Le message de l’Orthodoxie est le message de la résurrection. Je me permets de vous confier mes projets, simplement et sincèrement parce que je confesse avec l’apôtre Paul que l’Eglise fait un et parce que nous ne sommes qu’un seul corps et j’ajoute une seule âme, car nous communions à la même coupe et au même pain.

Je me permets de vous confier mes projets et de demander vos prières, car si nous sommes le même corps comme le même esprit, la joie de chacun est la joie de tous et le malheur d’un membre est le malheur de toute notre société. Trop souvent l’on considère que l’Eglise n’est qu’une chose extérieure aux fidèles. Quelquefois, on s’imagine que l’Eglise est surtout le clergé et que les fidèles ne sont que l’élément passif ; on vient à l’Eglise comme si l’on faisait une visite au « Bon Dieu », au lieu de venir chez soi ; nous sommes le peuple de Dieu, le nouvel Israël. L’Eglise, en vérité, c’est tout le peuple chrétien. Je m’adresse à votre approbation, à vos prières. L’Eglise n’est ni la volonté de Dieu dans le monde, ni la volonté de l’homme à l’honneur de Dieu, mais l’harmonie, la symphonie, l’alliance de deux volontés, celle de Dieu et celle du peuple chrétien. »

Le clergé français n’apprécie nullement cet élan du cœur ; le père Chambault, encouragé de voir un « aristocrate » lui écrire avec tant de courtoisie, se lance dans l’intrigue. Le minuscule groupe resté fidèle à l’œuvre irénique, pressent la catastrophe et avertit le père Eugraph ; ce dernier lui répond :

« La grâce est belle et facile mais elle est belle partout, facile dans l’Eglise orthodoxe. Ayez confiance en Dieu et la grâce sera belle, facile et durable, et, peu à peu, la grâce remplacera nos passions qui ne sont que ses grimaces. Les passions ont toujours soif et elles sont affamées, mais elles ne seront jamais rassasiées, la grâce rassasie plus que nous ne l’attendons. Vous écrivez : Dieu nous demande un grand acte de confiance – non, rien de grand ne peut nous demander Dieu qui nous a tirés du néant. Il ne peut demander le « grand a à une poussière. Dieu nous aime comme Il aime chacun de nous. N’oubliez pas qu’Il est le Bon Samaritain. »

En septembre, le père Michel Belsky, écœuré après plusieurs réunions, donne sa démission.

CHAPITRE XIX
L’EXIL

« Akich répondit aux chefs des Philistins : N’est-ce pas ce David, serviteur de Saül… qui est avec moi depuis des jours et depuis des années ?

Je n’ai rien trouvé chez lui (d’inquiétant), depuis sa désertion jusqu’à ce jour. Mais les chefs des Philistins s’irritèrent contre lui, et les chefs des Philistins lui dirent : Renvoie cet homme, et qu’il retourne dans le lieu que tu lui as désigné ; qu’il ne descende pas avec nous à la bataille, et qu’il ne soit pas pour nous un adversaire dans la bataille ». I Sam. 29, 3-4

Octobre 1937 : les accusations pleuvent, affluent chez le Métropolite Eleuthère qui, ne comprenant pas l’obstination du père Eugraph à vouloir accomplir une « mission » parmi des gens qui le repoussent, le nomme provisoirement à la paroisse russe de Nice.

L’injustice est éclatante. Les fidèles français sont tenus en dehors de ce qui se passe ; les confrères, exaspérés par la hargne du père Chambault et de ses compagnons, ne sont pas mécontents en définitive de voir leur plus brillant confrère réintégrer le giron slave. Seul, Wladimir le chevaleresque, parle de « fouetter en place publique ces imbéciles ». Quand le confrère Eugraph l’apprend, il part de son long rire homérique et calme son défenseur.

Bah ! pense le Métropolite, le père Eugraph est quand même un Russe, il oubliera auprès des siens ces Français ingrats.

Et huit mois après la naissance au ciel d’Irénée, le futur Mgr Jean de Saint-Denis est exilé de l’Orthodoxie occidentale. Il existe, pourtant, plusieurs prêtres russes susceptibles d’être envoyés à Nice ; ils refusent de s’y rendre, on accepte leur refus, on les comprend mais lorsque le nouveau prêtre allègue sa promesse formelle à Irénée sur son lit de mort de continuer son oeuvre, on lui répond sévèrement : il faut obéir. Ainsi en sera-t-il toute sa vie.

Que lui reproche-t-on enfin ? Nous dirons en toute loyauté : sa grandeur. Un seul travers peut-être, il ne sait pas encore diminuer ses bondissements.

Mme Winnaert entame un long entretien avec le père Chambault, initiateur de cette nomination. Pendant cinq heures de raisonnement patient, elle le prie, au nom d’Irénée, de retarder le départ du père Eugraph jusqu’à Noël, afin de ne pas donner aux Russes le spectacle de la discorde et de passer dans l’union le premier Noël qui suit le départ de Monseigneur Winnaert. Elle souligne le désir formel du défunt de voir le père Eugraph travailler dans la jeune Eglise ! Un délai, est-ce tant exiger ? Le père Chambault reconnaît la valeur du théologien, le fait qu’il a été « peut-être » calomnié, mais se dérobe et le 20 novembre il écrit à sa « chère sueur » (terrible expression d’amitié, fréquente chez les ecclésiastiques désireux de vous limoger) :

« Après avoir prié et après avoir pris conseil de mes collaborateurs qui partagent avec moi la responsabilité de la direction de la paroisse, je me vois dans l’obligation de vous écrire qu’il ne m’est pas possible d’envoyer la lettre que vous m’avez demandé de faire parvenir à Son Eminence, le Métropolite Eleuthère.

En premier lieu, en tant que Recteur, je ne peux donner de conseils au Métropolite, ni même demander la modification de ses désirs. »

Humble velours du mensonge.

La fille spirituelle d’Irénée ne répond plus. L’homme petit en profite pour « considérer ce silence comme une démission du Conseil Paroissial et pourvoir à son remplacement » (lettre du 29 novembre 1937).

L’exilé écrit :

« On juge encore à Paris sans avoir crainte d’être jugé sévèrement par Celui qui est seul à pouvoir juger les vivants et les morts. Dans la douleur pour l’œuvre. »

Mme Winnaert ne fréquente plus la chapelle qui fut celle de son maître, mais elle prie ses deux compagnes fidèles, Elise Viéville et Marise Laprairie, d’y demeurer, afin de garder un lien avec le lieu où commença l’action irénique et attendre peut-être des jours meilleurs.

Le père Chambault, froidement, publiquement, « malgré lui » dit-il, a expédié les gêneurs. Il est libre. Néanmoins, il se plaint avec douceur de ce départ auprès du « Vénéré Métropolite ». Le vieil évêque, bien loin de ce conflit d’idées qu’il taxe, à la suite des susurrements, de « conflit psychologique » accuse l’exilé de péché d’orgueil, ordonne au père Chambault d’apporter efficacement la paix et conseille à Mme Winnaert de retourner à la chapelle de l’Ascension. Sur le conseil du père Eugraph, elle obéit à son évêque.

Et la hiérarchie décide :

1) d’abolir la Commission pour les Affaires de l’Orthodoxie occidentale et de relever ses membres de leurs fonctions ;

2) de constituer un doyenné pour l’administration des Paroisses orthodoxes occidentales ;

3) étant donné que la vie ecclésiastique orthodoxe occidentale n’a pas atteint à la plénitude de son développement ; que l’expérience a prouvé les graves difficultés rencontrées par l’autorité diocésaine dans l’application des mesures nécessaires ; vu les conditions locales spéciales et complexes exigeant la fermeté dans l’administration et la coordination dans les décisions, l’institution d’une forme temporaire d’administration a été jugée nécessaire, en la personne d’un Doyen nommé par l’autorité diocésaine et assisté d’un conseil décanal.

4) Le père Michel Belsky a été nommé Doyen des paroisses orthodoxes occidentales.

Signé : E. Kalissy, archiprêtre

Le Secrétaire du Conseil

B. Kaminsky, décembre 1937

L’organisation du Patriarche Serge est détruite, toute autonomie est retirée à l’Orthodoxie occidentale, son pionnier exclu. Certes, il est dit : « provisoirement », mais l’on sait que ce terme dans l’Eglise et dans l’Etat est… excessivement long.

Alors, les « abandonnées » écrivent à Kaunas, au métropolite Eleuthère ; le père Gillet, en exposant objectivement la situation, les a précédées :

« Paris. 1er décembre 1937.

Eminence, j’ai longtemps hésité à accroître la pénible et déjà abondante correspondance que vous avez reçue au sujet de la paroisse orthodoxe occidentale de Paris, et ce n’est pas volontiers que je me permets d’accomplir auprès de vous une démarche qui pourrait avoir l’apparence d’une immixtion injustifiée dansles affaires auxquelles, du point de vue canonique, je suis et dois demeurer étranger. (Le Père Gillet est dans la juridiction de l’exarchat russe dans le Patriarcat de Constantinople, dirigé par le Métropolite Euloge).

Néanmoins, mes anciennes et intimes relations avec feu Mgr Winnaert, la part qu’il m’a été donnée de prendre à l’évolution de cette paroisse vers l’orthodoxie, la connaissance que j’ai des diverses personnes que les conflits actuels opposent, l’attention objective avec laquelle j’ai suivi les événements survenus dans la communauté orthodoxe occidentale depuis sa réunion à l’Eglise orthodoxe, tous ces faits, à ce qu’il me semble, me donnent le droit et peut-être m’imposent le devoir de vous dire simplement ce que je sais.

La personnalité du Père Eugraph Kovalevsky est au centre du regrettable conflit qui existe présentement dans la paroisse de la rue de Sèvres.

Au sujet du Père Eugraph, je dois, en conscience, déclarer trois choses :

Premièrement, le Père Eugraph depuis l’hiver dernier s’est consacré au service de l’orthodoxie occidentale avec une intelligence et un dévouement qui n’ont pas faibli un seul instant. Sa présence et son inspiration ont aidé, d’une manière décisive, une transition qui en elle-même était très délicate et que des guides moins doués auraient irrémédiablement compromis. Son ministère produit des fruits évidents aux yeux de tout observateur non prévenu ; chez beaucoup d’âmes, il a su provoquer un puissant courant de vie spirituelle ; bref, il a montré les qualités d’un animateur incomparable.

Deuxièmement, la responsabilité du présent état de choses n’incombe pas au Père Eugraph. On a accusé celui-ci d’orgueil et d’esprit de domination. Je connais le Père Eugraph intimement depuis neuf ans, je sais quelles ont été ses réactions intimes dans les moments douloureux de ces derniers mois, et je puis affirmer que s’il y a en lui un zèle brûlant, une conscience claire et légitime de ses propres possibilités, le désir de voir les autres s’engager sur des routes que lui-même sait être les seules à mener au but, il est, d’autre part, étranger à toute arrière-pensée d’ambition ou de commandement. Ces derniers temps encore, il était prêt à s’effacer, à se retirer.

Comment donc expliquer l’antagonisme qu’il rencontre chez le clergé français de la paroisse de la rue de Sèvres ? Je connais ces messieurs, je respecte leur sincérité, leur sérieux moral, leur désir de faire ce qui se doit. Qu’il leur ait été pénible, peut-être inconsciemment, de voir Mgr Winnaert désigner pour son héritier un homme beaucoup plus jeune et tout nouvellement ordonné, ce serait compréhensible, bien humain, mais je me persuade qu’ils ne se sont pas arrêtés à une pareille pensée. D’autres explications se présentent. D’abord, tout simplement, le Père Eugraph était autre qu’eux. Autre, non par les caractéristiques raciales et nationales (car le Père Eugraph comprend l’esprit français jusque dans ses plus subtiles complexités), mais par les habitudes spirituelles, la culture générale, la formation théologique. Ils se sentaient, eux et lui, sur des plans différents ; ils éprouvaient devant lui comme un étonnement et un choc continu. Bref, la pierre d’achoppement, semble avoir été surtout un malentendu psychologique. Il faut ajouter un autre élément, à savoir, de la part du clergé français une fidélité respectable mal comprise, aux idées de Mgr Winnaert. Celui-ci avait évolué dans le sens de l’orthodoxie traditionnelle beaucoup plus que son clergé ne s’en est jamais rendu compte ; il était loin de considérer les aspects de son œuvre, par exemple les aspects rituels comme définitifs et immuables ; bien au contraire, il avait l’horreur de toute cristallisation, et sans aucun doute il aurait soutenu aujourd’hui le Père Eugraph dans son effort pour lier plus profondément l’Orthodoxie occidentale à toute la tradition orthodoxe antique.

La troisième et dernière chose que j’aie à dire est que les fidèles les plus fervents, les plus éclairés, les plus proches de Mgr Winnaert demeurent groupés autour du Père Eugraph. Ils ont le sentiment très net que seul le Père Eugraph est actuellement capable de promouvoir l’œuvre de l’Orthodoxie occidentale et que, éliminer le Père Eugraph de l’œuvre, c’est la décapiter et la vouer un échec misérable.

Je ne défends pas ici une thèse, je constate seulement l’existence une opinion que d’ailleurs je partage. »

Ce témoignage du Père Gillet se croise avec des lettres du Métropolite qui, lui aussi, est de plus en plus surpris par la personnalité du jeune prêtre. Ce dernier, toujours prêt à s’accuser lui-même est très meurtri par les intrigues ; il s’humilie devant son évêque, se demande s’il n’aurait pas dû agir autrement, dire ou faire cela et il est prêt à se retirer.

Le vieil évêque prie alors le Père Chambault d’être « paternel » vis-à-vis de Mme Winnaert ; le Père Chambault lui répond onctueusement :

« Je me suis efforcé, comme Vous me le conseillez d’ailleurs, d’agir avec prudence et modération dans un esprit de large compréhension, m’entourant des conseils du P. Michel (ce qui est inexact), du P. Guillaume et des autres conseillers que Vous avez désignés Vous-même. » (6.XII.1937).

Une comique entrevue se déroule le 9 décembre dans la sacristie de la chapelle de l’Ascension. Mme Winnaert, en tant que représentante du petit groupe des anciens fidèles de Mgr Irénée, est conviée à un entretien avec le Père Chambault. Le Père Michel lui tient amicalement la main droite et le bon Père Guillaume la main gauche. Quant à Lucien, avec bienveillance il promet tout ce que l’on voudra, hormis de faire revenir le Père Eugraph, ne serait-ce que pour la fête de Noël, « malgré sa bonne volonté », certes.

Mme Winnaert a repris sa place dans le Conseil paroissial et s’efforce de revenir prier. Enfin, le Métropolite est content. Hélas, l’atmosphère est irrespirable. Ceux qui sont fidèles à l’esprit de Mgr Irénée et suivent le Père Eugraph deviennent des étrangers. L’exilé les console :

« Dieu vous demande de grands sentiments, pas aux autres, à vous, en vous menant par des chemins quelquefois douloureux mais en découvrant Sa Vie, Sa Grâce, Son Esprit. Vous n’êtes plus chez vous, étrangères, m’écrivez-vous. Soyez pour les autres, pour ces étrangers. C’est une expérience pour vous, pour l’avenir, de saisir le plus beau et étrange mystère de connaissance chrétienne « l’Esprit du Christ », comme dit l’Ap. Paul : séparer le pécheur du péché, l’Église de ses membres, le Prêtre de l’homme qui est devenu prêtre, la chapelle de l’Assemblée Générale et les péchés de cette Chapelle. Dans chaque chose du monde il y a le « Divin » et le nuisible – or et poussière… petitesse et grandeur » (lettre du 16 décembre 1937).

NOTRE-DAME EN MAJESTÉ

Le Père Eugraph est à Nice. Il est reçu avec allégresse par les quelques Russes du Patriarcat de Moscou. La Présidente de la communauté, Madame Bezak, est une sainte femme. Ses premières paroles sont : « Père, vous êtes certainement un vrai prêtre, puisque vous avez été accueilli par la persécution ». Elle n’est pas seule à lui ouvrir l’église, derrière elle, la Vierge en Majesté va le secourir.

Mme Bezak est une dévote de la Vierge en Majesté ou Vierge Royale, ou Vierge Rouge. Avec un effort opposé au talent mais plein de ferveur, elle peint sans répit de petites icônes de la Vierge en Majesté, les distribuant à tous ceux qui sont affligés, catholiques athées, musulmans, et même orthodoxes. Et souvent ces petites icônes font des prodiges.

On ne connaît ni l’origine ni l’époque de l’exécution de cette icône. Le 2 mars 1917, une paysanne du village de Kolomenskoïe, à douze kilomètres de Moscou, entend plusieurs fois la voix de Notre-Dame lui enjoindre de rechercher son icône laissée à l’abandon en l’église Notre-Dame de Kazan du village. Elle se rend chez le prêtre du lieu mais à eux deux ils ne parviennent pas à la découvrir. Le prêtre dit alors à la femme : il y a de vieilles icônes au grenier, vas-y, peut-être trouveras-tu celle que tu cherches. La paysanne monte et trouve parmi des planches et différents débris une icône couverte de poussière, méconnaissable. On lave la planche : la Vierge apparaît royalement, tout de rouge vêtue, tenant en sa main le sceptre et le globe du pouvoir (en russe : « derjava ») ; l’Enfant est sur ses genoux. C’est le jour de l’abdication de Nicolas II et tous les habitants de Kolomenskoïe comprennent que Notre-Dame Rouge prend en main le pouvoir laissé par le tsar. Un pèlerinage important s’organise dès les premiers jours. Monseigneur Tikhon, archevêque de Lituanie – le futur Patriarche de Moscou – alors en résidence à Moscou en raison de l’occupation de Vilno par les troupes allemandes, accompagné de l’évêque Wladimir, sont les premiers à vénérer l’icône et à chanter un « Te Deum » le lendemain de la découverte. L’évêque Wladimir en apporte une copie à Nice.

Le Père Eugraph remet à Notre-Dame en Majesté sa prière et son angoisse. Officiellement, il n’est plus qu’un prêtre oriental d’une petite paroisse russe, célébrant la messe byzantine. Où est son illumination auprès du tombeau de sainte Radegonde ? Comme elle a reculé dans le passé ! Il relate lui-même dans son rapport de 1947 :

« Si je ne savais comment faire, il faut savoir me le pardonner, tout prêtre à ma place aurait perdu l’équilibre. Je devais simultanément m’occuper des affaires occidentales, avec obéissance aux néophytes occidentaux et, en même temps, faire la volonté de feu Patriarche Serge et la volonté du Père Chambault et de ses collaborateurs. De plus, le lendemain de l’enterrement de Mgr Irénée, le Père Athanase, Recteur de la Paroisse des Trois Docteurs, avait organisé pour les affaires orthodoxes occidentales un « Comité élargi » avec la bénédiction de l’Exarque, comité que par la suite Lossky avait surnommé : « Réunion statutaire du chaos canonique. »

CHAPITRE XX
LE DÉFRICHEMENT

« Car ainsi parle le Seigneur… Défrichez-vous des terres nouvelles, Et ne semez pas parmi les épines ». Jér.4, 3

« C’est à cause de nous qu’il a été écrit que celui qui laboure doit labourer avec espérance, et celui qui foule le grain fouler avec l’espérance ». I Sam 29, 3-4

SAINT-PANCRACE

Le Père Eugraph ne peut s’arrêter dans sa mission. Il rencontre quelques Français et forme immédiatement le projet de fonder une communauté orthodoxe occidentale. Il demande à ses fidèles parisiens l’envoi d’ornements, de musique, de textes « car, dit-il, le service de minuit peut être la naissance d’une communauté orthodoxe occidentale ».

Et, en effet, le 29 décembre 1937, il relate en notes hâtives l’éclosion de sa première paroisse :

« La nuit de Noël s’est passée merveilleusement. Figurez-vous les collines de Saint-Pancrace. Dans le lointain, les lumières de Nice et la Méditerranée. Par de petits chemins en zigzags, se réunissent des gens, de petites lumières en mains. La chapelle est au-dessus d’un précipice, simple ancienne grange, elle est assez haute ; au milieu de l’autel, une Vierge en bois du XIIe siècle, pas de peintures, seule une étoffe peinte derrière le sanctuaire, style IXe siècle, [n’ayant pas d’argent, il a peint lui-même la paroi en somptueuses couleurs] et une crèche naïve et transparente par ses couleurs et ses sentiments religieux, don d’un Grec. Un groupe de quinze personnes. Des chants simples, beaucoup de grégorien. La chasuble de Monseigneur Irénée (Merci ! !). Nature en ténèbres mais devant la crèche beaucoup de cierges pour la liturgie. L’autel s’éclaire. Tout en français, sauf « Puer natus est » et le graduel. Procession vers la crèche à la fin des Matines pour lire la Généalogie. Sermon : Job s’écria un jour : Dieu est trop haut pour nous comprendre et l’homme est injuste, mais le Christ est né pour nous, adorons-Le, car Job est consolé. »

L’incorrigible a fondé sa première communauté le jour de Noël, dans la montagne, face au grand ciel de Nice. Cependant, la vie est dure. Il est très pauvre et confie plus loin, dans sa lettre :

« Ici, j’ai beaucoup de travail. La paroisse russe grandit de jour en jour. Il fait terriblement froid. J’ai une petite pièce où j’écris beaucoup sur l’Eglise, sur la vie actuelle, et dans mon petit trou je prépare des événements (entre nous) qui peuvent changer radicalement la situation de l’Orthodoxie occidentale. »

Ce même 29 décembre, à Paris, le Père Chambault a organisé le nouveau Conseil paroissial : le Père Eugraph en fait partie, car il a eu des voix ; Mme Winnaert et les anciens fidèles en sont exclus.

LE CRUCIFIX

Le 3 mars 1938, le Père Eugraph célèbre à Saint-Pancrace la première messe anniversaire de Monseigneur Irénée, déposant sur l’autel la croix de son enfance que lui a remise Mme Winnaert. Des communistes calabrais, attirés par les chants, assistent en silence, près de la porte.

Le deuxième dimanche de Carême, il célèbre à nouveau la Liturgie et lit l’évangile de la Transfiguration. Mme Winnaert, assiste à cette célébration. En sortant de la messe, elle contemple le ciel radieux, les pentes ensoleillées et songe à cette Eglise orthodoxe occidentale si ballottée ; le Père Eugraph s’approche d’elle : « Vous avez entendu l’évangile, il ne faut pas trop s’attacher à la tente qui est un sentiment humain, il faut songer surtout à la Transfiguration ». « Le Christ s’est incarné avant d’être transfiguré ! » lui répond-elle. Il lui remet alors le crucifix en bois d’Irénée et ils décident de l’enterrer dans un terrain vague appartenant à la famille de Mme Winnaert, au Parc de Sceaux, près de Paris. Ce crucifix ferait-il germer l’Eglise orthodoxe de ce sol de l’Ile-de-France ?

Voici le récit :

« Le Vendredi Saint 15 avril 1938, nous nous asseyons toutes trois sur le terrain, « sainte Elise », ainsi que l’avait surnommé le Père Eugraph, Maryse Laprairie et la fille spirituelle d’Irénée. La terre est couverte de chiendent qui la rend très dure. Je suis obligée de gratter avec le manche de fer de la pelle. C’est long. Les rares passants se demandent ce que nous faisons, assises sur ce terrain vague. Le ciel est large, gris, soulevé par le vent. Mes compagnes me cachent pendant que je travaille. Enfin, Elise découvre un couteau dans son sac et le trou s’achève. Nous déposons le crucifix dont le Christ brille doucement.

Nous disons le Notre Père, puis les prières données par le Père Eugraph :

« Prions. Ô Seigneur tout-puissant, Ami des hommes, permets que sur ce terrain s’élève la tente de ton Eglise ; qu’elle abrite le tombeau de ton fidèle serviteur Louis-Charles Irénée, qu’elle abrite le foyer où, réunis en ton Nom, nous travaillerons pour ton service, et enfin, qu’elle devienne la première tente de l’Orthodoxie occidentale, si telle est ta volonté. Par J.C.T.F.N.S. Qui… Amen. »

Lecture de l’évangile selon saint Matthieu (18, 19-20) :

« Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’accordent sur la terre pour demander une chose quelconque, elle leur sera accordée par mon Père qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont assemblés en mon Nom, Je suis au milieu d’eux. »

« Prions. Ô Seigneur, dans ton Amour infini pour nous qui sommes tes agneaux perdus dans les sentiers du péché, Tu es descendu jusqu’à nous et Tu T’es plongé comme une semence de vie dans la terre, cette terre dont Tu nous formas un jour dans le premier Paradis pour faire de nous un jardin de grâce, et dans laquelle Tu vis éternellement, ô Soleil du Printemps, viens aujourd’hui et bénis cette terre afin que tous ceux qui viendront ici trouvent la paix, la joie et la charité et que s’étant rassasiés de ces trois fruits suaves de l’Esprit Saint Te louent et Te bénissent dans leurs cœurs, avec ton Père et l’Esprit Vivificateur, dans tous les siècles des siècles. Amen. »

En mettant la Croix dans la terre, trois fois :

« Ô Semence de l’Eglise, au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Et que la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence garde nos cœurs et nos pensées dans la connaissance et dans l’amour de Dieu et de son Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, et de l’Esprit Saint Vivificateur et que la bénédiction de Dieu descende sur nous. Amen. »

Nous jetons de la terre sur le Christ, un rayon éclaire le lieu et nous partons.

