LA CONFESSION : Monseigneur Jean Kovalevsky, évêque de saint-Denis

LA CONFESSION 

Les prières de la confession dans l’Église orthodoxe d’Orient sont profondes et belles. L’une d’entre elles m’est particulièrement chère ; c’est celle que le prêtre prononce avant la confession elle-même : «Je suis seulement le témoin. Le Christ est invisiblement présent. Dis tout ce que tu as sur la conscience. Tu es venu dans une hôtellerie, ou plutôt un hôpital, afin d’en sortir guéri». 

Une thérapeutique 

Cette formule nous montre qu’il y a deux conceptions de la confession. La première voit dans la confession un jugement : le prêtre est un juge, il faut qu’il résolve des cas de conscience et le pécheur doit expier son péché, payer se dette, si l’on peut dire ; tout est fondé sur l’équilibre de la justice. 

L’autre conception est la conception orthodoxe : elle présente un aspect de la confession et de la pénitence tout à fait différent ; elle est issue des textes patristiques. Ce n’est plus un jugement, c’est une thérapeutique : «Je ne suis pas venu juger le monde, mais le sauver», dit le Christ. 

Le monde moderne possède plusieurs terminologies, tant dans les langages de la psychothérapie et de la psychanalyse, que dans tous les domaines où l’on cherche la guérison de l’âme, de l’être humain ; elles ne sont pas tout à fait exactes, mais rappellent la pensée patristique. 

La majorité des théologiens orthodoxes modernes, sous l’influence des Pères de l’Église primitive et des Pères ascétiques, considère la confession comme un lieu où l’on espère la guérison et non pas comme un règlement de compte, un paiement de dettes à la Justice divine ou à la société de l’Église. Je le répète, cette notion de la confession exprime la liaison intime entre la maladie et le péché, liaison que nous trouvons dans la Bible et dans l’Évangile. L’apôtre Paul insiste : le péché, dit-il, est une maladie qui apporte la mort. 

Il est très curieux de ne point rencontrer dans le régime soviétique athée, marxiste, très sévère quant au problème de la liberté mais poussé aussi par l’ardeur du tempérament prophétique d’un Karl Marx, une quelconque législation exprimant l’idée d’un paiement de dettes. Il en est de même dans la littérature soviétique ; elle regarde les camps de concentration comme un moyen de rééducation de l’être humain, de guérison ; ils guérissent ou… ne guérissent pas, peu importe ! 

Quelle est l’origine de ce langage du marxisme classique ? Est-ce la présence de l’Église ? L’Église orthodoxe, en effet, a toujours vu les pécheurs comme des malades et les malades comme des malheureux qu’il faut guérir et réconforter et à qui il faut permettre de retrouver la santé. Résurrection, ce roman assez artificiel de Tolstoï dans lequel le héros désire sauver une femme, ce roman bien que faible littérairement et psychologiquement, est imprégné de cette pensée. 

Nous devons montrer dans la confession nos plaies, nos maladies, non pas physiques, ni même psychiques, mais morales et spirituelles. Si nous allons vers le médecin plutôt que vers le juge, notre attitude, bien entendu, sera différente et il me semble que cela nécessite de notre part une certaine rééducation. 

Par-delà la morale 

Nous abordons ici un grand problème. Un moine du Mont Athos me disait que le christianisme ne connaît pas la morale (il parlait au sens juridique). Il la connaît sur le plan de la société dont il est bon de tenir compte, mais pas sur le plan intérieur et spirituel ; il ne s’agit pas d’un «quelque chose» dont nous sommes punis parce que nous n’avons pas accompli un ordre reçu. 

La morale chrétienne est évangélique, elle soigne la santé de l’âme, du corps et de l’esprit. C’est la raison pour laquelle le prêtre, après la confession, donne ce qu’on appelle l’épitimie : c’est un genre de régime qui a un peu disparu actuellement. Lorsque vous avez le diabète, on vous défend le sucre, n’est-ce pas ? De même existent des régimes spirituels, visant à ce que l’âme reconnaisse sa maladie (pensées impures, révolte contre Dieu, agacement vis-à-vis du prochain) et recouvre la santé. L’Église ordonne un régime varié, parfois un genre d’abstinence : «Tu ne communieras pas durant six mois ou un an, et pendant ce temps, tu suivras un régime, afin de revenir à la communion guéri de ta plaie interne». 

