LES SACREMENTS SELON LES RÈGLES CANONIQUES
Mgr Adrian de l’Eglise roumaine concélébrant avec Mgr Germain à Saint-Irénée
Mgr Germain, évêque de Saint Denis
Le Droit canonique de l’église Orthodoxe dans son esprit est inconnu du plus grand nombre. En ouvrant ce chapitre, il est intéressant de préciser qu’il ne doit rien au droit usuel, à la législation civile, à l’esprit juridique du siècle. Jésus dit en effet (Mt 12, 7-8) : « C’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice ; et si vous aviez compris le sens de cette parole vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. Ainsi le Fils de l’homme est maître du sabbat. »
Les canonistes tiendront pourtant compte de la conscience juridique d’une époque, en chaque lieu, et coopèreront avec les lois et coutumes dont ils dépendent eux-mêmes dans leur appartenance à un État ou à une société. Ayant pour but le salut universel des hommes, ils ne les mépriseront pas mais garderont la liberté à l’égard des pensées qui les animent, conservant ainsi le pouvoir de les éclairer sans les violer et de les bousculer par la Révélation.
Une telle liberté à l’égard des pensées juridiques d’un État ou d’une communauté civile peut faire penser que le droit canonique procède de Dieu seul, comme la loi de Moïse, ce qui aurait pour avantage, Dieu étant la source, d’affermir avec certitude les constitutions de l’Église, le Canon étant un roc sur lequel s’appuieraient les gardiens du livre canonique, les Évêques, pour exercer le pouvoir sans défaillance. Telle n’est pas la pensée orthodoxe. La source du droit dans l’Église n’est ni Dieu ni l’Homme seul, mais Dieu-homme, le verbe incarné, Jésus-Christ.
Pour expliquer ce que nous venons de dire, qui peut paraître choquant, la limitation du droit divin, il ne suffit pas d’affirmer que le droit canonique est divino-humain. Certes, il n’existe aucune commune mesure entre le Créateur et la créature ; celle-ci fut créée souverainement mais dès qu’elle apparaît, sortant du néant, elle entre en rapport avec le Créateur, elle lui parle, le prie, libre devant sa face. Alors Dieu limite son pouvoir pour ne pas l’anéantir, écoute sa créature et tous les deux forgent leur alliance. Employons un langage plus juridique et psychologique et disons que la créature la plus parfaite, l’homme, discute avec Dieu des termes de son contrat, des formes mêmes de leur intimité : il nomme les animaux dans l’Éden mais il ne trouve pas d’aide qui lui soit assortie, contrairement au dessein de Dieu. Postérieurement, lorsque la séparation est accomplie, Dieu n’utilise pas son pouvoir pour obliger ou rayer l’homme des vivants ; il le suit fidèlement et attend qu’apparaisse Marie qui accepte d’engendrer son Fils à l’humanité. Même celui-ci n’est pas épargné et, suprême anéantissement, passe par les portes de la mort.
Alors seulement lorsqu’il s’est acquis l’humanité, lorsque rien ne sépare plus l’humanité de la divinité, lorsque toute inégalité de créateur à créature a été comblée par l’Incarnation et la Rédemption, alors Celui qui a accompli un tel exploit est revêtu de tout pouvoir (Mt 28, 18). L’obtention du pouvoir est lié à l’accomplissement par le Christ de la plénitude de l’expérience humaine, Homme parfait qui a tout pris de l’humanité sauf le péché. Jésus-Christ, rapport parfait de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, s’est acquis le droit et a reçu le pouvoir.
Ainsi dans le Verbe Incarné, n’existe aucune soumission autocratique du droit au pouvoir. Ce droit de Chef, ou de Tête de l’Église, il ne l’a pas imposé au nom de sa puissance divine, mais il se l’est acquis en devenant homme jusqu’aux limites de la nature humaine et en unissant son humanité dans un Rapport Unique à sa divinité. Jésus-Christ est bien la source de tout droit dans l’Église.
Venu pour « transfigurer les relations humaines en rapports divins », comme le chante une préface de l’ancien rite des Gaules, le Christ a montré en lui-même la plénitude du rapport de l’homme à Dieu afin qu’après Lui, dans l’histoire du monde et dans l’Église, s’accomplisse la perfection de l’homme et le salut. Mais, s’il montre, il n’impose pas ; il refuse de conditionner l’homme malgré lui-même et d’en faire un esclave « bienheureux ».
