La Quête de la Vérité d’Irénée Winnaert

La Queste de VÉritÉ

Irénée Winnaert

Modernisme, Œcuménisme, Orthodoxie
Extraits

A Serge le Grand
et au Métropolite Anastase,
porteurs de l’Orthodoxe universelle

AVANT- PROPOS

La parution du livre La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert nous semble d’une actualité exceptionnelle. En effet, en face des réformes des derniers papes et du Concile Vatican II, Mgr Winnaert ( 1880-1937 ) dont ce livre raconte la queste héroïque, appa­raît comme un prophète. Dès l’âge du séminaire jusqu’à la fin de sa vie, il travaille au renouveau liturgique, plaçant la liturgie au centre de la vie ecclésiastique. Plus de trente ans avant la restauration des solennités pascales par Pie XII, il chante dans son église, le soir du Samedi Saint, l’exultet en français. Quarante ans avant le Concile Vatican II, il revient à la communion sous les deux espèces et célèbre en langue vulgaire.

Son manifeste de 1918 présente un schéma ecclésial qui préconise la décentralisa­tion et la collégialité des évêques. Il réclame de la hiérarchie « une autorité qui dilate les coeurs et ne comprime point les consciences ». Cette phrase ne pourrait-elle servir d’épigraphe aux séances des « pères » de Vatican II ?

Le problème judéo-chrétien, dont l’ampleur s’est affirmée après la dernière guerre, fut proche aussi de son coeur. Précédant de loin Jean XXIII, il supprime dans la clausule litanique pour les Juifs du Vendredi Saint le qualificatif « perfides ». Il assiste avec respect et émotion au Yom Quipour et la synagogue libérale priera pour lui après sa mort.

Sitôt les premières manifestations de l’oecuménisme, il entre en rapport avec les inspirés de ce mouvement et organise en son église des réunions oecuméniques, le soir de Pentecôte.

Ancré dans la théologie paulinienne, il prêche le salut de toute créature par le Christ, car il aime ce cosmos qui attend « avec des gémissements inénarrables la liberté glorieuse des enfants de Dieu ». Sans être « teilhardien », son christianisme est cosmique.

L’Occident actuellement commence à découvrir l’Orthodoxie ; lui, en 1936, se convertit. Ame orthodoxe de naissance, sa foi est axée sur la résurrection joyeuse et victorieuse du Christ.

Le lecteur trouvera de multiples rapprochements entre la pensée de Mgr Winnaert et les temps actuels. Héraut des problèmes d’aujourd’hui, son regard annonciateur s’enfonce dans l’avenir.

L’actualité de sa personne et de son œuvre, voilà l’argument majeur de cet ouvrage remarquable.

Sa vie poignante est l’exode d’une conscience implacable, un pèlerinage d’amant de la Vérité vivante, le Christ. Malgré, ou plutôt à cause de sa vision universelle et de sa confiance en l’homme, il souffre l’incompréhension et la solitude. La solitude de son âme catholique rappelle celle d’un Basile le Grand ou d’un Maxime le Confesseur, et sa voie terrestre demeure le symbole de tous ceux qui préfèrent l’idéal à la carrière, le bien commun au bien propre, le salut de « tout en tous » à l’assurance personnelle.

Solitude spirituelle ne signifie pas isolement et mépris du monde ; le coeur pastoral de Mgr Irénée ressent tous les événements de son époque pour laquelle il sacrifie sa vie. A travers sa pensée, nous rencontrons le socialisme chrétien du Sillon, le conflit moral suscité par la Grande Guerre, nous côtoyons le Modernisme sous ses différents aspects, les mouvements spiritualistes, nous entrons en contact avec les mondes catholique-romain, protestant, anglican, vieux-catholique, israélite… pour communier, enfin, à l’Orthodoxie, à l’Eglise des martyrs de Russie.

Voici quelques-unes des figures qui traversent sa route: l’abbé Lemire, Marc Sangnier, le père Laberthonnière, le pasteur Wilfred Monod, Mgr Soederblom, Annie Besant, le pasteur Ugo Janni, le cardinal Dubois, Aimé Pallière, le métropolite Euloge, le père Serge Boulgakoff.. le patriarche Serge.

La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert est, on peut le dire, une fresque historique du christianisme entre les deux guerres, christianisme dont nous sommes les fils légitimes.

A tout cela, s’ajoute pour l’historien une valeur inestimable. L’auteur nous livre une documentation très riche et inédite qui, sans lui, aurait été inconnue et oubliée. Nous lui sommes profondément reconnaissants de ce labeur difficile. Il n’a pas adouci les ombres, ni craint la complexité d’une vie humaine et de son évolution historique.

La queste de Mgr Winnaert pose le problème de savoir si l’Orthodoxie est une forme de christianisme oriental ou un message universel ? En effet, sa conversion à l’Orthodoxie bouleverse des habitudes millénaires et ouvre des horizons nouveaux. Ce ne sont ni la splendeur des rites orientaux, ni la théologie des Pères grecs qui l’atti­rèrent, mais la fidélité de l’Orthodoxie à l’Eglise indivise. Il est émerveillé de son mes­sage universel, de sa vision ecclésiale et dogmatique qui donne une réponse dynamique aux exigences modernes. Adhérant au sol natal, Mgr Irénée sauvegardera attentive­ment dans son Eglise les formes liturgiques et canoniques occidentales. Son orthodoxie est, en vérité, la solution du dialogue catholique évangélique.

Curieusement, sans même s’en rendre compte, il déplace par sa vie le problème de l’union entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Ce problème ne sera plus posé par le conflit de deux civilisations : orientale et occidentale, deux fractions ethniques et géo­graphiques face à face, mais par deux visions différentes du christianisme, chacune pouvant s’appliquer aussi bien à l’Orient qu’à l’Occident et plongeant au cœur de l’Eglise traditionnelle. Il ne s’agit plus d’être « latin » pour se sentir catholique romain. ou « grec » pour se sentir catholique orthodoxe, il s’agit d’être chrétien et de penser « catholiquement, orthodoxement ».

Ecrit dans un style vivant, pur, direct, imagé, rapide, condensé, ce livre est émouvant. L’auteur, au moyen de nombreuses citations des écrits de Mgr Irénée Winnaert, nous donne l’amitié d’une intelligence de large synthèse, nuancée, puissante, dépourvue d’agressivité, survolant et le « progressisme » et « l’intégrisme », grâce à la stabilité vivante d’une foi authentique et d’une attention compatissante aux palpitations de l’âme contemporaine.

En terminant ce bref avant-propos, nous remercierons l’auteur de son travail et nous appelons sur lui la bénédiction de la Divine Trinité.

Jean Kovalevsky

évêque de Saint-Denis.

* * *
PRIÈRE A DIEU

Je t’invoque, Seigneur, toi qui es le Père de notre Seigneur Jésus-Christ; ô Dieu, dans ta miséricorde infinie, tu as bien voulu que nous apprenions à te connaître; tu as fait le ciel et la terre, tu es le souverain Seigneur de toutes choses, seul tu es le Dieu véritable, au-dessus il n’en est point d’autre.

Par notre Seigneur Jésus-Christ et les dons de l’Esprit Saint, donne à tous mes lecteurs de te connaître, parce que seul tu es Dieu; affermis-les en toi, détourne-les de toute doctrine hérétique et impie dont Dieu est absent.

Saint Irénée de Lyon (Adversus Haereses)

CHAPITRE I
L’EXODE
L’ENFANCE

La lampe de Dieu n’était pas encore éteinte et Samuel était couché dans le sanctuaire du Seigneur, là où se trouvait l’arche de Dieu. Le Seigneur appela: Samuel! Samuel! Il répondit : Me voici! et il courut près d’Eli et dit: Me voici, puisque tu m’as appelé. Je ne t’ai pas appelé, dit Efi, retourne te coucher. Il alla se coucher. Le Seigneur recommença d’appeler : Samuel ! Samuel ! Il alla prés d’Eli et dit : Me voici puisque tu m’as appelé. Je ne t’ai pas appelé, mon fils, dit Efi, retourne te coucher. Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur et la parole du Seigneur ne lui avait pas encore été révélée. Le Seigneur recommença d’appeler Samuel pour la troisième fois. Il se leva et alla près d’Eli et dit: Me voici, puisque tu m’as appelé. Alors, EU comprit que c’était le Seigneur qui appelait l’enfant. I Sam. 3, 3 – 8

Nous ne pouvons décrire le Dunkerque où le 4 juin 1880 naquit le Serviteur de Dieu : Louis-Joseph-Marie-Charles-Irénée Winnaert, fils de Louis-Marie-Désiré Winnaert et de Marie-Joséphine Messemaecker, car nous n’avons fait dans cette ville qu’un séjour de quarante-huit heures et, depuis, les bombardements massifs de 1940 l’ont considérablement modifiée.

Nous écoutons alors dans notre cœur, et cette ville flamande surgit des nom­breuses histoires que nous contait Mgr Irénée. La voici, toute plongée dans ses sou­venirs d’enfance, solidement enveloppée par la vie familiale, rythmée de vieilles coutumes ; la voici, avec les sifflements des sirènes qui ne permettent pas d’oublier le large, l’odeur – le samedi soir – de la soupe aux cosses de cacao, l’apparition dominicale de la pâtisserie au sortir de l’église Saint-Eloi, la porte étroite du Bazar Somigliana ouvrant sur les profondeurs extraordinaires, le collège particulièrement aimé où s’éveilla la transformation de l’âme, la chapelle des Dunes aussi intime que la main paternelle et, enfin, sur la place, la statue de Jean Bart, corsaire du roy, allié de sa famille.

Au 12, rue des Vieux-Remparts, Marie-Joséphine est en couches. Elle a vingt ans et c’est son premier enfant qui doit naître. Toute la famille l’entoure et attend. Nous sommes le vendredi 4 juin 1880, fête du Sacré-Cœur. Marie souffre beaucoup mais elle arrive à prier : « Mon Dieu, faites qu’il naisse le jour de votre fête ! Mon Dieu, accordez-le-moi ! » A minuit moins cinq, l’enfant vient au monde. Il est inanimé et si chétif que grand-maman Winnaert s’écrie : « Dat is een vogel voor de kat! (C’est un oiseau pour le chat !) » La sage-femme le secoue, le frictionne et Louis pousse son premier cri. Une grande joie parcourt la famille. Marie ferme les yeux : son fils est né le jour de la fête du Sacré-Cœur.

Comme rien n’appartient au hasard devant la face du Très-Haut, nous croyons utile de nous arrêter sur cet événement : Louis Winnaert naît le jour de la fête du Sacré-Cœur, fête pour laquelle il n’eut jamais d’attirance et sur laquelle, au con­traire, il faisait des réserves.

Le culte, relativement récent, du Sacré-Cœur, ignoré de l’Eglise antique et de l’Eglise orthodoxe, combattu par les traditionalistes qui voyaient en lui l’unité di Christ brisée anatomiquement, est mystérieux. Il apparaît après la rupture de Rome d’avec l’Eglise indivise, au XIIIe siècle, cette époque où les grandes écoles scolastiques forgèrent une théologie gothique, la substituant à celle des Pères. C’est Gertrude, une sainte bénédictine, que l’apôtre Jean, le disciple bien-aimé et théologien, apparaît, lui disant : « Le langage des bienheureux battements du cœur de Jésus que j’ai entendus lorsque je reposais sur sa poitrine, était réservé pour les derniers temps, alors que le monde vieilli et refroidi dans l’amour divin devra se réchauffer à la révélation de ces mystères. » Cette révélation, d’aspect johannique rapproche de manière inattendue l’origine du culte du Sacré-Cœur, de la pensée des disciples du prophète de Calabre, Joachim de Flore (celui-ci voyait en Jean l’apôtre des derniers temps, prenant la place de Pierre) et rappelle la nostalgie johannique qui poussa tant d’hommes du moyen âge à entreprendre un voyage périlleux pour retrouver le royaume où Jean vit toujours. Enfin, elle évoque ceux qui, avec Innocent III, voulurent discerner en l’Eglise d’Orient, Jean tendant la main à Pierre de l’Eglise d’Occident. Ce culte du Sacré-Cœur ne cessera d’ailleurs de grandir dans la piété romaine et atteindra son apogée aux temps modernes. Tout est énigmatique en lui. A l’encontre des grandes fêtes de l’Eglise, il ne plonge pas ses racines dans des faits évangéliques (Noël, baptême, résurrection, etc.), semblable à son frère : le culte du Corps du Christ, né à la même époque. Il est inspiré par des révélations de saints et de mystiques et non par la Révélation. Ces deux cultes engendreront, peu à peu, cette piété choquante de fidèles disant : « Fête-Dieu pour l’eucharistie, le « Bon Dieu » pour les Saintes Réserves ou le « Sacré-Cœur pour désigner les images du Christ.

Le particularisme du Sacré-Cœur, trop accentué pour un esprit catholique éveille une gêne chez les chrétiens non romains et chez certains romains eux-mêmes. Pourtant, son développement uniquement réservé à la branche romaine du christianisme, exhale quelque chose de prophétique. Oui, c’est sur le plan prophétique qu’il nous faut chercher son sens et sa justification. Nous le voyons, alors, se manifester comme un signe complémentaire, un contrepoids à la théologie rationnelle l’indication pressante du ciel que la vraie connaissance réside dans le cœur. Toute la Bible le répète : le cœur est l’organe de la connaissance. La vraie prière doit conformer le rythme de notre cœur à celui du cœur du Christ. Le cœur du Christ, Dieu-homme pleinement, est le centre mystérieux de l’Eglise, le temple de l’Esprit Saint. Si le cœur aimant s’oppose à la connaissance, il est une hérésie, s’il est source d’amour et de connaissance, il est vérité. Le Sacré-Cœur est une parabole de retour à la Tradition vivante, et c’est vers ce cœur divin d’où s’écoule la Tradition toujours neuve et éternelle que tendra la vie de Louis Winnaert.

« Petit Louis » a quatre ans. Un après-midi, la bonne installée auprès de l’escalier nettoie les beaux cuivres qu’elle dispose ensuite sur les marches. Louis regarde ces éclairs d’or dans la lumière affaiblie du vestibule et soudain cela évoque un autel. Il court chez sa grand-mère et lui demande avec ferveur : « Une séviette sul dos pour faire Mosieu l’Curé! » Et il ajoutait, après nous avoir dit cette anecdote : « Grand-maman me donna de suite la serviette… c’est le plus ancien souvenir… de vocation. »

Un matin où il s’est lavé les mains en se haussant sur la pointe des pieds, il s’approche de la maîtresse et lui dit comme à l’ordinaire : « Madame, essuyez mes mains. » Mais la maîtresse le regarde et lui répond : « Vous êtes assez grand main­tenant, Louis, pour le faire tout seul. » Louis, d’abord, est vexé, puis son cœur se serre singulièrement: tout seul! Désormais, faudra-t-il faire les choses tout seul ?

Dans son lit, il ne s’endort pas de suite. Il rêve, il rêve à des choses vagues et lumineuses. Ensuite, il tire des plumes de son oreiller et les vend à un hôte invisible avec toutes sortes d’explications et d’histoires.

Lorsqu’il prend le train pour partir en vacances, le chant des roues se transforme peu à peu en un galop effréné. Un char l’emporte à travers les paysages lui faisant traverser de funestes péripéties, couronnées de victoires.

Un dimanche matin, un prédicateur en renom prêche le Carême en l’église Saint-Eloi, paroisse de la famille. Louis est sur le banc familial, au premier rang ; du côté de l’évangile. Il n’écoute pas. Soudain, une phrase surprend son attention : «Dieu est si grand, Dieu est si beau, mes frères, que les démons eux-mêmes voudraient, s’ils le pouvaient, grimper sur des lames de rasoir pour le contempler. » Au premier moment, il ne comprend pas, puis il est bouleversé et pendant des années il s’oblige à murmurer chaque soir avant de s’endormir : « Mon Dieu, sauvez les démons ! »

La Saint-Martin est une grande fête à Dunkerque. Le saint, parcourant les Flandres, rencontre dans les dunes quelques cabanes de pêcheurs. Il s’arrête pour leur parler de Dieu, mais en passant devant la chapelle nommée à présent Saint­Eloi, il ne peut résister à Dieu lui-même. Il entre, il prie longuement. Son âne, durant ce temps, attiré par les chardons, s’éloigne et se perd dans les dunes. Les pêcheurs arrivent, se joignent au saint pour chercher l’âne qu’ils appellent en soufflant dans des « teutres » afin d’imiter le braiement. En vain. Ce sont des enfants qui le trou­vent et le ramènent triomphalement. Le saint alors, pour les remercier, transforme les crottins de l’âne en « follaerts » (sorte de brioches à deux têtes). Louis et ses cama­rades prennent, ce jour-là, des citrouilles creusées dans lesquelles brûle une bougie allumée et en sonnant du « teutre » vont dans la nuit chercher l’âne de saint Martin. Mais Louis se tient parfois à l’écart, il espère, le cœur battant, apercevoir auprès de l’âne le grand saint.

« Louis, d’où vient cette balle ? » Louis baisse la tête. « D’où vient cette balle ? » Louis avoue. Il l’a prise chez M. Somiglana. Papa l’emmène immédiatement au bazar enchanté. Louis se met à genoux devant M. Somigliana dont les yeux sont comme des olives aimables et les cheveux argentés. Il demande pardon d’une voix très basse, en pleurant, et rend la balle. M. Somigliana sourit, lui caresse la tête et lui demande : « Aimerais-tu des billes ? » – « Oh ! oui. » – « Voici un sac de billes, mon enfant, et ne recommence plus. » Louis sort du bazar, la main dans la main de son père, très perplexe. Que signifie cette aventure ? Il vole une balle, c’est un péché ; il la rend, on lui donne des billes. Ceci est une excellente manière de gronder et il s’en souviendra toujours.

1890. Il a dix ans. Un cousin qui revient de Paris lui rapporte un souvenir de l’Exposition : un béret rouge avec une grêle Tour Eiffel cousue dessus. Louis regarde le béret rouge sang et trouve cela si laid qu’il est pris d’étourdissement. Son père se précipite : « Qu’as-tu, mon petit enfant ? » Louis ne répond pas. Jamais il n’osera avouer sa répulsion insurmontable devant la laideur.

Notre-Dame-des-Dunes, pour laquelle on construisit la chapelle, est peut-être une ancienne figure de proue. Elle fut découverte en 1403 et nommée primitivement Notre-Dame-de-la-Fontaine parce qu’auprès d’elle coulait un filet d’eau. Rapidement ce lieu devint celui d’un pèlerinage. Chaque fois que Louis passe devant, il entre prier. La chapelle est pour ainsi dire une annexe de sa maison. Plusieurs des bateaux ex-voto qui recouvrent les murs furent offerts par ses ancêtres. Son père lui dit souvent : «Je suis le seul de la famille qui ne soit pas parti en mer. Tous les autres sont morts au loin, sur l’eau. » Louis songe devant les bateaux : tous ceux qui partaient dessus laissaient donc pendant des mois la chaude famille, prisonniers de l’Islande, ce pays gris-bleu. Et ils mouraient. « Notre-Dame, dit grand-maman, commandait elle aussi un bateau… Est-ce que je partirai, moi, comme eux… Petit Louis, rentrons, tu as assez prié. »

1887-1893. Le Collège des Dunes. Il rencontre les « grands », craint de parler et presque de bouger. Il est maladivement timide, ayant toujours peur de se faire remarquer et ne devient lui-même que dans une atmosphère d’affection. Alors son rire éclate. Au collège, il n’ose que penser et le plus souvent possible se glisser dans la chapelle. C’est une petite église bienveillante. Au centre, surplombant l’autel, une niche avec une statue de la Vierge présentant l’Enfant ; les pieds posés sur un nuage rond ; du côté de l’épître, saint Joseph et l’Enfant ; du côté de l’évangile, l’autel du Sacré-Cœur. Louis entend une grande voix qui l’attache de plus en plus fortement.

Conservateur d’instinct, il aime passionnément tout ce qu’il a l’habitude de voir. De la maison à l’école : la rue Saint-Gilles avec ses toiles cirées exposées devant les drogueries, la rue Jean-Bart, la commerçante rue des Capucins, enfin « son » collège avec sa cour de terre dure, de forme excentrique, plantée inégalement d’arbres, le cher escalier aux marches de bois rapiécées et la rampe hérissée de boules de bois pour empêcher les écoliers de la descendre à califourchon.

Mais Louis n’est pas liant, bien que débordant de tendresse intérieure et violente. Il joue seul.

Ce qu’il préfère, c’est de dire la messe. Son autel est minutieusement installé. Il demande pour chacun de ses anniversaires ou pour la Saint-Nicolas, des objets liturgiques. Sa sœur doit le servir ; si elle oublie la moindre rubrique, il se retourne sévèrement et lui donne un coup de pied. Parfois, il l’habille en Sainte Vierge, lui ordonnant d’observer une parfaite immobilité et plante des fleurs entre ses orteils. Se plaint-elle parce que les fleurs la piquent, il se fâche. Rien n’est assez parfait pour Dieu. La liturgie est déjà le centre de sa vie. Il suit sans le savoir l’exemple de nombreux saints dont un des plus illustres est Athanase le Grand.

Saint Alexandre qui fut pape d’Alexandrie après Achillas, raconte Jean Moschus dans son Pré spirituel, regardait un jour la mer ; il voit sur le rivage des enfants qui jouaient selon leur habitude et qui imitaient un évêque et faisaient les cérémonies ordinaire de l’église. En y apportant plus d’attention, il vit qu’ils reproduisaient les saints mystères. Il s’en émut et appela aussitôt les clercs, leur montra ce qu’ils faisaient et leur dit d’aller tous les enfants et de les lui amener. Quand ils furent là, il leur demanda en quoi consistait leur jeu et ce qu’ils faisaient. Eux, saisis d’effroi parce qu’ils étaient des enfants, lui racontèrent toute l’affaire en détail disant qu’ils avaient fait baptiser quelques catéchumènes par Athanase, que ces enfants avaient mis comme évêque. Alors Alexandre s’informant avec soinauprès d’eux pour savoir lesquels ils avaient baptisés, et reconnaissant qu’ils avaient tout accompli selon l’usage de notre religion, en fit part à ses clercs et décida que ceux qui avaient reçu le saint baptême ne devaient pas être baptisés une seconde fois. Mais il remit aux parents Athanase et les autres qui avaient été pris comme clercs pour les élever dans la crainte et le service du Seigneur, particulièrement Athanase, qu’il consacra à Dieu peu de temps après.

1893. Son père est nommé sous-inspecteur des Douanes à Saint-Nazaire. Une dame « de la société » de la ville, indique à la mère de Louis les personnes que l’on peut inviter. Louis est indigné, ce n’est pas en accord avec les Béatitudes. Puis, il est mal à l’aise dans un collège non religieux. Il confie à son père, son meilleur ami, qu’il ne peut se passer de la messe quotidienne, qu’il doit retourner à Dunkerque. Son père acquiesce car il est déjà subjugué par la personnalité de son fils bien-aimé et sa mère chagrinée se soumet.

Il revient dans la belle maison des grands-parents Winnaert, 24, rue du Collège, à Dunkerque. Il est heureux auprès de son grand-père rayonnant de bonté et de sa grand-mère qu’il chérit particulièrement. C’est une femme autoritaire, bonne et très religieuse. Chaque fois que l’un de ses fermiers lui apporte son dû, elle le renvoie avec une pièce d’argent ou une parole attentive. Elle a installé dans sa maison une chapelle qu’elle fleurit régulièrement, surtout à l’époque des nobles glaïeuls pour lesquels elle garde une préférence. Mais grand-père, le vieil armateur, meurt et quelque chose de la chère famille disparaît définitivement.

Le père de Louis est nommé à Paris où il le fait venir. Le Serviteur de Dieu a décidé d’entrer au séminaire. Comment se fait-il qu’il ait choisi la prêtrise, dans cette famille où il n’y eut jamais d’ecclésiastiques ? Sa vocation est admise tacitement depuis toujours et lui-même semble n’y avoir jamais réfléchi. Cela est. Mais est-il si différent de ces aïeux qui partaient courageusement pour des pays inconnus, pro­fondément attachés à des êtres et des lieux qu’ils n’hésitaient pas, cependant, à quitter? Lui, s’embarque silencieusement pour l’aventure divine qui n’a pas de fin.

Il entre au Petit Séminaire d’Issy-les-Moulineaux (1896), prend la soutane et se plonge dans les première études de théologie. Il reste environ six mois au Petit Séminaire, car il souffre déjà de violents maux de tête, et les médecins le condamnent au repos.

Le Vendredi Saint, à la procession qui se déroule au chant du psaume 22 avec l’antienne : « Ils ont rompu mes mains et mes pieds, on pourrait compter tous mes os », il lutte pour supporter ces paroles qui le pénètrent douloureusement et finit par s’évanouir. Les professeurs le relèvent avec étonnement car il est grand et fort et semble en bonne santé. « Avec quelle impatience, nous disait-il, j’attendais le Samedi Saint et la Résurrection. »

Pendant l’été, il retourne dans sa famille. Sa mère ne parvient pas à le convaincre de venir à son « jour ». Il se sauve et elle, qui l’aime tant et l’admire, demeure tout intimidée devant lui.

Il est exquis, emballé, joyeux, affamé de comprendre et de connaître, attiré par les problèmes sociaux; les opinions un tantinet révolutionnaires de son père le remplissent de plaisir. Il bouscule les idées bien-pensantes de sa soeur aînée et taquine sa plus jeune sœur.

Il lit beaucoup, il pense beaucoup et le 28 juin 1897, fête de saint Irénée, le pre­mier prix de rhétorique du concours général organisé par l’Institut catholique de Lille lui est décerné.

En 1899, son père est nommé inspecteur divisionnaire à Dieppe. Louis retourne comme professeur au Collège des Dunes à Dunkerque. Il est censé enseigner l’alle­mand et la comptabilité. Il connaît quelques mots d’allemand et ignore la compta­bilité. Néanmoins, en cette matière, il jouit d’un avantage réel sur son prédécesseur, sachant la différence entre doit et avoir. Peu après, il subit sa première crise de néphrite, maladie que les médecins ne décèleront que trente-cinq ans plus tard, quelques années avant sa mort. Brusquement, il urine du sang et s’affaiblit à tel point qu’il ne peut supporter le tic-tac de l’horloge. La soeur Dominique le soigne avec tendresse, le réveillant la nuit pour lui faire boire du lait, le bourre d’oeufs, de cer­velles et tout ce qu’il faut pour l’empoisonner en suivant les préceptes du docteur. Sa mère est accourue. Malgré ce délicieux et terrible régime, il se remet mais une fatigue mortelle est entrée dans son corps.

Il est réformé au conseil de révision et en 1900 entre au Séminaire académique de Lille.

CHAPITRE II
VERS LA PRÊTRISE

Léon XIII, avait, si l’on peut dire, pris à part cette position de l’Eglise universelle; il avait discerné le rôle spécial qui revient à l’Eglise de France dans la grande oeuvre du salut des hommes.

Abbé Lemire : Préface au Congrès sacerdotal de Bourges

L’idée dominante et directrice des pensées et des cœurs, c’est que, prêtres de Jésus-Christ, à la fin d’un siècle tourmenté, à l’aurore d’un siècle qui s’annonce comme ne devant pas l’être moins, nous avons le devoir d’aimer notre temps et de l’aimer tel qu’il est.

Abbé Pastoret de Toulon : Congrès sacerdotal de Bourges

L’abbé Louis Winnaert fait ses études au Séminaire académique de Lille (41, rue du Port), d’octobre 1900 à juillet 1904. Il est ordonné sous-diacre en novembre 1903.

Pendant son sous-diaconat, remarqué pour son intelligence exceptionnelle, on lui demande d’assurer l’enseignement de la logique pour suppléer au professeur absent. Il se plaisait à se rappeler cette période de sa vie où « je changeais, nous racontait-il, le cartable de professeur pour prendre celui de l’élève ». Il a peu d’amis, entravé par cette timidité qu’on ne soupçonne pas en ce jeune garçon tout empreint déjà de noblesse. Grand, le corps solide d’un Flamand, un très beau visage à l’espagnole, finement et nettement dessiné, le nez bourbon, des yeux en velours brun, chargés parfois d’une profonde expression de tendresse ou de malice et la bouche légère aux coins qui se baissent dans le sourire. Le feu de l’Ibérie se mêle à la stabilité des Flandres. Ses camarades sont souvent désarçonnés par ses colères généreuses. Une cause est-elle grande et difficile, il s’en empare, vibrant d’audace lorsqu’il s’agit de penser.

Il veut que le christianisme englobe toute la vie et que le peuple en soit conscient. Son âme ne supporte pas une limitation du « Christ total », selon la célèbre expres­sion de saint Augustin, ni dans le temps, ni dans l’espace. La nouveauté ne l’attire pas parce que nouveauté, mais il ressent douloureusement l’absence de résonance des mouvements actuels parmi les gens d’Eglise qui restent accrochés aux « hiers » et aux « avant-hiers », au lieu d’être de tous les temps. Là où les autres épinglent: « danger » sur l’évolutionnisme, le modernisme, le socialisme, lui, discerne le patri­moine du Christ qui « récapitule tout », selon saint Irénée. Ceux qui l’entourent ne peuvent, certes, saisir l’envergure de sa vision. « Fort avancé du point de vue social » (lettre du 13 novembre 1942 de M. le curé H. D., supérieur d’une paroisse du Nord), il fréquente les « ténors » de la démocratie chrétienne à la tête de laquelle se trouve l’abbé Six, demeurant à Lille, et qui écrit dans la revue Démocratie chrétienne. Cependant, parmi les chanoines de la ville s’est déclenché un contre-mouvement, opposé à ces francs-tireurs de l’Eglise. L’un d’eux, l’abbé Lecigne est professeur à la Faculté des lettres de Lille dont dépend le Séminaire académique et il regarde d’un oeil mécontent Louis Winnaert. Ce dernier, devenu tacitement chef du groupe des séminaristes avancés, fraye avec le Sillon[1]qui commence à naître. Il espère réaliser le socialisme chrétien, rénover la société par le christianisme, prêt à lui donner sa vie. Plusieurs se sont joints à lui : l’abbé L. qui devint plus tard vicaire général d’une grande ville de la Somme, l’abbé H. qui dirigera un collège du Nord et tant d’autres… Côtoyant sans cesse l’existence difficile des ouvriers des filatures, il s’éprend de justice sociale, affirme qu’elle doit découler de la miséricorde de l’Eglise et se trouve aux prises avec le vieux clergé dirigeant les Facultés catholiques que soutiennent les fortunes des gros capitalistes. Ce qu’il appelle le «socialisme chrétien» est inspiré des tentatives des communautés monastiques, mais dans les cadres du monde présent : ouvrier, industriel, etc. Sans jamais préciser théoriquement sa pensée, il envisage ce socialisme chrétien uni à la vie liturgique qui en est le centre, et au partage du travail et des biens selon la justice chrétienne et la charité. Il reprochera, plus tard, à un membre de sa famille, riche armateur, de ne pas partager ses bénéfices avec sesouvriers. Cette vision originale d’un « socialisme liturgique », transposant l’esprit de communauté monastique dans la vie quotidienne et les cadres modernes, mérite­rait d’être reprise.

Dieu est trop loin, Dieu est triste. Comment le rendre, le donner à ce laborieux peuple du Nord ? Son âme pastorale ne fait que s’éveiller, car il n’ose pas à cette époque – il nous le confiera ensuite – se poser nettement une question, le fait de se poser une question étant déjà un péché. Malgré tout, il cherche à comprendre les raisons de cet attiédissement. Il prend contact avec les idées dites « modernistes », lit les articles de l’abbé Margival dans la Revue du Clergé sur Richard Simon[2], de Firmin (alias Loisy)[3] sur l’évolution des dogmes, les Essais de Philosophie religieuse par le père Laberthonnière[4] qu’il retrouvera au cours de sa vie, et il sent « s’ébranler l’édifice artificiel de l’interprétation scolastique » (Le Programme des Modernistes, conclusion).

Nous sommes obligés, si nous voulons pénétrer le climat spirituel dans lequel évolue l’âme du jeune abbé, d’envisager quelques aspects du Modernisme. Un spé­cialiste trouvera inévitablement des lacunes dans notre exposé, nous nous en excusons à l’avance.

Donner du Modernisme une définition fidèle et succincte est une tâche bien ingrate, car « l’hérésie » du Modernisme diffère totalement des hérésies des premiers siècles de l’Eglise. Ces dernières se séparaient de la doctrine catholique sur un point précis et une formule dogmatique pouvait les acculer dans leur repaire, tandis que les « hérésies » de style « moderniste » dont nous rencontrons toute une série au cours des derniers siècles dans l’Eglise romaine, échappent à la définition logique. Les encycliques qui les stigmatisent se voient contraintes de les taxer de « carrefours de toutes les hérésies ». Tant d’hérésies en un seul mouvement est gênant ! Les contours s’estompent, le noyau vital se dissout – la justice anglaise ne condamne jamais un criminel pour plusieurs crimes.

Le Modernisme, de même que ses collègues hérétisants de notre époque, ne peut se réclamer d’un « hérésiarque », d’une figure marquante le dominant et l’exprimant. Il a ses vedettes, aucune ne s’impose comme son chef. De plus, et combien est-ce déconcertant, ces vedettes ne se ressemblent ni par leurs idées, ni par leurs attitudes vis-à-vis de l’Eglise officielle. Un Duchesne est-il moderniste ?… Il a pourtant engen­dré Loisy. Et Laberthonnière ? Bien que si différent des autres, il appartient à la même lignée. Un Mgr d’Hulst, fondateur de l’Institut catholique, les protège tout en demeurant « orthodoxe », tandis qu’un Battifol[5] qui aspire tant à être un Harnack romain, est loin de leur esprit. Tyrrell[6], Houtin[7], Turmel[8], Buonaiuti[9], Fogazzaro[10] se ressemblent si peu. Il n’est guère possible de placer le protestant Auguste Sabatier[11] parmi eux ; pourtant son influence est marquante. Les uns quittent l’Eglise, les autres acceptent la doctrine officielle en gardant in privato leur propre conception avec l’espoir ultime d’une réforme intérieure dans l’Eglise-mère ; certains conservent jalousement la prêtrise, les autres abandonnent la soutane et la foi de leurs pères. Jamais ils ne tenteront d’organiser une Eglise à part ou de former une école, un groupe d’action homogène.

En réalité, le Modernisme n’est pas une hérésie, c’est une tendance d’esprit, un climat intellectuel, une crise de conscience. Les modernistes sont, d’une part, spontanément engendrés par un amour dévoué de l’Eglise et, d’autre part, par lemalaise qu’elle communique à ceux qui, dévoués amoureusement à sa cause, sont portés par un élan idéaliste.

Pour les non-romains et les laïcs, l’imprécision interne du Modernisme (même l’étiquette « Modernisme » est équivoque, car ainsi que nous le verrons, nombre d’entre eux sont dans leur genre des traditionalistes et non des amateurs de nouveauté) s’ajoute à la quasi-impossibilité d’évaluer authentiquement l’ampleur du mouvement. Il éclate en un milieu spécifique, propre aux clercs romains, formés dès leur jeune âge (catéchisme, première communion, petit séminaire, école chez les pères, grand séminaire) dans les conceptions et les sentiments d’un univers étranger à la civilisation profane. A l’abri du monde que les vagues violentes de la pensée humaine agitent, de ce monde aussi instable que passionnément avide de vérité, le futur prêtre romain reçoit, sans doute, un écho des idées « impies » mais elles sont filtrées par la censure ecclésiastique et dépouillées de leur suc.

Un jour, le séminariste, le jeune professeur, découvre le monde du dehors et sa troublante richesse. Le choc alors se produit et plusieurs solutions se pré­sentent :

Les âmes « micro-psychiques », suivant la formule des Pères de Nicée, se fer­ment, se réfugient dans Faction pastorale. se laissant porter par le rythme routinier de la carrière – ce fut le cas de plusieurs condisciples de l’abbé Winnaert – ou, blessées cruellement, renoncent à la religion de leur enfance et s’égarent dans la masse grise du monde indifférent.

Les âmes « combinardes » – faussement modernistes, douées de volonté et d’intelligence – mettent leur talent au service du prestige de leur Eglise, travestissant leur pensée arrêtée en langage moderniste. Ces ecclésiastiques sont suffisamment du monde pour être respectés et pour que l’on s’extasie devant la largeur de leur esprit, l’objectivisme de leur science, sans prendre garde aux ficelles aussi étroites que solides. Ces fils soumis de saint Pierre suscitent l’admiration. Ils poursuivent leur carrière, guettant le chapeau rouge dont ils espèrent un jour coiffer l’épée de l’Académie…

Il y a aussi les âmes honnêtes et prudente… elles perdent leur chaire à l’Institut catholique, elles repoussent les honneurs mais demeurent en l’Eglise et parviennent à écrire en évitant toute tricherie et toute et toute excommunication.

Enfin bondissent les âmes idéalistes – l’idéalisme est toujours imprudent et emballé. Les biographes de Loisy racontent qu’il fut un prêtre particulièrementpieux, tertiaire de l’ordre de saint François. La piété, la conscience de la vocation, l’ardeur formeront le sol de la majorité des modernistes. Etrange coïncidence ! Loisy, le tertiaire franciscain, Sabatier, le protestant biographe de saint François, le « Saint » de Fogazzaro, se tournent vers le « Poverello ». Leur religiosité est plus émotive qu’intellectuelle et volontaire. A leur piété se joindront pourtant un esprit vif et une intelligence éveillée, tout cela dynamisé par l’universalisme du message du Christ et l’esprit d’apostolat. L’Eglise, pensent-ils, doit englober, intégrer toute forme humaine. Ils sont ecclésiaux, catholiques, romains. On les étiquettera « moder­nistes » ; en réalité, ils veulent que leur Eglise soit de tous les temps. Saint Thomas fut le moderniste du XIIIe siècle, unissant Aristote à la Révélation; ce sont eux les vrais thomistes du XXe siècle, opposés au néo-thomisme de Pie X. Ils réclament la tradition vivante, ils rejettent l’arrêt de la pensée chrétienne à une date fixe.

Au nom de l’Eglise romaine qu’ils aiment, qu’il désirent servir, ils cherchent l’être humain de notre temps et tâchent de vivre arec lui afin de l’amener au Christ éternel.

Nous avons déjà indiqué que leur jeunesse, en général est pieuse, François d’Assise symbolisant leur dévotion. Le double mouvement de leur éducation a, d’une part, développé en eux l’amour sentimental, un peu romantique du Christ, de leur vocation sacerdotale, ouvrant et cultivant leur cœur et d’autre part, soumis leur intellect à un dogmatisme et une méthodologie scolastiques. Tout pragmatisme, toute étude libre sont interdits. la gnose-connaissance chrétienne est bannie. La vérité révélée s’impose en autorité maîtresse ; poser une question frôle l’hérésie. Et voici que l’hérésie se confond avec la pensée et le refus de la pensée avec la vérité !

Alors, lorsque le moment de goûter à la culture profane et à son dynamisme séduisant survient, ils ne sont pas préparés. Dénués de l’esprit de théologie critique, ils ne savent pas mordre à leur nouvelle proie. Certes, leur intelligence est fine, leur méthode de travail bien assise mais leur enseignement dogmatique ne leur dispense pas le discernement nécessaire. Leur cœur dévot, leur âme généreuse, leur confiance religieuse se vouent au service des révélations et des dogmes de la philosophie et de la science modernes.

Renan, enfant comme eux du milieu religieux, a poussé ce transfert aux limites du ridicule. Il exalte le miracle grec, la science salvatrice, il combat la divinité du Christ et sape les bases essentielles du christianisme avec la piété touchante d’un cœur chantant le magnificat, dans une église bretonne, aux deuxièmes vêpres du dimanche.

Sympathiques modernistes ! Ils croient, espèrent, aiment ce qui n’avait pas besoin d’être cru, espéré, aimé mais qu’il eût été préférable de cribler d’une froide analyse.

Il nous faut comparer le Modernisme à l’expérience des Pères de l’Eglise, placés entre l’Evangile et la civilisation païenne, si nous voulons mesurer la puissance du choc du milieu ecclésiastique avec le monde extérieur qui le provoqua.

Le processus patristique est aux antipodes du processus moderniste. Les Justin, les Tertullien, les Cyprien, les Ambroise, les Augustin, les Cappadociens… étaient nourris, éduqués, formés, rassasiés de culture profane, entièrement fils de leur époque. Le choc était précisément pour eux la découverte de l’Eglise. Ses dogmes révolu­tionnaient leur esprit et donnaient enfin la réponse aux inquiétudes du monde. Ils appartenaient à la lignée des figures de l’Ancien Testament, tels Abraham quittant la civilisation d’Ur, à la rencontre de Dieu, Moïse formé en Egypte et foudroyé par la théologie du Sinaï, Daniel marchant de la sagesse babylonienne vers la sagesse révélée, à la lignée, enfin, d’un Paul emporté par le Christ hors de l’impasse judéo-hellène. Les Pères passent du profane au sacré, de la philosophie à la théologie, à l’inverse des modernistes allant du sacré au profane, de la théologie à la philosophie. Les premiers, émerveillés par les dogmes chrétiens, considèrent la sagesse humaine comme une nourriture fade, usée ; les modernistes découvrent dans la civilisation contemporaine une réponse neuve à leur angoisse inavouée, cependant que l’expres­sion des dogmes chrétiens leur paraît vieillie, maladroite, formelle. Ils ne renient pas leur religion, oh non ! Ils veulent la défendre en la pensant autrement. On pourrait nous répliquer qu’il est pourtant de coutume au séminaire de faire précéder l’étude de la théologie par celle de la philosophie. Ce n’est qu’un trompe-l’œil, car cette soi-disant philosophie est tout expurgée, sans presque plus de rapport avec la philo­sophie moderne. Le séminariste n’a pas été plongé dans l’idéalisme allemand, le marxisme ou le positivisme, afin de pouvoir ensuite supporter le choc absolu de la théologie. Elle n’a rien d’un païen ou d’un frère incrédule, elle est devenue un frère convers, préparant la chapelle où le Père pourra célébrer sa messe théologique.

Un homme comme ce patriarche de Jérusalem qui, en vrai Grec, répondait à Renan : « Pour nous, le Golgotha couronne l’Olympe », ne saurait mesurer la pro­fondeur morale et intellectuelle du Modernisme. Il est dérouté car cela lui semble disproportionné. Il faut entrer dans la peau du prêtre romain pour ne pas être dérouté et pour comprendre ces réactions disproportionnées.

Quelles sont donc les idées-maîtresses qui donnent vie au Modernisme ? La philosophie idéaliste, les sciences historiques d’ambiance protestante, arrivées d’Allemagne – avec retard – et qui font irruption dans la pensée romaine de France.

Deux personnalités opposées, Kant et Hegel, frappent paradoxalement à la porte de la pensée catholique de la fin du XIXe siècle. Ne cherchons pas chez les modernistes, semblables à Renan ou Michelet qui se croyaient hégéliens…, une tentative de synthèse impossible de ces deux gnoséologies. Ce ne sont ni la Critique de la Raison pure, ni la violente dialectique de l’être, du non-être et du devenir qui les ont attirés. De Kant, ils adoptent la vision morale et religieuse : Dieu ne peut être exprimé ou prouvé par la raison, étant du domaine de la foi morale ; de Hegel, ils prennent le « devenir », l’historicisme de son Dieu immanent (nul n’a cherché aussi puissamment que Hegel le sens philosophique, nous dirons même théologique, trinitaire, filioquiste de l’histoire).

Les modernistes, sans être disciples de l’idéalisme allemand, comprirent qu’il y a quelque chose de changé dans la pensée humaine, que si l’on veut prêcher l’Evangile à l’humanité réelle et non artificielle, on n’a plus le droit de faire abstraction de cette transformation. L’autorité et la raison sont détrônées par l’expérience et l’historicité.

En fait, l’idéalisme allemand n’a fait que libérer leur propre pensée enfouie dans leur subconscient. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Pascal, le Dieu vivant, vécu par le cœur humain, immanent à la destinée de l’homme s’opposait depuis longtemps, avec complicité, au Dieu des philosophes, indifférent au destin de l’homme.

Ils pressentent la distinction juste entre la théologie et la métaphysique. Le Dieu théologique est personnel, il se dépouille dans sa Révélation, il s’incarne et s’engage dans l’histoire.

Mais il s’agit d’exprimer cette pensée essentielle et le langage religieux de la fin du XIXe siècle est singulièrement plat et incolore ; les termes sont inadéquats, jamais la décadence du verbe sacré ne s’est montrée aussi grande. D’autre part, leur attitude engendre l’esprit critique historique, l’étude des textes de la Bible et de l’Eglise primitive devient leur champ de bataille.

