Adresse au saint synode de l’Église orthodoxe serbe

ADRESSÉE AU SAINT SYNODE
DE L’ÉGLISE ORTHODOXE SERBE

père Justin POPOVITCH

Bulletin interparoissial n° 63-64 (1979)

Le Père Justin POPOVITCH, théologien de renom, moine et père spirituel, le P. Justin Popovitch est né au ciel le 7 avril 1979, au monastère de Celije, près de Valjevo, à 80 km de Belgrade, où il était assigné à résidence depuis 1948. Fête de l’Annonciation selon le calendrier julien que suit l’Église serbe, le jour de sa naissance au Ciel était aussi celui de son anniversaire : il venait d’avoir quatre-vingt cinq ans. Son rayonnement qui fit sa renommée, s’étendait bien au delà des frontières de son pays. Il laisse une œuvre théologique importante et avait pris, il y a quelques années, des positions courageuses à l’égard du patriarcat de Constantinople. Nous publions ci-après, in extenso, le texte de la supplique qu’il adressa au Saint-Synode de l’Église serbe pour la défense des Églises locales et de la sainte tradition ecclésiologique et canonique de l’Église Orthodoxe. Nous voulons, en effet, lui rendre hommage, et il nous semble que la meilleure manière est de publier ce texte admirable.

À Son Éminence Monseigneur JOVAN, Évêque de Chabatz-Vallevo CHABATZ

À l’attention du Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe récemment s’est tenue à Chambésy, près de Genève, la « Première Conférence préconciliaire » (21-28/11/76). J’ai lu et examiné les Actes et les Décisions de cette Conférence publiés dans l’édition du « Secrétariat pour la préparation du grand et saint Concile de l’Église orthodoxe » à Genève. Selon ma conscience et en ma qualité de membre de la sainte Église orthodoxe œcuménique, bien qu’étant le plus humble parmi ses serviteurs, je ressens l’impérieuse nécessité évangélique d’adresser cette supplique à votre Éminence et, par votre intermédiaire, au Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe, pour vous faire part de mes tristes observations, de mes douloureuses constatations et de mon anxiété au sujet des préparatifs en vue de ce concile. Je prie votre Éminence et les vénérables Pères du Saint-Synode de m’écouter avec le zèle évangélique et de considérer l’anxiété qu’éveille ce concile dans une conscience orthodoxe qui n’est aujourd’hui, grâce à Dieu, ni unique ni isolée au sein du monde orthodoxe. Il ressort des Actes et des Décisions de cette « Première Conférence préconciliaire orthodoxe » – ainsi nommée et tenue, je ne sais pourquoi, à Genève, où il n’y a pas plus de quelques centaines de fidèles orthodoxes -, que celle-ci a préparé et défini une nouvelle liste des thèmes pour le futur « Grand Concile » de l’Église Orthodoxe. Il ne s’agit plus de ce que l’on avait nommé les « Conférences panorthodoxes » telles que celle de Rhodes et celles qui l’ont suivie ; il ne s’agit pas non plus d’un « prosynode » dont il a été question jusqu’à récemment, mais il s’agit de la « Première Conférence préconciliaire » qui amorce une étape précédant immédiatement la réunion de ce Concile œcuménique. En outre, cette Conférence n’a plus travaillé sur les bases de la « liste des thèmes » définie par la première Conférence panorthodoxe de Rhodes (1961) et utilisée jusqu’en 1971, mais elle a effectué une « révision » de cette liste et a convenu d’une nouvelle « liste des thèmes » pour le Concile. Il semble toutefois que cette liste non plus n’est pas définitive, mais qu’elle sera probablement modifiée et complétée. La Conférence a également révisé la « méthodologie » en vigueur jusqu’ici de l’élaboration et des préparatifs définitifs des thèmes pour ce Concile : elle a raccourci tout le « processus », à cause de la hâte évidente de certains qui désirent tenir ce Concile le plus rapidement possible. Car, suivant la déclaration expresse du métropolite Méliton, qui a présidé cette Conférence, le patriarcat de Constantinople et d’autres encore sont pressés de « convoquer » et de tenir ce Concile : ce Concile doit être de « courte durée », il doit s’occuper uniquement d’un « nombre limité de thèmes » et, de plus, suivant les paroles mêmes de Méliton : « le Concile doit approfondir les problèmes brûlants qui empêchent le bon fonctionnement de tout un réseau de systèmes des Églises locales qui devrait fonctionner comme une Église orthodoxe unique » (Actes, page 55). Ce qui nous incite à poser la question : que signifie tout cela, pourquoi cette hâte et où mène-t-elle ?

