Revue Présence Orthodoxe

Revue trimestrielle

Présence Orthodoxe est la revue de l’orthodoxie dans son expression occidentale, publiée tous les trimestres depuis 1967 par le Centre Orthodoxe d’Édition et de Diffusion (COED) de l’Église Catholique Orthodoxe de France. Présence Orthodoxe e été fondée en 1967 par le saint évêque Jean de Saint-Denis (*). Elle s’applique à transmettre un enseignement en communion avec la tradition patristique ininterrompue jusqu’à nos jours dans les Églises orthodoxes.

Outre la publication de textes de théologie et de spiritualité, ses rubriques tendent à déchiffrer le sens des valeurs de la culture moderne à la lumière de la tradition chrétienne orthodoxe. Elle manifeste ainsi le souci de sauvegarder une tension créatrice entre tradition et interrogation, en vue de constituer, dans l’unité de la foi, le véhicule d’un savoir vivant.

(*) En 2020, l’Église Catholique Orthodoxe de France a reconnu saints, ses deux pères fondateurs : Monseigneur Jean (Eugraph Kovalevsky) qui fut évêque de Saint-Denis, sous le nom de saint Jean de Saint-Denis (souvent appelé aussi saint Jean de Paris) ; et l’archimandrite Irénée Winnaert sous le nom de saint Irénée le Nouveau. Eugraph Kovalevsky a voué sa vie à la restauration de l’Église Orthodoxe Occidentale jusqu’à sa naissance au ciel le vendredi 30 janvier 1970 à 15h, jour de la fête des Trois Saints Docteurs. En savoir plus …

Rédaction

  • Adresse : 96, Boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
  • Directeur de publication : Évêque Benoît de Pau et d’Aquitaine-Provence | [email protected] | 06 17 13 08 05
  • Comité d’édition : Évêque Benoît de Pau / Prêtre Irénée Moutiers / Hubert Ordronneau – Recteur de l’Institut Orthodoxe Français de Paris (Saint-Denys l’Aréopagite) / Christian Bange / Catherine Lauranceau
  • Mise en page : Agnès Salvarelli

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Quelques articles

Présentation de Présence orthodoxe (n° 174, 3ème trimestre 2013)

« Démonstration de la prédication apostolique » de saint Irénée

Conférence par le Père Eugraph Kovalevsky, futur évêque Jean de Saint-Denis.

Ce texte est l’une des trois conférences prononcées par le Père Eugraph, futur Monseigneur Jean, en la ville de Lyon, probablement en 1959 ou dans les années suivantes.

Il a déjà été publié en 1998, en trois parties, dans les numéros 113, 114 et 115 de Présence orthodoxe. Nous avons conservé, pour l’essentiel, la présentation d’origine (notamment les intertitres).

Dans l’introduction de cette première publication, on pouvait lire : « Mgr Jean s‘exprime avec cette intelligence et cette liberté qui lui sont propres et qui donnent l’impression d’une improvisation alors même qu’il possède parfaitement son sujet. Le texte de style oral a dû être resserré en vue d’une lecture où nous échappent nécessairement les impulsions de la voix et les émotions qu’elles produisent. Nous espérons ne pas l’avoir trahi. »

Monseigneur Jean traitera le même sujet, à l’Institut Saint- Denys, au cours de l’année universitaire 1963-1964. Ce cours avait fait l’objet d’un enregistrement partiel et d’une transcription malheureusement incomplète, actuellement à l’étude, et qui reste pour l’instant inédite.

