Orthodoxie et Occident (Maxime Kovalevsky)

Renaissance d’une Église locale

Bibliothèque du Christianisme – Carbonnel Editeur (Extraits)

Maxime Kovalevsky

Paris 1990

Le récit de Maxime Kovalevsky nous conduit au cœur même de cette épopée spirituelle, née d’une rencontre providentielle entre l’immigration russe du début de ce siècle et la vieille tradition chrétienne des Gaules, bien vivante avant le grand schisme entre l’Orient et l’Occident de l’Église.

De la Confrérie Saint-Photius animée par Eugraph Kovalevsky, Vladimir Lossky et bien d’autre, au décret de Serge de Moscou de 1936, jusqu’à l’Église Catholique Orthodoxe de France, Maxime Kovalevsky retrace les différentes étapes de cette épopée religieuse et ne cache rien des difficultés et épreuves auxquelles elle a été confrontée, jusqu’à nos jours.

Un livre attendu par beaucoup et qui comporte en annexe de nombreux textes fondamentaux, dont certains sont inédits, ce qui permettra au lecteur de prendre la mesure exacte des enjeux spirituels de cette renaissance de l’Orthodoxie Occidentale, non seulement pour l’Eglise Orthodoxe, mais aussi et plus largement pour tout le christianisme dans notre pays.

Maxime Kovalevsky (1903-1988), né à St Petersbourg, mathématicien et actuaire, théologien, liturgiste, iconographe, musicologue, compositeur, maître de chapelle, professeur d’Histoire de la liturgie, d’Art sacré et de Liturgies comparées, laisse une œuvre considérable : ensembles de chants polyphoniques qui représentent une création originale bien qu’empreinte du fidèle et humble respect de la Tradition liturgique vivante.

AVANT-PROPOS

Issu du lointain passé chrétien de l’Occident, passé vécu dans la communion de l’Eglise indivise, le phénomène complexe qu’est « l’Orthodoxie occidentale » apparaît entre les deux guerres mondiales. Il voit le jour dans le climat créé par le mouvement de renouveau liturgique né à la fin du XIXe siècle au sein de l’Eglise catholique romaine ainsi que, simultanément, dans l’Eglise de Russie. En lui se concrétise la conjonction d’une recherche tâtonnante et d’une vision prophétique. D’une part des Français cherchaient des réponses à des questions restées en suspens depuis l’époque de la Réforme, en même temps qu’un complément d’expérience nécessaire à leur quête de plénitude spirituelle : venu à sa rencontre, l’enseignement de l’Eglise orthodoxe va combler leurs aspirations plus ou moins conscientes. D’autre part, se sentant porteurs d’un témoignage inchangé depuis l’Eglise primitive, quelques jeunes Russes, projetés en France par la Révolution de 1917, vont y découvrir les richesses d’un patrimoine chrétien jusqu’alors dissimulé à leurs yeux par les vicissitudes de l’histoire.

C’est dans cette perspective que sera entreprise une « restauration » de l’ancien rite dit « des Gaules », rite qui fut celui de l’Occident pendant environ 400 ans, lorsque n’existaient pas encore deux entités séparées : un Orient chrétien et un Occident chrétien. Un tel retour aux sources avait déjà été tenté épisodiquement dans le passé, mais sans succès durable. Il fallait sans doute une conjoncture historique propice, celle-là même qui a donné naissance au mouvement œcuménique.

Cet élan vers l’Orthodoxie répondait à un double besoin : celui de retrouver la spiritualité orthodoxe, mais sous des formes spécifiques, celles « d’un type d’Orthodoxie propre à l’Occident qui, par un retour aux sources traditionnelles locales, pourrait, sur certains points, différer notablement du rite oriental[1]« . D’où la constitution d’une nouvelle formation ecclésiale, reconnue en 1936 par le patriarcat de Moscou comme « Eglise orthodoxe occidentale », et dénommée en 1946 « Eglise orthodoxe de France », puis en 1960 « Eglise catholique orthodoxe de France » – en abrégé E.C.O.F. – et qui, depuis 1972, se présente sous la forme d’un Evêché autonome dans l’obédience du patriarcat de Roumanie, seul pays latin à majorité orthodoxe.