La question des préparatifs et de la convocation du nouveau « Concile œcuménique » de l’Église orthodoxe n’est ni une question nouvelle, ni une question récente dans ce siècle de l’histoire de l’Église. Cette question a déjà été posée à l’époque du malheureux patriarche de Constantinople Meletie Metaksakis, un moderniste vaniteux et un réformateur bien connu et le créateur d’un schisme au sein de l’Orthodoxie – lors du soi-disant « Congrès panorthodoxe » de Constantinople en 1923. Il avait été alors proposé que le Concile se tienne à Nis en 1925 ; mais Nis ne se trouve pas sur le « territoire du patriarcat œcuménique » et le Concile n’a pas eu lieu, probablement pour cette raison. Il semble que Constantinople se soit approprié, en général, tous les monopoles : la « Pan-orthodoxie », les « Congrès », les « Conférences », les « Pro-synodes » et les « Conciles ». Plus tard, en 1930, s’est réunie au monastère de Vatopède la « Commission préparatoire des Églises orthodoxes ». Elle a défini une « liste des thèmes » du futur pro-synode orthodoxe qui aurait dû aboutir par la suite à la convocation du Concile œcuménique. Après la seconde guerre mondiale, on a vu le patriarche de Constantinople Athênagoras et ses « Conférences panorthodoxes » de Rhodes (encore une fois exclusivement sur le territoire du patriarcat de Constantinople). La première de celles-ci, en 1961, a incité les préparatifs d’un « Concile panorthodoxe », qui devait être précédé d’un « prosynode », et elle a confirmé la « liste des thèmes » pour le pro-synode, déjà connue et préparée à l’avance par les Constantinopolitains : huit grands chapitres, environ quarante thèmes principaux et deux fois plus de paragraphes et de sous-paragraphes. Après la deuxième et la troisième Conférence de Rhodes (1963 et 1964) a eu lieu, en 1966, la « Conférence de Belgrade ». Elle avait été appelée tout d’abord « Quatrième Conférence panorthodoxe » (Glasnik SPC – Bulletin de l’Église orthodoxe serbe, n° 10, 1966 – et même les documents en grec ont été publiés sous ce nom). Elle a été ensuite dégradée par le patriarcat de Constantinople au niveau de « Commission inter-orthodoxe », tandis que la réunion suivante, tenue sur le « territoire de Constantinople » (dans le « Centre orthodoxe du patriarcat oecuménique » de Chambésy, Genève) en 1968, a été proclamée « Quatrième Conférence panorthodoxe ». Au cours de cette Quatrième Conférence, ses organisateurs, impatients de toute évidence, se sont hâtés de raccourcir le chemin jusqu’au Concile , de l’énorme liste de Rhodes (qui était pourtant leur création et non une création étrangère), ils ont extrait et retenu uniquement les « six premiers thèmes » et ont décidé d’une nouvelle « procédure » de travail. À cette occasion, un nouveau corps a été créé, la « Commission préparatoire inter-orthodoxe ». Elle doit « coordonner » l’étude des thèmes. Un secrétariat pour la préparation du Concile a également été créé : en fait, un évêque de Constantinople a été désigné, avec pour siège le Centre de Genève cité ci-dessus, tandis que des propositions en vue d’affecter d’autres membres orthodoxes dans ce « Secrétariat » ont été rejetés. Selon le vœu de Constantinople, cette « Commission préparatoire » et ce « Secrétariat » se sont réunis au mois de juin 1971 dans ce même Centre de Genève. Au cours de cette réunion, ont été examinés et adaptés les rapports présentés sur ces six thèmes en question, qui ont été ensuite publiés en plusieurs langues et ont fait l’objet – de même que tout le travail effectué auparavant pour la préparation du Concile – d’une critique sans merci des théologiens orthodoxes. Les critiques de ces théologiens orthodoxes (parmi lesquelles se trouve également ma proposition adressée en son temps par l’intermédiaire de Votre Eminence et avec votre soutien, au Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe, et soutenue par de nombreux théologiens orthodoxes, publiée en plusieurs lieux et en plusieurs langues dans le monde orthodoxe – ont probablement fait que la décision de cette « Commission préparatoire » de Genève concernant la « Première Conférence préconciliaire de 1972 », qui aurait dû effectuer une « révision » de la liste de Rhodes, n’a pas été réalisée dans les délais prévus, mais avec un retard important. Et voilà, cette « Première Conférence préconciliaire » n’a eu lieu qu’en novembre 1976, encore une fois, cela va de soi, sur le « territoire constantinopolitain » dans le Centre de Chambésy, près de Genève. Ainsi qu’il apparaît des Actes et des Décisions publiés récemment, que j’ai étudiés, cette Conférence a « révisé » la liste de Rhodes de la façon suivante : les délégations participant par l’intermédiaire de commissions ont retenu uniquement dix thèmes pour le Concile (dont trois seulement des six thèmes primitivement choisis !), tandis qu’environ trente autres thèmes, proposés de façon différente, ont été adressés à certaines Églises pour une étude spécifique, en tant que « problématique de l’Église orthodoxe » (en réalité complètement étrangère à l’Orthodoxie), ces thèmes pouvant devenir par la suite l’objet d’un « examen orthodoxe » et éventuellement introduits dans la liste. Comme nous l’avons dit, cette Conférence a modifié le « processus » et la méthodologie de l’étude des thèmes et des préparatifs pour le Concile; les organisateurs constantinopolitains et certains autres – je le répète -, ont insisté pour qu’il soit convoqué « le plus rapidement possible ». Il est évident pour tout Orthodoxe que cette « Première Conférence préconciliaire » n’a apporté rien de neuf, ni d’essentiel, mais qu’elle « induit » de nombreuses âmes et consciences orthodoxes dans les labyrinthes de plus en plus compliqués où les entraînent certains ambitieux, lesquels, semble-t-il, préparent, depuis 1923, le Concile œcuménique auquel aujourd’hui on travaille avec hâte.

