Serviteur de Dieu : Monseigneur Irénée-Louis-Charles Winnaert

SERVITEUR DE DIEU

Monseigneur Irénée-Louis-Charles Winnaert

(Quelques passages de ses écrits)

Vincent Bourne

Cahiers Saint-Irénée n° 35 – juin-juillet 1962

L’histoire écrite par la main des hommes est, en général, instable, incompréhensive, oublieuse envers les meilleurs de ses fils. Heureusement pour nous, pécheurs, la Providence la traverse silencieusement et la corrige avec une divine discrétion. Un contour du paysage humain qui était dans l’ombre s’éclaire soudain, un visage qui semblait beau devient funeste, un événement invisible siège au centre, et un élan qui paraissait brisé s’élève avec majesté. Nous pourrions comparer cette marche de l’histoire à un phénomène – auquel nous donnerons son nom véritable de miracle – qui se produisit il y a quelques années, au cours de la révolution russe : le renouvellement des coupoles et des icônes. Aux environs des années 1919-1920, un peu partout en Russie, dans le sud, à Kharkov, à Moscou, on vit d’anciennes icônes, entièrement passées, se rénover, se rafraîchir spontanément, et les coupoles ternies d’une église de Rostov-sur-Don ‘être redorées à neuf pendant la nuit cependant que les murs étaient ravalés « angéliquement » dans la même nuit.

Monseigneur Irénée-Louis-Charles Winnaert, dont nous avons fêté le 4 mars les vingt-cinq ans de « naissance au ciel », appartient à ce renouvellement de l’histoire. Il est un de ces pinceaux invisibles qui rendent à l’Église sa valeur authentique.

Nous ne pouvons décrire sa vie en ces quel pages. Elle est une des expressions, héroïque et persévérante, de l’Église catholique orthodoxe de France, membre de l’Église indivise, membre fidèle bien que profondément anémié par les événements. Indiquons seulement que l’action et la pensée de Mgr Irénée ne font qu’un avec son époque.

Les riches instants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle sont peu appréciés des modernes – c’est normal, nous ne commençons à goûter la saveur du passé qu’à partir de nos arrière-grands-parents ; les grands-parents et les pères sont « démodés », presque « ridicules » -. Et pourtant… nous continuons leur angoisse et leur joie.

Mgr Irénée, toujours attentif aux moindres réactions du monde, tourné vers l’universel, catholique par excellence, vécut tous les mouvements de son époque, en essayant de les comprendre et de les aimer.

Il entendit la voix déchirante d’un Père Gratry, les derniers accents d’un Père Hyacinthe Loyson, l’amertume d’un Alfred Loisy, la souffrance des Tyrell, des La Berthonnière, des Buonaiuti, des Marc Sangnier, il quitta en pleurant l’impériale Église de Rome, longea différentes confessions avant d’atteindre le port que Dieu lui avait réservé.

Nous ne donnerons ici que quelques passages de ses écrits. Nous avons achevé l’histoire de sa vie sous le titre « Serviteur de Dieu » ; elle sera bientôt éditée, et si nos amis désirent la connaître, nous les prions de bien vouloir en aviser la rédaction des « Cahiers Saint-Irénée ».

***

Une des idées centrales de Mgr Irénée, le fil d’or qui brille et tisse toute son existence est la liturgie. Le cosmos, le monde, les civilisations, les diverses religions, tout doit se transfigurer dans la Liturgie, à l’image de la liturgie céleste.

« On entend parler assez souvent de réformes à introduire dans la liturgie de telle ou telle église ; des, essais divers ont lieu quelquefois, plus ou moins heureux, essayant d’adapter, d’interpréter voire même d’innover. Il apparaît que trop sort ces tentatives ne tiennent pas compte des principes élémentaires en pareil sujet, ou même les, ignorent

« La liturgie traditionnelle n’est pas le produit d’une élaboration savante faite par des spécialistes qui auraient travaillé à polir, à agencer des morceaux de littérature ou des dissertations philosophiques. Ce n’est pas une construction logique bien composée ; ce n’est pas l’assemblage artificiel de prières, de rites d’après un plan préconçu. C’est une vie qui a grandi en pleine réalité, c’est un arbre qui a poussé par sa force intérieure, c’est le germe qui planté en terre s’est assimilé ce qui était assimilable et a repoussé spontanément celui était étranger. Un arbre logique, cela n’existe pas ou plutôt l’arbre grandit suivant une logique interne qui défie les plans étudiés ; les branches partent de côté et d’autre ; la force de la sève manifeste par l’apparente fantaisie de leur disposition ; ce n’est que lorsqu’ils sont stylisés par le dessin que les arbres ont des branches égales et symétriques. Faire une liturgie, c’est dessiner un arbre stylisé, c’est se mettre hors la vie et cela ne conduit à rien, encore qu’on puisse soulever des idées intéressantes. Il y a des lois qu’on peut constater, qu’on peut décrire, mais qu’on n’invente pas.

« La liturgie doit exprimer des sentiments éternels et, c’est pourquoi, même si certaines de ses formules ne cadrent plus intellectuellement et spéculativement avec la mentalité d’une époque, elles servent quand même d’appui et de soutien à l’âme qui s’y retrouve.