La nouveauté de cet état de choses pose des problèmes délicats. Dans l’étape historique que nous vivons, notre propos est de tenter – ce qui n’a pas encore été fait à ce jour de façon exhaustive et impartiale – de dégager les dimensions ecclésiologiques du mouvement de restauration liturgique qui est à l’origine et à la base de l’Eglise catholique orthodoxe de France, pour mettre en lumière la part essentielle que celle-ci peut jouer dans la solution du problème le plus important, et à vrai dire le seul, qui se pose à l’Orthodoxie en Occident : celui de l’ecclésiologie.

Il apparaîtra ainsi manifestement qu’au sein de l’Orthodoxie universelle, le rôle propre à cette Eglise est de réaliser concrètement la rencontre, les retrouvailles de l’Orient et de l’Occident.

Le présent ouvrage n’est pas un exposé de théologie, de dogmatique ou de spiritualité orthodoxes, sujets abondamment traités par ailleurs. Il est avant tout le récit d’une histoire vécue jour après jour par un témoin actif et engagé, et les réflexions que cette histoire lui inspire.

INTRODUCTION
L’ORTHODOXIE IGNORÉE

Jusqu’au début du XXe siècle, que connaissait l’Occident de l’Église et de la foi orthodoxes ? Ce n’est qu’à partir de cette époque que lentement, en France en particulier, s’éveille l’intérêt pour l’Orthodoxie et ses valeurs spirituelles. Comment aurait-il pu en être autrement alors que, par exemple, jusqu’à Napoléon III, il était interdit de construire des églises orthodoxes ? Ce n’est qu’en 1863 qu’a été bâtie l’église Saint-Alexandre Nevsky (rue Daru), alors église d’ambassade. Les Grecs, nombreux à Marseille depuis toujours, y ont leur église depuis 1820. Les églises russes érigées dans des lieux de villégiature tels que Nice ou Biarritz sont plus récentes.

Il y a une vingtaine d’années, dans le cours d’histoire de Mallet-Isaac (classe de seconde) on pouvait encore lire : « L’unité du monde chrétien qui avait existé au Moyen-Age disparut défini-tivement. L’Europe fut désormais partagée en deux religions : le Catholicisme et le Protestantisme. » Hors de la Grèce et du Proche-Orient, l’Orthodoxie était une abstraction, un mythe.

Citons un large extrait d’un article Eugraph Kovalevsky[2] paru en 1955 dans la revue Contacts :

«L’ignorance ou la méconnaissance de l’Orthodoxie durant les derniers siècles était presque totale. Un Français moyen avait plus de renseignements sur les mœurs des Africains ou sur la culture chinoise que sur la vie spirituelle de son voisin, son frère chrétien, héritier de la même culture gréco-latine : le croyant orthodoxe. Pourtant le monde orthodoxe ignoré représente, du moins numériquement, un tiers environ du christianisme global.

«Depuis le Moyen-Age, les deux parties de la « Respublica christiana« , l’Orient et l’Occident, sont séparées. Quelques exemples choisis parmi les personnalités les plus marquantes de cette longue période prouveront à quel point l’Orthodoxie fut méconnue.

«En plein XVIe siècle, le célèbre helléniste Martin Kruse, de la faculté mondialement réputée de Tübingen, se souvint tout à coup de l’existence, dans le passé, de l’Eglise orientale. L’inquiétude envahit son esprit : pouvait-on trouver, se demanda-t-il, les derniers vestiges de cette branche du christianisme, œuvre de l’Apôtre Paul ? II presse son ami Stéphane Gerbache, membre de la mission diplomatique du Saint-Empire auprès de la Porte, de se renseigner pour savoir si Athènes et les autres villes grecques sont encore debout, si l’on peut trouver des vestiges du christianisme grec, si l’Evangile n’est pas définitivement effacé de la mémoire des populations ? Dès son arrivée, Gerbache fait une découverte si inattendue que, selon son expression, il lui sembla « que le Pharaon avait quitté sa pyramide pour lui donner audience ». Le patriarche de Constantinople et son Saint-Synode le reçoivent, il assiste aux services religieux et il visite une école de théologie ! Un siècle plus tard en France, M. de Cambrai, l’ardent Fénelon, faisait sur la fin de sa vie de nobles projets pour faire évangéliser et baptiser les peuples gréco-russes.