Toute cette « problématique » actuelle au sujet des thèmes pour le futur Concile, l’incertitude et le changement dans leur choix, leur définition, leur « catégorisation » artificielle, une nouvelle modification et une nouvelle « rédaction » à plusieurs reprises – cela n’indique pour toute conscience véritablement orthodoxe qu’une seule chose : à savoir qu’à l’instant présent, il n’existe aucun thème effectif, ni impératif nécessitant la convocation et la réunion d’un nouveau Concile œcuménique de l’Église orthodoxe. Si même il existe un thème méritant de faire l’objet de la convocation et de la réunion d’un Concile œcuménique, les organisateurs de toutes ces « conférences » et les rédacteurs de ces « listes » récentes et plus anciennes n’en sont absolument pas conscients. Car, s’il en était autrement, comment expliquer que depuis la réunion de Constantinople en 1923, en passant par la réunion de Rhodes en 1961 jusqu’à celle de Genève en 1976, la « thématique » et la « problématique » de ce futur Concile aient été constamment modifiés : on modifie leur nombre, l’ordre du jour, le contenu et même le critère de la « liste des thèmes » qui doivent faire l’objet de l’étude d’un corps ecclésiastique aussi important et aussi exceptionnel que furent et que doivent être tous les saints Conciles œcuméniques de l’Église orthodoxe ? En fait, tout ceci met à jour et démontre non seulement une simple inconstance, mais aussi une incapacité évidente et une méconnaissance de l’Orthodoxie de la part de ceux qui, en ce moment, dans une telle situation et de cette façon, imposent leur « Concile » aux Églises orthodoxes, leur ignorance et leur incapacité de ressentir et de comprendre ce qu’a signifié et ce que signifie toujours un Concile œcuménique proprement dit pour l’Église orthodoxe et pour la communauté, de ses fidèles en Christ. Car, s’ils ressentaient et s’ils comprenaient ceci, ils sauraient avant tout que dans l’histoire et dans la vie de l’Église orthodoxe, jamais aucun Concile – et surtout pas un événement pentecostaire et aussi exceptionnel qu’est un Concile œcuménique – n’a recherché artificiellement et inventé des thèmes pour son étude et ses réunions ; qu’il n’a jamais convoqué aussi ostensiblement des « conférences », des « congrès », des « pro-synodes » et d’autres réunions artificielles complètement étrangères et inconnues à la tradition œcuménique de l’Orthodoxie et, en fait, copiées des organisations occidentales étrangères à l’Église du Christ.