Tout l’art canonique, car il s’agit d’un art bien plus que d’un droit au sens strict, consistera donc à traverser l’histoire en mesurant toutes les situations à la stature parfaite du Christ, avec l’inspiration et l’aide de l’Esprit-Saint sans lequel cette stature ne peut être perçue, et de vivre les rapports divins. Il y aura ainsi deux sortes de règles canoniques : celles qui guérissent un mal passager, ramènent l’homme à son intégrité (même blessé), comme par une médecine ou par une opération chirurgicale, et celles-ci sont transitoires, variables, en dépendance étroite avec un temps, un lieu et des circonstances. Les autres, moins nombreuses mais éternelles, proposeront un principe qui révèle la vérité.
Citons un exemple dans chacune des deux catégories. Le Concile des Apôtres, à Jérusalem, demande aux gentils de s’abstenir « du sang, des chairs étouffées, et de l’impudicité » (Ac 15, 29). Quelques règles des conciles suivants dans l’Église antique répéteront ce conseil de ne pas se nourrir du sang des bêtes ou des animaux tués avec leur sang. Tout en retenant le fondement de ces règles, éviter de s’alimenter au sang des êtres inférieurs puisque maintenant le sang du Christ est le breuvage éternel, l’on constate que les églises n’y portent actuellement plus d’attention, mais qu’elles insistent sur l’abstention de l’impudicité. Les circonstances de l’époque, les pensées des sociétés dans lesquelles nous vivons, font que l’on ne cultive plus les idoles de pierre en leur sacrifiant des bêtes et en les aspergeant de leur sang, par contre, en cultivant l’humanisme égocentrique ces sociétés favorisent l’impudicité sous toutes ses formes, physiques, psychiques et spirituelles. Le canon de l’Église insistera sur la guérison de ces maux actifs et abandonnera l’interdiction du sang afin de soigner le plus urgent. Cette attitude pratique porte le nom « d’économie » et consiste à restaurer l’individu, ou la communauté, en discernant son état présent et en ne lui imposant pas de charges qui ne correspondent plus à sa mentalité ; elle abandonne ainsi certaines règles et en édicte d’autres au gré des événements.
D’autres canons seront conservés avec rigueur, en opposition avec l’attitude précédente, car ils manifestent des principes éternels. La trente-quatrième règle apostolique en est un exemple frappant :
« Il est bon que les évêques de chaque peuple reconnaissent parmi eux le premier et le considèrent comme un chef n’agissant pas en ce qui surpasse leur pouvoir sans lui demander son opinion ; que chacun n’agisse que dans le domaine de son diocèse et les lieux qui lui sont attachés. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’opinion de tous. Ainsi sera la concorde et glorifié sera Dieu par le Seigneur dans le Saint-Esprit, Père, Fils et Saint-Esprit. »
Notre but n’est pas d’analyser ce canon mais de faire seulement remarquer à qui veut le comprendre qu’il adapte, sous forme de conseil, le principe absolu de la concorde des personnes libres à l’image de l’unité des trois Personnes Divines. Il préserve, si l’on s’y conforme, le corps de l’Église de toute autorité tyrannique et de toute pulvérisation anarchique, deux tendances qui déchirent toutes les communautés humaines, comprimant et cachant l’image trinitaire dans l’homme et réduisant à néant les travaux de l’Esprit-Saint qui éclaire chaque membre du corps pour le faire coopérer à sa totalité et qui nourrit le corps entier pour le bienfait de chacun de ses membres.
Ces deux types de canons étant délimités, il faut ajouter, comme le souligne également Monseigneur Jean de Saint-Denis pour le pouvoir souverain de « lier et délier », que l’on ne doit pas faire couvrir trop d’espace spirituel par la législation canonique. L’une des tares de l’esprit juridique consiste – summum jus, summa injuria – à vouloir coûte que coûte faire entrer l’homme et les sociétés, communautés, nations, états, églises, dans les cadres de la jurisprudence et de ne s’écarter en rien des permissions et des interdictions de la loi. Les conciles et les Pères donneront toujours des règles relatives aux problèmes de leur temps et des temps à venir en ajoutant à leurs décisions : « sauf si Dieu indique autrement ». Ils évitent ainsi d’obliger Dieu de se conformer mécaniquement au rituel de la loi, car l’Esprit souffle où il veut, détruisant le formalisme comme la tyrannie du droit, et, surtout, montrant que le Canon a horreur de l’absolu. L’inspiration des règles, les principes qui leur sont sous-jacents, seront toujours imprescriptibles, mais les règles visant le salut de l’homme, ne devront ni l’emprisonner, ni imposer la justesse et la justice malgré lui. Dieu, après avoir donné la Loi à Israël et la voyant méprisée, se détourne du peuple élu, le laissant libre de se livrer aux pensées de son cœur.