« Saint Irénée de Lyon, Père apostolique du iie siècle – un peu oublié à Lyon, malheureusement – […] n’est pas seulement le patron de Lyon, mais le premier grand théologien du christianisme. Il reste actuel jusqu’à notre époque, il dépasse les temps, et pour cela, déjà, il est intéressant de l’étudier, de se plonger dans sa pensée, dans son enseignement. […]

« Quant à ce livre que je veux vous présenter, Démonstration de la prédication apostolique, Eusèbe de Césarée en parle déjà dans son Histoire ecclésiastique, mais ce n’est qu’au xxe siècle, en 1904, en Arménie, qu’un archimandrite, Monseigneur Karapet, en découvrit une traduction en arménien. Heureusement une traduction littérale […]. Ainsi on a dû attendre mille ans pour retrouver ce document, mais cela a bouleversé l’opinion de la majorité des historiens chrétiens sur l’Église primitive. On se trouve en présence d’une doctrine solide et développée, et non pas hésitante, comme on la présentait. […]

« En avant-propos, saint Irénée souligne plusieurs points indispensables. Il parle, comme toutes les Églises primitives, des deux chemins : il y a le chemin du salut, et le chemin de la perdition. Cela peut se résumer très simplement : le chemin du salut est celui de l’union avec Dieu. Le but du monde, de l’homme, de la vie chrétienne, c’est cette union. Et les chemins opposés sont ceux qui séparent l’homme de Dieu. Certes, c’est une pensée très simple, mais elle est essentielle […] on peut s’imaginer que la moralité autonome a une valeur, mais si la moralité vous sépare de Dieu, c’est un chemin de perdition, aussi bien que celui des vices. Le sens du mot péché, en hébreux comme en grec, consiste à « mal viser », et l’opposé du péché est de bien viser. L’homme doit viser Dieu. Telle est la première remarque de saint Irénée. […] »

(Introduction par le Père Eugraph Kovalevsky de sa conférence tenue à Lyon sur La démonstration de la prédication apostolique de saint Irénée.)

Présentation de Présence orthodoxe, n° 173, 2ème trimestre 2013

Restauration de la liturgie selon l’ancien rite des Gaules
(Sixième Journée Kovalevsky, samedi 17 octobre 2009)

Présentation

Au cours des années 1930, pendant que le Père Louis Charles Irénée Winnaert (1880-1937), se rapprochait de l’orthodoxie et entreprenait de célébrer la messe en apportant au rite romain alors en usage les modifications qui lui paraissaient nécessaires pour le mettre en conformité avec les dogmes proclamés par les premiers conciles, la Confrérie de Saint-Photius, fondée en 1925 par quelques jeunes étudiants russes, se préoccupait de rechercher les anciens monuments liturgiques de l’Occident, afin de lui restituer l’expression liturgique de la foi qui l’animait à l’époque de l’Église indivise.

C’est ainsi que les travaux de deux de ses membres, Vsevolod Palachkovsky et Eugraph Kovalevsky, basés sur l’examen et la traduction des textes latins jusqu’alors publiés ainsi que sur les études qui leur avaient été consacrées par des érudits et des liturgistes éminents (de Mabillon et Pierre Le Brun au XVIIIe siècle à Dom Henri Leclerc et Dom Lambert Beauduin au XXe siècle, en passant par Vladimir Guettée, Mgr Duchesne et Mgr Batiffol) aboutirent à la célébration à Paris par le Père Eugraph Kovalevsky, le 28 juin 1944, de la liturgie jadis usitée en Occident, telle qu’on en retrouve les éléments essentiels dans un certain nombre de textes antiques, au premier rang desquels il convient de ranger le célèbre document connu sous le nom de Lettres de Saint Germain de Paris.

Quelques années plus tard, Eugraph Kovalevsky put livrer au public le fruit de ses recherches. En 1961, une commission liturgique présidée par l’Archevêque Jean de San Francisco (saint Jean Maximovitch, précédemment archevêque de Bruxelles, et à ce titre chargé par le Synode de l’Église Russe hors frontières d’aider et de guider l’Église Orthodoxe de France) procéda à un examen minutieux des textes adoptés par l’Église Orthodoxe de France en vérifiant leur conformité aux sources alors disponibles, et certifia leur parfaite adéquation à l’expression de la foi orthodoxe.