La réalité historique est claire : les saints Conciles inspirés par Dieu avaient toujours pour objet un seul ou tout au plus deux ou trois problèmes d’une actualité brûlante posés par les grandes hérésies et par les schismes qui déformaient la vraie foi, déchiraient l’Église et mettaient sérieusement en péril le salut des âmes humaines, le salut du peuple orthodoxe de Dieu et de toute la Création Divine. C’est pourquoi les Conciles œcuméniques avaient toujours un caractère christologique, sotériologique, ecclésiologique, ce qui signifie que leur thème central – leur message unique, évangélique, leur message suprême, a toujours été : Jésus-Christ Dieu incarné et notre salut par Lui, notre déification par Lui. Oui, oui, oui, Lui, – Le Fils Unique de Dieu, Consubstantiel au Père, incarné, Lui – tout entier dans le Corps de l’Église, Lui – la Tête Éternelle du Corps de l’Église, pour le salut et pour la déification de l’homme, Lui – tout entier dans l’Église par la grâce du Saint-Esprit et de la vraie Foi en Lui, de la Foi orthodoxe. C’est là la thématique véritablement orthodoxe, apostolique et patristique, la thématique immortelle de l’Église du Dieu incarné pour tous les temps – passé, présent et futur. Elle, elle seule peut faire l’objet d’un éventuel futur Concile œcuménique de l’Église orthodoxe, et nullement une « liste des thèmes » scolastico-protestante, qui n’a aucun rapport essentiel avec l’expérience spirituelle et la vie spirituelle de l’Orthodoxie apostolique à travers les siècles, mais qui constitue une série de théories anémiques humanistes. La communion éternelle de l’Église orthodoxe et de tous ses Conciles œcuméniques consiste dans la Personne Universelle du Dieu incarné, le Seigneur Jésus-Christ. Aujourd’hui encore, il faut nous présenter devant le ciel et la terre à partir de ce thème central, universel de l’Orthodoxie et de cette réalité, de ce mystère et de cette vérité unique du Dieu incarné, sur lesquels repose et vit l’Église orthodoxe du Christ et tous ses Conciles œcuméniques, et toute sa réalité, historique – et non pas à partir de thèmes scolastico-protestants et humanistiques qui présentent les « délégués » et les « délégations » ecclésiastiques de Constantinople et de Moscou qui, en ce moment pénible et critique de l’histoire, sont les « meneurs et les représentants » de l’Église orthodoxe dans le monde.