Les canons vont cheminer à travers les temps, loin de tout esprit constitutionnel et dominateur. Comme une digue doit être colmatée par où elle a cédé, la règle canonique s’appliquera où la vie a manqué et où le péché s’est infiltré. Comme le dit, dans une remarquable formule, le Métropolite Antoine de Kiev : « La loi juridique, dans la vie de l’État, précède la pratique ; la vie de l’Église, porteuse de la sainteté de l’Esprit, précède sa jurisprudence ; cette dernière constate la vie. »
Au quatrième siècle, lorsque les hérétiques Ariens et Sabelliens revenaient de leur hérésie et demandaient la pénitence pour rentrer dans l’Église, les Pères eurent des comportements très différents à l’égard des deux sectes. Saint Grégoire de Nazianze, combattant ces deux erreurs, disait qu’à l’égard de la foi il n’y avait pas à chercher laquelle était la plus redoutable car il était – il est toujours – aussi grave et abominable de « diviser la nature », comme les Ariens, que de « confondre les personnes », comme les Sabelliens. Pourtant, lorsque les Ariens revenaient dans l’Église, ayant reçu auparavant tous les sacrements de la main des évêques hérétiques, on en vint à les recevoir simplement par la confession de la Foi et l’imposition des mains. Les Sabelliens, au contraire, étaient reçus avec grande rigueur et l’on renouvelait pour eux les sacrements, refusant de légitimer leurs actes antérieurs. Comment expliquer une telle différence dans l’économie des Pères ? Pourquoi agir différemment devant deux hommes aux fautes également graves ?
La constatation de la vie, seulement, peut en donner la raison. Voyant que l’Arianisme avait envahi toute la société, évêques, prêtres, clercs, empereur, dignitaire et le peuple, toujours impressionné par la mode, particulièrement si cette mode est religieuse, par pitié devant la foule et non par crainte du monde puisqu’ils avaient reconquis les esprits par leur prédication, par compassion devant la faiblesse et l’ignorance du plus grand nombre, les Pères ne voulurent pas imposer de règles trop strictes qui eussent fait reculer par leur dureté. Quant aux Sabelliens, peu nombreux, intransigeants, très sûrs d’eux-mêmes et fanatiques, ils furent traités avec sévérité.
Les canons anciens qui s’appliquent à ces deux situations, et nous les étudierons plus loin, nous introduisent dans les cadres de la médecine spirituelle engendrée par l’Église devant la faiblesse de l’homme et, inversement, devant son intolérance. Elles s’inclinent devant le contexte vivant. Les canons doivent nous servir de repères, d’initiation à la sagesse du soin des âmes mais ils ne peuvent être considérés comme une jurisprudence constante ou bien, si l’on tient à la jurisprudence, ils doivent permettre la garde des commandements du Christ, sans céder à la tentation de les définir ou de se substituer à eux en mettant la discipline à la place de la vérité vivante.
Les Commandements sont donnés dans les Écritures sous forme globale, très dense, et ils sont si lumineusement simples qu’ils aveuglent. Il est impossible de regarder le soleil pour en sonder les profondeurs et on doit user de précautions pour s’en approcher, devenir feu pour pénétrer le feu. Or, fréquemment, pour citer un exemple, on entend proclamer la simplicité qu’engendre l’amour ; mais rapidement la gêne s’introduit en constatant, dans les mots et dans les actes, que cette proclamation repose sur un amour « à la manière de », ancré sur les sentiments, pensées, conceptions idéales ou pratiques, fort éloignés du commandement : «aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il y manque le « comme » car l’on s’est pris à croire qu’un éblouissement suffisait à la connaissance intime. Celui qui prétendrait accomplir les commandements sans s’entourer de la couronne des coutumes, règles ou mœurs ecclésiales mêmes, forgés à l’expérience des hommes et des peuples, serait peut-être sincère mais deviendrait rapidement brûlé par l’ardeur de l’Esprit, un fruit sec.
L’héritage canonique de l’Église, entre autres, donne les formes nécessaires pour approcher du feu divin, dépouillant ou libérant des vêtements psychologiques ou spirituels qui cachent la vérité. Gardien des mystères, les canons s’arrêtent à leur seuil car, serviteurs fidèles, ils ne remplacent pas le maître, ils ne vident pas l’Église en remplaçant l’Esprit par une constitution. Si les fidèles observent un grand nombre de règles hors de la concorde et de la présence de l’Esprit-Saint, ils travaillent en vain mais si l’Esprit-Saint est présent et les règles absentes, ils sont assurés d’être ou de devenir « canoniques ».