« C’est que la liturgie n’est pas à proprement parler un enseignement ; ne pas avoir compris cela est une des causes d’erreur des prétendus réformateurs liturgistes. Ils ont perdu le sens de la liturgie et dès lors ils s’égarent dans le discours veulent, sous couleur de prier Dieu; .enseigner leur prochain. C’est l’écueil où viennent se briser ceux qui prétendent tout dire et faire entrer leurs conceptions scientifiques, leur philosophie de la vie, leur métaphysique dans les formules du rituel.

« Le culte n’est pas un enseignement ; la liturgie vivante est à la théologie des scolastiques ce que la fleur est au traité de botanique ; que dirions-nous du pédant maladroit, qui viendrait nous gâcher la claire vision de beauté de la nature épanouie par ses dissertations et ses conceptions ? ».

« Nos sens ne perçoivent qu’un fragment de la réalité ; ils ne saisissent pour ainsi dire que la frange de la réalité. Nous croyons à la réalité objective des cérémonies religieuses, à la valeur objective des sacrements. Cette réalité, cette valeur ont d’ordre spirituel et par conséquent dépassent toute perception sensible sur n’importe quel degré des plans matériels. Toutefois, il, n’est pas impossible, il est même probable, que l’accomplissement de ces cérémonies, que la réception de ces sacrements s’accompagnent d’émotions, de sentiments, de pensées qui se manifestent sur les plans invisibles, bien que matériels et par conséquent sont susceptibles d’être perçus par des sensitifs. Mais ces émotions, ces sentiments ne sont pas l’effet spirituel et donc profondément réel des sacrements, ce sont les manifestations qui les accompagnent d’une manière analogue au cérémonial extérieur qui les accompagne sur le plan physique.

« Remarquons encore ceci : le nombre de gestes que l’homme peut accomplir, tout en étant au premier abord considérable, est en réalité assez restreint ; on en revient sans cesse à des éléments identiques, de même que pour le langage on revient aux mêmes racines. Il n’est donc pas étonnant que le cérémonial religieux ait pu employer des gestes et des signes, utilisés plus ou moins dans certains procédés magiques. Je signale ici cette source de confusion très fréquente dans l’étude des religions comparées : on interprète parfois dans le sens d’une identification d’esprit certaines ressemblances d’attitudes, réfléchir que la valeur profonde d’un geste dépend beaucoup plus de l’état d’âme intime que de l’action extérieure. Nous sommes menacés en ce moment, et quand je dis que nous sommes menacés c’est une façon de dire que nous en sommes déjà envahis, nous sommes menacés d’une crise de pseudo-spiritualisme plus dangereux peut-être que le matérialisme proprement dit. Attention à ce faux spiritualisme qui confond l’invisible et le spirituel et qui transforme le rite en une action magique parce qu’on établit uneconfusion entre l’invisible et le spirituel. Se placer, par exemple, sur le terrain de considérations d’apparence plus ou moins scientifique pour justifier le rite, le ranger dans le domaine de l’occulte, c’est en réalité s’exposer au reproche justifié de méconnaître le spirituel et nos frères protestants ont dès lors beau jeu de dénoncer les résidus des superstitions ancestrales dans le cérémonial. Le Christ est venu précisément délivrer la religion de la sujétion à l’invisible qui est le fond même des religions païennes et qui animait les superstitions juives, pour la placer dans le domaine spirituel ; Il est venu prêcher la religion en esprit. Le Catholicisme, tout en utilisant le cérémonial, n’est pas esclave du cérémonial, et s’il garde avec amour comme un héritage précieux du passé et dans un sens que nous allons préciser, les rites et les cérémonies, s’il les entoure d’une discipline stricte, à la fois pour les canaliser et pour les protéger, c’est-à-dire pour les défendre, et contre les ritualistes â outrance qui les exagèreraient, il considère que le Fils de l’Homme est Maitre du Sabbat et que l’Église du Christ est maîtresse des rites.

« Quelle est donc la pensée catholique fondamentale vis-à-vis des cérémonies ? Je ne ferai qu’indiquer ici certains aspects sans les développer. L’Église, d’abord, voit dans les rites une valeur d’éducation et une valeur d’expression ; sur ces points, même ceux qui se méfient du ritualisme sont d’accord pour reconnaitre cette double valeur et, à vrai dire, il est impossible d’exprimer une pensée quelconque sans employer un rite, au moins élémentaire, ne serait-ce que le rite de la parole. Ces deux considérations ne suffiraient pas à baser le réalisme des rites, leur valeur objective ; ils seraient de simples symboles et, s’il s’agit du moins des rites sacramentels, telle n’est pas la pensée catholique. Elle voit encore, et surtout, dans les rites une valeur spirituelle et une efficacité réelle parl’obéissance.

« S’il s’agit des sacrements, elle enseigne qu’ils tirent leur efficacité de la volonté même du Christ dont elle est la continuation et l’interprète. C’est en raison de cette volonté et en raison d’elle seule que les sacrements opèrent ce qu’ils signifient et non parce que l’homme, par un jeu d’influences personnelles et de magnétisme, a provoqué un effet quelconque. S’il s’agit des rites accessoires, elle enseigne qu’ils tirent leur valeur de la volonté de l’Église agissant comme le corps du Seigneur, et que là où la fantaisie personnelle intervient il peut y avoir des cérémonies plus ou moins grandioses, pouvant acquérir même une certaine valeur par la piété et le sens spirituel de ceux qui les accomplissent, mais qu’il n’y a pas de liturgie au sens réel et profond du mot.

« Ainsi, la valeur des rites, comme celle des sacrements, repose en dernière analyse dans leur institution même et c’est ce que nous exprimons quand nous disons au canon de la messe : « Avertis par un commandement salutaire et conformément à une institution divine, nous osons dire ».