N’imaginons pas, d’ailleurs, que la critique historique soit née dans le monde protestant germanique. Longtemps avant, l’oratorien Richard Simon examine les sources du Pentateuque et le jésuite Petau[12] fonde la « théologie positive », c’est-à-dire l’histoire de la pensée théologique, mais, appartenant à l’Eglise de Rome, il leur manque précisément le sel de la Réforme. Cette dernière pousse et persiste dans une recherche tenace et monophysite du pur évangile, du pur christianisme, et rejette comme éléments impurs ou indifférents les apports humains. Au nom de l’Ecriture, les grands réformateurs repoussent la Tradition, les libéraux du XIXe siècle bombardent les textes sacrés afin d’en retirer le noyau. Harnack[13], par exemple, extrait de notre filiation au Père céleste l’essence de l’Evangile, et tout ce qui ne correspond pas à son idée fixe est taxé par lui d’interpolation, d’ajout, de déviation : ainsi, le passage de saint Matthieu parlant du Christ comme fondateur de l’Eglise, n’est qu’une interpolation issue du milieu ecclésien (Loisy, en tant que catholique, protestera et proclamera notre Seigneur : fondateur de l’Eglise). L’Evangile pour la majorité des libéraux est la morale du Christ.

Tout en acceptant jusqu’à un certain point la thèse des libéraux, les modernistes s’en écartent: la Tradition a autant de valeur que l’Ecriture, le Christ de l’Eglise que celui de l’Evangile. Ils ont l’intuition de l’Esprit vivant au travers des siècles et mettent à la place du noyau la graine de sénevé d’où jaillira l’arbre catholique. Malheureusement, ce sont de piètres théologiens, fils malgré tout du moyen âge et coupés de la période patristique. Ils acceptent sans sourciller le dualisme de Jésus historique et du Christ religieux ! A quel moment débute réellement le Modernisme ?

Avant l’année fatidique de l’infaillibilité papale (1870), le catholique romain vivait en dehors des courants de l’idéalisme allemand et de la critique historique. Le Modernisme éclate mystérieusement, en réaction, non contre l’infaillibilité papale – ils restent fidèles à l’assemblée du Vatican – mais contre le principe de l’infaillibilité, principe d’un dogmatisme sans faille possible, ni révolution ou changement.

Sa naissance visible coïncide avec la fondation de l’Institut catholique, qui ouvre une période nouvelle dans l’enseignement romain et qui adopte le style universitaire.

Mgr Duchesne inaugure ses études historiques sur les origines de l’Eglise ; actuellement il nous semble bien prudent, très bien-pensant, pourtant des protestations s’élèvent. Sa méthode universitaire n’est pas confessionnelle. Sa chaire lui est retirée.

Vers 1888, Alfred Loisy, un jeune et pieux prêtre, devient son fils spirituel, il suit, en plus, les cours d’hébreu de Renan, abandonne l’histoire de l’Eglise et se spécialise dans l’Ecriture sainte. Rapidement, il est nommé professeur à l’Institut catholique. Découragé par la nullité des études historiques ecclésiales, il publie l’Enseignement biblique qui pénètre dans les séminaires. Saint-Sulpice s’alarme et interdit la lecture de Loisy à ses poulains. Mgr d’Hulst essaie de le défendre à Rome, mais Léon XIII lance l’encyclique Providentissimus condamnant « l’école large ». A regret, le recteur renvoie Loisy. Nous sommes en 1893. Loisy ne cessera pas pour autant d’écrire.

Parallèlement, le père Lagrange[14] fonde la Revue biblique (1892) qui ouvre ses pages à la critique biblique.

En 1895, paraissent les Annales de la Philosophie chrétienne du père Laberthonnière.

Ce ne sont que certains des premiers événements qui faufilent les idées modernes dans le monde verrouillé de Rome. L’histoire est longue et complexe, énumérons rapidement quelques noms, quelques dates.

1901. Loisy – alias Firmin – publie dans la Revue du Clergé français des articles sur l’évolution des dogmes. La même année, Houtin introduit la critique biblique dans l’enseignement romain.

1902. Sort la traduction de l’Essence du Christianisme de Harnack. Vive réaction.

1903. Les Essais de la Philosophie religieuse du père Laberthonnière. Est-il moderniste ? Plus tard, il suivra officieusement l’effort du Serviteur de Dieu, lui témoignant sa sympathie par l’intermédiaire de son fils spirituel et, vers la fin de sa vie, il s’approchera de l’Orthodoxie. Figure émouvante, peu connue du public.

La même année, le père Tyrrell – Irlandais anglican converti au catholicisme – prédicateur écouté à Londres, publie Lex orandi. Il repousse la théologie, basant la religion sur la foi, l’espérance et la charité.

1905. Edouard Le Roy[15], un laïc cette fois, publie Qu’est-ce qu’un Dogme ? Il croit au dogme mais dans un sens pragmatique, frôlant l’enseignement orthodoxe du caractère sotériologique des dogmes.

Enfin, en 1906, éclate en Italie le célèbre roman de Fogazzaro : Le Saint.

Tous ces remous sincères, profonds, maladroits, avant-coureurs sur certains points de l’Orthodoxie que la révolution bolchevique précipitera en Europe et en Amérique, agitent le climat des séminaires, d’autant plus qu’ils sont interdits et déformés par le jugement de la hiérarchie.

Si l’abbé L. Winnaert parvient encore à résister au doute quant aux formes établies de l’Eglise, son esprit ne sait déjà plus résister à ce qui lui semble être la catholicité. Son intelligence synthétique, amoureuse d’espace, est incapable de s’ar­rêter à une époque fixée. Là commence sa tragédie personnelle. Il ne peut s’écarter de la vérité. Son esprit est cruellement, implacablement déchiré ; d’une part, il hait le scandale, modeste lui-même à l’excès et, d’autre part, poussé par l’Esprit, il marche jusqu’à la limite dernière des conséquences.

Il a faim du cœur vivant de l’Eglise, gêné par ses cadres rigides. Il essaie d’étancher sa soif dans la liturgie, mais le principe de la vie liturgique n’est-il pas le dialogue entre l’homme et l’Esprit ? Sa souffrance provient de ce qu’il soupçonne déjà que sa foi romaine n’est pas fausse mais faussée. La lutte entre la catholicité qui contient en la dépassant toute école, et la catholicité à prédominance d’une école, prend naissance dans son âme.

Un de ses anciens camarades, demeuré dans l’Eglise romaine, écrivait de lui en un style délicieusement ecclésiastique :

« J’ai connu l’abbé L. W. au Séminaire académique de Lille. C’était un séminariste pieux, très féru de liturgie, un esprit très éveillé, à l’affût de tout ce qui pouvait enrichir une culture personnelle déjà très poussée avec cependant une pointe d’audace intellectuelle et un amour un peu excessif de la nouveauté, à cette époque où certains courants modernistes se faisaient jour dans les revues et les livres, enfin un caractère, droit, loyal, affable et serviable pour tous. »Lettre de M. le curé D. au Dr J. P.

Dès ses premières années, le jeune séminariste lit beaucoup et vite. Il lit le crayon à la main ; lorsque l’ouvrage l’intéresse, il note et recherche la structure générale; lorsque le livre ne l’accroche pas, il lit « en diagonale » – comme il le disait lui-même – et parvient avec une rapidité surprenante à dégager les quelques idées intéressantes qui peuvent s’y trouver.

« L’hérésie moderne, est l’indépendance de la science qui, après avoir creusé un abîme grandissant entre la science et la religion, ronge la religion elle-même. » Toute sa vie, il sera précisément convaincu qu’il ne peut exister d’abîme dans la création du Verbe, mais son esprit distingue et ressent les oppositions, les apparentes antinomies, et l’un de ses buts est de tâcher de faire comprendre à ses brebis que ces oppositions deviennent une dans le Christ. Au séminaire, c’est par lui-même qu’il cherche avec ardeur, tout pénétré d’espérance. Se rend-il compte qu’il est réservé au sort prophétisé par Renan ? : « Deux choses sont certaines: le catholicisme ne peut périr; le catholicisme ne peut rester tel qu’il est. Il est vrai que nous ne savons pas non plus comment il pourrait changer. Ces heures où toutes les issues semblent barrées, sont les grandes heures de la Providence ; mais l’angoisse y est grande et le sort de ceux qui sont réservés pour cette heure est cruel. »

En 1901. il participe au Congrès sacerdotal de Bourges basé sur l’Encyclique de S.S. Léon XIII aux archevêques, évêques et clergé de France (8 septembre 1899), dans laquelle le clergé français croit discerner « une émancipation commandée par l’autorité spirituelle du pape » (préface du Compte rendu par l’abbé Lemire).

« Le pape, s’écrie l’abbé Lemire, recommandait aux catholiques de France de se ranger sur le terrain de la République… de se liguer pacifiquement pour se lancer, toutes voiles déployées, sur le vaste courant de la vie nationale… de montrer au public laïque, spectateur en somme bienveillant, qu’une sève nouvelle gonflait les veines du clergé, qu’on était las de se borner à des récriminations souvent stériles et qu’on avait un désir loyal de travailler le mieux possible au service social. » (Compte rendu du Congrès sacerdotal de Bourges.)

L’abbé Winnaert rencontre dans ce congrès toutes les personnalités romaines qui désirent renouveler l’Eglise de France, la lier fortement et intimement à son peuple. Il retrouve le courageux abbé Lemire, député du Nord, l’abbé Six, directeur de la revue Démocratie chrétienne, l’abbé Garnier, directeur du Peuple français; nous ne citons que ceux qui, à notre connaissance, traversent sa vie.

C’est un séminariste de dix-neuf ans. La politique ne l’intéresse pas. Son but est déjà de sacraliser la vie, de planter le Christ en ses moindres recoins. Deux fois, il prend la parole. La première fois, il traite de « la part à faire aux livres modernes », distinguant « dans la littérature contemporaine entre les livres qui ont une action sur les idées » et « ceux qui ne sont que de pures fictions ». Il précise :

« Quant aux ouvrages, lanceurs ou recueils d’idées, il me semble qu’un prêtre doive, au moins, en avoir connaissance, sous peine de rester souvent au-dessous de son entourage.

Les revues de prêtres doivent entretenir fréquemment et sans parti pris leurs lecteurs du mouvement des idées ou des influences qui peuvent se faire sentir. »

Sa deuxième allocution se rapporte à la liturgie ; il s’oppose « à la dévotion irrévérencieuse et abusive de certaines petites images de Notre-Dame du Perpétuel-Secours… C’est à cause de ces coutumes ridicules que la religion n’est plus considérée, par bien des gens intelligents, que comme une institution arriérée ; témoin M. Taine qui, sur la foi d’un manuel de dévotion, déclarait que Saint-Joseph l’emportait en dignité sur Jésus-Christ. On dirait que nous prenons plaisir suivant l’expression du père Gratry, à mettre un masque de fer sur le visage de l’Eglise. On la trouve bien laide alors… Dégageons-nous absolument de toutes ces puérilités. Rationalisme que tout cela, dira-t-on. Non pas, mais simplement respect du bon sens, de la foi et de la religion, respect du culte en esprit et en vérité qu’est venue apporter notre Seigneur Jésus-Christ. (Ibid. p. 316)

CHAPITRE III
PREMIERS PAS DANS LE SACERDOCE

Nous te louons, Père invisible, chorète de l’immorta­lité, tu es la source de la vie, la source de la lumière, la source de toute grâce et de toute vérité. Ami des hommes, ami des pauvres, propice à tous, tu les attires tous à toi par la venue de ton Fils bien-aimé. Anaphore de saint Sérapion

En juin 1904, le Serviteur de Dieu est ordonné diacre et, la même année, en octobre 1904, il est nommé au Collège Saint-Joseph, dirigé par les jésuites (rue Solferino, à Lille) chargé de la quatrième latine.

Le 17 juin 1905, Mgr Henri Monnier l’ordonne prêtre en l’église Saint-Maurice, à Lille. Le lendemain, fête de saint Ephrem le Syrien, il chante sa première messe devant les élèves en la chapelle du collège. Il interdit aux siens d’y assister. Boule­versé par sa première liturgie, il désire qu’elle demeure comme un secret entre lui et son Dieu. Un de ses anciens camarades, écrit plus tard :

Sans doute, il était noté à l’Université catholique, comme un esprit avancé, démocrate, lecteur de la Revue de Loisy ! … Ce furent ses relations avec M. l’abbé Lemire qui décidèrent de son départ. Nous avions à cette époque M. l’abbé Delbroucq, protégé et ami de Mgr Delassus, directeur de la Semaine religieuse de Cambrai et grand ennemi de M. Lemire. Dès lors, les échanges épistolaires assez fréquents de M. Winnaert et de M. Lemire furent vite connus et considérés comme cas pendable. Lettre de M. H. L. au Dr J. Pariot.[16]

A cette époque, la famille du Serviteur de Dieu reçoit l’abbé Lemire ; cela porte préjudice à la carrière du père de l’abbé Louis Winnaert dont l’avancement dans l’Inspection des Douanes est, automatiquement, retardé.

Il quitte le Collège Saint-Joseph. Un peu en disgrâce, on l’envoie dans la paroisse d’Aniche (Nord) où il remplit les fonctions de vicaire « chargé de diriger la jeunesse catholique, ce qu’il faisait avec dévouement » (lettre de M. le curé E. R. au Dr J. Pariot). Le curé lui demande, en premier lieu, s’il a fait ses études complètes, puis s’il sait jouer aux cartes ? Le jeune abbé acquiesce en souriant et joue chaque soir aux cartes, distraction qu’il exècre. Il aide aussi son brave supérieur à mesurer avec une ficelle la longueur des articles devant paraître dans le bulletin paroissial. Mais, simultanément, il organise des œuvres de jeunesse, un patronage, etc., bien des nouveautés qui ennuient le curé et dressent peu à peu des barrières entre eux. Louis Winnaert comprend qu’il est préférable de partir.

Il s’en va à Deuil-Montmagny (Seine-et-Oise) collaborer avec l’abbé Garnier. Ce dernier le déçoit. Que faire ? Il ne veut pas abandonner son idéal car il croit de tout son être à « l’homme aidé du Christ ». D’autre part, il ne connaît pas encore la dure vie, ne s’étant heurté qu’aux idées.

Autour de lui, la crise moderniste a éclaté.

1907. Semblables à trois vagues de bombardiers lancées contre la cité ennemie, trois actes officiels émanant de Rome se succèdent : 3 juillet, 8 septembre et 8 novembre 1907.

Les attaques sont sans merci, sans réplique possible, mais ce qui en accentue le tragique c’est que les modernistes se considéraient jusque-là comme les meilleurs amis de la papauté, ses serviteurs fidèles et dévoués. L’Eglise de Rome était leur patrie spirituelle pour la gloire de laquelle ils travaillaient en « patriotes catholiques » (un Loisy ne défend-il pas avec emportement le catholicisme contre le protestantisme d’un Harnack ?).

Les actes de condamnation les traitant de « pires ennemis de l’Eglise » les précipitent dans le camp adverse.

Ce revirement, ce renversement meurtrissent la partie la plus intime, la plus sacrée de la conscience des prêtres modernistes. Les uns sont brisés moralement, les autres quitteront l’Eglise et perdront la foi, un père Malvy deviendra fou… Cette crise sonnera pour le Serviteur de Dieu, bien qu’il n’ait jamais été moderniste, le premier coup de glas de Rome.

Ah ! si le pape les avait considérés comme des enfants bien-aimés, se trompant peut-être intel-lectuellement mais sans cesser pour autant d’aimer leur père ! Leur loyauté précisément est mise en doute. Pourtant, ils ne prétendaient pas être infaillibles, volontiers ils auraient accepté la critique car ils s’appuyaient sur leur sincérité, et c’est elle que l’on nie.

Ah! si le pape leur avait dit : « Mes fils, prenez garde. Votre enthousiasme à servir la cause la dessert involontairement. Dirigez différemment vos recherches, le chemin que vous empruntez est périlleux, vous ne discernez pas la faiblesse de tel ou tel point; rectifiez, réfléchissez, écoutez l’expérience deux fois millénaire de l’Eglise. » Mais non. Voici les modernistes accusés d’être agents du diable, cinquième colonne dont la mission est de saboter l’éducation des séminaristes et des prêtres à l’intérieur de l’Eglise.

Et qui est l’auteur de ces condamnations ? Le pieux, l’heureux réformateur liturgique, l’apôtre de la communion fréquente, le récemment canonisé, le pape Pie X. Manqua-t-il à la charité ? Nous ne le pensons pas. Avait-il des raisons valables pour s’affoler de ces idées nouvelles ? Nous le croyons. Cependant, son attitude, son action, ses condamnations sont anti-charitables, irraisonnables, intolérables. Où est l’explication ?

Le problème réel – l’abbé Louis Winnaert le verra et en parlera maintes fois dans ses écrits – est vieux comme le monde : c’est le conflit entre l’autorité sociale et la pensée individuelle, la société installée et les mouvements rénovateurs. Ce conflit se colore cruellement dans le contexte et les cadres de l’Eglise romaine, car l’autorité de celle-là se confond pour ses membres avec la vérité absolue et de cette autorité dépend le salut éternel. Un des adversaires acharnés du Modernisme, pion­nier de sa condamnation, l’évêque d’Angers, prononçait ces paroles significatives : « Un évêque ne discute pas, ne réfute pas, il condamne. » Que sa thèse ne soit pas apostolique (Paul discutait avec Pierre), ni patristique (Athanase réfutait Arius), cela est une évidence ; qu’elle ne soit pas orthodoxe, ni traditionnelle, ni authenti­quement catholique, il est difficile de le contester, mais elle est logique et défendable pour un serviteur têtu de l’ordre établi, un défenseur de la bonne organisation sociale. Un chef, en discutant ou en réfutant des arguments avec ses subordonnés, sape son autorité. Une société qui « se respecte » – même totalitaire – s’opposera toujours à des idées neuves susceptibles de troubler sa stabilité et ses conceptions acquises. Une organisation devient une « bonne organisation », lorsqu’elle s’installe, lorsque l’on cesse de chercher, de tâtonner, lorsque toute pensée est définitivement cristallisée. Oui certes, il est permis d’étudier sous le regard attentif des autorités, de procéder à des applications pratiques, mais qu’on ne touche point à ses habitudes.

Qu’est-ce qui frappe l’homme de la rue dans l’Eglise romaine ? Est-ce sa métaphysique qui l’éblouit et fermente sa pensée ? Non. Il est frappé par son incomparable organisation. Un athée lui-même admire sa puissance. C’est une Eglise supra-Etat, l’Empire du Christ-Roi. Le Serviteur de Dieu le ressentira jusqu’en ses entrailles et se demandera : l’Eglise de Rome n’est-elle pas plutôt l’héritière de l’Empire romain que de la communauté apostolique ?

A l’opposé, les modernistes sont des intellectuels dépourvus de sens administratif. Houtin décrit la situation avec justesse : « C’est un drame de tête et non une crise de mœurs. » Peut-on tolérer des adjudants intellectuels ! L’évêque d’Angers a raison de son point de vue d’officier, Rome a raison; elle n’a pas le droit de sacrifier la plus belle organisation du monde, l’Empire quasi universel du Christ-Roi, à des projections, même très nobles, de quelques curés.

Le pape, chef infaillible d’une Eglise qui de par sa nature et sa structure ne possède pas d’organe psychique capable d’enregistrer l’ambiguïté du problème, frappe et supprime sans pitié les modernistes.

Leur souffrance ne touche pas l’autorité de Rome, dont la hiérarchie situe l’ordre au-dessus de la vérité et de la vie. N’a-t-elle pas inauguré en 1925 la fête du Christ-Roi et non, par exemple, la fête du Christ-Chemin ou du Christ-Vie. Elle sait imposer le silence à ses fils ; le père Gratry, avant les modernistes, meurt brisé de se taire « malgré » sa conscience.

La première vague de bombardiers est le décret du Saint-Office, du 3 juillet 1907 : Lamentabili. Le Saint-Office… gardien éprouvé de l’intégrité de la doctrine, terreur de tous les mouvements de la pensée libre dans l’Église romaine !… Buonaiuti y consacre tout un chapitre dans sa Crise du Modernisme.

Lamentabili condamne soixante-cinq propositions, presque toutes tirées des œuvres de l’abbé Loisy, mais visant implicitement les ouvrages des autres, aussi bien celles d’un G. Tyrrell que d’un père Laberthonnière. Ces soixante-cinq propositions peuvent être classées, grosso modo, en deux parties : la première qui condamne ce que l’on pourrait nommer les propositions doctrinales philosophiques, la seconde (environ trente-huit) les conclusions de la critique historique.

Ces deux aspects doivent être nettement séparés, si l’on veut essayer de porter un jugement théologique sur la crise moderniste. En effet, un père Laberthonnière ou l’abbé Winnaert ne sont pas touchés vitalement par les problèmes de la critique historique. C’est la doctrine qui décide Mgr Irénée à quitter sa mère-Eglise et à chercher la catholicité hors des frontières romaines.

La méthode qui consiste à combattre une multitude de propositions en mêlant le secondaire, l’indifférent et le discutable à l’essentiel, sans parvenir à délimiter ce dont il s’agit, ni discerner le centre de « l’hérésie » est détestable. Selon notre souvenir, elle fut employée, la première fois, dans la polémique augustino-pélagienne. Les résultats ne furent guère satisfaisants et l’on n’a pas encore trouvé d’issue entre la grâce et le libre-arbitre. Tandis que cette discussion se prolonge entre catholiques romains et protestants et continue de nos jours, Maxime le Confesseur avait depuis longtemps résolu le débat par un seul terme : « synergie », synergie de la grâce et du libre-arbitre.

En outre, Lamentabili, en détachant les textes de leur contexte, faussait la pensée. Loisy réplique phrase après phrase au décret qu’il accuse de déformation; les autres modernistes protestent dans le même sens.

Le décret aurait pris une réelle valeur si, au lieu de s’appesantir sur les détails, il avait indiqué le dualisme découlant des œuvres de certains modernistes: leur thèse – compréhensible psycho-logiquement mais intolérable dogmatiquement – d’une émancipation totale de la critique historique, leur effort pour étudier la Bible, la vie de Jésus, l’histoire de l’Eglise selon une méthode scientifique qui les arrache à la Révélation chrétienne et établit deux mondes qui se transcendent. Le prêtre histo­rien ferme la bouche, en tant qu’historien, au prêtre croyant. D’une part, il se sent homme de science et, d’autre part, homme d’Eglise. Ainsi, au regard de Loisy, l’his­toire connaît l’homme Jésus et les croyants le Christ Sauveur. Le Christ-Dieu est l’œuvre de l’Eglise, Jésus-homme le phénomène historique. Au cours de sa polé­mique contre Lamentabili, il écrira sans hésiter : les synoptiques sont historiques et ne connaissent que Jésus-homme ; l’évangile de Jean est l’ouvrage d’un mystique, il ne connaît que le Christ-Dieu. On comprend alors l’indignation de Pie X. Mais ce même Loisy proposera dans son Evangile de Jean des explications symboliques des textes sacrés comparables aux meilleures pages des Pères de l’Eglise. Ce dualisme est spécifique ; dans le même être, deux consciences : scientifique et religieuse, deux psychologies, deux personnalités à la manière nestorienne. La collaboration ou l’harmonie sont écartées, la lutte elle-même est rejetée ; cet être double désire vivre en dehors de toute inquiétude de synthèse dialectique, ou de victoire de l’un sur l’autre.

Ce dualisme – dos à dos – descend en droite ligne du moyen âge. Rome s’irrite de l’émancipation de la science et réclame sa soumission à la théologie, comme elle exigeait au moyen âge que la philosophie soit la servante de la théologie. Que la science et la religion soient destinées à se compénétrer, à la manière du crachat du Christ rempli de sa divinité, suivant l’expression de Cyrille d’Alexandrie, cela Rome ne le comprend pas. En vain cherchera-t-on dans l’enseignement romain le dynamisme orthodoxe du grand dogme de Chalcédoine dont le processus divino-humain engendre la science chrétienne et une théologie scientifique ! En vain cherchera-t-on une critique historique inséparable de Dieu-homme, où les miracles deviennent à leur tour objet de la critique scientifique, et où la théologie tient compte, auprès de l’action divine, des apports humains !

Hélas, en combattant le dualisme moderniste, Rome cultive le dualisme entre surnaturel et naturel, religion et science. S’en est-elle aperçue ? Prudemment, admi­nistrativement, elle stoppe l’agressivité de la critique historique, sans rien apporter à la science moderne des chrétiens, et laisse le Modernisme gagner imperceptiblement le terrain. Regardons en face la critique biblique actuelle de Rome: elle est parée de tous les défauts de la critique scientifique ; d’un air soumis à l’autorité, ses études historiques « malgré les miracles » sapent le sens divin et religieux.

Quant à la partie doctrinale philosophique de Lanientabili, ce n’est pas une maladresse, elle frôle l’hérésie.

On y voit les actes papaux s’accrocher au rationalisme médiéval et imposer la pensée thomiste. Les modernistes ont pleinement raison lorsqu’ils aspirent après une Eglise au-dessus des écoles philosophiques relatives, lorsqu’ils refusent la dogma­tisation définitive d’une étape de la pensée humaine. Ils exigent la non-confusion entre les écoles et la Révélation ; ils éprouvent la nostalgie de la Tradition vivante.

Le Serviteur de Dieu fait sienne cette réaction moderniste, mais la condamnation de ce que Rome désigne par « agnosticisme » et « immanentisme » touche encore plus sa conscience. Rome n’a pas discerné dans l’agnosticisme des modernistes l’intuition maladroite mais profondément juste de Dieu indéfinissable, impalpable, toute définition le limitant et le diminuant.

Ce serait une faute grave que de prendre à la lettre les définitions théologiques ; elles resteront toujours partielles et relatives à l’humanité de telle ou telle époque. Commentant l’Evangile de saint Jean : « Personne n’a jamais vu Dieu », le futur Irénée s’exclamera : « Quelle consolation ! »

Les modernistes ont mis en doute la preuve rationnelle de l’existence de Dieu. Quoi de plus raisonnable ! Si Dieu peut être prouvé par la raison et non la raison par Dieu, la raison devient supérieure à lui. La relativité de la raison est une des plus précieuses conquêtes de notre temps.

L’immanentisme des modernistes consiste en ce que le sentiment religieux est pré-rationnel, d’un domaine différent du rationnel, plus profond que lui. Le mot « pré-rationnel », sans doute, n’est pas heureux. Il est regrettable qu’ils aient oublié la nette et géniale distinction paulinienne entre « pneumatique » et « psychique », mais c’était malgré tout un pas en avant vers la vraie Tradition. Le problème central était posé : la religion est un phénomène à part. Le père Laberthonnière, Otto[17] avec son livre Der Heilige et F. Heiler[18] iront plus loin.

Le Serviteur de Dieu, ici, se sépare radicalement de Rome. Il confesse l’autono­mie, la supériorité du spirituel sur le rationnel et rejoint le vivant courant patristique. La réalité religieuse n’est ni du domaine social, psychique, sentimental, rationnel, ou même surnaturel et métaphysique; elle repose dans la couche profonde de l’homme, «le geste ou le silence » la célèbrent mieux qu’une définition logique. L’action romaine contre le modernisme laisse paraître – peut-être inconsciem­ment – une extériorisation de Dieu. Son Dieu transcendant (bien que définissable… quel paradoxe !) au monde, agit dans le monde par la Providence, la grâce ad extra, sans être immanent à ce monde (crainte de panthéisme). L’inspiration de la Bible devient aussi ad extra. Le Saint-Esprit dicte le texte aux écrivains qui l’écrivent quasi automatiquement. L’inspiration de l’Esprit dans l’Eglise descend par l’auto­rité de l’Eglise, image elle-même du Dieu transcendant.

Loisy a une belle définition de l’inspiration divine : « C’est l’homme qui cherche mais c’est Dieu qui excite, c’est l’homme qui voit mais c’est Dieu qui éclaire ; la Révélation se manifeste dans l’homme mais elle est l’œuvre de Dieu, en lui, avec lui, et par lui. » Et il ajoute selon une terminologie scolastique héritée des séminaires : « La cause efficiente de la Révélation est surnaturelle comme son objet, parce que cette cause et cet objet sont Dieu, mais Dieu agit dans l’homme et il est connu par l’homme. » (Autour d’un Petit Livre, Paris, 1907.)

Lamentabili déformant cette pensée de Loisy, déclare que, pour les moder­nistes, « la Révélation n’a pu être autre chose que la conscience acquise par l’homme, de sa relation avec Dieu » et ne saisit pas suffisamment l’objectivité divine du Dieu intérieur…

Il est certain que les modernistes, éblouis par l’évolutionnisme naïf de leur époque, gênés par le statisme simpliste de l’enseignement des séminaires, ne savaient pas s’exprimer comme ils le désiraient, mais ils avaient touché l’essentiel : la primauté de la vérité-vie, selon l’expression du père Sanson[19], sur la vérité-chose, de la tra­dition vivante sur la tradition fixée. C’est encore Loisy qui proclamait : « La force cachée est l’Esprit de Dieu qui dirige tout. » Appel désespéré vers la catholicité traditionnelle, sur laquelle plane l’Esprit de vie, le seul guide infaillible de l’Eglise, « qui remplit tout, qui pénètre tout » et qui, accomplissant la promesse du Christ, dirige la destinée de l’œuvre du Christ et de l’univers.

Deux autres vagues suivent le décret du Saint-Office.

Le 8 septembre 1907, une encyclique signée de Pie X Pascendi domini gregis impose à chaque évêque un conseil de théologiens assurés de leur fidélité à l’ortho­doxie romaine – conseil de vigilance pour surveiller de près les tendances intellec­tuelles dans le diocèse.

Le 18 novembre 1907, un Motu proprio déclare excommunier ipso facto qui­conque osera attaquer le décret Lamentabili.

Enfin, le serment antimoderniste est le coup de grâce, le condamné ne peut plus espérer passer ! Le 8 septembre 1910, un autre Motu propio publie un long ser­ment antimoderniste que tout prêtre, tout évêque devra désormais prêter lors de son ordination ou de son sacre (un évêque le prête donc deux fois) et dont l’action est rétroactive ; il est de même imposé à tout homme chargé d’une fonction ensei­gnante (par exemple, un professeur laïque).

L’abbé L. Winnaert est de plus en plus troublé. Ce serment présente certaines propositions qu’il ne peut prononcer sans contredire sa conscience, trahir l’essentiel de ses espérances catholiques, et ceci surtout dans le plan doctrinal que nous avons essayé d’esquisser plus haut.

Comment agir ? Il a posé le pied sur le parvis de la crise intérieure qui l’arra­chera à Rome, mais il ne soupçonne pas encore une pareille possibilité. Bien que non moderniste lui personnellement, le serment antimoderniste l’indigne. Il rencontre alors un vieux prêtre, un de ses anciens professeurs, qu’il respecte. Il lui confie son agitation, ses scrupules impérieux. Et le vieil homme de lui répondre : « Mon enfant, si en traversant une forêt, vous rencontrez des bandits qui veuillent vous détrousser et qui vous menacent : La bourse ou la vie ! Que répondrez-vous ? » – «La bourse, bien entendu ! » – « Donnez le serment antimoderniste et gardez la vie. » Voici le texte intégral du serment anti-moderniste.

TEXTE DU SERMENT ANTIMODERNISTE

(Institué par le Motu proprio « Sacrorum antistitum » du ler septembre 1910, publié dans les A.A.S. du 8 septembre 1910).

Moi, N…, j’embrasse et je reçois fermement toutes et chacune des vérités que l’Eglise, par son magistère infaillible, a définies, affirmées, principalement ces chefs de doctrine, qui sont directement dirigées contre les erreurs de ce temps.

Et d’abord, je professe que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu, et donc aussi démontré d’une manière certaine par la lumière naturelle de la raison, par le moyen des choses qui ont été faites, c’est-à-dire par les ouvrages visibles de la création, comme la cause par son effet.

Deuxièmement, j’admets et je reconnais les arguments externes de la Révélation, c’est-à-dire les faits divins, parmi lesquels, en premier lieu, les miracles et les prophéties, comme des signes très certains de l’origine divine de la religion chrétienne. Et ces mêmes arguments, je les tiens pour éminemment proportionnés à l’intelligence de tous les temps et de tous les hommes, et même du temps présent.

Troisièmement, je crois de même d’une foi ferme que l’Eglise, gardienne et maîtresse de la Parole révélée, a été instituée d’une manière prochaine et directe par le Christ en personne, vrai et historique, durant sa vie parmi nous, et je crois cette Eglise bâtie sur Pierre, chef de la hiérarchie apostolique, et sur ses successeurs, jusqu’à la fin des temps.

Quatrièmement, je reçois sincèrement la doctrine de la foi, telle que nous l’ont transmise les Apôtres et les Pères orthodoxes, et je la reçois dans le même sens et la même interprétation qu’eux.

C’est pourquoi, je rejette absolument l’invention hérétique de l’évolution des dogmes, d’après laquelle ces dogmes changeraient de sens pour en recevoir un différent de celui que leur a donné tout d’abord l’Eglise. Et pareillement, je réprouve toute erreur qui consiste à substituer au dépôt divin confié à l’Epouse du Christ et à sa garde vigilante une fiction philosophique, ou une création de la conscience humaine, laquelle formée peu à peu par l’effort des hommes, serait susceptible, dans l’avenir, d’un progrès indéfini.

Cinquièmement, je tiens en toute certitude et je professe sincèrement que la foi n’est pas un sens religieux aveugle, surgissant des profondeurs ténébreuses de la subconscience moralement informée sous la pression du cœur et l’impulsion de la volonté; mais bien qu’elle est un véritable assentiment de l’intelligence à la vérité acquise extrinsèquement par l’enseignement reçu ex auditu ; assentiment par lequel nous croyons vrai, à cause de l’autorité de Dieu dont la véracité est absolue, tout ce qui a été dit, attesté et révélé par Dieu personnel, notre Créateur et notre Maître.

Je me soumets aussi, avec tout le respect voulu, et j’adhère de toute mon âme à toutes les condamnations, déclarations et prescriptions contenues dans l’Encyclique Pascendi et dans le décret Lamentabili, notamment en ce qui concerne ce qu’on appelle l’histoire des dogmes.

De même, je réprouve l’erreur de ceux qui prétendent que la foi proposée par l’Eglise peut répugner à l’histoire, et que les dogmes catholiques, dans le sens où ils sont entendus aujourd’hui, sont inconciliables avec les origines plus authentiques de la religion chrétienne.

Je condamne aussi et je réprouve l’opinion de ceux qui prétendent dédoubler la personnalité du critique chrétien, celle du croyant et celle de l’historien, comme si l’historien avait le droit de maintenir ce qui contredit la foi, ou comme s’il lui était loisible, à la seule condition de ne nier directement aucun dogme, d’établir les prémisses desquelles il découlerait cette conclusion que les dogmes sont faux ou douteux.

Je réprouve pareillement cette méthode de juger l’Ecriture sainte et de l’interpréter, qui, faisant litière de la tradition de l’Eglise, de l’analogie de la foi et des règles du Siège apostolique, s’inspire des méthodes de travail des rationalistes, et, avec autant d’audace que de témérité, n’accepte comme suprême et unique règle que la critique textuelle.

En outre, je rejette l’erreur que tous ceux qui prétendent que le savant qui expose les questions historiques et théologiques, ou quiconque s’occupe de ces matières, doit d’abord se débarrasser de toute opinion préconçue, soit au sujet de l’origine surnaturelle de la tradition catholique, soit au sujet de l’assistance divinement promise pour la conservation perpétuelle de chaque point de vérité révélée ; je rejette ensuite l’erreur de ceux qui prétendent que les écrits de chaque Père doivent être interprétés, en dehors de toute autorité sacrée, d’après les seuls principes de la science, et avec cette indépendance de jugement que l’on a coutume d’apporter dans l’étude d’un document profane quelconque.

Enfin, d’une manière générale, je professe être complètement indemne de cette erreur des modernistes, prétendant qu’il n’y a, dans la tradition sacrée, rien de divin, ou, ce qui est bien pis, donnant à ce qu’il y a de divin le sens panthéiste, de telle sorte qu’il ne reste rien de plus que le fait pur et simple, assimilable aux faits ordinaires de l’histoire: à savoir, le fait que les hommes, par leur travail, par leur habileté, par leur talent, continuent, à travers les âges postérieurs, l’école inaugurée par le Christ et par ses Apôtres.

C’est pourquoi, je garde avec la plus grande fermeté, et je soutiendrai jusqu’à mon dernier soupir la foi des Pères sur le critère certain de la vérité, qui est, a été, et sera toujours dans l’épiscopat transmis par la succession des Apôtres (saint Irénée, IV, 26) ; non pas de telle sorte que cela seul soit soutenu, qui peut sembler mieux adapté au degré de culture que comporte l’âge d’un chacun, mais de telle sorte que la vérité absolue et immuable, prêchée dès l’origine par les Apôtres, ne soit jamais ni crue ni entendue dans un autre sens (saint Irénée, IV, 28).

Toutes ces choses, je m’engage à les observer fidèlement, intégralement et sincèrement, à les garder inviolablement, et à ne jamais m’en écarter, soit en enseignant, soit d’une façon quelconque, par mes paroles et par mes écrits. Moi, N…, j’en fais promesse et serment. Ainsi Dieu me soit en aide, et ces saints évangiles. (Traduction autorisée de l’original latin : Imprimatur de Bruges, 26 février 1951: Henri, évêque de Bruges.)

Les modernistes répondent à l’encyclique Pascendi par le Programme des Modernistes, mélange de thèses remarquables et discutables. Tout s’achève en queue de poisson. Le Modernisme s’éparpille. Ceux qui ne se « rangent » pas en acceptant un compromis avec Rome, « glissent » suivant la parole de Buonaiuti « dans des conceptions plus que nuageuses ». Dieu transcendant divorce d’avec Dieu immanent, la religion d’avec la science, le surnaturel d’avec le naturel, l’autorité d’avec la liberté de recherche, l’absolutisme

d’avec le relativisme; tout rentre dans l’ennui, voire dans l’ordre. L’unique victime est l’Orthodoxie. Mais qui s’occupe d’elle ! Elle n’existe pour personne ; elle a, pourtant, résolu tous ces problèmes. L’abbé Winnaert partage le sort du clergé romain, il l’ignore. Nous nous permettrons, en guise de conclusion, de citer le passage très orthodoxe du métropolite Antoine de Kiev[20] qui aurait pu apaiser la nostalgie de quelques modernistes, s’ils l’avaient connu.

Dans leurs oeuvres, les Pères de l’Eglise ne raisonnaient pas seulement, ils vivaient réellement. Le christianisme n’est pas seulement une doctrine, ni une histoire : il est d’abord la vie et, avant tout, le consentement de la personne. En tant que tel, ce n’est ni dans une synthèse ni dans une science qu’il trouve la plénitude et la totalité de son expression, mais dans les exemples vivants de la Tradition, dans l’expérience personnelle des vérités célestes.

CHAPITRE IV
SAINT-PAUL DE VIROFLAY

Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble ! C’est une huile excellente sur la tête, qui descend sur la barbe d’Aaron, sur le col de ses tuniques. C’est une rosée d’Hermon qui descendrait sur les hauteurs de Sion; là, le Seigneur a voulu la bénédiction, la vie à jamais. Ps. 133

Revenons deux ans en arrière.

L’abbé Louis Winnaert a quitté l’abbé Garnier (Deuil-Montmagny), il est libre matériellement car il vit de ses revenus personnels. N’ayant pas de ministère, il émigre alors dans le diocèse de Paris et devient aumônier des apprentis. Il entre à la Société des Amis de l’Enfance, 19, rue de Crillon (IVe), y demeure de septembre 1908 à juin 1912. Voici ce que dira le compte rendu de la séance du 2 juin 1912.

M. Renard (le directeur) a perdu récemment un de ses précieux collaborateurs, obligé de se consacrer entièrement à l’oeuvre qu’il dirige à Viroflay. Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui dire à M. l’abbé Winnaert notre gratitude pour le bien qu’il a fait durant les trois années passées parmi nos apprentis ; par la profonde influence qu’il sut exercer, son souvenir restera impérissable.

Peu après son arrivée à Paris, il fait la connaissance de « Marc »[21] chef du Sillon. Qu’est le Sillon, qui est ce « Marc » qui le dirige en cette époque d’enthousiasme et de jeunesse ?

Le Sillon est d’abord le nom d’une petite revue, fondée en 1894 par Paul Renaudin, ancien élève de Stanislas et étudiant ès lettres. Son but est « le ralliement de tous ceux des jeunes catholiques de France que pouvaient unir, pour les luttes de demain, un commun idéal de justice sociale et une même foi en l’avenir. » (Les Beaux Temps du Sillon, par Gaston Letrat, Bloud et Gay, 1926.)

Marc Sangnier, le futur chef du mouvement, y participe d’abord en y écrivant des nouvelles, puis, organise un comité d’initiative dont le Sillon devient l’organe. «Il ne s’agit de rien moins que de faire admettre à de jeunes ouvriers cette chose extraordinaire que des étudiants, des bourgeois, pouvaient être leurs amis et non leurs protecteurs » (ibid.) et ceci au nom du Christ.

Cet idéal sert tout naturellement de terrain à la pensée de l’abbé Winnaert, avec une différence qui s’accentue rapidement : cependant que « Marc », comme on l’appelle amicalement, envisage surtout l’aspect social-politique – « sans Jésus‑Christ la démocratie est une chimère, et la liberté, l’égalité, la fraternité ne sont que des mots vides de sens. La démocratie ne peut donc se réaliser sans nous » (ibid., p. 27) – le Serviteur de Dieu regarde surtout la pénétration du Christ partout dans la vie journalière et la sacralisation de cette dernière. Il rejoint totalement « Marc » lorsque celui-ci clame, Salle des Mille-Colonnes, rue de la Gaieté, le 23 mai 1903, devant trois mille ouvriers pour la plupart hostiles : « Nous sommes les éternels entêtés de l’amour. Nous sommes plus forts que la haine. »

Quel est le but de « Marc » ?

Réconcilier l’Eglise avec la République, lui rendre la place de celle qui comprend tous les gouvernements – ce que le patriarche de Moscou, Serge le Grand[22]fera en pleine révolution soviétique, en 1927 – et le pape Léon XIII le soutient. Il dit même aux quelques sillonnistes qui se sont joints à Marc Sangnier au pèlerinage de la France du Travail, à Rome: « Soyez forts et courageux ; suivez votre capitaine. »

Le catholicisme ne résout pas, affirme Marc Sangnier, ex cathedra la question écono­mique et sociale; il fait mieux: il développe en nous le sens social et nous met à même de résoudre toutes les questions, à mesure qu’elles se posent, le plus équitablement possible et au mieux des intérêts communs. Il ne se contente pas de tracer des règles de conduite: il fournit la force nécessaire pour s’y conformer. Il n’est pas seulement une doctrine: il est aussi une vie. L’Esprit démocratique, par M. Sangnier, p. 119.

Le Serviteur de Dieu est à son aise dans ce milieu de jeunes, intelligents, fervents, dévoués, amoureux du Christ. Il participe à leurs réunions et pendant deux ans est un des aumôniers de la Jeune Garde (en 1908 probablement). Il en garde au coeur un chaud souvenir.

La Jeune Garde est «considérée comme une véritable chevalerie des temps modernes. Le désir de travailler d’une façon absolument désintéressée pour l’honneur du Christ et pour le bien du peuple » devait seul pousser un jeune homme à en faire partie.

La cérémonie d’admission qui, à Paris, avait lieu dans la crypte de la basilique de Montmartre, était précédée d’une veillée d’armes. Celle-ci se tenait, dans une salle de classe attenant à la basilique. On y priait, lisait et méditait ensemble… Trois fois, dans la nuit, on quittait la salle de classe pour aller passer une heure devant le saint sacrement. Enfin, le matin, de bonne heure, on entendait la messe et communiait. C’est alors qu’après une allocution de l’aumônier, les nouveaux jeunes gardes allaient se placer en rang un peu en arrière de la table de communion, s’agenouillaient… puis l’un d’eux lisait, au nom de ses camarades, la prière que voici, composée par Marc Sangnier :

«En présence des erreurs de la haine et de la violence qui menacent de perdre les âmes et s’acharnent sur notre patrie, nous avons compris, ô mon Dieu ! que ce serait lâcheté pour nous, jeunes catholiques de France, de demeurer plus longtemps endormis.

« Nous voulons combattre comme de bons soldats…

« O Jésus ! nous voulons être tes chevaliers. Arme-nous toi-même aujourd’hui. Nous te donnons nos coeurs. Toi seul peux nous donner la victoire…

« O Jésus ! nous te reconnaissons aujourd’hui comme notre chef. Nous entendons te servir jusqu’à la mort. Nous t’aimons plus que tout. O Jésus ! nous t’adorons. Ainsi soit-il ! »

Les nouveaux jeunes gardes allaient ensuite s’agenouiller au pied de l’autel pour dire cette prière :

« Mon Seigneur et mon Dieu, je vous supplie de vous servir de la Jeune Garde dans laquelle j’ai la joie d’être admis aujourd’hui, pour la gloire de votre nom, pour le bonheur et pour la paix de votre peuple ! Je vous supplie aussi de vous servir de moi, votre enfant, et d’en faire un bon soldat du Christ !

« Que votre règne arrive ! Ainsi soit-il ! » (Les Beaux Temps du Sillon, par G. Lestrat.)