Dans les Actes de la dernière « Conférence pré-conciliaire » de Genève, comme dans ceux des réunions similaires antérieures, il apparaît clairement que la « délégation ecclésiastique » de Constantinople ne se différencie pas essentiellement de celle de Moscou, en ce qui concerne la problématique et les thèmes qu’elles proposent respectivement pour l’activité du futur Concile. Elles ont les mêmes thèmes, presque le même langage, la même mentalité, des ambitions semblables. Mais, cela n’étonne pas, car, en fait, qui « présentent-elles », quelle est l’Église et quel est le peuple de Dieu qu’elles représentent en ce moment, l’une et l’autre ? La hiérarchie constantinopolitaine, à presque toutes ces réunions « panorthodoxes » est composée surtout de métropolites et d’évêques titulaires, donc de pasteurs sans ouailles et sans responsabilité pastorale effective devant Dieu et devant les fidèles ; qui représente-t-elle au futur Concile ? Parmi les représentants officiels du patriarche œcuménique de Constantinople, on ne trouve ni les hiérarques des villes grecques où vit un troupeau de fidèles orthodoxes, ni les hiérarques des éparchies grecques d’Europe et d’Amérique, sans parler des autres évêques orthodoxes : Russes, Américains, Japonais, Noirs, qui guident de nombreux fidèles orthodoxes et des théologiens orthodoxes confirmés. D’autre part, la délégation actuelle du patriarcat de Moscou représente-t-elle réellement la sainte et grande Église russe martyre et ses millions de martyrs et de croyants connus de Dieu seul ? D’après ce que ces « délégations » déclarent et soutiennent lorsqu’elles sortent d’Union Soviétique pour se présenter devant le monde, elles ne sont pas les messagers et elles n’expriment pas la véritable position de l’Église orthodoxe russe et de ses fidèles ouailles orthodoxes, car le plus souvent ces « délégations » obéissent à César plutôt qu’à Dieu. Cependant que l’Évangile et le commandement nous enseignent : « On doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes des Apôtres, 5, 29).

Par ailleurs, cette « représentation » et cette « députation » des Églises orthodoxes aux réunions panorthodoxes de Rhodes et de Genève est-elle vraiment juste et conforme à l’Orthodoxie ? Les initiateurs constantinopolitains de ce principe de « représentation » des Églises orthodoxes au Concile – et ceux qui acceptent un tel principe de « représentation » – principe conforme à leur théorie de « système de l’autocéphalie et de l’autonomie » des Églises locales, ont oublié qu’un tel principe est, en fait, contraire à la tradition conciliaire de l’Orthodoxie. Ce principe de « représentation » a malheureusement été accepté par les autres représentants orthodoxes – certains en silence, d’autres malgré de vaines protestations, ont accepté une telle « représentation », oubliant ainsi que l’Église orthodoxe de par sa nature et de par sa composition dogmatiquement inchangée est épiscopale et épiscopo-centrique. Car l’évêque et l’ensemble des fidèles groupés autour de lui sont l’expression et la manifestation de l’Église en tant que Corps du Christ, notamment dans la Sainte Liturgie ; l’Église est apostolique et œcuménique à travers les évêques qui sont à la tête des communautés ecclésiastiques vivantes – épiscopats. Cependant, les autres formes de l’organisation ecclésiastique de l’Église orthodoxe – formes créées au cours de l’histoire, donc formes provisoires : la métropolie, l’archi-épiscopat, le patriarcat, la pentarchie, l’autocéphalie, l’autonomie et autres – dans la mesure où elles ont existé et où il en existera – n’ont pas et ne peuvent pas avoir l’importance et le pouvoir décisif dans le système conciliaire de l’Église orthodoxe. De surcroît, elles peuvent être un empêchement au bon fonctionnement de la communauté conciliaire si elles repoussent et refoulent le caractère et la structure épiscopale de l’Église et des Églises. Sans aucun doute, c’est là la principale différence entre l’Orthodoxie et l’ecclésiologie papale. S’il en est ainsi, comment alors pourront être « représentées  » par le principe des « délégations », c’est-à-dire par un même nombre de « délégués » l’Église tchèque et l’Église roumaine, par exemple ? Ou même : l’Église russe et l’Église de Constantinople ? Quels fidèles représentent les uns et quels fidèles représentent les autres ? Ces derniers temps, le patriarcat de Constantinople a désigné un grand nombre d’évêques et de métropolites, principalement titulaires et fictifs. Ce sont probablement des préparatifs pour assurer par le grand nombre de titulaires au futur « Concile œcuménique » la majorité des voix pour les ambitions néo-papistes du patriarcat de Constantinople. D’autre part, les Eglises zélées dans leur mission apostolique, telle que la Métropolie américaine, l’Église russe hors-frontières, l’Église japonaise et d’autres, n’auront pas un seul représentant !