Tel devrait être le climat. Mais alors commence la difficulté, car dans la mentalité de nos contemporains, le péché sous toutes ses formes n’est plus envisagé comme une maladie. Certes, la majorité aura honte de certaines fautes, mais elle sera plus inquiète, en général, de ses états d’âme – tristesse, servitude, incapacité de prier – que du péché en soi. Et voici le décalage ! On entretient le prêtre de ses émotions, de sa mélancolie, de ses faiblesses : il y a pourtant la réalité du péché ! Une femme me raconta un jour qu’elle était «un peu ennuyée» parce qu’elle recevait chez elle un homme, qu’elle allait chez lui et… elle parlait de cela comme de fumer une cigarette ; en vérité, elle désirait surtout étaler son âme : «Je suis triste, je suis seule, je ne sais pas prier». 

Mes amis, nous touchons un autre point : nous nous faisons des illusions ; notre corps, notre âme, ne nous appartiennent pas. Ils nous ont été confiés par Dieu (notre corps est le temple du Saint-Esprit, annonce l’apôtre Paul). Dieu nous les a donnés en gage. Soyons donc attentifs à notre être humain. Il est à Dieu. S’imaginer que ce que l’on fait n’a pas d’importance lorsqu’on n’en souffre point, c’est penser que le corps, l’âme et la vie sont nôtres. Alors, si mon corps est ma totale propriété, si je suis l’unique chef, le centre de gravité de mon destin, pourquoi ne ferais-je pas ce qui me plaît, puisque je serai malheureux si je fais ce qui me déplaît ? Ce n’est donc plus la confession des péchés. 

Ainsi, la femme que je vous ai citée transformait le fictif en problème et c’est ce fictif qui était blessé. Par contre, réaliser que le corps et la vie sont un don de Dieu, qu’ils sont à Dieu, nous conduit à une beauté que vous ne pouvez pas soupçonner. 

Vous appartenir à vous-même vous rendra toujours avide de divers plaisirs ; mais savoir que vous n’êtes pas votre propre propriété fera de vous un être tourné vers Celui qui est notre Maître. Le commandement et le désir de Dieu deviendront authentiques. Il ne faut pas demander : «Pourquoi cela m’arrive-t-il ?» mais : «Est-ce la volonté divine ? Dieu le veut-il ?» Les maladies morales et spirituelles s’éclaircissent dans ce contexte : j’ai remarqué que le grand obstacle dans la direction spirituelle et dans la confession est de faire du «moi», et non du prochain, le centre. «Moi, je ressens» ; «moi, je suis heureux» ; «moi, je suis malheureux, bien traité, mai traité» : tout se passe en dialogue, je suis le centre de l’univers, tandis que si Dieu devient le centre de gravité, la perspective change extraordinairement. Mon droit n’est plus mon droit. 

Admettons qu’un esclave ait un maître qui lui accorde des journées, des dimanches ou des soirées libres : ces moments toutefois ne lui appartiennent pas, ils sont à son maître. Bien entendu, il n’est pas question d’esclavage avec Dieu ; Il nous donne – nous retire – notre corps, notre âme et notre destin ; mais si ce théocentrisme prend la place de l’égocentrisme, la vision de nous-mêmes sera transfigurée, la confession deviendra réelle. 

Un autre élément, assez redoutable, se dresse pour le confessant : c’est celui du Jugement dernier ; la totalité de nos pensées et de toutes choses sera découverte. Nous réaliserons soudain que ce qui est voilé, camouflé en nous, est mis à jour ; ce n’est nullement aussi effrayant qu’on peut le craindre, si nous sommes humbles ; mais sommes-nous assez humbles ? Tout être renferme en lui des recoins fort désagréables, difficiles à dévoiler, n’est-ce pas ? Pourtant, tel est le mystère du Second Avènement : l’invisible sera visible, le dissimulé apparaîtra. Ne pensons pas que Dieu nous rappellera nos fautes, nous serons nos propres juges. Nous craindrons ce jugement, si nous sommes orgueilleux ; si nous sommes humbles, nous n’aurons pas «froid dans le dos» ! «Verra-t-on qui je suis réellement ?» – Oui ! Alors, se vérifieront notre humilité et notre simplicité. 