Le Serviteur de Dieu aime le Sillon et lorsque le 25 août 1910 (malheureuse année !) le pape Pie X condamne âprement le mouvement et que Marc Sangnier se soumet, il éprouve un douloureux étonnement.

Tout le jugement du pape pourrait tenir dans une des phrases de sa pauvre lettre : Notre Charge apostolique : « Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l’oeil fixé sur une chimère. »

M. Sangnier ne pouvait prévoir qu’en « plaçant l’autorité dans le peuple et en se proposant comme idéal le nivellement des classes, il allait à l’encontre de la doctrine catholique » (ibid.).

Comment les sillonnistes se permettaient-ils d’apprendre aux jeunes gens que, depuis dix-neuf siècles, l’Eglise, leur mère, n’a pas encore réussi dans le monde à constituer la société sur ses vraies bases ; qu’elle n’a pas compris les notions sociales de l’autorité, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et de la dignité humaine, que les grands évêques et les grands monarques qui ont créé et si glorieusement gouverné la France n’ont pas su donner à leur peuple, ni la vraie justice ni le vrai bonheur, parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ? Le souffle de la Révolution a passé par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux et son éducation funeste…

Et le Pape appuie : « Il (le Sillon) ne forme plus dorénavant qu’un misérable affluent du grand mouvement d’apostasie, organisé, dans tous les pays, pour l’établissement d’une Eglise universelle, qui n’aura ni dogmes ni hiérarchie… Aussi voulons-nous attirer votre attention, Vénérables Frères, sur cette déformation de 1’Evangile et du caractère sacré de notre Seigneur Jésus-Christ… (qui a enseigné) autre chose qu’un humanitarisme sans consistance et sans autorité. » (Ibid.)

Le Sillon est un autre aspect, sur le plan psychologique, du même problème posé par le Modernisme. Loisy le note dans ses Mémoires pour servir à l’Histoire religieuse de notre Temps : Le 25 août 1910, le pape Pie X, qui poursuivait tous les genres de modernisme, condamna le modernisme social en frappant le Sillon dont le chef était Marc Sangnier.

Là encore l’Eglise catholique romaine n’est plus le ferment des sociétés humaines,elle ne sait plus qu’elle devrait être l’Epouse de l’Esprit qui corrige sans briser ; elle n’est plus tendue vers les desseins de Dieu, bien éloignés, souvent des conceptions des « grands monarques », des dictateurs ou des républiques. Par la bouche de Pie X, elle affirme : « On n’édifiera pas la Société si l’Eglise n’en jette les bases et ne dirige les travaux; non, la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est, c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. » Elle a été, elle est, l’avenir est absent, l’Esprit rénovateur est tenu en laisse.

Là encore, l’Eglise catholique romaine aurait pu redresser quelques erreurs d’enthousiasme et de jeunesse chez les sillonnistes. La sollicitude papale aurait transformé ces chevaliers catholiques en défenseurs jusqu’à la mort. Elle juge, elle condamne. Que pouvait faire Marc Sangnier ? Même s’il avait protesté, les rangs se seraient rapidement vidés autour de lui. L’Eglise de Rome accule à deux solutions: se soumettre sans murmure, ou partir. M. Sangnier s’inclina.

Cette capitulation est le deuxième coup de glas dans la conscience du Serviteur de Dieu, plus tyrannique que le pape lui-même.

En 1946, animé du désir de connaître ceux qui traversèrent la vie de l’aumônier de la Jeune Garde, nous demandâmes à Marc Sangnier de nous recevoir. II nous accueillit courtoisement et nous demanda le motif de notre visite :

– Ecrivant la vie de M. l’abbé Winnaert et connaissant sa vive amitié pour vous, nous nous sommes permis de venir vous poser quelques questions sur son activité dans le Sillon.

– Je ne vois pas qui était l’abbé Winnaert.

– Mais il fut aumônier de la Jeune Garde pendant deux ans, monsieur. Je ne vois pas.

– Mais il est photographié avec un groupe de Jeunes Gardes.

– Peut-être, alors, je ne me souviens plus.

– Lorsqu’il quitta l’Eglise de Rome. vous l’avez accueilli avec tant de bonté, monsieur Sangnier. Il ne resta pas longtemps ici, près de vous, afin de ne pas vous causer d’ennuis.

M. Sangnier nous interrompt :

– Et depuis, qu’est-il devenu ?

– Il est entré avec l’Eglise qu’il avait formée, dans la communion de l’Eglise orthodoxe.

– Et l’Eglise orthodoxe, a-t-elle accepté son épiscopat ?

Ahuris, nous regardons M. Sangnier : il savait tout. Il ne remarqua pas ce qu’il avait dit et écouta la suite de notre récit. Lorsque nous eûmes terminé, il reprit :

– Le patriarche Serge a donc pu faire cela. Il y a, par conséquent, une cer­taine liberté religieuse en U.R.S.S. ? A-t-on rouvert beaucoup d’églises, des sémi­naires, des instituts de théologie ?

– Oui, monsieur. Un de mes amis revient de Moscou, où il fut envoyé pour mission religieuse, il a passé quelques jours au Patriarcat, visité des églises, des écoles. Voulez-vous qu’il vienne vous rendre visite et qu’il vous donne des rensei­gnements qui vous intéresseront à coup sûr ?

« Marc» nous regarde, secoue la tête :

– Ce n’est pas la peine… vous m’avez dit l’essentiel. L’abbé Winnaert… le Sillon n’est plus mais il a donné naissance au M.R.P… le mouvement continue… Généreux Marc Sangnier qui souleva tant d’espoirs !

Durant son passage au Sillon, le Serviteur de Dieu lie amitié avec un membre de la Jeune Garde, M. R. H., de Viroflay. Ce dernier lui demande de créer une chapelle auxiliaire à Viroflay qui ne possède à cette époque qu’une église (paroisse de Saint-Eustache) insuffisante pour la population grandissante. L’abbé Louis Winnaert décide d’employer l’argent hérité de sa mère qui vient de mourir, et M. R. H. lui vend un terrain mal placé où il fait construire la chapelle de Secours-Saint-Paul ainsi que le presbytère attenant[23]. Il dépend désormais de l’évêché de Versailles, et désire faire en cette chapelle de Secours l’expérience d’une communauté liturgique type.

Le choix de l’apôtre Paul comme patron de son œuvre est pour le Serviteur de Dieu tout un programme ; il découvre la ligne directrice de sa vocation théologique, axée par excellence sur la personne vivante du Christ. La contemplation abstraite du Dieu des philosophes, de même que la théologie scolastique, sont étrangères à son âme. Il aime le Christ mais cette ferveur d’amour, jamais affaiblie, n’a rien de commun avec le piétisme psychique et sentimental ou le caractère mystique d’une âme « fiancée à l’Epoux ». Son Christ vivant, personnel, unique, se confond avec le Christ total, le Christ du Corps mystique dans lequel doit se rassembler l’humanité, plus que toute l’humanité, tous les univers. Et nul, autant que le divin Paul, n’a saisi avec telle puissance les deux bouts de la chaîne : le Christ sensible et personnel et le Christ chef du cosmos transfiguré, notions qui se séparent dans la majorité des expériences spirituelles. L’abbé Louis Winnaert, commençant dans la chapelle Saint-Paul, achèvera son chemin dans la chapelle de l’Ascension, deux symboles qui ne font qu’un dans le développement de son existence. C’est le passage de l’épître de l’apôtre Paul aux Ephésiens qui l’exprime le mieux : « C’est pourquoi l’on dit : Montant dans les hauteurs il a emmené des captifs, il a donné des dons aux hommes. Il est monté, qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu dans les régions inférieures de la terre ? Et celui qui est descendu, c’est le même qui est aussi monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses. C’est lui encore qui a donné aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’oeuvre du ministère, en vue de la construction du corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ » (4, 8 à 13). Voici le Christ qui remplit tout, le Christ œcuménique qui donne à chacun son don, mais c’est aussi l’Homme déifié qui monte au-dessus de tous les cieux. C’est en l’aimant et en s’unissant à lui que le chrétien ne reste pas oisif. Par une lente évolution, par les ascensions permanentes de son esprit, il construira en lui une unité parfaite. Car le Christ qui remplit tout, appelle cependant notre col­laboration. Tout est déjà accompli en lui, d’où l’attachement à la Tradition, tout doit être encore réalisé par nous en lui, d’où la marche vers l’unité. C’est dans ce contexte que le Serviteur de Dieu s’attachera très tôt au Mouvement oecuménique mais son oecuménisme dépassera le travail pour l’union des Eglises chrétiennes. Son regard paulinien voudra embrasser toutes les religions, toutes les activités humaines pour les amener à son Christ bien-aimé, chef de l’univers.

Le 31 juillet 1910, M. le vicaire général de la Porte inaugure et bénit la chapelle Saint-Paul (Echo de Saint-Paul, septembre 1912). Au début, il continue à réunir des jeunes gens qui, travaillant à l’extérieur, vivent avec lui. Nous pensons qu’il fut un des premiers, le premier probablement, à créer autour d’un curé une commu­nauté laïque. Il considère comme nuisible la sèche solitude où vit le curé et veut, d’autre part, préparer de futurs pères de familles chrétiennes à une vie religieuse consciente. Il essaie de les initier à la vie paroissiale et liturgique; ne se cantonnant pas dans le missel, il les introduit dans le bréviaire. Un point de plus où il s’écarte des modernistes qui sont des intellectuels brillants. Le Serviteur de Dieu est patristique, il n’écrit pas des livres, il écrit dans les âmes. Il dit régulièrement les heures avant et après la messe, les vêpres et après le dîner, les complies. Même lorsqu’il est seul, il chante quotidiennement l’office divin et confie en riant à ses amis : « Les passants doivent croire qu’il y a un bavard fou dans l’église. » Jamais il ne manque, avant de rentrer au presbytère, d’aller « saluer Dieu » ; peu importe l’heure ! Il gardera cette habitude tant qu’il habitera auprès d’une chapelle.

Il fonde des œuvres pour la jeunesse, parle avec éloquence, persévère à faire « participer » les fidèles aux offices en les faisant tous répondre ; il imprime dans ce but des cartons sur lesquels il explique quand et comment il faut se tenir et qu’il dispose sur les chaises avant les services. La première année, ses homélies ne portent que sur la messe du jour : épître, collecte, évangile, afin d’inculquer le sens de la liturgie. Tout lui est matière à enseigner. Son rayonnement spirituel, sa pureté que les dures épreuves ne pourront entamer, sa bonne foi totale, sa gaieté, complètent son action. Les fidèles accourent de Paris et de Versailles pour l’écouter. Le curé d’en face est mécontent. Plusieurs s’étonnent de le voir parfois dire la messe face au peuple, ouvrir la porte à des idées nouvelles et les dénonciations parviennent à Mgr Gibier : «Il ne fait pas comme tout le monde. » L’évêque le soutient, l’encourage, le console, mais l’abbé Winnaert souffre car sa sensibilité est extrême. Néanmoins, il continue. Il rétablit le service diaconal, sous-diaconal et désire reconstituer toute la liturgie « comme dans une cathédrale », s’écrie-t-il ! Au cours de la Semaine sainte, les Lamentations du prophète Jérémie et les prophéties sont chantées et lues en langue vulgaire et il garde toujours un baptême pour le Samedi-Saint.

En 1912, il accomplit seul ce que la réforme de Pie XII a introduit depuis : «…Quant au Samedi-Saint, il n’y a rien et on ne vibre plus au chant prometteur de l’exultet… Les offices du matin se célèbrent à des heures impossibles et sans la dignité qui est requise; on ne les comprend plus » (Etude de Pastorale liturgique, p. 222, éd. Maison-Dieu). Le pape Pie XII ne rétablira le Triduum sacré qu’en 1956 !

Il se donne de toutes ses forces sans tenir compte de l’étrange fatigue tapie dans son corps. Son respect pour la liturgie, reflet de la liturgie céleste consommée au ciel par l’Agneau, est tel, qu’un jour où des fidèles retardataires entrent dans la chapelle pendant la messe en faisant du bruit, il se retourne et attend en silence.

Enfin, en 1911, il publie l’Echo de Saint-Paul, bulletin de la chapelle Saint-Paul-Viroflay.

La liturgie, source d’eau vive où se retrouve le chant apostolique et patristique; l’enseignement, par les sermons et le catéchisme, où mûrit l’âme pastorale découvrent peu à peu une lumière que voilèrent de faux enseignements, voici les deux routes qui se rejoindront et mèneront le Serviteur de Dieu bien loin de l’Eglise de Rome.

L’exergue de l’Echo de Saint-Paul est : « Que votre règne arrive », et le numéro de décembre 1911 débute ainsi : «Ne nous y trompons pas, ce serait en vain que nous nous efforcerions de faire les sacrifices nécessaires au moment du danger si tout un entraînement ne nous y avait préparé ; c’est pourquoi ce ne sont pas tels ou tels sacrifices qui nous sont demandés, mais ce que Dieu attend de nous, c’est l’esprit habituel de sacrifice, l’esprit de détachement qui nous permettra, le cas échéant, de faire les actes pénibles nécessités par les circonstances où nous serons placés. » Paroles singulièrement prophétiques, porteuses des événements futurs de sa vie toute de sacrifice librement accepté. C’est là que réside peut-être le noyau de son enseignement moral, l’exaltation sobre du sacrifice, la lutte journalière avec son propre moi. Le salut chrétien est pour lui une acquisition ascétique et une participation par cette acquisition à l’abnégation divine. Il rejoint la patristique grecque et les théologiens orthodoxes modernes qu’il ignore encore: le patriarche Serge de Moscou, le métropolite Antoine de Kiev, etc.

Il commence avec son ministère le service de Dieu et, puisqu’il est dans l’Eglise de Rome, s’applique à réaliser au maximum les activités d’un prêtre romain, faisant de tout son cœur ce qu’un bon curé accomplit pour vivifier sa paroisse : l’Association pour les âmes du Purgatoire, la Confrérie du Cœur eucharistique de Jésus, les Ter­tiaires de saint François d’Assise. Au travers de son bulletin, il parle à ses fidèles, touche leurs cœurs, leur communique ses pensées comme à des amis, fait des recom­mandations pratiques sur tous les plans : « Efforcez-vous de supprimer ou tout au moins de restreindre le plus possible les livraisons le dimanche. La charité nous ordonne de nous gêner pour nos frères. » Il voudrait que tous les magasins soient fermés le dimanche, « Pâque hebdomadaire », jour de « fête et de félicité » ! « N’at­tendez pas l’agonie pour demander l’extrême onction : les prières de l’Eglise ont pour objet non seulement la santé de l’âme, mais aussi celle du corps. » Il sait que cette coutume d’administrer l’onction sainte au seuil de la mort s’est installée relati­vement tard, que la majorité des prières, des épîtres de ce sacrement que l’on trouve encore dans le missel ont pour but la guérison du malade. Là aussi, il est pionnier par son désir de restaurer la compréhension antique de l’onction, gardée par l’Ortho­doxie qui la confère une fois par an à tous ses fidèles, le Mercredi Saint. Il faut attendre l’édition moderne de 1953 du Missel quotidien des Fidèles (Marne) pour que ce sacrement soit appelé sacrement des malades.

Mais sa pensée du Christ universel se lève comme un soleil qui grandit de res­plendissement en resplendissement jusqu’à sa nouvelle naissance : « Ce ne sont pas seulement les prières du peuple juif qui ont attiré le Messie sur la terre, ce sont les supplications de toute l’humanité à travers tous les temps. »

Les brebis entendent sa voix et se pressent autour de lui.

Dès le 15 février 1912, l’Evêché de Versailles le remercie et lui fait écrire par le vicaire général, Mgr Leblanc : « Continuez à grouper les bonnes volontés dans votre Association saint Paul et que le succès réponde de plus en plus à vos efforts. »

Nous voyons par l’horaire combien il ouvre les portes de l’Eglise à toutes les possibilités, s’efforçant de ressusciter les vieilles coutumes et de ranimer par elles les âmes : « Dimanche 17 mars 1912, la grand-messe sera célébrée aux intentions des personnes employées dans les blanchisseries. Bénédiction d’une statue de sainte Véronique, leur Patronne. Sermon par le R.P. Jacques, des frères mineurs capucins. » (E. de St-P., mars 1912.)

Il s’attaque aux hommes qui désertent la maison du Christ et se croient quittes en y envoyant leurs femmes et leurs enfants ; il tâche de les intéresser et cite des articles de Maurice Allard dans l’Humanité, des extraits de discours où Anatole France s’écrie : « Citoyens, ne croyez pas à l’enfer, la science nous affranchit d’aussi gros­sières imaginations et d’aussi vaines terreurs. N’écoutez pas les prêtres qui enseignent que la souffrance est excellente. C’est la joie qui est bonne… » Il présente un article de M. Gustave Téry dans l’Oeuvre, replace toutes ces pensées dans la lumière chrétienne et termine son commentaire par cette phrase : « Moralelaïque: pyramide sans base. » (E. de St-P., mai 1912.)

Il n’oublie pas les vieilles filles qui peuplent si souvent la maison du Christ de leurs dévouements : « Vieille fille, au ciel ce nom resplendira plus lumineux autour de certaines âmes que le titre de mères » (citation d’un article de P. Monsabré). Il veut « rassembler les enfants (de son Dieu) à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes » (Mat. 23, 37).

En juin 1912, à l’occasion d’une mission qu’il organise à Saint-Paul avec les prédications du R. P. Populaire, de l’Ordre des frères prêcheurs et de M. le chanoine Beaupin, il écrit : «Le but est de gagner des âmes, âmes indifférentes qu’il faut remuer, âmes tièdes qu’il faut réchauffer, âmes ferventes qu’il faut maintenir et élever. Et ces âmes, si nous voulons les gagner, c’est pour leur apprendre leurs destinées éternelles, leur montrer qu’elles ne sont pas faites pour ramper mais pour marcher toujours plus avant de clarté en clarté. » (E. de St-P., juin 1912.) Comme résumant sa propre vie, cette dernière phrase : « marcher toujours plus avant de clarté en clarté » lui sera adressée par le saint starets Silouanos du Mont-Athos, quelques mois avant sa mort. La route des êtres voués à Dieu est tracée à l’avance par notre Créateur.

Enfin, l’abbé Louis Winnaert inaugure ses « Journées liturgiques » qui seront une des premières impulsions du mouvement liturgique en France, son insigne et personnel apport.

Il ne lui suffit pas de vouloir mettre en branle les fidèles, il veut les plonger dans la mélodie divine-humaine. « Dès lors, pas de fantaisie dans notre dévotion, pas de formules boursouflées, répétées des lèvres et auxquelles le cœur n’a pas de part ; partout l’ordre, la mesure et en même temps une flamme intense de vie. La liturgie est par essence une action collective, elle est l’œuvre de l’Eglise entière, les fidèles par conséquent ne peuvent se contenter d’être des spectateurs passifs. Leur donner la notion de leur rôle liturgique, c’est ce à quoi visera l’enseignement de cette journée.» (E. de St-P., juin 1912.)

Et voici le programme de cette journée du 30 juin : Sous la présidence du révé­rendissime dom Maréchaux, Abbé de Sainte-Françoise-Romaine, la direction des R. P. Bénédictins et avec le concours de la Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois : 7 h., messe basse ; 9 h. 30, chant de tierce, grand-messe pontificale avec instruction; chant de sexte ; 2 h. 30, chant de none, vêpres pontificales, réunion d’études sur divers sujets de liturgie et de musique sacrée ; les Petits Chanteurs se feront entendre durant cette réunion. 5 h. 30, chant des complies, instruction, salut solennel. Et il ajoute : « L’œuvre de restauration totale sera longue, difficile, avec de la ténacité, elle aboutira. » (E. de St-P., juin 1912.)

La Revue bénédictine (2e année, 1912, Abbaye de Maredsous, p. 478) écrit :

Une journée liturgique à Viroflay

Le 30 juin, une journée liturgique se célébrait à Viroflay, aux portes de Versailles. Il y eut grand-messe et vêpres pontificales. Les chants étaient exécutés par la Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Ce fut très émouvant et très beau. Une assistance d’élite emplissait l’ample vaisseau de la chapelle Saint-Paul. Des jeunes gens de bonne famille (pourquoi bonne famille est-il précisé ?) faisaient les fonctions du chœur avec une parfaite entente et une dignité admirable, tandis que d’autres dirigeaient les Petits Chanteurs. Entre vêpres et complies, il y eut une séance durant laquelle des conférenciers trai­tèrent: De l’art et de la liturgie, de la musique sacrée.

Il réalise un de ses grands rêves d’apôtre : unir la beauté monastique au ministère pastoral, rendre la liturgie aux humbles, pendant la messe. Depuis bien longtemps, semblable événement ne s’était produit dans une paroisse de France !

Le Serviteur de Dieu est par excellence l’homme de l’Avent, celui qui prépare l’Avènement, qui anticipe la vision eschatologique, qui annonce, rempli de la joie des bergers, qui conduit avec la majesté liturgique des Mages et qui palpite de certitude. « L’Avent est le souvenir de notre condition malheureuse de race coupable, mais il est aussi un temps d’espérance : Dieu a eu pitié de l’homme, il lui donnera le Sauveur. Après les quatre mille ans symboliques, appelé par les soupirs des patriar­ches, annoncé par les prophètes, pressenti par les meilleures d’entre les sages, il se lèvera comme le soleil, il sera la splendeur éternelle.»

Il insiste « à temps et contretemps » sur la liturgie et la nécessité de la com­prendre. Il prie ses fidèles « d’arriver avant le commencement de l’office, de se grouper le plus près possible de l’autel étant le centre vers lequel tout converge… Le pain bénit est destiné à exprimer davantage l’union des fidèles au sacrifice et leur union entre eux. Autrefois, tous participaient à la sainte messe par l’offrande du pain et du vin ; ils s’avançaient au chant de l’offertoire et remettaient aux ministres la matière même du sacrifice eucharistique. Quand la foi diminua, les communions diminuèrent aussi et on prit l’habitude de distribuer à la fin de la messe le pain offert, mais non consacré, en signe de participation au sacrifice… Notre grand désir serait la communion du dimanche à la grand-messe et non pas des prières quelconques pendant la messe. Il ne s’agit pas seulement de lire les prières de la messe, il faut aussi participer au chant au moins sous cette forme élémentaire qui consiste à répondre aux paroles du prêtre : Amen après les oraisons, Et cum spiritu tuo après le : Dominus vobiscum. Il faut aussi chanter les parties communes de la messe qui expriment si bien tout ce pour quoi le sacrifice est offert : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei. Nous demandons donc aux fidèles d’observer la manière de se tenir pendant les offices.» (E. de St-P., nov.-déc. 1912.)

Pour la Nativité, « la messe solennelle de minuit est précédée des matines avec l’invitatoire d’une douceur si pénétrante : Le Christ vous est né, venez, adorons-le, les psaumes qui proclament la gloire du petit enfant de la crèche, et suivie des laudes qui poursuivent le chant de gloire au roi immortel des siècles. » (E. de St-P., janv.-fév. 1913.) En 1961, peu de paroisses ont rétabli les matines de Noël…

Mais voici la Résurrection : « Impossible d’épuiser la richesse de vie profonde contenue dans la fête de Pâques et comment essayer d’en exprimer les splendeurs ? La fête de Pâques est le grand fondement de notre foi : Jésus par elle affirme sa divinité ; vainqueur de la mort, il apparaît comme le Sauveur. Pâques est la fête de la vie, non seulement de la vie reconquise par Jésus, mais de la vie que sa mort a donnée au monde. Pâques est la fête de la vie surnaturelle, et c’est pourquoi Pâques est la fête baptismale par excellence. Pâques nous apporte l’allégresse de la victoire. Le triomphe du Christ sur le péché et sur la mort est en effet un triomphe collectif… C’est pourquoi l’Eglise impose la communion pascale comme gage assuré de la victoire de nos âmes, comme couronnement de l’effort du Carême ! »

Il invite, appelle à la communion pascale, menace, supplie. « Il est humiliant de penser qu’il importe de redire ce devoir alors que les chrétiens devraient considérer les Pâques comme un besoin pour leur âme, et un honneur dont ils devraient sentir tout le prix, mais il faut insister : nous le ferons. Rendons à Dieu ce qui est à lui, comme il le veut et non pas suivant notre fantaisie. Celui qui ne communie pas, au moins à Pâques, s’excommunie lui-même ; c’est ce qui explique la règle posée par l’Eglise…» (E. de St-P., mars-avril 1913.)

Il rétablit « les litanies majeures et mineures… Les litanies mineures qui ont lieu les trois jours qui précèdent l’Ascension sont une coutume qui prit naissance en France : saint Mamert, évêque de Vienne, vers la fin du Ve siècle, les institua » et il convoque les fidèles.

Il gronde les pressés : « Un grave abus tend à s’introduire depuis quelques dimanches à la messe basse : certaines personnes quittent la chapelle avant la fin de la messe. Nous les supplions de réfléchir un peu et de se demander s’il est digne de chrétiens sérieux de s’efforcer de rogner sur les quelques instants que l’on offre à Dieu. » (Mai 1913.)

La fête patronale revient et le Serviteur de Dieu organise à nouveau les Journées liturgiques sous la présidence d’honneur de Sa Grandeur. Mgr l’évêque de Versailles et la présidence effective de Rev. Dom B. Maréchaux O.S.B., abbé de Sainte-Françoise-Romaine. Il déploie la liturgie, ranime pour les laïcs les anciens offices, les mêlant de chants, appelant différentes personnalités pour prêcher, afin que ses brebis aient leur attention soutenue, prie avec eux plusieurs heures par jour et son troupeau est conquis. Mais oui, ils arrivent, ils remplissent la chapelle Saint-Paul et un peu partout l’on parle des Journées liturgiques de Viroflay. « Les Semaines religieuses et les journaux catholiques ont avec une sympathie réelle annoncé nos fêtes et en ont donné un compte rendu » et il ajoute avec une joyeuse ironie : « Même un grand journal nous consacre tout un article sous ce titre : Le Paganisme catholique, nous assurant que les « cérémonies initiatiques (sic) renouvelées de l’antiquité païenne » ne nous feront pas reconquérir « l’empire que nous ont fait perdre les progrès de la science. » (Septembre 1913.)

Et le 31 décembre 1913, par l’intermédiaire du cardinal Merry del Val, le pape fait savoir à M. l’abbé L. Winnaert « qu’il a appris avec plaisir le succès de ces journées liturgiques et confie à Votre Grandeur (l’évêque de Versailles) le soin de remercier en son auguste nom, M. l’abbé Winnaert et de lui communiquer la bénédiction apostolique implorée pour lui-même et ses collaborateurs ».

L’effort de l’abbé Winnaert est consacré par Rome. Un bel avenir s’ouvre à lui.

En juin 1914, Dom Besse donne les prédications et dans son Echo de Saint-Paul il communique les paroles du pape. Il demeure respectueux de la papauté, pendant des années il continuera à espérer en elle. Il n’a point d’idées-thèses mais des idées-vie. Honnêtement, il essaie d’être romain, s’appliquant non seulement à obéir mais désireux d’éviter à ses ouailles le doute dont il dira : « L’atroce douleur dans l’Eglise romaine est qu’on n’a même pas le droit de se poser une question ! » Il sauvegarde l’obéissance à la hiérarchie jusqu’à l’extrême.

Les pensées sur le plain-chant citées dans l’Echo de Saint-Paul montrent la pureté de son sens liturgique, employant des témoignages de « profanes » pour en montrer toute la valeur : « Le premier pas vers la décadence de la vraie musique catholique fut l’admission des instruments dans l’Eglise. Par eux, par l’emploi plus libre et plus indépendant qu’on en fit, s’est introduit dans l’expression du sentiment religieux un attrait sensuel qui lui a causé le plus grand dommage et qui a eu l’in­fluence la plus désastreuse sur le chant lui-même » (Richard Wagner). « Il faut n’avoir, je ne dis pas aucune piété, mais je dis aucun goût pour préférer dans les églises, la musique au plain-chant » (J.-J. Rousseau). « Comment les prêtres catho­liques qui ont, dans le chant grégorien, la plus belle musique qui existe sur la terre admettent-ils dans leurs églises les pauvretés de nos musiques modernes ? » (Halévy). Ces opinions, devenues à notre époque monnaie courante, n’étaient pas, en général, communiquées aux fidèles. Lui, ce qu’il recherche sans répit, c’est que le peuple comprenne.

Le 27 décembre 1914, avant la grand-messe, M. l’abbé Boyer, doyen de Saint-Symphorien, donne lecture de l’ordonnance épiscopale, et le curé de Saint-Paul, après avoir émis la profession de foi écrite, prend possession de sa charge pastorale. Jean l’Evangéliste l’introduit officiellement dans son ministère.

Voici des extraits de son premier sermon de curé :

Que la paix soit avec vous ! C’est la parole que notre Seigneur met sur les lèvres de ses apôtres quand il les envoie à travers le monde, c’est la première parole qu’envoyé parmi vous, d’une manière stable, je veux vous adresser du haut de cette chaire dont je prends possession… La paix, si elle est l’oeuvre de la justice, est aussi l’oeuvre de la charité, cette communion profonde que l’apôtre, dont nous célébrons aujourd’hui la fête, voulait avec tant d’ardeur mettre au coeur de ses fidèles. L’amour vient de Dieu, l’amour est Dieu… il faut nous confier à cet amour et croire à sa puissance.

Une paroisse, une église paroissiale, quel mystère d’unité ! Rien n’est changé en appa­rence, dans notre petite chapelle, à peine seulement une ébauche provisoire de fonts baptis­maux, et pourtant quelle modification profonde. Ce n’est plus seulement la chapelle de passage, sorte d’hôtellerie spirituelle où les âmes, sans doute, pouvaient trouver un aliment mais d’une manière transitoire et anormale, c’est le foyer familial qui est constitué.

Ici les tout-petits naîtront à la vie surnaturelle. Ici les nouveaux foyers de famille viendront se fonder sous le regard de Dieu ; ici nos défunts seront portés et leurs corps marqués par l’Eglise de l’eau et de l’encens en attendant la résurrection glorieuse.

Oui c’est une grande chose qu’une paroisse, c’est la vie chrétienne organisée s’épanouissant autour de l’autel centre et foyer. Toute joie de notre paroisse devient une de nos joies, tout deuil un de nos deuils. Avec nos frères nous nous réjouissons des baptêmes, avec eux nous prions pour nos morts. Nous nous sentons en toute vérité unis au Christ, dans la mesure même où nous sommes unis à nos frères.

Réalisons, mes frères, ce mystère d’unité. Votre curé vous le demande et j’en suis sûr vous le désirez. Tout son effort tendra à vous y aider: sa fonction est avant tout une fonction d’unité. Il accomplira pour vous ce grand devoir social de la prière. Son office, son bréviaire, c’est en votre nom désormais qu’il le récitera, la grand-messe du dimanche, c’est pour vous obligatoirement qu’elle sera célébrée. De par sa fonction sacerdotale, tout prêtre participant au sacerdoce de Jésus-Christ, est comme lui, médiateur entre Dieu et les hommes, mais cette médiation reste générale tant qu’une charge d’âmes n’est pas annexée au pouvoir sacerdotal. Votre curé devient votre médiateur à vous, votre prêtre, suivant la belle et ancienne expression. Autour de lui et de votre autel, réalisez l’unité dans la prière.

Au nom de Jésus-Christ et de l’Eglise, votre curé vous enseignera non pas ses opinions, non pas ses manières de voir, elles n’auraient aucune autorité profonde, mais la doctrine de Jésus-Christ. C’est sa seconde fonction. Il vous demande là encore de réaliser l’unité, unité dans la foi et l’adhésion de votre âme entière au témoignage du Verbe incarné, lumière que les ténèbres ne comprennent pas, mais qui doit éclairer toute intelligence, lumière qui demande un sacrifice à notre orgueil, mais qui compense ce sacrifice par la paix, la joie, la certitude de posséder sur le sens même de notre destinée les paroles suprêmes.

Enfin, par la vertu de Jésus-Christ et l’application de ses vérités dans les sacrements, votre curé vous sanctifiera. Sanctifier les âmes, c’est-à-dire mettre Dieu en elles, quelle tâche écrasante ! Qu’elle se réalise en moi cette parole de la prière sacerdotale de Jésus : « Je me sanctifie, ô Dieu, pour sanctifier ceux que vous m’avez confiés. »

Dieu n’a pas voulu que l’efficacité des sacrements puisse dépendre de la sainteté ou de l’indignité de ses ministres : « Pierre baptise, dit saint Augustin, c’est Jésus qui baptise. Judas baptise, c’est toujours Jésus qui baptise.»

Prions donc, mes frères, et que notre paroisse Saint-Paul, par votre esprit de foi, par votre esprit de religion, par votre esprit de charité, transforme nos âmes, et, dans une mystérieuse et profonde communion, les fonde en une seule âme. » Echo de Saint-Paul, Nos 1 et 2, 1915.

CHAPITRE V
L’ÉBRANLEMENT D’UN MONDE

Puis, il s’éloigna d’eux à la distance d’environ un jet de pierre, et, s’étant mis à genoux, il pria, disant : Père, si tu voulais éloigner de moi cette coupe ! Toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne. Luc 22, 41, 42

Août 1914. La guerre. Le jour de la mobilisation générale, une fidèle amie passe par le presbytère avant de rentrer chez elle. La porte est entrouverte. Elle s’avance et « voit M. le curé assis à son bureau ». Le journal est ouvert ; la tête entre les mains, il pleure. « Monsieur le curé, qu’y a-t-il ? » Il répond à voix basse : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Ils n’ont pas fait cela ! »

Quelques jours plus tard, Jean Jaurès est assassiné. C’est le premier grand chagrin du Serviteur de Dieu. Il aime Jean Jaurès, admire nombre de ses idées et, comme lui, croit en l’homme. Les événements du monde le touchent plus que ceux de sa propre vie ; il sert l’humanité ainsi qu’un chevalier sert sa « dame » et ne veut pas qu’elle meurtrisse son visage « à la ressemblance du Christ ».

Trop malade pour être mobilisé, il est réformé. Il souffre de cette situation en désaccord avec la solidité apparente de sa constitution. Il se penche alors sur l’instruction religieuse des adultes demeurés à l’arrière et intensifie le catéchisme aux enfants.

L’époque décisive se rapproche. Le style se ramasse, se charge de responsabilité. Jusqu’à présent il était fiancé, à présent, il est l’époux de sa paroisse, le père de famille.

Durant ce premier carême de guerre, il écrit : «Le carême vient d’une manière plus vivante et plus profonde nous mettre en présence des sacrifices nécessaires pour rétablir l’équilibre rompu par le péché. Il est la saison liturgique type et modèle de toute la vie chrétienne ici-bas : nous semons dans la peine et les larmes et nous allons ainsi vers la Pâque éternelle. » (E. de St-P., Nos 1, 2, 1915.)

Peu à peu, il n’ose plus écrire et l’Echo de Saint-Paul se remplit d’articles signés d’autres noms que le sien. Seule la liturgie l’apaise : «Essentiellement, la liturgie sur terre est la même vision qu’au Ciel, mais adaptée à notre lassitude (c’est la première fois que ce mot lui échappe) : nous ne pouvons pas fixer longtemps notre attention sur le même objet. Dès lors, l’objet unique se présentera à nous sous des points de vue successifs qui, sans détruire son unité substantielle, nous permettra de le méditer plus profondément.» (E. de St-P., novembre-décembre 1915.)

1916. La crise de conscience augmente, ses fidèles l’ignorent et l’ignoreront toujours. Il confie son désarroi à de rares amis et veut partir cacher sa souffrance dans le monastère de Maredsous. M. M. le retient et le Serviteur de Dieu lui répond tristement : «Je finirai quand même dans la peau d’un bénédictin ! »

Le catéchisme l’enfonce dans ses doutes. Comment peut-il mentir à « ses enfants » ?

Mais où aller ? Il est prêtre pour toujours. L’éducation donnée par Rome est telle à son époque qu’il ne connaît que Rome.

Le 1er juin 1916, il écrit au Président du Conseil presbytéral de l’Oratoire :

Monsieur le Pasteur,

J’ai eu connaissance de la très belle et très religieuse prière que vous prononcez, m’a-t-on dit, dans le culte du dimanche : Nous fléchissons les genoux devant toi, ô Père… Je me suis permis, pensant qu’elle pourrait provoquer un élan d’âme chez mes paroissiens, de la lire, chaque dimanche, au prône de la messe. En agissant ainsi, je n’ai pas cru être indiscret et user d’un bien étranger. N’avons-nous pas le même et unique Maître ? Ne sommes-nous pas les fils du même Père ? … Je suis avec intérêt et émotion les prédications publiées en feuilles par la librairie Fischbacher.

Cette lettre le met en rapport avec le pasteur Wilfred Monod, l’apôtre protes­tant, un homme de grand cœur, et il pousse l’audace jusqu’à lui demander de venirparler en la chapelle Saint-Paul. L’Evêché lui envoie un avertissement.

Le 15 septembre 1916, les cardinaux, archevêques et évêques de France deman­dent au clergé de lire en chaire leur lettre « annonçant aux fidèles le vœu d’un pèle­rinage national à Lourdes après la conclusion de la paix ». Le curé de Saint-Paul ne se résigne pas à la lire in extenso et modifie certains passages. Nous donnerons les passages avec les changements apportés afin d’essayer de saisir, au travers de leurs modifications, le processus de la crise poignante de l’abbé Louis Winnaert dont la répugnance pour « les étalages d’âme » est si profonde qu’il pâtit en silence.

Vos évêques ont eu la pensée de faire violence au ciel par un acte solennel en rapport avec l’importance du bienfait désiré. Vos évêques ont eu la pensée d’accomplir un acte collectif de foi et de piété…
Mais Dieu qui n’aime pas la guerre la permet cependant comme une conséquence de la liberté qu’il a donnée aux hommes et quand ils l’ont déchaînée par leur libre volonté, il la fait servir à ses desseins de justice et de miséricorde… Mais Dieu qui n’aime pas la guerre la laisse cependant s’accomplir comme une conséquence de la liberté qu’il a donnée aux hommes, mais quand ils l’ont déchaî­née par leur libre volonté, il la fait servir quand même à ses desseins de justice ou de miséricorde…
… D’une part, il veut leur rappeler (aux armées) que c’est de lui qu’elles tiennent le droit de verser le sang…. de l’autre, que c’est lui qui a le pouvoir d’infliger la défaite ou d’accorder la victoire selon les vues toujours justes de sa sagesse.

violemment rayé

Il est l’allié dont l’appui l’emporte sur toutes les autres alliances.

rayé

… Dieu se réserve… un ressort secret qu’il meut quand il lui plaît et par lequel il donne le branle à tout, et change parfois en un instant la fortune des armées et la face des Etats…. Dieu se réserve… un ressort secret qu’il meut quand il lui plaît sans toutefois détruire pour cela des causes secondes et la liberté de l’homme.
Quand un peuple en effet se trouve sous le coup de quelque grande épreuve, aux heures critiques où son indépendance nationale et l’intégrité de son territoire dépendent du sort des armes, il éprouve le besoin de se tourner vers Dieu qui seul peut lepréserver du mal qu’il redoute ou lui assurer le bien qu’il désire… Quand un peuple se trouve sous le coup épreuve, il éprouve plus intimement le besoin de se tourner vers Dieu.

rayé

… Souvent dans les circonstances plus graves, pour toucher plus sûrement le coeur du Tout-Puissant, il accompagne sa prière d’un voeu par lequel il s’engage envers lui à une chose qu’il sait lui être agréable…

Souvent même il accompagne sa prière de vœux…

rayé

… Et ces voeux, Dieu les accepte parce qu’ils sont un acte de foi en lui et en sa Providence… Et ces voeux, Dieu les accepte, sans qu’il ait besoin des choses qui lui sont àl’avance dévolues…

Ainsi, en est-il tout au long de cette lettre (La Semaine religieuse de Versailles, No40, 1916). Le Serviteur de Dieu supprime les passages où Dieu est remercié de donner la victoire sur les ennemis. Il ne peut engager son Seigneur dans les disputes des hommes, ni lui demander la victoire sur des ennemis mais, au contraire, à la prière fervente pour les siens et la France – car c’est un patriote – il ajoute toujours une prière pour ceux qu’on nomme les adversaires, tout en défendant auprès de la volonté divine la liberté de la volonté humaine, la synergie.

Au seuil de la troisième année de guerre, le Serviteur de Dieu pose la question de la souffrance : « La voie royale de la sainte croix est bien le chemin qui conduit au triomphe de la vie. C’est tout le mystère de notre existence, mystère qui se pose d’ailleurs avec une force et une acuité plus troublantes que jamais durant cette période tragique.

En face du mal, osons affirmer tout d’abord que Dieu ne le veut pas, que Dieu en a horreur ; non, le mal n’est pas la volonté de Dieu.

Dieu ne veut pas le mal, Dieu c’est l’ennemi du mal ; mais le mystère, c’est précisément l’existence dans le monde, œuvre de Dieu, de cette opposition radicaleet foncière à la volonté divine que nous appelons le mal.

La volonté libre de l’homme s’est dressée devant Dieu, c’est la révolte et cette révolte porte ses fruits amers qui ne sont pas l’œuvre de Dieu mais l’œuvre du mal. Dieu ne frappe pas, c’est le mal qui produit ses effets dévastateurs.

Le mal moral est dans la volonté de l’homme et il déchaîne le mal physique : c’est du cœur, dit Jésus, que sortent les homicides. Dieu ne veut pas le mal, notrePère des cieux qui vit et qui aime souffre mystérieusement du mal ; par le mal, Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde suivant la profonde parole de Pascal, et la lutte sans trêve est déchaînée entre le royaume des ténèbres et du péché et le royaume de lumière. C’est dans cette lutte, dont la guerre n’est après tout qu’un épisode, que nous sommes engagés, c’est dans cette lutte que les symboliques récits des livres sacrés nous rappellent que Dieu combat.

Dieu combat le mal, mais il le combat en Dieu : Il est la lumière, il ne plonge pas dans les ténèbres ; il est l’amour, il n’engendre pas la haine ; il est la vie, il nedonne pas la mort ; mais sa lutte et son triomphe aussi, c’est de tourner les ténèbres en lumière, de changer la haine par l’amour, de vaincre la mort par la vie. En présence du mal et de ses manifestations, nous ne serons donc pas plongés dans la morne et inféconde désolation de ceux qui, résignés par fatalisme ou révoltés par orgueil, déclarent que la vie n’a aucun sens et que le monde se débat dans le chaos ; nous aurons, au contraire, la triomphale certitude de ceux qui, fermes dans la foi, reconnaissent et saluent quand même l’Esprit de Dieu planant sur le chaos, le fécondant, le vivifiant, le transformant par une création incessante : « Envoie ton Esprit, ô Seigneur et tout sera créé et tu renouvelleras la face de la terre. »

La fleur se fane et voilà que le fruit sort de cette mort.

Le grain de blé tombe en terre et voilà que surgit la moisson opulente.

Nous ne croyons pas que le monde doive se terminer par une négation de l’œuvre rédemptrice, il marche, il doit marcher vers la réalisation de l’idéal du Pater :Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Les nations se jettent les unes sur les autres par une méconnaissance de l’amour du Père, mais « l’excès même du mal imposera à l’humanité un décisif remède ; un tel déchaînement d’hor­reur, de crimes, de misère est peut-être le remède violent à la folie guerrière » ; remède non pas immédiat, certes, mais dont nous devons espérer l’efficacité.

Pour être les aides de Dieu, suivant la si belle et forte expression de saint Paul, sachons prier ; la prière bien comprise, entendue non pas comme un marchandage indigne de Dieu et indigne de notre âme, donne un sens, fixe une attitude à toute notre existence et oriente notre action. En priant ainsi, je deviens un organe du Saint-Esprit, je lui fournis l’occasion de se manifester ici-bas, j’entre dans ses vues miséricordieuses, je souscris à son programme rédempteur, en d’autres termes j’exauce Dieu.»

1917. L’Echo de Saint-Paul s’éteint. L’écho du labeur et de la joie de sa vie romaine s’est tu. Le Serviteur de Dieu entre dans le silence, car son souci majeur est de ne pas troubler les âmes. Même s’il est certain d’être dans la vérité, il ne touche jamais de lui-même à qui que ce soit, il propose et ne presse pas, imitant en cela la délicatesse de notre Père des cieux. Pendant cette première crise de sa vie, il ne propose même pas. Où mènerait-il, d’ailleurs, ses fidèles ? L’Orthodoxie est reléguée par l’Eglise de Rome dans une lointaine et décadente Eglise grecque. Le Serviteur de Dieu l’ignore totalement.

Sans doute, il a analysé sans faiblir sa pensée, il ne peut plus hésiter mais son cœur, lui, se débat. Il se répète sa phrase favorite : « Je suis prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech. » Il ne peut être que prêtre. Alors, où aller ? Il songe à nouveau à se retirer à l’Abbaye de Maredsous et sa santé se ressent de tant de douleur. Ceux qui l’ont déjà retenu, le retiennent encore une fois dans sa paroisse bien-aimée. Il vit un cauchemar où l’issue même de la prière lui est refusée, où l’aban­don à la hiérarchie devient son adversaire.