« Comprenons que ce qui fait l’efficacité des rites et ce qui les distingue de la magie, c’est l’obéissance qui remplace les forces humaines par la force divine. La Volonté de Dieu, c’est la collaboration libre de l’homme. Voilà le sens de la prière qui, nous l’avons souvent répété, ne renseigne pas Dieu, c’est évident, qui n’est pas un moyen de fléchir Dieu, c’est bien certain, mais qui est l’adaptation de l’homme, l’harmonisation de l’homme à la Volonté de Dieu et son effort pour y collaborer. Et voilà le sens du rite qui est l’acte de soumission de l’homme à Dieu et à l’Église de Dieu, acte raisonnable parce qu’il répond à la nature et à la nature des choses, ainsi que nous le dirons plus tard, acte efficace, non par ce que l’homme y met, mais par ce que Dieu a voulu y mettre.

« On comprendra dès lors la valeur de la liturgie qui dépend, non pas essentiellement de la force psychique, peut-être d’ailleurs réelle, du célébrant et des assistants, mais de leur union au Christ vivant dans l’Église, union, sinon par la sainteté acquise, du moins par la volonté, et de leur intention d’accomplir ce que l’Église veut accomplir.

« La liturgie, elle est la voix officielle l’Épouse parlant à l’Époux ; elle n’est pas en elle-même et principalement destinée à l’instruction, elle n’est pas destinée à provoquer des émotions ; d’autres circonstances, d’autres genres de réunions pieuses pourvoient à ces besoins, c’est pourquoi, pour le dire en passant, la musique liturgique et la musique d’un oratorio sont choses distinctes. La liturgie est le moyen normal par lequel, dans l’humble soumission et avec la pleine conscience que participation à la vie divine dépasse toutes les capacités, défie tout travail humain, même un travail qui s’accomplirait durant des siècles et des siècles, l’âme chrétienne accepte les pauvres signes d’une grâce intérieure, gage et racine d’une gloire définitive que ni l’éloquence la plus sublime, ni les procédés les plus habiles, ni les efforts les plus généreux ne pourraient lui procurer. Elle est la continuation de l’Incarnation du Dieu caché dans le petit Enfant de la crèche, dans l’ouvrier de Nazareth, le crucifié du Calvaire ; elle est la réalisation de la parole de l’Apôtre : « Dieu a choisi les choses infimes pour confondre les choses puissantes afin que rien ne puisse se glorifier devant Lui ».

« Les répercussions invisibles de l’action rituelle ou sacramentelle préoccupent peu ou pas du tout le vrai fidèle. Si la grâce de Dieu, si un tempérament plus ou moins émotionnel lui permet de percevoir quelques-unes de ces vibrations, il a soin de ne pas les rechercher et surtout il se garde de les confondre avec la spiritualité. La liturgie nous unit par la charité au Dieu de charité qui nous demande un simple acte d’abandon confiant pour nous transformer en Lui » (U.S. 11, 12 ; 1927).

La liturgie chrétienne est « le rythme même de la vie universelle. L’année liturgique apparaît comme une fresque merveilleuse ou se déroule toute l’évolution-de votre vie spirituelle ; c’est, en vérité un drame-mystère destiné, non seulement à commémorer en symbole toute l’épopée créatrice et rédemptrice, mais encore à nous harmoniser sans cesse avec le rythme de la vie universelle. L’année chrétienne, et nous pourrions en dire autant de chacune des journées liturgiques, reproduit la grande liturgie divine, la merveilleuse Eucharistie du Grand Prêtre Eternel, l’Agneau immolé qui donne la vie au monde. La création peut être envisagée sous un double aspect dont l’année solaire reproduit les étapes : le soleil chaque année montant à l’horizon, répand avec abondance la chaleur et l’universelle fécondité, c’est le premier aspect créateur auquel correspond la première partie de l’année chrétienne durant laquelle se déploient les grands mystères du Christ. C’est à cette période que correspond encore, chaque année liturgique : la méditation, l’office du matin, la célébration eucharistique surtout, la communion nous apportant ce qui est nécessaire pour notre vie et la vie du monde. On saisit immédiatement l’harmonie profonde qui fait sentir à quel point un lien étroit relie chacune de nos journées dans le temps à l’éternelle journée divine. Le deuxième aspect créateur, correspond à la deuxième partie de l’année chrétienne qui apparaît moins brillante sans doute, plus modeste dans la tonalité habituelle de ses ornements verts, c’est le temps durant lequel, semaine après semaine, tout un effort intérieur de vie spirituelle nous est demandé » (U.S. 11, 12 ; 1926).

« Le culte étant l’effort pour mettre l’âme en harmonie totale avec la volonté divine, présuppose la foi au Dieu vivant, l’Esprit vivifiant, l’Amour essentiel et il n’a, d’ailleurs, de valeur profonde qu’en tant qu’il exprime le service, l’obéissance filiale, la soumission de l’esprit et du cœur à Celui qui, tout en étant en tous, estau-dessus de tous, le Dieu transcendant.

« Nous avons indiqué que la valeur des rites, des cérémonies, des sacrements réside dans cette volonté de Dieu et non pas dans l’effort de la volonté humaine, encore que la volonté de Dieu puisse être secondée par la filiale soumission de l’homme à ses desseins. Il nous faut de plus essayer de comprendre comment l’usage des rites, de symboles efficaces correspond à l’ensemble du plan divin, correspond également à la nature de l’homme, comme aussi au fait de la Rédemption par l’Incarnation.