Mais nous n’avons pas d’argent et quelques mois plus tard le terrain est vendu. Nous y retournons pour reprendre le crucifix, le 28 août 1938, car nous avons nettement délimité l’endroit. Quelle est notre stupéfaction : le terrain est tel que nous l’avons laissé, mais le lieu précis où le crucifix fut enterré est recouvert d’un amas de cendres et nous ne parvenons à rien. Le crucifix est resté dans le sol. »

Dieu accorde toujours. Trente-cinq ans après, le vendredi 6 avril 1973, les corps des Pontifes Irénée et Jean de Saint-Denis, seront déposés dans la crypte de la cathédrale, à Paris, où tous deux avaient célébré.

LES « CAHIERS SAINT-IRÉNÉE »

Le fossé à la chapelle de l’Ascension se creuse.

Le Père Chambault s’est emparé de la revue « L’Unité Spirituelle », fondée par Monseigneur Irénée en 1923, et de cette revue catholique – au sens étymologique du terme – il fait un bulletin paroissial. La pensée théologique, universelle, du lutteur flamand est éteinte ; sa fille-disciple est chassée, le successeur exile, sans espoir de proche retour, Mme Winnaert, accablée de tristesse et d’humiliations, raréfie ses passages à la chapelle de l’Ascension, puis finit par s’en aller définitivement ; elle est suivie de la fidèle ouaille d’Irénée, Marise Laprairie. Cependant, elle insiste auprès de sainte Elise » pour qu’elle reste encore, car elle tient l’harmonium : elle accepte mais ne pourra demeurer bien longtemps.

Devant ces ruines, le Père Eugraph décide de créer à son tour les « Cahiers Saint-Irénée ». Il possède le dévouement quasi désespéré de trois femmes mais l’argent manque. Tant pis ! Tout sera fait à la main. En collaboration avec Mme Winnaert, il établit le premier numéro qui paraît à Pâques. A Paris, les trois femmes ont trouvé un ouvrier communiste, incroyant, Lucien Jouannet, ravi de les aider, « parce qu’il faut secourir son prochain quand il est combattu ». Le premier numéro est tiré lithographiquement en 700 exemplaires et envoyé. C’est un chant d’allégresse, débutant par l’homélie de saint Jean Chrysostome. L’Eglise orthodoxe occidentale a repris l’élan.

Le Père Eugraph publie son premier enseignement pastoral :

« La Religion n’est pas seulement une morale pratique ou une dogmatique abstraite, mais avant tout une force intérieure qui soutient l’homme, lui donne la possibilité de vivre, de vaincre ses défauts, d’arriver à la paix intérieure, d’être. Dans aucune autre religion cette force ne s’est exprimée avec autant d’intensité et aussi profondément que dans l’Eglise orthodoxe. Certes, il peut y avoir parmi les non-orthodoxes des êtres plus moraux et plus sobres ; certes, on peut trouver en dehors de l’Eglise des définitions métaphysiques ou dogmatiques plus développées, plus analysées ; une seule chose demeure par excellence propre à Elle, c’est cette force vitale, objective qui réchauffe, qui réjouit, qui pacifie chaque âme de chaque membre : le SAINT ESPRIT dans l’EGLISE. C’est en considérant ce caractère de l’Eglise que saint Irénée s’écria : « Là où est l’Eglise est le Saint-Esprit, là où est l’Esprit est l’Eglise. »

Tel est le premier message de l’Eglise orthodoxe.

Le second message n’est pas objectif mais dépend de nous ou, pour mieux dire, s’adresse à nous : c’est la conception de la morale. Il existe une morale « de devoir », devoir envers Dieu, devoir domestique, civil, patriotique, humain ; elle peut rendre les gens « moraux », mais souvent étroits et secs ; il existe une expérience religieuse très élevée par ses visions, ses connaissances ou par sa perfection ascétique ; l’Orthodoxie ne nie ni cette morale, ni cette expérience, mais elle réclame surtout le cœur de l’homme. La Bible nous dit que Dieu est le feu qui dévore les cœurs des hommes. Un cœur droit, pur, est l’essentiel ; l’hypocrisie est plus grave que la faiblesse du corps ou que tout autre péché blâmé par le monde « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ».

Tel est le second message de l’Orthodoxie.

Et enfin, si l’on regarde l’Orthodoxie, non du point de vue objectif ou subjectif, mais du point de vue collectif (comme un rapport, un lien, entre les membres de l’Eglise, une société), on s’aperçoit qu’elle proclame, en premier lieu, que la Vérité repose sur l’unité des êtres dans l’Eglise, en tant que peuple du Christ, en tant que race nouvelle. Il y a cent ans, elle répondait au Pape que si pour les Romains l’évêque de Rome était le gardien de la Vérité, pour elle, seul le peuple chrétien, la masse, l’Eglise entière était dépositaire du message du Christ.

Résumons. Les trois grands messages de l’Orthodoxie sont la religion avant tout force vitale,

le Saint-Esprit dans le monde ; elle lutte non contre les mœurs mais contre la mort spirituelle, l’homme est jugé surtout selon son cœur plus que selon ses actes ; l’Eglise, enfin, est l’unité de tous, la Vérité révélée est donnée en possession à tous, aux simples comme aux intelligents, aux petits comme aux grands. Le Saint-Esprit, l’homme, l’Eglise. »

Le communiste, Lucien Jouannet, tire soigneusement toutes ces pages qu’il a tracées en belle calligraphie, en grommelant : « J’peux pas dire, c’est vrai, c’est communiste ».

CHAPITRE XXI
LA PATRIE LOINTAINE

« La terre est attristée, car les blés sont détruits, la vigne est confuse, le figuier languissant ; le grenadier, le palmier, le pommier, tous les arbres des champs sont flétris ». Joël 1, 10-12

« Jésus dit (à Pierre) : si Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-Moi ». Jean 21, 22

LES ÉMIGRÉS

Les trois femmes vont désormais à la chapelle franco-russe Notre-Dame des Affligés et Sainte-Geneviève, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Elles font un plongeon dans le milieu russe émigré. La chapelle est une pièce sombre donnant sur un couloir et une cour de vieille maison. Ce séjour parmi les Russes émigrés n’est que mélancolie grandissante. Les fidèles sont en majorité des « Confrères » et des amis du Père Eugraph ; ils parlent le français aussi couramment que le russe ; la paroisse est, en principe, autant française que russe, néanmoins, tout se passe en slavon et toute inscription est en russe ou slavon. Le Recteur, le Père Michel Belsky, essaie de célébrer une fois par mois la liturgie de saint Jean Chrysostome en français. En vain. Les paroissiens qui ne fréquentent que des écoles françaises et travaillent en France, nantis de papiers au nom de la République Française, protestent et refusent. Les trois Françaises demandent timidement d’apprendre les chants en français, elles sont repoussées ; on leur fait comprendre qu’il faut être d’origine russe. La Liturgie annoncée à 10 h 30 commence vers 11 h 30, se termine vers 13 ou 14 heures. Les familles des trois Françaises les considèrent avec commisération et leur conseillent sincèrement d’abandonner ces Russes.

Que reste-t-il? Des Français hargneux, des Russes indifférents et un chef lointain, brimé lui aussi. Comment poursuivre !

Nous nous sommes permis de tracer ce tableau, qui est d’ailleurs celui de toutes les émigrations ou colonies, qu’elles soient russes, grecques ou françaises. Nous l’avons indiqué afin que les nouveaux Orthodoxes de France n’agissent jamais ainsi lorsque des frères d’autres pays viendront à eux.

BIEN-AIMÉE ORTHODOXIE OCCIDENTALE

Le Père Eugraph prévoit, dès décembre 1938, la mobilisation générale – il pressent toujours les événements universels. Il a grandement pitié des trois êtres qui luttent dans le poisseux marasme de Paris et les réconforte sans répit :

« Soyez fortes, j’ai besoin maintenant, plus que jamais de confiance. Les moments actuels de l’histoire sont graves. Nous devons avant tout préparer et travailler à créer un nouveau mouvement de l’Orthodoxie occidentale dans ces cadres de recherche et de souffrance des questions actuelles. Dieu prépare le terrain, le moment du travail et du sacrifice approche. Priez, demandez aux autres de prier pour moi, pour l’Orthodoxie occidentale, qu’elle se développe et que nous trouvions la Réponse à notreépoque. Je reste fidèle àMonseigneur, àson œuvre, à notreœuvre, l’œuvre d’aujourd’hui et de demain, l’œuvre de Dieu ».

Et dans une autre missive, il laisse percer sa désillusion :

« Depuis longtemps je pensais que personne ne fait rien àParis – amies et amis – pour mon retour. J’ai constaté pendant printemps que les Russes – amies ou amis – désirent que je reste oriental, que les autres veulent que je sois loin de Paris ; Nice, n’importe où, mais loin, que le Métropolite ne comprend rien, que les Russes parlent trop… En résumé, je n’ai personne que vous [nous étions trois] et une dizaine qui voudront me suivre. Ajoutons encore que le temps passe, moi d’ici je ne peux rien, vous non plus. Les Pères français m’ont roulé, eux les sublimes, moi, l’intrigant. Tout cela pourrait être un vaudeville du même coup, la cause de l’Orthodoxie occidentale n’était pas endommagée… Dieu sait combien je veux la servir, combien mon cœur brûle et ma prière est pleine de larmes pour elle. Il sait que je ne cherche rien pour moi, que je suis prêt à tout supporter afin que la liberté et la lumière de l’Orthodoxie brillent en France. Qu’Il prenne ma main et qu’Il me conduise vers elle, ma bien-aimée, l’Orthodoxie occidentale. »

Le dilemme s’aiguise, car Russes et Français de Nice ne veulent plus le laisser partir. Malgré quelques célébrations de la messe d’Irénée en français, il reste un prêtre oriental. Aurait-il failli à sa mission ! Et encore une fois, il se redresse. Il cherche à tâtons et conseille de trouver à Paris un humble local qu’il placera sous la protection de saint Irénée. Il insiste pour que le Père Michel célèbre en français au moins pour les grandes fêtes occidentales.

Son argument, toujours le même, est l’incarnation. Il faut incarner comme si tout était accordé, accompli. Un jour Mme Winnaert se trouvant seule avec lui pour chanter la messe, il l’encourage : « Nous ne sommes pas seuls, l’église est remplie de myriades d’anges, ils chanteront avec nous ». (Mme Winnaert en est d’autant plus intimidée…)

Il se place devant Dieu, répand sa pensée devant Lui, construit dans la lumière de l’esprit et l’espérance. Sa dernière grande lettre rédigée dans l’exil, il la fait précéder d’une phrase musicale :

« Cette lettre s’adresse à tous ceux pour qui l’Orthodoxie occidentale est chère.

La première chose que nous devons nous demander, étant chrétiens et membres du Corps-Eglise quelle est la volonté de Dieu, sa pensée, car il ne faut point marcher comme des aveugles poussés par une force, mais comme des enfants de lumière, selon l’expression de l’Apôtre Jean.

Les grandes difficultés qui entourent la renaissance, pour mieux dire, le dégagement de l’Orthodoxie autour de nous, qui nous poursuivent dès le commencement, avant même la mort de Monseigneur, peuvent être de trois origines :

1) ou bien nous faisons fausse route, en général ou en particulier ;

2) ou bien nous sommes vérifiés (« ceux qui patientent jusqu’au bout seront sauvés », la Vierge est née après une longue attente de ses parents…)

3) ou bien toutes nos souffrances, toutes nos difficultés, nos « nuits » sont pour le bien des autres (communion avec ceux qui souffrent sans la consolation de l’espérance… que nous, nous avons).

Examinons attentivement le premier point : en général puis en particulier.

En général : nous ne faisons pas fausse route en travaillant à l’Orthodoxie occidentale. Nous avons devant les yeux une nuée de témoignages de la volonté de Dieu. Je ne m’arrêterai qu’à quelques-uns, pris au hasard. Monseigneur découvre par « hasard » l’Orthodoxie au travers d’énormes obstacles ; quand même il arrive au but. Si Dieu ne l’avait point voulu, Il l’aurait rappelé à Lui avant la réponse de Moscou. Moscou pouvait retenir la réponse, voir la situation à la manière des autres. Moi, j’attendais l’Orthodoxie occidentale pendant des années, la plaçant sous le patronage de saint Irénée. Monseigneur, sans que je le veuille devient l’archimandrite Irénée. Si nous analysons attentivement, nous sommes obligés de constater que Dieu faisait son œuvre presque contre notre volonté. Souvent nous nous sommes montrés des enfants capricieux ou des chasseurs qui visent mal. Moi, par exemple, je cherchais partout l’Orthodoxie occidentale, sauf rue de Sèvres, et l’on peut dire sans exagération que ce fut le cas de nous tous, même de Monseigneur : s’opposer à la Main invisible, à la pensée « qui surpasse toute intelligence ». Alors, demeurons en paix absolue car la Main de Dieu est sur l’œuvre. En général sous ne faisons pas fausse route.

Mais en particulier ?

En particulier : chacun de nous apporte une pierre à la construction de l’édifice, selon l’expression du Pasteur d’Hermas, chacun a sa mission. Il n’est pas suffisant de brûler d’envie d’être uti1e, il est nécessaire de discerner clairement la place que nous devons occuper selon la volonté divine, selon nos dons. Même si hors de notre cercle individuel, nous faisons le bien, nous faisons du mal devant la Face de Dieu car nous sommes voleurs de la propriété de notre prochain. Si tous nous sommes les yeux, si tous nous sommes l’oreille, si tous nous sommes la tête (saint Paul), l’œuvre de Dieu sera défigurée par nous. Mais pour retrouver les cercles individuels, il faut savoir aussi quel est exactement le grand cercle : l’Orthodoxie occidentale, car Dieu Seigneur ne donne pas seulement des missions privées aux apôtres, Il définit son Œuvre : l’Eglise, la mission de l’Eglise totale. Nous sentons l’Orthodoxie occidentale plus que nous ne la confessons clairement et jusqu’au jour où nous ne mettrons pas au point la ligne générale de notre œuvre, nous ne trouverons pas la paix ni la clarté d’esprit pour notre vie de grâce. J’essaierai de chercher une confession-définition de l’Orthodoxie occidentale.

Est-ce un mouvement, est-ce une réforme, est-ce une secte, est-ce un groupe, est-ce une tendance, une recherche ? A toutes ces propositions je réponds : non. Non, parce que toutes ces définitions m’apportent un certain trouble malsain, ne m’éclairent pas, mélangeant au contraire, les réalités aux désirs, elles ne s’incarnent pas, ne me fortifient pas et je me dis : non, l’Orthodoxie occidentale n’est ni mouvement, ni réforme, ni secte, ni groupe, ni tendance, ni recherche. Alors, quel est son nom ? L’Orthodoxie occidentale est une partie de l’Eglise totale, universelle, « une, sainte, catholique et apostolique », selon le Symbole de Nicée. Partie de l’Eglise, cette simple expression est significative.

I – L’Eglise est l’œuvre du Christ Seigneur ; en tant que telle, elle est la base, le point de départ vérifié et infaillible de toute notre activité. Faire partie de l’Eglise, c’est avoir la certitude que nous sommes bien plantés. Jean Chrysostome, à l’instant le plus critique de sa vie, proclamait : je ne crains rien, certes les vagues sont grandes, la tempête enragée, le vent de force géante, mais je ne crains rien car je me tiens sur un roc, et cette pierre est le Christ. Cette pierre angulaire que les bâtisseurs de ce monde ont méprisée, est objective à nos efforts, elle est, et nous sommes comme des pierres vivantes sur Elle, et même les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur Elle, sans parler de nos fautes, de notre faiblesse ou des faiblesses des autres.

II – L’Eglise est aussi notre œuvre, notre union, nos efforts, car nous sommes des « collaborateurs du Seigneur » (saint Paul). C’est ici que nous devons placer l’étude de nos missions personnelles, nous sommes des collaborateurs, plus particulièrement dans la construction de la « partie de l’Eglise ».

III – Mais il faut bien se garder de penser que l’Eglise est le but final du monde et de chacun de nous. Elle est l’Epouse du Christ. Le but est l’union mystique et totale de l’Epouse avec le Christ, du monde avec Dieu, de chacun de nous avec le Créateur, Source d’amitié infinie pour nous. L’Eglise est une mère qui engendre virginalement les enfants au Père céleste. Si la base et le but sont les mêmes pour le tout ainsi que pour les parties (ne l’oublions pas !), notre collaboration diffère suivant les circonstances. Le mot : occidental, n’a rien à faire ni avec la base, ni avec le but, mais uniquement avec la « collaboration ». Notre occidentalisme et notre collaboration doivent toujours être sertis entre les deux autres remarques sur l’Eglise et ne pas être étouffés par un certain emballement des responsabilités, l’Alpha (la base) et l’Oméga (le but) étant la grâce. Nous pourrions définir notre attitude de la manière suivante :

à la base infaillible de Dieu incarné aller vers la déification en collaborant avec le Seigneur – telle est l’œuvre d’un fils de l’Eglise.

Mais si l’Orthodoxie occidentale est une collaboration (et nous avons vu plus haut que Dieu bénissait cette collaboration par divers témoignages, qu’elle est agréable au Seigneur, que nos efforts individuels et collectifs sont bénis du Très-Haut), avant de savoir quelle sera la part de chacun de nous, il nous faut connaître exactement la mission de notre collaboration occidentale, en commun. La question est plus pratique qu’abstraite. Que devons-nous éviter, sur quel point faut-il insister, surpassant parfois les difficultés et les incompréhensions des autres ? En commun, éviter surtout ce que l’expérience a montré incapable de porter des fruits. Notre travail de deux ans est chargé d’exemples. Je prie en cette minute pour que saint Irénée m’éclaire et que le bienheureux Irénée qui vous engendra par ses souffrances et se réjouit de vous, m’éclaire – car tout que j’écris je le fais autant pour moi que pour vous.

Deux choses sont certaines : je suis projeté loin de Paris, de l’Orthodoxie occidentale, de vous ; nos plans si nets au commencement (prolonger l’œuvre de Monseigneur, rue de Sèvres) s’éloignent progressivement. Vous êtes jetées aussi hors du lieu où Irénée célébrait l’Eucharistie ; vous êtes sans prêtres, sans service – seules. La rue de Sèvres a-t-elle gagné par la chute de nos projets ? Loin de là ! Moi, je ne puis quitter Nice parce qu’il n’y a pas de remplaçant – quelle coïncidence ! – Nice s’accroche à moi et Paris fait tout pour que je ne revienne pas. J’écris des lettres. Elles sont mal interprétées. En un mot, Dieu nous a laissé tomber en tentation. Remarquons bien, nous faisons des efforts désespérés, nos efforts tournent contre nous, contre l’œuvre elle-même. Et ceux qui sont chassés de la rue de Sèvres sont certainement, objectivement, les plus sincères serviteurs de l’Orthodoxie occidentale – ils l’attendent depuis dix ans – prêts à tous les sacrifices, jusqu’au bout, hors de cause ! Pourquoi ? La réponse est simple.

L’œuvre que Dieu bénit se trouve dans un pareil état, parce que dès le début, I1 ne nous a pas donné un chef. Dieu a frappé le pasteur et les brebis se sont dispersées. C’est le paradoxe : Dieu bénit mais n’aide point. Si nous trouvons la cause de cette absence de chef, nous aurons la clef de la question, nous verrons ce qu’il faut éviter, ce que nous ne pouvons pas éviter – et alors, il est inutile de lutter – et ce que nous devons obtenir à tout prix.

Il y a deux façons d’avoir un chef légitimement : soit par la tradition, c’est-à-dire sur la demande expresse de Monseigneur Irénée, soutenu par le Métropolite Eleuthère. Tel ne fut pas le cas, la tradition m’a privé.

Soit par un autre chemin : les circonstances, les masses poussent un être à la tête d’un mouvement, la tradition le reconnaît – dans ce cas, le chef devient le « représentative man » de l’époque.

Les autres chemins sont des intrigues vaines et abstraites et n’aboutissent pas.

Pour l’esprit chrétien, les circonstances aveugles et les masses inconscientes sont remplacées par les idées divines ; (le Christ dit nettement : vous devez reconnaître les temps et les périodes), pour nous, les idées divines sur notre époque, sur la France, sur notre œuvre ! Seuls l’homme ou le groupe ayant la connaissance de ces pensées divines et la force de les propager, de les confesser, pourront être le chef voulu de Dieu et les autres le suivront et retrouveront ce qu’ils cherchent inconsciemment.

Mais quelle est cette pensée de Dieu ?

Nous savons qu’Il veut l’Orthodoxie occidentale, qu’Il la bénit, mais quelle est exactement sa mission selon Dieu ? Celui qui y répondra deviendra inévitablement le chef de par la volonté de Dieu et, peu à peu, toutes les brebis de l’Eglise le reconnaîtront. Si quelqu’un veut un chef de Dieu pour l’Orthodoxie occidentale, il doit tout laisser de côté, au nom de la pensée divine sur elle. S’il ne la connaît point, qu’il demande au Seigneur, qu’il cherche, et s’il la connaît, qu’il la propage. L’ordre, l’unité, l’annulation des difficultés dites insurmontables sont étroitement liés à la condition d’un chef qui ne sera autre que la connaissance de l’idée divine ; plus cette connaissance est claire, plus elle est exacte, plus elle est simple, plus l’Orthodoxie occidentale avancera dans sa mission générale. C’est elle qui doit nous enseigner ce que nous devons éviter, c’est à elle surtout qu’il faut nous accrocher.

Ne nous illusionnons pas – on gagne avec l’effort, avec le dépouillement de soi les Idées divines. C’est en montant 40 jours et 40 nuits et en se dégageant lentement des « siens » que Moïse parvint à voir les Lois du Tout-Puissant.

Le Christ garda trente ans le silence et trois ans parla.

Il est nécessaire d’écarter les « parasites » pour que l’idée divine devienne complètement claire. On peut dire que toute la vie de Monseigneur fut un effort égal à celui de Moïse, oui, mais regardons les choses en face, il a amené son troupeau à l’Orthodoxie sans avoir le temps de formuler expérimentalement l’Orthodoxie occidentale ; la question reste encore non résolue. La Providence partage les missions ! Il nous a laissé la liturgie, les pensées, les âmes, l’effort ; nous sommes bien armés, équipés par Lui, nous avons aussi la bénédiction divine mais l’itinéraire n’est pas étudié. Suis-je le chef ? Mes amies, je sais une chose : lorsque je dis « Je ne suis pas capable », Dieu me répond : « Je crée du néant, des pierres je peux faire des enfants d’Abraham » ; quand je veux faire des démarches, le tentateur vient à moi et dit : « Tu es un élu », et cela offense la Sagesse divine, mais quand je dis : « Seigneur, non ma volonté mais que la Tienne se fasse », « la paix qui surpasse toute intelligence » est l’élue de mon cœur, et avec larmes je clame : « Oh ! Orthodoxie occidentale, je suis ton humble serviteur ! » Sommes-nous plus actifs que Dieu qui est Energie pure, Source de vie et Gouffre de sagesse ? Non !

Quelle doit être notre collaboration ? Nous mettre à l’écoute de la volonté du Chef de l’Eglise, notre Seigneur, entrer en nous. S’il réclame douze ans, que sa volonté soit faite ! Car même douze ans ne sont rien vis-à-vis de l’œuvre que nous commençons, mais évitons surtout de marcher à la légère pour ne pas rétrécir ou dépasser notre mission commune.

Quant à nos missions personnelles, que chacun se vérifie et se confesse dans l’humilité et se charge sans se préoccuper de son voisin. Souvenons-nous des paroles du Christ à Pierre : « Que t’importe ? Toi, suis-Moi ». Travaillons pour l’instant dans le cercle qui nous est permis par la charité.