Est‑ce là l’esprit œcuménique de l’Orthodoxie, et que sera ce Concile œcuménique de l’Église orthodoxe du Christ ? Déjà au cours de cette conférence de Genève, le métropolite Ignace de Laodicée, représentant le patriarcat d’Antioche, a constaté avec douleur : «Je ressens une inquiétude, car on porte atteinte à l’expérience œcuménique (…) qui constitue le fondement de l’Église orthodoxe».

Cependant, Constantinople et certains autres ont hâte de convoquer un tel Concile, et c’est surtout sur leur incitation et sur leur insistance que cette « Première Conférence pré-conciliaire » de Genève décide : que le « Concile soit convoqué le plus rapidement possible », qu’il soit « de courte durée » et « qu’il prenne en considération un nombre limité de thèmes ». Les dix thèmes votés sont alors cités. Les quatre premiers de ces thèmes sont : la diaspora, la question de l’autocéphalie et la manière de la proclamer, l’autonomie et sa proclamation, et les diptyques, c’est-à-dire l’ordre dans les Églises orthodoxes. En vertu de l’unité évangélique, il convient de remarquer que la conduite du métropolite Méliton qui présidait cette « Conférence préconciliaire » a été despotique et non œcuménique. Ceci ressort de chaque page des Actes publiés de cette Conférence. Il y est dit clairement et de façon péremptoire : «Ce saint et grand Concile de l’Église orthodoxe ne doit pas être considéré comme l’unique concile qui exclurait la convocation d’autres saints et grands Conciles» (Actes, pp. 18, 20, 50, 55, 60). Sur tout cela et à cause de tout cela, une conscience qui veille dans l’Évangile se pose une question brûlante : que veut-on, en fait, avec ce Concile convoqué à la hâte et ainsi « mis en scène » ?

Vénérables Pères ! Je ne peux me libérer de l’impression et de la conviction que tout cela montre le seul et unique désir du patriarcat de Constantinople : par une telle conception et une telle conduite faire en sorte qu’il s’impose aujourd’hui aux Églises orthodoxes et en général au monde orthodoxe et à toute la Diaspora orthodoxe, et qu’il sanctionne sa domination néo-papiste par un « Concile œcuménique ». C’est pourquoi, parmi les dix sujets choisis pour le Concile, les quatre premiers sont justement ceux qui dévoilent le désir de Constantinople de soumettre à sa domination toute la Diaspora orthodoxe – et ceci veut dire le monde entier – et de se réserver le droit exclusif d’accorder l’autocéphalie et l’autonomie à toutes les Églises orthodoxes du monde en général, leur accordant du même coup l’ordre et le rang de leur choix (c’est là justement la question des Diptyques, qui ne signifie pas seulement « l’ordre de citation au cours de la liturgie », mais également l’ordre des Églises dans les Conciles, etc.)