« Le plan divin ne comporte pas, ce que nous pouvons constater, des individualités isolées destinées à s’élever indépendamment les unes des autres. Il y a comme un lien mystérieux et profond qui unit toute la chaîne des êtres dans une hiérarchie merveilleuse de grandeur et d’harmonie ; une fin superbe est proposée à toute la création : la gloire et le service de l’Être total.

« Tout est moyen par rapport à cette fin, la valeur des choses doit être jugée en fonction de leur correspondance avec elle. Mais on comprendra immédiatement que ce qui est moyen par rapport à la fin totale peut être en même temps fin par rapport à des moyens subordonnés ; c’est ainsi que l’être humain – moyen pour la fin suprême – est lui-même fin par rapport à la-société dans son ensemble qui existe pour son développement ; et en même temps il est moyen pour cette même société en tant qu’il en est partie constituante. C’est une admirable harmonie de droits et de devoirs qui s’échelonnent et nous situent, non pas comme des êtres isolés, mais bien comme formant un ensemble, dans le monde : « Tout est à vous, disait saint Paul, et vous, vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu ».

« Nous devons grandir par toutes choses, par tous les moyens en Celui qui est la-tête du corps, dit l’Apôtre, et ces choses reflètent pour nous la loi de leur Auteur : elles ont, d’une part, leur rôle providentiel à jouer dans notre propre élévation et, d’autre part, nous avons à leur prêter une voix pour que la louange muette qu’est leur existence même, monte vers les cieux. On comprend dès lors que la religion totale qu’est le christianisme, la religion de l’être tout entier, corps et âme, ne néglige pas les choses en qui elle révère déjà, comme le sacrement de l’universelle Présence divine.

« La loi de notre monde, la loi de notre nature humaine, c’est la manifestation corporelle ; il n’y a donc pas lieu de nous étonner que, même pour notre développement spirituel, Dieu nous ait imposé le chemin normal qui correspond à notre nature essentielle : par le visible à l’invisible, et qu’Il ait voulu que notre être tout entier, corps comme esprit, fut mêlé au grand drame intérieur, en même temps qu’universel de la sanctification.

« D’autant plus que ceci correspond au fait de la Rédemption par l’Incarnation.

« Or, quelle est la loi de la rédemption ? Cette rédemption nous vient précisément par la matière ; elle nous vient par l’Incarnation ; unde mors oriebatur, inde vita resurgeret : la vie renaît de là même où la mort avait pris naissance.

« Pour mieux manifester Sa puissance et Sa sagesse, écrivait le P. Tyrrell, alors encore membre de la Compagnie de Jésus, dans son petit livre si riche en aperçus mystiques, « La Religion extérieure« , Dieu devait non seulement défaire dans sa miséricorde l’œuvre du péché, mais prendre ce qui avait été l’instrument et l’occasion du mal, c’est-à-dire la chair et l’ordre des choses visibles auquel elle appartient et en faire l’instrument qui remédierait au mal… Voilà dans l’économie de l’Incarnation le trait sur lequel nous voulons insister : le Christ n’a pas seulement racheté l’homme tout entier, le corps aussi bien que l’âme, la création tout entière, visible aussi bien qu’invisible, mais encore Il a utilisé l’élément le plus faible pour la rédemption du plus fort, sauvant l’esprit par la chair, l’invisible par le visible, l’intérieur par l’extérieur ».

« Et les moyens extérieurs de la grâce, les sacrements, les rites ne sont rien autre chose que l’adaptation et comme le prolongement de l’Incarnation, la continuation de l’œuvre de la rédemption de l’homme par les mêmes méthodes que celles du Sauveur employant pour notre salut ces mêmes choses matérielles dont trop souvent nous abusons.

« Ajoutons encore à cela l’action de soumission et d’humilité que Dieu nous demande pour nous élever jusqu’à Lui. Ce n’est pas notre mérite personnel qui nous vaut la déification, c’est l’acceptation de grâce divine ; nous n’avons pas à escalader le ciel mais à mettre notre main dans la Main qui s’offre : « Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes » ; l’acte de filiale confiance et d’humble soumission qui nous est proposé dans le mouvement, n’est-il pas à lui seul déjà une raison de ce « moyen de grâce » ? » (U.S. n° 1, 2 ; 1928).

Monseigneur Irénée a longuement exposé les motifs de son douloureux départ de l’Église de Rome. Nous en présenterons un très bref extrait :

« Qu’ils soient un, ô Père, avait dit le Maître, afin que le monde croie que Tu M’as envoyé ! L’unité doit donc être l’idéal nécessaire de tout disciple du Christ. Mais il y a deux manières de concevoir l’unité : la première comprime les consciences, la seconde dilate les cœurs. On obtient, dans le premier cas, une uniformité officielle, plus superficielle que réelle, on a une récitation de formules identiques, des gestes semblables, des attitudes communes ; mais au fond, cette façade cache souvent l’absence de vie, de pensée, d’intérêt religieux réel.

Dans le second cas, on peut avoir des divergences de vue, mais on sait les respecter, et ces divergences manifestent une richesse d’aperçus qui est le résultat d’une vie véritablement vivante, car la vie est complexe à l’infini et ne se réduit pas à une répétition.