«Auprès de cette ignorance radicale de l’Orthodoxie, existait sa méconnaissance exprimée par deux penseurs chrétiens du XIXe siècle : Joseph de Maistre et Harnak qui, tous deux, avaient pourtant vécu en Russie et ne pouvaient ignorer son génie. De Maistre, ambassadeur de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, s’était rendu au pays du Tsar à l’époque brillante où renaissait la « startchestvo » (lignée des maîtres spirituels), où la prière perpétuelle du Saint Nom de Jésus vivifiait les âmes, et où l’influence de la « Philocalie » (anthologie de l’enseignement des Pères sur la vie intérieure) se faisait profondément sentir. Contemporain de saint Séraphin de Sarov, le chantre du Saint-Esprit, et du célèbre théologien Philarète de Moscou, Joseph de Maistre ne sut néanmoins ni rencontrer ni voir l’Orthodoxie et, témoin distrait de quelques solennités liturgiques, il légua à la postérité une curieuse et peu flatteuse définition de l’Eglise Orthodoxe : « Ce corps frigorifié de l’Eglise primitive. » Un siècle s’est écoulé, nous sommes au bord de la dernière guerre, et les éditeurs d’une encyclopédie de vulgarisation catholique romaine, Ecclesia, reprennent cette opinion de Joseph de Maistre pour résumer l’esprit de l’Orthodoxie, voulant sans doute montrer au lecteur que la définition du célèbre historiosophe n’est nullement personnelle mais une appréciation bien établie, abandonnant des jugements plus nuancés aux livres spécialisés sur la question de l’union des Eglises. De son côté Harnack, d’origine balte, parlant le russe, considérait que l’Orthodoxie était « un ornement byzantin de la police impériale ».

«Peut-on en vouloir à ces deux grandes figures du XIXe siècle, à ces deux témoins issus de deux mondes différents , l’un Français catholique romain, l’autre Allemand protestant, l’un du début et l’autre de la fin du siècle, d’avoir si peu de respect pour l’Eglise orthodoxe ? Chacun évoluait dans son milieu clos : réaction romaine ou libéralisme protestant. Préoccupés de leurs problèmes bien étrangers à l’Orthodoxie, ils la repoussent comme une quantité négligeable, comme un caillou rencontré sous leurs pas…

«Une autre figure aurait dû et pu d’emblée « saisir » l’Orthodoxie : Dom Guéranger, le patriarche de la renaissance liturgique moderne. La liturgie n’a-t-elle pas la place d’honneur dans l’Orthodoxie ? Dom Guéranger rejoint cependant Joseph de Maistre et Harnack. On ne peut nier qu’il ait connu la liturgie orthodoxe, mais, obsédé par le combat contre tout particularisme rituel et surtout contre le gallicanisme aussi puissant que celui de J. de Maistre, son âme s’était fermée à l’Orthodoxie et il lui réserva des paroles fort déplaisantes.

«Ses disciples directs et indirects modifièrent en grande partie ces opinions. Néanmoins, l’empreinte de cet esprit immense a marqué le mouvement liturgique moderne non seulement dans l’Eglise catholique romaine, mais également dans l’Eglise anglo-catholique et chez les protestants.

«L’ignorance de l’Eglise orthodoxe ou le refus de reconnaître sa valeur universelle n’est pas propre au milieu religieux, il se dégage aussi des milieux laïcs. Les livres d’histoire qui forment la majorité des enfants de France, passent l’Orthodoxie presque sous silence et faussent ainsi la perspective historique.

«Et pourtant tous les éléments spécifiques, tout ce qui fait le caractère propre irremplaçable de cette époque médiévale (que les romantiques exaltent en la stylisant et que les humanistes méprisent en la caricaturant) furent déclenchés, engendrés et formés par le schisme qui rompit l’unité entre l’Eglise de Rome et les Eglises orthodoxes, par l’isolement du Patriarcat latin et le repliement de l’Orthodoxie sur elle-même. Peut-on imaginer le Moyen-Age sans la marche victorieuse de la papauté vers un pouvoir temporel mettant à genoux l’Empereur d’Occident, sans la doctrine des deux glaives, sans la primauté de la langue latine ?

«Seule la rupture de l’unité du monde chrétien au XIe siècle pouvait provoquer de telles conséquences. Jamais la centralisation romaine n’aurait pu s’établir dans la communion des patriarches orthodoxes. Byzance, partisan de la symphonie de l’Eglise et de l’Etat à l’image de l’âme et du corps, aurait empêché la doctrine dualiste des deux cités. L’évolution de la pensée scolastique se serait transformée sous le rayonnement du génie hellène pénétrant le génie latin, rappelant le temps des Hilaire et des Grégoire le Grand. Point n’eût été besoin pour la Renaissance de combattre la Sorbonne afin de restaurer l’enseignement du grec.

