Pourquoi la foi orthodoxe a-t-elle été donnée à la Sainte Russie ?

POURQUOI LA FOI ORTHODOXE
A-T-ELLE ÉTÉ DONNÉE À LA SAINTE RUSSIE ?

Discours à la « Société des Zélateurs de la Foi et de la Charité »
22 octobre 1901

traduit du russe par Clément Heinisch

Mgr Serge, évêque de Lambourg (futur patriarche Serge de Moscou)

« J.O.I.E. » n° 222 – Août 2008

Notre Église sait ce qu’elle doit au patriarche Serge de Moscou : alors que l’Église de Russie était dans de grandes difficultés, il réalisa l’importance du mouvement mis en route en France par Monseigneur Irénée Winnaert et nous donna, en juin 1936, la charte de l’orthodoxie occidentale sous laquelle nous vivons aujourd’hui. Empli de hèle pour que la vérité du Christ s’incarne dans le monde, ce pasteur admirable a su discerner comment l’Église pouvait vivre sous les persécutions d’un gouvernement athée et, dans un même temps, s’élevant au-dessus de la charge de son seul troupeau, il a su rester attentif aux chrétiens d’Occident et à leur quête, et bénir l’Église orthodoxe de France, confirmant par cet acte prophétique que la foi orthodoxe n’est pas seulement russe, grecque, roumaine, etc. mais universelle.

Le texte récemment traduit que nous publions dans ce numéro est un discours qu’il prononça lors de l’ouverture de la réunion annuelle de la  » Société des Zélateurs de la Foi et de la Charité « , le 22 octobre 1901, alors qu’il était le tout jeune évêque de Lambourg, dans la région de Saint-Pétersbourg. C’est celui d’un confesseur de la foi : écrit au début du siècle dernier, il est toujours d’actualité ; parlant de la Russie, il s’applique tout aussi bien à nous et à notre peuple.

Me trouvant pour la première fois à une réunion de la Société des Zélateurs de la Foi et de la Charité, et demandant à Dieu, en prière avec vous, la bénédiction pour les travaux de l’année qui vient, je me vois obligé de m’arrêter, avec une attention particulière, sur le but et les missions de la Société, et je ne résiste pas à livrer les réflexions qu’ils m’inspirent.

La foi et la charité sont le fondement le plus essentiel du christianisme, ce sont les deux préceptes importants légués par le Christ, et c’est à partir d’eux que se forme la vie véritable, en laquelle réside notre salut éternel. Être zélateur de la foi et de la charité signifie renforcer en soi et chez les autres ce à quoi seulement le chrétien doit penser, et ce pourquoi seulement la vie vaut la peine d’être vécue. Il est impossible de ne pas souhaiter que tous, en Russie, deviennent de tels zélateurs.

À ce propos, on se souviendra de la parabole dans laquelle notre Seigneur Jésus-Christ enseigne quelle attitude doit adopter les hommes face à la foi véritable qui leur est donnée. «Le Royaume des Cieux, dit le Seigneur, est semblable à un trésor caché dans un champ. Quand l’homme découvre ce trésor, il s’en va et vend tout ce qu’il possède afin de pouvoir acheter ce champ et acquérir ce trésor » (Mt 13, 44).

Le Royaume de Dieu et le salut éternel de l’âme sont plus chers que tout pour l’homme, et pour lui il est prêt à sacrifier ce qu’il possède, sa famille et sa patrie. Il abandonne tout cela pour acquérir ce trésor

Ainsi, dès lors que nous savons que l’enseignement du Christ est conservé dans sa pureté inaltérée au sein de l’Église orthodoxe, et qu’en conséquence, en elle réside, la source de vie et le salut éternel, alors de notre côté nous devons tout faire pour appartenir à cette Église, et en cas de besoin, nous devons sacrifier ce que nous avons afin que, d’une façon ou d’une autre, nous ne perdions pas cette appartenance. Notre bonheur personnel et terrestre, le souci que nous avons pour nos proches, notre utilité sociale ou publique, tout cela occupe une place qui vient après la foi, tout cela ne justifie pas qu’on la néglige. Nous devons vendre tout cela afin d’acheter le champ dans lequel est caché le trésor.