Un exemple illustrera cette « garde » canonique des commandements. Après la Résurrection le Christ envoie les Apôtres (Mt 28, 19-20), « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit ». Le Christ envoie ses disciples au sein des nations, leur assignant de semer l’Évangile dans la terre qu’ils trouveront, dans les conditionnements dans lesquels ils trouveront les hommes. Il ne leur dit pas « allez parmi les hommes » mais « parmi les nations », les gardant de commettre la faute de déraciner les êtres pour les attirer à eux. L’évangélisation s’adresse à l’homme concret, conditionné par son sol, sa culture, sa langue, toute son époque, c’est-à-dire à l’homme ethnique, non abstrait mais pas encore « laïc » (royal, selon l’étymologie grecque). Dans cette mission, poursuivie au long des siècles, les canons assureront la transmission des pensées et des méthodes apostoliques, sans ajouter des conceptions étrangères ou des nouveautés passionnelles au commandement, afin de pouvoir, dans la suite des temps, s’adresser aux hommes des nations. Les règles parleront des « évêques de chaque peuple », sans assimiler rigoureusement le peuple à l’État ou à la race pour éviter le piège de « l’ethnophilie » et introduire les chrétiens dans le royaume ; ils parleront aussi des « conciles locaux », des « coutumes de chaque nation », etc., préservant et sculptant la personnalité ecclésiale d’un lieu dans la symphonie universelle née du baptême Trinitaire.
Au sens large, sans préjuger de l’avenir, la France est actuellement l’une des nations. Celui qui désire, ou qui a la charge, de faire des disciples de cette nation et de leur enseigner à observer tout ce que le Christ a prescrit, doit procéder en tenant le plus grand compte de l’état de la vie physique, psychique et spirituelle des Français. S’il ne prenait en considération le génie de ce peuple, sa langue, ses goûts, ses mœurs, même sous le prétexte de leur corruption ou de leur inaptitude à l’Évangile, il créeraient infailliblement une fausse église, imposant les goûts de son âme et contredisant la Providence qui dispose les nations. En ce cas, il anéantirait la puissance de l’incarnation du Verbe et retiendrait l’Esprit-Saint captif dans la voie de sa propre origine ecclésiale, nationale et individuelle.
Connaissant la faiblesse humaine, même si un homme est un confesseur du nom du Christ et l’héritier de la puissance supra-céleste, l’Église, guidée par l’Esprit-Saint, appliquera la sagesse canonique pour conserver les commandements et les révéler pour la conversion et pour le salut, refusant de les utiliser comme des armes de guerre et ravager les terres évangélisées.
Le prototype de toute décision canonique se trouve dans les Actes des Apôtres (15, 28) : « Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer… » Loin de l’absolu juridique et de la crainte de manquer à sa vocation, l’Église greffera ses membres très divers à l’Arbre de vie sous la maternelle direction de l’Esprit.
Retenant ces quelques principes, nous désirons étudier les conditions des sacrements à la lumière des décisions canoniques, car le Christ, en donnant le pouvoir aux apôtres et en proclamant l’absolue nécessité de la vie sacramentelle, n’a prescrit aucune forme ni règle, confiant à son Église le soin d’engendrer des fils à Dieu dans le chemin de la paix.
Conditions de validité des sacrements
L’absence, aux origines de l’Église, de tout code de lois comme de tout rituel écrit suppose la naissance d’une tradition orale, en particulier pour la vie sacramentelle qui nous intéresse ici, dont les catéchèses postérieures, telles le De Mysteriis et le De Sacramentis de saint Ambroise de Milan, montrent la perfection dans la structure théologique, symbolique et rituelle des liturgies sacramentelles.
Le mystère, terme grec identique au sacramentum latin dans l’église primitive, est vital pour le premier chrétien. La vie ecclésiale entière est sacrée et, avec l’enthousiasme et l’émerveillement des catéchumènes qui reçoivent l’initiation aux mystères et les sacrements, l’on ne voit pas l’eucharistie ou le mariage, par exemple, servir d’aboutissement à la croissance spirituelle avant la mise à la retraite anticipée des fidèles enfin adultes et formés, donc prêts à la carrière dans le monde et à l’abandon des travaux spirituels, mais, au contraire, les sacrements servent à entrer dans l’église et, régénérant l’homme, lui donnent la capacité de commencer l’existence mystérieuse où la vie entière, dormir comme prier, travailler comme reposer, doit devenir sacrement.
Grâce à la prédication apostolique et aux martyrs, l’Église grandit et se fortifie jusqu’à recevoir l’allégeance de l’Empire dans la personne de l’Empereur Constantin. Le baptême d’un grand nombre, le prestige de la religion chrétienne, font alors de l’Église un milieu où l’on aime entrer et où l’on apporte la culture et la pensée du siècle, même si l’on y reçoit des connaissances nouvelles. Ainsi fleurissent les hérésies car l’homme se plaît à ne point changer ses habitudes et ses conceptions, préférant souvent l’accommodement de la révélation à l’éclairage qu’elle procure.