Un soir, il survient brusquement chez M. et Mme M. et déclare : « Je ne peux plus lutter contre ma conscience ! » C’est tout ce qu’il dira. Sa conscience est son ami implacable, jamais elle ne lui cédera. Elle lui répète : « Sors. Tu n’as pas le droit d’enseigner ce que tu ne penses pas. Je ne te permets aucune illusion. Sors. » – « Où aller ? mon Seigneur et mon Dieu ; je suis prêtre. C’est le vide. Il m’est impossible d’être défroqué. Je n’aime que toi et l’Eglise. » – « Sors, Louis, mon enfant. Ne songe pas à l’avenir. Sors. » Aucun de ses paroissiens, hormis cette famille, n’est au courant.

Le 20 juin 1918, il prévient ses amis qu’il célèbre sa dernière messe à Saint-Paul. Il prie ensuite l’abbé L., un sinistré qu’il a reçu chez lui, de lire en chaire sa lettre expliquant son départ. La voilà :

Mes Frères,

J’avais espéré pouvoir retarder une décision qu’en conscience je considérais comme nécessaire, mais le départ de M. l’abbé L., rappelé par son œuvre de la Manécanterie, m’oblige à vous dire plus tôt que je ne l’aurais voulu que je ne suis plus votre curé. Il me serait impos­sible en effet de reprendre actuellement le ministère paroissial ; depuis plus de deux ans, je l’accomplis tellement imparfaitement en raison de ma santé que je ne puis ni ne veux prolonger un état de choses qui n’était possible qu’avec une collaboration permanente.

Vous comprendrez facilement pourquoi je ne viens pas moi-même vous faire mes adieux : tant de liens m’unissent à Saint-Paul qu’il ne m’est possible de les briser qu’à distance, mais il en est un qui ne se brisera jamais, c’est celui de ma profonde affection pour vous.

Je vous demande pardon des négligences que j’ai pu apporter dans mon ministère ; je pardonne de mon côté les peines que j’ai pu éprouver et je vous assure encore de mon dévouement entier.

Il quitte le presbytère qu’il a bâti, comme un voleur. Il se sauve. L’abbé L. lui répond le 5 juillet 1918 :

Monsieur le Curé,

Je reçois à l’instant votre carte pour moi et votre lettre aux paroissiens dont j’avais été pressenti ce matin par M. M.

Comme je vous l’ai déjà dit, ce dénouement nous a été à tous fort pénible et nous comprenons mieux maintenant, ma mère et moi, vos larmes lors de votre départ. Je m’éloigne du reste le cœur navré car la cité de Saint-Paul est bien triste sans vous ; toutefois, avant de la quitter, je veux vous dire combien je regrette les petits ennuis que j’ai pu vous occasionner et aussi combien je vous suis reconnaissant de ce que vous y avez fait pour mes chers parents et pour moi.

Mais, poussé par un sentiment de jalousie, ou peut-être une crainte de ne pas savoir répondre aux questions qu’on lui poserait, l’abbé L. ne lit pas la lettre du Serviteur de Dieu et laisse courir toutes sortes de suppositions fantaisistes.

Louis Winnaert a fui, laissant tout derrière lui. Il sait que, s’il ne part pas, soudainement, et follement, il ne pourra plus s’en aller.

Mgr Gibier, évêque de Versailles, ne se résigne pas à ce départ et espère son retour pendant un an, ne nommant qu’un successeur intérimaire : l’abbé N. Cassidy. En juillet 1918, les paroissiens envoient une pétition à Mgr Gibier :

Avec la plupart des paroissiens de Saint-Paul à Viroflay, nous nous sommes trouvés douloureusement affectés et devenons bien inquiets par l’absence de notre curé, M. Winnaert.

Le sachant très fatigué, nous craignons que son état de santé ne soit un obstacle insurmontable à son retour parmi nous et c’est pourquoi, Monseigneur, nous prenons la respectueuse liberté de vous dire quelle peine immense, quel désarroi dans nos âmes causera le départ de ce prêtre qui fait de notre paroisse un foyer de vie religieuse et de sainte édification.

Il a usé sa santé et ses forces à mettre dans toutes les pratiques de la religion une intensité de vie, un respect des choses de Dieu, un amour des cérémonies religieuses, une intelligence de la liturgie qui frappaient d’admiration ceux qui en étaient témoins et même les prêtres qui avaient le bonheur d’y participer.

Nous croyons, Monseigneur, de notre devoir de lui rendre devant vous le témoignage de notre reconnaissance et de notre affection et nous prions Dieu pour que notre pasteur et notre appui ne nous soit pas ôté.

Daignez…

Signé : Le Conseil Paroissial et les Fidèles de Saint-Paul de Viroflay.

Le 18 août 1918, ses enfants de chœur lui écrivent :

Cher Monsieur le Curé,

Vos enfants de chœur ne peuvent pas laisser passer votre fête (Saint-Louis) sans vous dire à nouveau leur respectueuse et filiale affection. Il leur en coûte de ne pouvoir cette année vous offrir leurs vœux de vive voix et ils offrent à Dieu la peine qu’ils en éprouvent pour obtenir de sa bonté votre prompt et complet rétablissement.

Et comme ils ne savent quoi vous offrir pour votre fête, ils vous promettent de rester toujours fidèles à leur cher Saint-Paul et d’y garder bien vivant le souvenir de vos bontés. Veuillez croire, cher Monsieur le Curé, à l’affection de vos enfants.

En septembre, M. l’abbé Boyer, son doyen. lui écrit :

J’ai installé ce matin votre successeur. En retrouvant la gracieuse ordonnance de ce modeste vaisseau, en entendant chanter et prier les fidèles, en rappelant, discrètement, comme il convenait tant de bien que vous avez fait là, comme je souhaitais et demandais au Bon Dieu que vous demeuriez dans cette ligne où tant d’autres se sont sanctifiés et où vous concouriez certainement à en sanctifier d’autres !

La Providence vous avait fait utile et rendu bienfaisant en cet humble sentier : êtes-vous sûr de continuer à l’être en vous en écartant et de faire autant et aussi bien son oeuvre ailleurs ?

A son tour, au courant du même mois, son successeur lui écrit :

Cher Monsieur le Curé,

Permettez-moi de vous dire combien au cours de cette journée passée ensemble, j’ai été heureux de la confiance que vous me témoignez. Ma tâche à Saint-Paul en est très facilitée et je vous en exprime toute ma reconnaissance. Puisse Dieu exaucer ma prière : elle est pour vous, pour la paix de votre âme et votre bonheur parmi nous, très ardente et j’ajoute en toute simplicité très affectueuse.

Le Serviteur de Dieu est désemparé. En quittant Viroflay, il s’est d’abord réfugié quelque temps aux « Amis de l’Enfance », rue Crillon, puis, « Marc » lui offre l’hospitalité dans la « Maison de la Démocratie », boulevard Raspail. Il célèbre la messe de Noël dans un petit local, près de sa chambre, devant quelques paroissiens qui ont voulu le suivre mais il craint d’attirer des ennuis à M. Sangnier et discrètement se retire.

Il essaie alors de s’agréger au milieu protestant. Le pasteur Wilfred Monod et sa femme le reçoivent cordialement ; malheureusement, ils ne peuvent comprendre grand-chose à sa douleur et le Serviteur de Dieu se sent de plus en plus mal à l’aise. En réalité, bien que son esprit soit ferme en Dieu, son cœur aspire après un foyer religieux.

Le 14 mars 1919, l’Archevêché de Paris met le point final à cette étape :

Monsieur l’Abbé,

Son Eminence, après avoir entendu la lecture de votre dernière lettre, m’a chargé de vous prévenir que les pouvoirs de célébrer et de confesser dans le diocèse de Paris vous sont retirés. Cette mesure ne doit pas vous surprendre, après les déclarations contenues dans votre lettre.

La lettre du Serviteur de Dieu ne nous est pas parvenue ; la suite des événements nous permettra peut-être de reconstituer le processus de sa crise.

Il pénètre dans le désert de solitude, il commence sa « queste de l’Eglise ». Il devine l’étonne-ment, la réserve qu’il provoque, d’autant plus que rien de fanatique ne l’agite, qu’il continue à aimer l’Eglise qu’il a quittée et ceux qu’il rencontre s’étonnent de cet homme de Dieu partant sans savoir humainement où il va, et ceci sans la moindre exaltation.

«La première des vertus est le dédain de la quiétude », pense-t-il avec saint Isaac le Syrien, il pourrait ajouter avec lui : « J’ai clairement compris que Dieu et ses anges se réjouissent quand nous sommes dans la nécessité, tandis que le diable et ses sectateurs sont heureux de notre quiétude » (Sentences, saint Isaac de Syrie, éd. Saint-Irénée, Paris 1949).

Chapitre VI
VERS UN LIBRE CATHOLICISME

Le guetteur leva les yeux et aperçut un homme qui courait seul. Le guetteur cria et avertit le roi et David lui dit : S’il est seul, c’est un homme de bien, il a une bonne nouvelle sur ses lèvres. II Sam. 18: 24 ss.

Il y a deux manières de concevoir l’unité : le première comprime les consciences, la seconde dilate les cœurs. Vers un Libre Catholicisme

Il est sorti. Attiré par l’espace et les horizons à la manière de ses aïeux qui revenaient des mers de Chine et des Indes, il lance enfin le cri de son cœur et de son esprit. Il veut tout remettre aux pieds du Christ, les Eglises chrétiennes, les élans humains qui marchent vers lui « sans même savoir le nommer » et le cosmos total. Néanmoins, bien que son regard embrasse le large, que son âme accueille les parfums venus de tous les continents, sa main tient ferme le gouvernail de l’Eglise historique, de 1’Epouse du Dieu incarné dans les temps.

Qu’est-ce qui l’oblige à quitter son Eglise, cette Eglise de Rome qu’il aimera jusqu’à sa mort ?

Toute hypothèse personnelle doit être écartée : santé, conflit quelconque avec la hiérarchie ou sentiment pour une personne. Rien de cela n’aurait pu le décider à faire une démarche aussi grave, et d’ailleurs aucune de ces hypothèses ne s’est présentée à lui. Jamais il n’aura la pensée de jeter la pierre à sa mère-Eglise pour tel ou tel abus moral, par exemple l’Inquisition qu’il abhorre. Sa crise est infiniment plus exigeante ; le seul motif susceptible de justifier son acte est la vérité essentielle de l’Eglise vraie, l’incapacité de pouvoir la confesser en demeurant dans l’Eglise de Rome.

Il annonce cette vérité essentielle dans son manifeste : Vers un Libre Catholicisme, et la précisera progressivement dans ses écrits jusqu’à sa naissance au ciel.

Mais avant de mettre en lumière les traits caractéristiques de sa confession, il nous faut expliquer le style de son langage, sous peine de voir sa pensée diminuée ou mal comprise.

Son expression s’apparente à celle des Pères de l’aurore de l’Eglise, non qu’il veuille imiter un Irénée, un Cyprien ou un Ambroise – son verbe moderne lui est propre, étranger à toute affectation archaïsante – mais sa pensée est inséparable de la vie, théologique autant que pastorale, traditionnelle autant qu’actuelle. En cela il se confond avec les premiers Pères de l’Eglise qui pensaient la vérité dans la com­munauté des fidèles. En effet, ils ignoraient la possibilité de deux paroles, l’une pour les fidèles et l’autre pour les spécialistes. Etre théologien sans être pasteur et apôtre, leur paraissait un non-sens. Jusqu’au moyen âge, cet état d’esprit – hormis quelques exceptions – subsistera. Les premiers Pères étaient « existentiels », ecclésiaux ou, si l’on emploie le qualificatif de leur époque: des penseurs sotériologiques, visant le changement de l’homme et son engagement, semblables à des économes (constructeurs) de notre salut. L’ontologie ne leur fait pas défaut mais elle est inséparable pour eux de la sotériologie. Réalisateurs d’âmes, ils mêlent toujours à la vérité l’apologie de la Révélation, c’est-à-dire un exposé d’idées révolutionnaires, neuves, inconnues, difficiles à accepter, se servant du langage « vulgaire » du moment, sensibles qu’ils sont aux préoccupations du jour sans pour autant céder l’essentiel ou faire un compromis entre la Révélation et la philosophie, à la façon des gnosti­ques et des autres hérétiques. De là naîtront leurs terminologies stoïciennes, néo­platoniciennes ou empruntées aux mystères païens. Paul, le maître du Serviteur de Dieu, est en tête de cette méthode. Sûrs, inébranlables en leur pensée, les premiers Pères sont libres en leurs termes. Attention! Aucune vulgarisation, le style reste simple et élevé, mais ils s’adressent à des milieux multicolores, présents à leur esprit. C’est l’époque où la terminologie n’est pas encore fixée, où la société chrétienne n’est pas cristallisée dans une obéissance sans discussion aux dogmes établis. Les Pères agissent au sein d’un monde aux opinions mouvantes. Leur enseignement si efficace, si prenant, si vivant, peut offrir une grande difficulté à un esprit formé scolairement, désireux de distinguer l’apport du langage provoqué par les circonstances et la con­viction. Un patrologue contemporain a pu découvrir chez saint Basile l’influence de douze écoles philosophiques… ne songeant pas que nous-mêmes pouvons être successivement dans la conversation des existentialistes que tourmentent les angoisses et les nausées, des freudistes conduits par le subconscient, des stoïciens, des mys­tiques, etc.

Le Serviteur de Dieu, traditionaliste, fidèle jusqu’à la moelle des os à la Parole et, en définitive, n’aimant que son Seigneur, rappelle sur tous les points de son enseignement celui des Pères, dans les cadres historiques modernes, bien entendu. Il tient compte de ce que nous ne sommes plus le christianisme en formation, ni la société chrétienne fixée du moyen âge. L’auditeur du XXe siècle est aussi mélangé et achrétien que celui des premiers siècles, avec la différence que le christianisme ne porte plus l’attrait de la nouveauté ; il le connaît suffisamment pour ne plus le recher­cher et pas assez pour l’apprécier.

Dès son manifeste : Vers un Libre Catholicisme, et au long de toute sa carrière, il s’appliquera à exprimer les idées-clefs en les enveloppant de conceptions actuelles.

Nous ne voudrions pas que ces quelques pages eussent l’allure d’un pamphlet ; nous le disons et nous le répéterons souvent : c’est le plus profond respect qui nous anime vis-à-vis de toutes les Eglises chrétiennes, et en particulier vis-à-vis de l’Eglise romaine dont les traditions et les usages constituent l’expérience religieuse la plus vaste peut-être de toute l’humanité.

C’est encore moins une critique personnelle dirigée soit contre les chefs, soit contre les membres d’une Eglise. Nous croyons à la bonne foi et à la bonne volonté de tous: les institutions, le milieu, l’éducation, l’habitude font souvent regarder comme normales des choses qui sembleraient extraordinaires si on les apercevait ailleurs, et nous savons trop au prix de quels efforts, de quelles souffrances intimes, de quelles périodes de découragement on obtient l’affranchissement et la liberté, pour songer à critiquer ceux qui ne veulent pas regarder et réfléchir. Nous demandons même instamment à ceux qu’aucune question ne tourmente de ne pas nous lire.

Il y a quelques années paraissait un ouvrage qui était comme le manifeste d’un groupe de modernistes suivant l’expression reçue. Ce qu’on a fait de l’Eglise (Paris, Alcan, 1912) voulait être « une humble supplique au pape Pie X». Après avoir en ces pages porté des coups en général très sûrs à la position intellectuelle et gouvernementale de l’Eglise romaine, les auteurs anonymes concluaient en déclarant rester dans cette Eglise sans en partager d’ailleurs l’esprit et les tendances. Cette situation nous apparaît équivoque et, s’il s’agissait dans pareil sujet de logique abstraite, nous dirions volontiers qu’elle est déloyale vis-à-vis de l’autorité qu’on méconnaît au fond, en semblant extérieurement la reconnaître, vis-à-vis des fidèles (quand on est chargé d’un ministère officiel) qu’on trompe soit en leur enseignant ce qu’on ne pense pas, soit en leur donnant de la doctrine une interprétation qui n’est pas celle reconnue par ceux qui dirigent.

Il nous est impossible quant à nous de continuer leur attitude et de prétendre par des distinctions et des raisonnements éviter les conséquences qui semblent s’imposer à nous.

Cette entrée en matière qui résume l’honnêteté totale du Serviteur de Dieu, place les problèmes ecclésiastiques et théologiques dans la profondeur de la conscience humaine. N. Berdiaeff[24] parlant du Zéro et l’Infini[25], disait qu’il est des mouvements dans l’humanité où la conscience « s’objectivise », se plaçant dans l’autorité d’une partie de la hiérarchie ou dans une doctrine. L’abbé Louis Winnaert considère que cette objectivisation de la conscience est impensable pour un chrétien. Un chrétien ne peut adhérer extérieurement à l’Eglise, en faisant abstraction de l’être intérieur, et encore moins tomber dans le dangereux dualisme des modernistes qui veulent sauvegarder clandestinement la religion selon leur conscience, différente de la religion selon leur situation sociale. Lui ne se pose même pas la question: les auteurs du manifeste, dits modernistes, réussiront-ils à transformer progressivement l’Eglise romaine en demeurant en elle, ou cette entreprise échouera-t-elle ? Leur méthode sera-t-elle efficace ou inefficace ? Il rejette spirituellement et moralement une pareille attitude. Nous devons admettre sans équivoque le plus grand paradoxe du christianisme : son exigence d’identifier le Christ intérieur et le Christ extérieur, l’évangile inscrit dans nos cœurs ou commenté par la hiérarchie et l’Eglise-société. Le chrétien n’a pas le droit de dire : « Ma conscience, mes convictions sont au-dessus de l’autorité de l’Eglise », ou : « L’autorité de l’Eglise a le droit de briser ma conscience. » Cette antinomie, sans issue au regard extérieur, a créé dans l’histoire de l’Eglise des conflits pathétiques dont Maxime le Confesseur peut servir d’exemple-type, lui qui, au nom de la tradition universelle, refusa de communier avec tous les Patriarches. L’Amant de la Vérité ne s’oppose pas à la doctrine de l’Eglise romaine au nom de ses convictions personnelles mais en celui des convictions ecclésiales universelles. Nous insisterons, afin d’être bien compris, sur le point suivant : il faut toujours céder à l’autorité lorsqu’elle nous réclame des sacrifices personnels, que ce soit dans les idées ou dans les faits, mais on ne peut céder si, étant intégrale­ment fils de l’Eglise, on exige de nous un compromis sur l’essence même de la Révélation. C’est cet amour sincère de l’Eglise qui pousse Louis-Irénée à sortir, à se sacri­fier, à décliner la compromission des modernistes.

La guerre, avec tous les problèmes moraux qu’elle soulève, a posé de nouveau la question religieuse sous une forme singulièrement grave et angoissante.

Certes, durant l’affreux conflit, les croyants ont puisé dans leurs convictions et leurs espérances des forces morales qui les ont soutenus. D’autre part, nous avons assisté, dans les premiers temps du moins, à un épanouissement plus ou moins profond de religiosité. Mais ne nous laissons pas duper par quelques apparences, il est certain que la guerre a manifesté une crise religieuse profonde que la splendeur des Te Deum ne peut masquer. En fait, des questions formidables se sont présentées devant les consciences, questions qui sont à la base même de la doctrine chrétienne et auxquelles les formules théologiques accou­tumées n’ont pu apporter une solution satisfaisante.

C’est la notion même de Dieu et de sa providence qui est mise en cause, ce sont les notions de l’origine du mal, du péché, de l’expiation, du sacrifice, de la rédemption qu’on sent ne pas concorder, dans leur conception traditionnelle, avec ce qu’il y a de meilleur dans nos âmes.

On devine aisément que le Serviteur de Dieu fait dans cette dernière phrase des allusions rapides (Dieu… Providence… origine du mal… péché… expiation…) au dogme scolastique de la Rédemption. Son combat, au nom de la théologie pauli­nienne, contre la pensée post-anselmique est le combat central de son existence.

Et pour augmenter le désarroi des esprits et des cœurs, voici qu’apparaît évidente, écrasante l’absence pratique de l’institution traditionnelle qui prétendait être la tête et le cœur de la catholicité.

Certes nous n’irons pas faire au Souverain Pontife un procès de tendances, nous ren­drons hommage au contraire à son action bienfaisante et charitable, mais la politique dite religieuse n’était pas de mise et parler de: l’honneur des armes sauvegardé, était prouver à l’évidence que l’Eglise romaine n’avait rien compris au sens spirituel de cette guerre. Non, au fond, elle n’a rien compris, elle s’est réservée. et à l’heure du triomphe du droit, c’est l’impuissance absolue, parce qu’elle n’a pas consenti en réalité à séparer nettement sa cause spirituelle de ce qui reste toujours son rêve temporel.

Non, la papauté ne pouvait pas comprendre le conflit, elle ne pouvait pas y participer, sans porter de ses propres mains un coup à son idéal d’impérialisme spirituel.

La confusion tragique dans l’Eglise de Rome des pouvoirs spirituel et temporel, finement dénoncée par le Serviteur de Dieu, n’appelle pas de commentaires, mais l’auteur du manifeste relie la séparation nécessaire des pouvoirs à la recherche d’une nouvelle ecclésiologie basée sur l’unité-pluralité.

Il serre la question centrale de l’ecclésiologie: sa vraie unité et sa vraie catholicité ; sans s’en douter, il confesse la doctrine orthodoxe. Un Khomiakoff, avec sa théorie du sobornost, n’aurait pas écrit autrement. Le principe trinitaire, base de l’ecclésiologie chrétienne, est sous-entendu. Au nom de l’unité et de la catholicité, Irénée renonce à la papauté.

Qu’ils soient un, ô Père, avait dit le Maître, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ! L’unité doit donc être l’idéal nécessaire de tout disciple du Christ. Mais il y a deux manières de concevoir l’unité : la première comprime les consciences, la seconde dilate les cœurs. On obtient, dans le premier cas, une uniformité officielle, plus superficielle que réelle, on a une récitation de formules identiques, des gestes semblables, des attitudes communes ; mais au fond, cette façade cache souvent l’absence de vie, de pensée, d’intérêt religieux réel.

Dans le second cas, on peut avoir des divergences de vues, mais on sait les respecter, et ces divergences manifestent une richesse d’aperçus qui est le résultat d’une vie véritable­ment vivante, car la vie est complexe à l’infini et ne se réduit pas à une répétition.

L’Eglise romaine a choisi la première manière, il lui faut l’uniformité complète : penser comme elle, agir comme elle et, parce que ses prétentions se heurtent fatalement aux consciences libres, elle se trouve en fait l’obstacle le plus grand, le plus terrible à la profonde et universelle unité chrétienne. Et cependant quel rôle merveilleux elle aurait pu jouer ! Elle pouvait, elle, l’une des Eglises les plus anciennes et les plus riches en tradition, elle pouvait être réellement la présidente de la charité suivant la si touchante expression antique, au lieu d’être l’héritière de l’empire. Les Eglises particulières, groupant les hommes d’après leurs affinités, leurs aspirations, leurs méthodes auraient pu trouver en elle la voix collective du peuple chrétien tout entier. Mais cela n’est pas, hélas ! cela sera-t-il jamais ? Nous croyons à la catholicité, à l’universalité de l’Eglise, mais de même que l’impérialisme temporel était l’obstacle absolu à la Société des nations, de même l’impérialisme spirituel est l’obstacle qu’il faut écarter pour réaliser la catholique unité : une Eglise qui se déclare infaillible, qui prétend, malgré des erreurs constatées, monopoliser la vérité, se met en dehors de la vie, et tant qu’elle n’aura pas reconnu la fausseté de ses prétentions et affirmé non seulement en parole, mais en pensée et en acte, l’humilité de son service, elle ne peut qu’em­pêcher l’universelle communion des esprits et des cœurs.

Mais, dira-t-on, ces prétentions de l’Eglise romaine reposent sur une désignation précise, évidente du Sauveur; c’est lui qui l’a constituée « mère et maîtresse de toutes les Eglises » et qui a donné, en la personne de Pierre, à son évêque jusqu’à la fin des âges, le rôle de vicaire, de représentant visible, du suppléant terrestre de Dieu.

Il est impossible, dans ces simples pages, de traiter à fond cette question, elle devrait faire l’objet d’une étude spéciale. Mais quand on songe que même la venue de saint Pierre à Rome n’est pas un fait indiscutable, quand on sait qu’en tout cas, sûrement avant sa venue, une chrétienté, non fondée par lui et possédant ses chefs et ses ministères locaux existait déjà, quand on lit dans un écrivain catholique éclairé : «De l’activité de saint Pierre en ce milieu (romain) aucun détail n’est connu. Les écrits canoniques ou autres qui nous sont parvenus sous son nom ne contiennent à son sujet aucun renseignement » (Histoire ancienne de l’Eglise, p. 64, par Mgr Duchesne), quand on trouve dans la tradition primitive des pro­testations contre les premières tentatives autoritaires de l’évêque de Rome, telles que celles de Polycrate d’Ephèse et de saint Irénée, quand on voit comment Tertullien raille les titres dont commençaient à se parer les évêques de Rome, quand on lit la protestation de saint Cyprien au Concile de Carthage contre l’appellation « évêque des évêques » et la lettre de Firmilianus de Césarée au pape Etienne : «Tu t’es exclu de l’Eglise en voulant exclure les autres » ; quand on sait que beaucoup de prétentions pontificales s’appuient sur un recueil de documents reconnus apocryphes, les fausses Décrétales, on reste singulièrement sceptique et rêveur, et l’on se dit que c’est vraiment une base bien fragile pour un fait de si colossale importance.

Et si on lit dans le vingt-huitième canon du Concile de Chalcédoine, rétablissant le texte du sixième canon de Nicée et reproduisant la décision du troisième canon de Constan­tinople : « Les Pères ont décerné avec raison des honneurs au siège de l’ancienne Rome, parce que cette cité avait le rang de capitale. Aussi les cent cinquante évêques réunis à Chalcédoine dans un même dessein, ont assigné des prérogatives égales au très saint siège de la nouvelle Rome (Constantinople), jugeant avec raison que la cité qui est honorée de la majesté du sénat et qui jouit des mêmes privilèges que l’ancienne Rome impériale, doit être aussi élevée qu’elle dans les affaires ecclésiastiques et avoir son rang immédiatement après elle », si on lit ce texte, on perçoit très nettement l’origine même du pouvoir papal : il s’est produit le phénomène très naturel, donnant à l’évêque de la première ville de l’empire, ville sans cesse en contact avec le monde connu, une importance pratique plus grande qu’à ses collègues. C’est ainsi que, de nos jours, l’archevêque de Paris, en dépit de la tradition des églises primatiales, est certainement, comme évêque de la capitale, le prélat le plus en vue de tous les diocèses de France.

Ce qui paraît inadmissible, c’est la prétention à une délégation authentique d’un pouvoir divin, substituant en fait la conscience du pape à la conscience de chaque homme. Cela, personne au fond ne peut l’accepter, et c’est pourquoi malgré l’indifférence religieuse qui prolonge son agonie, le système romain a vécu.

Le Serviteur de Dieu expose ensuite ce qu’il entend par liturgie. Elle n’est pas pour lui quelque chose de secondaire, une manifestation palpable de l’essence de l’Eglise. Elle est au centre – elle l’était déjà dans son œuvre de Viroflay – elle y brillera jusqu’au terme de sa vie. Et c’est la raison pour laquelle il parle d’elle, avant d’aborder le problème du dogme.

Le culte est l’un des moyens les plus puissants pour traduire et développer les sentiments de l’âme.

Nous croyons qu’il faut savoir profiter des enrichissements vrais, qu’au cours des âges l’art, la piété, le mysticisme ont apportés au culte, et ne repousser à priori aucune des expressions traditionnelles de la piété chrétienne, voire même humaine.

Catholiques dans le passé aussi bien que dans le présent, voilà ce que nous voulons être, participant, à travers des rites aux efforts de l’humanité vers Dieu, à son pathétique besoin de s’approcher de lui.

Qu’un office devienne un spectacle inintelligible pour celui qui n’a pas au moins quelques notions archéologiques, voilà qui est inadmissible. Qu’il soit normal, par exemple, d’assister à la messe sans même soupçonner (et comment le pourrait-on?) qu’il y a là, spécialement dans la première partie, des lectures qu’il faut entendre pour son instruction, des prières auxquelles il faut s’unir pour son édification, voilà qui ne peut être admis. Or la pratique courante consiste, faute de pouvoir faire comprendre suffisamment l’office à la masse, à procurer aux assistants des distractions pieuses pendant la messe: chapelet, chants variés, pendant lesquels le célébrant très lointain, récite à mi-voix ou à voix basse, en tournant le dos, dans une langue inconnue des formules qui ne troublent en aucune manière la pieuse sérénité des assistants. De temps à autre, une clochette s’agite, c’est la seule communication extérieure entre l’autel et le peuple chrétien dont l’attitude témoigne d’ailleurs, sauf à l’évangile et à l’élévation, de la parfaite incompréhension de ce qui se passe et de ce qui se dit.

D’un autre côté, les Eglises réformées. voulant supprimer les abus possibles dans le culte, ont réellement du même coup perdu le contact avec les richesses vivantes de la Tradition. Au fond, leur culte vaut ce que vaut le pasteur, et sa piété, son talent personnel peuvent seuls donner un intérêt profond à l’assemblée religieuse.

Nous croyons donc que le culte doi être traditionnel. expressif, symbolique, mais aussi vivant, en une langue vivante, sans exclure pourtant certaines pièces caractéristiques de la piété et de l’art chrétien, culte collectif, et mystique et non énigme archéologique.

L’abbé Louis Winnaert attaque ensuite le problème du dogme et sa pensée rejoint celle d’un évêque orthodoxe contemporain, l’évêque Michel, qui écrit, en 1955, dans la Revue du Patriarcat de Moscou :

La vraie théologie est inséparable de la lutte, du travail intérieur et de l’ascèse. La conscience dogmatique authentique est donnée seulement par l’effort spirituel du sacrifice du coeur et non par la voie des déductions abstraites, ni par les concepts et définitions logiques.

Les réalités religieuses ne peuvent être saisies par la philosophie et des abstractions mais par la transformation et la lutte contre la loi du péché qui agit en nous.

Oui, il l’envisage de la même manière, mais le langage orthodoxe qui lui est encore inconnu lui fait parfois défaut : par exemple, son terme « intuition » est ambigu, il aurait avantage à être remplacé par « connaissance spirituelle ». Néanmoins, à travers les nuances de sa pensée, son manifeste adopte le caractère spéci­fique des réalités religieuses dépassant les conceptions philosophiques, historiques et scientifiques. Uni sans le savoir à l’Orthodoxie, il réclame une forme de la con­naissance en laquelle l’homme intérieur sera engagé. Nous sommes à l’époque où le philosophe catholique Le Roy pose les mêmes questions au sujet du dogme, où les évêques et théologiens orthodoxes entreprennent la lutte contre l’incursion du rationalisme dans les séminaires orthodoxes, lançant leurappel à un retour aux sources patristiques.

La critique du Serviteur de Dieu de la « distinction tranchante » dans l’Eglise romaine entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel est pénétrante :

« Au lieu d’appuyer sur ce qu’il faut faire, nous croyons qu’il faut insister sur ce qu’il faut être. » Il revient à la vraie Tradition, à l’enseignement des maîtres spirituels des premiers siècles, au christianisme ontologique.

Rendons-lui la parole :

L’Eglise romaine considère le dogme comme une réalité s’imposant du dehors et d’une manière absolue à l’homme.

Il nous apparaît en effet absolument impossible d’adhérer intellectuellement à l’ensemble des dogmes de l’Eglise romaine, bien que nous les retenions, hâtons-nous de le dire, mora­lement et religieusement. Nous remarquons trop de fissures dans la construction, pour que nous puissions l’admettre comme l’Eglise les présente. Ces fissures, nous en constatons dans le cercle vicieux qui se trouve à la base même de ce qu’on appelle les « preuves de la religion », nous en constatons dans le dogme de l’autorité infaillible du Souverain Pontife, nous en constatons dans plusieurs des propositions de foi qui se heurtent, du moins dans leur formule intellectuelle, soit à une opposition absolue de la conscience, soit à un ensemble de vraisemblances historiques et scientifiques qui emportent l’adhésion.

Mais si le dogme ne nous semble pas posséder une valeur intellectuelle intangible, il nous parait avoir une valeur morale et religieuse indiscutable.

Nous croyons à l’utilité pratique des dogmes, à leur valeur profonde; nous les consi­dérons comme l’écorce nécessaire pour protéger le noyau de vérité qu’ils semblent comprimer parfois, mais qu’ils garantissent ; nous les regardons comme des images symboliques indispensables pour rendre intelligible, quelquefois au risque de la déformer un peu, une vérité supérieure. Mais nous déplorons l’attitude des théologiens romains, qui prennent le dogme pour l’énoncé d’une vérité absolue, au lieu de le considérer comme l’image d’une réalité morale, comme la transcription, forcément intellectuelle d’ailleurs, de par les nécessités de notre esprit, mais non adéquate, d’une attitude d’âme.

Car nous voulons nous garder d’un double écueil: le premier consiste à transporter dans le domaine de l’intelligence ce qui est de son essence intuitif et religieux, et à prétendre formuler, en termes exacts, des élans d’âme; l’autre écarte avec un dédain superbe et naïf, sous prétexte de raison ou parfois d’histoire, ce qui est mystère et intuition profonde.

Notons bien qu’en ne plaçant pas le dogme dans le domaine de l’intelligence, nous ne voulons pas dire qu’il ne correspond pas à une réalité. Au contraire, nous pensons que derrière la formule, se trouve une profonde et vivante réalité, infiniment plus riche que la formule elle-même, car celle-ci n’est que le résultat d’une impression de conscience, qu’un essai de traduction imparfaite mais indispensable des expériences religieuses indiquant l’attitude pratique de l’âme vis-à-vis de la mystérieuse réalité, nous donnant pour guide et pour lumière tout le travail de la pensée chrétienne et toute l’expérience religieuse des siècles, sans pour cela lier notre intelligence à des systèmes ou à des conceptions périmées. En présence de la personne de Jésus, par exemple, nous recueillerons pieusement tous les balbutiements, toutes les formules par lesquelles les âges chrétiens ont essayé d’exprimer leur admiration et leur amour. Nous savons que tout cela est d’un autre ordre que celui de la logique, de l’histoire, de la science, et dans ces pauvres ébauches où le génie humain s’est efforcé d’enfermer l’ineffable, nous verrons ce qu’il y a au fond: un élan d’âme vis-à-vis de cette réalité merveilleuse: la communion intime, profonde, unique de Jésus avec Dieu que les plus beaux noms ou les échafaudages philosophiques n’exprimeront jamais. Et, pour prendre un autre exemple, dans les affirmations traditionnelles concernant l’enfer, nous verrons un effort pour exprimer ce qu’il y a d’absolu dans le péché et comment un acte posé dans le temps peut avoir des répercussions infinies.

L’Eglise romaine produit, comme toutes les Eglises chrétiennes et comme d’ailleurs tous les milieux idéalistes, une merveilleuse floraison de vie morale et de sainteté. Mais il n’en est pas moins vrai que certains principes, heureusement d’ailleurs pas toujours rigoureusement traduits dans la pratique, apparaissent comme essentiellement en conflit avec les aspirations et l’orientation de nos consciences.

Il nous semble impossible, par exemple, d’admettre, comme la théologie romaine l’entend, cette distinction nette, tranchante, absolue, entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, le premier radicalement impuissant pour le salut, le second le réalisant quasi automatiquement surtout par l’effet de sacrements magiques. Nous ne nions pas, qu’on le remarque bien, l’importance ou la valeur morale des sacrements pris en eux-mêmes ; nous n’ignorons pas d’ailleurs que les théologiens nous parlent des dispositions requises pour les recevoir. Mais il n’en est pas moins vrai que le baptême place dans le ciel des enfants qui, sans lui, auraient été dans les limbes (depuis qu’on s’est décidé à ne plus les placer dans l’enfer) ; il n’en est pas moins vrai qu’entre deux hommes ayant le même degré de contrition dite imparfaite, donc la même valeur morale, l’un sera sauvé si les circonstances extérieures lui permettent de recevoir l’absolution, l’autre ne le sera pas si les événements moins favo­rables l’empêchent de la recevoir.

L’Eglise ne considère pas « les vertus des philosophes comme des vices », nous le savons ; mais elle les regarde comme absolument non méritoires du salut, à un point tel, que le geste d’un fidèle se signant avec de l’eau bénite ou égrenant un chapelet, est surna­turellement supérieur et plus méritoire pour l’éternité, que le sang répandu d’un soldat non croyant. L’un aura un accroissement de gloire éternelle pour son geste pieux, l’autre n’aura, s’il n’est pas élevé à l’ordre surnaturel, que « les pleurs et les grincements de dents ». Les théologiens et certains journaux catholiques ont d’ailleurs pris soin de nous avertir au cours de cette guerre, que s’il fallait sans doute espérer beaucoup de la miséricorde divine pour ceux qui avaient versé leur sang, il importait de ne pas oublier que le salut, étant chose surnaturelle, ne pouvait s’acquérir par des sacrifices ou des efforts purement naturels.

Faut-il de plus sous une autre forme affirmer encore la supériorité de la foi sur les œuvres ?

Au lieu d’appuyer sur ce qu’il faut faire, nous croyons qu’il faut insister sur ce qu’il faut être : «C’est du cœur que partent les mauvaises pensées », disait Jésus. Il ne s’agit donc pas tant de combattre des manifestations du mal, que sa racine même. En effet, nous valons souvent plus ou moins que nos actions; notre faiblesse peut momentanément nous égarer, comme aussi un enthousiasme passager peut nous donner l’illusion du bien.

Et il conclut : Nous sommes persuadés qu’il existe un grand nombre de pasteurs d’âmes, tant dans l’Eglise romaine que dans les autres Eglises chrétiennes, qui pensent ce que nous pensons et qui, tout bas du moins, disent ce que nous disons.

Nous sommes persuadés qu’il existe un grand nombre de chrétiens sérieux qui aspirent à cette transformation, à cette libération. Nous avons expérimenté souvent combien cette attitude répond à un besoin profond et quel soulagement intime ce fut pour plusieurs que de l’avoir entrevue.

Seulement, bien des causes paralysent et entravent l’effort pratique de liberté et empêchent une résolution que l’on sent s’imposer en conscience et en logique.

Pourquoi donc ne pas constater simplement et virilement ce qui est ?

Cherchons dans la paix puisque, si nous le voulons, nous pouvons désormais entrer en contact avec des frères d’âme, cherchons ensemble à constituer dans l’universelle Eglise, dans cette catho-licité dont personne, sinon nous-mêmes, ne peut nous exclure ni nous excommunier, cherchons à constituer la famille spirituelle de notre choix, l’Eglise particulière qui, fraternellement unie aux autres Eglises chrétiennes, nous fournira le soutien, l’atmosphère dont nos âmes ont besoin.

Le Serviteur de Dieu a exposé à la lumière du monde les idées qui enchaînaient ses méditations douloureuses et solitaires. Son action future, bien qu’environnée d’un inconnu absolu lui semble relativement simple. Il espère que la doctrine ainsi dégagée amènera au Christ les âmes qui ont quitté l’Eglise de Rome et recherchent le christianisme dilatant les cœurs, ou celles qui se croient incroyantes. Il croit que ses collègues qui le soutinrent et l’encouragèrent dans la réforme des pensées le suivront ; il se retourne : il est seul.

Il reçoit quatre réponses à sa brochure: d’un inspecteur des écoles, d’un cheminot, d’une femme et du chef du mouvement moderniste d’Italie. C’est tout.

Le dernier, le pasteur Ugo Janni[26], un être d’une grande tenue morale, disciple de Fogazzaro, ami de Buonaiuti, a traversé la même crise que Louis Winnaert et s’est réfugié dans l’Eglise vaudoise (paroisse de San Remo) où il souhaite pouvoir accomplir les réformes qui ne peuvent se faire dans l’Eglise de Rome. Il écrit dans sa revue Fede e Vita :

Un manifeste : Vers un Libre Catholicisme, a été publié à Paris sans nom d’auteur. On y sent le frémissement d’âmes catholiques, libres et pieuses qui cherchent une synthèse du christianisme éternel et de la pensée moderne. Elles affrontent les problèmes qui, mutatis mutandis, se posent aujourd’hui dans toutes les Eglises et le programme qu’elles exposent peut être précieusement recueilli par toute les âmes…

… Nous applaudissons de toute notre âme à cette intéressante tentative et nous prévoyons pour elle le plus grand succès. Si à la bonté des principes, à l’élévation de l’idéal, à la noblesse des buts se trouvent d’autre part réunis la ferveur de la foi, la fermeté de la volonté, l’énergie de l’action et l’esprit de sacrifice, le succès est assuré.

Le Serviteur de Dieu comprend rapidement que sa brochure, son âme jetée avec une telle foi ne feront aucun remous mais sommeilleront dans l’ombre poussié­reuse de Fischbacher qui n’essaie point d’ailleurs de la diffuser. Il s’incline. C’est le premier assaut du silence.

Les Eglises historiques, les Eglises installées, les Eglises visibles ont une arme redoutable… bienveillante au premier abord : le silence. Ce silence s’apparente au froid des « lieux extérieurs ». A celui qui peut le supporter, l’épreuve dans l’invisible est abrégée.

CHAPITRE VII
LE PÈLERIN

Dans l’Eglise catholique, il faut apporter le plus grand soin à tenir ce qui a été cru partout, toujours et par tous. « Peregrinus » de Saint-Vincent de Lérins

Sans paroisse, sans fidèles – sauf un petit groupe qui a voulu le suivre et qu’il ne fait rien pour retenir – le Serviteur de Dieu est désemparé. Les protestants désirent vivement le voir entrer dans leurs rangs et lui proposent fraternellement de remplacer le pasteur d’Ivry, M. Antomarchi. Il accepte et dessert la paroisse d’Ivry de septembre 1919 à septembre 1922. Quant à la messe, il la dit dans sa chambre.

Pour la relation de son passage à Ivry, nous laisserons la parole à Elise Viéville, l’évangéliste de la paroisse. Elle deviendra son fidèle ami, son frère « Tilize », et le suivra jusqu’à la mort. Il l’appelle « sainte Elise » et la considère comme une grâce de Dieu[27]. Voici son récit de l’arrivée de l’ancien curé de Viroflay à Ivry :

M. Antomarchi, obligé de s’absenter pour raison de santé, nous annonça qu’un ancien prêtre romain, curé de Viroflay, le remplacerait. La curiosité du bon peuple d’Ivry fut éveillée.

M. Antomarchi le présenta un dimanche après-midi, à la Fraternité, patronage de la paroisse, rue du Parc.

M. Winnaert avait quitté Rome pour des raisons de conscience. Son apparition nous déconcerta tous. C’était un homme grand, puissant, drôlement habillé – il me confia plus tard qu’il était gêné dans son costume civil et qu’il n’avait pas su le choisir – avec un chapeau en feutre aux larges bords, une redingote dont les pans volaient au vent. Sa barbe qu’il avait fait pousser pour la circonstance me parut hirsute et me fit penser au « paysan du Danube ». L’impression fut plutôt défavorable.

Le dimanche suivant, il prêcha dans l’église réformée évangélique, rue Christophe-Colomb. M. Antomarchi m’avait demandé de le surveiller, car disait-il : « Ce n’est pas un chrétien authentique, il faut le convertir. » M. Winnaert ne croyait pas au retour immédiat du Christ. Et tous les dimanches, M. Antomarchi annonçait le retour du Christ selon les Ecritures, demandant aux jeunes gens de ne pas se marier parce que le Seigneur allait venir et qu’il fallait rester pur. M. Winnaert, sobrement, essaya de lui expliquer… en vain.

L’église était pleine. Le sermon fut étonnant, très bien, mais d’une longueur… On sentait que l’ancien curé avait cherché à s’adapter aux protestants qui écoutaient autrefois des sermons de plus d’une heure.

Dans la semaine, il vint me rendre visite, car j’étais évangéliste. Il me demanda ce que je pensais de son sermon. Je lui répondis qu’il était trop long et lui demandai pourquoi il levait sans cesse les yeux au ciel ? Il m’avoua qu’il n’osait pas regarder le public protestant. A partir de ce jour, il ne le fit plus.

De dimanche en dimanche, de jeudi en jeudi, notre impression à tous et à toutes (surtout parmi les jeunes) changea. Il faisait le culte le dimanche matin à dix heures ; le jeudi et le dimanche après-midi, il venait à la fraternité, de deux heures à quatre heures, et parlait à chacun.

Avant le culte, je faisais l’école du dimanche et lui l’instruction générale. Le culte achevé, il exposait le catéchisme. A l’école du dimanche, les enfants récitaient des versets choisis et préparés à l’avance par le pasteur Laroche, président de la Société des Ecoles du dimanche de France ; les moniteurs et monitrices interrogeaient les enfants en ajoutant quelques explications. L’instruction générale, donnée par le pasteur, portait sur les versets appris, suivis parfois de questions. Le catéchisme, après le culte, entre onze heure et demie et midi et demi exposait la doctrine chrétienne.