C’est véritablement ainsi que vivait la Sainte Russie dans les temps anciens. La foi dans le Christ était pour elle cette « bonne perle » contre laquelle elle était prête à échanger toute gloire et toute prospérité terrestre, ainsi que sa propre existence en tant qu’État. Si la foi orthodoxe n’est plus ou s’il existe un danger qui menace sa pureté, alors à quoi bon les biens terrestres ; dans ce cas, que la Russie elle-même disparaisse, pourvu qu’elle ne cesse pas d’être orthodoxe, pourvu qu’en elle la lumière de la vérité, qu’il lui a été donné de faire briller, ne s’éteigne pas.

C’est ainsi que vivaient nos anciens princes et guerriers, qui échangeaient le porphyre contre la tonsure, et le champ de bataille contre le monastère ; c’est ainsi que vivaient les saints, et avec eux tout le peuple russe. Souvenons-nous au moins avec quelle réserve se comportaient nos ancêtres face à toutes sortes d’emprunts étrangers, et comme ils craignaient d’adopter d’autres coutumes, d’autres vêtements, des inventions et des innovations diverses, lesquelles étaient parfois incontestablement utiles.

Beaucoup ont ri et rient encore de tels comportements ; en effet, il y a là beaucoup de naïveté et de ridicule. Mais ici, aucune étroitesse d’esprit, aucun obscurantisme et aucune routine de l’esprit, aucune peur de la lumière du fait de l’ignorance. Ici, on est face à quelque chose de profond et de précieux, dont il ne nous serait pas inutile de tirer leçon. Nos ancêtres candides pensaient que l’âme est supérieure au corps, que l’éternel est supérieur au temporel, que le céleste est supérieur au terrestre, et ils voulaient vivre conformes à cela.

Peu importe, pensaient-ils, que les peuples occidentaux soient plus développés que nous, que leur vie soit mieux construite, qu’ils soient plus riches et plus forts, qu’enfin ils aillent constamment de l’avant alors que nous restons sur place – nous ne les suivrons que lorsque nous serons complètement certains que cela ne nous fera pas perdre l’unique nécessaire, que cela ne gâchera pas notre foi, que cela ne distraira pas nos cœurs de la vie orthodoxe. Et dans la mesure où nous n’en sommes pas certains, alors votre richesse, votre prospérité matérielle et même votre science ne nous sont pas nécessaires. Tout cela est pour nous très attractif et hautement nécessaire, mais cela ne peut pas remplacer la vérité ni le salut éternel.

Depuis cette époque, beaucoup de temps s’est écoulé et beaucoup de choses ont changé en Russie. Nous ne craignons plus de faire des emprunts à l’Occident. Nous allons de l’avant avec les autres. Notre richesse nationale a augmenté, la situation extérieure a changé et s’est améliorée, la vie sociale a été enrichie d’une prospérité auparavant inconcevable. La force de notre nation a aujourd’hui atteint un niveau inhabituel, un génie d’une saisissante élévation, et la voix de la Russie, qui auparavant était faible, qui avait du mal à atteindre ses propres frontières et qui se perdait, impuissante, au cœur de ses forêts impénétrables, tonne aujourd’hui fort et résolument à travers le monde entier, et tous sont à son écoute. Nous sommes devenus une puissante nation et un grand peuple.

Mais cette frappante réussite a été achetée au prix fort. En courant après la prospérité des autres peuples et des autres nations, sans nous en rendre compte, nous avons accordé à cette prospérité une valeur en elle-même, de même que nous avons fait du profit social et national un bienfait tellement incontestable et se suffisant à lui-même qu’à côté de lui tout le reste a perdu du sens. Sans nous en rendre compte, nous avons commencé à attacher du prix à notre foi seulement parce que sur elles reposent notre puissance nationale, la prospérité de notre vie sociale et notre existence comme peuple indépendant. Les rapports ont changé : ce n’est plus le corps qui sert l’âme, c’est le contraire, l’âme existe afin que le corps vive mieux.