Les Conciles et les Pères vont devoir progressivement protéger le peuple contre l’envahissement des fausses doctrines et seront obligés d’adopter des mesures pratiques pour guérir les blessures et répondre à la question délicate : quelles sont les limites de l’Église ? En effet, lorsque la déviation de la Foi a entraîné des clercs et des fidèles, lorsque ceux-ci ont ainsi formé une autre église et qu’ils ont mené une vie sacramentelle, baptisant, donnant la chrismation et l’eucharistie, ordonnant de nouveaux clercs… convient-il ou non de valider les baptêmes, de reconnaître que l’Esprit-Saint est descendu sur les faux-croyants, de légitimer cette eucharistie et de considérer les évêques et les prêtres comme tels dans cette communauté parallèle ? Ces problèmes recevront des réponses sous forme de canons, entraînant parfois des chocs d’opinions très rudes comme la controverse animée entre l’évêque de Rome, Étienne, et le primat de Carthage, saint Cyprien, sur la nécessité ou l’inutilité de rebaptiser les hérétiques, lutte rude et fraternelle où l’Église s’enrichit d’une doctrine ecclésiologique et d’une diversité de médecines canoniques, celles-ci variant selon les lieux et les temps.
Deux remarques aideront à comprendre la mentalité canonique de l’Église antique. Lorsque les opinions s’entrechoquent et que deux solutions distinctes sont appliquées pour résoudre un même problème, tel que la réception des lapsi – ceux qui ont sacrifié aux idoles en période de persécution – réception sévère ou compatissante suivant les lieux ; la foi unique n’est pas mise en cause et la contestation ne s’exerce pas à l’encontre de l’autorité des antagonistes, mais chaque évêque responsable prend sa décision en toute autorité et l’applique en informant les autres évêques et en reconnaissant que ceux-ci peuvent parfaitement justifier d’un autre comportement. L’essentiel était de conserver intact le dépôt sacré de la foi et le secondaire, comme la solution d’un problème canonique, pouvait recevoir différentes réponses d’autant que chaque peuple a sa mentalité et ses coutumes propres. Si la règle taxait financièrement l’écossais avare convaincu d’adultère, car cela lui était particulièrement sensible, en l’étendant à d’autres peuples moins attachés à l’argent l’on engendrait l’acquisition des « indulgences » !
Il arrivait, bien sûr, à certains évêques de prendre des décisions canoniques arbitraires et injustes à cause de ce mal bien connu appelé par les conciles « micropsychie » ou rétrécissement mental. Aussi, les abus ou fautes de l’autorité canonique étaient-ils corrigés par les conciles, fort nombreux dans les premiers siècles, où tous les appels étaient portés au jugement de tous les évêques réunis. Le concile corrigeait les faiblesses d’un seul évêque, veillant à ce qu’il n’ait pas agi en petit esprit, mais la décision d’un seul était celle de tous si elle n’était ni contestée ni contestable ou jusqu’à ce que la cause contestée ait été portée devant le concile. Chaque personnalité épiscopale, chaque diocèse même, était ainsi respecté et forgeait l’unité de l’épiscopat universel.
En plus de tous les canons des Conciles et des Pères, canons dont la date est certaine en même temps que leurs conditionnements historiques, un ensemble de règles, connu sous le nom de Règles Apostoliques, est placé en tête du recueil canonique de toutes les Églises orthodoxes. Dans l’Église indivise, l’Orient chrétien connaissait et pratiquait les 85 règles apostoliques tandis que l’Occident, par Denys le Petit, ne reçut et ne connut jamais que les 52 premières.
Sans date ou époque déterminée, ces règles semblent remonter aux origines puisqu’elles citent seulement, dans l’énumération des clercs – ce qu’elle appelle la liste sacerdotale – les Évêques, les Prêtres et les Diacres, ignorant les titres de Patriarche, de Métropolite ou d’Archevêque. La 85e règle, relative aux livres canoniques de l’ancien et du nouveau Testament, s’exprime à la première personne du singulier :
« Pour vous tous, clercs et laïcs, que soit vénérables et sacrés les livres suivants : dans l’ancien Testament, les cinq de Moïse… et les injonctions adressées à vous, évêques, par moi, Clément, en 8 livres… »
Il s’agit de Clément de Rome, troisième évêque de la ville sainte et père de toute la littérature canonique, montrant par là l’antiquité de ces canons, même si cette inscription est due au zèle d’un copiste ou d’un canoniste fondé sur une tradition ou sur l’admiration de ce saint évêque.