Les destinées de l’Église ne sont plus et ne peuvent plus être entre les mains d’un empereur et d’un patriarche de Byzance, pas plus d’ailleurs qu’entre celles d’un quelconque puissant de ce monde, même pas entre les mains d’une « pentarchie » ou d’une » autocéphalie » rigidement comprise. Par la volonté de Dieu, l’Église s’est ramifiée en un grand nombre d’Églises de Dieu locales, avec des millions de fidèles et nombreux sont ceux qui, de nos jours, ont scellé de leur sang leur appartenance apostolique et leur fidélité à l’Agneau. œ l’horizon se dessine la naissance de nouvelles Églises locales, qu’aucune « super-Église » de type papal ne peut priver de leur liberté dans, le Seigneur (canon 8, 3ème Concile œcuménique) car ce serait une attaque contre l’essence même de l’Église. Sans toutes ces Églises locales, il est impensable de résoudre quelque problème ecclésiastique que ce soit ayant une importance œcuménique, et encore moins les problèmes qui les concernent directement, c’est à dire les problèmes de la Diaspora. La lutte séculaire de l’Orthodoxie contre l’absolutisme romain a été une lutte pour cette liberté de l’Église locale en tant que catholique et œcuménique, totale et universelle. Allons-nous aujourd’hui emprunter la voie de la Rome déchue ou celle d’une « deuxième » ou « troisième » Rome ? Constantinople qui, au cours des siècles passés, en la personne de ses saints et grands hiérarques, de son clergé et de son peuple, s’est opposé énergiquement à la tutelle et à l’absolutisme du pape de Rome, veut-elle aujourd’hui ignorer les traditions œcuméniques de l’Orthodoxie, et les remplacer par des « ersatz » néo-papistes de la « deuxième », de la « troisième » ou de je ne sais quelle Rome ?

Vénérables Pères, nous tous, Orthodoxes, nous ressentons et comprenons l’importance et la signification de la Diaspora orthodoxe pour l’ensemble de l’Église orthodoxe et pour chacune des Églises orthodoxes, en particulier. Cette question peut-elle être résolue comme le veut Constantinople, sans consulter et sans y faire participer le peuple croyant orthodoxe, la hiérarchie, les pasteurs et les théologiens de cette même Diaspora qui s’accroît de jour en jour ? Il n’y a pas de doute, le problème de la Diaspora orthodoxe constitue pour l’Église une question exceptionnellement importante, une question qui pour la première fois de l’histoire remonte à la surface avec une force telle et une intensité telle, qu’il serait vraiment indispensable de convoquer à ce sujet un concile proprement œcuménique, de convoquer tous les évêques, mais vraiment tous les évêques de toutes les Églises orthodoxes. La deuxième question que, suivant notre sentiment et notre avis, pourrait et devrait discuter aujourd’hui un concile véritablement œcuménique de l’Église orthodoxe, est le problème de l’œcuménisme ». Ce serait, en fait, un problème ecclésiologique, c’est à dire le problème de l’Église en tant qu’organisme – seul et unique organisme du Dieu incarné – qui est mis en doute par le syncrétisme œcuménique. Cela est également par rapport avec le problème de l’Homme auquel le nihilisme des idéologies contemporaines – et particulièrement des idéologies athées, creuse une tombe sans salut. Ces deux problèmes ne peuvent être résolus équitablement et conformément à l’Orthodoxie qu’à l’aide de l’enseignement inspiré par Dieu, à la manière des véritables conciles œcuméniques d’antan. Je laisse pour l’instant de côté cette question, pour ne pas encombrer ma présente supplique d’un nouveau problème et pour ne pas l’allonger davantage.

Cependant, bien que le problème de la Diaspora soit très important et très douloureux pour l’actualité orthodoxe, les conditions existent-elles pour apporter au Concile une solution juste, orthodoxe et conforme aux enseignements des Pères de l’Église ? Toutes les Églises orthodoxes sont-elles en mesure d’être représentées et d’être réellement présentes – librement et sans aucun empêchement – au Concile œcuménique ?