Construisons une petite chapelle dans un garage. Dieu nous vérifie. Soyons fidèles les uns aux autres, prions les uns pour les autres, je veux que vous sachiez que mon cœur est avec vous, que je m’inquiète de tout ce qui vous arrive et que mon plus grand désir est d’être parmi vous, fidèle, ferme, et l’Orthodoxie occidentale naîtra comme un lys très pur et Dieu montrera Sa force dans notre faiblesse.

En cherchant la Parole Divine pour la France, nous serons les plus fidèles serviteurs du Seigneur, ses meilleurs collaborateurs. Nous souffrons pour la France, car l’Eglise est la mère du monde et la mère de la France. Je vous bénis. » (6 décembre 1938)

CHAPITRE XXII
LA VÉRIFICATION

« Mon bien-aimé s’en était allé, il avait disparu. Je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé ; Je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu. Les gardes de la ville qui font la ronde dans la ville m’ont rencontrée ; Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée ;

Ils m’ont enlevé mon voile, les gardes des murs ». Cant. 5, 6-7

« N’abandonnez donc pas votre assurance, à laquelle est attachée une grande rémunération. Car vous avez besoin de patience, afin qu’après avoir accompli la volonté de Dieu, vous obteniez ce qui vous est promis ». Hébr. 10, 35-36

Comment le Père Eugraph trace-t-il cette longue attente d’une année ?

« L’année 1938 s’est passée à faire des projets et à attendre… Pose-t-on la question d’une deuxième paroisse occidentale ? L’objection jaillit naturellement : Oh ! Non, nos frères occidentaux pourraient considérer cela comme une concurrence. Il ne faut pas les indisposer, il faut d’abord leur donner la paix. »

Le retour du P. Eugraph à Paris ? Impossible !

Le Doyen prend des décisions au sujet de la paroisse occidentale, les Russes protestent : « Il irrite nos frères occidentaux ! » Et les Occidentaux écrivent tout bonnement : « Pensez-vous sérieusement que le Métropolite vous ait donné le titre honorifique de Doyen de notre église pour la troubler en poursuivant vos caprices ? »

De plus, le refus de tous les prêtres russes (ils sont cinq) de la rue Petel d’aller desservir Nice. Et enfin le désir de la Confrérie de ne rien entreprendre sans la bénédiction de l’Exarque, car il semble déraisonnable de déranger le Patriarcat (de Moscou) pour une affaire aussi simple et évidente !

Les Niçois eux cherchent à retenir le Père Eugraph par tous les moyens. Quant à ce dernier, il est broyé entre ses supérieurs en contradiction mutuelle. (R. 1947)

L’Orthodoxie est bien anémiée, sinon mortellement malade.

PRÉPARATION DU RETOUR

La Paroisse de l’Ascension a éclaté. Plusieurs fidèles sont partis ; ceux qui sont restés, leurrés par le Père Chambault, ont oublié l’œuvre de Mgr Irénée tout en demeurant attachés à l’évêque défunt ans plus le comprendre. Les « trois femmes » pour lesquelles :’absence du Père Eugraph signifie l’extinction de l’Orthodoxie occidentale, se battent énergiquement. Grâce à l’amitié de W. Lossky, elles obtiennent que les Confrères se joignent à elles et à des amis pour envoyer une pétition au Métropolite Eleuthère en janvier 1939 et lui demander l’ouverture d’une chapelle Saint-Irénée et la fondation d’une seconde paroisse orthodoxe occidentale. Un rayon va percer le brouillard russo-parisien. En effet, il semble que les yeux de l’Evêque s’ouvrent peu à peu, il aime les trois femmes et lit attentivement les lettres de l’exilé, c’est un homme honnête par excellence.

LA CHAPELLE SAINT-IRÉNÉE

Le 13 mars 1939, le Prêtre-Doyen, Michel Belsky, apprend aux femmes que :

« L’Eminentissime Métropolite Eleuthère, en réponse à la demande adressée à lui par les vingt personnes, a communiqué, par l’intermédiaire du Conseil Diocésain, la décision suivante : Vu que le nombre des Orthodoxes parmi les signataires de la dite demande est insuffisant, la fondation d’une nouvelle paroisse, faute des éléments nécessaires, ne peut être permise. Par exception et condescendance paternelle, Son Eminence accorde aux signataires orthodoxes Sa bénédiction pour l’installation d’une chapelle. Une paroisse indépendante de celle de l’Ascension, pourra être fondée près de la nouvelle chapelle plus tard, dès que le nombre de fidèles orthodoxes atteindra quarante à cinquante personnes ».

Le Père Eugraph aurait préféré une autre solution – donner à Saint-Irénée son utilité propre :

« Bien que cette initiative, écrit-il plus tard, appartint à un groupe de Français, elle est encouragée par la Confrérie, mais on se demande alors pour quelle raison a-t-on réclamé une seconde paroisse au lieu d’un centre missionnaire ? L’explication est simple, elle découle du caractère même de l’épiscopat (le Métropolite Eleuthère). Il ne voulait pas comprendre que le problème occidental est un problème de construction dynamique, le front et non l’arrière, même la troupe d’assaut et non les tranchées. Le meilleur exemple dans l’histoire de l’Eglise d’une situation similaire est l’épiscopat de saint Grégoire le Thaumaturge. D’après Eusèbe, lorsque Grégoire fut ordonné évêque de Néo-Césarée, la ville et ses environs ne comptaient que dix-sept Chrétiens ; à sa mort, il ne restait que dix-sept Païens. Il fut sacré pour les Chrétiens futurs et non pour les dix-sept Chrétiens présents. Si l’on ne comprend pas le cas de Grégoire le Thaumaturge, il ne reste plus qu’à faire la croix sur le problème occidental, toute initiative est vaine et sans avenir. » (R. 1947)

Aussitôt que le Père Chambault apprend la nouvelle d’une ouverture de chapelle, il se précipite et avec sollicitude pour les Orthodoxes français se « permet de soumettre respectueusement à la haute bienveillance du Métropolite Eleuthère les sentiments et besoins des soussignés à cet égard ». Il ne demande pas la nomination définitive du Père Eugraph à Nice (la hargne serait trop évidente), mais l’affectation du Père Wladimir Rodionoff (l’actuel Monseigneur Séraphin de Zurich) à Paris, à la place du P. Eugraph. « Il est aimé des Français, précise-t-il, et sera d’un grand secours. »

Les Russes font chorus et « bien que la question d’une nouvelle chapelle ait été déjà résolue par l’Exarque, écrit le Prêtre-Doyen Michel Belsky à la Confrérie, elle lui a été renvoyée pour reconsidération », et il ajoute, indigné par cette mauvaise foi :

« J’ai écrit au P. Eugraph en exigeant catégoriquement qu’il prenne enfin une décision précise et qu’il renvoie au Métropolite un rapport demandant de le faire revenir au travail pour lequel il a été ordonné. Sa soumission aux « canons » est pernicieuse à l’œuvre. Il faut qu’il comprenne enfin que sans lui l’œuvre occidentale ne peut avancer. Faites pression sur lui. »

En réponse à une lettre découragée de Mme Winnaert, regrettant de perdre son calme dans les persécutions continuelles, l’exilé répond :

« Vous écrivez : je suis indignée ! Et Dieu merci, Dieu n’est pas que le Créateur des poissons mais des tigres, des lions et d’autres bêtes ; Il vomit les tièdes. Restez indignée, pleine de passion pour Dieu, pour les hommes ! D’où vient à Paris cette soi-disant « humilité » des lieux de ténèbres, de la vallée de la mort. On veut vous avoir. Tenez bon contre les faux prophètes du christianisme « infaillible » parce que mécanique, sans vie, sans force, sans joie, sans passion. Il est facile de ne pas faire de gaffe dans la vie si l’on est passif ; je hais cela au Nom du Christ et de l’Orthodoxie. Assez ! Le sens de la lettre que je vous ai envoyée est : Ne comptez pas sur moi, ne bâtissez pas sur moi mais uniquement sur la Force de Dieu. Confiance, non certitude. Ne liez pas l’Orthodoxie occidentale avec moi. Elle dépasse. Elle est l’œuvre la plus grande de notre époque. Nous travaillons pour le futur. Vousle savez (voilà ma confiance en vous, c’est ici mon amitié sans limite pour vous), Rome va tomber dans 60, 70 ans. C’est non à moi et à vous, mais au christianisme occidental de recueillir notre œuvre. Telle est notre mission. Créer l’ébauche, planter. N’oubliez pas que les gens qui vous entourent, ne comprennent rien à l’organisation d’une chapelle. Que saint Irénée vous bénisse ! Oui, oui, organisez mais pensez à la France. La chapelle doit être l’incarnation de l’Orthodoxie en France.

Vous trouverez que mon esprit est nuancé [c’est au sujet d’un article envoyé par les Cahiers Saint-Irénée], une illusion ! Je suis votre barbare : E. Kovalevskv. »

L’Orthodoxie occidentale se détériore rapidement à Paris, Les trois femmes sont dans l’errance totale. Elles sentent que la paroisse russe de Nice grandit en proportion de l’échec parisien et enchaîne lentement le Père Eugraph. Monseigneur Winnaert ne sera bientôt plus qu’un souvenir honoré dans la capitale où il a tant prié pour la naissance de l’Eglise du vingtième siècle. L’humilité de l’exilé ne les convainc nullement. Il a été choisi, il a accepté le choix. Il est grand temps d’affirmer efficacement, « d’incarner », selon l’esprit du P. Eugraph lui-même. Elles décident de ne pas faiblir. Elles ne laisseront pas le voile de leur Eglise aux mains des « gardes des murs » (Cant. 5, 76).

Les Confrères ont enfin discerné le danger. Ils envoient à leur confrère-prêtre l’épître suivante :

« Tu es responsable de la réintégration des Occidentaux à l’Orthodoxie. C’est toi qui nous as entraînés. Ce n’est pas seulement que tu as le droit de continuer l’œuvre à laquelle tu travailles depuis dix ans déjà, c’est aussi ton devoir. Si nous avons accepté que tu sois prêtre, ce n’est tout de même pas pour que tu dises des litanies en province pour trois vieilles bonnes femmes russes. Romps tout, viens, organise !» (R. 1947)

Le Confrère Eugraph réplique :

« Sans la bénédiction du Métropolite je ne peux, hélas, abandonner et me nommer de ma propre autorité ». (Il ne parvient pas à se dégager d’une certaine rigueur canonique, ce à quoi Dieu le contraindra maintes fois dans sa vie.)

Paris confrérial se fâche :

« Ta soumission canonique n’est que de l’hypocrisie. Ce n’est pas que tu obéis au Métropolite, mais tu te fais soutien d’intrigues dégoûtantes et fais périr l’œuvre. »

Le Prêtre-Doyen Michel Belsky accentue :

« Je vous somme de venir à Paris en tant que membre de mon clergé et parce que j’ai besoin de vous. Quant au doyen des paroisses russes, il a, suivant l’article 83, l’obligation de trouver lui-même un prêtre appartenant à son clergé pour l’envoyer desservir une paroisse qui dépend de lui. » (R. 1947)

Le même jour, le malheureux prêtre, bousculé de toutes parts, reçoit du Père Athanase qui dirige précisément les paroisses russes, le mot suivant :

« Moralement, vous ne pouvez abandonner Nice. Il faut attendre l’automne pour que tout se tasse. Faites votre salut là-bas. Je crois qu’il vaudrait mieux pour vous d’abandonner les affaires occidentales. » (R. 1947)

Les démons tirent les ficelles. Une fois encore, le Père Eugraph est coincé entre la hiérarchie et l’opinion de la majorité d’une part, et sa mission d’autre part. Comment en sortir ? D’une manière ou d’une autre, il est blessé. Toutefois, il répond au Père Athanase :

« Père bien-aimé, mieux vaudrait être interdit mais sauver l’Orthodoxie qui est ma raison d’être, plutôt que de chercher et trouver mon propre salut en faisant mourir l’œuvre. Vous oubliez les milliers d’âmes qui frappent à la porte de l’Orthodoxie et ne trouvent pas de réponse. Feu Mgr Winnaert frappa à la porte de l’Eglise pendant quatre ans. Et si nous n’avions pensé qu’à notre propre paix et cherché notre salut personnel dans les « Nice » ou ailleurs, il serait mort en dehors de l’Eglise. Pensez-vous aux milliers d’âmes qui sont mortes en dehors de l’Eglise et dont nous sommes responsables ? Cela fait vingt-cinq ans que les Orthodoxes habitent la France, qu’ont-ils fait ? Je ne viendrai pas sans la bénédiction du Métropolite mais je ne puis renoncer à ma responsabilité. »

Et il dit à ses confrères :

« C’est la onzième fois que j’écris [au Métropolite] et toujours sans résultats. Mgr et moi parlons deux langues différentes. Que j’écrive avec le sang de mon cœur ou à la manière d’un bureaucrate, le résultat est le même. » (R. 1947)

Un long et nouveau rapport, une longue et nouvelle lettre du Père Michel Belsky sont envoyés en Lituanie. Le Métropolite consent enfin à ce que l’exilé passe le mois de juillet, un mois seulement, à Paris, parmi les siens.

LE RETOUR A PARIS

Le Père Eugraph dont les scrupules sont brisés par les Confrères et son Doyen, accepte de considérer ce départ comme une rupture définitive.

Mme Winnaert part à Nice pour le soutenir dans cette décision. Elle l’accompagne à la gare. Il se sauve sans avertir ses Niçois, car ils devinent qu’il se passe quelque chose et s’efforceront de le retenir. Il est peiné de ne pouvoir les bénir une dernière fois, mais profondément décidé : il obéit à sa mission, à Irénée, à son Doyen, à ses Confrères, à tout l’élan de sa jeunesse.

Paris l’accueille chaleureusement.

Les Niçois s’estiment avoir été « joués ». Ils dépêchent en Lituanie une pétition avec de nombreuses signatures pour demander qu’on leur laisse le Père Eugraph.

La Confrérie riposte le 20 juillet en se tournant vers le Métropolite Serge (le futur Patriarche de Moscou), faisant usage (dans leur rapport) des droits d’indépendance extra diocésaine (stavropigie) accordés à leur Confrérie. Elle relate objectivement toutes les circonstances, toutes les difficultés, toutes les insuffisances dans ce rapport qu’elle intitule : « Trois ans après le Décret du Patriarcat de Moscou » (R. 1947).

Juillet s’est écoulé. Le Père Eugraph est toujours à Paris. Il prie pour sa « libération ».

Le Père Chambault se dépêche d’agir. Il assaille le Métropolite de lettres, réunit trente signatures et insiste pour obtenir le renvoi du Père Eugraph dans le Midi.

Le vieil Evêque, proche de la mort, écrit presque avec tendresse à prêtre persécuté dont il n’arrive pas à réaliser la situation :

« Il ne s’agit pas de l’absence d’un remplaçant, mais du fait que le clergé de l’Ascension demande avec de plus en plus d’insistance de ne pas vous permettre de revenir aux affaires occidentales françaises et de vous faire remplacer par le Père Séraphin. Que puis-je faire, s’ils sont contre vous là-bas ? A nouveau tous les ennuis se déverseront sur vous. A Nice vous avez réussi, avec l’aide de Dieu, non seulement à maintenir la paroisse restée si longtemps sans prêtre, mais encore à la développer et à attirer des Français. Vos paroissiens de Nice m’écrivent que pendant un an et demi il n’y a pas eu dans la paroisse ombre de désordre. Pourquoi demandez-vous d’aller là où il y a de l’opposition ? Je souffre pour vous. Vous êtes malade. Peut-on avec une santé faible vivre à Paris au milieu d’ennuis et d’intrigues ? Ce serait péché de vous laisser dans une atmosphère où la paix manque. Je vous ai envoyé l’ordre de rentrer à Nice. Acceptez-le pour l’œuvre de l’Eglise et pour votre bien-être personnel. » (R. 1947)

Le Métropolite n’envisage même pas, ou peut-être n’a-t-il jamais envisagé que l’on puisse aller vers l’Occident autrement qu’avec le bagage de l’Orient. Lui désobéir, c’est l’interdiction, lui obéir, c’est désobéir à Dieu, être parjure envers Monseigneur Irénée. Après une douloureuse conversation, en accord avec les trois femmes qui repoussent son interdiction, il se soumet. Le coup est particulièrement dur et semble définitif.

Le 24 août, le Père Michel rentre précipitamment de la campagne où il se repose, afin de s’entretenir avec le Père Eugraph. Lui aussi a reçu une lettre du Métropolite qui insiste pour le retour du Père Eugraph à Nice.

Le 25 août (fête de saint Louis), le Président de la Confrérie qui, lui aussi, se reposait à la campagne, écrit à son remplaçant à Paris, Maxime Kovalevsky :

« Le Père Eugraph doit répondre au Métropolite par un refus catégorique de retourner à Nice, si cela est exigé ; si l’opposition parisienne répond par des menaces, nous répondrons devant le jugement de l’Eglise pour l’œuvre créée par nous. Il faut créer et organiser une nouvelle église, organiser le Comité Saint-Irénée, mettre sur pied un centre théologique, et cela malgré toutes les guerres, au sein de l’Eglise ou dans le monde. » (R. 1947)

CHAPITRE XXIII
SERGE, PÈRE DE L’ORTHODOXIE OCCIDENTALE

« En ce jour-là, le Seigneur protégera les habitants de Jérusalem,

Et le faible parmi eux sera dans ce jour comme David ;

La maison de David sera comme Dieu, comme l’ange du Seigneur devant eux ». Zach. 12, 8

Serge le Grand, pour la deuxième fois dans l’existence de l’adolescente-vieille Eglise orthodoxe occidentale, apparaît comme « l’ange du Seigneur ».

Le 29 août 1939, le Métropolite Eleuthère, soudainement, télégraphie au Père Michel qu’il permet au Père Eugraph de rester à Paris et d’ouvrir la chapelle Saint-Irénée. L’Evêque a reçu du Métropolite Serge une lettre répondant au rapport de la Confrérie. A son retour, il obéit à son supérieur.

Le 25 août, cependant que W. Lossky écrit une lettre enjoignant au Père Eugraph de refuser un retour à Nice, le grand Patriarche (encore locum tenens) écrit à la Confrérie (n° 517, 25 août, fête saint Louis) :

« Le rite occidental qui est admis chez nous, (le rite adopté par le clergé de l’Ascension) doit être considéré comme une première expérience, faite d’une façon plutôt hâtive, et qui, par conséquent, n’exclut nullement ni de nouvelles expériences, ni des rectifications. Il est probable que dans les textes liturgiques et dans le rite il y a modifications qui sont nécessaires. En d’autres termes, la rédaction actuelle du Service Divin Orthodoxe Occidental, textes, rites et coutumes ne peut être considérée ni comme définitivement fixée, ni comme l’unique possible. [Il ouvre la porte au génie liturgique de celui qui sera Mgr Jean de Saint-Denis]. C’est pourquoi, si un groupe quelconque s’adressait à nous pour nous soumettre une version à lui plus parfaite de la Liturgie occidentale, il n’y aurait aucune raison pour nous empêcher de l’accepter. L’usage parallèle de deux rédactions du Service Divin, et en particulier de la Sainte Messe, n’irait pas contre la tradition de l’Eglise.

En effet, dans notre Eglise orientale, à côté de la Liturgie de saint Jean Chrysostome nous nous servons des Liturgies de l’Apôtre Jacques et de saint Basile le Grand. Il faut seulement que cette nouvelle rédaction ne soit pas de quelque manière improvisée mais qu’elle s’en tienne clairement à une authentique tradition de l’Eglise, tradition gallicane pour la France,une autre pour d’autres peuples, sans exclure la tradition romaine, avec des modifications. Tout cela nous amène à cette pensée qu’il serait désirable d’avoir à Paris une église distincte de l’Eglise orthodoxe occidentale actuellement existante. Cette Eglise devrait être appelée « Eglise de mission », ou « de Confrérie », ou encore autrement, mais ce qui importe c’est que, dans une telle Eglise, nous pourrions sans gêner nos frères orthodoxes occidentaux et sans les charger de nouvelles tâches, introduire, lorsque nous le jugerons nécessaire, la liturgie occidentale dans sa nouvelle rédaction et la liturgie orientale en français. Métropolite Serge. » (Traduit du russe – document n° 6 – remis plus tard à l’Archevêque Jean Maximovitch par Mgr Jean de Saint-Denis).

« Les brèves et simples paroles de Sa Béatitude ont sauvé la Mission. » (R. 1947)

Les Confrères respirent.

« La Confrérie, et en particulier la Section Saint-Irénée, sous la présidence du Père E. Kovalevsky prend en mains et sous sa responsabilité le problème de l’Orthodoxie occidentale et tout ce qui peut s’y rapporter – relations avec les mouvements pro-orthodoxes, élaboration des Liturgies occidentales orthodoxes, soins pastoraux à donner aux âmes chrétiennes dispersées et privées de direction, travail canonique, création des églises et centres missionnaires, des écoles, etc. – Il n’appartient qu’au pouvoir épiscopal de décider de l’acceptation à l’Orthodoxie d’un prêtre non orthodoxe, mais la Confrérie étudie la question, fait l’éducation du postulant et présente ses conclusions à l’Evêque qui les accepte ou non. La Confrérie a le droit d’ouvrir des églises missionnaires, mais non des paroisses : la création de ces dernières est décidée par le pouvoir ecclésiastique. La Confrérie travaille sur la Liturgie occidentale, mais son approbation canonique dépend du pouvoir ecclésiastique qui détermine sa portée canonique. » (R. 1947)

Tout a changé, l’hiver chante le printemps.

Au lieu de fonder une seconde paroisse qui semblerait faire concurrence à celle de l’Ascension, le Père Eugraph désire s’occuper d’un « Centre missionnaire Saint-Irénée », et afin :

d’« éviter les malentendus et des interprétations tendancieuses, aider cette première paroisse occidentale, participer à sa vie, la protéger et, là où il s’agit de problèmes occidentaux généraux lui donner des conseils fraternels. Normalement, la paroisse de l’Ascension devrait s’adresser à la Section Irénée pour secours et conseils et, selon l’expression de Mgr Irénée, s’y appuyer avec confiance. » (R. 1947)

Son désir constant de vivre en harmonie avec ceux qui l’attaquent lui fait ajouter :

« Du point de vue canonique, la Section Irénée n’a aucun droit sur la paroisse de l’Ascension mais elle a le devoir de l’aider si cette dernière en exprime le désir. » (R. 1947)

Il ouvre les bras, le clergé de l’Ascension, loin de s’y jeter, se détourne avec colère.

Alors, il écrit :

« Par comparaison avec les possibilités offertes, la réalité fait errer des larmes de pénitence ! » (R. 1947)

Devant la dureté du Père Chambault et de son entourage, exaspérés par son désintéressement auquel ils ne peuvent croire, il se résigne et, le 27 août 1939, déclare à la Préfecture de Police l’ouverture d’une chapelle, cependant que le petit groupe de Paris demande pardon aux Niçois de leur reprendre le Père Eugraph.

Pourra-t-il enfin travailler ? C’est lui-même qui répond à cette question :

« Les voies du Seigneur sont imprévisibles. Dans son discours sur Mgr Irénée de bienheureuse mémoire, le Père Gillet parla d’« Exode ». Malgré la lettre du Métropolite Serge, l’Orthodoxie occidentale ne devait pas encore atteindre la Terre Promise, condamnée à errer dans le désert. Une nouvelle épreuve vint sur elle : la lettre du Métropolite Serge coïncidait avec le début de la guerre, avec la mobilisation générale et toutes ses conséquences. » (R. 1947)

CHAPITRE XXIV
LA GUERRE

« Lorsque tu iras à la guerre contre tes ennemis, et que tu verras des chevaux et des chars, et un peuple plus nombreux que toi, tu ne les craindras point ; car le Seigneur, ton Dieu, qui t’a fait monter du pays d’Egypte, est avec toi ». Deut. 20, 1

LA « DRÔLE DE GUERRE »

Le 3 septembre 1939, le Père Eugraph est immédiatement appelé sous les drapeaux. L’Orthodoxie occidentale endosse un uniforme de pionnier de 2e classe.

Tandis que trois de ses confrères ne parviennent pas à se faire mobiliser, il est sans attendre enrôlé. Le prince Nicolas M. son confrère qui veut s’engager dans la Légion Etrangère est refusé parce qu’ayant des varices, Maxime Kovalevsky, son frère, est jugé trop « léger » – il n’a pas le poids réglementaire – et W. Lossky part durant plusieurs jours à la recherche de son régiment sans parvenir à le trouver : il est vrai qu’à peine engagé, la débâcle commence. Lui, par contre, n’est pas épargné, il n’échappe à aucune expérience au cours de sa vie : révolution, famine, épuisement, captivité, jugements.