« L’Eglise romaine a choisi la première manière, il lui faut l’uniformité complète : penser comme elle, agir comme elle et, parce que ses prétentions se heurtent fatalement aux consciences libres, elle se trouve en fait l’obstacle le plus grand, le plus terrible à la profonde et universelle unité chrétienne. Et cependant quel rôle merveilleux elle aurait pu jouer ! Elle pouvait, elle, l’une-des Églises les plus anciennes et les plus riches en tradition, elle pouvait être réellement la « présidente de la charité » suivant la si touchante expression antique, au lieu d’être l’héritière de l’Empire. Les Églises particulières, groupant les hommes d’après leurs affinités, leurs aspirations, leurs méthodes auraient pu trouver en elle la voix collective du peuple chrétien tout entier. Mais cela n’est pas, hélas ! Cela sera-t-il jamais ? Nous croyons à la catholicité, à l’universalité de l’Église, mais de même que l’impérialisme temporel était l’obstacle absolu à la Société des nations, de même l’impérialisme spirituel est l’obstacle qu’il faut écarter pour réaliser la catholique unité : une Église qui se déclare infaillible, qui prétend, malgré des erreurs constatées, monopoliser 1a vérité, se met en dehors de la vie, et tant qu’elle n’aura pas reconnu la fausseté de ses prétentions et affirmé non seulement en parole, mais en pensée et en acte, l’humilité de son service, elle ne peut qu’empêcher l’universelle communion des esprits et des cœurs.

« Mais, dira-t-on, ces prétentions de l’Église romaine reposent sur une désignation précise, évidente du Sauveur ; c’est Lui qui l’a constituée « mère et maîtresse de toutes les Églises » et qui a donné, en la personne de Pierre, à son évêque jusqu’à la fin des âges, le rôle de vicaire, de représentant visible, du suppléant terrestre de Dieu.

« Il est impossible, dans ces simples pages, de traiter à fond cette question, elle devrait faire l’objet d’une étude spéciale. Mais quand on songe que même la venue de saint Pierre à Rome n’est pas un fait indiscutable, quand on sait qu’en tout cas, sûrement avant sa venue, une chrétienté, non fondée par lui et, possédant ses chefs et ses ministères locaux existait déjà, quand on lit dans un écrivain catholique éclairé : « De l’activité de saint Pierre en ce milieu (romain) aucun détail n’est connu. Les écrits canoniques ou autres qui nous sont parvenus sous son nom ne contiennent à son sujet aucun renseignement » (Hist. ancienne de l’Église, p. 64, par Mgr Duchesne), quand on trouve dans la tradition primitive des protestations contre les premières tentatives autoritaires de l’évêque de Rome, telles que celles de Polycrate d’Éphèse et de saint Irénée, quand on voit comment Tertullien raille les titres dont commençaient à se parer les évêques de Rome, quand on lit la protestation de saint Cyprien au concile de Carthage contre l’appellation « évêque des évêques » et la lettre de Firmilianus de Césarée au pape Etienne : « Tu t’es exclu de l’Église en voulant exclure les autres » ; quand on sait que beaucoup de prétentions pontificales s’appuient sur un recueil de documents reconnus apocryphes, les Fausses Décrétales on reste singulièrement sceptique et rêveur, et l’on se dit que c’est vraiment une base bien fragile pour un fait de si colossale importance.

« Et si on lit dans le 28ème canon du concile de Chalcédoine, rétablissant le texte du 6ème canon Nicée et reproduisant, la décision du 3ème canon de Constantinople : « Les Pères ont décerné avec raison des honneurs au siège de l’ancienne Rome, parce que cette cité avait le rang de capitale. Aussi, les cent cinquante évêques réunis à Chalcédoine dans un même dessein, ont assigné des prérogatives égales au très saint siège de la nouvelle Rome (Constantinople), jugeant avec raison que la cité qui est honorée de la majesté du sénat et qui jouit des mêmes privilèges que l’ancienne Rome impériale, doit être aussi élevée qu’elledans les affaires ecclésiastiques et avoir son rang immédiatement après elle », si on lit ce texte, on perçoit très nettement l’origine même du pouvoir papal : il s’est produit le phénomène très naturel, donnant à l’évêque de la première ville de l’Empire, ville sans cesse en contact avec le monde connu, une importance pratique plus grande qu’à ses collègues. C’est ainsi que, de nos jours, l’archevêque de Paris, en dépit de la tradition des Églises primitives, est certainement, comme évêque de la capitale le prélat le plus en vue de tous les diocèses

« Ce qui parait inadmissible, c’est la prétention à une délégation authentique d’un pouvoir divin, substituant en fait la conscience du pape à la conscience de chaque homme. »

***

Et voici, sans commentaires, certains aspects essentiels de sa pensée, c’est-à-dire de sa vie, car sa conscience, son « hypostase » plus précisément, est si forte qu’elle informe son existence, touchant ainsi « la liberté glorieuse des enfants de Dieu ».

Grandeur de la foi.

La grandeur de la foi c’est de pouvoir lancer les sur les tombes elles-mêmes en défi à la mort l’affirmation de la vie qui triomphe du tombeau. Qui donc pourrait penser qu’avoir la foi soit une attitude de faible, de vaincu, de découragé ? La foi c’est la suprême audace, la magnifique hardiesse de l’esprit. La foi c’est une certitude intérieure qui dépasse la réalité immédiate et tangible, la réalité superficielle pour saluer le véritable Réel, la réalité supérieure qui ne se laisse pas toucher ni voir mais qui attire et entraîne la conviction par une lumière qu’on ne peut sans doute définir mais qui existe puisqu’elle éclaire.