Il a donc paru souhaitable à l’Institut Saint-Denys de théologie orthodoxe de Paris, fondé en 1944 par la Confrérie de Saint-Photius, de consacrer aux liturgies occidentales non romaines une des Journées d’études instituées à la mémoire d’Eugraph Kovalevsky, qui fut, avec Wladimir Lossky, son principal fondateur. Au cours de la Sixième Journée, qui eut lieu le samedi 17 octobre 2009, furent exposés les aspects historiques de la redécouverte et de la publication des anciens textes liturgiques de l’Église des Gaules ainsi que la manière dont la Confrérie de Saint-Photius, Vsevolod Palachkovsky, l’évêque Jean Kovalevsky, avec l’aide de son frère Maxime, ont exploité les documents disponibles. Les travaux récents d’autres chercheurs sur divers aspects des liturgies pratiquées tant à Rome que dans le reste de l’Occident pendant le premier millénaire ont également été évoqués. Ce sont quelques-uns des textes issus des communications présentées à cette occasion que l’on trouvera dans ce numéro de Présence orthodoxe.

Christian Bange

Extrait de « L’antinomie », cours de l’évêque Jean de Saint-Denis, paru dans le n°170-171

Cet ouvrage est la transcription d’un cours donné par Monseigneur Jean de Saint-Denis à l’Institut orthodoxe français de Paris Saint-Denys l’Aréopagite, dont il était le recteur.

Préface de l’évêque Germain de Saint-Denis

L’évêque Jean exposait clairement et puissamment, dans ses cours à l’Institut de théologie de Paris Saint-Denys, des questions difficiles. En sa manière, il donnait « à entendre et à comprendre » tout comme il arrive à la lecture et à l’écoute de l’Évangile, ce texte au langage toujours simple et au sens (au contenu) rythmé entre le caché et le dévoilé.

Comment une telle lumière et une telle puissance pouvaient-elles surgir dans l’enseignement de cette connaissance urgente pour tous qui est nommée « théologie » ?

– parce que, perpétuellement depuis sa naissance, l’évêque Jean vivait en son esprit sous le sceau de la présence divine, semblable en cela à saint Jean-Baptiste, le Précurseur, qui tressaillait de joie dès et dans le sein de sa mère – Élisabeth – lorsqu’elle reçut la visite de Marie enceinte d’un fils, Jésus. La présence lui faisait proclamer: «Très Sainte Trinité, mon unique ami! »,

– et elle l’obligeait de résoudre toute approche de 1’Homme par Dieu et toute approche de Dieu par l’Homme par le saisissement spontané (il n’est pas question ici de pensée ni de penser) de ces réalités par l’éclairage Trinitaire.

Cet éclairage lui imposait, comme il oblige d’ailleurs tout homme en quête de vérité, de découvrir, de déclarer et de poser dans la conscience humaine, des antinomies telles que divinité et humanité, incréé et créé, unité et multiplicité, virginité et fécondité, bien commun et droit individuel, Juifs et Gentils (cf. saint Paul aux Romains) etc.

Que sont ces antinomies ? Des dualités aux termes irréductibles l’un à l’autre. La personne, par exemple, est irréductible à la communauté et réciproquement. Tout ceci se présente au-delà de toute préférence de quelque nature que ce soit.

Une fois posées l’antinomie, l’opposition et la dualité véridiques, la lumière et la puissance révélatrices de la pensée et de l’action des Trois de la Divinité font dépasser l’antinomie – le deux – et entrer (à la mesure de chacun) dans l’intimité de ce Dieu qui se découvre, se nomme et se communique. « Arrivé là on n’a pas tout mais cela suffit », disait cet enseignant unique dont on entend la voix en lisant ce cours.

Extraits du premier cours (25 novembre 1964)

Nous avons souvent parlé ici, à l’Institut, de l’antinomie, mais en passant. Nous avons touché le dogme antinomique de la Trinité, j’en ai même fait l’exposé durant toute l’année passée, par exemple dans le thème de la mariologie : virginité-maternité, union de deux termes opposés.