Le mardi 5 septembre, il célèbre sa dernière liturgie, en civil, devant le masque de Mgr Irénée, puis, il s’en va.

Sa première carte est du 8 septembre : « Mes pensées sont avec vous, avec la France. Que Dieu nous protège ! » Il est au 401e régiment de Pionniers, 2e Compagnie.

Il continue la liturgie de sa vie : pionnier avec le peuple de France, dans une situation de deuxième classe. Il demande à être versé au service sanitaire. On ne lui répond pas. Il décide alors de ne jamais tuer.

Le 23 septembre, sur une deuxième carte, il trace hâtivement :

« Le concile de 1872 a condamné l’ethnophylétisme c’est-à-dire la soumission et le mélange de l’Eglise avec l’esprit ethnique, racial, politique ; il a proclamé deux plans différents : Eglise-Nation du Christ, et le monde ».

C’est le développement de la formule Dieu-César.

Dimanche, j’ai dit la Liturgie dans une ferme, assisté de quelques soldats. Beaucoup d’entre eux désirent venir (si la guerre se termine un jour) à Paris pour assister à nos services. » Le missionnaire en lui ne se relâche pas un instant. Et le 10 octobre :

« J’ai la possibilité et la joie de dire chaque jour la messe à 5h30, dans une chapelle provisoire. Un soldat, le caporal Poitrain me sert de lecteur. Le dimanche, il y a une petite assistance. Je me suis très habitué à mes camarades. En général, je suis optimiste 89 %, je vois la gloire spirituelle pour la France.

Je suis sans le sou voilà une semaine. Ayez pitié des pauvres soldats ! »

Sa popularité parmi les soldats commence. Son caporal cire ses souliers, range ses affaires. Ils l’entourent. Ainsi que quelqu’un dira de lui : Il est tellement extraordinaire qu’il aurait pu n’être qu’un rêve, et pourtant il était réel, réel.

Il entre en rapport intime avec ses collègues et en brosse les portraits :

« Quelques détails sur ma vie : nous changeons assez souvent de patelin et pourtant jusqu’à aujourd’hui Dieu me gâte. J’ai mon coin avec ma chapelle provisoire. Le soir, après le boulot, je passe souvent dans les cercles des soldats catholiques. Je rencontre des prêtres et des Pères, militaires comme moi. Ils s’étonnent de ma position : orthodoxe occidental. La messe occidentale fait sensation. Nous somme amis et notre conversation est pleine de finesse et de conversation théologique. Je riposte avec succès. » (30 octobre 1939).

« L’abbé Michel : littéraire, fragile de santé, esprit un peu confus, l’âme en argent, un peu étudiant romantique, aime la musique – Bach, les valses, veut voir le christianisme en rose, joyeux et total. Comme tous les infirmes, sourit aux rayons du soleil.

Le Curé de M. (près de Le Cateau) : bon gros vieillard, chante les vêpres de toute son âme et à pleine voix. Il tonne. Une trompette céleste ! Mange bien, aime beaucoup, reçoit à bras ouverts, était maire durant 25 ans.

Le Doyen de Le Cateau : fin, sec, à la page (ancien professeur de petit séminaire), bénédictinisant-protestantisant, sobre, froid, respecté, beaucoup d’expérience et plus de politesse que de chaleur, de la « meilleure tradition », un peu ennuyeux.

L’abbé Avrin, professeur de théologie, un homme de grande culture catholique, un saint. Comme il convient, l’administration l’a fourré dans un hôpital et son doctorat attend depuis 25 ans ». (novembre 1939)

Son talent d’écrivain passe du plan théologique au plan pastoral ; il écoute, fortifie.

Il écrit à l’abbé Michel :

« Cher abbé-ami, vous avez 100 % raison. On peut être un bon Chrétien sans chemin douloureux de la Croix. Christ est mort non pour nous inviter à souffrir et à mourir mais pour que par Sa croix nous ayons la vie. Jésus-Christ Se planta au milieu de la terre comme Arbre de Vie. Il est devenu le Fruit immortel, la Source vivifiante. La Croix plantée : le paradis réinstallé sur terre et comme dit Jérémie : « Venez tous, goûtez gratuitement à la Source Immortelle », et la Sagesse clame : « Venez, tous ceux qui cherchez la sagesse et mangez Mon pain que j’ai brisé pour vous » et Paul confesse qu’il est toujours dans la joie, la paix et l’amour, et Jean proclame que les ténèbres sont passées et que nous sommes dans la Lumière, mais cette joie, cette paix, cette lumière vont à celui qui accepte totalement d’être chrétien, renonce au demi-christianisme. »

Deux leitmotive parcourent ses lettres :

« Ah ! Comme je suis fatigué ! Je voulais tant vous écrire sur l’Orthodoxie, sur la vie spirituelle, sur les miracles que Dieu m’a envoyés et je me sens malheureusement incapable, si fatigué ! Priez pour qu’Il facilite mon chemin – je suis incapable de prier pour moi-même. Priez pour qu’Il nous juge non selon sa justice mais selon sa grande pitié ! » (4 novembre).

Il lutte, d’une part, contre un profond épuisement qui ne desserrera jamais son emprise et, d’autre part, répète dans chaque lettre son désir permanent de savoir ce qui se passe au sujet de l’Orthodoxie occidentale.

« Je me sens très faible et très mal. Que Dieu soit miséricordieux et donne à son serviteur un peu de repos !

Ah ! Comme je voudrais être à Paris afin de pousser les choses, travailler avec vous tous, pour voir des résultats plus vite. J’ai l’ambition que l’on peut surmonter beaucoup de difficultés, mais il faudrait tout connaître en détail, même être là.

Je me sens usé, usé et je me demande si je pourrai tenir jusqu’au bout… »

L’AUMONERIE ORTHODOXE

Sur la demande du Père Eugraph, ses confrères, les trois femmes et ses amis de Paris, dirigés par le prince géorgien Ilamaz Dadechlcéliani, décident d’obtenir un Aumônier pour les Orthodoxes dans les Armées françaises. Afin d’éviter les dissensions entre Russes, Ukrainiens, Yougoslaves, appartenant à différentes juridictions, ils portent leur choix sur le Recteur de l’église grecque de Paris. l’Archimandrite Parthenios Polakis, un pieux théologien. Ils avertissent l’Exarque du Patriarcat de Constantinople, Mgr Germanos, Métropolite de Thyatire : « …Nous sollicitons Votre Grâce de prier le Très Révérend Père Archimandrite Parthenios Polakis de réunir autour de lui et de présider toutes les activités en vue de la réalisation du but ci-dessus énoncé » (1er octobre 1939).

Le 4 octobre, une personnalité amie leur répond :

« Plusieurs démarches ont été formulées rue Saint Dominique concernant l’affaire qui vous intéresse. Ainsi, ce que je craignais le plus s’est manifesté d’une façon éclatante : manque de cohésion de nos amis russes qui ont fait preuve d’un égoïsme impardonnable. On considère au Ministère que l’affaire doit être centrée entre les mains d’un seul homme. Je vous demande d’arrêter toute nouvelle démarche. Il faut se mettre à la place du service intéressé qui reçoit de droite et de gauche des demandes émanant de personnes privées n’ayant aucun titre à les formuler. »

Les amis du Père Eugraph espèrent, par la nomination d’un Grec, étranger aux querelles slaves, rattraper quand même l’aumônerie. Les représentants des différentes juridictions sont donc convoqués le 25 octobre 1939, à l’église grecque Saint-Etienne, 7, rue Georges-Bizet, à Paris.

Ils viennent tous : Grecs, Russes du Patriarcat de Moscou, de l’Exarchat russe de Constantinople, Ukrainiens, Roumains, Yougoslaves, Géorgiens.

Après les exposés de l’Archimandrite Parthenios et de la- secrétaire (Mme Winnaert), l’Archimandrite demande au secrétaire de la Chancellerie du Métropolite Euloge, Monsieur Ametistov, s’il a des questions à poser ? Tous semblent d’accord… et tout se gâte.

M. Ametistov, désireux que le Métropolite Euloge soit le Chef de l’Aumônerie orthodoxe, déclare que l’entente doit se réaliser entre évêques. Il sait que l’on ne peut joindre ni le Métropolite Eleuthère ni l’évêque polonais et qu’il faudra alors, en conséquence, élire le Métropolite Euloge. Les Russes du Patriarcat de Moscou, bien entendu, refusent. Le prince Ilamaz essaie de faire signer le procès-verbal qu’il a préparé. Les participants acceptent le procès-verbal et comme aumônier l’Archimandrite Polakis ; M. Ametistov, au nom de l’Exarchat, refuse.

L’Archimandrite Polakis se lève brusquement et élevant la voix, articule : « Je vois un abîme, nous sommes tous des Orthodoxes, et, par conséquent, tous responsables devant Dieu. Nous sommes en désaccord et c’est pour moi une grande peine ! ». Plusieurs protestent : « Nous sommes tous d’accord, sauf un ! ». Mais l’Archimandrite déclare : « La séance est levée ».

On se retire en silence, la guerre de 1939 ne verra pas d’aumônier orthodoxe, sauf… Les événements parleront plus tard.

Indigné par l’échec de cette réunion ecclésiale, le Père Eugraph écrit :

« Une chose est nette : je vois que grâce à moi vous avez un dur boulot, je crains un peu que vous ne fléchissiez et je me demande : tous ces gens venus d’Orient, tous ces Slaves flous comme le ciel d’aujourd’hui, tous ces évêques, ces archimandrites, ces intrigants chrétiens, frères et confrères et, au milieu, vous, fortes dans votre faiblesse, quiluttez, n’est-ce pas une vision du Moyen Age. Que puis-je faire pour vous ! Vous dire que je vous bénis, que Dieu vous aide, que la Vierge vous aide dans l’assemblée céleste, que vous montrez à tous que le salut sera par l’Orthodoxie occidentale, que le Royaume se prend avec violence… »

Cependant que la nécessité d’un aumônier orthodoxe se manifeste de plus en plus nécessaire parmi ces soldats orthodoxes quise battent pour la France, les représentants des juridictions russes continuent à se quereller à l’arrière et les autorités militaires répondent avec ironie : « Mettez-vous d’abord d’accord ».

Alors, le pionnier de deuxième classe, éclate :

« Ils sont ignobles ! Ces parasites, – des punaises d’Eglise – cette race infidèle et hypocrite.

Relisez l’Introït romain : « Rends-moi justice, ô mon Dieu, soutiens ma cause contre les actions infidèles, sépare-moi de l’homme injuste et trompeur ».

Lorsque tout est fait, on nous rejette comme une poussière… mais marchons selon le Christ. Si cela est nécessaire laissez la place, car Dieu nous défendra quand le calice sera plein, Il nous récompensera. Qu’ils prennent ce qui ne leur appartient pas, qu’ils volent ! Au milieu des jours, Dieu verra les souffrances qu’ils nous ont infligées et Il soutiendra le cœur brisé et Il sera notre Dieu. Soyons royaux dans nos gestes. Le soleil brille sur les méchants et sur les bons. S’il faut que vous vous effaciez, faites-le. Je vous bénis et suis près de vous plus que jamais. Mais ce qui m’indigne le plus, c’est la vanité parmi les enfants des hommes. Sèvres (paroisse de l’Ascension) veut dominer, je ris avec les Anges ; Daru (exarchat russe de Constantinople) veut dominer, comme si nous étions les enfants du monde et non de la Lumière. Singes du romanisme ! Dieu m’est témoin, je suis père de l’Orthodoxie occidentale, eux des administrateurs. Si je n’étais pas père, je ne serais pas persécuté et n’aurais point cette souffrance dans le cœur. Eux, ils intriguent (je leur donne l’intelligence et toutes les vertus du monde céleste et terrestre) mais moi, j’ai dans mon cœur percé d’amour, l’inquiétude, le désir, le cœur brisé pour leur bien et non pour le mien. Que le Père céleste leur ouvre les yeux sinon au dernier jour j’apporterai mon cœur blessé aux pieds de Celui qui voit tout et qui a donné Son Fils pour nous, et vous tous qui êtes avec moi, vous avez aussi cette grâce de souffrir pour l’Eglise, et avec nous Monseigneur Irénée. Luttons avec courage » (15 nov. 1939).

PARMI LES SOLDATS

Pendant que les ecclésiastiques ne désarment pas, lui, coupe du bois, décharge des wagons de briques, prend son tour de garde dans la forêt glaciale où, pour combattre la torpeur envahissante du froid, il imagine un paysage printanier et doux en chantant les louanges du Créateur et réussit à se réchauffer. Enfin, il demande que l’on envoie une supplique au Métropolite Eleuthère pour son retour à Paris ; la guerre passe, l’Eglise demeure.

L’Avent de cette première année de guerre est presque achevé :

« grand, tragique, troublant. Noël s’avance et sans un centre de prière, sans cette lampe allumée perdurablement devant l’autel, sans une église Saint-Irénée, c’est une vie, écrit le Père Eugraph, de romanichels spirituels. Que Dieu nous donne un centre, un temple, cette lampe éternelle sans retard. Je veux ma douce et belle Trinité ! Certes, quand notre Dieu est venu dans le monde Sa mère ne pouvait trouver une chambre pour accoucher et le vieux Joseph inquiet, traversant les rues de Bethléem (le voyez-vous), frappant, faisant un bruit sec avec son bâton de voyage ; comme ses genoux sont fatigués, ils ont déjà parcouru une longue route, il n’est pas jeune… et Marie, une enfant de 15 ans, fragile et Mère du Sauveur ; l’heure est venue, la plus solennelle de toute l’histoire de l’humanité. Dieu S’incarne. Le Seigneur vient vers les hommes, Christ doit naître et tout était prévu, préparé par les prophètes ; les anges sont descendus pour annoncer la nouvelle. L’Esprit a touché la Vierge. Non, non, c’est impossible, inimaginable, c’est une erreur, on ne peut admettre… et les Mages qui sont en route… il n’y a pas de place, une petite chambre pour l’arrivée de Dieu-homme. Oh ! Combien Joseph est fatigué de frapper aux portes, comme le bruit de son bâton est sec dans la nuit, et ses genoux plient, et pourtant c’est vrai – c’est trop vrai. Seigneur, je Te prie, oublie que le monde n’a pas trouvé de place pour Toi, pardonne et donne-nous une église, vite, où la lampe à huile brûlera et où les gens chercheront la paix dans leur fatigue et le rayon de Ta grâce infinie ».

2 décembre 1939 : « L’article de X…, sauf son style traînant et « coton » est très véridique. Romanisme et protestantisme : une famille. L’Orthodoxie occidentale doit toujours être catholique-évangélique, car là est (dans l’union des deux) l’Orthodoxie occidentale, base de l’union. »

Et voici pour terminer l’année 1939 ce que le prêtre-pionnier pense de l’armée :

« Je ne dirai pas que je vois l’Eglise comme une « Caserne universelle », mais il y a pas mal de choses à apprendre dans la vie militaire – moralement. Fraternité simple et authentique, et non « mes chers frères et sœurs » avant la quête. Collectivité, solidarité et non la bousculade vers son propre salut. Absence d’hypocrisie. Ce sont quelques éléments et l’on pourrait en ajouter encore. Prions pour la paix, mais aussi afin que ces précieux éléments de l’esprit de l’armée s’infiltrent dans les paroisses et chez les hommes d’Eglise. »

Il est très malade et l’on craint la septicémie. Il raconte alors plaisamment :

« Ne vous inquiétez pas, une bagatelle et les souffrances (un grand mot, des bobos surtout dans le passé). Pendant un mois j’ai souffert un peu, mais comme je suis un mauvais soldat il me semblait souffrir beaucoup [la mort était toute proche, nous le sûmes après]. Cela ne m’a pas empêché de dire la messe de minuit, ni de faire les gardes, ni de soutenir les copains. La fatigue est une chose plus grave, elle coupe l’appétit de lutter. Ce que j’ai eu ? Rien de plus simple. Nous dégagions quelque part en France un champ épineux de plantes ; les épines nous attaquaient et restaient dans la peau. L’une d’elles eut la folle idée de s’installer dans mon pouce gauche, profondément. Suite : les douleurs, le pus, les opérations à l’aide d’un rasoir (un instrument moderne de chirurgie). Voilà. On m’a envoyé à l’hôpital.

Vous avez raison, la vie personnelle s’efface à l’approche de Dieu, mais elle reste quand même. »

Une des caractéristiques du futur Jean de Saint-Denis est de ne pouvoir vitalement supporter la mésentente et la trahison qui le guetteront hélas à chaque carrefour de sa vie ecclésiastique. Il nous racontera tristement : « Il m’est arrivé parfois de penser de mon interlocuteur : Combien je l’aime, le Christ est en lui ! de le regarder avec cette pensée et souvent l’homme ou la femme me disait avec agacement : « Pourquoi vous moquez-vous de moi ? ». Je ne sais pas me faire comprendre. Cela ne m’est jamais arrivé avec mes soldats. »

A l’hôpital militaire de Maubeuge, on craint pour sa vie. Il pense à l’Eglise.

« Voulez-vous que je sois franc ? Je souffre beaucoup de la séparation avec Sèvres [la chapelle de l’Ascension est rue de Sèvres]. Seigneur, aie pitié de moi, pauvre pécheur, je souffre très profondément. Si je pouvais mettre tout leur mécontentement dans mon sac militaire et le porter des heures et des heures, afin qu’ils s’unissent, s’embrassent, les prêtres, les organisations, les femmes. Que le Nom de Jésus et Sa Croix invisible chassent Satan et toute sa pompe ! Magnificat.

Vous vous révoltez parce que vous avez une conception (encore !) romantique de l’Eglise-société, socialo-idéaliste. Combattez en vous cette erreur, car nous devons la combattre chez les autres. Il existe deux erreurs en France : le pessimisme de la Réforme et du romanisme du Concile de Trente : nature corrompue, ténèbres, etla réaction de la Renaissance jusqu’au XXe siècle, caractérisée, selon la définition d’Ernest Seillière « par sa psychologie, très exagérément optimiste de la nature humaine » : Rousseau, puis le XIXe siècle, le libéralisme. L’Orthodoxie nie et la première et la seconde. La première, séparant Dieu de l’homme, Le fait trop transcendant, la seconde déifie à thèse l’homme, le blanchit. Le Vrai est que l’homme, de nature souvent noir, bien noir, cache pourtant dans ses ténèbres la lumière divine quand même ; à travers la poussière, on arrive à percevoir le chef-d’œuvre éternel ! Tel l’équilibre de l’Orthodoxie, telle sa force. »

Tandis qu’il expulse son épine à Maubeuge, à Paris le Père Michel Belsky, accusé de baptiser des Juifs, est emprisonné à Romainville. Le chétif décanat orthodoxe occidental disparaît. Il n’y a plus qu’un seul décanat russe et le Père Chambault, devenu moine Denis, en est le vice-doyen.

Que signifie ce changement ?

« Le pouvoir ecclésiastique ne possède plus d’organe, parfait ou imparfait, pouvant s’occuper des affaires occidentales. Il s’est privé d’un instrument pratique pour vaincre les désordres de la vie ecclésiastique de l’émigration, c’est-à-dire une direction locale de la vie ecclésiastique. Par contre, même la question française fait partie maintenant des problèmes des émigrés. Pratiquement, les affaires occidentales restent sans surveillance. La paroisse de l’Ascension et, en particulier, le Père Chambault, sont revêtus d’une autorité disproportionnée. » (R. 1947)

Les soldats sont très fortement attachés à leur pionnier orthodoxe ; les prêtres catholiques sont de bons camarades, mais les officiers n’apprécient pas ce soldat de deuxième classe dont le caporal porte les affaires et dont la simplicité un peu trop aristocratique semble les humilier, sans parler de ses silences qu’ils comprennent…

Un matin, dans l’aurore mouillée, déjà très malade, il dépose sa chapelle portative dans le camion qui suit la compagnie en sa longue marche ; l’officier le voit, il lui donne brutalement l’ordre de la reprendre et de la porter « puisqu’il y tient ». Alors, le Père distingue en la brumeuse lumière plusieurs soldats qui, ayant ramassé des pierres, s’apprêtent à les jeter ensemble sur l’officier ; il a juste le temps de leur ordonner : « Laissez tomber ! » et le scandale est évité.

CHAPITRE XXV
LA DÉBÂCLE

« Voici, je vous écraserai,

Comme foule la terre un chariot chargé de gerbes.

Celui qui est agile ne pourra fuir,

Celui qui a de la force ne pourra s’en servir. Et l’homme vaillant ne sauvera pas sa vie, Celui qui manie l’arc ne résistera pas, Et le cavalier ne sauvera pas sa vie. Le plus courageux des guerriers S’enfuira dans ce jour-là, dit le Seigneur ». Amos 2, 14-16

COMITÉ SAINT-IRÉNÉE

Début janvier, répondant au stupide décanat et pour colmater – selon le terme guerrier à la mode – l’échec de l’aumônerie, les amis du Père Eugraph fondent le « Comité Saint-Irénée » dont le but est : « l’assistance spirituelle, morale et matérielle en période hostilités, plus particulièrement destinée aux militaires » (Journal Officiel 1940). Le Comité reprend comme membres d’honneur « MM. les Recteurs des Eglises principales de toutes les communautés orthodoxes existant en France ».

Le 13 janvier, l’ami W. Lossky écrit à son ami malade :

« L’affaire des aumôniers est presque réglée, grâce à l’activité de Nicolas et la colère d’Ilamaz (le prince géorgien Dadechkéliani) qui prit Ametistov par les épaules et le secoua en rugissant : Voulez-vous enfin marcher avec nous, oui ou non ? Mais tout cela n’est que de petits à-côtés, assez ennuyeux, quoique nécessaires. Il faut travailler pour la grande cause de l’Orthodoxie et ne point se disperser dans ces activités qui n’ont guère plus de valeur que les châteaux de sable, si on n’a pas en vue le but principal, la mission de l’Orthodoxie en Occident. Et là, aucun obstacle extérieur ne pourra être nuisible. Nous faisons la guerre temporelle, comme fils de la France, guerre qui finira tôt ou tard, mais nous devons faire aussi et avant tout une guerre spirituelle contre l’esprit d’erreur, père de toute hérésie, guerre qui ne finira qu’avec l’histoire, le jour du jugement dernier. »

Mais il est déjà trop tard, la débâcle se dessine, l’aumônerie orthodoxe n’est pas organisée et ne l’est pas jusqu’à nos jours.

Enfin, le Père Eugraph, étant donné sa grave maladie, obtient une permission et fête dans l’allégresse « La Sainte Rencontre », cet émouvant anniversaire de l’Orthodoxie occidentale, avec les siens.

Il apprend la mort de l’Archevêque Théophane de Poltava, celui qui avait prédit avant son départ de Russie : « Tu rechercheras le port tranquille, mais Dieu te jettera dans la mêlée politique ecclésiastique. Ton martyre sera de souffrir toute ta vie pour la Vérité, non par les gens du dehors mais par les gens de l’Eglise. »

Le 21 février, il part pour le front, mais avant il définit le but de « L’œuvre de Saint-Irénée » d’où naîtra quelques années après l’Eglise Catholique Orthodoxe de France.

L’ŒUVRE SAINT-IRÉNÉE

« L’œuvre de Saint-Irénée a pour but d’étudier les richesses et la sainteté chrétiennes de la France catholique, de les démontrer à ses coreligionnaires et d’informer les Occidentaux sur l’Orthodoxie.

Ce n’est pas une œuvre de prosélytisme, elle vise le rapprochement du monde catholique romain et du monde orthodoxe.

L’Eglise de Rome travaille depuis des siècles la question du rapprochement de l’Orthodoxie et du Catholicisme romain. Toute une politique de Pontifes est dirigée vers la protection de cette belle cause. Les rites orientaux sont admis, étudiés, propagés.

Du côté orthodoxe, à la rencontre de Rome, peu de chose fut fait jusqu’à présent. L’œuvre de Saint-Irénée est appelée à combler ce vide selon ses possibilités.

Elle pense que l’étude de la sainteté de l’Eglise de Rome et surtout du pays de la Vierge – la France – peut ouvrir le cœur des Orthodoxes à l’amour du catholicisme occidental ; de plus, son information objective de l’Orthodoxie facilitera le rapprochement. Il est évident que si l’œuvre de Rome sur le rapprochement est très large sur le plan culturel, elle est stricte sur le plan dogmatique ; on peut dire la même chose de l’œuvre Saint-Irénée.

Sur le plan dogmatique elle reste, sans équivoque, orthodoxe, mais sur le plan humain son but est de lever les barrières.