De ce fondement de la législation canonique, citons la première règle qui est le premier canon du code orthodoxe :
« Que l’évêque soit ordonné par deux ou trois évêques. »
Ramassant en une ligne plusieurs principes essentiels de l’ecclésiologie, principes que nous analyserons plus loin, cette règle ouvre l’accès au premier sacrement de cette étude, le sacrement de l’ordre. Pour éclairer un tel sujet, autour duquel gravitent actuellement nombre de confusions et de malentendus, il convient de commencer par l’étude de quelques termes.
Le clerc
Du grec cleros, ce mot signifie étymologiquement le sort ou le choix et il est utilisé dans le livre des Actes (1, 26) lorsque les apôtres, voulant remplacer Judas pour retrouver la plénitude des douze « Jetèrent les sorts (clerous) et le sort (cleros) tomba sur Matthias ». Rapidement identifié avec la personne désignée par le sort, le clerc devint, dans l’Église, celui dont le sort ou la part d’héritage est Dieu. Ni aveugle, ni hasard, le sort du clerc est la convergence de la volonté divine et de la volonté de l’homme, vocation intérieure à cultiver la vigne évangélique dont l’apparition ne se fait pas, comme pour un prophète, par l’irruption violente de l’Esprit, mais au sein de la communauté aussi souvent par nécessité pour celle-ci que par un appel de l’âme. Le clerc n’est pas établi au-dessus des fidèles ni sorti de leur société, mais il est désigné entre tous, voué par Dieu et par les hommes pour vivre et parfois subir un sort qui est de célébrer les mystères du corps du Christ et de les annoncer.
Aucun privilège de naissance, de fortune, de culture, aucun critère extérieur ne peut déterminer le clerc mais il est choisi et ne peut s’en glorifier car pour lui, comme pour les apôtres, le Christ dit « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15, 16). Étant Fils de Dieu et Fils de l’Homme, Jésus-Christ seul connaît ceux qu’il convient d’établir dans le clergé afin que leur choix n’éteigne pas la volonté divine ni ne viole les nécessités de la communauté ecclésiale.
La sainteté ou le don de prophétie chez un homme, bien qu’éminemment souhaitables, ne serviront pas de base pour la cléricature mais le choix du Christ. Ce choix n’est pas toujours évident mais découvert, il préserve de l’erreur consistant à jouer un rôle devant Dieu et devant les hommes hors de leur accord réciproque. L’on verra plus bas comment s’accordent dans la chirotonie les deux volontés, divine et humaine.
Le laïc
Du grec laos, le laïc ne s’oppose pas au clerc mais il provient de l’ethnos, c’est-à-dire des nations avec leurs caractères individuels, leurs conditionnements de langue, de mœurs. Le laos est ce peuple nouveau, issu du monde ethnique mais libre par le baptême de ses sujétions physiques, psychiques et spirituelles, qui atteint à la royauté universelle en formant le corps du Christ. Devant lui, le clerc est l’ami de l’époux, celui qui prépare le corps ecclésial pour qu’il soit aimé et épousé. Le laïc, dans l’histoire, n’est pas encore parvenu jusqu’à cette royauté qui est la libre possession de la création avec Dieu, mais s’élevant à partir de ses déterminations ethniques, et pas sans elles, il s’exerce pacifiquement à son acquisition avec l’aide du clerc qui est chargé de lui ouvrir la connaissance des mystères et de s’effacer lorsqu’il y est entré.
Il est paradoxal de constater le sens donné maintenant à ces deux termes car, très généralement, le clerc est vu comme l’homme qui accomplit des tâches administratives, possédant un caractère officiel – il existe encore des clercs de notaire – et le laïc est la meilleure désignation de l’anticlérical. L’inversion est complète ; au lieu du peuple royal, l’on défend l’école laïque contre l’école cléricale et le laïc se défend contre l’emprise des clercs qu’il accuse d’obscurantisme au lieu de recevoir d’eux l’initiation aux mystères qui éclairent l’intelligence et le cœur.
Retenons le sens de ces mots donné par la théologie, la vie et le canon de l’Église indivise.
L’ordination et la chirotonie
D’origine latine pour le premier et grecque pour le second, ces deux noms veulent signifier le sacrement de « l’ordre ». Leur analyse montre à quel point ils sont chargés du génie propre à la langue qui les engendra et combien ils ont pris un sens et reçu une application différente.