La première définition que je puis proposer est que la réalité ontologique ne peut être saisie ni par une définition rationnelle, ni par l’expérience sensible; cette définition est négative. Immédiatement, vous me demanderez ce que j’entends par réalité ontologique. J’appelle réalité ontologique tout ce qui est (du grec ontos : être) réellement en soi, par opposition aux phénomènes, aux apparences, aux manifestations, aux révélations ou aux accidents.

Le mot réalité est moderne, les anciens ne l’employaient pas, mais il est heureux parce que réalité est un terme qui désigne, sans préciser de quoi il s’agit, ce qui est réellement uni au mot antique ontos : la réalité ontologique réellement en soi, au-delà des concepts intellectuels et rationnels, au-delà de l’expérience. Pourquoi ajouter : au-delà des concepts et de l’expérience ? Parce que tout concept, toute structure intellectuelle, toute définition rationnelle – et cela apparaît immédiate­ment – met une certaine transcendance entre celui qui veut connaître et ce qu’il veut connaître. Ce trait du concept, être quelque chose d’intermédiaire, appartient à toutes les pensées intellectuelles, conceptuelles, structurales, logiques ou rationnelles, c’est un caractère abstrait des réalités ontologiques, à placer en harmonie avec d’autres abstractions.

Lorsque vous désirez avoir une certaine vision du monde, une partie du monde, une réalité en harmonie avec d’autres, vous tirez, de ce qui est, ce qui est conforme à votre intelligence ; et vous harmonisez, au nom de cette vision unique, conceptuelle ou structurale comme on dit maintenant, un deuxième monde qui n’est pas ce qui est, mais ce que vous pensez. Et, entre vous et ce qui est réellement, réside le monde conceptuel. Pourquoi, dans cette perspective, le monde moderne est-il heureux ? Parce qu’il affirme que la structure du monde peut être multiple. Il n’y a pas une structure du monde. Je le construis, comme ceci ou comme cela. Donnons un exemple pour faciliter la compréhension. Admettons que nous disions naïvement que la tête est ronde. C’est juste, la tête est ronde. Mais si vous tracez un cercle géométrique et si vous y placez une tête quelconque, vous verrez que le menton dépassera, ou que les joues seront moins larges que votre cercle… Il existe tout un dessin entre le rond abstrait et la tête elle-même, il y aura toujours une différence. Il ne s’agit pas d’une réalité mais d’une abstraction, d’un concept. Mais le décalage est beaucoup plus profond si l’on parle de ce qui est réellement, car la tête n’est pas seulement non correspondante au rond géométrique, elle ne correspond pas non plus aux autres conceptions que nous pouvons nous en faire. La tête de l’homme échappera toujours à nos structures et à nos définitions rationnelles.

La réalité ontologique, en ce qu’elle est réellement en soi, dépasse aussi l’expérience. Car toute expérience suscite une sorte de confusion entre l’expérimenté – ce que nous expérimentons – et celui qui fait l’expérience. Prenons, par exemple, l’expérience de cette lumière qui frappe mes yeux. C’est une expérience immédiate de la lumière. Mais je ne conçois qu’une partie de la lumière en soi, car la lumière est beaucoup plus vaste que l’expérience que j’en ai. Il existe donc une limitation, aussi bien dans le concept que dans l’expérience.

Aucun concept intellectuel ne peut saisir la réalité car, chaque fois que nous voulons définir la réalité par un concept, nous ne prenons qu’une partie de ce qui est réellement. De même dans l’expérience, nous ne prenons qu’une partie de ce que nous avons expérimenté subjectivement. L’intellect est rationnel : entre la réalité en soi et moi qui cherche à la connaître, il introduit comme un troisième monde, qui ne correspond que partiellement à cette réalité.

L’expérience possède un caractère unitif, et ne fait pas rentrer en jeu de troisième élément. Au contraire, mon je s’unit avec ce que j’expérimente; j’ai donc toujours la certitude et l’impression de saisir la totalité, au lieu d’avoir conscience de ne prendre qu’une infime partie de la réalité. Je dis, par exemple : cette lampe m’aveugle, je connais la lumière. Eh bien non ! je ne connais pas la lumière !