La Hiérarchie orthodoxe bénit notre œuvre pour avoir une chapelle Saint-Irénée dans laquelle les traditions de la France, pays aimé de la Vierge, doivent être soulignées par le culte des Saints, par les rites et par les prières spéciales pour l’union de l’Occident et de l’Orient ; avoir un cercle d’études orthodoxes et créer un centre de renseignements.

Nous tenons beaucoup au local de la rue Saint-Louis en l’Isle [local qui a enfin été trouvé] parce que le voisinage de la grande sainte Geneviève et le nom de saint Louis nous mettent en contact avec les meilleures pages du passé de la France, parce que le sang de Mgr Affre l’a béni, c’est un gage que l’œuvre portera des fruits de bien, parce que la tranquillité est nécessaire à la prière et à l’œuvre de Saint-Irénée » (Mémorandum pour l’œuvre de Saint-Irénée).

LE BULLETIN SAINT-IRÉNÉE

En même temps que la création du Comité et de son Œuvre, il organise le Bulletin Saint-Irénée pour les soldats. L’Archimandrite Polakis écrit un article : « Foi » et le Père Eugraph : « Lettre d’un prêtre mobilisé ». « Il est évident que pour chaque combattant l’unique attitude qu’il puisse avoir vis-à-vis de ses camarades est la charité illimitée envers les croyances religieuses des autres, la tolérance pour toutes les opinions, la « camaraderie ». Cet état d’âme est jalousement gardé par tous ; il fait la force de l’armée, rend la vie plus facile, je dirais, plus riche spirituellement. L’armée n’est pas un lieu de propagande, même religieuse ; l’armée connaît seulement l’entraide, les « coups de mains » et rien d’autre. »

Mais les Allemands se dessinent à l’horizon et le Bulletin ne fut jamais imprimé.

LE FRONT

Il est sur le front. Il gèle. Il a froid. Il en conclut :

« Ecoutons la vie. Ecoutons ce qui nous entoure, cet évangile de vie à travers lequel Dieu parle à tous sans cesse et par des paroles simples. Notre œuvre est l’œuvre de Dieu par excellence et nous, nous sommes de mauvais serviteurs, de très mauvais serviteurs et servantes. Laissons faire Dieu. Soyons des vagues portées par le vent divin, des nuages poussés par le souffle du Saint-Esprit. Les cordes trop tendues ont un son trop aigu.

Votre briquet fonctionne admirablement et fait sensation. En train, direction armée. »

On l’appelle « papa du régiment ». Il parle à ses soldats qui l’écoutent et raconte à ses amis comment cela est advenu :

« Ils m’entraînent au café ; la conversation tourne d’abord autour de la politique actuelle, des problèmes sociaux. Julien attaque le premier : nous voudrions te demander une chose, si ça ne t’embête pas ?

– Quoi ?

– Quelle est la différence entre la religion orthodoxe, la catholique et la protestante ?

– La différence est telle qu’il semble qu’il n’y en ait pas : quête, sacrements, Sainte Vierge, médailles, etc. mais l’intérieur est bien différent, c’est comme si il y avait deux boîtes semblables extérieurement, dont une serait pleine de tabac, l’autre d’argent ; l’une de caramels, l’autre de chocolats ; le contenu est autre. Prenons la morale (j’insiste beaucoup sur ce point, il cache en lui tous les dogmes essentiels de l’Eglise). La morale orthodoxe est la morale du cœur plus que de la conduite. Le Christ n’a pas dit : les gens de conduite pure, de dossier vierge, verront Dieu, mais les purs de cœur »…

Ont-ils compris ? Pas tout à fait. Le romano-protestantisme a trop déformé l’esprit pur de l’Evangile. Ils n’ont pas osé comprendre nettement. Trop nouveau, trop beau ! Si la question de la morale les a beaucoup étonnés, comme s’ils n’osaient pas y croire, une autre question que nous avons abordée était celle de l’Eglise. Ainsi que cela m’est déjà souvent arrivé, l’ecclésiologie orthodoxe (ainsi est notre époque) est acclamée, comprise et approuvée par tous mes écouteurs. En général, on pose la question : et le Pape, le reconnaissez-vous ?

Cette question est si souvent posée qu’elle devient presque une nécessité urgente, elle est doublement curieuse : d’une part elle montre la déformation du romanisme qui a sublimé toute la difficulté dans l’unique question : et le Pape ?

Si on dit : non, le catholique romain pratiquant vous met immédiatement à l’index ou dans l’opposition. Le contenu de la religion ne l’intéresse pas. On a tué le jugement personnel dans l’Eglise.

– Si l’on dit : oui, on est un des éléments du Romanisme, tout va bien, même si l’on exprime des idées opposées aux idées habituelles. Les opposés, les libéraux, les « réservistes » (catholiques avec réserve), sont-ils avec vous, autour de vous, comme des mouches sur l’assiette à confiture au nom de la vérité ? Oh ! Non, ils sont contre Rome comme si la valeur de la religion pouvait être jugée par la forme d’organisation d’une société.

D’autre part, cette question nous oblige à donner une réponse telle, que le demandeur, l’intéressé, soit obligé de poursuivre sa demande ; elle nous oblige à une réponse inattendue, plaçant l’interlocuteur dans la position d’être attaqué – comparez avec la méthode de notre Seigneur, les Pharisiens, César par ex. Souvent, Je réagis de la manière suivante : et vous, reconnaissez-vous le Pape ? Je réponds

– Votre question est toujours inexplicable pour un Orthodoxe. Si vous me questionnez sur ma religion, c’est pour vous renseigner ? J’étais, admettons au cinéma ; j’ai vu un film que vous n’avez pas vu, vous voulez connaître mon opinion, par politesse ou intérêt. Me demanderez-vous combien de places y a-t-il dans ce cinéma ? Ou : qui est le directeur du cinéma ? Ou : qui est le metteur en scène ? Vous me demanderez : le film est-il bon ? Je vous répondrai : très embêtant, ou : il faut aller le voir. Vous n’êtes pas un canoniste, ni un organisateur de l’Eglise de Rome. Si vous vous renseignez sur la Religion, demandez avant tout : quelle est votre conception de la vie ? Selon vous, pourquoi l’homme existe-t-il sur la terre ? Que pensez-vous de Dieu, de notre salut ? N’y a-t-il pas de différences sur ces questions ? Et votre attitude est-elle la même que celle des Romains ?

Ou je réponds :

– L’Eglise orthodoxe s’oppose toujours à l’esprit totalitaire et défend l’esprit conciliaire, démocratique ; pour elle, la centralisation dans l’Eglise est un danger pour la liberté de ses membres. On dit souvent : quel est votre Chef visible ? Je réponds :

– Faites mon âme visible et je vous répondrai qui est notre Chef visible. Si le Christ avait voulu avoir un Chef visible, Il ne serait pas monté vers Son Père, mais Il serait resté sur la terre. Il est invisible comme Chef, mais présent et visible en Ses membres. »

ÉCLAIR PASCAL

Le Père Eugraph parvient à passer quelques heures à Paris avant la débâcle. C’est la veille des Rameaux, la résurrection de Lazare. Il rencontre son ami Georges et Mère Séraphine :

« Le petit bistro de Billancourt était vide en cette heure matinale.

Avec impatience et joie nous attendions notre grand ami, le Père Eugraph Kovalevsky avec lequel nous avions pris rendez-vous, avant son retour comme soldat de l’armée française.

En l’attendant, nous parlions de cet homme extraordinaire. Georges qui le connaissait depuis sa jeunesse me disait : je l’ai toujours admiré. Son intelligence géniale, sa bonté légendaire, toute sa personnalité est exceptionnelle.

Soudain, les portes s’ouvrent brusquement et le Père entre. Il est en uniforme militaire, un énorme sac au dos, sur ses épaules frêles. Du milieu de ce sac sort joyeusement une brillante cuillère de bois, ornée de dessins aux couleurs très vives, cuillère dont se servaient les paysans russes pour manger le potage.

Le contraste entre l’uniforme de soldat, l’éclat insolite de la cuillère et ce visage pâle, ascétique et noble du Père est frappant !

Nous commandons au garçon trois cafés au lait. Le Père adresse quelques paroles gentilles et amusantes au garçon. Eclats de rire ! Ce rire inattendu dans l’atmosphère lourde de la guerre.

Nous buvons notre café, nous parlons de ceci et de cela. Tout à coup, le Père se lève brusquement. Son visage change, devient beau comme celui d’un Ange.

Et… oh ! Notre stupeur ! Il se met à ouvrir toutes les fenêtres du bistro, tous les placards, toutes les portes, en disant, ou plutôt en criant :

« Mais aujourd’hui, c’est le Samedi des Rameaux ! C’est la Résurrection de Lazare, aujourd’hui !

C’est la Résurrection !

Résurrection ! Résurrection !

Il faut tout ouvrir, tout ! Que la lumière de la Résurrection saisisse tout par Sa puissance ! »

Ce n’est plus un soldat de l’armée de France, c’est un prophète. Il est grand, immense, il a des ailes énormes. Et ce n’est plus un café pauvre et médiocre, c’est une cathédrale où le Grand Prêtre de Dieu a une vision cosmique.

Le garçon de café est là, tout ahuri… stupéfait. Son regard est collé au visage du Père.

Nous descendons du ciel sur terre pour payer le garçon.

Le Père nous embrasse, nous bénit et s’en va, léger et rapide. » (Récit de Mère Séraphine)

UN DÉNOUEMENT

Le 13 mai 1940, il écrit :

« Je pense à vous tous. Remettez ma bénédiction à tous les fidèles et amis. Que Dieu nous protège. Votre fidèle pasteur. »

Le caporal Poitrain, filleul de guerre de Mme Winnaert, lui annonce la mort du « Petit Père ». Des camarades l’ont vu tomber, atteint aux jambes ; leur régiment s’est retiré à Evreux et il n’y a que quatre survivants.

En réalité, le Père Eugraph a été affecté à la R.R. (régularisation routière), il est devenu le « pope-flic », ainsi que l’appellent ses camarades.

La débâcle est commencée. Il voit avec rage des officiers s’enfuir en auto du côté opposé au front. Il les arrête, les contraint à retourner, mais bientôt il est débordé.

Au bout de plusieurs heures, assommé de fatigue, il s’endort au bord de la route. Il est éveillé par les Allemands qui l’emmènent prisonnier.

CHAPITRE XXVI
LA CAPTIVITÉ

« Ceux qui T’aiment (Seigneur) iront en captivité ». Jér. 22, 22

« Le Seigneur m’a envoyé pour proclamer aux captifs la liberté,

Et aux prisonniers la délivrance ». Is. 61, 1

L’ALLEMAGNE

Alors, commence une marche forcée de huit jours environ. La longue colonne humaine quitte la France et, à peine nourrie, parvient en Saxe, à Mühlberg en Elbe. En chemin, elle rencontre une vache crevée ; les hommes se précipitent et sucent les os de la bête mais, ainsi que le racontera en riant le Père Eugraph, les Arabes sont beaucoup plus habiles que les Français, sachant mieux manier les couteaux, ils se taillent des portions avantageuses. Les très vieux et les très jeunes meurent en route. Chacun transporte des objets hétéroclites. Le plus pénible est l’heure qui précède l’aurore, lorsque l’on dort dans les champs mouillés : le silence, le froid, et les ténèbres touchent en cet instant leur paroxysme.

Enfin, voici le camp : le Stalag IV B.

« Les années de captivité, écrit après quelques mois le nouveau prisonnier, sont parmi les plus belles de ma vie. Vie de monastère et possibilité de contemplation. Aucun souci. Nourri, logé, entouré de camaraderie, des heures de paix, car il est facile pour moi de m’abstraire dans une baraque. Quand on est deux cents, on est seul. »

Il est profondément aimé – presque la vedette du camp. Chargé de faire les courses des camarades parce qu’il parle l’allemand, les habitants l’appellent respectueusement : « Monsieur le Pope », et les Français ne disent plus que : « Petit Père ».

Cependant qu’il s’adapte rapidement à sa vie de captif, l’exode traîne des milliers de gens sur les routes de France. Mme Winnaert, Mlle Laprairie se sont réfugiées à Cognac, dans un couvent. Elles prient en espérant que leur Père spirituel n’est pas mort, que c’est une erreur ! Une lettre de Madame Kovalevsky leur parvient, annonçant que la radio l’a nommé parmi les prisonniers évacués en Allemagne.

L’Orthodoxie occidentale renaît !

La bibliothèque du couvent renferme toutes les œuvres de saint Jean Chrysostome. Cette lecture décide les deux femmes à organiser les « Servantes de l’Eglise », groupe de femmes désireuses de travailler régulièrement dans l’église : « femmes de ménage » matérielles et spirituelles de Celle qui est la « Servante du Seigneur » dans les cieux et sur la terre. Elles se rendent chaque jour à la messe en la chapelle si propre, si tranquille, où la « Bonne Mère » (nom donné à la Supérieure) s’étonne de la sobriété de leur dévotion.

Les troupes allemandes arrivent !

Derrière les volets clos du couvent patriotique, les deux femmes voient défiler les beaux gars allemands, – c’est l’époque où le Führer envoie en avant-coureurs ses plus beaux soldats pour conquérir la belle France. Les Allemands s’appliquent à la courtoisie et dévorent les exquises tartes aux framboises des pâtisseries de Cognac.

L’air alcoolisé de la ville baignée de soleil, les statues de la Vierge qui veille à tous les coins du couvent, la douceur réglée de la vie monastique cachent la guerre dont on ne soupçonne pas l’atrocité.

Le martyre juif n’a pas encore commencé, du moins en France.

LE CAMP

Au début, les prisonniers français ont faim, mais la soupe devient abondante, les colis arrivent, les baraques sont chauffées. Un théâtre s’organise, une université s’établit. Le « petit Père » donne des conférences sur « Les Ennéades » de Plotin, sur l’art dit « barbare » célèbre la Divine Liturgie en se servant les premiers jours d’une cravate comme étole, et il peint des icônes sur des bouts de planche ou d’isorel.

« PAPIR »

Voici les témoignages de quelques-uns de ses camarades :

« Ce qui me frappait le plus chez le « petit Père », c’est l’étrange sentiment de sécurité et de bien-être qui m’envahissait dès que je le voyais entrer dans la baraque. Le « petit Père » était là. Mais ce qu’il m’a apporté, c’est surtout le sens du respect de mon frère.

Il faisait 28 à 30° degré au-dessous de zéro. Voilà que passait devant les fenêtres de la baraque un Feldwebel, particulièrement « adjudant », que nous avions surnommé « papier » (prononcez papir) parce qu’il ne pouvait supporter la présence de papiers à terre : aussitôt qu’il en voyait un, il appelait le premier d’entre nous qui lui tombait sous la main : « Komm, Komm papier » pour le lui faire ramasser. Or, il y avait également dans le même groupe de baraques, un aumônier catholique, peu sympathique. Ce n’était point tellement parce qu’il s’était fait donner une chambre pour lui seul, ou qu’il se faisait porter une gamelle à part, ou que son sentiment de supériorité était tel qu’il tenait les gens à distance, mais parce que nous avions appris qu’il était allé trouver le commandant du camp pour lui dire que le « petit Père » n’était pas un vrai prêtre, mais une sorte d’imposteur.

Ce jour-là, comme « Papir » arrivait, des papiers sales traînaient à terre, devant la baraque. Haut-le-corps de Papir ! Et qui, à cet instant précis, se trouve sous le regard de Papir ? L’abbé en question. « Papir » fait le geste : « Komm, komm, papier ». Il appelle notre abbé qui commence à ramasser les papiers. Explosion de joie dans la baraque. Nous éclatons d’un rire formidable. J’avais oublié que « petit Père » était parmi nous. Au plus fort de cette tempête de rires et de quolibets, on aperçoit, on sent à peine la porte s’ouvrir et se refermer. « Petit Père », vif comme l’éclair, s’était précipité au dehors, ramassait les papiers sous le nez de l’abbé, plus vite que lui. Ce geste fut pour moi un coup de massue. J’étais encore ahuri de cette vision, que le « petit Père », toujours aussi rapide, revenait, me posait la main sur le bras et me regardant avec son sourire malicieux me disait : « N’oublie pas que cet homme a, en principe, consacré sa vie à Dieu. » Depuis, j’ai compris le respect que nous devons à notre frère et combien il est grave d’y manquer. » (G. de Souzenelle)

LE CHAPELET

« Août 1940. Comme je circulais dans l’allée principale du Stalag, raconte l’Archiprêtre Grégoire Svetchine, nous nous trouvâmes nez à nez, le Père Eugraph et moi. Je lui pose cette question idiote : mais que fais-tu ici ? Nous étions tous deux en uniforme. Il lève la tête un tout petit peu, me regarde et me répond : absolument la même chose que toi !

Si je suis vivant, c’est peut-être grâce à lui. Je ne suis pas le seul à avoir été soutenu par lui. Chaque jour, à la fin de l’après-midi, un groupe de cinquante à soixante personnes attendait auprès du grand portail du Stalag. Nous regardions revenir les équipes et quelqu’un, tout à coup, s’écriait : « Tiens, le voilà, c’est lui ! ». Etant chef d’équipe et interprète, il marchait devant. Il marchait toujours devant très vite, et une fois arrivé continuait à marcher vite. Alors ces cinquante, soixante, parfois soixante-dix personnes l’assaillaient. Ceci me faisait penser à l’entrée du Christ dans une ville ; les gens avaient besoin de sa force morale. Ceux qui ne parvenaient pas à lui parler touchaient un peu son épaule, sa capote, son bras ; ce geste inoubliable de mes camarades témoigne de ce qu’il était profondément.

Le 1er août, je décide de jeûner durant le Carême de l’Assomption. Je me prive d’une tranche de pain prélevée sur ma ration quotidienne et je la cache afin de manger le tout le 15 août, en signe de fête. Je me confie au « petit Père » qui me répond avec colère : « Tu n’es pas fou ? Dieu nous a déjà imposé un tel carême que ce que tu envisages est totalement bête ! Va à ta baraque et mange ce que tu as mis de côté. Pourtant, je te laisse la liberté, bien que je te parle en prêtre. Si tu m’écoutes, Dieu te donnera une telle quantité le jour de la fête de l’Assomption que tu en sera tout étonné ».

Je suis très attristé mais il a parlé en prêtre et, selon la tradition, l’obéissance étant plus grande que le jeûne, j’obéis.

Le 15 août n’étant pas fêté dans le camp, mes camarades partent travailler tandis que je demeure, je suis trop malade. Je m’assieds derrière une baraque, je récite le chapelet du Nom de Jésus à l’aide d’un chapelet que j’ai fabriqué avec une ficelle bénite par le « petit Père ». Soudain, une sentinelle est devant moi. Elle ne semble pas méchante mais tire sur mon chapelet pour s’en emparer. Je résiste. Après discussion, je lui fais comprendre que je lui en fabriquerai un autre et lui donne rendez-vous à 14 heures. A deux heures, je lui remets le nouveau chapelet. L’Allemand est content. Il prend sa musette, regarde de tous côtés, puis déboutonne ma vareuse, y glisse un kilo de pain et met dans mes poches du saucisson, du fromage et des cigarettes. Tout à coup, je me souviens des paroles du « petit Père ».

LA CROIX

Une autre fois, toujours dispensé de travail en raison de ma santé, je me trouve dans la partie la plus éloignée du camp. Je prie, je médite, je fixe le ciel d’un bleu intense, lorsque j’aperçois par hasard une croix fixée sur un poteau des barbelés, à environ 1m60 du sol. Je suis ahuri, je l’examine et je constate qu’elle est composée de deux morceaux de bois, deux petites planches taillées au canif et soigneusement assemblées et qu’elle porte sur la traverse, gravées en relief les lettres J.H.S. dont le H porte une petite croix, sigle commun ; je traduis : Jesus Hominum Salvator. Sur la partie supérieure de la croix est fixée une médaille de la Sainte Vierge avec les mots : « Monstra Te Esse Matrem ». J’ai su plus tard que c’était la Médaille Miraculeuse, portant les mots « Montre-Toi notre Mère ». Je suis remué jusqu’au fond de l’âme. Le soir, j’amène le « petit Père ». Quand il voit que je m’apprête à enlever la croix il me demande « Que veut-tu faire? » – « Mais… la prendre et la garder. » – « Crois-tu qu’elle est à toi ? » – « A vrai dire, non, mais je l’ai trouvée. » – « Quelqu’un avait ses raisons pour la mettre ici et revient peut-être prier devant, à l’écart de la foule. Tu dois la laisser ; un jour, elle t’appartiendra, si Dieu le veut ». J’accueille ces paroles avec un certain scepticisme, en disant : « Oui, si Dieu veut, Il peut… mais voudra-t-Il ? »

Je suis rapatrié après une longue période et dois quitter le camp. La pensée de ma croix surgit. Je vois en m’approchant qu’une équipe de prisonniers est en train d’arracher les poteaux des barbelés, c’est le tour de mon poteau, ma croix est perdue car, en principe, je n’ai pas le droit de parler aux prisonniers. Je leur demande quand même : « Qu’allez-vous faire de cette croix ? » Ils la détachent et me la donnent. La sentinelle me met en joue. Je serre ma croix et je me sauve à toutes jambes. Cette croix est ma bénédiction, Dieu a voulu ce que « petit Père » avait prophétisé. » (Archiprêtre, d’origine russe, Grégoire Svetchine)

NOËL

Le journal œcuménique S.O.E.P.I. publie un bref article relevé par « Evangile et Liberté » sous le titre :

« L’Eglise dans les camps de prisonniers de guerre », article écrit par un jeune aumônier revenu en France :

« Lorsque j’arrivai au Stalag, vers la fin d’août, revenant d’un hôpital où j’avais fonctionné comme infirmier, j’espérais vivement me joindre à une église… Je me mis en quête de frères ; la méthode, en dehors des enquêtes au cours de mes conversations, consistait à siffler éperdument un cantique connu dans l’allée centrale du camp. Deux répondirent à l’appel et, dans les premiers jours d’octobre, nous célébrions notre premier culte au troisième étage d’un lit « collectif ». Nous n’étions que quatre, mais réunis au Nom du Christ. Noël fut l’occasion d’une tentative œcuménique. Le prêtre orthodoxe me proposa une célébration commune de la Naissance du Sauveur et pendant un mois, dans un lavabo qui résonnait comme une cathédrale, « l’Adeste », « le Gloria », « Voici Noël », et « Sainte Nuit » furent étudiés consciencieusement. Au jour de Noël, deux cents prisonniers vinrent écouter le message de joie et d’espérance. »

LE PARADIS

Célèbre dans tout le camp, le rayonnement du « petit Père » s’étendait à tous. Ouvriers, paysans, intellectuels, Chrétiens, Juifs, croyants et incroyants, tous l’avaient adopté. Il trouvait le moyen, dans cet univers dépourvu de biens de consommation, de distribuer cigarettes et chocolats aux plus déshérités. Il avait le génie de mettre la main sur ces biens rares, sinon introuvables. Inlassablement, il empruntait pour tout distribuer, sans jamais rien garder pour lui. Afin de compléter cette technique d’emprunt qui se révélait insuffisante, il eut l’idée de peindre des tableaux profanes, des icônes qu’il échangeait ou qu’il vendait. Nous avions une monnaie de camp, des « marklager ». Lorsqu’il ne pouvait ni échanger, ni vendre ses œuvres, il donnait tout simplement sa maigre ration alimentaire à ceux qu’il considérait plus affamés que lui. Inlassablement aussi, il distribuait sous l’aspect culturel, artistique, intellectuel des conférences littéraires, historiques, philosophiques à l’université du camp. Il apparaissait à nos yeux comme l’homme universel avec la délicatesse infinie, l’humour et la simplicité d’un grand seigneur ; ce qui se dégageait de cet homme, c’était la charité.

Il allait dans ce domaine nous surprendre encore. Voici les faits :

« En 1941, les armées allemandes, ayant pénétré profondément en territoire russe, capturèrent en un temps incroyablement court des armées entières, plusieurs milliers de soldats qu’il fallait répartir dans les camps.

Nous fûmes entassés dans une moitié de notre camp, séparés de l’autre moitié par une enceinte infranchissable de barbelés, cette partie étant réservée à des prisonniers soviétiques dont certains étaient amenés à pied du cœur de l’Ukraine. Leurs conditions étaient effroyables : le typhus exanthématique, l’absence totale d’hygiène… nous apercevions les cadavres emportés nus par tombereaux.