«L’ignorance et la méconnaissance paradoxales de l’Orthodoxie, dont les orthodoxes partagent d’ailleurs la responsabilité en vivant derrière le voile de leur iconostase comme dans une retraite historique, ne doivent pas nous étonner ou nous indigner outre mesure. L’Incarnation du Verbe passa presque inaperçue ; pour le monde gréco-romain c’était un petit événement qui aurait pu être relaté au bas de la huitième page d’un quotidien. Pour les civilisations de l’Extrême-Orient, des Indes, de la Chine, même si l’on accorde créance à « l’Évangile bouddhique », la descente du Verbe était encore moins sensible. En Palestine, la nuit de la Nativité, les gens les mieux renseignés, voire les plus initiés, c’est-à-dire les pharisiens et les prêtres qui surent donner des précisions sur le lieu de naissance et qui connaissaient les temps et les signes, dormaient de concert avec tout le peuple juif ou rêvaient comment vendre et acheter, payer des dettes, marier leurs enfants… Avoir des oreilles et ne pas entendre, avoir des yeux et ne pas voir est une tactique consciente et inconsciente de l’homme déchu. Trois mages, une poignée de bergers, Marie, Joseph, étaient les seuls éveillés. Les pasteurs veillaient par métier, les mages à cause d’un appel étrange, Marie parce qu’elle allait être Mère du Verbe, Joseph somnolait…

«La Providence, afin d’obliger l’humanité à engendrer son Dieu, devait exploiter les méthodes administratives, le recensement. Semblablement au XXe siècle, afin d’obliger les orthodoxes à rendre l’Orthodoxie à l’Occident, la Providence se mêle de politique, permet les révolutions, les crises économiques, et ouvre la porte des émigrations…

«Ainsi la Providence renouvelle ses couleurs et le nombre des témoins ne cesse de croître. Un Louis Bouyer, oratorien, a pu dire en 1955, dans une interview publiée par La France catholique : « Aujourd’hui même, il y a une ignorance des orthodoxes dans ce qu’il y a de plus légitime dans leurs traditions… La tradition orientale n’est pas seulement une forme égale à la tradition catholique, c’en est la forme fondamentale, c’en est la forme fondamentale, la forme catholique romaine en est seulement dérivée. »

«Son témoignage est précieux. Etre orthodoxe, c’est en effet revenir à cette « forme fonda-mentale », c’est boire aux sources du christianisme, retrouver le « climat » de l’Eglise indivise…»

Il n’y a guère à ajouter à ces lignes du Père Eugraph, sauf peut-être ceci. L’ignorance et l’incompréhension des Occidentaux envers l’Orient se sont doublées d’une ignorance et d’une incompréhension égales des Orientaux envers l’Occident, et ni les unes ni les autres ne datent du schisme de 1054 mais de bien avant. C’est parce que chrétiens d’Occident et d’Orient en étaient progressivement venus à ne plus se connaître et à ne plus se comprendre que se sont installées des divergences dogmatiques qui, à la longue, ont rendu le schisme inévitable. Et, de fait, il avait été précédé de plusieurs schismes temporaires dont la durée totale avait dépassé deux siècles, ce qui montre bien comment l’esprit de division avait peu à peu fissuré l’Eglise indivise. Mais il est certain que la rupture canonique de 1054, non encore réparée en dépit de la levée réciproque des anathèmes en 1965, par le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras, avait conduit les deux parties du monde chrétien à se murer chacune dans une hostilité sans nuances à l’égard de l’autre (sauf rares exceptions individuelles). Les seuls événements historiques qui les remirent ensuite en contact furent étroitement liés aux répercussions de la conquête musulmane, et on ne peut pas dire que ces contacts aient été heureux. Les croisades, et en particulier la 4ème qui aboutit à la prise et au pillage de Constantinople par les Latins en 1204 et à la constitution de l’éphémère empire latin de Constantinople (1204-1261), puis plus tard les tentatives avortées d’union avec Rome (concile de Lyon, 1274, concile de Florence, 1439), acceptées par certains hiérarques sous la pression d’empereurs aux abois devant l’avance turque, mais unanimement rejetées par le peuple orthodoxe, tout cela eut pour principal effet de porter cette hostilité au paroxysme. Le souvenir des croisades est encore aujourd’hui loin d’être éteint dans l’esprit des Grecs (et même des Russes qui, conduits par Alexandre Nevsky, durent affronter les Chevaliers Teutoniques), et il a nourri chez eux une détestation du papisme qu’illustre éloquemment la phrase fameuse et probablement apocryphe mais bien significative qui aurait couru les rues de Constantinople peu avant sa prise par Mahomet Il en 1453 : « Plutôt le turban turc que la tiare latine. »