M. Winnaert réussissait pleinement avec les jeunes. Il avait rasé sa barbe et son chapeau était normal. La vie intense que nous avions au patronage peuplé d’ouvriers, de midinettes qui ne désiraient que discuter (il y avait une moyenne de cinquante adultes inscrits et une centaine d’enfants) plut à M. Winnaert qui organisa des conférence contradictoires. A ces conférences, nous recevions des gens de partout : catholiques, socialistes, communistes et les causeries étaient très mouvementées.

Il arrivait et leur disait : « Allons, de quoi voulez-vous que je vous parle aujourd’hui ? Posez-moi des questions. » Les communistes l’intéressaient beaucoup. Il ne faisait jamais de politique et, contrairement à l’ancien pasteur, n’attaqua jamais l’Eglise romaine. On discutait ferme, c’était merveilleusement vivant. Les jeunes d’Ivry ont leur franc-parler et l’intérêt en était accru. L’un des auditeurs réguliers, un communiste, fut arrêté dans une bagarre et mis en prison. M. Winnaert alla le voir.

M. Winnaert était un homme profondément convaincu que son sacerdoce continuerait, un noble chrétien, hanté par l’idée de l’Eglise unique englobant toutes les formes du christianisme réel (bases : Jésus-Christ, sacrement, etc.). De toute sa conscience, il tâchait de s’adapter, mais trop imbu des formes catholiques, il ne put supporter longtemps la sécheresse de nos cultes, le manque d’ornements de notre temple, le vide de ce temple où l’on ne trou­vait pas la Présence (car nous ne communions qu’aux grandes fêtes), l’incompréhension de l’importance du grand sacrifice. Il essaya de modifier le culte en y introduisant quelques chants protestants qui rappelaient les phrases du service divin catholique, puis, il déposa une croix sur la table de communion, derrière la Bible. Dans le symbole des péchés, il supprima « nés dans la corruption ».

Les jeunes gens et moi-même étions enthousiasmés de notre nouveau pasteur et nous ne chuchotions plus qu’il avait tout du curé.

Nous commencions à réaliser que le baptême, le mariage, la communion contenaient quelque chose de plus que ce que nous y mettions jusqu’à présent et nous comprenions qu’il faudrait communier plus fréquemment. Et puis, l’explication des textes bibliques était si claire, si lumineuse. Je n’avais jamais entendu de pareilles choses. Mes yeux s’ouvraient, mon âme était plus satisfaite.

Mais il y eut une ombre.

Les vieux conseillers d’église désapprouvaient les changements apportés par M. Win­naert. Il se servait pourtant de chants protestants, de formules protestantes, d’une croix, emblème de tous les chrétiens, et ceci avec l’assentiment de notre directeur de la Société centrale évangélique, M. Barde. Un dimanche matin, après le culte, un vieux conseiller lui demanda en désignant la croix : « Qu’est-ce que c’est cette affaire-là ? » Il lui répondit calmement : « Cette affaire-là monsieur Froment, c’est la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. » On l’accusait de vouloir « catholiciser » les protestants et de faire chanter le bref cantique 83 : « Seigneur, aie pitié de nous ; Christ, aie pitié de nous; Seigneur, aie pitié de nous », en manière de litanies.

M. Winnaert se résigna. Il enleva la croix, supprima les beaux chants que nous avions appris avec tant de joie. Il me confia qu’il n’en pouvait plus, que les protestants marchaient avec des oeillères, ne voyant que juste devant eux. Il leur reprochait aussi leur manque de connaissance du catholicisme qu’ils attaquaient à faux, car il gardait de la vénération pour l’Eglise qui l’avait formé. En même temps qu’il desservait Ivry, avant le culte, il célébrait la messe à l’église Saint-Denis, boulevard Auguste-Blanqui, cherchant à calmer les angoisses de son âme. Je sais aussi qu’il travaillait souvent dans la sacristie de cette église et qu’il étudiait dans ses archives l’histoire du vieux-catholicisme, et celle du père Hyacinthe Loyson. Lorsque je le pouvais, j’assistais à ces offices.

Il demeurait à Ivry parce qu’il n’y avait point de pasteur, mais un jour il rencontra l’évangéliste : M. Cooreman. Il pensa qu’il était tout à fait adapté au peuple d’Ivry, déclara à la Société centrale qu’il désirait se retirer pour raison de santé et qu’il présentait pour le remplacer, l’évangéliste Cooreman. La Société centrale accepta. M. Winnaert quitta Ivry. Les paroissiens étaient atterrés. Plusieurs décidèrent de le suivre, mais Ivry était loin de la rue de Sèvres où il s’était installé, et c’était trop difficile.

Les derniers mois de son séjour à Ivry sont de plus en plus pénibles. Les autorités protestantes le pressent de devenir pasteur, de recevoir l’imposition des mains. Il leur répond : « Comment le pourrais-je, ayant déjà la succession apostolique ! » Pratiquement, c’est rompre et sitôt qu’il rencontre un remplaçant possible, il se retire.

Il sert les protestants depuis septembre 1919. Dès mars 1920, il célèbre aussi dans l’église anglicane Saint-George, rue Auguste-Vacquerie. Le supérieur, le révérend Cardew, le nomme chapelain français, avec l’assentiment de Mgr Bury, évêque anglican pour le Nord et le Centre de l’Europe.

Enfin, l’archevêque d’Utrecht, Mgr Kenninck, de passage à Paris, lui confie le petit troupeau vieux-catholique français, privé de prêtre, et le 1er novembre 1921 il chante sa première messe en l’église Saint-Denis, 96, boulevard Auguste-Blanqui. Environné de « la nuée de témoins » invisiblement penchés sur lui, il « témoigne » visiblement et les saints lui rendront vingt-cinq ans plus tard, en 1946, l’église Saint-Denis arrachée à son œuvre. Saint-Denis, désert avant son arrivée, s’emplit à nouveau, les belles cérémonies d’autrefois se déroulent « nouvellement », comme dirait saint Irénée, car elles sont en français. Durant quelques mois, il célébrera donc dans trois confessions différentes : protestante, anglicane et vieille-catholique. Il se rappelle cette période avec bonheur; ce service à plein rendement lui permet de souffler spirituellement. Le dimanche, comme il nous le racontera plus tard, « pas une minute à perdre, j’essayais de me faire tout à tous ». Mais la conscience veille, le problème brûlant n’est qu’assoupi.

« Sainte Elise » lui présente sa sœur ; cette dernière, très différente d’Elise, est spiritualiste et théosophe, voire bouddhiste. Elle inonde le Serviteur de Dieu de questions, d’exposés théosophiques et lui amène nombre d’amis. Surpris, il s’intéresse à ce mouvement qu’il ne connaît point. Cet événement fait ressortir l’ignorance totale, presque criminelle, qui règne (ou régnait, nous l’espérons) dans les séminaires romains. L’ancien prêtre romain ne sait rien de la théosophie, de ses origines, de son développement – comme d’ailleurs de la réalité orthodoxe – et, guidé par son esprit ouvert à toute démarche humaine, il l’expérimentera sans défiance.

Un groupe se forme rapidement autour de lui.

Le 24 décembre 1921, il célèbre la messe de minuit en l’église anglicane Saint-George. Il y a plus de cent personnes, quelques fidèles de Viroflay, des protestants, des vieux-catholiques mais la majorité est théosophe. Et le Chœur de l’Etoile chante les vieux Noëls !…

A l’issue de la cérémonie, plusieurs fidèles de la « Liberal Catholic Church » (« Old Catholic »), n’ayant pas de lieu de culte, demandent à l’abbé Winnaert de leur permettre de profiter de son ministère. Le Tentateur s’est approché.

Mais le Serviteur de Dieu poursuit son idée : trouver l’Eglise. Il forme alors le projet de fonder une paroisse française dépendant de l’Eglise anglicane. A aucun prix, il ne veut être seul, sous l’apparence d’une secte. Il ne peut, en tant que Français, demeurer dans une Eglise nationale anglaise et désire que sa future paroisse adopte le modus vivendi qu’elle aurait pu avoir dans l’Eglise épiscopale des Etats-Unis. Le supérieur de Saint-George, le révérend Cardew, se fait son intermédiaire et son avocat auprès de Mgr Bury.

L’Eglise anglicane refuse. Fidèle à son principe, elle se considère en dehors de l’Angleterre comme une Eglise de colonie anglaise, et en conséquence ne veut empiéter, en aucune manière, sur les Eglises nationales déjà installées. (Il semble qu’elle évolue actuellement vers un principe d’universalité.) Elle propose à l’abbé Winnaert de le garder comme chapelain français de la paroisse anglicane Saint-George, en lui laissant d’ailleurs toute possibilité de réunir régulièrement ses fidèles. La logique du Serviteur de Dieu lui interdit d’accepter cette formule. Il a quitté l’Eglise de Rome dans l’espoir de dégager une Eglise correspondante aux désirs de réforme ou de retour à la primitive Eglise qui fut celle de France, et non pour fonctionner comme chapelain français au sein de l’Eglise anglicane.

Il se décide à s’adresser à l’archevêque d’Utrecht et en janvier 1922, entreprend de lui expliquer avec une pureté « de colombe » la situation lamentable du mouvement vieux-catholique en France, ainsi que les raisons de cet échec.

Lisons quelques extraits de cette correspondance qui fut rapide comme l’éclair et montre sur le vif les deux personnalités.

Janvier 1922.

Monseigneur,

Je considère comme un devoir absolu après plusieurs mois d’efforts à Saint-Denis, de venir vous rendre compte de mes expériences. Il me faut vous exposer comment j’envisage la situation de l’Eglise en précisant l’orientation qui me semble nécessitée par les besoins spirituels de la population française et parisienne.

Je ne m’attacherai pas, bien entendu, à développer le côté négatif du problème : il est très évident que les résultats acquis ne sont pas proportionnels aux efforts, aux sacrifices de tout genre accomplis depuis la fondation de l’œuvre. M. Gouard (le prêtre hollandais qui, avant lui, venait de temps à autre) vous a dit sans doute non seulement la faiblesse numérique de la paroisse mais, ce qui est plus grave, le manque de compréhension sérieuse de la plupart des personnes qui fréquentent les offices ; il suffit d’avouer, en toute sincérité, que la tentative de réforme catholique en France, n’a de fait, abouti qu’à un résultat médiocre.

Il ne faut pas s’en étonner outre mesure, on se trouve pris entre le bloc de l’Eglise romaine et les blocs des Eglises protestantes; le Français est simpliste : il ne comprend pas bien la situation intermédiaire qu’aucun point de vue précis ne vient expliquer et si on prétend lui démontrer que cette douzaine de personnes constitue la seule Eglise légitime… il sourit.

Il faut ajouter d’ailleurs que tant d’expériences malheureuses ont été faites qu’un discrédit réel a été jeté sur les tentatives de réforme.

Nous constatons que pour ces motifs et bien d’autres encore sans doute, les deux grandes occasions qui se sont présentées à notre époque, de réaliser l’Eglise libre de France : la proclamation de l’infaillibilité et la séparation ont été manquées ; on peut dire que presque rien n’est sorti, dans notre pays, de ces deux grandes crises.

Ne pourrait-on pas en chercher les causes, Monseigneur, et pour cela bien se rendre compte qu’en fait jamais les efforts de réforme ne se sont placés ici sur un terrain positif et bien précis, large et hardi. Ce furent plutôt des mouvements négatifs ne se proposant pas de rendre vivant et fécond le trésor intégral du catholicisme, mais se bornant à des négations de détail ; on a lutté contre l’infaillibilité, on a lutté contre les jésuites et contre l’Immaculée Conception ; on a protesté, oui, mais qu’a-t-on affirmé de positif et de capable réellement de passionner les cœurs et les âmes ? La propagande fut une propagande de discussion; discussion sur des points de droit canonique, discussion sur des décisions pontificales, dis­cussion sur des questions de théologie et ainsi on a pris l’allure de gens hargneux, presque de parents pauvres, jaloux, au lieu de garder l’ample et belle attitude affirmative et positive qui seule peut construire et réaliser.

Je ne parle pas en mon nom seulement mais au nom de ce qui est vivant dans les restes de l’effort d’autrefois (celui de Hyacinthe Loyson qui souffrit beaucoup de la dureté d’Utrecht) et au nom de ceux qui veulent maintenant prolonger cet effort.

Nous voulons non pas chercher l’expression de notre foi dans le passé mais sans cesse continuer l’œuvre du passé, afin d’offrir aux hommes de notre temps un catholicisme vivant, toujours jeune parce que toujours animé de l’esprit du Christ. La tradition pour nous ne s’arrête pas, l’Esprit de Dieu besogne sans cesse dans le monde et dans les âmes et par le Verbe se révèle dans l’Eglise et hors des Eglises.

Sur ces bases nous voulons, Monseigneur, réaliser tout simplement un abri spirituel où les âmes dont la conscience ne peut accepter toutes les affirmations et prétentions de l’Eglise romaine ou bien qui aspirent aux secours spirituels des sacrements que les Eglises protestantes ne leur donnent pas, pourraient alimenter leur vie religieuse.

Il nous faut une attitude nette au point de vue de la pensée religieuse ; le point central de cette pensée doit être non un livre ancien, si vénérable qu’il soit, ou des décisions conciliaires passées, si autorisées soient-elles, mais le Christ vivant.

Il faut un culte et une liturgie conformes, bien entendu, à toute la tradition catholique et ayant comme centre l’adoration et l’action de grâces vivante qu’est l’eucharistie.

Nous voulons prier sans être obligés de mentir à Dieu. Le culte en langue nationale si nécessaire à cette conséquence fait ressortir vigoureusement ce qu’une langue morte laissait dans l’ombre.

Il faut nous présenter comme une Eglise française, non pas au sens nationaliste du mot, mais comme une Eglise qui n’apparaisse pas comme une importation étrangère ni comme une sorte de mission extérieure dans notre pays. Nous estimons donc nécessaire de nous rattacher tout d’abord dans le passé aux mouvements religieux français qui ont existé notamment à la pré-Réforme qui avec Lefèvre d’Etaples[28] et Briçonnet[29], l’évêque de Meaux, avait des points de vue si passionnants et si lumineux.

Nous croyons indispensable, quant au présent, la création d’une organisation ecclésia-stique autonome, cellule centrale du mouvement qui a toujours manqué.

En tout premier lieu, nous voulons être unis à toutes les Eglises qui ont la même organisation ecclésiastique que nous. Nous nous plaçons dans le sens si largement catholique et si chrétiennement prophétique de la conférence « Foi et Discipline » dont le programme d’union sera notre affirmation constante.

Nous nous rendons très exactement compte, Monseigneur, que cette attitude nous place, vis-à-vis de l’Eglise de Hollande, dans une situation différente de celle réalisée par la profession pure et simple de l’ancien catholicisme; c’est l’Eglise gallicane qui doit correspondre à ses besoins et qui veut se manifester comme telle.

Il nous apparaît donc que le moyen le plus loyal, le plus digne du respect et de la reconnaissance que nous vous devons c’est, après vous avoir exposé nettement la position que nous voulons prendre, de vous demander si vous pouvez accepter complètement ce point de vue ou bien de chercher à proposer une solution matérielle pratique susceptible de maintenir, si vous le jugez à propos, le point d’attache ancien catholique à Paris, tout en permettant un développement plus libre de notre activité.

Nous vous demanderions, en conséquence dans ce cas, de concéder à l’Eglise gallicane en voie de constitution sur les bases directives énoncées plus haut la jouissance de l’église – Saint-Denis, moyennant une contribution à déterminer d’accord avec la Société anonyme pour l’exploitation d’immeubles à Paris et ailleurs, propriétaire de l’église.

Nous pourrions d’ailleurs chercher les bases d’un accord qui permettrait de ne pas supprimer les offices particuliers de l’Eglise ancienne-catholique toutes les fois qu’un prêtre pourrait les célébrer sans préjudice d’ailleurs de nos offices propres et assurerait en tout cas les secours spirituels aux quelques fidèles anciens-catholiques.

Monseigneur, nous vous avons parlé avec une chrétienne franchise ; nous sentons que cela était nécessaire pour éclairer la situation et nous permettre de réaliser le bien que nous aspirons à faire.

Le Serviteur de Dieu, convaincu de la bonté de sa cause, n’ayant en vue que le bien général de l’Eglise, suivi du très petit nombre de fidèles vieux-catholiques dont le chef, Otto Kuhn, lui restera attaché jusqu’à la mort, a parlé avec une lucidité et une franchise impardonnables.

De cet instant, l’archevêque d’Utrecht lui voue une haine implacable (apaisée au ciel, nous l’espérons…) et lui répond dans les termes suivants :

Le 24 février 1922.

Monsieur,

Le rapport si longtemps promis est donc enfin arrivé. Ce qui est bien clair, c’est que vos idées religieuses et les nôtres sont tout à fait différentes. Je regrette seulement qu’au jour que j’ai fait votre connaissance, l’an passé, vous ne m’avez pas montré votre brochure de 1918 (Vers un Libre Catholicisme, que l’abbé Winnaert avait joint à sa lettre) dans laquelle votre profession de foi est proclamée. Je vous assure que dans ce cas je ne vous aurais jamais admis au service de la paroisse Saint-Denis.

La franchise avec laquelle vous m’annoncez vos idées me dit bien que ce ne sont pas des pensées passagères, mais des opinions assez longtemps fondées. C’est pour cela que nous n’en discuterons pas. Si vous pensez pouvoir relever de cette manière la vie religieuse de votre nation, faites ce que vous voulez. Pour moi, je crains que le résultat ne soit nul et que le nombre d’aventuriers religieux n’augmente. II va sans dire que je ne puis consentir que la paroisse de Saint-Denis, si petite qu’elle soit, serve de tremplin à un saut qui sera un salto mortale. L’œuvre catholique de M. Volet, cet homme apostolique, ne peut être trahie et abandonnée à des gens qui se nomment catholiques, mais qui ignorent le fond du catholicisme.

Ainsi, Monsieur, vous comprendrez que vos relations avec la paroisse Saint-Denis sont finies.

Le Serviteur de Dieu écrit à son tour :

Monseigneur,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de la lettre du 24 février. Je n’ai certes pas l’intention de la discuter, je veux simplement exprimer le regret que des chrétiens, également sincères n’arrivent pas à s’entendre et à se respecter mutuellement, séparés qu’ils sont par la barrière de l’absolu théologique, véritable obstacle à l’unité de l’Eglise. Si je croyais à cet absolu, Monseigneur, permettez-moi de vous dire que je préférerais le chercher là où il peut être effectivement garanti, dans le seul groupement ecclésiastique qui ait su tirer les conséquences logiques des principes en posant une autorité infaillible, se constituant facile­ment comme gardienne de la doctrine.

J’ai le devoir aussi et le mandat de protester, au nom de mes amis, contre les paroles désobligeantes qui se trouvent dans votre lettre. J’ose espérer qu’elles ont dépassé votre pensée ; en tout cas, je tiens à vous dire, Monseigneur, que seul le manque d’habitude de la langue française, peut vous excuser du reproche de manque de courtoisie.

Enfin, je relèverai la finale de votre réponse : « L’œuvre de M. Volet, dites-vous, ne sera pas trahie. » Monseigneur, il est permis de se demander si l’œuvre du véritable initiateur n’a pas été, je ne dirai pas trahie par esprit de bienveillance, mais détournée de son sens. Le père Hyacinthe, dans son journal intime, écrit en date du 30 novembre 1894, ce passage publié ces jours derniers dans le deuxième volume de sa vie (p. 297) :

« L’espoir que j’avais mis dans l’Eglise d’Utrecht a été cruellement déçu. Je regrette que les représentants de cette Eglise n’aient pas compris la mission qu’ils avaient à remplir en France. L’œuvre qu’ils cherchent à y fonder, et qui n’a guère de commun que le nom avec celle qu’ils s’étaient engagés à y continuer, est une œuvre mort-née. Au lieu d’un large foyer d’apostolat libéral et français en même temps qu’évangélique, on a une petite chapelle fermée, marquée au coin d’une nationalité étrangère et d’une théologie surannée. »

C’est l’auteur même du mouvement qui parle, Monseigneur ; je prétends être davantage dans l’esprit de son œuvre, tout en ne voulant pas le copier ni le reproduire matériellement, que ceux qu’il jugeait si sévèrement.

Les relations avec l’Eglise vieille-catholique de Hollande sont rompues. Le Serviteur quitte l’église Saint-Denis. Il regrettera souvent les termes ardents de sa première lettre qui ne sut pas tenir compte du niveau d’âme de son destinataire. Il cherchera plusieurs fois à rétablir le contact avec l’archevêque ; celui-ci élèvera un mur obstiné.

Tandis que la rupture avec l’Eglise d’Utrecht se prépare, les théosophes se dépêchent d’agir. Ils insistent auprès du Serviteur de Dieu pour qu’il devienne leur évêque.

Comment est-il parvenu à y consentir ? Il hésite longtemps. Mais que faire ? Le protestantisme n’est pas le port ; l’anglicanisme ne lui offre qu’une petite porte de côté ; la collaboration avec l’Eglise d’Utrecht s’annonce difficile. D’autre part, l’épiscopat avec la succession apostolique renferme la possibilité d’une « Eglise ». Sans évêque, point d’Eglise. Que peut réaliser une paroisse isolée ? S’il peut fonder une Eglise modeste, en accord avec sa conscience et toutes celles qui n’osent parler et demeurent dans l’ombre, peut-être aura-t-il fait ce que Dieu lui réclame ? Ses amis lui affirment que le but de l’Eglise libérale est d’apporter le Christ aux milieux spiritualistes. N’est-ce point là l’héritage de saint Thomas, apôtre des Indes, une ouverture sur ce continent profondément spirituel ? Il hésite. Il redoute l’apparence même d’un désir de grandeur, ce qui peut provoquer le scandale ; il se demande avec angoisse comment le simple fait d’avoir voulu penser et sentir loyalement sa foi l’a jeté en cette situation. Partir seul sur une barque, être seul pour mener son troupeau… il sait que s’il s’embarque, il sera seul à porter toute la responsabilité. En dehors des Eglises historiques, il ne peut être que seul. Il hésite, il prie. Les fidèles augmentent leur insistance. L’avenir se dresse combatif, pénible certes, mais fécond. C’est un champ couvert de buissons indisciplinés et fleuris, c’est le seuil de la forêt à laquelle il faut apprendre à nommer le Christ, son Sauveur qu’elle attend.

Il accepte.

Le 16 janvier 1922 il écrit à Mgr Wedgwood[30] :

Il importe, enfin, de ne pas faire œuvre isolée ni dans le pays, ni hors du pays : il faut rechercher tous les points de contact possibles avec les Eglises chrétiennes, avec les groupements spiritualistes, avec les libres pensées religieuses. Le catholicisme véritable est une synthèse de toutes les vérités partielles; l’âme de vérité du paganisme s’y retrouve comme les aspirations les plus hautes de la pensée spiritualiste ; quelle tâche merveilleuse que de révéler le « Dieu inconnu » qui habite toutes les consciences et de faire percevoir les gémissements ineffables de l’Esprit !

Le 21 janvier, le Serviteur de Dieu rencontre pour la première fois Mgr Wedg­wood. Evidemment, l’ancien prêtre romain ne soupçonne pas que le dessein caché de la « Liberal Catholic Church » est de faire pénétrer la théosophie sous une forme chrétienne et non d’amener la théosophie au Christ, de confondre le « Nom qui est au-dessus de tous les noms » avec celui d’un « Maître, le Seigneur Metreya ». Mgr Wedgwood est un Anglais qui professe volontiers des idées confuses où l’Orient se mêle à l’Occident. Il présente un curieux phénomène de mimétisme par affinité. Son allure est celle d’un hindou. Au demeurant, homme, bon, sympathique, attiré par l’Inde inconnue et puissante, ne s’encombrant pas de distinctions dans la pensée. Le Serviteur de Dieu lui semble une conquête inappréciable, qu’importent les précisions intellectuelles ! Quant à l’ancien prêtre romain, il n’imagine pas une seconde qu’on lui dissimule les idées essentielles et le Tentateur augmente à souhait la confusion. La semaine qui suit, Mgr Wedgwood célèbre une messe à Saint-Denis.

Le 14 février 1922, l’abbé Louis Winnaert est élu officiellement comme évêque :

Eglise libre-catholique de France

Paris, le 14 février 1922.

Le Comité constitutif, les membres de l’Eglise et les chrétiens voulant y trouver un abri spirituel, conformément à la tradition ecclésiastique et à la constitution qui les régit, déclarent élire comme évêque de l’Eglise : M. l’abbé Winnaert.

Ce Comité rassemble les fidèles qui l’ont suivi dans son exode.

Quelques jours après, il reçoit la lettre brutale de Mgr Kenninck, archevêque d’Utrecht. Son espoir de voir sa future Eglise gallicane travailler en collaboration avec Utrecht est anéanti.

Une légende du moyen âge représente l’âme humaine comme un champ cruellement labouré par le démon ; il ignore que derrière lui marche le Christ, jetant la semence dans les sillons tracés par le Prince d’iniquité.

CHAPITRE VIII
LA FORÊT DE BROCÉLIANDE

Aussi je te louerai chez les païens, Seigneur, je jouerai pour ton nom. Ps. 18, 50

Le 18 mars 1922, Mgr Wedgwood écrit au Serviteur de Dieu :

Monseigneur,

J’ai l’honneur de vous informer qu’ayant reçu le consentement de tous les membres du Synode épiscopal de mon Eglise, ce me sera un plaisir de vous donner la consécration épiscopale, demandée dans la pétition que vous m’avez fait parvenir de la part de votre Eglise.

Ayant une entière confiance en votre bon jugement et ayant eu déjà d’amples preuves de votre grand dévouement et zèle, je ne désire imposer aucune condition et vous laisserai en pleine liberté d’action.

J’espère que l’Eglise libre-catholique de France, quoique indépendante, conservera des relations les plus cordiales avec la « Liberal Catholic Church ».

J’ai fixé la date du sacre pour le mercredi 22 de ce mois dans l’église du Saint-Esprit, à Londres.

Que Dieu bénisse et fasse fructifier tous vos efforts.

Cette lettre montre que, dès le début, l’Eglise du Serviteur de Dieu est indépen­dante de la « Liberal Catholic Church », aussi bien « canoniquement que dogmati­quement ». Nous sommes en face de deux confessions : l’Eglise libérale d’inspiration théosophique et l’Eglise libre-catholique d’inspiration purement chrétienne. Mgr Wedgwood ne pose aucune condition ; il espère seulement que l’Eglise libre-catholique de France conservera des relations cordiales avec l’Eglise catholique-libérale propagée dans différents pays et l’abbé Winnaert désire un épiscopat dont la validité sera reconnue par l’Eglise romaine, ce qui lui permettra de former son Eglise non romaine, à la recherche de l’Eglise indivise.

Immédiatement, afin de ne rien laisser dans l’équivoque, le futur évêque publie la Déclaration de Principes de l’Eglise libre-catholique avec l’exergue : « Jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à l’unité de la foi, à l’état d’hommes faits, à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Eph. 4, 13).

Il confie à cette brochure l’élan de son esprit possédé du désir d’amener tout au Christ, tous ceux qui sont demeurés sur les routes : «Va vite dans les places et les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux… Va dans les chemins et le long des haies, et contrains les gens d’entrer, afin que ma maison soit remplie » (Luc 14, 16-24).

Dans cette nouvelle étape, bien que désireux d’ouvrir les portes aux âmes affamées de Dieu, d’attirer tous au Christ, il tient à préciser loyalement sa situation. Son troupeau rassemble des catholiques-romains, d’anciens protestants, des spiritualistes à tendance théosophique, son épiscopat lui est conféré par l’Eglise catholique-libérale. Sa préoccupation première est de proclamer son Eglise : catholique, traditionnelle, non protestante, de bien marquer, ensuite, qu’elle reconnaît un seul Maître, le Christ. Il s’opposera, une fois de plus, comme dans son manifeste après sa sortie de Rome, à tout autoritarisme, cherchant l’équilibre entre la conscience de l’Eglise et la conscience personnelle et plaçant dans la vie sacramentelle et liturgique la rencontre sans heurts de l’évolution de chaque personne et de sa liberté avec la Révélation universelle. Sa liturgie restera scrupuleusement fidèle aux formes ancestrales, purifiée seulement de la piété morbide du moyen âge, ainsi que du marchandage pour le salut.

Il écrit :

Catholique signifie universelle, mais ce mot est devenu en quelque manière symbolique de la position de l’Eglise traditionnelle par rapport à la liturgie, à la valeur des rites et des sacrements vis-à-vis des groupement religieux survenus plus tard (voir les Eglises nées de la Réforme, sans succession apostolique). L’Eglise libre-catholique continue cette tradition historique ; elle veut unir le culte catholique, son rituel majestueux, son profond mysticisme, le témoignage vivant qu’il rend à la réalité de la grâce sacramentelle avec la plus grande mesure possible de liberté intellectuelle et de respect pour la conscience personnelle.

L’Eglise libre-catholique reconnaît sept sacrements fondamentaux qu’elle énumère comme suit: baptême, confirmation, eucharistie, pénitence, extrême-onction, ordre, mariage. Afin d’en assurer l’efficacité envers ses fidèles, elle garde avec un soin jaloux l’administration des rites sacramentaux et, en garantie de cette administration, elle a préservé une succession épiscopale indiscutable, reconnue comme valide par toutes les Eglises de la chrétienté qui s’attachent au dogme du ministère apostolique…

L’Eglise libre-catholique considère les Saintes Ecritures, les professions de foi et les autres traditions de l’Eglise comme le véhicule par lequel cet enseignement du Christ a été transmis à ses fidèles…

Ayant affirmé sa catholicité, le Serviteur de Dieu insiste sur la fidélité au seul Maître, le Christ, et confesse sa présence réelle et vivifiante dans l’Eglise :

L’Eglise libre-catholique s’inspire pour l’accomplissement de son oeuvre d’une foi intense dans le Christ vivant… Elle proclame, avec une foi profonde en son intégrité, la mer­veilleuse promesse faite par le Christ lorsqu’il fut sur la terre : « Je suis avec vous toujours, jusqu’à la consommation des âges » (Mat. 28, 20), ou bien encore: « Là où sont assemblés deux ou trois en mon nom, je suis parmi eux » (Mat. 18, 20).

Elle considère que cette promesse rend raisonnable toute forme de culte chrétien… Mais elle considère aussi que, quoique cette promesse de présence parmi les fidèles isolés soit effective, notre Seigneur institua certains rites ou sacrements (appelés « mystères » dans l’Eglise d’Orient) pour aider son peuple, sacrement devant être transmis comme canaux spéciaux de sa puissance et de sa grâce. Par ces « moyens de grâce » il est toujours présent dans son Eglise, donnant à ses fidèles le grandiose privilège de l’association et de la com­munion avec lui, les guidant et les protégeant depuis le berceau jusqu’à la tombe.

Le Serviteur de Dieu nomme son Eglise « libre-catholique » afin d’exprimer l’équilibre entre la Tradition et la liberté personnelle. Tâche hardie, lorsqu’on la considère dans les catégories de la pensée profane, ne pouvant s’accomplir que dans la profondeur et non dans la périphérie, là où le souffle du Saint-Esprit est uni au Verbe, tous deux procédant sans confusion du Père. Tâche qui apporte à l’Eglise et à chacun de ses membres la Révélation et la vérité objectives qui transcen­dent les tâtonnements individuels, ainsi que la « liberté entière » personnelle, sans contrainte du dehors. Le Serviteur de Dieu ose poser devant la conscience des chrétiens modernes cette essentielle antinomie de la Nouvelle Alliance. Unité de l’Eglise à travers le temps et l’espace, unité de vérité, unité des sacrements, unité de vie, et la liberté sans tricherie, restriction ou équivoque de quiconque. L’histoire a trop souvent escamoté ce double message de la Bonne Nouvelle. En s’alliant au pouvoir temporel, l’Eglise devient le soutien de l’ordre établi et fortifie à l’intérieur l’unité de sa vie, au détriment de sa liberté. La liberté, par contre, est apparue ces derniers siècles parmi les camps anti-Christ, hors de l’Eglise, hors de la religion. L’Epouse du Libérateur du monde qui affranchit l’homme de la servitude a laissé tomber de sa couronne la perle céleste de la liberté.

Certains mots du passage suivant du Serviteur de Dieu pourraient peut-être être discutés, mais le fond de sa pensée et l’élan de son âme sont inattaquables.

L’Eglise libre-catholique permet à ses membres une liberté dans l’interprétation des credos, des Ecritures saintes, de la tradition, de sa liturgie et de son abrégé de doctrine. Elle prend cette position, non certes par indifférence envers la vérité religieuse, mais au con­traire parce qu’elle la respecte profondément. Elle considère que la croyance doit être le résultat de l’étude personnelle et de l’intuition, non leur antécédent. (Combien le Serviteur de Dieu croit en Dieu et lui fait confiance! Il pense que «la grâce» est au-dedans de nous, qu’elle illumine nécessairement à certains moments la vie de chacun et qu’il faut attendre cette rencontre inévitable pour croire. Il précisa plus tard sa pensée et nous expliquera : «Cette croyance, d’ailleurs, si elle sincère et humble, ne peut aller que vers le Christ».)

Une vérité n’est pas la vérité pour un homme, ni une révélation, la révélation jusqu’à ce qu’il se soit convaincu pour lui-même de cette vérité. Comme un homme grandit en spiritualité, ainsi grandit-il aussi dans la perception de la vérité. Aucune profession des lèvres ou consentement superficiel du raisonnement ne peut prendre la place de cette croissance, et demander moins que cela serait une profanation de la vérité. Le Christ voulait certainement que sa religion fût une religion d’amour et de liberté qui aiderait ses fidèles à passer par toutes les étapes différentes sur le chemin de cet épanouissement spirituel ; il ne désirait pas dicter au nom de Dieu des formules dont l’acceptation à la lettre serait une condition de salut. La conséquence qui résulte pour un homme de l’incapacité où il se trouve de reconnaître une vérité est simplement la perte de l’appui spirituel que la connaissance de cette vérité apporte.

L’Eglise s’efforce d’aider ses fidèles à découvrir pour eux-mêmes la vérité en leur four­nissant des occasions de développement spirituel et en leur expliquant la science de l’épanouissement des virtualités divines qui existent en tout être humain. Elle leur demande la sincérité, la pureté d’intention, la courtoisie d’expression, la volonté de travailler et une poursuite constante d’idéals élevés – persuadée que l’action de l’Esprit de Dieu et la puis­sance du sacrement de l’amour du Christ sont bien en mesure d’exécuter le vrai dessein du Père des cieux dans nos âmes.

La vie liturgique continue à briller comme le centre de la vie chrétienne mais à condition de la préserver des déviations : le morbide ou le marché naïf avec Dieu.

L’Eglise libre-catholique emploie une liturgie révisée et traduite en langue vulgaire dans laquelle les traits essentiels des diverses formes sacramentelles sont préservées avec un soin scrupuleux, mais ayant pour note prédominante une aspiration joyeuse et dévotionnelle. (Cette phrase définit admirablement l’effort liturgique du Serviteur de Dieu, tendu vers la Résurrection. Il lui faudra l’approche lente de la mort, sa domination en plein travail pour admettre le Golgotha comme élément inévitable et nécessaire sur terre de notre ascension.)

En révisant la liturgie traditionnelle, une des préoccupation principales a été de ne pas mettre dans la bouche du prêtre ou des fidèles des paroles exprimant des sentiments qu’ils ne peuvent pas réellement avoir ou bien auxquels ils ne pourraient pas réellement se conformer par la pratique… Les malédictions des infidèles, l’attitude d’abaissement servile, abject et rampant, les essais naïfs de conclure un marché avec Dieu, de même que la hantise de la damnation éternelle, tous ces sentiments contraires à la conception du Dieu-Père, essence même de l’amour et des hommes qu’il a créés à son image.

La déclaration, ensuite, auprès de ses principes-bases, précise sa situation canonique intérieure et ses rapports avec les autres Eglises.

L’Eglise libre-catholique est autonome et indépendante de toute autorité en dehors de sa propre administration.

L’Eglise libre-catholique n’est pas une secte nouvelle ; elle est une partie de la Sainte Eglise catholique apostolique – cette Eglise historiquement qui est véritablement une en dépit de ses divisions. Ces divisions, si regrettables qu’elles puissent être, n’altèrent pas l’unité essentielle de l’Eglise et peut-être ont-elles été utiles en raison des nécessités créées par les degrés divers de développement spirituel. Elles n’auraient jamais été, en tout cas, des divi­sions irréductibles ni des schismes si l’esprit sectaire, le désir de dominer ou l’orgueil n’avaient pas fait leur oeuvre. Nous répudions quant à nous toute pensée de séparation ou de domina­tion et nous affirmons, à travers les Eglises, l’unité foncière de l’Eglise parce que la vie même du Christ l’anime et la soutient par les sacrements qu’il a institués. L’Eglise libre-catholique considère que l’Eglise catholique ou universelle est composée de la réunion de tous les fidèles, c’est-à-dire de « tous ceux qui professent la foi chrétienne et s’appellent chrétiens », les différentes Eglises (peu importe si elles sont «historiques» ou récentes) recevant sa bénédiction en proportion de l’ardeur spirituelle de leurs membres, et de la mesure dans laquelle, ayant retenu les canaux sacramentels de sa grâce, elles reflètent ce qu’il désirait que fût son Eglise.

Et voici, telles que les définit le Serviteur de Dieu, les conditions nécessaires pour faire partie de l’Eglise libre-catholique.

L’Eglise libre-catholique considère l’Eglise chrétienne comme une vaste fraternité composée de tous ceux qui se tournent vers le Christ pour recevoir de lui l’inspiration de leur vie spirituelle et qui le considèrent comme leur Maître et Ami. Elle offre dès lors le sacrement de son amour à tout membre de cette fraternité qui en toute révérence désire le recevoir.

Les personnes voulant faire partie de l’Eglise libre-catholique y sont admises par le baptême, ou (si elles ont déjà été baptisées) par la confirmation. Pour ceux qui ont reçu auparavant le baptême et la confirmation, on emploie une simple formule d’admission dans laquelle est appelée une bénédiction sur les aspirations religieuses du candidat.

Quand les personnes désirant devenir membres de l’Eglise libre-catholique ont reçu les sacrements de baptême ou de confirmation sous une forme incomplète, il est de coutume de les répéter conditionnellement ou de suppléer aux rites omis.

Ayant tracé les contours de l’Eglise qu’il dirigera dorénavant comme évêque, son esprit aussi large que nuancé va vers ceux qui ne sont pas catholiques. Il s’adresse à tous et se tournant vers les protestants précise :

L’Eglise libre-catholique ne refuserait par exemple jamais de reconnaître le ministère charismatique ou prophétique de l’inspiration et de la prédication dans les Eglises non épiscopales, tout en ne leur reconnaissant pas la prêtrise catholique dont ces Eglises ne se réclament pas, du reste, et qui au point de vue catholique dépend pour son efficacité de la transmission de la succession apostolique. Donc elle permettrait à son clergé d’échanger la chaire avec des ministres d’Eglises non épiscopales, mais ne les inviterait pas à officier à ses autels.

Jetant son regard sur tous les chrétiens et les âmes errantes, il continue :

L’Eglise libre-catholique désire donc travailler en amitié avec toutes les autres dénominations chrétiennes. Elle ne désire aucunement faire du prosélytisme parmi les adhérents d’autres Eglises, et en témoignage de sa sincérité accueille avec joie à ses services les membres d’autres confessions qui pour une raison ou une autre ne pourraient aller à leur Eglise, sans nullement s’attendre à ce que ces personnes quittent leur confession d’origine. Son appel s’adresse en premier lieu aux âmes nombreuses qui, dans cette époque de matérialisme et de manque de sens spirituel, demeurent en dehors des Eglises ou associations religieuses existantes et sont par conséquent dénuées du secours spirituel qu’elles pourraient recevoir. Ses paroisses sont pour la grande partie composées d’hommes et de femmes qui avaient cessé de fréquenter toute Eglise.

Il dépasse les limites chrétiennes et scrute les autres religions, voulant découvrir partout « la semence du Verbe » selon l’expression de saint Clément d’Alexandrie. En même temps, il prévoit que l’animosité entre la foi et la raison ne peut être pacifiée que par le retour à la vraie gnose apostolique et patristique.

L’Eglise libre-catholique suggérerait même qu’il y a des preuves de la plus haute inspiration dans d’autres Ecritures que la Bible, et que la connaissance plus profonde de certaines religions orientales ainsi que de leur psychologie, qui dans les derniers temps est devenue beaucoup plus accessible, a jeté une lumière véritable sur l’interprétation de la doctrine chrétienne.

«Là où il n’y a pas de vision, les peuples périssent » (Prov. 29, 18). Dans les jours heureux de chaque Eglise, il y a des hommes de vision intérieure qui, ayant une connaissance personnelle de la vérité spirituelle, sont à même de parler avec la seule autorité qui vaille quelque chose, l’autorité de la connaissance directe. Les vérités spirituelles peuvent toujours être redécouvertes ou revivifiées à nouveau par des hommes spirituellement dévelop­pés. Quand une Eglise cesse de produire de tels hommes, son enseignement devient borné et dur, sa théologie se charge de formules quasi légales et mécaniques, et la prêtrise, incapable de donner un enseignement soutenu et complété par une illumination intérieure, tâche d’imposer par l’autorité extérieure la dogmatique réglementaire. L’Eglise libre-catholique s’efforce de rester une Eglise de connaissance personnelle en aidant ses fidèles à acquérir pour eux-mêmes la certitude de cette connaissance, la vraie gnose dont écrivait avec tant de ferveur saint Clément d’Alexandrie. Les anciens chemins de la purification, de l’illumi­nation et de l’union qui dans les temps passés amenaient l’aspirant à la certitude, sont tou­jours ouverts devant lui. Ceux qui s’approchent par le chemin traditionnel peuvent toujours espérer devenir des disciples et entrer en communion directe avec le Maître, ce qui devrait être le désir de chaque chrétien sincère. Car le « Chemin de la Croix » signifie le développement et l’épanouissement de « l’Esprit du Christ » dans l’homme, et c’est dans ce but que sont institués les sacrements dans sa sainte Eglise.

Cette pensée maîtresse du Serviteur : entrer en communion directe avec le Christ, rejoint celles des Pères si proches spontanément de la Sainte Trinité. « Donne-moi la gloire que t’a donnée, ô Miséricordieux, ton Père, afin que je devienne semblable à toi comme tes serviteurs, dieu selon la grâce », écrira saint Siméon le Nou­veau Théologien, et un peu plus loin : « Et à propos de lumière de science – soit dit pour t’éclairer la route jusqu’au bout – garde-toi de croire qu’il soit possible de comprendre les paroles sans lumière ; car il n’est pas dit : exposé ou discours de science, mais « lumière de science » (II Cor. 4, 6) pour cette raison que c’est la lumière qui nous donne la science. Il n’est en effet d’autre moyen de connaître Dieu hormis par la vue de la lumière qui émane de lui ». (Orientalia Christiania, T. IX, 2.)

Enfin, considérant l’humanité hors même du contexte religieux et métaphysique, l’Amant de la Vérité continue :

L’Eglise libre-catholique appuie beaucoup sur l’aspect social de la vie et du culte chrétien, croyant que, comme système de morale, de philosophie et de culte, le christianisme doit surtout aider les hommes à développer en eux l’amour du Christ vivant dans tous les membres de l’humanité (« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », Mat. 25, 40) et par ce développement contribuer à résoudre les mul­tiples difficultés qui s’opposent à l’épanouissement de la fraternité humaine. C’est cette fraternité qui doit être à la base de toute vie véritablement religieuse comme elle est d’ailleurs à la base de tout progrès social.

Il conclut avec l’humilité propre à son esprit si vaste :

En résumé, l’Eglise libre-catholique considère qu’elle aura accompli son œuvre et l’œuvre de son Maître, le Christ, toutes les fois que, par ses efforts, elle aura pu rendre, pour un être humain, plus réelles, et plus vivantes, la beauté et la vérité du christianisme, mettant à sa portée le secours et le soutien qu’offre la grâce sacramentelle.

La Providence envoie le local où pourra grandir l’humble et resplendissante fleur que le Serviteur de Dieu désire cultiver pour Dieu. Un ami le met en rapport avec un pasteur baptiste, M. Vincent, qui lui indique une chapelle baptiste inoccupée, rue de Sèvres. La propriétaire, une fervente baptiste américaine, a aménagé ce coin de prière dans l’espoir qu’un pasteur baptiste y serait délégué pour « venir prêcher le pur Evangile en ce quartier plongé dans les ténèbres du romanisme ». Elle consent néanmoins à ce que l’ex-abbé Winnaert se serve de son local sous l’unique condition qu’il s’engage à « prêcher le nom du Seigneur Jésus ». L’abbé Winnaert prend tout de suite possession de la chapelle. Au début, vêtu d’une redingote et d’un col ecclésiastique, il se contente d’y prêcher, et après le sermon emmène quelques fidèles choisis en son modeste logement où il célèbre la sainte liturgie.