Les représentants de certaines Églises, notamment de celles qui se trouvent sous la domination de régimes qui combattent Dieu, sont-ils vraiment libres de définir et de défendre les positions orthodoxes ? Une Église qui renonce à ses martyrs peut-elle être un témoin fidèle de la Croix du Golgotha et peut-elle être le porte-parole de l’esprit et de la connaissance œcuménique de l’Église du Christ ? Avant que n’ait lieu le Concile, il convient de poser la question si la conscience de millions de néo-martyrs blanchis par le sang de l’Agneau pourra s’y exprimer ? La réalité historique en témoigne : chaque fois que l’Église était sur la croix, chacun de ses membres était appelé à témoigner de la Vérité et non à discuter des problèmes imaginaires ou de chercher de fausses solutions aux problèmes réels « pêchant en eau trouble », en vue de réaliser certaines ambitions. Ne faudrait-il pas réfléchir à ce fait : tant que l’Église était persécutée, il n’y eut point de concile œcuménique, ce qui ne veut pas dire que l’Église de Dieu n’agissait pas et ne vivait pas de manière œcuménique. Ce fut même sa période la plus fertile et la plus riche en moisson. Plus tard, lorsqu’eut lieu le Premier Concile œcuménique, alors se réunirent les martyrs et les évêques, montrant leurs plaies et leurs cicatrices, éprouvés par le feu du martyre, et ils purent témoigner librement du Christ – leur Seigneur et leur Dieu. Leur esprit soufflera-t-il cette fois-ci, autrement dit, de tels évêques contemporains pourront-ils avoir la parole au Concile prévu, pour que le Concile réfléchisse vraiment dans l’Esprit-Saint et parle et décide en Dieu, ou bien la parole appartiendra-t-elle à ceux qui ne sont pas libres des forces de ce monde et de ce siècle ? Prenons en exemple un groupe d’évêques de l’Église russe hors-frontières qui, malgré toutes leurs faiblesses humaines, portent sur eux les plaies de leur Seigneur et les plaies de l’Église russe se cachant dans le silence devant les persécutions égales à celles de Dioclétien : ils sont à l’avance exclus de toute participation au Concile par Moscou et par Constantinople et, de ce fait, ils sont condamnés au silence. Ou bien les évêques de Russie et d’autres pays officiellement athées, qui non seulement ne pourront pas participer librement au Concile, ne pourront pas y prendre la parole ni décider librement, mais dont certains ne pourront même pas venir au Concile. Et ne parlons pas des possibilités qu’eux-mêmes et leurs Églises ont pour se préparer convenablement à un événement aussi grand et aussi important. Cela indique clairement qu’à ce Concile la conscience martyrisée de l’Église sera interdite de parole, que la présence de son entité ecclésiastique sera interdite, comme a été interdite la présence d’un porte-parole et d’un témoin exceptionnel lors de l’Assemblée de Nairobi (je pense à Soljenitsyne).

À un moment où le Seigneur Jésus-Christ et la Foi en Lui sont crucifiés sur une croix plus terrible que toutes les précédentes, laissons de côtés la question de savoir à quel point il est normal et moral que ses disciples cherchent à déterminer lequel sera le premier parmi eux; au moment où Satan convoite non seulement le corps, mais aussi l’âme de l’homme et du monde, où l’homme est menacé d’autodestruction que les disciples du Christ se préoccupent des mêmes problèmes, et cela de la même manière que les idéologies anti-chrétiennes contemporaines, celles qui vendent le Pain de Vie pour un plat de lentilles ?

Étant donné les faits mentionnés ci-dessus et douloureusement conscient de ces faits et de la situation de l’Église orthodoxe contemporaine et de l’état du monde en général – qui ne s’est pas essentiellement modifié depuis que j’ai adressé ma précédente Supplique au Saint-Synode (en mai 1971), ma conscience m’ordonne de m’adresser encore une fois à vous, de vous présenter cette supplique pour exposer mon anxiété filiale au Saint Synode de l’Église serbe martyre : Que notre Église serbe s’abstienne de participer aux préparatifs pour le soi-disant « Concile œcuménique », et surtout qu’elle s’abstienne d’y participer. Car, si un tel concile avait lieu – ce qu’à Dieu ne plaise – on n’en peut attendre que le schisme et l’hérésie et la perte d’âmes innombrables.