La guérison 

Considérons un autre aspect important. Lorsque le prêtre donne ou ordonne, plutôt, une thérapeutique spirituelle, il ne faut pas croire qu’elle corresponde inévitablement à notre péché. Selon la loi spirituelle, l’homme se guérit par des cures spirituelles sans rapport apparent avec le péché commis. L’étonnant est qu’il guérisse au nom du péché commis. Prenons un exemple : vous avez éprouvé un moment de haine ou d’impureté ; le médicament approprié sera le jeûne, la prosternation, le silence, la prière de pénitence ou de louange. 

N’oublions pas, pourtant les paroles du prophète Isaïe – qui ne diminuent en rien d’ailleurs la valeur des « épitimies » d’abstinence, de prosternation, de restriction – : « Ne savez-vous pas quel est le jeûne que j’aime, paroles du Seigneur Dieu ? Rompre les chaînes du juste, délier les liens du joug ». Aux pratiques de jeûne, de prière, les actes de charité sont supérieurs. Saint Ambroise disait à un pénitent : « Fais abstinence quarante jours, mais n’oublie pas que l’argent ainsi économisé en te privant, doit être pour le pauvre qui n’a rien à manger ». Voici déjà un aspect de la charité, une thérapeutique susceptible de nous guérir nous-mêmes. 

A la suite des Pères de l’Église, nous distinguerons à présent diverses formes de charité : la charité parce qu’on est « charitable », la charité parce que l’on aime son prochain ou parce que Dieu le veut, la charité enfin pour nous-mêmes, afin que notre âme devienne charitable ou soit guérie de ses péchés. L’acte de charité envers le prochain renferme non seulement de la grandeur mais de l’humilité. 

« Pourquoi fais-tu la charité ? – Pour que Dieu me guérisse de mes péchés ». Oubliez cet aspect de la charité et le mécanisme de l’âme humaine vous entraînera facilement dans la satisfaction de votre propre action. Eh oui ! Le danger du mouvement charitable est qu’il nous rende heureux. Nous pouvons, par l’intermédiaire de la charité, tomber dans une grande maladie : la haute satisfaction, l’encensement de soi, une santé de contentement charitable. Par contre, « faire la charité » (je ne parle pas de celle qui est spontanée, aussi naturelle que la respiration) pour guérir son âme, change la situation ; ce n’est plus nous qui faisons le bien, c’est Celui qui a accepté notre acte qui devient notre guérisseur, notre médicament. Réalisez-vous ce renversement ? Je le redis : mon esprit, mon âme, mon corps ne sont pas ma propriété ; je soigne simplement ce que Dieu m’a confié et je le soigne par la charité. C’est pourquoi les Pères de l’Église ajoutent au jeûne, à la prière de pénitence, les actes de charité : visites aux malades, dons d’argent … La charité est pour eux une thérapeutique mais ils suppriment la prétention d’être charitable. 

Ne croyons pas non plus que de faire le bien autour de nous apportera nécessairement le bonheur. Nous faisons fréquemment des « bêtises », car la charité vraie est l’offrande d’une âme déjà sainte et très développée. Grégoire, le théologien de Novgorod, avait acquis le discernement de l’âme. Novgorod, république bourgeoise du Moyen-Age, était divisée en deux parties, de part et d’autre du fleuve, réunies par un pont. L’argent était dieu, le vol plus que l’assassinat était criminel, et le coupable devait périr noyé. Un jour, saint Grégoire passant sur le pont en compagnie de quelques moines, vit un homme condamné que la foule se préparait à précipiter dans le fleuve. Le saint dit : « Confiez-moi cet homme », et il le prit dans son monastère. Quelques années plus tard, la même scène se reproduisit. Saint Grégoire n’intervint pas, laissant la foule noyer l’homme. Ses moines s’étonnèrent : « Père, pourquoi ne l’as-tu pas sauvé ? » Il répondit : « Vous ne connaissez pas les âmes ; le premier était un criminel ; je l’ai pris dans un monastère pour le guérir, aujourd’hui il est notre économe ; quant au deuxième, il est non seulement innocent, mais tellement préparé à la mort que les Anges l’attendent ».

Nous n’agissons pas toujours de la manière juste ; c’est pourquoi je préfère regarder les œuvres de charité en vue de la guérison de l’âme plutôt que pour le bien du prochain. Que de gens désirent faire votre bonheur de telle façon que, par délicatesse ou faiblesse, vous acceptez cette aide qu’ils vous imposent. Ainsi notre époque aime particulièrement établir la charité sur le plan économique. C’est bien, mais ne pensons pas apporter le bonheur au monde en augmentant son niveau économique. Le bonheur est bien autrement complexe ! 

