Perspectives ecclésiologiques

PERSPECTIVES ECCLESIOLOGIQUES

R. P. Jean MEYENDORFF

Revue « Contacts » n° 26
1959

Il serait difficile de nier que le problème de l’Eglise se trouve aujourd’hui au centre des préoccupations – théoriques ou pratiques – des chrétiens, indépendamment de leur appartenance confessionnelle. Le mouvement unioniste gagne chaque jour en étendue et en profondeur et la récente initiative du pape Jean XXIII lui donne une actualité accrue. Les progrès de la technique – notamment dans le domaine des communications – rendent chaque jour plus réel le sens de l’unité des hommes et posent d’une manière nouvelle et planétaire les problèmes sociaux. L’émancipation des peuples anciennement colonisés et leur entrée, déjà réalisée ou imminente, dans le circuit toujours plus rapide du progrès matériel de l’humanité révolutionnent les données qu’un missionnaire chrétien avait à brasser il y a seulement vingt ans. Enfin, face aux cadres sociaux traditionnels, le défi marxiste – bien que spirituellement et socialement dépassé – continue d’avoir, en pratique, une importance primordiale.

Cette situation du monde qui nous entoure, nous impose – à nous, orthodoxes – une prise en considération plus rigoureuse de notre foi concernant la communauté à laquelle nous appartenons par notre baptême, l’Eglise de Dieu. Cette prise de conscience nous amènera à voir l’abîme qui, hélas, sépare notre foi de nos habitudes et de notre conduite réelle. Elle nous invitera aussi à rétablir, dans la théorie comme dans la pratique, une véritable échelle des valeurs et un vrai sens de nos responsabilités.

I. L’Eglise-communauté

« Que deux ou trois soient réunis en mon Nom, je suis Zone de Texte: là au milieu d’eux » (Matth. 18,20). Ces paroles du Seigneur doivent être considérées comme l’un des textes ecclésiologiques fondamentaux du Nouveau Testament. Elles affirment explicitement que la réunion d’une communauté est une condition de la présence du Christ ; le nombre n’a point ici d’importance; ce qui importe, c’est la réunion elle-même qui devient non seulement une réunion humaine, mais une union avec le Christ. Cette dimension objective de l’assemblée des chrétiens est souvent soulignée par les Pères de l’Eglise ancienne : « Ayez donc soin de vous réunir plus fréquemment, écrit s. Ignace d’Antioche, pour rendre à Dieu actions de grâces et louanges. En effet quand vous vous rassemblez souvent, les puissances de Satan sont abattues et son œuvre de ruine détruite par la concorde de votre foi. Rien n’est meilleur que la paix qui réduit à rien toute guerre que nous font les puissances célestes et terrestres » (Epître aux Ephésiens, 13).

Dans la perspective de s. Ignace d’Antioche, l’assemblée eucharistique des chrétiens est donc avant tout un signe objectif de la paix que Dieu a établie entre lui-même et son peuple et à laquelle les hommes sont appelés à communier ensemble ; y prendre part, ce n’est pas seulement un acte utile à notre salut personnel, mais un acte de combat, à résonance cosmique, contre celui qui sème la haine et qui établit son empire usurpé sur la terre grâce au péché et à la mort. Il n’est donc pas étonnant que les chrétiens aient toujours considéré la participation à l’assemblée commune comme essentielle à leur foi. Aux premiers siècles, lors des persécutions, l’Eglise était vulnérable à cause de son culte communautaire. Le Christianisme, proclamé reliai° illicita, ne s’est pas transformé en religion individuelle que l’Etat romain aurait certainement tolérée et qui n’aurait présenté aucun danger pour ses membres. Et pourtant, comme il aurait été facile aux chrétiens d’établir entre eux un lien « spirituel », en renonçant à leurs réunions dominicales, facilement dénoncées ou repérées ! S’ils ne l’ont pas fait, c’est uniquement parce qu’ils concevaient leur religion comme une appartenance concrète à une communauté visible et sacramentelle et qu’ils ne pouvaient admettre aucune spiritualisation de cette appartenance. Pour appartenir à l’Eglise, le chrétien doit faire matériellement partie de la communauté locale, participer d’une façon permanente à la vie sacramentelle de cette communauté, devenir vraiment le « prochain » de ses frères.

