Le patriarche Athénagoras et l’Église orthodoxe de France

LE PATRIARCHE ATHENAGORAS
ET L’EGLISE ORTHODOXE DE FRANCE

Extraits de « ORTHODOXIE ET OCCIDENT
Renaissance d’une Eglise locale »

Maxime Kovalevsky

Carbonnel Editeur (p. 186 à 188)

[…] Lorsqu’apparaîtront au grand jour les projets de mutation de la communauté russe de la rue Daru en Église locale française – dont témoignent ses changements de dénomination successifs – que les fidèles de l’Église orthodoxe de France découvriront à retardement les raisons profondes d’un comportement qu’ils ne s’expliquaient jusqu’alors que par un manque de communication et de compréhension réciproques : sa dissolution était un préalable nécessaire à la mise en œuvre du vaste plan de politique ecclésiale institutionnelle que nous avons déjà brièvement analysé. Mais pour l’heure, rien de tel ne se profilait encore. Pour la communauté de Saint-Irénée, la nécessité première était de survivre. Comme lors de la rupture avec Moscou, la décision de quitter l’exarchat russe de Constantinople fut dicté par un instinct de conservation quasi viscéral[1].

Toujours est-il que dans sa lettre du 30 juillet 1954, le métropolite Vladimir avait dit « constater que la question du rite occidental dépasse sa compétence immédiate, et relève de Sa Sainteté le Patriarche et du Saint-Synode de la Grande Église de Constantinople« . Cette information officielle était intéressante et utile : elle ne pouvait qu’inciter les fidèles de Saint-Irénée à s’adresser eux-mêmes à cette lointaine autorité seule compétente dont, malgré les rapports qui étaient censés y avoir été envoyés, ne parvenait aucun écho direct ou indirect, et à y envoyer une délégation pour tenter de débloquer la situation au niveau supérieur.

Conduite par le Père Eugraph, une délégation se rend donc à Istanbul à la mi-octobre 1954. Elle est reçue paternellement par le patriarche Athénagoras. Il se dit « heureux d’apprendre la renaissance de l’Orthodoxie en Occident » et propose de résoudre les difficultés « pour le bien de la Sainte Église et aussi pour sa bonne organisation« . Le patriarche n’est manifestement pas du tout au courant des démêlés parisiens et de l’urgence d’une solution. Il déclare en effet :

« C’est un moment historique pour toute la chrétienté, et ce serait une grande faute de notre part si nous ne comprenions pas que nous devons travailler à sa réalisation. (…) C’est un honneur pour nous de vous apporter une aide, à vous qui avez consacré toute votre vie à cette oeuvre historique de l’Orthodoxie française. La France nous a apporté par sa Révolution la liberté, la justice et la fraternité. Peut-être la France apportera-t-elle une nouvelle révolution pour le Christianisme, grâce à votre œuvre ».

Le lendemain matin, une commission se réunit à huis-clos pour étudier le dossier apporté par la délégation française. Dès la fin de la matinée, la réponse est transmise : restez dans la juridiction du métropolite Vladimir, continuez à célébrer la liturgie de Saint Jean-Chrysostome, et attendez la réponse du Patriarcat qui viendra en temps opportun.

Le Saint-Synode désigne le métropolite Gennadios pour s’occuper du cas de l’Église de France. Ce dernier écrit le 16 novembre 1954 :

« Je n’ai pas oublié votre requête : la reconnaissance de l’Église de France et la consécration du Père Eugraph. La commission canonique que je préside a étudié la question dans son ensemble et a décidé d’accepter votre demande. Il va être adressé une lettre patriarcale à l’archevêque de Thyatire pour vous convoquer tous. Il étudiera avec vous ce qu’il y a lieu de faire en vue de l’étude des statuts à adopter, de votre liturgie, ainsi que pour toute décision à prendre en ce qui concerne la communauté orthodoxe française. De même il étudiera les dispositions des orthodoxes français concernant la personne du Père Kovalevsky, s’ils le désirent comme évêque ou non. Donc son sacre comme évêque n’est pas exclu. Les conclusions de la commission canonique ont été acceptées hier par le Saint-Synode du patriarcat ».

Cependant, aussitôt informé des bienveillantes dispositions du Patriarcat, son exarchat russe de Paris s’oppose avec la plus extrême vigueur à tout nouvel examen d’une affaire qu’il considère comme définitivement classée[2]. Il obtient gain de cause. Les examens positifs entamés à Istanbul dans la commission présidée par le métropolite Gennadios n’auront pas de suite…

[1]. Cette saine réaction de défense devant le danger de phagocytose (propriété de certaines cellules d’englober et de détruire des micro-organismes en les digérant) n’a pas manqué d’être interprétée de façon négative dans les milieux de l’obédience de Constantinople. Les assertions répandues à tout vent seront fidèlement reprises ici et là, en particulier par le SOP en 1979 et par van Bunnen en 1981 : « Tout dialogue entre le Père Eugraph et la hiérarchie ne pouvait qu’être un dialogue de sourds, celle-ci lui demandant qu’il fasse d’abord un acte de soumission à l’Église avant de demander quoi que ce soit, alors que le Père Eugraph n’était disposé à obéir à une autorité quelconque que dans la mesure où cette dernière entérinait ses vues sur ‘l’Orthodoxie occidentale’. Le fait que le Père Kovalevsky ait ainsi délibérément sacrifié le maintien de la communion ecclésiastique à la réalisation de ses idées personnelles suffisait donc à le condamner sans discussion possible, quelle que puisse être par ailleurs la valeur des idées en question… ». Plus loin : « … les autres Églises orthodoxes (…) ne manquèrent pas d’ailleurs de mettre leurs fidèles en garde contre ce groupement qui leur apparaissait de plus en plus comme une secte se réclamant abusivement de l’Orthodoxie ». Et encore : « Son attitude sectaire et séparatiste avait amené l’Eglise orthodoxe de France’ à s’enfermer, voire se complaire dans un isolement total vis-à-vis de l’ensemble de l’Église orthodoxe… » (L’incohérence de cette interprétation saute aux yeux : d’un côté le « groupement » autour du Père Eugraph est accusé de s’enfermer en lui-même et de « se complaire dans un isolement total » ; de l’autre l’auteur reconnaît l’existence de mises en garde destinées à enfermer ledit groupement dans cet isolement total. Ces deux affirmations sont contradictoires).

[2]. Outré de l’audace de la communauté française, il exprime presque ingénument son indignation dans sa Feuille pastorale : « … et le P. Kovalevsky trouva moyen de faire personnellement le voyage à Constantinople... ».