Un deuxième élément présente un problème délicat. Notre existence doit tenir compte de plusieurs aspects ou plusieurs plans. Notre regard doit percer, traverser notre idéal : est-ce la pureté (virginité de la Vierge), est-ce le mariage unique et pur (Adam et Ève, le Christ et l’Église), est-ce une vision spirituelle, morale, sociale, ou finalement, le plus haut idéal : la Divine Trinité – car la société tend vers la vie divine, vers l’unité, dans l’amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit, des Trois qui sont Un. Contemplons, scrutons avant tout les formes idéales dans la confession, c’est-à-dire : comme il faut être, la vocation divine, les relations avec les autres, les rapports de l’esprit avec le corps ; attachons-nous aux proto-images, aux prototypes. 

L’idéal et le concret 

Le plan concret suit le plan idéal, sur terre, car entre l’image idéale et l’image réelle se produit un profond décalage. C’est le cas, par exemple, de l’unique mariage authentique : un homme aime une seule femme dans sa vie, il n’en a jamais regardé d’autre, ne serait-ce qu’avec désir et sympathie du point de vue émotionnel (je ne parle pas de la sympathie humaine pour une sœur ou une mère). 

Au moment de sa rencontre avec la femme qu’il aime, tous deux sont vierges, c’est-à-dire qu’aucun mouvement sensuel ne s’est manifesté hors de cette unité, et ceci du début à la fin, sans fissure. Voici, contemplons cet unique amour, cet unique mariage, scrutons-le comme un reflet de l’incarnation de Dieu, de Celui qui a épousé notre nature, comme un reflet de l’amour du Christ pour l’Église, de Dieu pour l’homme. Voilà ce qu’est le mariage. Mais si nous examinons les statistiques, je crains que nous ne trouvions guère de mariage absolu sur terre, à l’image de l’unique mariage. Même parmi les mariages chrétiens, je suis convaincu que 99 % d’entre eux sont décalés par rapport à leur idéal. Il y aura fidélité, mais avec une petite ombre ici ou là, un amour unique, mais avec des conflits intérieurs … 

Vous discernez, certainement, la multitude des problèmes qui peuvent se poser. Je me demande si quelqu’un osera dire qu’il a rencontré dans sa vie un mariage parfait au sens absolu. Ces premières constatations nous obligent à être humbles et, par conséquent, dans la confession, toutes les grandiloquences sont fausses. On confond trop souvent tension vers l’absolu et réalité absolue. Un homme peut mourir pour son unique amour, mais un autre, dans un instant sublime, donner sa vie, mais penchons-nous sur l’être humain, de sa naissance à sa mort : si au lieu d’être martyr à 18 ans, il vit jusqu’à 50, 70, 80 ans, nous nous apercevrons qu’en aucun domaine de son être, il n’y eut réalisation sans fissure. D’impur il peut devenir pur, de désordonné ordonné, d’homme charnel homme spirituel, mais le passé … ? 

Considérons à propos de notre idéal et de notre attitude la vie des Saints. Nous discernons deux catégories de Saints, ceux qui, dès les entrailles de leur mère et encore nourris par le lait maternel, louaient déjà le Seigneur, manifestant la sainteté : ils nous apparaissent presque sans fissure, je dis « presque » parce que, si nous pouvions les connaître de près, nous découvririons quelque faiblesse ; les autres Saints, guère sympathiques dans leur jeunesse, un François d’Assise bondissant dans le désordre, un Augustin aux douloureuses blessures spirituelles, un divin Paul ancien meurtrier, etc. 

Nous avons des exemples très curieux de Saints, entrant dans la sainteté à l’âge de 80 ans. Je cite souvent ce saint allemand, prussien de naissance, qui adopta la Russie. D’abord militaire à l’âge de 30 ans, à l’époque de Napoléon, il devint vers 40 ans un genre de vagabond russe romantique ; puis, vers 60 ans, il découvrit un élément religieux qui le poussa à visiter les Lieux Saints. A 83 ans, il parvint en pèlerinage au Monastère de Solivici et rencontra, là, la foi en Christ. Du même coup sa vie changea totalement. A 83 ans, il fonda un monastère, à 88 ans il faisait des miracles. 