Évolution du monde en Christ.

Toute vie humaine est un effort, et la vie de toute humanité n’est qu’une lente et douloureuse ascension. A travers les tâtonnements de la préhistoire, à travers les barbaries ou les civilisations raffinées, l’effort se poursuit mystérieux, grandiose, sanglant. Quelle traînée lumineuse, mais aussi quelle traînée douloureuse à travers toute l’histoire : pionniers méconnus ou victimes de leur génie aventureux, précurseurs écrasés par l’esprit de routine et de fanatisme, martyrs revendiquant tout à la fois les droits de l’idéal et les droits de la conscience, c’est toujours l’humanité gravissant son calvaire dans la peine et les larmes, mais marchant aussi à la transfiguration. Car Il est là, guidant la colonne sacrée, Celui Qui voulut s’appeler le Fils de l’homme, Celui Qui voulut s’identifier avec tout opprimé, tout méconnu, tout calomnié, tout affamé, tout prisonnier, tout souffrant, et c’est sur Ses traces, consciemment et inconsciemment, que toute l’humanité digne de ce nom s’avance et progresse. Et c’est pourquoi retentit sans cesse la parole prophétique : « Vous aurez des tribulations dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde… « , « Vous- pleurerez, mais votre tristesse se changera en joie ». Le monde n’est pas destiné à rouler sans fin dans l’abîme ; nous avons la joie ineffable de savoir que la vie a un sens, que la création a un but, que le mystérieux inconnu qui suscite notre anxiété est un mystère d’amour qui sera révélé et non pas un mystère de terreur et de mort. Oh ! Savoir cela, avoir foi dans la paternité de Dieu, être assuré de son magnifique et définitif triomphe ; croire que les afflictions se changeront en joie et que les joies saintes et belles seront exaltées infiniment, quelle splendeur et quelle lumière ! C’est cela que nous offre en vérité le christianisme, c’est cela que le Christ nous révèle, c’est en cela qu’il nous sauve en nous libérant des petitesses et des étroitesses où notre vie véritable étoufferait. « Ayez confiance, nous dit-Il, J’ai vaincu ».

Christianisme et philosophie.

La pensée qui exprime la valeur de chaque être humain est caractéristique du christianisme. Des philosophies en apparence très hautes et très nobles ont pu se former qui n’ont pas compris suffisamment la grandeur ineffable de chaque être ; elles ont pu proposer comme but final non pas un épanouissement harmonieux de chaque individu dans sa personnalité propre, mais une sorte de fusion de l’individu dans un Grand Tout. L’ascétisme qu’elles ont prêché était fait dès lors non pas du développement de la personne humaine, mais au contraire de son refoulement pour aboutir à une perfection idéale abstraite et théorique, dans une absorption par l’Être universel. Malgré tout ce qui peut paraître séduisant à des âmes éprises de faux renoncement dans pareils systèmes, ce n’est pas là l’idée chrétienne de la perfection : loin de regarder la vie individuelle dans un sentiment de pessimisme foncier, le dogme chrétien proclame dans la résurrection finale la pérennité de la personne et sa valeur morale profonde. Chacun est connu individuellement ; ce n’est pas un troupeau anonyme que conduit le bon berger, c’est un troupeau composé de brebis connues, de brebis aimées, de brebis qu’il appelle par leur nom ; et si la solidarité foncière est proclamée, excluant par conséquent l’égoïsme et affirmant le devoir du sacrifice, leur valeur individuelle infinie est affirmée, valeur qui dépasse toutes les valeurs, toutes les richesses, le monde entier, où l’homme entre non pas comme une chose, mais comme un être autonome.

Comprenons notre valeur : chaque âme est comme un univers, chacune à elle seule et solidairement avec les autres est le but de la création.

Religion

Qu’est-ce que la Religion ? Dans son sens général, ce mot signifie ce qui nous relie à- quelque chose ou à quelqu’un, religare ; certains ont voulu le faire dériver du verbe relegere, qui exprime l’idée de retour en arrière, mais en définitive les deux sens se complètent, la Religion au sens propre du mot étant ce qui nous relie ou ce qui nous ramène au principe même de notre vie.

La religion ne peut pas être la recherche d’une protection extérieure pour nous libérer du mystère et de l’angoisse : elle doit être la foi en la réalité intérieure qui, dans le monde et en nous-mêmes, travaille mystérieusement pour faire épanouir la vie0

Tout naturellement nous en parlons d’une manière anthropomorphique adaptée à notre mentalité humaine, et les textes liturgiques, si épurés qu’ils puissent être, se ressentent et se ressentiront toujours de cette impossibilité d’exprimer l’Ineffable ; après tout, suivant la vieille expression mystique, c’est le silence seul qui pourrait être la louange complète : tibi silentium laus, et toutes les expressions humaines comportent leur part d’erreur. Car, selon saint Ignace d’Antioche : « Celui qui comprend véritablement la parole de Jésus, celui-là peut entendre Son silence même ; c’est alors qu’il sera parfait ; il agira par Sa parole et se manifestera par Son silence » (Ep. aux Ephésiens XV).