Trois jours après leur arrivée, le « petit Père » nous dit un jour : « Mes amis, je vais vous quitter ; ma place est au milieu de ces gens-là. » Il fallait sauver le « petit Père » ! Nous lui présentons tous les dangers, les obstacles. Rien n’y fit. « Justement, mes amis, si la mort règne à côté, il y a certainement parmi ces Soviétiques des êtres qui ont été élevés secrètement dans la foi chrétienne et qui seront heureux d’avoir mon réconfort au dernier moment. Vous oubliez que je suis prêtre. » Je faisais partie du petit groupe de camarades qui l’accompagna, nous pleurions, convaincus que nous ne le reverrions jamais. » (Récit du capitaine J. Guérin)

Le Père Eugraph frôle la mort. Il attrape le typhus, demeure debout, et ne meurt pas. Il rencontre une fréquente difficulté dans son commerce avec ces hommes qui sont bâillonnés consciemment ou inconsciemment. Les Russes sont tout à fait surpris par sa liberté de parole et sa simplicité. Ils considèrent qu’en tant qu’intellectuel il ne doit pas travailler et lui attribuent deux jeunes qui essaient de laver à grande eau sa cellule, l’imprégnant d’une humidité fort désagréable. La mort est si vorace que ce camp est surnommé : le paradis. Il parvient à apprivoiser plusieurs de ces hommes, à les faire se confier lorsqu’ils sont seuls. Il découvre des Chrétiens, des jeunes surtout, qui cherchent, qui cherchent. Mais certains d’entre eux, effrayés par sa liberté, habitués à la dénonciation ou désireux, peut-être de se faire bien voir, le dénoncent comme opposé à la politique allemande.

Il est arrêté, jugé par un tribunal militaire : un officier S.S. et un militaire. Le premier veut le condamner à mort, le second s’efforce de le sauver. L’interrogatoire dure trois jours. Il a prétendu lui, l’ancien interprète, qu’il ne sait pas la langue, afin d’avoir le temps de réfléchir à ses réponses pendant la traduction des questions. La fatigue, après de longues heures, les envahit, accusateurs et accusé et, l’interprète traduisant mal le français, le Père oubliant soudain la situation, le reprend en allemand. Stupéfaction générale. L’accusé éclate alors de son rire homérique, entraînant le tribunal avec lui. Il est emprisonné. Il pense qu’il va mourir car, en dépit de l’à-propos de ses réponses, il les a trompés.

Le premier jour, raconte-t-il ensuite à ses camarades français, il le passe en prière et en contemplation, le deuxième, il a faim et s’ennuie, le troisième jour, il rêve de lire un roman policier.

On le libère mais on le renvoie dans un autre camp.

MESSE DANS MON CŒUR

Nous avons retrouvé ce texte dans un vieux carnet :

« Aujourd’hui, j’ai dit la messe dans mon cœur.

Nous sommes arrivés sur le nouvel emplacement du cantonnement et je n’ai pas eu le temps de préparer un lieu comme il convient pour dire la messe dominicale.

J’ai dû me contenter de l’autel le plus portatif, celui que l’on porte en soi-même.

J’ai une prêtrise, j’ai le droit de dire la messe, mais je n’ai pas trouvé de lieu suffisamment discret pour la dire. Mes yeux l’ont cherché en vain ; n’ayant rien trouvé au dehors, ils se sont tournés vers l’intérieur et en pensée je deviens l’Introït dans mon cœur.

En vérité, je n’ai pas ressenti, comme dit le bienheureux et sublime David, la tristesse de l’âme et le trouble, je ne me suis pas senti abandonné, mais j’ai trouvé mon cœur percé par la douleur douce de l’amour infini pour la Trinité. Mon cœur était comme un oiseau attrapé par la main d’un gamin, tout palpitant d’une « joie de jeunesse » et comme s’il était, dirais-je blessé d’une lance angélique ou par le bec d’un oiseau céleste.

Dieu de ma joie et de mon allégresse était là, avant que j’ai fait mon Introït, avant que j’ai exprimé le désir d’entrer dans les tabernacles divins. Il était là, mon Dieu, plein de miséricorde et d’amour pour l’homme pécheur.

Ce n’est point des nations, des infidèles, des hommes trompeurs que je voulais être séparé, mais des fidèles comme des infidèles, des justes comme de ceux qui trompent, de tout,afin de ne rester qu’avec Dieu dans mon autel intérieur. Mon cœur si petit, si humble, plus humble que la crèche, plus noir que le tombeau, plus heureux et joyeux que l’armée céleste, car Dieu m’a blessé de son amour et choisi pour sa demeure avant que j’exprime mon désir, avant que j’ai fait mon Introït.

Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

Mais après la joie, une douleur sans limite me submerge. J’ai vu tous mes péchés passer devant moi, toute l’iniquité et une très grande faiblesse ; eh oui ! Je suis le dernier de tous ceux qui m’entourent, paresseux, orgueilleux, impur, ambitieux, triste, je suis comme le bois humide qui ne brûle pas, même quand il est enflammé par le feu du Saint-Esprit.

J’ai demandé pardon et Dieu m’a pardonné mais sous condition que j’exprime le désir de réveiller mon âme.

Et, ayant pensé, médité, j’ai demandé trois choses : voir toujours la vérité, être toujours enflammé du feu de la charité (une grande flamme) et à chaque minute, à tous les moments de ma vie, parler avec Dieu, être en Dieu, avec Lui dans tout et partout, Le voir en parlant avec les hommes, parler avec Lui, n’être jamais séparé de Lui, de la belle Trinité.

Et Il m’a accordé (lumière, feu, vie) comme Roi des rois qui se plaît à donner largement, à distribuer sans compter et sans réserve. Sa Main est large et Sa Droite est toute puissante. Ses richesses sont inépuisables et la miséricorde et la charité sont les chemins par lesquels Il aime à se promener pour gratifier Ses sujets. Tel est notre Chef qui règne avec Son Père et le Vivifiant Seigneur-Esprit, seul Dieu en Trois.

Oh ! La Vérité ! – Tu es une flèche qui sort directement de mon cœur, une flèche bien visée, qui frappe le centre, s’enfonce quelques secondes et s’arrête net et reste là.

Oh ! Le feu de la charité ! – Tu es comme un cheval plein d’audace qui m’emporte. Cheval rouge, avec des ailes rouges ; il est rapide comme la lumière ; où il passe le feu prend, l’incendie grandit, les bêtes sauvages s’enfuient, les singes d’hérésies par milliers, sautent d’une branche à l’autre pour faillir en poussant des sons ridicules.

L’Orthodoxie, c’est l’incendie universel de la charité. Saint-Esprit, viens en nous et purifie-nous de toute souillure, Toi, Roi du ciel !

Oh ! La Vie – vie en commun, moi avec Dieu – tu fais avec des choses impossibles, des choses possibles, tu dépasses l’espace et le temps, tu permets de toucher ce qui est défendu, de voir de loin, d’arriver là où les anges n’osent approcher… vivre avec Dieu, bien bâtir la maison, le fondement est solide.

Seigneur, exauce ma prière et que mon cri monte vers Toi. Oremus. »

CHAPITRE XXVII
LA NOSTALGIE

« Sur les bords des fleuves de Babylone, Nous étions assis et nous pleurions, En nous souvenant de Sion. Aux saules de la contrée Nous avions suspendu nos harpes.

alléluia !

Comment chanterions-nous les cantiques du Seigneur

Sur une terre étrangère ?

alléluia !

Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite m’oublie ! »

alléluia ! Ps. 136

PARIS – MÜHLBERG. MÜHLBERG – PARIS

Les événements de 1941, cette deuxième année de captivité, arriveront de Paris au Stalag comme des télégrammes de la destinée. Soudain la vie change et raye la monotonie du camp en annonçant l’avenir : Eugraph Kovalevsky, le père du prêtre Eugraph, naît au ciel le 14 mars 1941, précédé du Métropolite Eleuthère qui meurt en janvier.

Le local définitif de la nouvelle chapelle Saint-Irénée, 6, rue Saint-Louis-en-l’Ile à Paris, se construit ; on y amorce des conférences liturgiques et Maxime Kovalevsky, le frère du prisonnier, commence déjà à harmoniser le grégorien pour les textes occidentaux.

Le Père Chambault a suspendu provisoirement les calomnies, on désigne vaguement un prêtre remplaçant pour Nice qui pleure son Père Eugraph ; voilà pour Paris.

Et à Mühlberg, que se passe-t-il ? L’inattendu est que, prisonnier en Allemagne où il devient sergent aumônier par la force des circonstances, il pénètre si profondément ce peuple de France qui l’entoure, que son travail de retour à Paris s’en trouvera largement ouvert.

LES LETTRES

Il est, avant toute chose, prêtre de l’Orthodoxie occidentale :

« J’écris à tous mes paroissiens, mes amis, pour les fêtes de Noël. Encore un Noël séparé ! Dieu nous vérifie, vérifie notre fidélité réciproque, fidélité à l’Eglise orthodoxe occidentale ; comme je voudrais être avec vous pour me donner complètement à mon ministère, vous apporter le courage, la joie et le réconfort. Ecrivez-moi souvent, chaque mot de vous est une nourriture pour mon cœur. » (8 janvier 1941)

« Le travail est énorme ici, mais je vieillis et je veux revenir à la paix de Paris, vous revoir. Pourtant la Providence ne se presse pas. » (24 janvier 1941)

« Priez pour notre réunion et notre travail ensemble. Je prie pour une nouvelle Europe pacifiée et unie. » (28 janvier 1941)

La doyenne de ses paroissiens, la mère de Mme Winnaert s’éteint ; il écrit à sa fille :

« Plus j’avance sur le chemin de la vie et plus je constate que les dures épreuves nous mènent vers le bonheur et les biens immortels. Je me souviens des paroles de notre père Irénée en son sublime sermon de Pâques : « Pour le Chrétien, il n’existe pas de tombeau définitif, ni de situations désespérées – il y a toujours la Résurrection. Elle nous attend ici, pour vivre encore, jouissant ensemble de la profondeur, de la sagesse, et de la lumière de l’Eglise et ce temps n’est pas loin… puis, pour ceux qui se seront débarrassés du corps afin d’entrer dans le printemps éternel de la jeunesse divine. Le ciel et la terre font un, en nous séparant physiquement, nous sommes encore plus unis spirituellement. »

En mars, a lieu à Paris une exposition des œuvres et peintures des prisonniers ; il obtient le premier prix pour sa « Deisis » (groupe formé du Christ, de la Vierge et de Saint-Jean le Baptiste).

Le lundi de Pâques, a lieu le premier office dans la nouvelle chapelle Saint-Irénée ; alors il s’écrie : « Je ne vis plus que dans le désir de travailler pour notre Eglise. Le Futur m’arrache au Présent, et, pourtant le travail ici est immense. Dimanche : près de 500 fidèles – des « Slaves » – les prières des malades, les répétitions des choeurs. Je fais le nécessaire, mais je suis absent, je me sens égoïste et vidé. » (19 mai)

« Je vis dans l’espoir et le désespoir de revenir bientôt. » (19 juin).

Il dirige de loin l’aménagement du nouveau local, tout en accomplissant, de toutes ses forces qui s’affaiblissent, son ministère d’aumônier.

« J’ai près de 7.000 fidèles de toutes les nations : des Français, des Serbes, des Chypriotes, des Russes : ces derniers se jettent à l’Eglise, beaucoup d’entre eux n’avaient pas communié depuis 7, 10 ans. J’arrive en même temps à faire des conférences à l’Université (du camp), à garder un contact intime avec les Français orthodoxisants. » (9 août).

« Mardi, je commence à l’Université une série de conférences sur l’Orthodoxie. Il faut énormément travailler pour réaliser notre œuvre, vérifier sans arrêt les éléments secondaires, les détacher des dogmes essentiels, ne pas s’arrêter surtout comme une chose acquise sur les tendances changeantes de la culture humaine. Etre libre des petites routines d’hier. Mgr Winnaert nous donne un exemple magnifique de cette liberté d’esprit orthodoxe. Il était sensible à tous les événements actuels du moment, que ce soit vis-à-vis de la science, de la spiritualité moderne, du modernisme, du barthisme, de l’Orthodoxie. Nous devons être les enfants du monde nouveau et non de l’avant-guerre. » (1er décembre)

A PARIS

Le petit groupe de Paris coule « la lune de miel » avec les Russes. On n’a pas encore empêché le Père Michel Belsky de célébrer la liturgie de saint Jean Chrysostome, une fois par mois, en français, et Wladimir Lossky, le Président de la Confrérie, énergiquement conseillé par le Père Eugraph, a ouvert une série de conférences dans un milieu catholique romain sur Grégoire Palamas et la Grâce incréée. Grégoire Palamas est un étonnement pour les intellectuels et les religieux français du cercle parisien de cette époque.

A MÜHLBERG

Les fêtes de Noël sont pleines d’enthousiasme :

« Le 25 décembre, j’étais surtout avec vous, avec la France, avec les Français captifs, j’étais fils de l’Orthodoxie occidentale. A la messe de minuit étaient les Orthodoxes, tous les Protestants, beaucoup de Romains. Un beau baryton de Lille chantait « Minuit, Chrétiens » ; Picart, chef d’orchestre de Monte-Carlo, dirigeait la chorale. Les « Noëls », tous chantaient ! Ma messe fut pour beaucoup une révélation : pour les Serbes, assister à un rite occidental, pour les Français, entendre une messe dite par un prêtre orthodoxe. Beaucoup d’âmes touchées. La vie vibrait. Monseigneur Irénée était là invisiblement ! Lentement, Dieu prépare cette œuvre nouvelle. L’Orthodoxie occidentale nous réclame beaucoup de persévérance, de souffrances, d’incompréhension, de privations, de séparations. Le chemin n’est pas facile. Pourquoi ? Je me le suis souvent demandé. A-t-Il besoin de nos œuvres, veut-Il nous purifier ? Pourquoi ne donne-t-Il pas la paix et la joie, sans calcul ? Pourquoi de telles difficultés ? Ce Noël, j’ai eu la réponse. Non pour nous éprouver mais afin que tous sachent que la joie et la mission du Saint-Esprit ne viennent pas de notre volonté, ni de la volonté de l’homme de chair, mais, contre toutes les lois et l’évidence, uniquement de Dieu même. » (décembre 1941)

A PARIS

Paris traverse une des plus dures périodes de l’occupation : le froid est intense, les rues verglacées au point que l’on se tient aux murs des maisons pour avancer, une grande partie des stations de métro supprimées, aucun chauffage – certains sont allés jusqu’à brûler des meubles – pas de chaussures sinon des sabots décorés par la fantaisie française, peu de nourriture, hormis le « marché noir » qui bat son plein (les coiffeurs procurent la viande, les banlieusards transportent les neufs dans les masques à gaz de 1914), le troc est en plein essor, les soldats allemands qui commencent à être corrompus échangent du beurre pour un bijou ou une écharpe ; tous les jours, à 18 heures, les Allemands défilent dans l’avenue Wagram au pas de l’oie et se rendent à l’Arc de Triomphe sous les regards narquois des « Parisiens vaincus » ; le black-out est total, les Juifs sont arrêtés et emmenés vers une destination éternelle, la résistance augmente, cependant que les prisonniers en Allemagne mènent paradoxalement une vie relativement paisible.

Le lien confrérial est encore puissant entre le Père Eugraph dont tout l’être est de plus en plus orienté vers l’Orthodoxie de France et Wladimir Lossky, son fidèle compagnon qui lui écrit :

« Que Dieu te ramène au plus vite parmi nous ! L’analyse que tu fais du développement de la doctrine romaine – cette lèpre qui dégénéra le beau corps de l’Occident – est très juste. Il faut ajouter ceci : l’Occident séparé de l’Eglise resta pratiquement avec un seul père, saint Augustin qui l’écrase. Supposons l’impossible : un Orient séparé et n’ayant qu’un seul père, saint Cyrille d’Alexandrie, par exemple, quelle horreur, malgré la sainteté de saint Cyrille ! Tous les défauts humains de saint Augustin, toutes ses incertitudes, tous ses petits écarts n’étant plus compensés par la « communion des Pères », par la vraie catholicité, prennent essor et se développent en un bouquet d’hérésies : psychologisme dans la doctrine de la Trinité, antinomie de la liberté et de la grâce, prédestination, concept philosophique de Dieu (Anselme et les autres « augustiniens »). Enfin, Thomas avec son opposition entre théologie et philosophie : Dieu est éliminé du monde « naturel », la route est préparée pour Descartes. Il faut réhabiliter saint Augustin, le revoir à nouveau dans la tradition orthodoxe à laquelle il a été fidèle, malgré quelques imperfections dues à sa méthode psychologique. J’ai commencé un livre : « L’Occident et la catholicité ». Je vois beaucoup de théologiens romains ; ils sont malheureux et déroutés dans leur boîte étroite, ils nous envient. Trouvé des matériaux très précieux pour la tradition gallicane dans l’ecclésiologie. » (9 novembre 1942)

De l’action pneumatique de ces deux hommes, l’inspirateur Eugraph plongé dans le peuple de France, et Lossky qui se fraye une place dans les milieux religieux de Paris, naîtra l’année suivante, au retour du prêtre-prisonnier : L’Institut Saint-Denys l’Aréopagite.

A MÜHLBERG

Son séjour au « paradis » soviétique et le typhus passé debout l’ont atteint. Il est transféré au sanatorium. « Provisoirement, je suis au Sanatorium pour les Prisonniers.

« Landschaft » est splendide. Je me repose, car l’hiver fut fatigant. » (juin 1942)

Il peint, il écrit et se remet lentement.

LA PRINCESSE MUSULMANE

Il apprend la naissance au ciel d’une de ses filles spirituelles dont nous rapporterons rapidement l’histoire, car elle manifeste sa délicate énergie pastorale. Elle s’appelait Nemett. Aristocrate musulmane, d’une rare beauté et d’une rare grandeur, violente, elle avait été le dernier amour de Rainer Maria Rilke dont elle avait causé involontairement la mort en lui offrant des roses : il s’était piqué avec l’une d’elles et la piqûre avait provoqué la septicémie.

Femme d’un prince russe orthodoxe, elle avait été attirée par le Christ, foudroyée par un miracle de sainte Thérèse de Lisieux, elle s’était adressée au Père Gillet afin d’approfondir l’Orthodoxie. Ce dernier, impuissant à diriger un tel être, l’envoya au père Eugraph. A la suite de longues conversations, elle lui demanda de la baptiser. Le jour du baptême, le Père Eugraph, préparant un petit autel sur la cheminée du salon, vit soudain dans la glace Nemett, le visage transformé, s’avancer en silence derrière lui, un couteau à la main. L’Islam criait sa révolte. Sans se retourner, le prêtre prononça fermement : « Si ce n’est pas moi qui vous baptise, un autre vous baptisera ! » En pleurant elle se prosterna et fut baptisée sous le nom d’Irène. Elle mourut pendant la guerre en odeur de sainteté. Mme Winnaert lui ayant apporté un châle blanc, elle lui dit quelques jours avant sa mort : « Je sais que je pleurs, j’ai mis le châle blanc et je ne crains plus, Mgr Irénée s’avance vers moi. » Puis, les derniers, jours, elle ne parla plus et partit seule, détachée.

Le Prêtre-Doyen étant malade, les intrigues ecclésiastiques font élire le Père Chambault comme Doyen unique. Les échecs poursuivent le Père Eugraph jusqu’au Sanatorium. Il réconforte de loin ses fidèles :

« Des années de perte de temps, de force, d’intelligence par les intrigues ecclésiastiques, cette peste diabolique qui contamine les meilleurs ! Je veux veiller par mes prières sur nos malheurs. Que la force pénétrante du Saint-Esprit vous fortifie vous et tous autour de vous. Les situations déplorables extérieures sont permises de Dieu, afin que nous soyons plus intérieurs. Ne soyez pas découragés par les épreuves « tirez le profit des temps mauvais. » Lequel ? L’homme intérieur, c’est votre gloire, voilà les paroles de Paul aux Ephésiens. « Tromper le diable par malice » (Bossuet), c’est-à-dire se tourner vers l’intérieur et se réjouir, méprisant la vanité d’intrigue. Ne pas réagir? Oui, mais sans inquiétude ! » (novembre 1942)

Ses prières sont entendues et c’est le Père Stéphane, le moine qui reçut Mgr Irénée dans le monachisme, qui prend en définitive la place de Doyen. La crainte n’aura pas été longue ; encore une fois, l’écueil est évité.

Il s’écrie : « Donnez des nouvelles ecclésiastiques. Même le grain de poussière de l’Eglise est pour moi une richesse. C’est pour Elle que je vis ici-bas, mais souvent mon âme s’élance vers la sublime Trinité. » (novembre 1942)

Le Métropolite Euloge qui ne peut s’empêcher de l’aimer, bien qu’il l’ait quitté au moment du schisme des émigrés, lui écrit :

« … Vous voyez comment l’amour du Seigneur Dieu transforme votre triste réclusion pour le bien de la Sainte Eglise et votre consolation (il a appris qu’il avait été nommé aumônier des prisonniers orthodoxes). De tout cœur, je vous félicite ainsi que vos fidèles à l’occasion de Noël et du Nouvel An. Que la lueur de la suprême Vérité resplendisse dans le monde, afin que l’humanité apprenne par ces événements terribles, par ses grandes souffrances à adorer le Soleil de Vérité, Christ notre Sauveur. La paix et l’union de l’Eglise, voilà l’objet de mes ferventes prières et mes principaux soucis. Que le Seigneur bénisse votre sainte œuvre apostolique. Votre affectueux ».

Enfin, le Père Eugraph annonce : « J’ai une certitude intérieure que je passerai Noël 43 avec vous. Ah ! N’oubliez pas de prier pour moi, afin que je devienne un prêtre digne de vous et de la prêtrise, couvrez mes faiblesses. Les chemins de Dieu sont insondables. » (5 janvier 1943)

BERLIN

A la fin de janvier, il quitte le sanatorium et revient au Stalag :

« J’ai de grands changements, écrit-il. Je vis au Lazaret et suis aumônier des malades et des prisonniers du Stalag. Nouvelle page. » (20 janvier 1943)

2 février : « Quelle date pour nous ! Jamais encore je n’avais autant désiré travailler sans relâche pour notre Eglise ! Que la mère de Dieu vous soutienne tous. Attendez et priez pour votre captif.

Il appréhende son retour ; tant de bouleversements ont secoué l’Europe : « Armez-vous d’indulgence et préparez aussi les autres à être indulgents. J’aime tout le monde : ma paroisse, mes amis et suis avec respect profond votre humble serviteur ». (18 novembre 1942)

« J’abandonne le Stalag IV B. Suis transféré au Stalag III D., près de Berlin. Aujourd’hui, jour du départ. Une période de captivité est finie. Que la volonté de Dieu soit faite. Dès que je rentrerai, notre vie sera humble : vie liturgique, prière, communauté d’esprit, éditions. N’ayez pas peur des pluralités de formes. Beaucoup de formes de fleurs se trouvent dans les champs. L’Orthodoxie est riche ! N’ayez pas peur pour l’Orthodoxie occidentale. C’est l’œuvre de Dieu ! Ne craignez pas mon retour mais tenez compte de ma faiblesse. Vous avez besoin d’un Saint, et en moi vous avez la faiblesse. Mais ma force c’est vous tous, c’est la Trinité, c’est l’Orthodoxie ! Augmentez la certitude. Notre vie est la lutte. Nos couronnes, les anges les préparent dans les cieux ! Relisez les chapitres 10, 11 de Paul aux Hébreux sur les témoins de la foi. Priez pour moi. Le moment est grave ». (14 mars 1943)

On lui propose de partir au loin comme interprète, en Orient. Il refuse car il ne veut en aucune manière risquer de servir l’Allemagne.

« Ma libération s’éloigne définitivement, vers la fin des hostilités. Ces derniers temps, au camp Stalag IV B, j’unissais les fonctions d’aumônier à celui d’infirmier des T.B.C. serbes. J’avais une salle de 18 T.B.C. Brusquement, nous avons été rappelés à Berlin. Nous avons abandonné notre vie de deux ans et demi au même Stalag, nos amis, mes fidèles. Pendant une semaine, nous ne faisions que des repas d’adieu. Ici, j’ai retrouvé 34 Orthodoxes (franco-russes) et un travail spirituel très intéressant ; tous ces 34 n’ont pas vu de prêtre orthodoxe depuis trois ans. On est assoiffé du culte et nous prions chaque jour. Priez saint Pierre et saint Irénée pour moi. »

Quelque temps plus tard :

« Ici, je suis moins privilégié qu’au Stalag IV B : peu de lettres et surtout on ne me permet pas de remplir mes fonctions d’aumônier, ce qui est le plus pénible pour un prêtre. C’est la première fois que l’on me fait ici des difficultés – pourtant, le droit est pour moi.

Pâques approche et je me réjouis dans mon cœur, car rien ne peut briser la joie et la paix qui surpassent toute intelligence et le monde. Je travaille comme jardinier, je n’ai pas beaucoup de temps et je suis bien fatigué. » (mars 1943).