Le 22 mars 1922, Mgr Wedgwood sacre évêque l’ancien curé de Viroflay en la chapelle de l’Eglise libérale du Saint-Esprit, à Londres. L’Ami de l’Homme, dans sa miséricordieuse pédagogie, place le sacre de son serviteur sous le vocable du Saint-Esprit. Celui qui « glorifie » et « rend témoignage du Verbe, le Consolateur, mènera fermement l’ancien prêtre romain au travers des esprits. Comment craindre et douter, ô chrétiens ! L’homme sincère, entraîné par les illusions, conserve inévitablement un coin de son âme où repose l’Esprit Saint. Sous la fausse interprétation, donnée faussement par les théosophes, au Serviteur de Dieu, brille la « vraie gnose ». « Enraciné et fondé dans l’amour », il comprendra « avec tous les saints quelle est la longueur, la profondeur et la hauteur », et connaîtra « l’amour de Christ qui surpasse toute gnose ». (Eph. 3, 19.)

La veille de sa consécration, le Serviteur de Dieu au cours d’une promenade avec son hôte, un prêtre anglais de l’Eglise libérale, a la surprise d’entendre ce der­nier s’exclamer : « Monseigneur, quel privilège est le vôtre, demain vous serez mis en rapport direct avec les Maîtres . L’évêque élu pense que son interlocuteur qui parle difficilement le français s’est mal exprimé et il le reprend doucement : « Vous voulez dire : le Maître. » Mais l’autre proteste, précise, il s’agit bien desMaîtres. Sitôt de retour, Louis Winnaert interroge la femme du prêtre qui possède un excel­lent français. Celle-ci lui répond qu’il ne faut pas prêter attention aux opinions de son mari, parfois un peu bizarre. Il pose pourtant la même question à Mgr Wedg­wood qui lui réplique dans le même sens. L’évêque théosophe lui cache qu’il est théosophe, ainsi qu’en témoignera la lettre de Louis-Charles Winnaert du 26 septembre 1924 à Mgr Wedgwood lui-même. Soulagé, le Serviteur de Dieu n’insiste pas et écarte cet incident.

Durant son sacre, il ressent un mélange de joie et de mélancolie. Il est désorienté parmi ces Anglais dont il ne comprend pas la langue, loin des siens et de tout ce qui fut sien, mais en même temps jaillit de la cérémonie le plus grand attachement. le plus grand amour de sa vie: l’Eglise. Elle devient une personne vivante, une épouse qu’il servira sans faillir. A elle il pourra se dévouer totalement, tout offrir et, plus tard, lorsque nous l’entendrons prononcer son nom, nous verrons ses yeux devenir brillants de larmes. Peu d’hommes l’aimèrent ainsi !

A Paris, les fidèles de l’Eglise libérale qui forment la majorité de son troupeau l’accueillent avec enthousiasme.

Il ne résiste plus à l’appel de la chapelle de la rue de Sèvres et se décide à y célébrer la sainte liturgie. Lentement il la transforme, avec cependant tant de déli­catesse et de charme que tout se déroule sans heurts. De l’énergique et baptiste concierge, il fait son meilleur allié. Pendant quinze ans, elle balayera régulièrement l’église en grommelant contre « ces catholiques » qui ont « des idées impossibles et salissent partout avec leurs fleurs ». Aux grandes fêtes, elle vient avec toute sa famille et se tient dehors, derrière les vitraux de verre coloré transparent pour écouter les chants et « voir comme Monseigneur est beau ». Les dernières années, elle franchit le seuil et demeure debout près de la porte.

Le nouvel évêque place son église sous le vocable de l’Ascension. Il ne se tourne plus essentiellement vers la mission en suivant les pas de « l’Apôtre par la grâce » qu’il vénère particulièrement ; il met sa main dans la main du Seul qui puisse l’aider à gravir la route vers lui. Il se rend compte qu’il marche sans connaître le chemin qu’il faudra prendre ; plus il avance dans la difficulté, plus il serre la main qui n’abandonne jamais.

Rapidement la chapelle se remplit. Le rythme des cérémonies se déploie. Pâques jette son allégresse jusque dans la vieille cour avec sa fontaine et ses pavés inégaux. Le nouvel évêque rend visite aux fidèles dont certains occupent une situation émi­nente dans la Société théosophique. Trois d’entre eux habitent le siège même de la Société théosophique, 4, square Rapp. Mgr Louis-Charles leur raconte en passant l’incident survenu, avec le prêtre anglais de l’Eglise libérale, la veille de sa consécration. Ses auditeurs sont consternés. Comment, il ignore la doctrine des « Maîtres » et les manifestations qui en découlent, Mgr Wedgwood ne l’a pas mis au courant ?

Honnêtement, ils le détrompent et lui expliquent « le système théosophique sous-jacent au catholicisme de l’Eglise libérale ». Des horizons troubles se découvrent. L’un des trois auditeurs est Varvara Porohofchikoff. D’origine russe et orthodoxe, elle vit en France depuis des années. Ses aptitudes exceptionnelles l’ont placée à la tête de l’Ecole intérieure (« Easter School »). Cette école est le véritable gouvernement occulte de la Société théosophique. De toutes parts, on écrit à la puissante Varvara pour quémander ses conseils. Sa nouvelle doctrine religieuse développe extraordinairement certains dons de voyance. Elle a un type kalmouk, le front haut, les yeux légèrement bridés chargés d’intelligence, les cheveux blancs coupés courts, la voix impérieuse. Etre de lutte et d’absolu, elle écoute avec bouleversement le Serviteur de Dieu : quelques mois auparavant, dans une lumineuse vision, cet homme qu’elle ne connaissait pas lui est apparu et le voici devant elle. Elle s’incline sans réserve devant cette indication d’en haut et s’attache au prêtre du Christ. Plus tard, elle abandonnera son extraordinaire situation à la Société théosophique pour prendre un travail de bureau. Elle vivra alors misérablement, distribuant tout son gain à l’Eglise et aux pauvres. Malgré les amicales observations du Serviteur de Dieu qui la prie de se modérer, elle tient l’orgue, travaille toute la nuit pour son nouveau « maître » qui, avec des paroles équilibrées, aimables et inflexibles, la ramène peu à peu à l’Unique Maître du cosmos et des hommes, le Verbe Jésus. La fondatrice de la Société théosophique, Mme Blavatsky, était aussi d’origine russe orthodoxe et, bien que sortie de l’Eglise maternelle, elle. gardait pour elle un attachement réel ; il est curieux de voir une autre Russe éminente de la Société théosophique retrouver par l’aide du Serviteur de Dieu le chemin du retour vers le Christ, l’Eglise. Un ami tel que Varvara introduit rapidement « Monseigneur » jusque dans les moindres recoins de la théosophie. C’est un coup de massue. Mortellement angoissé par ce qui lui apparaît à présent comme du « pseudo-christianisme », il demande à l’évêque anglais de lui dire devant Dieu si en le consacrant il a voulu faire « ce qu’a toujours voulu faire un évêque en consacrant un autre évêque au nom du Christ pour le ser­vice du Christ dans l’Eglise » ou s’il a agi en évêque théosophe. Mgr Wedgwood lui affirme catégoriquement qu’il a voulu le consacrer comme un évêque chrétien consacre un autre évêque chrétien. Louis-Charles accepte cette réponse mais la bles­sure inguérissable au fond de son coeur est toujours prête à se rouvrir.

Bien-aimé Serviteur de Dieu, comme il te fut maintes fois déconcertant de servir « l’Ami de l’Homme », celui qui se nomma lui-même le Bon Samaritain et non le Bon Israélite, qui ne tint pas compte des préjugés et qui mourut encadré de voleurs ! Voilà où te conduit ton amour pour lui; il ne veut pas que tu vives seule­ment en le priant et en parlant de lui, il veut que tu « agisses » comme lui. Tes épou­sailles avec l’Eglise immaculée sont réalisées par un homme que la magie attire, et ton troupeau est surpris par la pureté de ton enseignement. Lorsque l’Eglise ne fait pas ce qu’elle seule peut et doit faire, cela s’accomplit ailleurs mais avec des moyens imparfaits dont seule l’Epouse du Christ possède la perfection. En étouffant la vraie « gnose », en soutenant le pouvoir, en estompant les exigences radicales de l’Evan­gile, elle provoque la naissance de mouvements « impotents », puisqu’en dehors d’elle, mais dont la mission est de rendre à l’Eglise cette intransigeance évangélique, ces perles de valeur inestimable qu’elle laissa glisser dans la poussière de la route. Ton étrange et « valide » épiscopat te permit quand même, ô Irénée, de diriger, tou­jours à l’écoute du « vent doux et subtil » !

Après ce déchirement, les fidèles catholiques-libéraux s’unissent tacitement pour envelopper de silence l’incident de Londres.

On peut se demander comment un prêtre romain, un homme aussi attaché au Christ seul, pauliniennement attaché au Christ, ne voulant rien savoir d’un autre Christ ni même partager son amour exclusif pour lui avec quoi que ce soit d’autre, comment lui qui vivait de toutes les fibres de son âme le «Christ total» de saint Augustin, le Christ, chef du cosmos remplissant « tout en tous », comment ce ministre sans tache du Sei­gneur Jésus put entrer en communion – certes passagère et avec des réserves mais communion quand même – avec une Eglise où le Christ n’est qu’un des «maîtres», une Eglise polychristique, polythéiste, athée, dissolvant le chef unique, l’hypostase de l’univers, le Verbe créateur dans l’essence cosmique, décapitant la créature ?

L’explication se trouve, d’une part, dans l’éducation romaine du Serviteur de Dieu et, d’autre part, dans son esprit.

La doctrine ecclésiale et canonique de l’Eglise de Rome procure une valeur autonome à la matière et à la forme du sacrement et de la succession apostolique en dehors de leur dépendance des dogmes et de l’Eglise-communauté, c’est-à-dire que si l’on constate que la succession apostolique est ininterrompue en tant que matière et forme, elle est valide, même si elle est passée par les nuages épais de l’hérésie ou si la communion entre consacrant et consacré n’a été que fictive et équivoque. Rappelons que l’enseignement de l’Eglise primitive et de l’Eglise orthodoxe actuelle est différent. Pour elles, les sacrements et la succession apostolique ne peuvent être jugés en eux-mêmes, isolément. L’unité et la concorde dogmatique avec le passé, ainsi qu’entre le consécrateur et le consacré sont des conditions pri­mordiales de validité. L’hérésie, selon saint Basile, peut effacer définitivement la succession apostolique et l’efficacité des sacrements. Les sacrements et la succession apostolique sont des réalités mystiques dans la communauté de l’Eglise et non en eux-mêmes. Le problème, pour le Serviteur de Dieu, se posait « romainement » si on peut dire. Il désirait assurer l’avenir de son Eglise par un épiscopat incontes­table et valide pour Rome. Quant à la doctrine, dès le début, il exige l’autonomie pour son Eglise.

Nous devons constater que l’instruction des séminaires, bien que fouillée en certains domaines, est singulièrement limitée. Les confessions chrétiennes non romaines, de même que la patristique, sont ramassées en des résumés préparés artificiellement, sous forme de pilules ou de comprimés chimiques rationnels, ayant perdu le goût et le contact avec la nature des éléments dont on se servit pour les condenser. Quant aux religions non chrétiennes et aux mouvements influencés par elles, ils sont totalement ignorés (nous nous reportons pour cette affirmation au jugement actuel d’un éminent professeur catholique romain de religions comparées).

De plus, le Serviteur de Dieu, ignorant de la réalité orthodoxe, ne soupçonnait d’aucune manière les eaux souterraines de la théosophie. Avec son respect des traditions rituelles, si amoindries dans la majorité des milieux croyants d’Occident, Mgr Louis-Charles, en s’approchant de l’Eglise libérale, voulut y voir la rénovation de l’esprit de l’Ecole d’Alexandrie, la continuité rompue et retrouvée de la gnose de saint Clément, opposée au moralisme de l’Ecole d’Antioche et des Pères latins.

Son âme était grande ouverte au sens symbolique des Ecritures et de la liturgie. Il proclame déjà dans son manifeste après sa sortie de Rome que la réalité spirituelle dépasse «les formules intellectuelles», que « les dogmes sont des images symboliques, indispensables pour rendre intelligibles les vérités supérieures ».

Adversaire de la rationalisation du message du Christ, il avait trouvé instincti­vement en l’Eglise catholique-libérale un allié immédiat dans le domaine de la connaissance. Et osons le dire : malgré sa doctrine achrétienne, cette Eglise a facilité à nombre d’âmes la revalorisation des rites et du symbolisme des actes sacrés catholiques.

Le Serviteur de Dieu n’aurait jamais accepté le sacre de l’Eglise libérale, s’il avait connu cette dernière telle qu’elle était. Mais alors… il n’aurait pas formé d’Eglise. N’oublions pas la parabole de l’économe infidèle.

CHAPITRE IX
L’ÉVÊQUE-PASTEUR

Celui qui aspire à l’épiscopat désire une bonne fonction. Il faut que l’évêque soit irréprochable, mari d’une seule femme, sobre, pondéré, courtois, hospitalier, apte à l’enseignement. I Tim. 3, 1, 2

Nous sommes connus et nous avons par conséquent notre place déterminée, nous avons notre tâche à accomplir. Nous avons notre place dans le troupeau et devons réaliser l’effort pour lequel nous sommes venus. U.S., Nos 3, 4; 1928

Quel est le sens providentiel de cet épiscopat ?

Comment se fait-il que Mgr Louis-Charles si détaché des honneurs, si traditionaliste, si scrupuleux, accepte ce sacre et le défende ? Pourquoi Dieu le guide-t-il sur une voie aussi peu commune ?

Trois réponses peuvent être données.

La première résulte de la pédagogie divine : « Mon enfant, lui dit Dieu, tu crains d’être remarqué, tu as peur de ce que les hommes nomment « scandale », tu chéris ce qui est harmonieux, digne ; marche donc sur cette route insolite, étonne, défends ton étrangeté apparente, obéis-moi avant toutes choses et ton obéissance complétera ce qui te manque. »

La deuxième réponse est que sa crosse épiscopale « valide mais illicite » selon le droit canon romain, le protège de la plus dangereuse des tentations : céder à la solitude et retourner dans les rangs. A une certaine époque de sa vie, il est sur le point de faiblir; c’est cette houlette de pasteur, ce bâton de voyage précisément qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de l’impasse. Lorsqu’on est responsable d’un troupeau, il est impossible d’accepter ce qu’un prêtre peut accepter; lorsqu’on a marché seul sous le soleil, sur les chemins déserts, suivi par les âmes confiantes, on ne peut se laisser enclore dans un pâturage aride, séparé de ses brebis. La grandeur de sa propre souffrance qui renferme et protège celles qui la suivent, communique la force de continuer.

La troisième réponse est que Dieu se sert des « choses folles du monde pour confondre les sages » (I Cor. 1, 27). L’épiscopat « valide mais illicite » pour Rome, discutable pour l’Orthodoxie, lui ouvre la glorieuse porte de l’Eglise. Il est accueilli à la fin du voyage, non comme un pèlerin – aussi sympathique soit-il – mais comme le représentant d’une Eglise, la vieille Eglise locale de France, de retour auprès de ses sœurs.

Ayant introduit son troupeau dans la ville sainte, l’évêque usé par la rudesse de la course, s’assied aux portes de la ville et dépose la houlette pastorale. Sa tâche est accomplie. Il a conduit ses brebis logiques dans les « verts pâturages ». L’Unique Berger les reçoit.

Voici de quelle manière il présente lui-même la défense de son épiscopat en une lettre du 26 février 1924, adressée au curé vieux-catholique suisse Bailly, dans le but de préparer un nouveau terrain d’entente avec les vieux-catholiques de Suisse :

Je sais qu’une question préalable vient tout compliquer : ma consécration épiscopale par Mgr Wegdwood ; c’est une question précisément que je tiens à bien poser.

On peut différer d’avis sur la question de savoir si oui ou non l’épiscopat était nécessaire en France ; je constate simplement qu’en fait les efforts tentés sans l’épiscopat n’ont pas réussi et cela est facile à comprendre car vouloir faire une Eglise française sous une juridiction étrangère est un non-sens spécialement avec la liturgie en langue vulgaire. Voyez-vous un Anglais, un Hollandais ou un Allemand venir donner la confirmation en parlant une autre langue que le français ?

De plus, les différences de mentalité, le manque d’informations sur place exposent à des fautes ou à des maladresses ; enfin, bien des questions doivent être solutionnées ou étudiées sans retard et nécessitent une autorité pouvant prendre une responsabilité et non pas un locum tenens se réfugiant sans cesse derrière un supérieur absent. Il y a plus: j’estime que je n’aurais spirituellement aucune qualité pour l’effort entrepris si je n’avais pas le caractère épiscopal ; c’est à l’évêque de fonder une Eglise et non à un prêtre ; ceci est du catholicisme élémentaire et même du bon sens car le père existe avant les enfants.

Donc, pour moi, à tous points de vue, pas d’hésitations possible; s’il fallait l’Eglise, il fallait l’épiscopat.

Mais cet épiscopat, disent certains, n’est pas authentique. Depuis quand l’indignité des ministres d’un sacrement a-t-il rendu ce sacrement invalide ? Et quand bien même, ce qui n’est peut-être pas complètement exact, Mgr Matthew aurait été un malhonnête homme (je crois qu’il n’était qu’un faible et qu’un vaniteux), en quoi cela l’aurait-il empêché d’être évêque et de transmettre l’épiscopat ? Talleyrand avait-il la foi ? Borgia était-il un saint ? Où seraient les évêques valides à ce compte ? Ce serait une piètre théologie, en vérité, et qui amuserait bien les théologiens romains, de prétendre qu’une ordination conférée par vos Eglises elles-mêmes est nulle sous prétexte même d’une tromperie ou d’un mariage antérieur que d’ailleurs on connaissait avant le sacre puisque la date de la cérémonie fut retardée à cause de cela. En quoi le fait d’avoir trompé ou même d’être marié est-il dirimant de l’épis­copat ? Richelieu ne s’est-il pas servi de faux papiers pour recevoir sa consécration ? Jamais celle-ci n’a été mise en doute ; les évêques anglicans sont mariés ; prétendra-t-on qu’ils ne sont pas évêques ? Ce n’est pas pour cette cause, vous le savez, que Rome ne reconnaît pas leur épiscopat.

La vérité est qu’il faut, si on le veut, distinguer entre validité et licéité. Dites que le sacre de Mgr Matthew n’était pas licite ; c’est possible, l’Eglise romaine en dit autant de tous les sacres accomplis sans son approbation, mais ne dites pas qu’il est invalide, chose que l’Eglise romaine n’a jamais dite de tous les sacres même irréguliers où la forme du sacrement était respectée.

Je n’ai d’ailleurs pas à m’occuper directement de Mgr Matthew qui est dans son éternité ; ceux avec qui je me suis rencontré s’étaient précisément séparés de lui et avaient voulu faire une œuvre mieux établie ; ils n’avaient pas trop mal réussi, puisque dans les pays de langue anglaise ils avaient rassemblé plus de sept mille fidèles. C’était une Eglise établie, avec une déclaration de principes, une administration, un synode directeur ; qui peut me reprocher d’avoir accepté la consécration qui m’était proposée, alors que cette consécration était nécessaire pour le travail que j’entreprenais ? D’autant plus qu’il était entendu que l’Eglise libre-catholique de France gardait son indépendance absolue vis-à-vis de l’Eglise catholique-libérale dont les principes généraux de liberté sont les nôtres, mais dont les tendances théo­sophiques nous sont étrangères.

Il envisage à un autre moment le véhicule de l’autorité divine dans l’Eglise, c’est-à-dire la succession apostolique. Le Serviteur de Dieu accorde une valeur insigne, inestimable à la succession apostolique, cette main du Christ qui traverse les âges.

La succession apostolique est reconnue explicitement par les Eglises traditionnelles : Eglise romaine, Eglises orthodoxes orientales de toutes obédiences, même par l’Eglise anglicane et les Eglises luthériennes épiscopales (Suède, Norvège). Les Eglises protestantes, tout en n’attachant pas à la transmission du ministère l’importance que lui donnent les autres Eglises, ont cependant conservé un rite de consécration au saint ministère, survivance évidente et témoignage de la foi de l’Eglise indivise.

Les Eglises traditionnelles déclarent que le ministère s’est transmis depuis Jésus-Christ jusqu’à nos jours par une succession non interrompue qu’on appelle succession apostolique. Dès les premiers temps, on voit les Eglises établir leurs listes épiscopales qui leur servent comme de preuves d’authenticité et d’autorité.

Voilà donc un premier principe sur lequel s’accordent les Eglises; en voici un second : le ministère est en réalité l’action non pas du ministère à proprement parler, non pas de celui qui accomplit une fonction sacerdotale, mais l’action du Christ lui-même agissant par le véhicule d’êtres qui, sans doute, peuvent en quelque manière faciliter et seconder cette action, mais qui ne peuvent l’empêcher quant à l’essentiel ; c’est le principe de l’ex opere operato opposé à l’idée de l’ex opere operantis, autrement dit, c’est en vertu de l’action faite en elle-même et non pas en vertu de l’homme qui opère que le sacrement agit ; c’est là une application du principe que le Christ lui-même est l’auteur véritable des sacrements : « Judas baptise, disait saint Augustin, c’est Jésus qui baptise ; Pierre baptise, c’est Jésus qui baptise. »

C’est donc un principe catholique que le Christ agit indépendamment du ministre, et l’Eglise, tout en déplorant les sacrilèges commis par des ministres indignes, n’a jamais douté de la validité des sacrements administrés quand les rites ont été accomplis avec l’intention d’accomplir ce qu’elle-même veut réaliser.

On comprendra l’importance qu’il y a pour un mouvement religieux qui veut être catholique de savoir qu’il participe réellement au ministère authentique. Or, précisément, cette certitude dépend pour nous de l’Eglise de Hollande, dite janséniste. En effet, c’est de l’archevêque de l’Eglise d’Utrecht, Mrg Gérard Gul, descendant de la lignée des archevêques et évêques de Hollande, que Mgr Henri-Arnold Matthew, évêque régionnaire de l’Eglise vieille-catholique en Grande-Bretagne, reçut la consécration épiscopale le 28 avril 1908.

Mgr Matthew consacra comme évêque auxiliaire nommé par élection du clergé, Mgr Frédéric-Samuel Willoughby, le 28 octobre 1914. Quand l’Eglise vieille-catholique en Grande-Bretagne se réorganisa après une crise intérieure et qu’elle choisit pour chef Mgr James Ingall Wedgwood, celui-ci reçut la consécration épiscopale de Mgr Willoughby, le 13 février 1916.

L’Eglise vieille-catholique de Grande-Bretagne, devenue depuis Eglise catholique-libérale, par le ministère de Mgr Wedgwood, donna la consécration épiscopale, le 22 mars 1922, à l’évêque de l’Eglise libre-catholique.

U.S., Nos 5, 6; 1927.

Mgr Louis-Charles explique ensuite que c’est l’évêque français, Dominique-Marie Varlet « qui est le point de jonction de la lignée hollandaise avec la lignée romaine. Dominique-Marie Varlet avait été sacré à Paris dans l’église des Missions étrangères, le 12 février 1719, par Jacques Goyon de Matignon, évêque de Meaux ; celui-ci avait été consacré par Jacques-Bénigne Bossuet dans l’église des Chartreux à Paris, en 1693.

Bossuet avait reçu l’épiscopat le 21 septembre 1670 dans l’église des Cordeliers, à Pontoise, des mains de Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims.

Enfin ce dernier avait été consacré dans l’église de la Sorbonne à Paris, le 12 novembre 1668, par le cardinal Antoine Barberini, neveu du pape Urbain VIII.

Et loyalement, le Serviteur de Dieu précise :

Jamais d’ailleurs l’Eglise romaine n’a considéré comme invalides les ordinations de la lignée hollandaise et si elle les déclare illicites parce que « schismatiques », elle les considère comme réelles en vertu du principe de la validité des sacrements ex opere operato qui fait reconnaître un ministère authentique, quoique illicite, dans les Eglises qui, sans inter­ruption, ont conservé la succession apostolique. U.S., Nos 5, 6; 1927.

Non seulement en théorie mais pratiquement, l’Eglise de Rome reconnaît l’épiscopat de l’évêque de l’Eglise libre-catholique, et lorsqu’en 1927 il commence ses rapports avec le cardinal de Paris et Mgr Chaptal, ces derniers le traitent en égal.

Il honore particulièrement les évêques qui le précédèrent dans sa lignée épiscopale. En passant un jour dans une église de Rome, il aperçoit une plaque parlant de l’évêque Barberini, il s’arrête et prie.

Le Serviteur de Dieu regarde encore le sacrement avec des yeux romains. Il en souligne l’invulnérabilité. Il est certain que rien ne peut effacer une ordination, ni rompre le fil divin de la succession apostolique. Mgr Louis-Charles complétera, à la fin de sa vie, cette conception par la conception orthodoxe de l’ordre.

Il est déjà en pleine possession de son œuvre, de son Eglise, telle qu’elle se dégage des pénibles étapes traversées. L’expérience de sa doctrine de franc-tireur est la suivante: tout est difficile mais tout est profondément joyeux, « accomplir joyeusement et avec toute son âme ». Sans cette force intérieure, il sait que l’échec le vaincra. Il brosse rapidement les phases de sa propre évolution :

Des problèmes se posent sur le terrain de la vie morale et sociale, problème de la propriété et des relations sociales, problèmes des relations entre les peuples, et tant d’autres ; là encore il peut se faire que certaines façons d’envisager ces questions ne nous semblent plus pouvoir concorder avec le meilleur des aspirations confuses que nous sentons bouillonner autour de nous et que nous constatons en nous-mêmes. Facile serait le rejet pur et simple de toutes les contraintes et de tous les préjugés, facile serait aussi l’acceptation passive de toutes les idées du milieu sans effort de réaction; plus difficile mais nécessaire est le souci de se dégager de tout le vieux fond d’hypocrisie sociale pour aller au-delà de ce que les usages commandent jusqu’au principe même qu’il s’agit de respecter.

Du terrain social, il passe à celui du culte à proprement parler. Qui ne comprend combien un acte accompli par ordre est inférieur à un acte réalisé dans un élan véritable de conscience, et combien il est plus facile ou d’obéir passivement ou de désobéir rageusement ?

Ne croyons pas et ne laissons pas croire que nous voulons faire une Eglise au rabais. Certes, nous pouvons avoir, nous avons des points de vue différents de certains points de vue habituels, mais ce n’est pas parce qu’ils nous apparaissent plus faciles, c’est parce qu’ils nous semblent plus vrais, plus normaux, et par conséquent plus conformes véritablement à la volonté de Dieu, du Dieu qui n’est pas un tyran despotique, mais un père. Notre effort ne doit pas être vicié radicalement par cette idée du plus commode: encore une fois, loin d’être plus commode, il exige de nous plus de générosité, plus d’élan, plus de travail, plus d’esprit religieux au sens profond du mot, que n’importe quelle autre voie.

Toute vie humaine est un effort, et la vie de toute humanité n’est qu’une lente et dou­loureuse ascension. A travers les tâtonnements de la préhistoire, à travers les barbaries ou les civilisations raffinées, l’effort se poursuit mystérieux, grandiose, sanglant. Quelle traînée lumineuse, mais aussi quelle traînée douloureuse à travers toute l’histoire : pionniers méconnus ou victimes de leur génie aventureux, précurseurs écrasés par l’esprit de routine et de fanatisme, martyrs revendiquant tout à la fois les droits de l’idéal et les droits de la conscience, c’est toujours l’humanité gravissant son calvaire dans la peine et les larmes, mais marchant aussi à la transfiguration. Car il est là, guidant la colonne sacrée, celui qui voulut s’appeler le Fils de l’Homme, celui qui voulut s’identifier avec tout opprimé, tout méconnu, tout calomnié, tout affamé, tout prisonnier, tout souffrant, et c’est sur ses traces, consciemment et inconsciemment, que toute l’humanité digne de ce nom s’avance et pro­gresse. Et c’est pourquoi retentit sans cesse la parole prophétique : « Vous aurez des tribu­lations dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde… » « Vous pleurerez, mais votre tristesse se changera en joie.» Le monde n’est pas destiné à rouler sans fin dans l’abîme; nous avons la joie ineffable de savoir que la vie a un sens, que la création a un but, que le mystérieux inconnu qui suscite notre anxiété est un mystère d’amour qui sera révélé et non pas un mystère de terreur et de mort. Oh ! savoir cela, avoir foi dans la paternité de Dieu, être assuré de son magnifique et définitif triomphe; croire que les afflictions se changeront en joie et que les joies saintes et belles seront exaltées infiniment, quelle splen­deur et quelle lumière ! C’est cela que nous offre en vérité le christianisme, c’est cela que le Christ nous révèle, c’est en cela qu’il nous sauve en nous libérant des petitesses et des étroitesses où notre vie véritable étoufferait. « Ayez confiance, nous dit-il, j’ai vaincu.» U.S., avril-mai 1925.

En mars 1926, arrive d’Amérique Mme L. propriétaire de la chapelle de l’Ascen­sion. C’est une baptiste fervente qui ne supportera pas que la « liturgie (!) » soit célébrée dans l’oratoire qu’elle destine aux baptistes purs. Le Serviteur de Dieu est très inquiet. Sera-t-il chassé ? Sitôt à Paris, Mme L. meurt. Le Serviteur de Dieu invite le pasteur baptiste ainsi que les enfants de la défunte à une liturgie qu’il célèbre pour le repos de son âme. Il dit sur la vieille femme, très énergique et très pieuse, quelques phrases d’une telle bonté que les assistants sont conquis. Jusqu’à sa mort, il pourra demeurer dans la chapelle du 72, rue de Sèvres. Mais vers 1933 survient un pasteur baptiste pur, il réclame le local. L’alerte est chaude. Le pasteur est jeune, véhément et veut célébrer lui-même. De son église « dédicacée », de son refuge terrestre, sera-t-il écarté aussi ? Heureusement, le culte baptiste n’a lieu qu’à quinze heures et le charme du Serviteur de Dieu fait tolérer au pasteur la cohabitation. Alors, dès que la divine liturgie est achevée, Mgr Winnaert est obligé de tendre « le » rideau devant l’autel, d’entourer la scandaleuse lampe du sanctuaire d’un tuyau de carton, d’enlever les « barrières » (les bancs de communion) et de dissimuler le plus délicat pétale de fleur. Vers dix-sept heures et demie, il revient et attend en patience que le dernier baptiste ait quitté la chapelle. Il se précipite alors pour tout remettre en place. Il agit de si bonne grâce que des rapports fraternels s’éta­blissent et que la femme du pasteur finit par lui demander ses prières.

Au maximum, il possède le tact pastoral. Tout en n’étant qu’un évêque de petit troupeau, il est en Occident le seul évêque embrassant dans son cœur tous les prêtres malheureux ou incompris, sortis ou demeurés dans l’Eglise de Rome. Sans partager leurs idées, il prie pour eux.

Les règles canoniques ne connaissent pas l’évêque d’un troupeau, mais l’évêque d’un lieu. Etrangement, il est l’évêque de l’Occident, il possède comme dit l’orthodoxe peuple russe: «l’âme universelle » (inirovain doucha).

« Albert Houtin, ce professeur d’histoire pour séminaire, poussé de désillusion en désillusion » (Evangile et Liberté, Wilfred Monod), meurt. Irénée, qui souvent compatit à sa souffrance, écrit :

La sainte eucharistie a été célébrée plusieurs fois à la chapelle à son intention. Que son âme tourmentée et fidèle à la lumière comme elle l’a connue, trouve le repos et la paix dans l’éternelle Lumière. U.S., Nos8, 9, 10; 1926.

Il se penche de même sur une autre grande figure brisée.

Le 10 mars 1927 amène le centenaire de la naissance de Charles-Jean-Marie Loyson qui fut le père Hyacinthe. Il y a une singulière et poignante mélancolie à évoquer les étapes de la vie de l’illustre orateur: les foules avides de sa parole merveilleuse, frissonnant au souffle de son verbe enflammé mis au service de Dieu et de l’Eglise du Christ, et puis les fluctuations de conscience dont son journal marque les péripéties douloureuses et navrantes, les désillusions que son optimisme invétéré s’efforçait sans cesse de cacher à lui-même, enfin cette mort dans une solitude religieuse que l’abondance d’ecclésiastiques variés qui assistèrent à ses obsèques célébrées au temple de l’Oratoire ne parvint pas à peupler.

Il a fait aux heures les meilleures de sa vie un grand rêve; c’est quelque chose, même s’il a pu se tromper dans ses efforts pour le réaliser. Il n’a pas compris surtout que, plus le rêve est vaste, plus les aspirations sont hardies, plus aussi l’appui d’une tradition éprouvée permet seule de les intégrer sans danger. U.S., Nos3, 4; 1927.

Nous écoutons avec admiration cette sagesse antinomique du Serviteur de Dieu. Cependant que ces hommes pleins d’enthousiasme qui s’élancèrent hors del’Eglise historique, retombent après avoir lutté avec une sensibilité déchirante, lui, séparé visiblement d’elle, s’appuie d’autant plus sur elle, et cherche à chaque seconde de sa vie à ouvrir les portes qui se sont fermées ou qui ne sont pas encore ouvertes. «Et moi, je vous dis: Demandez et l’on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira… Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre

à son fils, s’il lui demande du pain?… A combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent » (Luc 11: 9-13).

C’est le centenaire de l’abbé Grégoire. Mgr Winnaert organise une réunion religieuse judéo-chrétienne à laquelle prennent part M. le rabbin Louis-GermainLévy et M. Panière[31], ce curieux catholique devenu juif et prêchant dans la syna­gogue libérale. Le matin même, répondant au désir de l’abbé Grégoire qui demanda dans son testament que l’on célèbre une messe à son intention le cinquième dimanche après la Pentecôte, il le nomme à la divine liturgie et parle longuement de lui.

Une voix manquerait dans le concert de louanges (la Sorbonne, les synagogues, les peuples de couleur), si l’Eglise chrétienne dont Grégoire fut le serviteur passionné jusqu’à l’héroïsme quotidien, ne venait apporter, elle aussi, à sa grande mémoire l’hommage de son souvenir.

Hélas ! nos vieilles Eglises françaises, cette cathédrale de Paris que Grégoire arracha pourtant aux parodies sacrilèges et qu’il ouvrit au culte bien avant le Concordat, ces Eglises de province qui, sous son influence, dès 1795, ressuscitèrent et refleurirent, ces Eglises resteront muettes: Grégoire, c’est toujours le schismatique, le janséniste, le gallican, le constitutionnel, l’excommunié. On lui refusa, il y a cent ans aujourd’hui, les sacrements et la sépulture ecclésiastique; c’est à la charité audacieuse d’un prêtre qui ne partageait pas d’ailleurs ses tendances, mais qui respectait son caractère, qu’il dut de recevoir les onctions suprêmes.

Notre petite Eglise, qui doit sentir aujourd’hui sa noblesse, car elle est après tout l’héritière du passé de la vieille Eglise de France, et sous des modalités différentes, garde la flamme de la liberté spirituelle, notre petite Eglise veut du moins, autant qu’il est en elle, rendre hommage au chrétien fervent, au pasteur intrépide, à l’évêque fidèle, fidèle au péril de sa vie, fidèle malgré les angoisses devant son œuvre en apparence détruite, fidèle malgré les persécutions et les embûches dont on entoura son existence isolée et jusqu’à son lit de mort, fidèle au Christ, à l’Eglise, à la liberté.

Ce n’est pas ici l’œuvre politique de Grégoire que nous évoquerons, ni son oeuvre scientifique ou éducative, ni même son oeuvre philanthropique ou coloniale. Certes, il montra ce que peut une âme ouverte au souffle de l’Esprit et il est merveilleux de voir à quel point sa foi chrétienne profonde pouvait s’accommoder de hardiesses sociales et de vues prophétiques. Mais pourquoi dire : s’accommoder ? c’est cette foi intérieure qui précisément ani­mait toute son activité et lui inspirait ces hardiesses.

Après avoir donné le tableau de sa vie, le Serviteur conclut :

Ce qui a surtout manqué à l’Eglise constitutionnelle et à l’Eglise gallicane, ce fut non pas le courage spirituel mais bien plutôt la hardiesse dans les conceptions et les intuitions ; le gallicanisme a toujours eu un certain aspect légaliste et formaliste qui lui donnait une grande allure mais qui nuisait à sa vie profonde. On ne fait pas une Eglise contre les empiètements de la papauté ou contre un dogme quelconque sous prétexte qu’il n’a pas été défini selon les formes; on ne fait pas non plus une Eglise en voulant ressusciter les usages des temps révolus. Il faut, sans doute, être ancré dans la tradition, mais la tradition c’est une vie qui s’enrichit sans cesse; on ne peut réformer l’Eglise que dans le sens de la vie, avec un principe d’avenir assez souple pour qu’il puisse assimiler et utiliser les doctrines vivantes. U.S., No 2; 1931.

Le soir, au cours de la réunion judéo-chrétienne, M. Aimé Pallière déclarait :

Je dois à l’amitié de votre vénéré chef spirituel l’honneur et la joie d’occuper en ce moment cette chaire. Cet honneur, je l’apprécie vivement et je l’accepte, sachant qu’il ne s’adresse pas à ma personnalité mais au milieu religieux (milieu juif) dont je vous apporte ici l’écho. Votre petite Eglise a une grandeur qui dépasse de beaucoup les murailles de cette chapelle. Si vous vous confiniez dans la culture de quelque hérésie, si légitime qu’elle puisse être, si riche même de possibilités que vous la supposiez pour l’avenir, vous ne seriez qu’une petite secte, même si vous la prêchiez, cette hérésie, dans un temple de proportions impo­santes. Mais, au contraire, en vous imprégnant de l’esprit de catholicité, en proclamant l’unité spirituelle des enfants de Dieu, si modeste que soit votre communauté, vous rejoignez le coeur de l’Eglise invisible et universelle et vous faites de la communauté des saints, cet article trop peu, trop mal compris du Symbole des Apôtres, une précieuse, une glorieuse réalité.

Et cette âme « singulière » que fut Aimé Pallière, termine ainsi son allocution :

Moi, chers frères et sœurs, qui suis étranger à Israël par la naissance et que le Maître des destinées a appelé à travailler au maintien du particularisme juif et à l’épanouissement de la conscience religieuse d’Israël, j’ai le sentiment de travailler aussi en cela pour mes frères chrétiens. Ou bien cette vocation singulière n’a pas de sens ou bien telle est sa signification profonde.

U.S., N° 2; 1931.

Les paroles d’Aimé Pallière expriment exactement les sentiments que le Ser­viteur de Dieu inspire à ses collègues des différentes confessions. Ils le respectent, souvent l’aiment, l’admirent mais à la manière dont on admire une cause magnifique et perdue.

Mgr Louis-Charles ne fait aucune différence entre les êtres, disant: « Toutes les âmes ne sont pas égales, il faut savoir reconnaître leurs diversités bonnes et mau­vaises mais elles sont équivalentes devant Dieu et – si j’y parviens – devant moi. »

Voici quelques traits manifestant cette douceur qu’il étend à tous.

Il ne passe jamais devant un mendiant sans lui donner son obole avec un sourire et en le saluant d’un coup de chapeau.

Nous nous souvenons d’un certain office du soir où, arrivant dans l’église, nous voyons un vieil évêque courbé au premier rang. Après le service, le Serviteur le traita avec courtoisie, sous l’œil désapprobateur de ses prêtres.

– Monseigneur, lui demandons-nous, qui est cet évêque?

– C’est un marchand de journaux.

– Comment cela !

– Mais oui, il a attrapé la succession apostolique dans la petite Eglise X… où il a été sacré. Il vend des journaux pour vivre, et entre ses heures de travail, il s’habille en évêque et se rend dans les églises.

– Quand même, Monseigneur ! Nous ne dissimulons pas notre surprise.

– Que voulez-vous, répond-il doucement, c’est sa seule joie !

Le doux évêque avait parmi ses paroissiens un homme dont la femme mourut au cours d’une séance d’hypnotisme. Tandis qu’elle était endormie par son mari, elle avala un petit appareil dentaire qui lui déchira l’œsophage. Son mari l’aimait profondément, il se considéra dès lors responsable de sa mort et en fut obsédé. II se mit à boire pour oublier puis se piqua. Connaissant ses réelles aspirations reli­gieuses, Mgr Louis-Charles essaya de le sauver en lui permettant d’être acolyte. Et l’on voyait parfois le dimanche. pendant la lecture de l’épître ou le chant du credo, cet homme s’assoupir et tomber sur son évêque assis. Le Serviteur s’arran­geait alors pour le réveiller ou le soutenir sans que l’on s’en aperçut.

Aux remontrances qu’on lui faisait, il ne répondait rien.

Son premier mouvement est toujours pour les autres. Pris dans un grave dérail­lement, voici ce qu’il écrit : « …Si on n’est pas blessé, on a en même temps la sensa­tion du danger et de la délivrance. J’ai donné à plusieurs reprises l’absolution en bloc sur des tas de ferraille : il était impossible de rien faire avant l’arrivée des secours… »

Une nuit où il descend, habillé en civil, une rue populaire aux environs d’une gare, une fille publique lui prend le bras et l’invite.

Il lui parle en gardant son bras et, peu à peu, la jeune fille lui raconte sa vie. Elle aime un garçon qui ne se décide pas à l’épouser, elle gagne alors de l’argent comme elle peut. Puis, elle a tant envie d’un chapeau ! Le Serviteur de Dieu lui fixe un rendez-vous ainsi qu’à son ami, chez son beau-frère docteur. Ils viennent. Il remet un chapeau de sa sœur à la jeune fille, les fait raconter leur vie, les suit, les aide et parvient à les marier.

Par-dessus tout, il vénère son Seigneur et son Dieu. Tant que sa santé le lui permit, il arrangea lui-même les fleurs de l’autel, disposant les chaises, ramassant les bouts de papier qui traînaient. Une veille de fête, voulant orner l’autel d’une belle étoffe, il s’aperçoit qu’elle est trop courte et ne peut draper le dos de l’autel. Un de ses prêtres, devant son embarras, s’exclame : « Qu’importe, Monseigneur, mettons ce morceau-là. Il n’est guère beau mais ne se verra pas. » Et le Serviteur de lui répondre avec vivacité : « Et Dieu, ne le verra-t-il point ! »

N’appréciant point la parole mélancolique du prêtre qui le remplace pendant les vacances, il lui recommande son Eglise comme on recommande son enfant :

Voici le sermon annoncé. Mais n’oubliez pas que dimanche 25 juillet est jour de la fête de saint Jacques le Mineur, apôtre. Il faut mettre l’antipendium rouge (laisser les autres tentures) ; vous trouverez facilement la messe ; si elle n’est pas dans notre missel, prenez l’oraison et les lectures de votre missel vespéral avec l’introït et le graduel de tous les apôtres. … Je compte sur : vous pour prendre toutes les dispositions concernant la lampe du sanc­tuaire et la préparation du dimanche ; que le missel notamment soit ouvert à la page voulue dans la sacristie afin que M. B. puisse préparer les lectures. … Je vous enverrai un sermon pour la fête de la Trinité. Il faudrait, en toutes hypothèses, si les fleurs sont fanées en débar­rasser l’autel. … Je compte sur vous pour tout préparer et ranger. Laissez les bougies qui dans l’ensemble sont suffisantes, seules les deux premières appliques auront besoin de nou­veaux bouts.

Noël 1926 ! La chapelle de l’Ascension déborde de fidèles. Auprès du petit nombre qui l’a suivi de Rome, de la Réforme et du vieux-catholicisme, se presse la masse des théosophes-chrétiens. Ils persistent à venir l’écouter. Lui ne cesse de replacer dans l’angle chrétien les thèmes susceptibles de les toucher, appuyé sur sa foi en l’Eglise universelle qui choisit « pour célébrer la manifestation du Christ dans le monde le jour de la grande fête solaire, le jour de la naissance du soleil invaincu. » Il affirme :

L’Eglise, en même temps qu’elle élargit la valeur du symbole, insère véritablement son message dans la grande tradition spirituelle de l’humanité ; elle est, dans toute la splendeur de ce mot : catholique, universelle, effort de synthèse du passé et appel vers l’avenir… Il nous plaît, en vérité, à travers les traditions populaires, de communier avec ferveur et amour à tous les pressentiments, à tous les balbutiements, à toutes les angoisses religieuses et à toutes les certitudes bénies de nos pères à travers le temps et l’espace. U.S., N° 1; 1926.

Un pareil élan ne peut repousser les théosophes et, à la fin de son sermon de Noël, nous entendons sa voix puissante proclamer :

Ah ! si le christianisme (il ne connaît pas encore l’Orthodoxie) n’avait pas travesti le jour de l’avènement en jour de colère, Dies irae, ou, s’il ne l’avait pas obscurci par des précisions inopportunes et indiscrètes, si l’Eglise prenait tout à fait au sérieux ses chants et ses appels, le Seigneur manifesterait sa gloire. Car ce n’est pas une attente paresseuse qui est demandée, une attente un peu égoïste, non, le Christ demande notre collaboration ; il a besoin de nous et l’apôtre Pierre écrivait que les chrétiens doivent hâter le jour du Seigneur. U.S., No 1; 1926.