L’expérience chimique ne saisit qu’une infime partie de la réalité.

Prenons la chimie, c’est l’une des sciences les plus développées, car tous les problèmes atomiques appartiennent à cet univers. Si nous définissons l’eau par sa formule chimique, nous penserons avoir compris ce qu’elle est. Mais nous n’aurons saisi qu’une infime partie, mentalement, en dégageant les deux gaz qui la composent. Et nous n’aurons pas du tout saisi l’eau. Nous n’aurons pas saisi le caractère d’un ruisseau, ni le caractère sacral de l’eau, ni le liquide en soi, ni toute une multitude d’autres points de vue. Nous n’avons pas du tout saisi l’eau en soi ; nous comprenons seulement sa formule chimique. À partir de là, nous en trouvons d’autres et nous construisons tout un monde intellectuel: celui de la structure chimique. Il nous semble que nous comprenons l’univers; mais, en science expérimentale, nous ne prenons qu’une partie de la réalité de l’eau, puis une infime partie de tel gaz ou de tel métal, avec quoi nous construisons un univers chimique qui est un troisième monde, qui n’est pas même la réalité de notre monde, chimique, atomique, mais un monde nouveau dans lequel nous entrons. Et la réalité ontologique nous échappe !

[…]

La définition rationnelle, nous l’avons vu, ne saisit qu’un aspect de la réalité ontologique; il en va de même de l’expérience. Ces aspects sont partiellement vrais. Mais la psychologie de l’homme est ainsi faite que, lorsqu’il a saisi un aspect des réalités ontologiques, ou par la raison, ou par l’expérience, inévitablement il prend cette portion minime pour le tout. Dans l’Église, cela s’appelle hérésie ou esprit sectaire (secte signifie couper). Quand nous avons saisi un aspect de la réalité ontologique, Dieu, la nature, peu importe, nous sommes tellement ravis de cette connaissance intellectuelle ou expérimentale qu’il nous est très difficile d’accepter que notre définition, notre connaissance, n’est qu’une infime parcelle du tout. Nous pouvons être humble, dire que notre connaissance est insuffisante, qu’il nous faut progresser. Mais cela ne suffit pas. Notre humilité résidera dans l’approfondissement du caractère partiel de notre expérience ou de notre réflexion intellectuelle, ce qui signifie que nous continuerons sur le même chemin. Et lorsque, sur ce chemin, nous rencontrerons des chocs qui viendront contredire nos certitudes, nous allons réfléchir, tâcher d’englober ou de nier l’obstacle. Nous avons une expérience et voici tout à coup qu’une autre expérience est pleinement possible. Nous avons une connaissance intellectuelle, une définition, et soudain arrive une définition tout à fait opposée. Une crise, une lutte acharnée s’engage. Selon leurs tempéraments, l’un niera l’opposé, le rejettera, un autre pourra changer de camp et passer à l’ennemi – vous en voyez de multiples exemples – un autre encore tâchera plus ou moins de recoller les morceaux ou d’aboutir à une synthèse. Mais, dans tous ces cas, nous sommes dans un perpétuel état de péché vis-à-vis des réalités ontologiques, parce que ou bien nous séparons, ou bien nous ne sommes pas capables de changer notre pensée et voulons confondre, mélanger, faire une synthèse.

La pensée antinomique, au contraire, contient les opposés dans leurs rapports exacts. Toutes les oppositions, nous le verrons, ne peuvent entrer dans la pensée antinomique ; de plus, il existe plusieurs formes de cette pensée. Elle s’applique à l’expérience comme à la définition intellectuelle. Mais que nous donne-t-elle ? Tout d’abord, elle écarte un choix de préférences abusives, la partialité, l’esprit hérétique ou sectaire. D’autre part, la présence de deux opposés rend notre intellect et notre cœur, ou notre sensibilité, disponibles pour s’approcher d’une réalité ontologique. Il n’y a pas d’autre moyen. On peut le comparer à quelqu’un qui, pour sortir d’une chambre, doit ouvrir la porte à deux battants, c’est-à-dire assez largement ; aux deux colonnes nécessaires pour soutenir un arc sous lequel nous devons passer.