Sur le chemin de la sainteté, on part toujours vers … Si nous prenons l’homme dans sa biographie complète, si nous étudions n’importe quel aspect en lui, nous nous heurterons toujours aux défaillances. Ce n’est pas parce que nous le constaterons qu’il faudra s’écrier : « Que voulez-vous, c’est humain ! ». Nous devons aimer, viser l’image prototype, sans nous donner l’illusion que nous y arriverons. Nous acquérons la lucidité nécessaire et les « antennes » pour nous diriger.

Les normes et la personne 

Descendons sur terre et constatons nos faiblesses. Notre vie ordinaire ne comporte pas seulement les péchés que nous avons commis, elle nous place devant le dilemme non plus de l’idéal et de la réalité, mais des formes normatives et des formes personnelles réalisées. Un problème surgit. Aucune société ne peut vivre sans normes, sans certaines lois, certaines règles économiques. Les normes coutumières d’une société, plus ou moins relatives, plus ou moins bonnes, reflétant l’idéal au sens relatif, on ne peut les supprimer. D’autre part, il est impossible que la vie propre de chaque homme soit toujours conforme aux normes. Nous rencontrons des êtres qui, tout en péchant contre elles, réalisent parfois quelque chose de plus authentique. 

Par exemple : les normes exigent des conditions pour le mariage légitime – la mairie, l’église, toutes les apparences sont là. On ne se marie qu’une fois, on élève les enfants, tout est en règle. Les formes sont normatives. Mais voici les formes personnelles : il peut advenir que le mariage ne soit pas vraiment un mariage. Le mari n’aime pas sa femme, le conflit naît, une rencontre étrangère survient et les époux, homme ou femme, deviennent infidèles. 

Ce sentiment illégitime peut, soudain, pousser l’homme ou la femme à aller plus loin spirituellement. A l’opposé, ce qui est normatif (papa, maman, enfant) ne donne quelquefois rien spirituellement. Il arrive souvent que ce qui est contre les normes, soit plus salutaire et plus efficace, même du point de vue religieux. Un conflit, un déséquilibre, un manque de cohésion entre la vie personnelle et les normes imposées par la société existent; on s’écrie alors : « Jetons les normes, les lois, les coutumes par-dessus bord ! » ou : « C’est illégitime, il faut couper ! ». La vie personnelle est sacrifiée aux normes. Déséquilibre. Qu’on le veuille ou non, il y a guerre entre l’élément normatif et la personne. Et se pose alors une étrange question. D’une part, il est plus aisé de dire : « Restez dans les normes, ne les brisez pas » ; d’autre part, l’homme risque de se consumer en un compromis entre les règles normatives et sa vie personnelle. 

Prenons le cas suivant : un jeune homme entre au séminaire et devient prêtre. Il est animé de flamme. Il part dans une paroisse et voici, la flamme, surprise par le doute, le fait hésiter sur sa vocation, et même sur sa religion. Le problème est aigu : il en parle à ses camarades. « Je voulais tant apporter quelque chose, j’étais prêt, je m’étais engagé, ma mère avait prié toute mon enfance pour que je sois ordonné … D’autre part, il serait malhonnête de demeurer dans le sacerdoce, puisque je ne crois plus à ce que je fais ». Un de ses camarades lui répondra : « Abandonne la prêtrise, sois honnête » ! Un autre lui rétorquera : « Demeure quand même » ! Question bien ardue à résoudre, car il peut arriver que, s’il accepte la forme normative dans laquelle il est inscrit socialement, sa foi lui revienne, mais, en d’autres cas, il est préférable d’abandonner. 

Les conflits ne sont pas uniquement en sens vertical ; ils sont aussi en sens horizontal, entre norme et conscience, entre moi et ce que je sens devoir accomplir. On pourrait appeler cette situation (ce qui serait d’ailleurs injuste puisqu’elle est involontaire) « hypocrisie », « malhonnêteté », « ambiguïté ». Il est paradoxal de déclarer : « Comme prêtre, je dis ceci, comme homme, je dis cela » : tu es prêtre, tu es mon ennemi, Chrétien je ne dois pas tuer. Que de luttes de conscience en notre vie ! Nous ne pouvons échapper entièrement à cette malheureuse et troublante dualité. Celui qui proclame : « Je suis intègre », ment ; celui qui affirme : « J’ai toujours tort », ment. Deux langages s’affrontent inévitablement. 