Deux aspects s’accentuent dans son esprit : Dieu se « manifesterait » si nous avions assez de foi, et dans notre vie si courte il nous faut « hâter » son avènement. Lui, l’humaniste religieux, l’idéaliste prêt à soutenir un long combat, voit poindre la nécessité du miracle et, d’autre part, celle d’agir vite. Ces deux anges aux visages encore voilés s’approchent pour le secourir lorsqu’il le faudra.

La collaboration avec Dieu, « la rencontre avec lui, même si les ténèbres ne per­mettent de le trouver qu’en tâtonnant et en hésitant, a pour but et épanouissement « le Royaume de Dieu ». Ce royaume dépend de l’effort de l’humanité, de son évolution et précède le second avènement où Dieu sera « tout en tous ». L’enfer, semble-t-il au Serviteur de Dieu, ne peut être éternel et il croit en l’apocatastasis. Sa miséricorde sans bornes, même pour le malin, l’emporte et il ne peut supporter le fixisme. Ceux qui sont les plus proches du brasier divin, les redoutables chérubins, ne sont-ils pas, suivant l’Aréopagite, « en perpétuelle révolution » ?

Juin 1930. Ce mois est une date. Il est né en juin, baptisé et confirmé en juin, ordonné sous-diacre, diacre et prêtre en juin et recevra à l’orée de la mort le nom d’Irénée qui se fête en juin. Ce juin 1930, il fête son jubilé d’ordination qui tombe « le saint jour de Pentecôte ». C’est un « acmé » de sa vie. L’Orthodoxie commence à resplendir, il a un foyer, l’avenir s’ouvre à nouveau. Son sermon de la messe de Pentecôte est Une profession de foi :

Nous avons voulu célébrer notre jubilé d’ordination – vingt-cinq ans de ministère – pour nous renouveler tout d’abord nous-mêmes dans l’esprit de cette consécration lointaine mais qui demeure et demeurera à jamais, et pour exprimer la continuité de notre vie à travers ses vicissitudes et ses heurts.

Certes, beaucoup de nos idées ont pu se modifier depuis le jour où, tout jeune homme, nous avons reçu l’imposition des mains : « Lorsque j’étais enfant, dit l’apôtre, je pensais en enfant. » Nous avons pu traverser des crises de conscience et d’âme et même nous montrer, à certaines heures, inférieur à notre idéal, mais du moins nous savons que toujours cet idéal est resté dans notre coeur comme un appel vivant qui ne s’est jamais tu et qu’il domine notre existence entière.

Nous retrouvons dans nos pensées et notre activité d’aujourd’hui nos aspirations, nos pressentiments lointains. Nous avions vibré à la grande voix qui avait fait entendre la parole de la hardiesse : duc in altum ! poussez au large, en pleine mer; cette devise, nous l’avions inscrite comme un mot d’ordre sur une petite revue que nous avons dirigée autre­fois, uni à un ami très cher; elle nous a guidé lorsque notre activité sociale s’exerça avec une jeunesse fervente. Vers d’autres mers plus périlleuses, elle nous entraîne toujours.

Nous avions entendu la parole de l’apôtre de l’affranchissement spirituel et de la liberté : « C’est pour la liberté que le Christ vous a affranchis… Là où est l’Esprit du Sei­gneur, là est la liberté.» Nous avions rivé d’un travail religieux inspiré de l’esprit de saint Paul et devant même porter son nom à l’exemple des pionniers réunis autour du père Hecker. Longtemps après, durant une période inoubliable de notre vie, une paroisse, fondée par nous, devait être dédiée au grand apôtre, et s’inspirer de son esprit comme s’en inspire toujours notre activité présente.

Une autre parole de l’apôtre avait profondément marqué notre mentalité religieuse : « Grandissons par toutes choses dans le Christ.» C’était l’affirmation de la religion totale, de la spiritualité qui n’est pas mutilation, mais épanouissement, qui ne prétend pas diminuer la vie, mais la transfigurer, et qui affirme joyeusement : « Tout est bon pourvu qu’on en use dans l’ordre et avec action de grâces.» Certes ceci ne supprime ni l’effort, ni le sacrifice mais les estime à leur place imposée par les lois mêmes de l’existence et ne peut consentir à les organiser comme s’ils étaient par eux-mêmes agréables au Dieu de Vie. Nous avions placé devant nous le grand idéal du Royaume de Dieu chanté par les vieux prophètes d’Israël et affirmé par Jésus ; la volonté du Père réalisée sur la terre, l’épanouissement de la création entière enfin délivrée de la servitude, et c’est toujours pour ce Royaume que nous travaillons, ne pouvant nous résigner à considérer le Bien et la Justice relégués dans l’au-delà comme des exilés de cette terre, définitive « vallée de larmes », et saluant de loin la lente évolution humaine qui, en dépit des reculs et à travers les souffrances, tend « vers l’homme parfait » – in virum perfectum ; c’est encore une parole de saint Paul.

La prophétie du Maître : «Un seul troupeau, un seul berger » illuminait notre route et depuis longtemps nous voulions travailler à des rapprochements qui finiront bien par combler les abîmes des méfiances fratricides et réaliser la cité « sans anathème ».

Un de ces petits efforts symboliques mais mystiquement opérants fut la venue, dans notre paroisse Saint-Paul (première paroisse romaine du Serviteur) du pasteur Wilfred Monod, dont l’âme œcuménique vibra ce jour-là d’une joie profonde. D’autres efforts consistèrent et consisteront encore dans notre propre collaboration avec des frères dont la mentalité religieuse peut paraître différente de la nôtre, mais qui demeurent très proches devant l’Unique Père de tous (allusion à l’Orthodoxie, considérée à cette époque par le peuple français comme une denrée religieuse exotique).

Allez au large… le Christ vous a affranchis… un seul troupeau… il n’y aura plus d’ana­thème… la création tout entière sera délivrée… grandissons par toutes choses jusqu’à l’homme complet, telles furent et telles demeurent pour nous les paroles directrices. Encore une fois, nous avons pu à certains jours sinon les oublier, du moins les laisser s’affaiblir, mais elles n’ont jamais cessé d’être pour nous l’essentielle raison d’être de notre vie. Nous voulons que toujours elles la dirigent, et pour cela, frères et soeurs, nous vous demandons un souvenir et une prière. U.S., Nos 5, 6,- 1930.

Le soir du jubilé du Serviteur de Dieu, suivant sa persévérante coutume en accord avec le vœu de la conférence « Faith and Order », Mgr Louis-Charles organise un service d’intercession dans sa chapelle.

Il réunit une foule venue de différents milieux qui débordait dans la cour et jusque dans le couloir latéral. A cet office solennel prirent part plusieurs ecclésias­tiques : M. le pasteur Wilfred Monod, président d’honneur de l’Union des Eglises réformées, l’archiprêtre arménien représentant S. E. Mgr Kibarian, évêque des Arméniens de France et de Belgique, M. l’inspecteur ecclésiastique L. Appia, de l’Eglise luthérienne, M. le chapelain Bjurstrôm, de l’Eglise épiscopale de Suède, M. le brigadier Dejonghe de l’Armée du Salut.

M. le pasteur Wilfred Monod salue l’effort du Serviteur :

Mon bien cher frère, en cet émouvant dimanche de la Pentecôte où l’Eglise universelle célèbre son jour de naissance, l’Eglise locale dont vous êtes le ministre vous entoure de sa chrétienne sympathie, de sa gratitude religieuse, et commémore avec vous le vingt-cinquième anniversaire de votre ordination.

Malgré les tempêtes qui, depuis lors, ballottèrent votre destinée individuelle, nous savons tous que vous êtes resté fidèle, inébranlablement, à cette consécration initiale, non au service d’un christianisme particulier, mais au service de l’Evangile œcuménique. Vous n’avez jamais cessé d’écouter la voix de Jésus-Christ, le seul Chef de l’Eglise : « Tiens ferme ce que tu as, pour que nul ne te ravisse ta couronne ». C’est pourquoi je me conformerai certainement à votre volonté profonde en évitant, aujourd’hui, à l’occasion de votre jubilé, tout ce qui serait trop personnel, et en me bornant à replacer devant vos regards, solennelle­ment certains aspects du saint ministère et son idéal…

U.S., Nos 9, 10, 11, 12; 1930.

Mgr Winnaert lui répond :

C’est un sentiment de gratitude profonde que je voudrais simplement exprimer envers nos frères qui ont bien voulu participer à ce service solennel d’intercession pour l’unité chrétienne et, tout d’abord envers le frère et l’ami depuis si longtemps éprouvé qui a évoqué le ministère chrétien dont ce jour de Pentecôte est comme le point de départ. Il a été le conseiller et le confident des jours douloureux où il fallut quitter la maison de mes pères pour trouver la maison du Père. Il a été et avec quelle délicatesse ! l’ami des jours lumineux qui devaient m’apporter une force nouvelle et c’est avec une joie très grande que je salue sa présence si longtemps désirée dans notre petit sanctuaire.

Et avec lui, je remercie tous les honorés collègues qui représentent les aspects les plus variés du christianisme ecclésiastique.

L’Eglise d’Orient avec l’Eglise martyre d’Arménie tout empourprée du sang de ses enfants ;

L’Eglise luthérienne, la mère de la Réforme, l’Eglise de la foi, de « l’être » et non pas du « faire », avec sa double constitution ;

L’Eglise épiscopale de Suède et l’Eglise à tendances réformatrices plus accentuées, mais gardant encore la fonction de l’inspecteur ecclésiastique… souvenir ou prophétie ;

L’Eglise réformée de France, l’Eglise si longtemps persécutée, mais fidèle, l’Eglise de l’honneur de Dieu et du sérieux chrétien ;

Et puis, modestement perdus parmi cette assemblée, nos frères des Eglises baptistes rappelant la nécessité du changement intérieur, de la conversion pour être chrétiens.

C’est cet appel à la conversion que fait entendre aussi, non plus une Eglise, mais s’y juxtaposant pour ainsi dire, une pacifique armée, l’armée de la guerre sainte contre la misère et le vice, l’Armée du Salut.

Je ne veux même pas ébaucher le problème de l’unité chrétienne dans cette allocution. Notre réunion est une réunion de prières ; nous n’avons pas le droit de mettre en avant nos pensées, nos vues personnelles ; seule l’intercession pour le corps mystique du Seigneur, pour l’universelle Eglise doit se faire entendre.

Cette chapelle, elle est placée sous le signe de l’unité spirituelle, elle ne veut pas être un compartiment bien clos qui ne ferait qu’ajouter une confusion de plus dans la division extérieure de l’Eglise. Nous croyons à la cité sans anathème et nous voulons, dans la liberté et la charité, recueillir les expressions diverses de la pensée et de la vie chrétiennes, convaincus qu’elles peuvent, qu’elles doivent s’harmoniser pour que le message unique de l’Eglise puisse être intégralement délivré et que le monde croie enfin au Christ que nous faisons méconnaître si souvent par nos voix discordantes.

Nous nous unirons à toutes les Eglises ayant adhéré à la conférence Foi et Organisation, nous nous unirons aux Eglises qui se tiennent encore à l’écart, et par-delà toutes ces Eglises, nous nous unirons à l’Eglise pour implorer une nouvelle Pentecôte qui manifestera l’essentielle et vivante unité. U.S., Ms 7, 8; 1930.

Quelques mois plus tard, le 21 août 1931. le père du Serviteur de Dieu s’éteint. Lourd chagrin car le père et le fils s’aiment tendrement. Le père écrit toujours à son fils-évêque : « Mon cher petit Louis, mon fils bien-aimé. » Il l’a toujours soutenu, « en avance » lui-même, mais restant en arrière quant à l’avancement dans son métier (il meurt malgré tout inspecteur général des Douanes) ; l’amitié de son fils avec l’abbé Lemire lui a valu de grands ennuis, mais principalement la prêtrise, car c’était l’époque où la France se taxait d’être anticléricale et où les francs-maçons ne craignaient pas de déplaire à l’Eglise. Sut-il jamais, Louis-Marie-Désiré Winnaert que son enfant était devenu évêque hors de l’Eglise romaine ? Son fils le croit, mais ils n’en parlèrent jamais entre eux ; dans son for intérieur, il approuvait probablement Louis. Rien ne rida leur solide affection. En remerciant de la chaire tous ceux qui se sont empressés de lui témoigner leur affection, Mgr Louis-Charles dit :

Ceux qui connaissent notre Eglise savent que nous ne voulons pas entourer le départ vers l’au-delà de tentures funèbres qui risqueraient de voiler l’espérance de la véritable vie. Nous employons la couleur de la préparation, de l’apaisement aussi dans nos offices des défunts (le Serviteur rejetait le noir des couleurs liturgiques et même pour la mort se sert du violet).

La mort nous montre la véritable échelle des valeurs. Que reste-t-il, en définitive, d’un homme quand il a disparu de cette terre pour ceux qui l’ont aimé réellement? Il reste précisément la valeur invisible: sa bonté, son intelligence, son dévouement, sa force attractive.

A certaines heures, il est difficile et peut-être héroïque de croire à l’amour divin. En présence de coups très cruels, la foi chancelle ; il faut alors avoir l’énergie nécessaire pour ne pas quitter à ce moment précis la main du Guide, de ce Guide dont l’angoisse mortelle de Gethsémani : « Père, éloigne ce calice » ; dont le doute du Golgotha : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », s’achève dans le cri de confiance : : « Mon Père, je remets mon esprit entre tes mains. »

Pour notre part, nous croyons que la mort n’arrête pas l’élan de vie. Cet élan, c’est le perfectionnement humain accompli sous le souffle de Dieu, mais accompli par l’homme et dont rien ne peut le dispenser. Il ne s’agit pas de fléchir le courroux d’un juge sévère, d’un Dieu vengeur, il s’agit de collaborer à la volonté d’un Dieu sauveur qui nous demande de nous aider les uns les autres et s’est inséré lui-même dans une solidarité mystique avec nous tous.

C’est cette solidarité dans laquelle nous sommes tous engagés, c’est cette communion des saints qui donne le sens de la prière pour les défunts. Certes, nous respectons assez la divinité pour ne pas pouvoir nous imaginer la faire varier par des supplications comme si sa volonté adorable n’était pas à jamais immuablement fixée dans le bien. Mais par la prière nous nous harmonisons avec cette volonté, nous lui ouvrons pour ainsi dire une issue dans le monde et nous collaborons à son activité qui veut toujours le bien et même sait faire jaillir le bien du mal.

Quand nous prions pour les défunts, nous les fortifions de la force divine que la prière appelle en nous, nous leur donnons comme un élan qui les élève et les rapproche du but idéal qu’ils doivent atteindre. Ils ne pourront échapper aux conséquences des actes qu’ils ont eux-mêmes librement posés : « Ne vous y trompez pas, dit l’Apôtre, on ne se moque pas de Dieu; ce que l’homme sème, il le moissonne. »

L’éducation humaine se poursuit et il est nécessaire qu’elle se poursuive, pour notre plus grand bien, mais elle peut s’accomplir dans une atmosphère de paix, d’harmonie, de repos au sein de l’Eternel, et nos prières contribuent à donner cette atmosphère aux disparus ; elles leur fournissent des éléments constructeurs, elles leur donnent un appui pour leur évolution, elles peuvent, dès lors, hâter le moment où ils auront atteint la réalisation en eux de leur propre vérité.

La grandeur de cette foi, c’est de pouvoir lancer sur les tombes elles-mêmes en défi à la mort l’affirmation de la vie qui triomphe du tombeau. Qui donc pourrait penser qu’avoir la foi soit une attitude de faible, de vaincu, de découragé ? La foi c’est la suprême audace, la magnifique hardiesse de l’esprit. La foi c’est une certitude intérieure qui dépasse la réalité immédiate et tangible, la réalité superficielle pour saluer le véritable réel, la réalité supérieure qui ne se laisse pas toucher ni voir mais qui attire et entraîne la conviction par une lumière qu’on ne peut sans doute définir mais qui existe puisqu’elle éclaire. U.S., N° 3; 1931.

Une des propres phrases du Serviteur de Dieu est que la vie spirituelle «a pour but, non pas la contemplation mais la sainteté ». Elle définit exactement sa conduite épiscopale. C’est la réponse d’une âme mystique, épurée par la douleur, en contact permanent avec son Ami-Dieu, n’aspirant qu’à le servir et pour cela l’imiter.

Le Christ est devenu son unique Ami, de chaque instant, parce qu’il échange avec lui des conversations dont il ne parle jamais. Il redoute l’exaltation, n’hésitant pas à la réprimer sévèrement lorsqu’elle se présente. Un jour, par exemple, il décide d’établir le mardi soir, à l’église, un service de silence et d’adoration: il s’agenouille, prononce quelques phrases de prière qu’il prolonge sans mot ni geste. Son adoration est si puissante que les fidèles captivés e pressent; percevant alors ce début d’exaltation, il supprime ces services.

Il cache ses charismes: sans le chercher, il guérit plusieurs fois, mais sitôt qu’il s’en aperçoit il se dérobe et interdit d’en parler; nous l’avons appris par indiscrétion. De quelques mots il pourrait voiler l’âpre vérité – ne serait-ce que légèrement – et entraîner les foules car son éloquence est exceptionnelle, il ne le fait point ; conducteur d’âmes vers des plans « supérieurs », il refuse même d’être un « directeur spirituel » attitré, de permettre « l’étalage des états d’âme », suivant ses propres paroles ; non, ses fidèles doivent chercher par eux-mêmes mais, lui, veille sans répit sur eux et « à temps et contretemps » les appelle à la sainteté « immédiate ». D’aucuns sont choqués car il répète et re-répète : «La sainteté est pour chacun de nous, lancez-vous dans la sainteté, soyez saints comme votre Père est saint », tout proche en cela de la pensée d’un saint Siméon le Nouveau Théologien. Nous avons vu grandir en lui cette admirable contradiction : plus sa route est entravée d’obstacles, de souffrances corporelles et spirituelles, plus il affirme que Dieu est simple et que la sainteté est accessible.

LE LITURGE

Dieu se bâtit sa maison. Ses fondements doivent reposer sur les prophètes et les apôtres, ses murs doivent s’élever, faits de pierres vivantes: la Pierre angulaire doit lui donner son équilibre. Elle doit se dresser, par les progrès de ses matériaux fortement unis, jusqu’à la taille de l’Homme parfait, jusqu’à la mesure du Corps du Christ. Saint Hilaire de Poitiers

L’éclat de ses vêtement cède devant la piété paisible qui se dégage de lui; les pierres et les ors brillants de sa tiare, la pourpre et le lin de ses ornements, sont dépassés par la splendeur et la force de la foi qui siège en lui. Afin de préserver ses troupeaux de la colère des loups, il rassemble ses brebis dans l’église, leur vrai bercail, et le troupeau reconnaissant accourt vers lui et le suit avec amour.

Description de saint Germain de Paris par saint Fortunat

La parole extérieure est singulièrement imparfaite, il faut le geste ou le silence.

Serviteur de Dieu

Le premier geste épiscopal du Serviteur de Dieu est de « dédicacer » sa chapelle. Certes, elle est petite, il demande néanmoins à Dieu qu’elle soit « la graine de moutarde » d’où sortira cet arbre sur lequel les oiseaux du ciel viendront chanter la louange du Créateur.

L’évêque est avant tout le liturge, le hiérarque et non un administrateur, l’Eglise est le temple où habite l’Esprit avant d’être une société organisée. La thèse de socialisme liturgique, qu’Irénée ébaucha lorsqu’il était encore curé de Viroflay, se continue, se développe et grâce à son sacre où se plante « une écharde », il peut maçonner sa pierre vivante dans l’Eglise universelle.

Nous sommes le 24 mai 1922. Mgr Wedgwood, le supérieur et le prêtre de l’Eglise anglicane Saint-George, les révérends Cardew et Scanlan, sont présents.

La chapelle de l’Ascension est prête. Les objets nécessaires à la cérémonie sont demeurés la nuit dans l’église. Ce service occidental de la dédicace est antique. Il représente un des plus beaux gestes de l’Eglise, mystérieux, cosmique, renfermant les symboles du monde transfiguré et correspond profondément au tempérament du Serviteur de Dieu.

Devant chacune des douze croix peintes sur les murs de la chapelle, brûle un cierge. L’évêque a repris le vieux symbole des douze croix, douze apôtres, douze portes de la Jérusalem céleste, douze pierres précieuses, douze traditions humaines… Il n’a pas voulu du chemin de croix, cette pieuse coutume qui menait autrefois de l’extérieur au parvis de l’église et qui, peu à peu, glissa la souffrance de ses stations à l’intérieur de la MaisonDieu, se substituant aux croix glorieuses pour aboutir finalement au crucifix d’un autel privé de la Résurrection.

Mgr Louis-Charles est devant la porte close de la chapelle de l’Ascension. On récite les psaumes de pénitence. Il exorcise la créature du sel, image de l’incorruptibilité, de l’eau, figure de l’humanité du Christ, mélange ces deux créatures et fait trois fois le tour de l’église en l’aspergeant d’eau bénite. Chaque fois, il s’arrête devant la porte fermée et frappe avec sa crosse en disant : « Princes, ouvrez vos portes… et le Roi de gloire entrera. » Une voix répond de l’intérieur : « Qui est ce Roi de gloire ? » La troisième fois, Irénée ordonne impérieusement : « Ouvrez, ouvrez, ouvrez. Voici le signe de la croix (qu’il trace avec sa crosse sur la porte) que tous les fantômes disparaissent. »

Et la porte s’ouvre.

Il entre, s’agenouille devant l’autel et chante le Veni Creator. Rome a conservé dans cette cérémonie la place éminente de l’Esprit-Saint. « Marche devant nous comme notre chef, fais-nous connaître le Père et le Fils. »

On répand de la cendre dans l’église, en forme de croix, image de l’Eglise pénitente sur laquelle toute vie spirituelle est basée. L’Eglise glorieuse se manifeste avec les litanies des saints, emplissant la chapelle terrestre et alors le cri de Jacob, l’antienne redoutable du benedictus retentit : « Oh ! que ce lieu est vénérable et terrible ! Vraiment ce n’est pas moins que la Maison de Dieu et la porte du ciel. » L’Eglise ouvre une brèche dans le firmament et par la bouche de Zacharie, le Verbe est annoncé.

Un rite mystérieux se déroule alors. Le Serviteur de Dieu trace avec sa crosse, sur la cendre répandue en forme de croix, l’alphabet grec et l’alphabet latin se croisant. Est-ce un souvenir du Christ écrivant sur le sable, la figure prophétique de l’union de l’Orient et de l’Occident ?

Le Serviteur de Dieu prépare. ensuite, l’onde grégorienne qui réunit les quatre créatures : sel, eau, cendre, vin. « Que ce mélange du vin de la force divine, du sel de la sagesse, de la cendre de la pénitence et de l’eau de la purification s’accomplisse au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

Soutenu par diverses oraisons, il oint de saint-chrême la pierre d’autel, en fait une créature vivante, la dépose dans son sépulcre. y place les reliques des saints, cimente la pierre, l’oint à nouveau, s’agenouille en invoquant l’Esprit-Saint et achève la cérémonie.

« Confirme, ô Seigneur, de la Jérusalem céleste, ce que nous avons accompli et que ton Esprit-Saint descende sur cet autel, afin de sanctifier ton peuple et de l’unir à jamais à toi. Par le Christ, notre Seigneur. Amen. »

La chapelle de l’Ascension est dédicacée. Un chaînon de plus la noue à la Tradition.

Le 4 juin 1922, il a quarante-deux ans. C’est la veille de la Pentecôte, il reprend la bénédiction de l’eau baptismale.

Son amour de la liturgie brise les cadres romains. Il voudrait reconstituer une messe où se rencontreraient la gallicane et la romaine. Tout au long de son ministère épiscopal, il la révisera, la modifiera dans certaines parties et nommera sa dernière édition Projet d’une Liturgie. Souvent, il nous dit : « La restauration d’une liturgie est un travail en commun où l’esprit, le passé et l’avenir d’un peuple jouent le premier rôle. »

Sa première correction est de mettre dans le credo le terme Filioque entre guillemets, avec la remarque suivante : « L’Eglise d’Orient reproche à l’Occident l’addition des mots : et du Fils. Cette addition a été faite sans l’autorité d’un concile général représentant l’Eglise universelle, elle n’est donc pas régulière. »

Considérez, ô chrétiens orthodoxes, cet homme solitaire qui aura le courage de ne rien affirmer de lui-même bien que marchant sans faiblir, et nommera son œuvre la plus chère : projet.

Quelle est autour de ce liturge par excellence la situation liturgique au début du siècle ?

L’époque post-Renaissance a progressivement désacralisé le monde, conférant une valeur essentielle au visible au détriment de la conscience de l’invisible. La culture symbolique s’en va vers l’agonie, les rites n’ayant quasiment plus de place, et la religion est en voie de devenir exclusivement une morale. Par bonheur, d’une part, les Eglises traditionnelles, fidèles à une routine salutaire, gardent le rite antique sans que pour cela les masses, de moins en moins participantes, en ressentent la nécessité et, d’autre part, l’école symboliste, la théosophie et des mouvements similaires remettent en valeur les rapports entre le visible et l’invisible, rendent le sens du symbole. Et voici que la liturgie chrétienne est saisie, commentée, explicitée sous un aspect magique.

Les pénibles expériences du Serviteur de Dieu : la carence rituelle protestante et le sous-sol occulte de la théosophie l’aiguillonnent et le conduisent à la solution royale. L’approfondissement du catéchisme et de la liturgie a déterminé son départ de l’Eglise de Rome. Autant qu’évêque-pasteur, il est évêque « constructeur des mystères ». C’est la « liturgie vivante » ayant au centre « l’Agneau immolé », c’est la certitude que ses mains indignes de prêtre mortel reproduisent « la liturgie céleste » qui le nourrit et le porte dans son effort. Il sait par expérience personnelle qu’elle est la Parole du Christ, citée et exprimée humainement.

On entend parler assez souvent de réformes à introduire dans la liturgie de telle ou telle Eglise ; des essais divers ont lieu quelquefois, plus ou moins heureux, essayant d’adapter, d’interpréter, voire même d’innover. Il apparaît que trop souvent ces tentatives ne tiennent pas compte des principes élémentaires en pareil sujet, ou même les ignorent.

La liturgie traditionnelle n’est pas le produit d’une élaboration savante faite par des spécialistes ayant travaillé à polir, à agencer des morceaux de littérature ou des dissertations philosophiques. Ce n’est pas une construction logique, bien composée, ni l’assemblage artificiel de prières, de rites selon un plan préconçu. C’est une vie qui a grandi en pleine réalité, un arbre poussé par sa force intérieure, le germe qui, planté en terre, s’est assimilé ce qui lui était assimilable et repoussé spontanément ce qui lui était étranger. Un arbre logique n’existe pas, ou plutôt l’arbre grandit suivant une logique interne qui défie les plans étudiés; les branches partent de côté et d’autre ; la force de la sève se révèle par l’apparente fantaisie de leur disposition; ce n’est que lorsque le dessin les stylise que les arbres acquièrent des branches égales et symétriques. Faire une liturgie, c’est dessiner un arbre stylisé, se mettre hors la vie et cela ne conduit à rien, encore qu’on puisse soulever des idées intéressantes. On peut constater les lois, on peut les décrire, elles ne s’inventent pas.

La liturgie doit exprimer des sentiments éternels, c’est pourquoi même si certaines de ses formules ne cadrent plus intellectuellement et spéculativement avec la mentalité d’une époque, elles servent cependant d’appui et de soutien à l’âme qui s’y retrouve.

La liturgie n’est pas à proprement parler un enseignement ; ne pas avoir compris est une des causes d’erreur des prétendus réformateurs liturgistes. Ils ont perdu le sens de la liturgie ; dès lors, ils s’égarent dans le discours, désireux, sous couleur de prier Dieu, d’ensei­gner leur prochain. C’est l’écueil où viennent se briser ceux qui prétendent tout dire et faire entrer leurs conceptions scientifiques, leur philosophie de la vie, leur métaphysique dans les formules du rituel.

Le culte n’est pas un enseignement ; la liturgie vivante est à la théologie des scolastiques ce que la fleur est au traité de botanique ; que dirions-nous du pédant maladroit qui viendrait nous gâcher la claire vision de beauté de la nature épanouie par ses dissertations et ses conceptions ? U.S., Nos 3, 4; 1927.

Certes, la pensée théologique a pour le Serviteur de Dieu une valeur unique ; cependant, en sa grande patience, il aurait presque accepté d’attendre encore, mais lorsqu’il s’agit d’unir cette pensée à la vie par la liturgie, il ne peut accepter la déformation. Et bien que n’aimant pas les réformes, il se voit obligé de quitter la tradition spécifiquement romaine. Alors, il écoute l’Esprit ; avec le tact et la sensibilité précise de l’esprit, il tâche d’exprimer la forme sous laquelle la liturgie doit être l’expression de la vie, des âmes et du cosmos. Ce désir le conduit souvent à modifier, quant aux détails, la liturgie qu’il emploie. Il recherche la liturgie de France (gallicane au vieux sens de ce mot), sans perdre néanmoins l’apport romain et en ouvrant ses portes, autant que possible, aux aspirations modernes. Cette préoccupation tient une telle place dans son œuvre que nous lui consacrons un bref exposé où nous comparons les différentes éditions de sa liturgie, réunissant ainsi les étapes de son effort liturgique jusqu’à sa mort. Indiquons de suite deux réformes essentielles qu’il réalise dès son départ de Rome : la suppression duFilioque dans le credo et le rétablissement de l’épiclèse.

Redonnons-lui la parole :

Nos sens ne perçoivent qu’un fragment de la réalité ; ils ne saisissent pour ainsi dire que la frange de la réalité. Nous croyons à la réalité objective des cérémonies religieuses, à la valeur objective des sacrements. Cette réalité, cette valeur sont d’ordre spirituel et par conséquent dépassent toute perception sensible sur n’importe quel degré des plans matériels. Toutefois, il n’est pas impossible, il est même probable que l’accomplissement de ces cérémonies, que la réception de ces sacrements s’accompagnent d’émotions, de sentiments, de pensées qui se manifestent sur les plans invisibles, bien que matériels et, par conséquent, sont susceptibles d’être perçus par des sensitifs, Mais ces émotions, ces sentiments, ne sont pas l’effet spirituel et donc profondément réel des sacrements, ce sont les manifestations qui les accompagnent d’une manière analogue au cérémonial extérieur qui les accompagne sur le plan physique.

Remarquons encore ceci : le nombre de gestes que l’homme peut accomplir, tout en étant au premier abord considérable, est en réalité assez restreint ; on en revient sans cesse à des éléments identiques, de même que pour le langage on revient aux mêmes racines. Il n’est donc pas étonnant que le cérémonial religieux ait pu employer des gestes et des signes utilisés plus ou moins dans certains procédés magiques. Je signale ici cette source de confusion très fréquente dans l’étude des religions comparées : on interprète parfois dans le sens d’une identification d’esprit certaines ressemblances d’attitudes, sans réfléchir que la valeur profonde d’un geste dépend beaucoup plus de l’état d’âme intime que de l’action extérieure. Nous sommes menacés en ce moment, et quand je dis que nous sommes menacés, c’est une façon de dire que nous en sommes déjà envahis, nous sommes menacés d’une crise de pseudo-spiritualisme plus dangereux peut-être que le matérialisme proprement dit. Attention àce faux spiritualisme qui confond l’invisible et le spirituel et qui transforme le rite en une action magique parce qu’on établit une confusion entre l’invisible et le spirituel. Se placer, par exemple, sur le terrain de considérations d’apparence plus ou moins scientifique pour justifier le rite, le ranger dans le domaine de l’occulte, c’est en réalité s’exposer au reproche justifié de méconnaître le spirituel et nos frères protestants ont dès lors beau jeu de dénoncer les résidus des superstitions ancestrales dans le cérémonial. Le Christ est venu précisément délivrer la religion de la sujétion àl’invisible qui est le fond même des religions païennes et qui animait les superstitions juives, pour la placer dans le domaine spirituel ; il est venu prêcher la religion en esprit. Le catholicisme, tout en utilisant le cérémonial, n’est donc pas esclave du cérémonial, et s’il garde avec amour, comme un héritage précieux du passé et dans un sens que nous allons préciser, les rites et les cérémonies, s’il les entoure d’une discipline stricte, à la fois pour les canaliser et pour les protéger, c’est-à-dire pour les défendre, et contre les ritualistes à outrance qui les exagéreraient, il considère que le Fils de l’Homme est maître du sabbat et que l’Eglise du Christ est maîtresse des rites.

Quelle est donc la pensée catholique fondamentale vis-à-vis des cérémonies ? Je ne ferai qu’indiquer ici certains aspects sans les développer. L’Eglise, d’abord, voit dans les rites une valeur d’éducation et une valeur d’expression ; sur ces deux points, même ceux qui se méfient du ritualisme sont d’accord pour reconnaître cette double valeur et, à vrai dire, il est impossible d’exprimer une pensée quelconque sans employer un rite, au moins élémentaire, ne serait-ce que le rite de la parole. Ces deux considérations ne suffiraient pas à baser le réalisme des rites, leur valeur objective; ils seraient de simples symboles et, s’il s’agit du moins des rites sacramentels, telle n’est pas la pensée catholique. Elle voit encore, et surtout, dans les rites une valeur spirituelle et une efficacité réelle par l’obéissance.

S’il s’agit des sacrements, elle enseigne qu’ils tirent leur efficacité de la volonté même du Christ dont elle est la continuation et l’interprète. C’est en raison de cette volonté et en raison d’elle seule, que les sacrements opèrent ce qu’ils signifient et non parce que l’homme, par un jeu d’influences personnelles et de magnétisme, a provoqué un effet quelconque. S’il s’agit des rites accessoires, elle enseigne qu’ils tirent leur valeur de la volonté de l’Eglise agissant comme le corps du Seigneur, et que là où la fantaisie personnelle intervient il peut y avoir des cérémonies plus ou moins grandioses, pouvant acquérir même une certaine valeur par la piété et le sens spirituel de ceux qui les accomplissent, mais qu’il n’y a pas de liturgie au sens réel et profond du mot.

Ainsi, la valeur des rites, comme celle des sacrements, repose en dernière analyse dans leur institution même et c’est ce que nous exprimons quand nous disons au canon de la messe : « Avertis par un commandement salutaire et conformément à une institution divine, nous osons dire. »

Comprenons que ce qui fait l’efficacité des rites et ce qui les distingue de la magie, c’est l’obéissance qui remplace les forces humaines par la force divine. La volonté de Dieu, c’est la collaboration libre de l’homme. Voilà le sens de la prière qui, nous l’avons souvent répété, ne renseigne pas Dieu, c’est évident, qui n’est pas un moyen de fléchir Dieu, c’est bien certain, mais qui est l’adaptation de l’homme, l’harmonisation de l’homme à la volonté de Dieu et son effort pour y collaborer. Et voilà le sens du rite qui est l’acte de soumission de l’homme à Dieu et à l’Eglise de Dieu, acte raisonnable parce qu’il répond à la nature de l’homme et à la nature des choses, ainsi que nous le dirons plus tard, acte efficace, non par ce que l’homme y met, mais par ce que Dieu a voulu y mettre.

On comprendra dès lors la valeur de la liturgie qui dépend, non pas essentiellement de la force psychique, peut-être d’ailleurs réelle, du célébrant et des assistants, mais de leur union au Christ vivant dans l’Eglise, union, sinon par la sainteté acquise, du moins par la volonté, et de leur intention d’accomplir ce que l’Eglise veut accomplir.

La liturgie, elle est la voix officielle de l’Epouse parlant à l’Epoux ; elle n’est pas en elle-même et principalement destinée à l’instruction, elle n’est pas destinée à provoquer des émotions; d’autres circonstances, d’autres genres de réunions pieuses pourvoient à ces besoins, c’est pourquoi, pour le dire en passant, la musique liturgique et la musique d’un oratorio sont choses distinctes. La liturgie est le moyen normal par lequel, dans l’humble soumission et avec la pleine conscience que la participation à la vie divine dépasse toutes les capacités, défie tout travail humain, même un travail qui s’accomplirait durant des siècles et des siècles, l’âme chrétienne accepte les pauvres signes d’une grâce intérieure, gage et racine d’une gloire définitive que ni l’éloquence la plus sublime, ni les procédés les plus habiles, ni les efforts les plus généreux ne pourraient lui procurer. Elle est la continuation de l’Incarnation du Dieu caché dans le petit enfant de la crèche, dans l’ouvrier de Nazareth, le crucifié du Calvaire ; elle est la réalisation de la parole de l’Apôtre : « Dieu a choisi les choses infimes pour confondre les choses puissantes afin que rien ne puisse se glorifier devant lui. »

Les répercussions invisibles de l’action rituelle ou sacramentelle préoccupent peu ou pas du tout le vrai fidèle. Si la grâce de Dieu, si un tempérament plus ou moins émotionnel lui permet de percevoir quelques-unes de ces vibrations, il a soin de ne pas les rechercher et surtout il se garde de les confondre avec la spiritualité. La liturgie nous unit par la charité au Dieu de charité qui nous demande un simple acte d’abandon confiant pour nous transformer en lui. U.S., Nos 11, 12; 1927.

L’Amant de la Vérité entend par « la voix officielle de l’Epouse parlant à l’Epoux » l’obéissance à la volonté du Christ, l’union au Bien-aimé. Nous touchons ici le « canon » de Mgr Louis-Charles : obéir au Christ. C’est parce qu’il lui a obéi, qu’il l’a aimé intégralement, qu’il sera glorifié.

Mais la liturgie qu’offre-t-elle au Christ ? Tout. Car tout lui appartient, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non.

Il ne se lasse pas d’appeler, et lorsqu’il a rassemblé son petit troupeau, il ne se lasse pas de répéter : le Christ, le Christ. Le christianisme est une personnalité : le Christ qui contient tout. La liturgie chrétienne est le rythme même de la vie universelle.

L’année liturgique apparaît comme une fresque merveilleuse où se déroule toute l’évolution de notre vie spirituelle; c’est, en vérité, un drame-mystère destiné, non seulement à commémorer en symbole toute l’épopée créatrice et rédemptrice, mais encore à nous harmoniser sans cesse avec le rythme même de la vie universelle. L’année chrétienne, et nous pourrions en dire autant de chacune des journées liturgiques, reproduit la grande liturgie divine, la merveilleuse eucharistie du grand prêtre éternel, l’Agneau immolé qui donne la vie au monde. La création peut être envisagée sous un double aspect dont l’année solaire reproduit les étapes: le soleil chaque année montant à l’horizon, répand avec abondance la chaleur et l’universelle fécondité, c’est le premier aspect créateur auquel correspond la première partie de l’année chrétienne durant laquelle se déploient les grands mystères du Christ. C’est à cette période que correspond encore chaque matinée liturgique : la méditation, l’office du matin, la célébration encharistique surtout, la communion nous apportant ce qui est nécessaire pour notre vie et la vie du monde. On saisit immédiatement l’harmonie profonde qui fait sentir à quel point un lien étroit relie chacune de nos journées dans le temps à l’éternelle journée divine. Le deuxième aspect créateur correspond à la deuxième partie de l’année chrétienne qui apparaît moins brillante sans doute, plus modeste dans latonalité habituelle de ses ornements verts, c’est le temps durant lequel, semaine après semaine, tout un effort intérieur de vie spirituelle nous est demandé.

U.S., N°5 11, 12; 1926.

Sa pensée liturgique est inhérente à son esprit comme ses yeux sont inhérents à son corps ; multiples aspects, un seul regard.

Le culte étant l’effort pour mettre l’âme en harmonie totale avec la volonté divine présuppose la foi au Dieu vivant, l’Esprit vivifiant, l’Amour essentiel et il n’a, d’ailleurs, de valeur profonde qu’en tant qu’il exprime le service, l’obéissance filiale, la soumission de l’esprit et du cœur à Celui qui, tout en étant en tous, est au-dessus de tous, le Dieu transcendant.

Nous avons indiqué que la valeur des rites, des cérémonies, des sacrements réside dans cette volonté de Dieu et non pas dans l’effort de la volonté humaine, encore que la volonté de Dieu puisse être secondée par la filiale soumission de l’homme à ses desseins. Il nous faut de plus essayer de comprendre comment l’usage de rites, de symboles efficaces correpond à l’ensemble du plan divin, correspond également à la nature de l’homme, comme aussi au fait de la Rédemption par l’Incarnation.

Le plan divin ne comporte pas, ce que nous pouvons constater, des individualités isolées destinées à s’élever indépendamment les unes des autres. Il y a comme un lien mystérieux et profond qui unit toute la chaîne des êtres dans une hiérarchie merveilleuse de grandeur et d’harmonie ; une fin superbe est proposée à toute la création : la gloire et le service de l’Etre total.

Tout est moyen par rapport à cette fin ; la valeur des choses doit être jugée en fonction de leur correspondance avec elle. Mais on comprendra immédiatement que ce qui est moyen par rapport à la fin totale peut être en même temps fin par rapport à des moyens subordonnés ; c’est ainsi que l’être humain – moyen pour la fin suprême – est lui-même fin par rapport à la société dans son ensemble qui existe pour son développement ; et en même temps il est moyen pour cette même société en tant qu’il est en partie constituante. C’est une admirable harmonie de droits et de devoirs qui s’échelonnent et nous situent, non pas comme des êtres isolés, mais bien comme formant un ensemble, dans le monde : « Tout est à vous, disait saint Paul, et vous, vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu.»

Nous devons grandir par toutes choses, par tous les moyens en celui qui est la tête du corps, dit l’Apôtre, et ces choses reflètent pour nous la loi de leur auteur : elles ont, d’autre part, leur rôle providentiel à jouer dans notre propre élévation et, d’autre part, nous avons à leur prêter une voix pour que la louange muette qu’est leur existence même, monte vers les cieux. On comprend dès lors que la religion totale qu’est le christianisme, la religion de l’être tout entier, corps et âme, ne néglige pas les choses en qui elle révère déjà, comme le sacrement de l’universelle présence divine.

La loi de notre monde, la loi de notre nature humaine, c’est la manifestation corporelle ; il n’y a donc pas lieu de nous étonner que, même pour notre développement spirituel, Dieu nous ait imposé le chemin normal qui correspond à notre nature essentielle : par le visible à l’invisible, et qu’il ait voulu que notre être tout entier, corps comme esprit, fût mêlé au grand drame intérieur, en même temps qu’universel de la sanctification.

D’autant plus que ceci correspond au fait de la rédemption par l’Incarnation.

Or, quelle est la loi de la rédemption ? Cette rédemption nous vient précisément par la matière ; elle nous vient par l’Incarnation ; unde mors oriebatur, inde vita resurgeret : la vie renaît de là même où la mort avait pris naissance.

« Pour mieux manifester sa puissance et sa sagesse, écrivait le père Tyrrell, alors encore membre de la Compagnie de Jésus, dans son petit livre si riche en aperçus mystiques : La Religion extérieure, Dieu devait non seulement défaire dans sa miséricorde l’oeuvre du péché, mais prendre ce qui avait été l’instrument et l’occasion du mal, c’est-à-dire la chair et l’ordre des choses visibles auquel elle appartient et en faire l’instrument qui remédierait au mal…

« Voilà dans l’économie de l’Incarnation le trait sur lequel nous voulons insister: le Christ n’a pas seulement racheté l’homme tout entier, le corps aussi bien que l’âme, la création tout entière, visible aussi bien qu’invisible, mais encore il a utilisé l’élément le plus faible pour la rédemption du plus fort, sauvant l’esprit par la chair, l’invisible par le visible, l’intérieur par l’extérieur.»

Et les moyens extérieurs de grâce, les sacrements, les rites ne sont rien autre chose que l’adaptation et comme le prolongement de l’Incarnation, la continuation de l’oeuvre de la rédemption de l’homme par les mêmes méthodes que celles du Sauveur employant pour notre salut ces mêmes choses matérielles dont trop souvent nous abusons.

Ajoutons encore à cela l’acte de soumission et d’humilité que Dieu nous demande pour nous élever jusqu’à lui. Ce n’est pas notre mérite personnel qui nous vaut la déification, c’est l’acceptation de la grâce divine ; nous n’avons pas à escalader le ciel mais à mettre notre main dans la main qui s’offre ; « Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes » ; l’acte de filiale confiance et d’humble soumission qui nous est proposé dans le mouvement, n’est-il pas à lui seul déjà une raison de ce « moyen de grâce » ? U.S., Nos 1, 2; 1928.

La liturgie tire sa valeur insigne de ce qu’elle est vécue, et vécue non seulement par les célébrants mais aussi par le « sacerdoce royal », les fidèles.