Vu de l’extérieur on dirait que tout est comme avant. Notre Russie porte toujours le nom d’orthodoxe et se flatte d’être orthodoxe ; chaque évènement plus ou moins marquant de notre vie nationale, sociale ou privée l’âme continue, sans changement, d’être consacré par l’office divin, et sur le lieu de ces évènements on érige des monuments religieux et des églises superbes ; comme auparavant, nous soutenons l’orthodoxie chez nous comme au dehors, et nous qualifions de traître celui qui décide d’abandonner ouvertement l’orthodoxie. Mais à côté de ces retentissantes déclarations à propos de notre orthodoxie, nous restons indifférents à sa substance même, nous ne remarquons pas que notre vie – privée comme publique – n’est pas du tout structurée selon l’orthodoxie, qu’elle n’est pas basée sur les principes que nous enseigne la foi ; nous ne remarquons pas que la voix de notre Église, exprimée dans ses canons et ses règles, dans ses prescriptions et ses prières, ne nous apparaît pas du tout comme une nécessité.

Ayant oublié la véritable valeur de la foi et en attendant d’elle des avantages et un profit terrestres, sommes-nous capables d’obéir de toute notre âme à ce que nous dicte notre foi, et en particulier de prendre de la peine pour qu’elle devienne pour nous véritablement une règle de vie ? Les conséquences de cette attitude irréfléchie envers le saint des saints de notre conscience sont devant nos yeux. De tous côtés se font entendre des plaintes à propos d’appauvrissement spirituel, d’inertie de notre Église, et ainsi de suite.

Dans le passé, dit-on, la foi orthodoxe niait triomphalement à la renomme de tous et ne craignait aucune secte ; il y avait alors des gens qui partaient pour de lointains pays à leurs risques et périls, et qui soumettaient à la Croix des peuples entiers sans les mettre à feu et à sang. Il semblerait qu’à l’heure actuelle ce type de personnes aient disparu ; les missions ont perdu leur force d’antan, notre société reste sans défense devant toutes sortes de tendances, et elle est tentée par les sectes et la division.

Ces plaintes, bien entendu, sont exagérées, mais il y a du vrai en elles, et elles sont tout à fait compréhensibles. Encombrée par toutes sortes d’occupations parasites, appelée à servir la terre et le monde, notre foi peut-elle être, dès lors, vivante et active ? « …Ayant connu Dieu, ils ne Lui ont pas rendu comme à un Dieu gloire ou actions de grâce » (Ro 1, 21). Ayant connu la foi véritable, nous ne l’avons pas appréciée à sa véritable valeur, mais au contraire, attachés aux vanités de ce monde, il nous a semblé bon de l’utiliser pour nos petits besoins terrestres. C’est pourquoi nous nous sommes appauvris moralement, parce que l’esprit qui faisait vivre et croître l’ancienne Russie s’est envolé loin de nous.

Ainsi nous allons mettre du cœur à l’ouvrage, frères, et prier pour que notre Sainte Russie se redresse, pour qu’elle prenne conscience qu’elle a reçu de Dieu une perle inestimable, la foi orthodoxe, et qu’elle l’a reçue non pour s’enrichir et se glorifier en ce monde, mais afin de conduire ses fils au salut éternel et d’annoncer ce salut aux autres peuples.

Prions, pour qu’en Russie se redresse l’Église orthodoxe et qu’en ouvrant largement ses ailes, elle y regroupe ses fidèles enfants, qui lui appartiennent sans duplicité.

Alors aucun ennemi ne sera plus effrayant pour elle ; elle est basée sur la foi, « et les portes de l’enfer ne tiendront pas contre elle (Mt16, 18). »

Évêque Serge
(traduit du russe par Clément Heinisch).