Il n’oublie pas pour autant la chapelle Saint-Irénée, en l’Isle Saint-Louis :

« Faites l’autel et les marchepieds, faites l’autel roman, pas trop long. Arrangez provisoirement la chapelle pour prier. Commandez, si c’est possible (ou trouvez) des statues en bois. Tout doit être « art français ». Je me sens usé parce que je sors de mon corps et suis avec vous. Répétez les chants, trouvez un dirigeant. »

Hélas, de jardinier il devient ouvrier :

« Je travaille dans une usine comme métallurgiste. Eh oui ! Je suis devenu métallurgiste. Par miracle et la bonté d’amis, j’ai trouvé une chambre pour 35 marks par mois, avec un balcon ; mes propriétaires sont des ouvriers très propres, très doux. Grâce à l’organisation française et à mes amis, je me suis habillé – pas mal ! Je ne puis pas beaucoup lire et écrire car nous travaillons douze heures par jour et cela me fatigue un peu.

A Berlin, j’ai trouvé dans le monde de l’Eglise orthodoxe des choses très intéressantes pour nous :

1) Un article de première qualité de Troïtsky sur le mariage[55] Ce sera une révélation en France. Troïtsky, un des plus éminents canonistes actuels. Comme l’Orthodoxie est vivante. Un professeur de Droit Canon qui nous projette de nouvelles lumières sur la légende de Tristan et d’Iseult. Le but essentiel du mariage, selon lui, et il se base sur les Ecritures Saintes, les Pères, les Conciles, est la plénitude essentielle de deux êtres.

2) Ici, se propage beaucoup, venue de Jérusalem, la Liturgie de saint Jacques, liturgie très simple (premiers siècles, par ex : l’évêque célèbre sans mitre) ; l’épître, l’évangile se lisent face au peuple. Pluralité des cultes, tel est l’esprit de l’Orthodoxie. Nous sommes dans le courant, dans l’esprit.

3) Les formes monastiques modernes sans habit extérieur, et d’autres mouvements me font voir plus clair pour notre œuvre. » (29 juin 43)

Sa nouvelle vie change son optique de la classe ouvrière : il constate que 12 heures de travail manuel sont moins fatigantes que le travail intellectuel. Et il gardera plus tard un souvenir douloureux des ciels étoilés et des clairs de lune, conditions excellentes pour les bombardements. Sitôt que le beau temps purifie le ciel allemand, il quitte la ville et cherche un refuge dans la campagne ; il lui arrive fréquemment de dormir en une grange solitaire. Un matin, en rentrant il retrouve sa maison écroulée et les « doux propriétaires » tués.

Le voici, à nouveau, gravement malade. On l’envoie en congé à Mühlberg où il est chaudement accueilli. Il se repose chez les habitants et lorsque la durée prévue de la permission est dépassée il s’en tire en envoyant des cartes aimables à ses chefs. Ils sont tellement étonnés qu’ils ne réagissent pas.

« Mes amis allemands, nous écrit-il, m’ont reçu comme si j’étais leur parent intime, avec tant de gentillesse. Je suis vraiment gâté dans ma vie par des amitiés, par de bonnes âmes, partout ! Il n’est pas difficile dans ces conditions d’aimer le monde, d’aimer les hommes et de crier : Seigneur, si parmi tes créatures il y a tant de lumière, de bonté, combien, Toi, dois-Tu les surpasser par ton amour, ta splendeur. Seigneur, merveille de mon âme, ô Bien-Aimé, joie de ma vie, sois béni pour toute ma vie. Je tremble devant ta miséricorde ! » (août 1943).

« Jacques, le frère du Seigneur, dit bien : Tout don excellent vient d’en haut, du Père des lumières. Il n’a pas dit vient de Dieu, mais d’en haut, afin de marquer qu’il nous enlève, nous redresse, nous projette vers l’idéal, vers le ciel – donne des ailes- et il ajoute : Père des lumières, non Source, mais Père, pour exprimer la vérité, c’est-à-dire que chaque don n’est pas sorti spontanément, « irréfléchissement », mais engendré dans la divinité. Le don s’adapte à nous pour un engendrement de vie, il doit être cultivé, nourri par les souffrances, les efforts ! Il devient apparenté à nous et non du Père seul, mais du Père des lumières, car il éclaire, donne un sens à la vie, nous fait clairvoyants. » (Septembre 1943)

« Je suis retourné travailler à l’usine, je redeviens fatigué mais la Grâce me donne des forces. Vraiment, ma vie est le mélange de force divine illimitée et de mon extrême faiblesse ! Comme dit Paul, le bienheureux militant du Christ, la force divine se réalise dans ma faiblesse. J’ai rencontré ici des Allemands orthodoxes vibrant pour l’Eglise Occidentale mais souvent découragés par la passivité des Orientaux. Comme le mariage de l’Orthodoxie avec l’Occident est splendide par ses perspectives mais combien chétif actuellement ! Je crois fermement que la nouvelle Vierge, l’Eglise de France, l’Eglise occidentale, apparaîtra en toute sa pureté, dans toute sa douceur. Dites à tous les Occidentaux que je suis fidèle jusqu’au bout à l’œuvre, que je vous porte tous dans mon cœur qui gémit et souffre violemment de charité et du désir de vous servir, de vous voir, de vous consacrer toute ma vie. Dites cela à Marise qui a su par la grâce de Dieu unir la lumière au sacrifice, dites cela à Tilise, cet être parfait avec cette simplicité et cette résignation qui l’approchent de Marie la Vierge. »

La nostalgie de l’Eglise naissante s’intensifie. Il ne résiste plus et tente un coup dangereux. Chargé par son usine de soumettre régulièrement une liste de prisonniers malades au bureau compétent en vue de leur libération comme « inaptes », il ajoute un jour sur la liste : Eugraph Kovalevsky. On lui demande, ce que l’on fait parfois, « qui est celui-ci? » « Un prisonnier inintéressant pour le travail, un malade inutile » répond-il. On prend la liste, on l’emporte, il attend dans le couloir. Si l’on découvre la supercherie, il risque « gros ». Il prie dans l’angoisse. La porte s’ouvre, la liste est approuvée. Il la rapporte à l’usine et, sans perdre une minute, court prendre son train pour Paris.

L’Eglise de France, sa mission, les amis, ses fidèles, enfin la France !

CHAPITRE XXVIII
JÉSUS ET SATAN

« … Le diable n’a pas l’effort persévérant : il cède, d’ordinaire, au vrai courage et, sans cesser de jalouser, il redoute d’insister, car il lui déplaît d’être trop souvent vaincu. Ayant donc entendu le nom de Dieu « il se retira, est-il dit, jusqu’à son heure » : car plus tard il vint, non pour tenter, mais pour combattre à découvert ».(Traité sur l’Evangile de saint Luc 4, 36, 37par saint Ambroise de Milan)

Nous conclurons la période de captivité du Père Eugraph Kovalevsky en donnant une de ses conférences à l’Université du Stalag IV B. Ces quelques pages sont consignées dans un petit carnet où, habité par la création et une pensée infatigable, il écrivait sur le bord de sa couchette, sans cesse assailli par les questions de ses camarades. C’est, sans doute, une des raisons qui lui faisait rédiger ses conférences sous forme de dialogue, forme vivante d’un échange entre les êtres ; modeler avec charité la vie.

« La Genèse distingue nettement le plan de la création de l’homme ; dans le premier chapitre, elle parle de la création selon l’image de la Trinité ; dans le deuxième, du souffle de vie que Dieu insuffle en l’homme. Ceux qui ignorent cette vérité essentielle et travaillent à l’organisation du monde sans tenir compte que le but unique est le Saint-Esprit, feront que le travail sera extérieur et même inutile, car sans la Vie du Saint-Esprit nous ne sommes que des abstractions n’aboutissant pas à la réalité éternelle des choses, nous perdons notre temps. Dès que Jésus fut rempli du Saint-Esprit, tous ses actes ne seront pas seulement de deux natures, celle de Dieu et celle de l’homme unies, mais chaque acte humain sera du Fils de l’homme et du Saint-Esprit, acte du Chef de l’Eglise qui est l’union de la volonté humaine avec celle du Saint-Esprit.

Qu’a fait Jésus lors de la Tentation ?

Tout d’abord, Il a livré bataille à Satan et sitôt qu’Il l’a vaincu, Il s’en est allé chez les hommes.

Comment fut cette bataille ? Elle est décrite par Matthieu et Luc.

« Jésus, rempli de l’Esprit-Saint, revint des bords du Jourdain et fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsqu’ils furent écoulés, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de se changer en pain. Mais Jésus lui répliqua Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain ».

L’emmenant alors plus haut, le diable lui fit voir un instant tous les royaumes de l’univers et lui dit : « Je te donnerai cette puissance et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été remise, et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, elle t’appartiendra tout entière.  » Mais Jésus lui répliqua :  » Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c’est à lui seul que tu rendras un culte.  »

Puis il le transporta à Jérusalem, le plaça sur le faîte du Temple et lui dit :  » Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, afin qu’ils te gardent. Et encore : Ils te porteront dans leurs mains, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre.  » Mais Jésus lui répliqua  » Il est dit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu.  » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de la tentation, le diable s’éloigna de lui, pour revenir au temps marqué ». (Luc 4 : 1 – 13).

Que signifient ces paroles étranges : Jésus fut conduit par le Saint-Esprit ? N’est-Il pas Dieu-homme parvenu humainement non seulement à l’âge mûr, mais à la déification de sa nature, cela ne signifie-t-il point que l’homme parfait par sa volonté, ses désirs, ses pensées ne devient que l’instrument passif de Dieu ?

Ces paroles signifient qu’on ne doit pas comprendre les passages de la Tentation de notre Seigneur comme un fait de la vie courante, situé au plan ordinaire des choses. Jésus est entré dans un autre plan de l’existence. Était-Il dans le vrai désert – ce qui est fort probable – ou dans le désert de Son esprit, nous ne savons exactement ; il est clair que tout ce qui se passe durant ces quarante jours se passe en un monde plus vaste que le monde spatial où le monde matériel n’est qu’un élément, un symbole de second ordre. La compréhension de ce fait est prouvée, par exemple dans les paroles : « Alors le diable le transporta sur le temple ». « Il le transporta sur une montagne très élevée », notez « très élevée » (les autres récits de la Bible précisent les noms des montagnes, Sinaï, Thabor…), lui montrant « tous les royaumes de la terre » du passé, du présent, de l’avenir. Remarquez aussi que le Saint-Esprit Le « conduit » mais que Satan Le « transporte ». L’Apôtre Paul ayant une expérience analogue de la lutte, dit : Notre lutte est avant tout contre les « esprits sous-ciel ». Comme un vrai lutteur, Jésus est entré dans les tentations du monde spirituel régi par ses propres lois, sans quitter physiquement le monde, car l’évangéliste Marc écrit : « Il était avec les bêtes sauvages ».

C’est une expérience qui surpasse la majorité des hommes, elle garde cependant pour chaque Chrétien un sens aussi réel que pour Jésus. Chacun de nous, avant de réaliser sa mission sur terre, doit entrer dans le désert de son âme, jeûner des choses terrestres, se pencher sur l’animal qui vit en nous et, dans le désert (richesse des visions), il rencontrera les tentations qu’il faut dépasser. Chaque Chrétien connaît les déserts de l’âme, les conséquences qui en découlent, mais le Christ et l’Eglise combattent pour lui. Jésus était seul et luttait pour tous. Ce n’est pas la constatation du fait qui est si grave mais l’étendue de cette Tentation.

LES TROIS VOLONTÉS

Pourquoi est-il dit que le Saint-Esprit Le conduisit et que Satan Le transporta ?

Par ces expressions, la Révélation nous place devant le don de discernement, qui consiste chez l’homme spirituel à distinguer nettement trois volontés en chacun de nos actes, de nos désirs, de nos pensées : volonté du Saint-Esprit, volonté humaine, volonté de Satan. En réalité, il n’existe pas d’acte pur de notre volonté ; elle est aidée ou dictée par deux autres volontés.

Quand nous disons : je veux, souvent se cache derrière la nôtre une volonté étrangère. Les hommes, en général, ne distinguent pas en eux ces trois volontés ; c’est la raison pour laquelle leurs jugements sur eux-mêmes et sur les autres sont si approximatifs, injustes. Fréquemment, ils sont saisis du désir intense de « quelque chose » dont ils ne peuvent expliquer la cause, ni pourquoi ils veulent ceci ou cela ; ce désir peut être tentation, désir de leur nature et inspiration divine. Extérieurement, rien ne trahit la source de la volonté. Le désir peut sembler honorable et moral tout en étant une tentation ; par contre, il peut paraître monstrueux et n’être que désir naturel, ou incompréhensible et choquant et venir du Saint-Esprit. Seul, le don du discernement peut procurer la distinction. Il est donc indispensable si l’on veut atteindre une spiritualité suffisante, d’être dirigé par un autre expérimenté, ne point se confier à l’instinct, ni même à sa conscience encore non éclairée. Aucune des deux volontés : tant la nôtre que celle du Saint-Esprit, ni celle de la tentation, ne peuvent rien faire sans notre consentement ; de par la nature inclinée vers le mal, nous le donnons facilement, surtout à la tentation, mais la volonté du Saint-Esprit et celle du tentateur réagissent différemment. Les termes : « guider » et « transporter » l’expriment. La volonté divine ne tente jamais, elle conduit selon notre bonne volonté, laissant l’autonomie à notre volonté, elle nous guide ; à l’opposé, celle du tentateur veut nous soumettre à son but, troubler, impressionner, elle « transporte » notre pensée intérieure au faîte des visions tentatrices, nous arrachant à notre préoccupation par des rêveries, des sentiments aveugles, elle nous entraîne et nous emporte dans les illusions et les visions. Telle est la différence de ces deux volontés ; quant à la nôtre, elle est inconstante…

Devons-nous considérer cette existence en nous des trois volontés comme normale et désirable ?

Non. Notre Seigneur nous enseigne à désirer la vie sans tentation ; Il nous dit : priez ainsi le Père ne nous soumets pas à l’épreuve ou ne nous induis pas à la tentation. La doctrine parfaite est soumise aux deux volontés, divine et humaine, les deux étant en parfaite harmonie ; la troisième introduit le désordre. Et si notre Seigneur nous apprend dans la prière à demander l’éloignement de la tentation, il est évident que c’est chose possible dans la vie d’ici-bas. Ainsi sont, par exemple, les décisions infaillibles de l’Eglise, soumise aux deux volontés, le cas des livres saints écrits sous la conduite des deux volontés. Tout chrétien peut parvenir aux deux volontés, celle du Saint-Esprit et la sienne.

HOMME DÉIFIÉ, DIEU INCARNÉ

Mais si la vie parfaite est soumise à deux volontés, pourquoi notre Seigneur fut-Il tenté ?

Il n’est pas venu seulement pour montrer l’exemple de l’homme parfait uni à Dieu (mystère de l’Incarnation) mais aussi pour nous servir, nous arracher au pouvoir de Satan (mystère de la Rédemption). Sa lutte est pour nous.

L’homme déifié, rempli du Saint-Esprit, n’est pas inévitablement conduit dans le désert pour être tenté, il est, au contraire, libéré des tentations, en état de joie et de paix, il a touché son but, car le but de l’homme est de s’unir à Dieu.

Le Christ n’est pas que l’homme déifié, Il est avant tout Dieu incarné, voulant servir les autres. Il ne faut pas sans discernement imiter la vie de Jésus, nous ne sommes pas des dieux incarnés, nous sommes des hommes nous élevant vers Dieu et alors vouloir imiter Jésus en tout, c’est tomber dans l’orgueil dangereux, le plus raffiné, c’est déformer le sens de la religion. Nombreux sont les faux maîtres spirituels pris à ce piège ; ils perdent la solidité de la vraie religion, prêchant contre la matière et la vie, et ils demeurent dans l’illusion. Bien entendu, nous pouvons être persécutés comme le Christ fut persécuté, souffrir comme Lui, mais le Christ est né pour être tenté et vaincre la tentation. Il a voulu souffrir pour nous. Nous, nous ne sommes point nés pour souffrir, ni être persécutés. Bref, on ne doit jamais désirer, chercher librement la tentation, le martyre, ou la souffrance, et si nous sommes éprouvés, acceptons-le simplement, en Christ, avec humilité. Les épreuves que nous traversons peuvent nous purifier, nous être données pour nous pousser consciemment à la déification de notre être, ou encore pour le salut des autres ; ainsi que dit l’Evangile ceux qui sont tentés peuvent mieux aider, mais le but de l’homme est annoncé dans la prière de notre Seigneur : Ne nous induis pas en tentation, donne-nous la douceur du bien-être uni à Dieu, cela est la prière de l’Eglise.

POURQUOI LE JEÛNE ?

Pourquoi Jésus a-t-il jeûné quarante jours et quarante nuits, à quoi sert le jeûne ?

Le jeûne était son arme. Il entreprit la lutte contre Satan non comme Dieu – Satan n’aurait osé L’approcher – mais en tant qu’homme afin d’inviter l’humanité à rejeter avec Lui, le Christ, le joug diabolique dans le monde, cette espèce de diable ne pouvant être chassé que par le jeûne et la prière, ainsi qu’Il l’enseignera plus tard à ses apôtres.

Le jeûne du Seigneur était total. Pendant quarante jours, Il ne but, ni ne mangea, pénétrant aussi dans le désert de l’âme, c’est-à-dire arrêtant toute pensée, tout désir, toute vision, renonçant à la nourriture spirituelle et matérielle.

Le jeûne spirituel ne suffit-il pas ? Pourquoi le jeûne du corps ? Satan n’est-il pas un esprit?

Non, le jeûne spirituel n’est pas suffisant, le jeûne matériel est supérieur, plus nécessaire, précisément parce que Satan est pur esprit. Etant pur esprit, il ignore la jouissance de la vie matérielle et la tentation de la chair, il ne peut se soumettre au désir matériel. Ici, se découvrent les limites des esprits vis-à-vis de l’homme (ils ne possèdent pas la plénitude d’existence) ; toutefois, si cette plénitude d’existence confère à l’homme plus de possibilités vers le bien, elle lui laisse aussi plus de possibilités vers le mal. Alors Satan se trouve parmi les hommes enivrés de richesses matérielles comme un être sobre, calculateur, insensible à la matière, et c’est pour cela qu’il peut seulement se montrer par la matière, tenter les hommes, les manier selon ses désirs sans qu’ils sachent d’où partent les ordres.

Au cours des cultures matérialistes il n’apparaît presque pas, il brouille même la notion de son existence, les hommes sont prêts à nier sa présence ; il réagit en toute sécurité, invisiblement, semblable à celui qui n’a pas bu parmi les ivrognes. Tandis que dans les cultures spiritualistes et les abnégations matérielles, il ne peut plus se camoufler, il se fait visible. Le jeûne le contraint à apparaître tel qu’il est en sa nature pure. D’une certaine manière, il arrache le manteau des choses visibles, les distingue, détruit la confusion, met les choses à leur place.

Celui qui ne jeûne pas, ne discerne jamais la volonté humaine de celle de Satan. Comment le diable profite-t-il des nécessités matérielles ? L’exemple nous en est donné dans la tentation du Christ. Connaissant le cœur miséricordieux de Jésus envers les affamés, il essaie d’exploiter le sentiment de faim de Celui qui accepta d’avoir faim comme tant d’autres, qui expérimenta la famine, pour profiter de ce sentiment corporel mélangé de la pitié infinie du Christ et lui suggérer de transformer les pierres en pain.

Comparez la méthode du tentateur avec la pédagogie du Saint-Esprit dans la vision de Joppé : St Pierre a faim, il prie, le Saint-Esprit profite de cet état corporel, il lui montre en vision des plats défendus qui descendent du ciel, et lui dit : Mange-les. Pierre refuse (épreuve). Le Saint-Esprit dit alors à l’apôtre qu’il est appelé à prêcher l’évangile aux païens.

Satan veut abaisser la force divine vers les désirs et les nécessités. Le Saint-Esprit sublime la faim de Pierre, veut lui faire surpasser l’esprit limité, trop attaché à la loi, réclame l’acte libre pour le fondement d’une Eglise de païens. Le tentateur s’acharne à soumettre la Parole divine au pain matériel, l’Esprit soumet le pain à la Parole divine, le premier propose le chemin facile, le Second le difficile, le premier le monde sans effort, le Second le plus grand effort.

Mais si le jeûne est nécessaire à l’homme pécheur, comment peut-il l’être à Jésus en qui tout est harmonie, à qui tout est soumis : le corps à l’esprit, l’esprit à Dieu ? Doit-on penser que Jésus était incliné aux faiblesses de la chair ?

Non, Jésus a pris le péché des mondes, ainsi que l’annonça déjà Jean le Baptiste, librement, et librement Il accepte toutes les misères de l’homme, restant Lui, sans péché ; étant en sainteté, Il n’était pas incliné vers la chair, ni soumis à ses désirs. Par Son jeûne, Il communique au jeûne la force victorieuse contre Satan. Avant Sa tentation, les jeûnes et les autres pratiques distinguaient Satan de la matière derrière laquelle il se camouflait et trompait le monde, sans avoir la force de le combattre. Par Sa tentation le Christ révèle la présence invisible du prince du mal ; de même fera-t-Il avec la Croix qui jettera Satan dans la panique. Le Jeûne au désert et la Tentation ont transformé notre faiblesse en notre force. A travers la matière, l’homme était vaincu par Satan (péché originel, désir égoïste de puissance), par la matière Satan sera vaincu.

LES MATÉRIALISTES VAINCRONT-ILS LE CHRIST ?

Ne doit-on pas comprendre alors qu’après la tentation les matérialistes vaincront le Christ ? Est-ce possible ?

Non, car les cultures matérialistes ne possèdent pas la force de la matière, elles en sont les serviteurs et soumettent leur esprit, leur génie à la prospérité matérielle. Ce sont les plus aveugles.

Les spiritualistes qui méprisent la matière, car leur état est celui de ceux qui jeûnèrent avant le Christ, distingueront le sentiment de la matière, mais n’auront pas la force de la combattre et tomberont sous son joug, tandis que ceux qui maîtrisent la matière en Christ, L’ayant, Lui, à leur tête, et Sa tentation comme secours, remporteront la victoire.

LES TROIS TENTATIONS

Pendant quarante jours Jésus fut tenté, mais trois de Ses tentations Il les transmit à Ses apôtres, afin de nous mettre en garde, prévoyant que Ses disciples et ceux qui s’uniraient à Lui les subiraient.

Analysons-les.

La première est celle des hommes désireux d’annoncer l’évangile du salut. Voyant le monde dans la misère physique, la détresse, affamé, pauvre, malheureux, ils veulent avant tout le satisfaire matériellement. Il est difficile de prêcher l’Evangile et de réclamer un effort moral de pénitence à une humanité brisée. D’autre part, il est aussi difficile d’annoncer la foi ; on voudrait donner aux incrédules un argument irréfutable, les obliger à croire par le miracle d’un fait concret, visible à tous. Le tentateur se base sur l’idée que l’homme, d’abord chair et non esprit, est faible, incrédule, qu’il faut tenir compte de son état réel !

Quels sont les pièges de cette conception ?

Le premier est de renoncer à ce qui est le plus noble en l’homme : la liberté, de reconnaître comme un fait accompli et non comme un accident, qu’il est déchu, de colorer de métaphysique ce qui n’est qu’un état. Cette tentation est si fréquente chez tous ceux qui aspirent au « bien de l’humanité », les chefs, les idéalistes patriotes, même ceux qui se réclament disciples du Christ ; le prêtre est souvent fasciné par le désir de réunir le plus possible les malheureux et les perdus autour du Christ, poussé non point à les appeler à un effort de pénitence mais à les soulager physiquement avant tout, leur donnant ainsi les arguments indiscutables, les pressant de l’extérieur vers l’intérieur au nom de leur salut et en les perdant de cette manière. Il brise leur liberté.

La réponse du Christ devrait être gravée sur notre front, dans notre cœur, dans nos pensées : l’homme n’est pas que chair mais esprit et chair et avant tout, il faut nourrir l’esprit. Primauté de l’esprit et de la Parole divine. Et pour que Satan ne puisse critiquer ce texte en répondant : c’est faux, Jésus, car tu n’as pas faim, tu as mangé, le Seigneur jeûne quarante jours et quarante nuits. Il a faim.