A Saint-Paul de Viroflay, le Serviteur de Dieu déposait sur les chaises des petits cartons sur lesquels était imprimé : « La manière de se tenir pendant les offices » ; à la chapelle de l’Ascension, il met en évidence sur les chaises la liturgie imprimée en langue vulgaire, et invite les fidèles à la chanter d’un bout à l’autre. Il applique son idée-maîtresse de l’Eglise, corps du Christ, Dieu vivant. Il veut que les fidèles soient ses concélébrants. Lui, le liturge n’est que leur délégué, le berger n’a d’utilité qu’en tant qu’il sait guider et soigner le troupeau. Souvent les « brebis logiques » chantent faux, alors le Serviteur de Dieu enfle sa voix puissante et bat la mesure en frappant sur le prie-Dieu de sa cathèdre, une lueur indulgente dans les yeux.

Il ne lui suffit pas que la divine liturgie soit « participée » par tous, il prépare un missel où il propose une épître et un évangile pour chaque jour ainsi qu’une collecte correspondant à l’évangile. En effet, le rite romain présente une lacune, inconnue en Orient. L’Evangile n’est pas totalement exploité et les messes fériales ne possèdent pas de lectures propres. Le prêtre est obligé soit de reprendre la messe du dimanche, soit les lectures des saints dont la plupart sont ramenées à des communs. Déjà le missel de France avait tenté de donner des lectures pour certains jours de la semaine mais cela fut supprimé par les puristes romains. L’originalité du Serviteur de Dieu est d’avoir recherché les lectures pour les messes de féries en prolongeant l’idée maîtresse des lectures du dimanche. Malheureusement, les circonstances – la mort – ne lui permirent pas d’achever son ouvrage.

Il rétablit en français les nocturnes de Noë1 et les vigiles pascales. Il s’attache particulièrement à ranimer la joie pascale. C’est une véritable innovation que personne, à notre connaissance, n’avait encore amorcée. Dans ce domaine aussi, il est seul à tout mettre sur pied : il traduit du latin. adapte. dirige, chante, célèbre. Il ne lui a pas été donné un aide efficace. Quelques êtres intelligents l’ont approché mais ils ont craint l’avenir. « Et après vous ? lui demande-t-on, que restera-t-il ? » Il ne peut que se taire ; son honnêteté lui refuse toute réponse, car cette question renferme son angoisse.

Il s’applique, pourtant, à restaurer comme s’il avait la certitude des siècles à venir.

Pâques 1929, ce sont les premières que nous passons auprès de lui. Cette nuit s’inscrit dans notre cœur, car nous n’avions jamais assisté à semblable joie dans l’Eglise de Rome.

La chapelle est plongée dans les ténèbres, la porte de la sacristie s’ouvre dans l’ombre. L’évêque, précédé de son clergé, s’approche de l’entrée de la chapelle. Il bénit le feu, puis, s’avance vers le sanctuaire en s’arrêtant trois fois, et à chaque fois une branche du trident qu’il tient élevé, s’éclaire. Il monte à l’ambon et chante l’exultet. Pendant que l’exultet lance son verbe pascal, s’allume la flamme du cierge pascal, puis, « de proche en proche » l’église s’allume entièrement.

A l’ordinaire, l’exultet est chanté par le diacre ou le prêtre, non par l’évêque. Mais les prêtres de « Monseigneur » chantent mal, et, il faut l’avouer, il tient à proclamer cet hymne qui saisit Pâques et symbolise tout ce vers quoi tend sa vie. Son allégresse et son enthousiasme paisibles sont inoubliables. Sa voix majestueuse danse. On comprend que pour lui le Christ ressuscite, ressuscite, tirant le cosmos, tirant Adam et ses fils, tirant la joie de la douleur.

C’est la joie de la vie reconquise et définitivement assurée, la joie dans la participation de chacune de nos âmes à cette vie immortelle, à cette vie transfigurée et divinisée, la joie dans la confiance en celui qui est le bon pasteur connaissant ses brebis, marchant devant elles, les rassemblant et les mettant à l’abri dans sa bergerie. C’est la joie au milieu des épreuves et des souffrances: votre tristesse se changera en joie. C’est là, à proprement parler, une caractéristique du christianisme, non pas que d’autres doctrines n’aient pas entrevu ou même reconnu le problème, mais leurs essais de solution méconnaissaient trop souvent l’un ou l’autre de ses aspects ; tantôt elles niaient la souffrance, n’en faisant qu’une apparence sans réalité, et tantôt elles l’exaltaient en elle-même orgueilleusement. Le christianisme, dans sa divine sagesse, se tient à égale distance de ces attitudes extrêmes. C’eût été, en vérité, une aventure banale et par trop facile que de déclarer vouloir supprimer la souffrance pour établir le bonheur universel, ce sont là propos à l’usage des périodes électorales. L’originalité du christianisme a été précisément de se tenir sur le terrain du réel, non pas dans une idéologie verbale, et de situer la véritable joie au sein même de la souffrance et du déchirement.

Allons-nous essayer de secouer frénétiquement nos chaînes ? Allons-nous nous élancer vers ces murailles de granit qui nous enserrent, pour les renverser ? Pauvres enfants, nous ne ferions qu’ajouter des souffrances nouvelles à notre souffrance ! La délivrance est ailleurs. « Je vous reverrai et votre cœur se réjouira et nul ne vous ravira votre joie. » Ce qui a fait la force des martyrs dans leurs supplices, des saints dans leurs épreuves, ce qui leur a permis de surmonter les difficultés les plus effroyables à vues humaines, c’est cela : le fait d’avoir trouvé Jésus-Christ, de l’avoir « revu », et cette expérience, à un degré ou à un autre, dans la mesure exacte où nous aurons su nous abandonner nous-mêmes, elle peut être la nôtre, celle de chacun de nous. Qui donne sa vie, la trouve. On pourra bien la taxer d’illusion, voire même de folie, mais tout de même elle produit dans les cœurs comme dans les vies de ces transformations totales qui doivent bien correspondre à quelque chose de véritablement objectif. Et, remarquez-le, il ne s’agit pas ici d’une espérance seulement, ni de l’attente d’une promesse : Souffrons et nous serons heureux plus tard dans le ciel ; non, c’est une réalité actuelle : «Je surabonde de joie », dira l’apôtre Paul. « Joie, joie, pleurs de joie », s’écriera Pascal et, à plus ou moins grande distance de cette exaltation de bonheur, toute la lignée des disciples du Sauveur trouvera sa joie réelle, immédiate, trouvera en toute vérité « la vie éternelle » dans la communion active avec le Vainqueur du mal et de la mort. U.S., Ms 3, 4; 1929.

Le dimanche soir, le Serviteur de Dieu célèbre l’office du soir, qui est suivi d’une conférence, sorte de catéchisme dogmatique pour adultes. Il veut introduire à nouveau les services divins dans la prière du peuple, chassant les morceaux et les cantiques parallèles aux services, ainsi que les « soli » douteux comme Peuple, à genoux ! ou l’Ave Maria de Gounod. Pour ce faire, il agit par étapes, et se sert de l’expérience de l’Eglise anglicane. Cette dernière, en effet, a su souder astucieusement les vêpres aux complies pour l’office du soir, et les matines aux laudes pour l’office du matin, en sauvegardant l’essentiel. Nous devrons attendre une vingtaine d’années pour que semblable tentative pointe en l’Eglise romaine. Les bénédictins imprimeront alors des bréviaires abrégés en français pour les fidèles, mais cela appartiendra au domaine de la dévotion privée et n’entrera pas dans la liturgie paroissiale.

Le centre de l’œuvre liturgique du Serviteur de Dieu est le texte de la messe. Nous en possédons quatre éditions successives qui nous révèlent ses soucis théolo­giques et pastoraux.

La première paraît en 1922, sous le titre de Liturgie de la Sainte Eucharistie à l’usage de l’Eglise libre-catholique de France. Elle s’ouvre par une courte introduction sur l’Eglise libre-catholique de France, et une explication d’une page et demie de la sainte eucharistie, situant la position de Mgr Winnaert dans le mouvement liturgique.

« Eucharistie » est un mot qui vient de la langue grecque et qui signifie action de grâces.

La sainte eucharistie est l’acte suprême du culte chrétien. Destinée à aider ceux qui y prennent part, elle est également destinée à répandre un puissant torrent de force spirituelle dans le monde environnant, et elle appelle l’assistance des fidèles à collaborer à cette œuvre avec intelligence et énergie (Imprimerie de l’Eglise libre-catholique, 121, rue du Cherche-Midi, 1922).

Il expose ensuite le déroulement général de la sainte eucharistie (introduction, messe des catéchumènes, messe des fidèles) restant fidèle à la structure romaine. Disons à l’avance qu’il gardera cette dernière dans les quatre éditions, avec toutefois des modifications.

En 1928, paraît la deuxième édition revue. Il a ajouté un second titre entre paren­thèses La Sainte Messe. Elle ne contient plus d’introduction sur l’Eglise libre-catholique mais l’explication de La Sainte Eucharistie est gardée in extenso.

La troisième édition, sous le titre de Projet d’une Liturgie de la Sainte Eucharistie, est publiée dans l’Unité spirituelle (Nos 1, 2. 3, 4: 1930), puis tirée à part. Elle n’a plus d’introduction, ni d’explication de la sainte eucharistie et débute directement par le texte.

Enfin, la quatrième édition est tapée à la machine en 1936, quelques mois avant sa mort. Il n’a pas eu le temps de l’éditer. Si les trois premières ont quelques retouches, celle-là subit des modifications profondes et trahit manifestement l’influence de saint Jean Chrysostome, si ce n’est dans la structure, du moins dans le contenu des prières.

La comparaison de ces quatre textes exprime, d’une part, la stabilité théologique et, d’autre part, l’évolution spirituelle de Mgr Winnaert. Avant de les analyser, rappelons que dès Saint-Paul de Viroflay, il cherche à placer au cœur de ses communautés la vie liturgique : l’eucharistie. Il ne lui suffit point que la liturgie préside à la vie chrétienne, il est indispensable qu’elle devienne « œuvre en commun » et, tout en respectant les formes traditionnelles, il s’efforce d’« approcher » sans cesse la liturgie de ses fidèles : la traduisant en français. inaugurant la concélébration sous forme dialoguée.

Ces préoccupations. d’ailleurs, ne lui étaient pas propres ; au début du XXe siècle, l’Orient catholique orthodoxe, aussi bien que l’Occident catholique romain, sont animés d’un double mouvement complémentaire : le retour à l’art traditionnel, à une liturgie d’inspiration monastique et un esprit communautaire entraînant les fidèles à une participation vivante et consciente.

Mgr Winnaert n’est qu’un de ces audacieux pionniers. Depuis, une foule d’initiatives plus ou moins réussies se sont réalisées : messes dialoguées, périphrasées, services divins pour fidèles édités par les bénédictins, etc.

La caractéristique des quatre éditions de la liturgie célébrée en l’Eglise libre-catholique de France, puis en l’Eglise catholique-évangélique, est la théologie liturgique qui en émane. Les titres sont significatifs par eux-mêmes. Il écarte la nomination habituelle en Occident : La Sainte Messe, et la remplace par La Liturgie de la Sainte Eucharistie ; liturgie : du grec « œuvre en commun ». Ce n’est plus la messe pour les fidèles, ce n’est plus le sacrifice, la consécration servant à alimenter les âmes pieuses, c’est la « messe des fidèles », célébrée, accomplie par le prêtre pour et avec les fidèles.

« Eucharistie », action de grâces ! Tant d’autres liturgistes romains (le dernier en date : Jungmann) opposeront à la conception médiévale du sacrifice expiatoire répétant celui du Golgotha, l’offrande d’action de grâces où l’Eglise entière, ayant à sa tête son chef, le Christ, offre au Père, au lieu d’une satisfaction de justice offensée, la louange, la bénédiction, « l’action de grâces » – répétons-le – pour tous ses bienfaits. Le futur Irénée souligne cette pensée en remplaçant le titre habituel de « canon » par « l’eucharistie proprement dite ».

Voici d’autres exemples pris au long de sa Liturgie :

Dans l’offertoire, il remplace l’habituelle prière romaine : (le prêtre présente le pain) « Recevez, ô Père saint, Dieu tout-puissant et éternel, cette hostie sans tache ; …» par une antique prière latine : « Nous vous adorons, ô Dieu qui êtes la source de toute vie et de tout bien ; d’un cœur sincère et reconnaissant nous vous présentons vos propres dons, source de vie, que vous nous avez accordés, vous qui donnez toutes choses. »

La prière qui clôt l’offertoire (secrète) n’est pas moins significative : « Nous vous présentons, Seigneur, ce pain et ce vin, en témoignage de notre sacrifice de louanges et d’actions de grâces, car nous vous offrons et vous présentons ici nous-mêmes, nos âmes et nos corps, afin qu’ils vous soient une oblation sainte et continuelle, au nom de J.C.V.F.N.S. »

Les mêmes expressions se retrouvent à l’intérieur de l’eucharistie proprement dite : « Nous vous présentons ces dons en témoignage de notre amour, du sacrifice de nos cœurs et de nos pensées et nous vous supplions d’ordonner à votre saint ange de porter notre oblation jusqu’à votre autel sublime, afin qu’elle vous soit présentée par celui qui, grand-prêtre éternel, s’offre à jamais en holocauste permanent.»

Ce caractère « eucharistique » est intimement lié à son opposition violente à la conception anselmique du rachat. Sa lutte contre le dogme juridique de la rédemption – le Fils verse son sang pour « satisfaire » la justice du Père, lui payant ainsi notre dette – l’apparente à la théologie d’un père Laberthonnière et de son célèbre porte-parole, le père Sanson, prédicateur à Notre-Dame (voir La Voie sans Issue, chap. XIV) et, sans qu’il le sache, sa pensée se soude à celle des théologiens orthodoxes contemporains : le patriarche Serge de Moscou, le métropolite Antoine de Kiev, etc.

Ainsi, selon ses propres paroles prononcées au cours d’un de nos entretiens, il écarte le confiteor moyenâgeux, en raison de l’expression mea culpa, c’est-à-dire : «Je suis coupable » (terme juridique et non biblique) qu’il contient, le remplaçant par une « confession générale ». Et pourtant ! le vieux confiteor reste cher à son cœur parce que le pénitent n’est pas seul en face de Dieu, il se tient devant le Christ total : la Vierge, les anges, les saints, les frères, implorant leur secours.

De même, le terme « mérites », fortement combattu par la théologie orthodoxe, est systématiquement rayé de toutes ses collectes.

Un autre aspect de l’esprit liturgique du Serviteur de Dieu est important à noter, si nous voulons comprendre la valeur de son effort aboutissant à l’Eglise indivise : l’unité, la communion universelle. Suivant les traces des divins Paul et Irénée, il aime tout spécialement le mystère de la plénitude en Christ qui, par son Incarnation, son Ascension (rappelons que son Eglise de la rue de Sèvres est sous le vocable de l’Ascension) récapitule tout. Dans sa quatrième édition, s’inspirant des missels gallo-romains, il fait précéder la classique triade qui suit les paroles de l’institution – Passion, Résurrection et Ascension – de l’Incarnation.

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La prière Te igitur, clementissime Pater…sauf deux ajouts, reste romaine, dans les première et deuxième éditions ; dans la troisième, elle s’amplifie, l’âme du « Serviteur » veut enclore le maximum :

Première et deuxième éditions

Vous donc, Père très clément par Jésus-Christ, votre Fils, notre Seigneur, nous vous supplions et nous vous conjurons d’agréer et de bénir + ces dons, + ces offrandes, + ces sacrifices purs et sans tache que nous vous offrons pour le salut du monde entier et principalement pour votre Sainte Eglise catholique, afin qu’il vous plaise de lui donner la paix, de la garder, de la réunir et de la gouverner par toute la terre, et avec elle votre serviteur N…, notre évêque, tous les évêques, les prêtres, les diacres et tous ceux qui font profession de la foi catholique et apostolique.

Troisième édition

Père très clément, nous vous supplions de vouloir accueillir les prières que nous vous adressons pour la vie du monde entier, pour tous ceux qui se confient en vous de quelque nom qu’ils vous nomment, pour tous les hommes de bonne volonté qui vous cherchent sans même vous nommer, pour tous ceux qui ne vous cherchent pas encore. Nous vous demandons d’animer continu-ellement l’Eglise universelle de l’esprit d’amour et de paix, de bénir les pasteurs et les conducteurs spirituels, N… notre évêque, tous les évêques, les prêtres, les diacres et tous les chrétiens.

Toujours poussé par le désir de l’unité, il s’inspire de la solennité de la fraction du pain du rite des Gaules et introduit l’admirable prière de la Didachè; abrégée dans la première édition, en entier dans les deuxième et troisième, elle se développe encore dans la quatrième.

Première édition

O Seigneur, vous vous êtes révélé à vosdisciples en rompant le pain, puissent vosenfants reconnaître leur unité en vous,comme vous êtes un avec le Père dans lessiècles des siècles.

Deuxième et troisième éditions

O Seigneur, vous vous êtes manifesté à vos disciples en rompant le pain, puissent vos enfants reconnaître leur unité en vous,comme vous êtes un avec le Père. Et demême que ce pain rompu était répandu sur les collines en plusieurs épis et qu’il a été rassemblé en un seul morceau, qu’ainsi soit réunie votre Eglise des extrémités de la terre pour le Royaume, car c’est à vous qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire dans tous les siècles des siècles.

Quatrième édition

O Seigneur, … Et de même que ce pain rompu fut dispersé sur les collines et, rassemblé en gerbe, devint un, qu’ainsi soit rassemblée votre Eglise des extrémités…

Deux mots expriment dans les liturgies la même pensée: salut et vie. Si les Evangiles synoptiques insistent sur le terme salut, l’Evangile johannique lui préfèrevie. Les uns choisissent les textes liturgiques qui se servent du terme « salut », les autres sont attirés par le terme « vie ». Nous lisons, par exemple, dans les paroles de l’institution des liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile: « … où il fut livré pour la vie du monde » cependant que dans l’ancien texte romain sauvegardé pour le Jeudi Saint : «Il fut livré pour le salut de tous.» Mgr Louis-Charles, de par son tempérament et sa vision vitale du christianisme, fidèle ainsi que Léon le Grand au dogme de la victoire du Christ sur la mort, donnera une place privilégiée au terme vie. Les première et deuxième éditions gardent la formule romaine : « salut du monde » (par exemple : dans l’offertoire); dès la troisième édition, le mot « vie » est présent, et il commence à distribuer la sainte communion avec ces paroles: « Que la vie du Christ transforme votre vie »

La prière avant la communion (et ses variantes suivant l’époque de la parution) est instructive car elle réunit la vie et la communion dans le corps mystique.

La pneumatologie de Mgr Irénée, dès le début, rapproche profondément son oeuvre liturgique de l’Orthodoxie traditionnelle. En premier lieu, il supprime leFilioque du credo et sans se prononcer sur le fond de la question met en note le motif catholico-ecclésial :

« L’Eglise d’Orient reproche à l’Occident l’addition des mots : et du Fils (Filioque). Cette addition a été faite sans l’autorité d’un concile général représentant l’Eglise universelle, elle n’est donc pas régulière. » (Liturgie de la Sainte Eucharistie, 1922, p. 15.) Sans le savoir, il emploie le même argument que Khomiakov[32], le plus grand théologien orthodoxe du XIXe siècle, développe si puissamment. Sa pneumatologie se dévoile au cours de son œuvre liturgique. Voici deux citations caractéristiques :

« Le Paraclet, dira-t-il dans son Acte de Foi, est l’Action éternelle, Dieu l’Esprit vivifiant, travaillant la nature, soulevant les âmes, renouvelant toutes choses », et dans une de ses doxologies, il chantera : « à l’Esprit qui féconde, gloire en toute l’éternité ! »

En deuxième lieu, il introduit l’épiclèse, l’appel au Saint-Esprit pour la transformation des éléments en corps et en sang. Gardant le schéma du canon romain, inspiré par l’anaphore de Sérapion et surtout par certaines formules gallo-romaines, il enchâsse l’épiclèse avant les paroles de l’institution. En 1936, le patriarche Serge, sans nier la possibilité de placer l’épiclèse avant l’institution, lui demande : « de placer l’épiclèse non pas avant mais après les paroles de Notre Seigneur, afin d’écarter tout malentendu à propos de la transsubstantiation ».

Dans la quatrième édition, l’épiclèse remise après l’institution est celle de saint Jean Chrysostome :

Premières éditions

Ces offrandes, ô Père, daignez par votre Saint-Esprit et par votre Verbe, les + bénir, les + agréer, les + ratifier, afin qu’elles deviennent pour nous le + corps et + le sang très précieux de votre Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ. Qui la veille…

Dernière édition

C’est pour cela, Seigneur, que nous, vos serviteurs, et toutes les âmes saintes unies en votre Christ, faisant mémoire de son Incarnation, de sa Résurrection et de sa Gloire, nous offrons à votre incomparable Majesté ce témoignage vivant de vos propres bienfaits : le pain sacré et le calice de la vie éternelle. Et nous vous supplions, faites descendre votre Esprit-Saint sur nous et sur ces dons offerts.

Et faites de ce pain + le corps sacré de votre Christ.

Et de ce vin dans ce calice + le sang précieux de votre Christ. + Les transformant par votre Esprit-Saint !

Nous n’aborderons pas ici le problème de « l’épiclèse du Verbe », problème qui se posa surtout après la découverte de l’anaphore de Sérapion que le Serviteur de Dieu aimait spécialement. Nous indiquerons seulement que la formule de Mgr Winnaert est semblable à plusieurs épiclèses gallicanes qui mettent le Verbe et le Saint-Esprit côte à côte, les faisant agir ensemble dans la transformation des offrandes en corps et en sang du Christ. L’épiclèse de Mgr Louis-Charles a derrière elle une longue et complexe tradition, elle est orthodoxe.

Enfin, depuis son départ de Rome, il distribue la communion aux fidèles sous les deux espèces ; au début, il donne le corps sous forme d’hostie, puis, par la suite, sous forme de pain levé.

Ces remarques d’ordre général terminées, comparons les quatre textes avec la messe romaine. Pourquoi la messe romaine ? Parce que le Serviteur de Dieu, bien que désireux de restaurer le rite des Gaules – désir qu’il exprime plusieurs fois et, en dermes lieu, dans son rapport au patriarche de Moscou – pressé par l’essentiel théologique et pastoral et privé de la possibilité pratique de réaliser immédiatement son projet, préfère demeurer fidèle, à titre provisoire et avec le bénéfice de quelques modifications, au rite de l’Eglise de son baptême. Nous conseillons à nos lecteurs, s’ils veulent mieux comprendre notre exposé, d’avoir la messe romaine sous les yeux.

L’Asperges me dans les quatre éditions est celui du rite romain; par contre, l’Introïbo récité dans l’Eglise de Rome au bas de l’autel, en un dialogue discret entre le prêtre et le servant, devient une « introduction », une « préparation » de toute l’Eglise à la communion, une sorte de confession générale, un colloque entre le célébrant et l’assistance. Il subit plusieurs modifications: l’antienne « Je m’approcherai de l’autel de Dieu, du Dieu de ma joie et de mon allégresse » ne change pas, mais les versets sont choisis en harmonie avec la joie de l’antienne :

Ant. – Je me suis réjoui quand on m’a dit : nous irons à la maison du Seigneur,

R. – Je serai heureux et je me réjouirai en vous ; je chanterai votre nom, Dieu très-haut. Envoyez votre lumière et votre vérité ; qu’elles me conduisent vers votre montagne sainte et dans vos tabernacles.

R.- Et je m’approcherai de l’autel de Dieu, du Dieu de ma joie et de mon allégresse. Je chanterai vos louanges sur la harpe, mon Seigneur et mon Dieu.

R. – Espérons en Dieu, nous lui rendrons des actions de grâces: il est notre Sauveur et notre Dieu.

Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit.

R. – Comme dès le commencement et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

Ant. – Je m’approcherai de l’autel de Dieu.

R. – Du Dieu de ma joie et de mon allégresse.

Si on se souvient que cette partie de la messe est tardive et qu’elle a subi des variations, la réforme de Louis-Charles n’a plus rien d’insolite.

La première édition passe ensuite à la confession générale tandis que les autres influencées par les liturgies des Eglises réformées, intercalent le rappel des commandements de Dieu :

Le prêtre dit, tourné vers les fidèles :

Ecoutez le sommaire de la Loi de Dieu, tel que notre Seigneur Jésus-Christ l’a donné dans l’Evangile :

«Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur , de toute ton âme et de toute ta pensée ; c’est là le premier et le grand commandement, et voici le second qui lui est semblable: tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent la Loi et les Prophètes. »

On peut encore ajouter :

Ecoutez encore la Charte du Royaume de Dieu : Lecture des Béatitudes.

Le confiteor, comme nous l’avons dit plus haut, est remplacé par une autre prière de pénitence :

Seigneur, vous avez créé l’homme pour qu’il soit immortel et vous l’avez fait à l’image de votre propre éternité. Cependant, nous oublions souvent la gloire de notre héritage et nous nous égarons hors du sentier qui mène à la justice. Mais, vous, Seigneur, vous nous avez créés pour vous-même et nos cœurs ne trouvent la paix véritable qu’en vous. Jetez un regard d’amour sur toutes nos faiblesses et pardonnez toutes nos fautes, afin que l’éclat de la lumière éternelle nous remplisse et que nous devenions le miroir immaculé de votre puissance et l’image de votre perfection par Jésus-Christ Notre Seigneur. Amen.

Entre le confiteor et l’absolution, les troisième et quatrième éditions ajoutent :

Silence

Aspirons, mes frères, à la purification intérieure. Vous m’aspergerez, ô Seigneur, avec l’hysope et je serai pur; vous me laverez et je deviendrai plus blanc que la neige.

L’absolution est romaine dans les trois premières éditions ; dans la dernière, de plus en plus saisi par la pneumatologie, le Serviteur de Dieu ajoute :

… et renouvelle nos cœurs par l’effusion de son Esprit.

Encore une fois, à la suite des liturgies réformées,

Le prêtre peut ajouter les versets suivants :

Ecoutez les consolantes paroles que Jésus-Christ notre Sauveur adresse à tous ceux qui se convertissent véritablement à lui :

Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et je vous soulagerai.

Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque se confie en lui ait la vie éternelle…

Dès la deuxième édition,

On chante :

Oh ! qu’heureux est celui dont la transgression est remise et dont les péchés sont pardonnés.

Mon âme, bénis l’Eternel, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom ! Mon âme, bénis l’Eternel, et n’oublie aucun de ses bienfaits.

La fin du dialogue (Deus, tu con versus…) est romaine cependant que celle du baiser de l’autel est :

Dieu Tout-Puissant, à qui tous les cœurs sont à découvert, tous les désirs connus et pour qui nul secret n’est caché, purifiez les pensées de nos cœurs par l’inspiration de votre Esprit, afin que nous puissions vous aimer parfaitement et célébrer dignement votre saint nom.

En développant cette partie de la messe, le Serviteur de Dieu poursuit un but pastoral et oecuménique, plus exactement : catholique-évangélique. Il confère une place légitime à l’élément évangélique dans la tradition catholique.

Messe des catéchumènes

La messe des catéchumènes (introït, kyrie, gloria, collecte, épître, graduel, alléluia, évangile, prône, credo) est celle de la messe romaine. Le credo est présenté sur deux colonnes, en latin et en français, sans le Filioque.

La quatrième édition fait suivre le kyrie d’une litanie de rite byzantin et annonce le credo qu’elle place dans la messe des fidèles par l’exclamation de la liturgie de saint Jean Chrysostome :

Aimons-nous les uns les autres afin que dans un même esprit nous confessions le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible.

Messe des fidèles

L’offertoire est dit à haute voix. La prière de l’offrande de l’hostie, du pain, diffère, la voici :

Nous vous adorons, ô Dieu, qui êtes la source de toute vie ; d’un cœur sincère et recon­naissant nous vous présentons vos propres dons, source de vie, que vous nous avez accordés, vous qui donnez toutes choses.

L’admirable bénédiction du vin et de l’eau, l’offrande du calice, l’appel du Saint-Esprit «sanctificateur» pour bénir les oblations, l’encensement et le «lavabo » et leurs psaumes, sont romains.

Les paroles du Prêtre : Orate, fratres… sont les mêmes, tandis que dans la réponse des fidèles: utilitatem (utilité du sacrifice) devient « sanctification ». La secrète est dite à haute voix.

L’eucharistie proprement dite

Le dialogue, la préface et le sanctus ne sont pas touchés. A l’opposé, le post-sanctus que les théologiens romains nomment « canon », tout en conservant grosso modo la structure romaine dans les trois premières éditions, présente des différences. Le changement important est la place ménagée à la mémoire des défunts. En effet, dans les rites byzantin, des Gaules et probablement dans le primitif romain, la commémoration des saints, de la hiérarchie, des vivants et des morts était inséparable ; en Orient, elle suit la consécration ; en Occident, elle la précède. A Rome, après plusieurs réformes, les saints, la hiérarchie et les vivants viennent avant l’institution cependant que les défunts la suivent. Cette anomalie, souvent indiquée par les liturgistes, est officiellement en discussion. Le Serviteur de Dieu unit les défunts à la commémoration générale.

Le « canon » romain est une série de prières qui se déroulent sans lien grammatical :

Te igitur… (Vous donc, Père très clément) reste romain.

In primis… (Avant tout…, prière pour l’Eglise) se voit interpolé. Le Serviteur de Dieu ajoute : « pour le salut du monde entier » ; dans la troisième édition : « pour la vie du monde entier »; en cette même prière, entre les évêques et « tous les orthodoxes » (omnibus orthodoxes), il rappelle « les prêtres et les diacres », puis il prie pour le « gouvernement », ce que Rome ne fait plus :

Dieu Tout-Puissant, écoutez la prière que nous vous adressons pour tous les peuples de la terre, pour notre patrie, le gouvernement de la République et ceux qui nous dirigent, pour la paix et l’ordre du monde dans la justice.

A la mémoire des vivants : Memento Domine…, il ajoute cette supplique expressive : « Souvenez-vous aussi de tous ceux qui, dans cette vie passagère, sont dans la tristesse, le deuil, la détresse, la maladie ou dans toute autre affliction » ; cette demande est suivie, comme nous l’avons déjà noté, du memento des défunts.

Dans la prière Communicantes, après la « glorieuse Marie toujours Vierge », la liste des saints locaux de Rome cède la place à des titres génériques : « patriarches, prophètes, apôtres, etc. » et l’expression : « à leurs mérites » (quorum meritis) devient « à leurs exemples bénis et à leurs prières ».

Hanc igitur… est semblable, excepté la finale : au lieu de « disposer dans votre paix les jours de notre vie… », il écrit : « nous vous présentons ici (ces offrandes) par obéissance au commandement de votre Fils. »

Quam oblationem… qui précède l’institution et garde dans le rite romain une allusion à l’épiclèse, se transforme en épiclèse explicite – nous l’avons donnée plus haut.

L’institution est romaine. Relevons simplement, au bas de la page une note caractéristique soulignant que « l’expiation par le sang » n’est pas l’unique vision théologique et qui conclut : «Le mot sang dans la pensée hébraïque exprime plutôt le principe spirituel de l’être, la vie répandue. Nous sommes donc en présence d’une affirmation mystique et non pas d’une compensation juridique. »

Les prières après l’institution sont retouchées plus sensiblement.

Unde et memores…, prière qui fait mémoire des actes salutaires de notre Seigneur et présente l’offrande au Père, dans les deux premières éditions, est celle de Rome, sauf que la Résurrection devient « triomphale » et l’hostie pure, sainte, « glorieuse ».

Supra quae… et Supplices te rogamus… se soudent comme dans les textes antiques. Cette prière garde : « nous vous supplions d’ordonner à votre saint ange de porter notre oblation jusqu’à votre autel sublime », mais se termine « par Celui qui, grand-prêtre éternel, s’offre à jamais en holocauste permanent » (première et deuxième éditions), et ajoute aux troisième et quatrième : « Agneau mystique qui donne la vie au monde. »

Memento… ainsi que Nobis quoque… qui commémorent les défunts unis aux saints, précèdent l’institution, comme nous l’avons déjà noté. Par contre, apparaît une prière spéciale pour le célébrant :

Et puisqu’il a ordonné que son sacrifice fût ici-bas reproduit comme dans un miroir par le ministère d’hommes mortels, afin que votre peuple puisse entrer avec vous en une communion plus étroite, nous vous supplions en faveur de votre serviteur, ministre de cet autel, afin que célébrant dignement les mystères des très saints + corps et + sang de votre Fils, il puisse être rempli de votre bénédiction ineffable et de votre puissance.

La célèbre phrase: Per quem… par laquelle le célébrant bénit et sanctifie à nouveau les dons déjà bénis et sanctifiés, et qui a provoqué tant de discussions, est précisée: ce sont « les fidèles ici présents » que Dieu « par ces Mystères sanctifie, vivifie et bénit… ».

La doxologie est romaine.

Telles sont les modifications des trois premières éditions.

La quatrième diffère beaucoup plus du texte romain.

Le post-sanctus s’inspire des anaphores antiques, en particulier de saint Jean Chrysostome. Il rend grâces au Roi invisible, Créateur de toutes choses… loue le Père qui a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils… qui a caché les mystères aux sages et aux intelligents et les a révélés aux enfants… et le loue pour tous ses bienfaits. Ce post-sanctus s’achève par :

Jadis Melchisédek vous offrit le pain et le vin. Par Moïse, vous avez prescrit aux enfants d’Israël cette même oblation, témoignage du don d’eux-mêmes en sacrifice vivant et saint. Et maintenant vous voulez, Père de miséricorde, que, participant au même pain et à la même coupe de bénédiction, nous ne formions tous qu’un seul Corps avec votre Fils, Jésus-Christ, notre Sauveur, qui…

L’institution, de forme romaine, est ratifiée par deux : « Amen » prononcés par les fidèles. « L’Incarnation et sa vie terrestre » précèdent dans Unde et memores…la Passion, la Résurrection, l’Ascension.

Comme nous l’avons déjà expliqué, l’épiclèse suit l’institution ; le futur Irénée s’est conformé à la demande du patriarche Serge.

L’influence de la liturgie antique s’accentuant, la commémoration des saints prend place à la fin du canon, et emprunte la forme litanique :

Nous unissant par cette oblation solennelle à la tradition de votre Eglise, à travers les siècles, nous vénérons la mémoire de Marie la Mère très pure de notre Dieu, du saint précurseur Jean-Baptiste, de tous ceux que votre Esprit saint a inspirés et guidés, des patriarches, des prophètes, des apôtres, des évangélistes, des martyrs, des confesseurs de la foi, des justes, des saintes femmes, de tous les saints, en particulier…

Nous vous prions de nous donner part aux exemples bénis qu’ils ont laissés au monde, comme aussi aux prières qu’ils n’ont cessé de vous adresser pour lui.

Tous : Amen.

Seigneur, nous vous supplions de vouloir accueillir les prières que nous vous adressons pour le salut du monde entier, pour tous ceux qui se confient en vous de quelque nom qu’ils vous nomment, pour tous les hommes de bonne volonté qui vous cherchent sans même vous nommer, pour tous ceux qui ne vous cherchent pas encore.

Tous : Entendez notre prière !

Nous vous demandons d’animer continuellement l’Eglise universelle de l’esprit d’amour et de paix, de fortifier notre foi, de bénir les pasteurs et les conducteurs spirituels, le patriarche N…, le métropolite N…, l’évêque N…, tous les évêques, les prêtres, les diacres et tous les chrétiens.

Tous : Entendez notre prière!

Dieu Tout-Puissant, écoutez la prière que nous vous adressons pour tous les peuples de la terre, pour notre patrie et ceux qui la gouvernent, pour tous ceux qui ont la charge de diriger les peuples, pour la paix et l’ordre du monde dans la justice.

Tous : Entendez notre prière !

Souvenez-vous de tous ceux qui, dans cette vie passagère, sont dans la tristesse, le deuil, la détresse, la maladie ou dans toute autre affliction (prière particulière à voix basse).

Nous vous offrons encore nos prières pour tous ceux de vos enfants qui ont quitté cette vie terrestre (prière particulière à voix basse) afin que, libérés des labeurs et des soucis de ce monde, ils puissent jouir de la béatitude de votre présence, vous louant à jamais, ô Dieu éternel, vivant et véritable.

Tous : Entendez notre prière !

Nous vous supplions enfin de sanctifier par vos dons célestes vos fidèles ici présents. Daignez les vivifier et les bénir afin que dans leurs coeurs comme dans leurs actes ils puissent vous louer et glorifier votre saint nom.

Tous : Entendez notre prière !

La fin du canon est celle des autres éditions.

La communion

Le Notre Père (les quatre éditions) est dit par l’assemblée.

La fraction du pain est développée à la manière gallicane.

L’immixtion, l’Agnus Dei, et la prière du baiser de paix sont romaines.

Les prières avant la communion du rite romain sont remplacées dans les trois premières éditions par une seule prière qui dégage la saveur théologique personnelle du Serviteur de Dieu.

Ô vous qui, dans ce sacrement admirable, vous manifestez comme le Pain de Vie et qui nous avez laissé un mémorial et gage vivants de votre amour pour l’humanité, nous faisant ainsi la grâce d’entrer avec vous en une ineffable et mystique communion; accordez-nous de recevoir ces mystères sacrés, afin que nos âmes puissent être exaltées dans l’immensité de votre amour et que, remplis d’une sainte ardeur, nous conservions constamment en nous le sentiment de votre présence et que le parfum d’une vie sainte se répande autour de nous. Amen.

La quatrième édition, dans le dessein de souligner la communion avec l’Orient ajoute : « Rendez-nous aujourd’hui participants de votre cène mystique… » Rappelons que cette prière est aussi celle du rite ambrosien.

La communion du clergé est romaine ; les fidèles reçoivent le corps et le sang avec les paroles : « Que la vie du Christ transforme votre vie ! »

Action de grâces

L’action de grâces qui tourne court dans le rite romain est relevée dans les deux premières éditions :

Amen, que la louange, la gloire et la sagesse, les actions de grâces, l’honneur et la puissance soient à notre Dieu à jamais.

La troisième édition demande une « méditation en silence » ; la quatrième ajoute à cette méditation le verset du psaume eucharistique :

Rendez grâces au Seigneur, car il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle.

La deuxième postcommunion qui suit celle du propre, dans la quatrième édition, est caractéristique du Serviteur de Dieu :

Prions. Puisse, ô Seigneur, votre majesté souveraine et votre amour être reconnus par toute la terre, que votre règne de justice et de paix arrive dans l’humanité et que tous les êtres invoquent votre nom. Alors les hommes reconnaîtront qu’ils sont tous frères et la parole prophétique s’accomplira : l’Eternel régnera à jamais. Il régnera sur la terre entière. L’Eternel est un et ce jour-là un sera son nom aux siècles des siècles.

La bénédiction finale est celle de Rome dans les deux premières éditions :

Que le Dieu tout-puissant vous bénisse, le Père + , le Fils et le Saint-Esprit.

Dans les troisième et quatrième éditions, elle est d’inspiration paulinienne :

Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde nos cœurs et nos pensées dans la connaissance et dans l’amour de Dieu et de son Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, et que la bénédiction du Dieu tout-puissant, Père, Fils + et Saint-Esprit descende sur nous et y demeure à jamais. Amen.

L’Evangile de saint Jean (le Prologue) termine la liturgie de la sainte eucharistie.

En conclusion, redisons que, sauf la quatrième édition, qui reçoit une nette influence de la liturgie de saint Jean Chrysostome, la liturgie de Mgr Louis-Charles Winnaert est presque une messe romaine, à laquelle les fidèles participent pleinement et où l’ecclésiologie du Serviteur de Dieu pose sa forte empreinte.

II ne peut séparer sa pensée et ses convictions de sa prière. La nécessité de confesser et de contempler la vérité devant Dieu, en communion avec les fidèles, lui impose de s’exprimer autant liturgiquement que par dissertation théologique.

A suivre….

[1]. Voir chap. IV: « Saint-Paul de Viroflay ».

[2]. Richard Simon (1638-1712), oratorien. Son Histoire critique du Vieux Testament est un des premiers essais d’exégèse rationaliste de la Bible.

[3]. Alfred Loisy (1857-1940), professeur d’Écriture sainte à l’Institut catholique de Paris ; il est congédié pour ses idées modernistes. 11 quitte l’Eglise de Rome et enseigne à l’Ecole des hautes études, puis au Collège de France.

[4]. Lucien Laberthonnière (1860-1932), oratorien, directeur de l’Ecole Massillon et du Collège de Juilly.

[5]. Mgr Pierre Batifol (1861-1907), recteur de l’Institut catholique de Toulouse, historien de l’Eglise.

[6]. George Tyrrell (1861-1909), Irlandais protestant, se convertit, devient jésuite, moderniste et bien qu’excommunié reste dans l’Eglise de Rome.

[7]. Albert Houtin (1867-1926), prêtre romain; il quitte l’Eglise de Rome après une crise de conscience, devient bibliothécaire, puis directeur du Musée pédagogique.

[8]. Joseph Turmel (1859-1947), prêtre romain, professeur de théologie dogmatique au Grand Séminaire de Rennes; il quitte l’Eglise de Rome; a écrit sous divers pseudonymes.

[9]. Ernesto Buonaiuti (1881-1946), prêtre romain italien, directeur de la revue Rivista storica critica delle Scienze teologiche qui est condamnée pour Modernisme; il devient professeur d’histoire du christianisme à l’Université de Rome. Frappé d’excommunication, il meurt hors de l’Eglise de Rome. Il est un des principaux théologiens du Modernisme.

[10]. Antonio Fogazzaro (1842-1911), écrivain italien. Son roman Le Saint le fait considérer comme une des premières personnalités du Modernisme.

[11]. Auguste Sabatier (1839-1907), pasteur, professeur à la Faculté protestante de Strasbourg; expulsé par les Allemands, il fonde la Faculté de théologie protestante de Paris et en devient le doyen.

[12]. P. Denys Petau, jésuite français (1583-1652).

[13]. Adolphe Harnack (1851-1930), Allemand protestant, professeur de théologie, chef de 1’Ecole de critique historique.

[14]. Albert Lagrange (1855-1938), dominicain exégète, fondateur de la Revue biblique.

[15]. Edouard Le Roy (1870-1954), mathématicien et philosophe français, professeur au Collège de France, disciple de Bergson.

[16]. Jean Pariot (1886-1944), beau-frère d’Irénée Winnaert, docteur homéopathe et secrétaire de la Société d’homéopathie.

[17]. R. Otto, Le Sacré (1929) publié en traduction française chez Payot.

[18]. Frédéric Heiler, né en 1892 à Munich, professeur à la Faculté de théologie; il est rayé de la Faculté par les nazis et réintégré dans sa chaire en 1948.

[19]. Pierre Sanson (1885-1955), oratorien, grand prédicateur à Notre-Dame de Paris, de 1925 à 1927 ; en disgrâce les dernières années de sa vie.

[20]. Antoine (Khrapovitzky), métropolite de Kiev (1864-1934); célèbre théologien, recteur des académies de théologie de Moscou et de Pétrograd, devient pendant la Révolution président du Synode des évêques russes à l’étranger.

[21]. Marc Sangnier (1873-1950), fondateur du Sillon, puis de l’Éveil démocratique, inspirateur du Parti démocrate chrétien. Après la condamnation du Mouvement du Sillon, il se soumet, fonde la Ligue de la Jeune République. Il est interné pendant l’occupation allemande.

[22]. Serge le Grand (voir chap. 20: « Serge le Grand »).

[23]. Chapelle Saint-Paul, dans la banlieue de Paris : Viroflay (Seine et-Oise).

[24]. Nicolas Berdiaev (1874-1948), célèbre philosophe russe, ancien marxiste. Il est un des pro­moteurs de la renaissance religieuse russe au début du XXe siècle, et un apologiste de la liberté religieuse.

[25]. Arthur Koestler, auteur du Zéro et l’Infini.

[26]. Ugo Janni (1865-1938), pasteur italien de l’Eglise vaudoise, à San Remo, sa pensée est proche de l’Orthodoxie. Il est un des premiers pionniers du mouvement œcuménique, nommé alors pan-christianisme.

[27]. Elise Viéville (U 1946), petite-fille du grand missionnaire protestant Arbousset. Evangéliste pendant plusieurs armées à Ivry-sur-Seine, elle devient orthodoxe en 1937 et meurt en odeur de sainteté.

[28]. Jacques Lefèvre d’Etaples (1455-1537), théologien français, précurseur de Calvin.

[29]. Guillaume Briçonnet (1470-1534), évêque de Lodève « quelque peu compromis dans le mouvement de la Réforme protestante ».

[30]. Wedgwood, évêque de l’Eglise catholique-libérale, ami d’Annie Besant.

[31]. Aimé Pallière, Lyonnais très pieux, se convertit au judaïsme, prêche et prie dans la Synagogue libérale de la rue Copernic de Paris, revient au Christ et meurt catholique romain au Monastère de Saint-Michel-de-Frigolet où il est enterré en décembre 1949.

[32]. Alexis Khomiakov (1804-1860), penseur religieux russe, apologiste ardent de l’Orthodoxie. Ses écrits ont grandement influencé la pensée religieuse russe.