Mais il nous faut nous pénétrer plus profondément de ce qui, à travers les traductions imparfaites, en est l’objet véritable : la Source merveilleuse de vie où nous baignons ; plus encore : 1’Océan dont chaque goutte que nous sommes doit connaître et exprimer la richesse. C’est ce rapport à la source intérieure, rapport pressenti, puis conscient et vécu, qui est la Religion, mouvement merveilleux nous conduisant de l’extérieur de nous-mêmes au plus intime de notre être et du même coup nous apprenant à aller, au travers des apparences du monde et des apparences des hommes, à la plus secrète, à la plus profonde, à la plus vivante-Réalité.

Voilà la Religion, qui n’a dès lors rien de spécifiquement cultuel, rien de clérical non plus.

Comprenons quelle peut être et doit être la place d’une religion, des religions, dans la préparation de la Religion de l’avenir. Elles ont pour rôle principal de nous y conduire, de nous aider dans la recherche du principe intérieur, dans la connaissance de nous-mêmes et du monde. Leurs doctrines, même celles qui semblent les plus extérieures, sont des doctrines qui, sous des formes imagées, nous redisent le mystère de la vie du monde et de notre vie ; loin de s’opposer entre elles, sur le plan spirituel elles rendent un son analogue, et leurs rites, mise en action de leurs doctrines et moyens pour en répandre la réalité intérieure, sont comme des paraboles vivantes qui, bien mieux que tout discours, font pénétrer le sens du réel et le diffusent par la force de l’action et de la pensée.

Noue l’oublions trop, en effet, le discours ne suffit pas à tout : quand il s’agit de disserter intellectuellement, d’exposer des devoirs moraux, la parole est à sa place ; mais quand il s’agit de prendre contact avec une réalité supérieure bien qu’intérieure à nous-mêmes, la parole extérieure est singulièrement imparfaite, il faut le geste… ou le silence, et tous deux d’ailleurs ont leur rôle à jouer dans la formation religieuse et le culte.

Je sais bien que les religions ont trop souvent prétendu monopoliser la Religion, ou plus exactement ont cherché à la confondre avec elles-mêmes, avec leurs doctrines et leurs cérémonies ; mais, malgré tous les abus possibles, elles contiennent quand même, en des vases plus ou moins riches, l’eau de la vie qu’il faut boire pour n’avoir jamais soif.

Être religieux, c’est donc avoir le sentiment intense que le monde n’est pas vide, que la vie a un sens, que tous les êtres qui nous entourent sont, à un degré ou à un autre, la manifestation d’une harmonie intérieure, commencée à peine chez les uns, épanouie chez les autres, et qui veut sans cesse se réaliser davantage. C’est voir la nature, par conséquent, non pas comme l’ennemie qu’il faut combattre et vaincre au profit d’un « surnaturel » inconsistant qui la nierait, mais bien plutôt comme l’ébauche d’une réalisation grandiose où toutes les énergies, toutes les aspirations, même celles que nous qualifions d’inférieures, parce que nous ne savons pas reconnaître la parcelle d’infini qu’elles renferment seraient dépassées et exaltées.

Exprimée ou non sous des formes rituelles, coulée ou non dans les formules doctrinales, la religion subsiste en tout être qui aspire à l’universelle communion et s’efforce, jour après jour, de briser son égoïsme étroit pour fleurir dans le divin qu’il ne nomme peut-être pas ainsi parce que le mot a été trop profané.

Cette religion, nous l’avons appelée LAÏQUE pour bien affirmer qu’elle était dans la vie elle-même, la racine même de l’être et non pas quelque chose de surajouté artificiellement du dehors. Le mot « laïque » n’a pas dans son véritable sens la signification péjorative dont on l’a revêtu à gauche comme à droite pour les besoins de la polémique : « défense laïque »… « laïcisme de mort » ; il n’implique, bien entendu, aucune idée de lutte, mais il exprime ici le sentiment profond de l’unité foncière de la vie (U.S. n° 9, 10, 11, 12 ; 1929).

Catholicisme et hérésie.

Il importe de bien se rendre compte de toute l’orientation du catholicisme. Alors que les hérésies au cours de l’histoire prétendaient isoler un point de vue de l’ensemble et porter ce point de jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, la tradition catholique, avec une sagesse supérieure, conservait les aspects les plus variés de la réalité, même si ces aspects, traduits en langage intellectuel ; pouvaient paraître s’opposer. Elle n’a a sacrifié ni l’unité divine, ni la Trinité ; ni l’immanence, ni la transcendance ; elle n’a sacrifié ni la divinité du Christ, ni son humanité ; elle n’a sacrifié ni la puissance de la grâce, ni la force de l’Esprit, ni l’autorité extérieure, elle n’a sacrifié ni l’influence directe de la grâce sanctificatrice, ni la réalité sacramentelle. Et pour comprendre la valeur de cette tradition, il ne s’agit pas d’isoler une de ses doctrines qui ressemblerait alors à une pièce détachée d’une machine ou, plus exactement, à un membre séparé du corps ; mais il faut considérer l’ensemble, la Jérusalem chantée par le psalmiste, bâtie comme une vraie ville où tout se tient (U.S. n° 3 ; 1928).

Voici, enfin, « le doute adorable », cette certitude au-dessus de l’espérance, qui soutint le Serviteur de Dieu, tout au long de « sa course ».

Personne n’a vu Dieu.