Vous souvenez-vous que tous les grands dogmes chrétiens basés sur la révélation sont antinomiques ? C’est une des réalités divines nous menant vers l’unité, vers l’Un, et vers la multiplicité ou la distinction dans l’unité. Combien de fois ai-je dit que l’unité sans distinction est confusion, et que la distinction sans l’unité est séparation ou dispersion ! Cette antinomie dogmatique se trouve dans l’Incarnation du Christ, vrai Dieu et vrai homme, totalement homme et totalement Dieu. Cette antinomie nous mène à une vision du monde où les valeurs inégales d’humanité et de divinité, de Créateur et de création, sauvegardent leur intégrité et leur perfection, sans confusion ni mélange. La virginité-­maternité est une autre antinomie. Ceci nous introduit dans une pensée tout à fait nouvelle. Un des messages de l’Évangile et de l’Église, c’est qu’ils n’ont pas apporté de nouveaux sujets à notre pensée et notre émotion, pas d’autre dieu ou de dieu plus parfait, ni une pensée plus profonde, mais ils nous ont donné, par le Christ, une autre manière de connaître ou de sentir.

Je crois que la plus grande difficulté, qui fait que les gens deviennent si difficilement chrétiens, vient de ce qu’ils s’obstinent à sauvegarder leur manière de penser et de sentir non chrétienne. Ainsi, notre absence de pardon, d’amour des ennemis, vient de ce que nous nous entêtons à sentir comme des païens ou des hommes non éclairés, à penser comme on pense en dehors de la révélation. Pour comprendre la révélation, ce qu’elle apporte à nous comme au monde, il faut changer notre instrument d’expérience. Nous ne sommes pas qu’instruits, nous sommes éclairés. Il n’est pas dit que la lumière éclairera notre intelligence, nous sommes la lumière du monde. Non, l’Évangile ne dit pas : vous serez éclairés par mes commandements, mais « vous êtes la lumière du monde », vous recevez votre éclairage de l’intérieur afin de voir la nouvelle lumière. Comme dit le psaume : « Dans la lumière, je trouverai la lumière ». (Ps 36/10).

Extrait « Le péché dans la conscience contemporaine ». Conférences de Monseigneur Germain parues dans les nº 168-169.

Je voudrais terminer en cessant de parler du péché de manière directe pour abor­der cette grande question : la confession du péché. Elle fait partie de la pénitence, du sacrement pénitentiel. Il s’agit d’un art très délicat, car le péché nous atteint dans notre existence et parfois même dans notre essence. Cet art, absolument nécessaire, consiste à dépister en nous le péché réel et non pas les cas de conscience ni les déviations que nous estimons faire partie de son cortège.

Savoir discerner entre l’idéal et la réalité

Pour aborder la question de la confession, quelques précautions semblent indispensables. La première est de dire qu’il y a des problèmes concrets qui nous concernent tous. Le premier problème concret, la ques­tion qui se pose à tout le monde quand on veut rechercher le péché en soi est celle du type et de la réalité des grands chapitres de notre existence.