C’est, en effet, pour annoncer la réalité du Royaume et de l’Eglise que le Christ parlait de l’amour du prochain. L’amour chrétien n’est pas un amour abstrait de l’humanité : c’est un amour personnel envers ceux qui réellement se trouvent à côté de nous, avec lesquels nous sommes appelés à converser et à vivre. Comme il est plus facile d’aimer ceux qui sont loin ! A la différence de « l’amour du prochain » enseigné par le Lévitique et pratiqué par les Juifs, l’amour chrétien n’admet aucune exclusive : lorsque l’on demanda au Christ qui était « le prochain », il répondit par la parabole du bon Samaritain en désignant le « prochain » au sein d’un peuple que les Juifs honnissaient. Les chrétiens sont ainsi appelés à être une communauté qui transcende toute barrière de race ou d’intérêt, qui est fondée non pas sur des valeurs naturelles ou des sentiments, mais sur la grâce. L’amour ne provient pas de nous, mais de Dieu : c’est un « fruit de l’Esprit » (Galates 5,22) et, pour cette raison, il « ne périt pas » (I Cor. 12,8), alors que tous les sentiments humains périssent inéluctablement.

Par la mort et la résurrection baptismales, nous accédons à une vie nouvelle, une vie qui est celle de Dieu : nous devenons Corps de son Fils, devenu homme pour nous. Ensemble, nous constituons ce Corps : voilà pour quoi notre réunion en Son Nom, implique vraiment Sa présence. Voilà pourquoi, dès les origines, l’Eglise n’admet pas, à l’assemblée eucharistique, la présence des non baptisés (cf. le renvoi des catéchumènes) : objectivement ils ne sont pas greffés au Corps et ne peuvent donc faire partie de l’assemblée réunie « au nom du Christ ». Voilà pourquoi tout péché nous exclut de la communauté et implique une réconciliation par la pénitence : le péché est toujours un péché contre l’Amour de Dieu, alors que l’assemblée ecclésiale est amour. Les premiers chrétiens employaient, en effet, le terme grec agapé. (amour) pour désigner cette assemblée. Dieu lui-même est Amour et l’Eglise ne fait que le manifester.

Tous ces faits que nous révèle l’Ecriture montrent à quel point il serait vain, dans la tradition orthodoxe, d’opposer vie morale et vie sacramentelle : il n’y a qu’une seule vie divine accordée aux hommes en Jésus-Christ. Les sacrements de l’Eglise sont les actes par lesquels cette vie nous est personnellement donnée et, de notre part, ils impliquent la reconnaissance que toute vertu vient de Dieu et la détermination de vivre conformément à Sa volonté !

Ces considérations préliminaires nous amènent à quelques conséquences importantes pour une formulation adéquate de l’ecclésiologie orthodoxe.

2. Conséquences internes.

Dans la mesure où, sacramentellement, les chrétiens constituent un Corps unique, la communauté chrétienne possède une structure propre, liée à sa nature sacra­mentelle. Et dans la mesure où le Corps du Christ est totalement présent à chaque eucharistie, cette structure se manifeste totalement à chaque assemblée. Dans les premiers siècles, toutes les communautés locales possédaient une seule et même structure : le peuple, réuni autour d’un évêque et d’un collège d’ « anciens » ou de presbytres. Plus tard, des raisons diverses amenèrent les évêques, qui à l’origine présidaient toujours personnelle­ment l’assemblée eucharistique, à déléguer leur pouvoir aux presbytres, mais l’évêque restait chef unique de son église et, aujourd’hui encore, aucun prêtre ne saurait célébrer validement l’Eucharistie sans une délégation formelle et personnelle de l’évêque.

Pourquoi ce rôle unique et essentiel de l’évêque dans l’Eglise ? Parce que l’assemblée eucharistique est essentiellement la Cène que le Seigneur célébra dans la chambre haute ; elle est aussi, essentiellement, le miracle qui se produisit le jour de la Pentecôte, lorsque l’Esprit descendit sur les apôtres. Par la puissance de l’Esprit, la Parole du Maître s’y fait entendre et le Pain et le Vin deviennent Corps et Sang du Christ : l’évêque – ou son remplaçant – est celui qui annonce cette Parole de Dieu, il est celui qui préside l’assemblée qui, alors, fut présidée par le Seigneur lui-même. En un mot, conformément à s. Ignace d’Antioche, il est l’image de Dieu clans l’Assemblée, le chef du Corps visible du Christ. Il est tout cela sacramentellement, dans l’Eglise, et non au-dessus d’elle, car il n’y a pas d’évêque en dehors de l’Eglise, comme il n’y a pas de tête, là où il n’y a pas de corps. La fonction épiscopale, qui se distingue en cela de l’apostolat, a toujours été une fonction de préséance clans les Eglises locales et ne saurait donc exister en dehors d’elles. La pratique actuelle de l’Eglise Orthodoxe connaît bien des évêques titulaires, mais les titres qu’ils portent obligatoirement rappellent – d’une manière nominale, il est vrai – la norme selon laquelle il n’y a pas d’évêque sans Eglise.