La « chirotonie », expression la plus souvent employée par les canons orthodoxes pour l’ordination ou le sacre, s’il s’agit d’un évêque, vient du grec et comporte une double signification. Il désigne, en effet, l’imposition des mains par les évêques qui en consacrent un autre mais aussi, inversement, l’élection à main levée. Dans les anciennes cités de la Grèce, l’on désignait les Dictateurs par une élection à main levée ; Démosthène y fait allusion (1re Philippe). La chirotonie comporte ainsi deux temps : une élection et une nomination, une imposition et un vote. Deux mouvements se rencontrent, l’un venant d’en haut qui nomme, l’autre venant d’en bas qui choisit, ou encore l’un proposant et l’autre acceptant. Les deux étapes de l’ordination sont donc celles de l’élection et de la transmission de la succession apostolique.
L’Orient et l’Occident chrétiens – ce dernier lorsqu’il était encore établi dans la tradition canonique primitive qui est toujours celle des orthodoxes – ont différé dans la pratique de la chirotonie. L’Orient, le plus souvent, a coutume de faire présenter au peuple plusieurs candidats à l’épiscopat, le peuple acceptant ou refusant et l’imposition des mains étant faite sur ceux qui sont acceptés. L’Occident, dans les canons des conciles de 5e, 6e et 7e siècles, demandait en principe au peuple chrétien d’élire un candidat « évêque » et celui-ci était alors consacré par les évêques s’ils l’acceptaient. On voit pourtant le deuxième grand concile d’Arles (5e siècle) promulguer un canon qui reprend la coutume des orientaux et demande aux évêques de présenter des candidats au peuple. La chronique de saint Grégoire de Tours présente au contraire l’élection populaire de saint Germain comme successeur de saint Amator sur le siège épiscopal d’Auxerre dans la coutume la plus fréquente en Gaule.
Si l’on envisage le mot latin ordinare, on voit qu’il procède d’un sens plus politique qu’ecclésial. L’ordo senatorum dans la république ou dans l’Empire ne suggère aucune élection mais plutôt l’appartenance à un ordre constitué, à une ordonnance qui confère un privilège. Le mot est infirme et cache, dans le sacrement, le double mouvement dont il est parlé précédemment. Certes le contenu peut être le même que dans la chirotonie, mais l’élection ou le choix populaire n’y apparaît pas clairement. La faiblesse de ce mot, très largement prouvée par l’absence du mode électif dans l’Église de Rome, consiste à estomper la réponse ou amen du peuple chrétien en soulignant la bonne ordonnance, l’organisation solide ; il préfère le hiérarque au fidèle, l’harmonie à la liberté. On ne peut nier également une difficulté introduite par la chirotonie. Dans toute élection peuvent s’introduire les passions et l’aveuglement et des hiérarques faibles ou timorés se laisseront imposer un « épiscopable » qui, par exemple, aura flatté le peuple. L’essentiel résidera ici dans la conservation du principe de l’accord entre le peuple et la hiérarchie et la recherche par les deux de la volonté divine.
Les ordres majeurs et les ordres mineurs
Cette classification des clercs majeurs : évêques, prêtres et diacres et mineurs : sous-diacres, acolytes, lecteurs, portiers et exorcistes est habituelle mais elle n’introduit aucune nuance péjorative. Saint Paul (1 Co 13, 5) dit qu’il y a « diversité de ministères, mais c’est le même seigneur» ; ainsi chacun a sa mission propre à accomplir. Toutes les missions sont bonnes et, dans l’église, il n’y a pas de différence essentielle entre l’évêque et le portier comme entre l’empereur et le balayeur. Seules les missions sont distinctes et les responsabilités autres. L’une des grandes causes de trouble dans toutes les sociétés, et aussi dans l’Église, vient de ce que les êtres sont inquiets de la place et des responsabilités des autres, apportant de nombreux jugements au lieu de prier davantage pour ceux dont les fonctions sont lourdes, par motif de conscience et non parce qu’on les aime ou les repousse subjectivement. Ceci prouve combien l’homme peine à travers l’existence à la recherche de son « canon » personnel et comment, au lieu de rechercher la seule victoire intéressante : son nom, il se confond avec sa fonction. Et souvent saisissant en bloc la personne, sa fonction, sa mission, son caractère, l’on oublie que toute fonction est sacrée, que rares sont les personnes qui connaissent leur nom devant Dieu, que l’on ne peut jalouser quiconque puisque chaque personne est unique et que les premiers chrétiens priaient pour l’empereur qui les persécutaient afin qu’il accomplisse sa fonction le mieux possible et non pas pour le convertir et le conduire ensuite vers leurs intérêts.