Comment pouvons-nous être lucides à la fois sur les archétypes de la vie et en même temps sur la réalité (la nôtre) que nous connaissons ? Je pren­drai un exemple pour ne pas demeurer abstrait. Le mariage, la typologie du mariage, vu sous l’aspect de la vie de l’âme, est promoteur de l’unique amour. Tel est l’archétype. Les circonstances et la réalité engendrent beaucoup de déformations autour de ce sujet, et si on faisait des statis­tiques à propos des mariages, on verrait que le prototype est souvent ou presque toujours déformé. Il y a donc dans l’être humain, comme dans les vieilles statues de bois sculpté, des fissures. Cette première constatation oblige devant la confession pénitentielle (le Christ dit « confession des péchés ») d’être avant tout humble. « Je suis doux et humble de cœur. » Quand on aborde cette question, la question de l’être et de sa vie, il faut commencer avant tout à devenir humble. Ensuite et immédiatement, bien discerner la disparité entre l’idéal et la réalité. C’est simple : la réalité est une chose et l’idéal que nous en avons, ou qui nous est donné par la tradi­tion, est une autre chose. À cet égard, connaissez-vous des saints ? Certains saints paraissent sans fissure, ni déformation. Si on y regarde de près, on trouve malgré tout chez eux, dans leur existence, des choses dif­ficiles. D’autres ont d’immenses défauts, de grandes fissures dans leur vie et commencent la sainteté à quatre-vingts ans. L’abbé Moïse, par exemple (IVe siècle), très connu dans les milieux noirs américains de maintenant _ Moïse le noir, Moses the black – un saint porté sur les autels, était physi­quement un géant ! Ce fut un assassin. Il avait tué. Après, il devint moine au désert. L’immense fissure du meurtre se tenait dans sa vie et il com­mença très tard sa carrière de sainteté. Ce n’est pas parce qu’il y a des failles dans la vie qu’on doit faire la réflexion entendue de temps en temps : « Que voulez-vous, je ne suis qu’un homme ! » ou « Mon père, je n’ai pas tué, je n’ai pas volé, mais que voulez-vous… je suis humain, je dis un peu de mal de mon voisin ! » Non, on doit viser le prototype, les archétypes : regarder l’idéal. Cela donne la lucidité sur les fissures de l’âme. Si on ne dispose pas de prototype ni d’archétype, on ne peut être lucide car on demeure dans un seul aspect de la vie.

Savoir discerner la norme et la vie

La deuxième précaution qui s’ajoute à la précédente consiste à voir qu’il existe sur terre une lutte à peu près constante entre les formes normatives de la vie, de l’existence, et les formes personnelles, réelles et expérimentales qui sont nôtres. Connaissez-vous, dans la cité juive, l’im­mense gravité de la circoncision née avec Abraham ? La question s’est posée aux premiers chrétiens : va-t-on circoncire les non-Juifs dans l’Église ? Grand dilemme entre la norme, la circoncision, et la réalité per­sonnelle, celle des incirconcis ; cette querelle traverse le temps et l’es­pace, on la trouve dans une multitude de domaines. Et cela, sachons-le bien, a lieu en dehors de toute considération sur l’idéal et sur la réalité. On doit comprendre qu’il n’est pas toujours possible de se trouver dans les normes. Certains hommes peuvent être hors normes et accomplir quelque-chose de très saint, personnellement. Prenons un exemple connu. Il arrive qu’un homme marié rencontre une femme autre que la sienne. Et celle-ci, illégitime, peut le pousser plus loin spirituellement ! Cette situa­tion n’entre pas dans la norme, mais la vie personnelle en bénéficiera. Je ne dis pas de se comporter ainsi, mais il arrive que celui qui vit hors norme ou même contre les normes soit plus efficace spirituellement que s’il se trouvait conforme à la loi ou à la norme. Alors on dira peut-être : « Rejetons les normes », ou encore l’inverse : « Sacrifions l’être humain aux normes », puisque les lois doivent garder leur caractère. La réponse à ces deux exigences est non. Simplement, il existe un équilibre, ou un dés­équilibre plutôt, entre le normatif et le réel, qui est inévitable dans la vie des humains. Ainsi, l ‘homme vit assez souvent dans un certain compro­mis; il est obligé de voir « naître » des compromis.