A cette formule fait fidèlement écho, par-delà les siècles, cette phrase que l’on relève non sans stupeur dans une lettre pastorale publiée en 1854 à l’occasion de la guerre de Crimée par Mgr Berteaud, évêque de Tulle, et où ce prélat à l’ultramontanisme exacerbé s’exprime ainsi à propos des orthodoxes orientaux : « Il est des hommes du nom de chrétiens, plus dangereux pour l’Eglise que les païens eux-mêmes. » Quant à Mgr Sibour, archevêque de Paris, il n’hésitait pas à proclamer en chaire dans la même circonstance : « La véritable raison de cette guerre est dans la nécessité de faire reculer l’hérésie de Photius[3], de la mater, de la terrasser. Tel est le but de cette croisade, tel était le but de toutes les croisades, bien que ceux qui y participaient ne le reconnussent pas. » C’est dire que l’esprit de croisade anti-orthodoxe eut une survie de plusieurs siècles.

Ainsi donc, aux débuts du mouvement œcuménique qui sont aussi ceux de la réapparition de l’Orthodoxie en Occident, le monde chrétien divisé revenait de loin. Depuis lors, de tels exemples d’ignorance méprisante, voire haineuse, sont devenus inconcevables et scandaleux. Les esprits se sont libérés, ouverts, et grâce au Conseil œcuménique des Eglises, la religion orthodoxe n’est plus pour les Occidentaux un mythe lointain. Même ceux de nos contemporains qui ne se soucient pas particulièrement des questions religieuses mais que les moyens modernes de communication informent sur toutes choses, n’en ignorent plus l’existence bien que sans toujours savoir ce qu’elle représente.

Cependant, si le mouvement œcuménique a notablement et heureusement amélioré le climat psychologique, il n’a pas pour autant fait disparaître les problèmes dogmatiques de fond ; non seulement ceux-ci persistent, mais les solutions ne paraissent toujours pas en vue. De là une ambiguïté de l’œcuménisme qui est dénoncée dans nombre de milieux orthodoxes.

Tel est le contexte dans lequel s’inscrit ce phénomène religieux de naissance ou plutôt de renaissance de l’Occident orthodoxe, justement appelé pour cette raison « Orthodoxie occidentale » et qui fait le sujet du présent livre. Phénomène insolite, car il transcende les clivages et les antagonismes hérités de l’histoire. Ne peut-on voir là le motif principal de l’incompréhension dont il est victime, notamment de la part des milieux institutionnellement impliqués dans le jeu de l’œcuménisme officiel ? L’Orthodoxie occidentale dans son authenticité apporte, par son existence même, des solutions que ces milieux sont volontiers enclins à dénoncer comme des innovations arbitraires, sans réel fondement. Or ces solutions sont au contraire issues en droite ligne d’une tradition millénaire, celle des terres chrétiennes d’Occident, avant l’époque des divisions et des schismes. Et de cette tradition, oubliée ou méconnue mais pourtant vivace, elles sont au contraire l’expression nécessaire, naturelle et pleine de vitalité.

[1]. P. Lev Gillet, « Orthodoxie française », 1928.

[2]. Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, (futur évêque Jean de Saint-Denis) frère de l’auteur et fondateur de cette revue.

[3]. St Photius (810-895) patriarche de Constantinople en rupture avec les patriarches de Rome Nicolas 1er, Adrien II et Jean VIII. Réconcilié avec ce dernier, il garde de bonnes relations avec Rome. Néanmoins lors du schisme de 1054, sa position servit de modèle à l’Eglise Orthodoxe dont il est traditionnellement considéré comme le porte-parole face à Rome. Auteur du « Traité sur le Saint-Esprit », il combat le « Filioque » (Annexe II/3). Il organisa la mission de Cyrille et Méthode auprès des Slaves.