La succession apostolique
Cette expression est de saint Irénée de Lyon (2e siècle) et ses bases scripturaires sont deux phrases de l’Évangile, saint Luc (10, 16) : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette et qui me rejette Celui qui m’a envoyé » et saint Jean (22, 10) : « Qui reçoit celui que j’envoie me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». La succession apostolique des évêques, les autres clercs étant leur prolongement, est la lignée des évêques à travers les temps qui remonte au Christ et qui, ne s’arrêtant pas à Lui, remonte jusqu’à Dieu le Père. Elle est cette longue chaîne qui traverse le temps et l’espace, de tous ceux qui ont été envoyés et qui ont imposé les mains les uns aux autres. Cette chaîne vient de Dieu ; ce n’est pas une succession qui part d’en bas et s’élève vers le haut mais elle procède de la Source unique, des entrailles mêmes de la Divinité, comme énergie et rayonnement de la puissance et du pouvoir divin issu du Père céleste qui envoie son Fils, Lui-même envoyant ses apôtres et ceux-ci les évêques à travers les âges successifs. Et c’est ainsi à juste raison que l’on appelle « père » un évêque.
Si la chirotonie exprime l’accord, la synergie entre la volonté Divine et la volonté humaine dans le sacre épiscopal, il y a ce mouvement qui vient directement de Dieu et qui trouve son expression lorsque le Christ dit « Viens, suis-moi ». Dans toute ordination se retrouve la volonté de Celui qui envoie de génération en génération. Certes le Fils de Dieu accepte d’être envoyé dans le monde et les apôtres ont répondu oui, de même que leurs successeurs, mais leur mission a commencé au sein même de Dieu et ces envoyés se succèdent et se succèderont dans tous les temps. Dieu désire et suscite l’accord du peuple. Il ne fait rien sans l’homme, mais il est la Source. Ainsi, et c’est un sujet d’émerveillement, chaque génération, chaque évêque, fait la volonté de ses prédécesseurs car dit le Christ « Je ne fais pas ma volonté, je fais la volonté de celui qui m’a envoyé ». Tel est l’aspect fondamental de la succession apostolique et sa conséquence immédiate, ou sa caractéristique, est que les membres de la succession, les Évêques, vont enseigner la vérité et non pas administrer, ordonner ou diriger l’Église avant tout. Saint Paul dit à Timothée de prêcher, d’exhorter à temps et à contretemps, et dans la Liturgie selon saint Jean Chrysostome comme dans la Liturgie selon saint Germain de Paris le diacre prie pour les évêques qui annoncent sans crainte la parole de vérité. Il revient à l’évêque d’enseigner la vérité qui se trouve dans toute liturgie et s’il ne l’annonce pas il se retire de la succession. Une image proposée par Monseigneur Jean de Saint-Denis compare la succession apostolique à un conduit, à un tuyau, par lequel passent les eaux de la grâce ; lorsqu’un membre, une partie de ce conduit, n’enseigne plus la vérité, le tuyau demeure mais rien ne coule à l’intérieur.
Saint Irénée présente la succession apostolique en cinq points :
1 • le Christ n’a jamais écrit, il a donné son enseignement par oral car tout écrit peut être faussement interprété ; Il a formé, initié les apôtres ; il a donné la Tradition ;
2 • le Christ a ordonné aux apôtres de prêcher la vérité ; au commencement ils n’ont pas écrit mais enseigné selon l’initiation qu’ils avaient reçu ; après seulement ils ont donné les évangiles ;
3 • le Christ a donné aux apôtres le don de la connaissance et le pouvoir de la transmettre et il est impie de dire qu’ils ont commencé de prêcher avant d’avoir eu la connaissance parfaite;
4 • les apôtres ont transmis la Tradition à travers leurs premiers fruits, les premiers évêques;
5 • ainsi est formé le canal par lequel coule la Vérité dans l’Église : la succession apostolique.
A notre avis, tout homme qui prêche la Vérité entre dans la succession apostolique. Les Saints convergent vers elle, même s’il n’y a pas d’imposition des mains pour engendrer la sainteté, mais ils confessent en esprit et en vérité comme des conquérants tandis que la succession apostolique confère cette mission. Et tout évêque qui n’enseigne plus la parole de vérité quitte la succession apostolique.
Saint Irénée insiste sur ce que les apôtres et leurs successeurs ont amené jusqu’à lui et à son époque la vraie doctrine donnée par le Christ. Pour le saint Évêque de Lyon la succession est porteuse de vérité et peut servir de critère. Malheureusement, dès la fin du deuxième siècle et plus encore au troisième siècle, des évêques deviennent hérétiques et ils ne forment plus le canal par où coulent les eaux vives de la grâce. Alors la succession apostolique n’est plus un critère et l’on se demande où elle se trouve. Il faut bien admettre, à ce moment, avec saint Cyprien de Carthage, que la succession apostolique est là où est l’Église sauvegardée par l’Esprit-Saint.