Chef de son Eglise, l’évêque est également le garant de la continuité de l’Eglise dans l’histoire et de son unité. Cette continuité et cette unité sont, elles aussi, des manifestations de la nature sacramentelle de l’organisme ecclésial : il n’y a absolument qu’un seul baptême et qu’une seule eucharistie qui, dans l’histoire, se perpétuent à partir des apôtres et qui, dans l’espace, sont célébrés dans toutes les Eglises locales. Il en résulte qu’il n’y a absolument qu’une seule tradition, une seule vérité, parce qu’il n’y a qu’un seul Esprit, un seul Christ et une seule Eglise. La continuité historique est assurée par ce que nous appelons la « succession apostolique » des évêques, qui est à la fois une succession sacramentelle et une fidélité doctrinale, l’une impliquant nécessairement l’autre. Quant à l’unité, elle est manifestée par l’accord des Eglises dont les évêques sont les témoins et les gardiens. Pour préserver cette unité, la tradition ecclésiastique créa des groupements d’Eglises, toutes sacramentellement identiques : dans le cadre de l’Empire christianisé, les Eglises voisines se groupèrent en provinces autour de quelques grandes villes où siégèrent des « métropolites » ou des « patriarches ». Aujourd’hui, ces groupements coïncident souvent avec les frontières politiques et ethniques : de là de regrettables confusions qui aboutissent à des abus véritables. L’Eglise Orthodoxe se présente ainsi extérieurement comme une « fédération d’Eglises nationales, alors que canoniquement ces Eglises nationales – ou « autocéphalies » – ne sont que des provinces ou des groupes de diocèses d’une Eglise unique. Enfin, une responsabilité particulière pour la garde de l’unité fut universellement reconnue à l’Eglise de Rome, comme au premier des « patriarcats ». Cette responsabilité n’avait évidemment rien d’une « juridiction universelle » ou d’une « infaillibilité » doctrinale. De tels privilèges ne peuvent appartenir à l’une des Eglises locales pour la simple raison qu’aucune Eglise ne peut posséder une grâce sacramentelle différente de celle des autres. Dans l’Eglise, la Vérité divine est une manifestation de la vie du Corps ; or ce Corps est là, tout entier, partout où l’Eucharistie est célébrée. L’Eglise est infaillible, parce qu’elle est le temple de Dieu, toujours fidèle à l’Alliance Nouvelle qu’Il a scellée avec son peuple par le Sang de son Fils. L’infaillibilité n’est donc pas un caractère qui puisse appartenir à une Eglise locale, encore moins à un individu : elle est un attribut de Dieu accordé à ceux qui acceptent Sa grâce. Aucun homme, pas même les évêques qui reçoivent pourtant un charisme particulier d’enseignement, ne peut en disposer comme de son bien propre. La fidélité de l’Eglise à la tradition apostolique est ainsi un acte de la grâce, un miracle de la fidélité divine envers l’Eglise tout entière.

3. Conséquences externes

Fondée sur la grâce et sur un Amour accordé par Dieu, la communauté ecclésiale est ontologiquement différente de toutes les autres communautés humaines. De par sa nature, l’homme fait partie de divers groupes sociaux : – famille, nation ou classe ; certains de ces groupes – la famille, en tous cas – ont été voulus et bénis par Dieu dès la création de l’homme. Et pourtant le Christ annonce qu’Il « est venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère », que l’ « on aura pour ennemis les gens de sa famille », car « celui qui aime son père et sa mère plus que Lui n’est pas digne de Lui » (Matth. 10, 35-37). Tous les groupements humains naturels se trouvent ainsi soumis à la réalité du Royaume, déjà présent dans l’histoire : cette soumission, dans le cas de la famille équivaut à une sublimation, et finalement à la sanctification – c’est là le sens du sacrement du mariage – mais dans les autres cas, le Royaume tend à supplanter totalement les groupements humains naturels : dans l’Eglise, il y a l’homme et la femme, mais « il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni sexe masculin ni sexe féminin, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3,28). Ces groupements ne demeurent que dans le siècle présent, alors que l’Eglise est déjà dans le siècle à venir.