Il existe ainsi concrètement une nécessité de gestion de la relation entre la norme et la vie dans une société, dans une Église et dans la conscience. Cette problématique est extrêmement délicate et revêt sou­vent une apparence d’hypocrisie. En voici encore un exemple connu de tous. On dira : « En tant que chrétien, je ne tue pas ; en tant que citoyen, je suis mobilisé, je vais à l’armée ; que vais-je faire? je tue. » En tant que chrétien, je ne tue pas, mais en tant qu’homme, je tue ! Je connais des hommes qui ont été pris dans ce dilemme. Notre vie ne peut échapper à cette dualité malheureuse. Nous avons inévitablement deux attitudes, deux langages. Celui qui dit qu’il n’a jamais été dans une telle dualité est un menteur. Je suis sûr que cela arrive à tous, et pas nécessairement dans le domaine du meurtre ; on est éternellement en recherche d’un certain équilibre entre la norme qui est imposée (l’État peut nous imposer de faire la guerre) et la conscience. N’y a t’il pas des objecteurs de conscience ? […]

Premier parvis de la confession : écarter les illusions

Que dire maintenant, sinon que la vraie confession (j’ai posé un dilemme) consiste à écarter les illusions ? En ce cas nous ne sommes pas pris par le dilemme, nous le voyons. On peut alors dire : je ne suis pas victime. Il est intéressant de percevoir que nous sommes des enfants de lumière. Nous nous devons non seulement à la vérité de la Divine Trinité, par la confession de la foi, mais aussi à la vérité de tout ce qui se passe en nous. Et nous devons discerner que des normes paraissent et qu’en même temps aucune vie ne peut être sans défaillance, que la société va nous plier à certaines normes et que la conscience va nous plier à d’autres réa­lités. Même si on n’a pas tout abandonné, on peut cependant progresser. Il existe une échelle sur laquelle nous pouvons nous établir contrairement à l’attitude des pharisiens que le Christ a tellement stigmatisée, eux qui vivaient uniquement en fonction des apparences. On peut vivre en fonc­tion des apparences mais il vaut mieux le savoir. Soyons nets autour de ce sujet. Tout homme a une vie personnelle et un but unique absolu: Dieu! Mais chaque homme également est membre de l’humanité et par là attaché aussi à quelque chose d’absolu. L’humanité dispose d’un absolu: la Constitution humaine qui doit être acquise et qui est en même temps don­née. On est amené à comprendre Ci’ espère n’être pas trop compliqué) que dans le respect des normes on s’inscrit dans le corps de l’humanité ou dans une société parce que les normes unissent (les normes sont faites pour permettre aux hommes de vivre ensemble) et que dans la conscience personnelle, par ailleurs, on se met en mouvement. On y trouve la possi­bilité de se mouvoir car la liberté dégage de la tyrannie des normes.

Nous avons donc une triple tâche dans notre existence.

Premièrement : viser Dieu absolu. Deuxièmement, respecter les autres hommes, membres du corps unique, c’est-à-dire accepter les personnes et les normes sans réduire la personne aux normes ni, réciproquement, les normes à la conscience individuelle. Troisièmement, pour notre dyna­misme, il convient de rechercher et l’absolu divin et l’absolu humain, et de discerner le conflit dans ce qui est humain. Nous devons être clairs : les normes et la conscience personnelle existent. Elles provoquent des parasitages chez nous et il faut essayer de les discerner, puisque la per­sonne a parfois des intérêts tout à fait contraires aux normes, et qu’elle peut, d’autres fois, être lâche devant les normes. De cela citons un cas qui intéresse notre petite Église Orthodoxe de France. Dans les Églises ortho­doxes orientales, russe ou grecque, il existe un code de la vie liturgique, le typicon, et dans ce typicon, les normes de la vie liturgique quotidienne et hebdomadaire sont établies. Il y est dit, entre autres, qu’on ne célèbre pas de liturgie vespérale. Si on applique cette norme, on ne célèbrera pas de liturgie le soir. En se transportant dans nos petites paroisses, on célè­brera par conséquent la liturgie le matin. Que se passera-t-il ? Le prêtre sera seul ! Ainsi, la conscience de l’Église oblige, pour vivre et se mou­voir, à célébrer des liturgies vespérales contrairement aux normes de la vie liturgique générale de l’Église Orthodoxe. Pendant des années nous avons été sévèrement critiqués par les Russes à ce sujet. Cela est un peu dépassé maintenant. Tel est le premier parvis de la confession.