Les Chrétiens, au lieu de nourrir les affamés (les uns), ou d’annoncer 1’Evangile le ventre plein (les autres), qu’ils jeûnent et s’ils ne le peuvent, qu’ils ne se justifient point par la charité, qu’ils portent la parole en humilité ! Qu’ils ne basent pas le Royaume du Christ sur la charité matérielle et sur les miracles indiscutables (y compris le socialisme et le scientisme), qu’ils l’établissent sur la Vérité et l’Esprit, sur la foi et l’espoir ; que la charité et les miracles mûrissent comme des fruits de l’âme chrétienne !

LES MIRACLES

Satan voyant que Jésus refuse de soumettre l’esprit à la chair, lui offre de faire des prodiges, mettant ainsi en évidence sa supériorité et démontre que l’esprit et le monde spirituel sont plus forts que les lois de la nature, telle est la culture magique, telle est la seconde tentation. Il propose à Jésus d’ouvrir l’histoire de l’Eglise comme un cercle de miracles, sans respect des lois naturelles.

Jésus contre-attaque : oui, si l’esprit doit précéder la matière, mais si l’esprit domine la matière, on doit aussi la respecter, progresser dans l’humilité sans exiger de Dieu des prodiges : tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.

Accepter le monde et s’élever avec humilité.

LE POUVOIR

Satan constate que Jésus ne se plie pas. Devant cette force et cette fermeté, il ne lui reste à proposer qu’un pouvoir immédiat sur le monde et non sa conversion libre. Combien de disciples du Christ seront tentés de pactiser avec les serviteurs de Satan pour mieux et plus rapidement se rassembler dans l’apostolat !

Jésus le chasse alors : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu Le serviras Lui seul.

Si l’on remarque, en lisant la tentation de Jésus-Christ, comment les propositions de Satan se dénudent de plus en plus, deviennent de plus en plus grossières, il en est tout autrement pour ceux que tente la première tentation. Ils commencent par servir le corps et satisfaire la matière ; dès qu’elle sera satisfaite, l’humanité réclamera autre chose : l’esprit, et le miracle-prodige viendra tout seul. Satan les aidera sans se manifester ouvertement. Alors, sitôt qu’ils seront des bienfaiteurs et dépasseront les lois de la nature en vue de posséder le pouvoir, ils s’inclineront facilement devant le tentateur qui se présentera sous la forme de « vrai chef du monde » en les trompant.

Il débutera par la pitié, il finira par la perte de soi et des autres. Là réside tout le danger de bien faire sans discernement.

LE RETOUR A PARIS

La captivité de l’ancien pionnier de seconde classe, devenu aumônier des prisonniers orthodoxes, a pris fin. Voici, communiqué par son frère aîné, Pierre, le récit de son arrivée :

« Nous n’avions plus de nouvelles directes d’Eugraph depuis longtemps. Ses lettres nous parvenaient par l’entremise de ses amis prisonniers et de quelques Russes habitant Berlin. Nous savions qu’il n’était plus au Stalag IV B, qu’il travaillait dans une usine aux environs de la capitale. Nous savions qu’il était malade. Ma mère et moi-même faisions des démarches pour le faire revenir. On nous promit son retour… pas avant plusieurs mois.

Un soir, on sonne. Nous étions déjà couchés. J’ouvre et me trouve en face de mon frère. La rencontre était tellement inattendue que nous ne la réalisâmes pas. Ma mère demanda même : « C’est Eugraph ? Il rentre, aujourd’hui, plus tôt qu’à l’ordinaire ». Mon frère, en effet, rentrait toujours si tard qu’on l’avait surnommé à Meudon où nous habitions : « Celui qui rentre le lendemain », c’est-à-dire par le dernier train. Ce n’est que quelques minutes après que nous comprîmes que c’était le retour du prisonnier, après la si longue absence !

Eugraph nous raconta alors qu’il avait dû travailler dans une usine, mais que les alertes fréquentes et les déplacements sous les bombardements empêchaient tout travail efficace. Très fatigué, il s’était rendu chez le docteur de l’usine qui, le prenant pour un travailleur français, envoyé en Allemagne en travail obligatoire, s’exclama : « Mais vous êtes exténué, nous n’avons nul besoin d’hommes faibles ici, rentrez en France ! »

Le lendemain, à Versailles notre Préfecture, les autorités françaises lui remirent un costume civil ; cela nécessita de longues démarches et l’obligea, une fois de plus, à rentrer tard dans notre foyer.

Une nouvelle période de vie allait commencer pour le Père Eugraph, pleine d’épreuves, douloureuse, mais en même temps glorieuse. »

L’invité de Dieu qu’on n’attend pas était de retour.

Fin du premier tome

[1]. Young Men Christian Association. Association protestante américaine fondée à la fin du XIXe siècle. Elle était présidée à l’époque par le Docteur John Mott, ami de l’Orthodoxie, le Docteur Mott avait aidé l’Institut russe Saint-Serge dans ses débuts.

[2]. Vincent Bourne, La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert, Labor et Fides, Genève, 1966, 339 p.

[3]. Q.V.I.W., p. 20.

[4]. De son vrai nom, Alfred Loisy (1857-1940). Professeur d’Ecriture sainte à l’Institut catholique de Paris, il est congédié pour ses idées modernistes. Il quitte l’Eglise romaine et enseigne à l’Ecole pratique des hautes études et au Collège de France.

[5]. Lucien Laberthonnière (1860-1932). Oratorien, directeur de l’école Massillon et du collège de Juilly.

[6]. Jules Auguste Lemire (1853-1928). Ordonné prêtre en 1878, chanoine, professeur à l’institut Saint-François d’Assise d’Hazebrouck. Député du Nord de 1893 à 1914 sous l’étiquette « chrétien démocrate » ; maire d’Hazebrouck à partir de 1914. Auteur de nombreux ouvrages sur les réformes sociales L’habitat dans la Flandre française, Le cardinal Manning et son action sociale, Le catholicisme en Australie, Le travail de nuit des enfants dans les mines…

[7]. Eugraph Kovalevsky (1790-1867), ministre de l’Instruction publique. Egor Kovalevsky (1809-1868), défenseur de l’indépendance du Monténégro, fondateur de la Société russe des gens de lettres, écrivain, diplomate, voyageur. Maxime Kovalevsky (1851-1916), sociologue et historien, membre de l’Académie des sciences morales et politiques française. Sophie Kovalevsky (1850-1891), mathématicienne.

[8]. Eugraph Kovalevsky (1865-1941). Etudes à la Faculté de droit de Moscou. Président de la section russe de l’enseignement à l’Exposition universelle de Paris (1900). Initiateur des lois de l’enseignement général. Député à la Douma (1907-1917). Un des initiateurs du concile de l’Eglise russe (1917-1918). Chargé par le ministère français de l’Instruction publique de l’enseignement secondaire russe en France.

[9]. Inna, avec Pinna et Rimma sont trois jeunes martyres de la fin du premier siècle. D’origine slave ou scythe, elles périrent attachées à des pieux enfoncés dans la glace sur le bas Danube.

Les Strekalov, famille de noblesse grand-russienne. Un Strekalov est secrétaire particulier de la Grande Catherine, un autre membre de l’ambassade envoyée par l’impératrice Elisabeth à Louis XV en 1756.

[10]. Eglise construite avec les offrandes du peuple, sur le lieu de l’assassinat de l’empereur Alexandre II.

[11]. Marc Sangnier (1873-1950). Fondateur du Sillon, puis de l’Eveil démocratique ; inspirateur du parti démocrate chrétien. Après la condamnation du mouvement du Sillon, il se soumet et fonde la ligue de la Jeune République. Il est interné pendant l’occupation allemande.

[12]. « Jeune Garde », véritable chevalerie des temps modernes. « Le désir de travailler d’une façon absolument désintéressée pour l’honneur du Christ et pour le bien du peuple » devait seul pousser un jeune homme à en faire partie.

[13]. Prince Félix Youssoupov, comte Soumarokov, né à Pétersbourg le 23 mars 1887, mari de la princesse Irène de Russie, cousine du tsar, décédé à Paris. Quelques mois avant sa mort, il demande à rencontrer Mgr Jean de Saint-Denis. Ce dernier se rend auprès de lui, mais malgré le désir du prince il ne veut pas prolonger cette relation, péniblement gêné de ce qu’il ne semble pas mesurer l’ampleur de son geste du passé. Ses compagnons étaient le Grand-duc Dimitri, cousin du tsar, et Vladimir Pourichkevitch, député d’extrême droite à la Douma.

[14]. Nom donné au gouvernement jusqu’en mars 1946. A partir de 1946, le gouvernement soviétique prendra le nom de Conseil des ministres de l’U.R.S.S.

[15]. Correspond au Ministère des affaires des nationalités non russes.

[16]. Cette phrase est rapportée dans plusieurs biographies de Lénine. C’est ce que Lénine répondit lorsqu’on l’accusa d’être un agent de l’Etat-Major allemand, d’avoir reçu des crédits de l’Allemagne, voyagé dans un wagon plombé à travers l’Allemagne, en pleine guerre, et profité de cet argent pour combattre le régime impérial russe.

[17]. Fondée en 1922, avec l’appui du gouvernement communiste, pour combattre de l’intérieur l’Eglise russe patriarcale. Entièrement dévouée aux autorités communistes, elle eut sa période de prospérité en 1922-1923. Affaiblie lors de la libération du Patriarche, elle déclina à partir de 1927, après l’accord du Métropolite Serge (futur Patriarche Serge) avec le gouvernement,

[18]. Métropolite Antoine (Khrapovitsky) de Kiev (1863-1936), parent par alliance de la famille Kovalevsky. Ancien archevêque de Kharkov, puis métropolite de Kiev, il devient chef de l’Eglise russe hors frontières. Grand théologien, il restaure, au début du XXe siècle, la vie monastique en Russie et réforme l’enseignement théologique.

[19]. Comte André Szeptieki (1865-1944). Métropolite de Lvov et chef de tous les uniates de Galicie. Prélat de grande valeur, il défendit les orthodoxes de Pologne, persécutés par le gouvernement militaire à la veille de la deuxième guerre. C’est une figure vénérée dans les milieux orthodoxes.

[20]. La « prosphora » est le pain liturgique des Eglises orthodoxes, dans lequel est découpé « l’Agneau », c’est-à-dire la partie qui sera consacrée au cours de la Liturgie. Le pain qui reste est distribué comme pain bénit.

[21]. Archevêque Théophane (Bystrov) de Poltava (1874-1940). Théologien éminent, il eut l’imprudence de recommander à l’impératrice le guérisseur Grigory Raspoutine. Il s’en repentit toute sa vie, émigra en Bulgarie en 1920, puis en France à Clamart. Il passa ses dernières années dans la solitude et la prière, à Limeray (Indre-et-Loire) chez deux vieilles amies russes. Il est enterré au cimetière de Limeray.

[22]. Mgr Benjamin (Fedtchenko), ancien évêque de Sébastopol, émigré un certain temps en France, devient Exarque de Moscou en Amérique, puis retourne en Russie où il est nommé Métropolite de Riga. Entre 1925 et 1931 il est protecteur de l’Institut de théologie Saint-Serge de Paris, où il enseigne la Liturgie. En 1931 il reste attaché au Patriarcat de Moscou comme évêque des paroisses fidèles au Patriarcat.

[23]. Wilfred Monod (1867-1943). Pasteur à l’Oratoire de Paris dès 1907, professeur à la Faculté de théologie de Paris. Prédicateur remarquable, il jouit d’une grande renommée et fonde l’Ordre des veilleurs. Auteur de Silence et prière (1899), Du protestantisme (1929), La nuée de témoins (1929), Après la journée (1938)…

[24]. Annie Besant (1847-1933), fondatrice de la théosophie Leadbeater, évêque théosophe, contemporain d’A. Besant.

[25]. Jacques Lefèvre d’Etaples (1450-1537), théologien français, précurseur de Calvin. Guillaume Briçonnet (1472-1534), évêque de Meaux.

[26]. Archevêque Euloge (Guéorguievsky) (1868-1946). Ancien archevêque de Volynie, il devient en 1922 Métropolite des Eglises orthodoxes russes en Europe occidentale. Recteur de l’Institut de théologie Saint-Serge dès la fondation de ce dernier en 1925-. Après un conflit avec le Patriarche Serge de Moscou, il est nommé exarque du Patriarche œcuménique de Constantinople. Il retourne à l’Eglise-Mère en 1945.

[27]. La Maison russe de Sainte-Geneviève-des-Bois fut fondée vers 1927 par la princesse Véra Mestchersky. Son cimetière est devenu celui des Russes en général. A mi-chemin entre le cimetière et les gares de Saint-Michel-sur-Orge et de Sainte-Geneviève-des-Bois, se trouve la grotte où venait prier Madame Geneviève.

[28].L’influence du grand Patriarche de Constantinople fut si profonde sur le frère Eugraph et la Confrérie, qu’il nous semble indispensable de donner une brève biographie de saint Photius. Né à Constantinople, il est d’abord proto secrétaire de l’empereur Michel et bibliothécaire (chartophylax) de Sainte-Sophie. A Noël 857, il est élu Patriarche à la place d’Ignace, et il reçoit tous les ordres en six jours. En 861, un synode se réunit pour juger le cas d’Ignace, qui n’était pas théologien mais fils d’empereur. Rome acquiert la fausse conviction que Photius est un usurpateur. Le pape Nicolas 11, l’excommunie. Au synode de 867, Photius blâme le pape Nicolas d’intervenir dans les affaires intérieures de l’Eglise byzantine.

Basile exile Photius et rétablit Ignace. Ce dernier rassemble un concile qui dépose Photius. Ignace meurt, et un nouveau concile réhabilite Photius dans ses fonctions.

La même année, lorsque Basile, usurpateur du trône de Michel,. se présente à Sainte-Sophie, le Patriarche lui en refuse l’entrée par ces mots : « Vous êtes indigne d’approcher des Saints Mystères, vous qui avez encore les mains souillées du sang de votre roi ! D.

Photius adresse aux évêques d’Orient une lettre dans laquelle il signale les erreurs de l’Eglise romaine, qui condamne le mariage des prêtres et qui fait procéder l’Esprit Saint du Père et du Fils (le Filioque). Le pape exige de Photius une rétractation ; celui-ci persiste dans ses opinions. Le pape l’excommunie à nouveau.

Photius pensait que l’autorité dans l’Eglise et les décisions sur les dogmes divins reviennent tout d’abord aux cinq Patriarches : Rome (primauté d’honneur en tant que capitale de l’Empire), Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem.

Un nouvel empereur, Léon, exile Photius en Arménie où il termine ses jours dans un monastère.

Eminent théologien, Photius est le savant le plus illustre de son siècle.- Outre ses lettres, beaucoup de ses œuvres ont été conservées Bibliotheca, Lexikon graecum, Traité contre les nouveaux manichéens ou les pauliciens, Nomocanon, Adversus latinos de processione Spiritus Sancti…

[29]. Secrétaire.

[30]. Archiprêtre Nicolas Sakharoff (1869-1951), second prêtre, puis supérieur de la cathédrale Saint Alexandre Nevsky (rue Daru) ; professeur de religion (catéchisme) d’Eugraph Kovalevsky au lycée russe.

[31]. Georges Kolémine, secrétaire d’ambassade à Madrid, auteur de plusieurs ouvrages théologiques et apologétiques. Il prit une part très active aux affaires religieuses dans les années vingt et s’appliqua à faire connaître l’Orthodoxie en Occident.

[32]. Vicomte Serge d’Hotman de Villiers, orthodoxe de naissance par sa mère, étudiant et condisciple d’Eugraph Kovalevsky à l’Institut de théologie Saint-Serge. Professeur de grec et de latin, auteur de Lumière d’Orient, Iltraduit en français une grande partie des offices et des œuvres mystiques orthodoxes.

[33]. Wladimir Lossky (1903-1958), fils du philosophe Nicolas Lossky. Né à Goettingen, il fait ses études à la Sorbonne et devient Français. Théologien éminent, il est doyen de l’Institut orthodoxe français Saint-Denys de Paris. Auteur de La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, La procession du Saint Esprit, La vision de Dieu, A l’image et à la ressemblance de Dieu. Sathèse, intitulée Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, est publiée après sa mort,

[34]. Encyclique des Patriarches d’Orient du 6 mai 1848 : exposé de la foi orthodoxe envoyé au Pape Pie IX. Le texte fondamental définit le rôle des laïcs dans l’Eglise : « Tout le peuple est gardien de la Foi. » Le Métropolite Philarète (Drozdov) de Moscou prit une part active à l’élaboration de ce document, dernier en date pour l’ensemble des Eglises orthodoxes.

[35]. Epître de Sa Sainteté Anthime VII (1895) à propos de l’Encyclique de Sa Sainteté Léon XIII, Pape de Rome, appelant tous les chrétiens à l’union : (Extraits)

[36]. Opinions théologiques.

[37]. Père Lev (Léon) Gillet, français, diacre et prêtre par le Métropolite ukrainien uniate, André Cheptitsky, réuni à l’Eglise orthodoxe sur simple confession de foi. Rédacteur du feuillet La Voie, premier recteur de la première paroisse française de rite oriental à Paris. Remarquablement cultivé, il passe au Patriarcat œcuménique et signe ses écrits : un moine d’Orient. C’est lui qui, en 1936, met en rapport Mgr Louis Winnaert avec Constantinople, puis avec Eugraph Kovalevsky.

[38]. Aimé-François-Wladimir Guettée (1816-1892), théologien et historien français. Il est ordonné prêtre de 1’Eglise romaine en 1839. Il étudie l’histoire de l’Eglise, se lie d’amitié avec le Supérieur de la cathédrale russe de Paris, et devient prêtre orthodoxe en 1861. Il reçoit du Saint Synode de l’Eglise russe le titre de docteur en théologie. Malgré son désir d’être enterré en Russie, il est enterré au cimetière des Batignolles. Il est l’auteur d’uneHistoire de l’Eglise de France en 12 volumes, d’un catéchisme orthodoxe, de mémoires, de nombreux articles, etc.

[39]. Mgr Louis Duchesne (1843-1922). Professeur d’archéologie et d’histoire ecclésiastique. Directeur de l’Ecole française de Rome (1895). Erudit et liturgiste. Auteur de : Le Liber pontificalis en Gaule au vie siècle, Les origines du culte chrétien, Histoire ancienne de l’Eglise, Les institutions liturgiques, etc. Elu à l’Académie française en 1910.

Dom Fernand Cabrol (1855-1937). Prieur de Saint-Pierre de Solesmes, puis Abbé de Farnborough (Angleterre). Il entreprend un important Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, continué par Dom Leclercq. Grand liturgiste, il contribue par ses travaux au mouvement de restauration liturgique du XXe siècle. Préconise la fixation de la date de Pâques, ainsi que la réforme du calendrier.

Dom Paul Cagin (1847-1923). Un des maîtres de la science liturgique. Auteur de : Te Deum ou Illatio, L’eucharistia, canon primitif de la messe ou formulaire essentiel et premier de toutes les liturgies. L’Anaphore apostolique et ses témoins, Le Sacramentaire gélasien d’Angoulême, etc.

[40]. L. A. Hoppe, liturgiste allemand du xix° siècle ; spécialiste de 1’Epiclèse Die Epiclesis der griechischen und orientalischen Liturgien und der rômische Consekrations Kanon, 1864.

Max de Saxe, prêtre bénédictin, célèbre liturgiste allemand, professeur à l’Université de Fribourg en Suisse. A fait connaître la liturgie orthodoxe en Occident. Auteur de Les liturgies orientales.

[41]. Jacques Maritain (1882-1973), disciple de Léon Bloy, professeur de philosophie, ambassadeur de France au Vatican. Champion du néothomisme, il combat vivement le bergsonisme. Passe les dernières années de sa vie au couvent des Petits frères de Jésus à Toulouse où il meurt en avril 1973. Auteur de La philosophie bergsonienne, Art et scolastique, Primauté du spirituel, Les Juifs parmi les nations, De la justice politique, Le paysan de la Garonne, etc.

[42]. Nicolas Nabokov, musicien, compositeur.

[43]. Gabriel Marcel (1889-1973), philosophe et écrivain existentialiste chrétien. Administrateur de l’Institut orthodoxe français Saint-Denys de Paris.

Jean Cocteau (1889-1963), écrivain, peintre, maquettiste.

Daniel-Rops (Henri Petiot dit) (1901-1965), romancier, historien.

Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe et écrivain, fonde en 1932 la revue Esprit. Frappé par la primauté de la personne humaine, il élabore sa doctrine du personnalisme. Auteur de : Pacifistes ou bellicistes, Le chrétien devant le problème de la paix, L’affrontement chrétien, Qu’est-ce que le personnalisme?

[44]. Jean Daniélou (S.J.), historien, théologien, doyen de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris. Il est créé cardinal en 1969, et meurt à Paris en 1974.

[45]. Alexandre Blok (1880-1921), un des grands poètes russes du début du xx° siècle.

Anna Akhmatova (1888-1966), la plus célèbre poétesse russe des dernières décennies.

Valéry Brussov (1873-1924), poète symboliste russe.

André Bély (1880-1934 – de son vrai nom : Boris Bougaïev), poète et écrivain symboliste.

Paul Florensky (1882-1943), un des plus éminents théologiens russes du XXe siècle. Ordonné prêtre en 1911, il soutient sa thèse, intitulée La vérité spirituelle, en 1912 et devient professeur à l’Académie de théologie. Esprit universel, autant mathématicien que théologien, il est chargé de tâches importantes dans le domaine de la construction des centrales électriques. Arrêté en 1933, il passe dix ans, en Sibérie, séjourne à Solovki et meurt d’inanition à l’hôpital du camp. Auteur de : Pilier et fondement de la vérité, Essai de théodicée orthodoxe, Analyse des perspectives et des distances dans les œuvres d’art, La philosophie du culte, Les valeurs imaginaires en géométrie, etc.

[46]. Denis de Rougemont, écrivain suisse d’expression française. S’intéressant aux plus hautes aventures de l’esprit, il est hanté par le problème de notre civilisation. Auteur de : L’amour et l’Occident, Le journal des deux mondes, L’aventure occidentale de l’homme, etc.

[47]. Nicolas Berdiaeff (1874-1948), philosophe, professeur à la Faculté de philologie de Moscou, doit quitter la Russie en tant que penseur religieux. Il se fixe en France à Clamart où il est mort. Il a exercé une grande influence sur la pensée en Europe occidentale. Auteur de : La philosophie de la liberté, Un nouveau Moyen âge, Christianisme et réalité sociale, L’homme et la machine, etc.

[48]. Auguste Jundt (1848-1890), historien et professeur de théologie à Paris. Auteur d’une série d’études sur le mysticisme du Moyen âge : Essai sur le mysticisme spéculatif de Maître Eckhart, Les amis de Dieu, L’apocalypse mystique du Moyen âge…

[49]. Edouard Herriot (1872-1957), maire de Lyon pendant cinquante ans. Agrégé de lettres, sa popularité est liée à son éloquence, sa culture encyclopédique, son sens de l’humain. Plusieurs fois ministre et président du conseil. Auteur de La porte océane, Lyon n’est plus, Madame Récamier et ses amis, etc.

[50]. Tikhon, premier patriarche élu de l’Eglise russe, il gouverne l’Eglise russe de : 1917, jusqu’à sa mort (1925). Confesseur de la foi, il est emprisonné -et lutte contre « l’Eglise Vivante » (voir note 17).

[51]. Mitrophane de Voronège, un des grands Saints russes du XVIIO et du dé• but du XVIIIO siècle. Collaborateur de Pierre le Grand. Canonisé en 1832.-

[52]. Basile Bolotov (1854-1900), historien de l’Eglise et grand spécialiste de l’histoire des Eglises orientales.

[53]. Michel Belsky (1884-1963), né en Russie, fait prisonnier par les Polonais, évacué en Allemagne, réfugié à Paris, ordonné prêtre en 1933 dans le Patriarcat de Moscou (église des Trois Docteurs) par l’évêque Benjamin, reçoit en 1937 Irénée-Louis Winnaert dans l’Orthodoxie, s’occupe activement à partir de ce moment de l’Orthodoxie occidentale et soutient le Père Eugraph dans son action. Arrêté par la Gestapo en 1942, il est condamné à sept mois d’emprisonnement.

Il est élevé au grade d’archiprêtre en 1945 et gratifié de la mitre.

[54]. Séraphin Rodionov (Wladimir), né à Moscou en 1905, arrive à Paris en 1927. Ordonné prêtre en 1939, il est sacré à Leningrad par le Patriarche Pimène le 19 décembre 1971, et nommé évêque de Zurich et évêque vicaire pour l’Europe occidentale. D’un esprit particulièrement ouvert, il comprend et aime l’Occident où il prêche l’Orthodoxie.

[55]. P.O., N° 3, 1968.