Elle est pourtant dans l’histoire et elle juge l’histoire : elle nous demande d’appliquer dès maintenant les lois du Royaume de Dieu. Voilà pourquoi, les chrétiens de Jérusalem, aux origines de l’Eglise, renonçaient d’eux-mêmes à leurs biens pour les partager avec leurs frères : ce n’était point là de leur part un « communisme chrétien », mais un mouvement naturel qui exprimait leur appartenance à la famille de Dieu. Ce n’était point une « formule » sociale ou une « solution chrétienne » qu’ils apportaient aux « problèmes » de la communauté humaine : c’était un abandon des lois de ce monde et une application intégrale de la loi de l’Amour divin.

Cet exemple nous montre clairement que l’Evangile n’est pas destiné à « résoudre les problèmes sociaux » tels qu’ils sont posés par la société déchue : l’Evangile pose ces problèmes d’une façon nouvelle et y apporte sa propre solution. Il en résulte qu’avant de chercher la « solution chrétienne » des problèmes sociaux, il importe d’accepter la foi et l’Evangile, autrement dit de s’engager personnellement et d’entrer dans la communauté ecclésiale par le baptême. Le christianisme constitue essentiellement un appel au salut adressé à des personnes et la sanctification que Dieu accorde dans l’Eglise est toujours une sanctification personnelle. Les plus grands malentendus de l’histoire chrétienne ont été provoqués par des erreurs commises dans ce domaine, notamment lorsque l’on a voulu, au Moyen-Age, sanctifier l’Etat, avant d’en convertir tous les serviteurs.

Le refus chrétien de sanctifier les sociétés humaines – à l’exception de la famille – ne signifie pas que les chrétiens doivent se désintéresser du monde. Bien au contraire : c’est en sanctifiant ce qui n’est pas sanctifiable que l’on aboutit à une attitude passive, en croyant avoir atteint le but recherché. Les sociétés humaines, comme toute notre vie dans le monde présent, restent, jusqu’à la Seconde Venue du Sauveur, un champ d’action ou, pour reprendre une image biblique, une pâte dont nous sommes le levain ou le sel. Avant la Parousie, notre tâche n’y sera jamais achevée et, alors, nous serons jugés sur les résultats que nous aurons atteints. Il nous faut, cependant, avoir une idée claire sur ce que nous devons faire : toute notre action doit tendre non pas à sanctifier des notions abstraites ou impersonnelles, mais à amener dans l’Eglise des personnes vivantes, soit par la mission directe, par l’annonce de la Parole de Dieu, soit en contribuant, par notre action dans l’Etat, dans la profession que nous exerçons, dans le milieu où nous vivons, à ouvrir aux hommes, nos « prochains », la voie de la vérité. Car, enfin, ce sont des hommes vivants qui sont en train de conquérir l’univers par la technique et c’est de nous qu’il dépend qu’ils le fassent au nom de Dieu et en conformité avec la vraie destinée de l’homme.

Toutefois, pour appeler les non chrétiens à l’Eglise, il faut que l’Eglise se présente à eux sous son jour véritable, qu’elle se manifeste vraiment comme cette communauté fondée sur l’Amour et l’Esprit dont nous parle le livre des Actes. Notre responsabilité, en tant qu’orthodoxes, est très grande sur ce point précis : l’Eglise Orthodoxe a préservé intact le principe d’une structure ecclésiale fondée sur les sacrements et qui ne se transforme pas en superstructure, étrangère à la nature sacramentelle de l’organisme ecclésial. Nous seuls, donc, sommes les dépositaires de la vraie ecclésiologie chrétienne. Que faisons-nous de ce dépôt sacré ? Il suffit manifestement de poser la question pour mesurer l’étendue du scandale.

Divisés en groupements nationaux, préoccupés de faux messianismes, l’esprit encombré d’idées venues du protestantisme ou du catholicisme romain – tout en nous attribuant le mérite d’avoir préservé la vraie foi – nous décevons chaque jour la grande espérance que certains de nos frères non orthodoxes mettent en nous. Et pourtant, si nous arrivions à surmonter nos querelles, si nous parvenions à manifester vraiment, partout où nous sommes, l’unité de l’Eglise, si, au lieu de nous diviser en juridictions plus ou moins rivales, nous établissions partout l’unité visible de la structure ecclésiale, telle qu’elle est prescrite par les canons de l’Eglise, en surmontant les rivalités et les susceptibilités nationales, si nous cherchions sérieusement à appliquer les principes dont nous nous faisons verbalement les défenseurs, nous découvririons aussi que les épreuves historiques de l’Eglise Orthodoxe d’Orient, qui nous servent souvent à expliquer nos faiblesses d’aujourd’hui, n’ont été qu’une préparation providentielle à la mission universelle qui nous incombe aujourd’hui.