Certes, il existe un doute stérile et néfaste : celui qui ne provient pas d’une inquiétude spirituelle. Mais il existe aussi un doute fécond qui amène avec lui une possibilité de progrès ; celui-là il nous prévient qu’il y a une notion de Dieu plus pure, plus riche que celle que nous avions acceptée jusqu’alors. C’est le doute qui travailla l’âme des patriarches, le doute qui exalta la conscience des prophètes, le doute adorable qui fit pousser sur le calvaire le cri de détresse : Mon Dieu, pourquoi M’as-Tu abandonné, et qui s’acheva dans l’acte de foi totale : Père, je remets mon esprit entre Tes mains. Quand nos doutes sont réellement des crises d’âme et de conscience, nous pouvons reconnaitre la voix de l’Esprit qui nous révèle qu’il nous faut aller plus avant, chercher plus de lumière, réviser des notions imparfaites, nous dépouiller des images de l’enfant pour nous rapprocher de ce qui est le propre de l’homme fait. La vie est un effort, un risque, une lutte, un danger. Or, à la question angoissante, saint Jean répond par cette déclaration en apparence déconcertante : « Personne n’a jamais vu Dieu » (1ère Épitre).

Personne n’a vu Dieu. Quelle consolation, cette petite phrase peut faire jaillir dans nos doutes ! Ainsi donc, un croyant, un mystique reconnaît que Dieu n’est pas visible d’une manière éblouissante ! Nous ne sommes pas forcés de le reconnaître dans tout cet univers de beauté, sans doute, mais aussi d’horreur ! Il n’apparaît pas comme la conclusion-intellectuelle d’un syllogisme logique et bien, en forme ! Personne n’a vu Dieu.

Ce n’est pas dans la nature que nous le chercherons. Oui, les cieux chantent la gloire de Dieu mais que chantent les détresses, les exterminations, les cruautés ? La forêt mystérieuse porte l’âme au recueillement, mais dans la forêt, la paix de la nature est comme un masque tragique qui recouvre le visage douloureux et cruel de la vie. Et, comme pour faire écho à cette constatation lamentable, l’apôtre Paul nous déclare que la création tout entière souffre en attendant la manifestation totale, la délivrance de la servitude ; la nature actuelle ne nous révèle pas Dieu.

Dieu ne sera pas non plus le résultat d’un raisonnement ; d’abord, il est démontré expérimentalement que les plus belles enfilades de déductions savantes n’ont jamais réussi à produire la foi dans une âme. Loin de moi la pensée d’exclure la raison et l’intelligence des choses religieuses, elles out leur grand rôle à remplir, mais il n’en est pas moins vrai que la réalité spirituelle fondamentale, Dieu, n’est pas atteinte par un procédé intellectuel, encore que l’intelligence puisse après coup tenter de légitimer l’attitude de l’âme.

Personne n’a vu Dieu ; mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous. La voilà la véritable voie, la voie profonde, la voie intérieure que nous n’avons pas d’ailleurs à interpréter » d’une manière étroite en faveur de la seule charité ; notre épître nous y invite par un autre passage : « Dieu est lumière, il n’y a point en Lui de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec Lui, et que nous marchions dans les ténèbres, nous mentons et nous ne pratiquons pas la vérité » (I Ep. I, 5-6). En d’autres termes, c’est en nous que nous trouvons ce Dieu que personne n’a vu ; c’est en-nous, mais à condition de chercher dans le meilleur de nous-même la trace de Sa présence ; si nous sommes dans la clarté, cette clarté, c’est Lui ; si nous sommes dans l’amour, cet amour, c’est Lui. C’est Lui qui gémit en nous devant toute souffrance, Lui qui souffre en nous devant toute misère, Lui qui gronde en nous devant toute iniquité, Lui qui s’immole en nous dans chacun de nos efforts sacrifiés, Lui qui appelle en nous au milieu de nos défaillances et empêche la morne résignation à la platitude et au découragement.

« Fais-moi voir Ta gloire », dit Moïse à l’Eternel et le Seigneur de lui répondre : « Tu ne pourras voir Ma Face, mais Je ferai passer devant toi toute Ma bonté ». Et le rude prophète Elie venant d’égorger les prêtres de Baal, reçoit dans une vision symbolique la révélation du Dieu qui est dans « la douceur et le calme du murmure » (I Rois, XIX, 11-7.3). Dieu est dans le murmure intérieur de la conscience, à nous de le chercher, à nous de ne pas endurcir nos cœurs ; aucun prodige extérieur, le Seigneur nous l’apprend dans l’Évangile du pauvre Lazare, aucun miracle, aucune résurrection des morts ne peut convaincre ceux qui ne cherchent-pas en eux l’esprit.

Ne nous décourageons jamais : le moindre élan, le moindre désir, le moindre regret de ce que l’amour n’est pas dans le cœur prouve qu’il s’y trouve déjà en germe. L’indifférence seule est la mort ; combattons-la avec le faux repos, la fausse tranquillité qu’elle apporte et vivons en cherchant, vivons en nous élevant toujours davantage pour nous rapprocher toujours davantage du Dieu en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être.

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Le port : l’Orthodoxie, la Sainte Église indivise, Monseigneur Irénée n’a presque pas écrit durant cette dernière étape. La mort était déjà présente, avançant d’un pas de plus en plus précipité. Mais Dieu lui accorda la plus grande des joies : vivre ce pour quoi il avait été mis sur terre :

« Nous sommes connus et nous avons par conséquent notre place déterminée, nous avons notre tâche à remplir ; nous avons notre fonction à accomplir, nous avons notre place dans le troupeau et devons réaliser l’effort pour lequel nous sommes venue » (U.S.).

Vincent Bourne