L’hypocrisie 

Alors, direz-vous, où est le péché ? Comment dans ce contexte évaluer le péché ? Hélas, c’est la très grande difficulté. Il ne faut pas opposer nécessairement la notion du péché à celle de la légitimité, ni accepter comme péché ce qui est illégitime. Ces deux problèmes nous poussent éternellement à la recherche de l’équilibre. Votre cheminement spirituel (je ne dis pas « vocation », car le cheminement spirituel est si curieux et inattendu) peut rompre avec les normes ou avec les conflits. Saul devient Paul ; un saint peut devenir criminel. Dieu peut s’atteindre par des cheminements détournés. Certains événements de notre vie, sans raison pour les autres, sont définitifs pour nous. Que de fois des chutes conduisent vers la lumière.

L’unique moyen de dépister cette forme d’hypocrisie, de compromis sans aucune restriction, c’est de tout abandonner : si vous voulez Me suivre, abandonnez votre père, votre mère, vos biens, dit le Christ : autrement, nous traverserons une vie de compromis entre la norme et la conscience. Ainsi, comment un père de famille pourra-t-il préserver son autorité vis-à-vis de son fils, si ce dernier commet une mauvaise action semblable à celle que lui aussi a commis dans sa jeunesse ? Pourra-t-il être vraiment sincère et confier à son enfant : « J’ai agi comme toi » ? – sauf si ce mal lui paraît pédagogiquement préférable. Notre position sociale nous contraint – parce que membres de la société – à un comportement plus ou moins étranger à ce que nous ressentons ; et la fonction normative nous oblige déjà à supporter des dualités. L’Évangile nous enseigne alors :  » celui qui désire avancer doit tout abandonner « . 

Pourquoi est-ce que je parle ainsi ? Est-ce prêcher l’amoralité ? – Non. La confession vraie est l’écartement de toutes les illusions. Rien n’est aussi nuisible que de s’imaginer supérieur à ce que l’on est, de se complaire en son propre mythe. Nous sommes des enfants de lumière et de vérité, non seulement de la vérité transcendante de la Trinité mais de la vérité sur nous-mêmes, sur ce qui se passe en nous. Je vous l’affirme, considérons lucidement notre vie et nous dépisterons aussitôt la dualité du monde intérieur et du monde extérieur, avec les apparences qu’il faut souvent savoir garder – ici, je m’adresse aux anticonformistes, ceux qui se révoltent contre tout, surtout les jeunes gens qui inconsciemment s’inscrivent … dans d’autres normes, influencés par la foule des autres jeunes. 

Aucune vie personnelle sociale ne peut actuellement se maintenir sans défaillance. Elle sera toujours limitée par la société qui la pliera à certaines exigences. Cela ne signifie nullement – malgré cette relativité – l’impossibilité de progresser ! C’est l’hypocrisie que blâme l’Évangile : « Malheur à vous scribes et pharisiens hypocrites ! ». Ces paroles du Christ s’adressent à des êtres ne vivant que pour les apparences. On ne peut être entravé dans la progression intérieure si l’on reconnaît lucidement la dualité agissant dans le monde. Que voyons-nous en cette dualité ? La vocation unique de tout homme n’a qu’un but : Dieu. Nous sommes créés pour devenir nous-mêmes des dieux : voici l’absolu ! Auprès de cet absolu s’en élève un autre : chacun de nous est un membre du corps de l’humanité. Certes, les formes normatives les mieux organisées sont limitatives ; toutefois, en les respectant, nous respectons les autres et nous nous inscrivons dans le Corps. Pourquoi devons-nous respecter ces règles en dehors des nécessités sociales ? Par respect, par simple respect de ceux qui vivent en leur sein. Ces normes – si on les comprend bien – unissent et provoquent le dynamisme dans la dualité de notre être. Qu’est-ce à dire ? Il faut continuer notre évolution personnelle vers Dieu, avancer de plus en plus et, parallèlement, penser au respect des autres qui s’exprime dans le respect des lois de la société, du milieu où nous vivons, dans les règles canoniques. Ayons conscience que nous sommes membres d’un seul et même corps. 

Ce déséquilibre, cette prétendue imperfection apparaîtront comme le point de départ de la conquête de la vie trinitaire. Prenons garde ! Si nous disons que la vie personnelle est supérieure à la vie normative et sociale, nous voterons pour la personne absolue et la Trinité sera brisée ; au contraire, si nous ne votons que pour une vie normative générale, nous voterons pour une collectivité et notre personne, à son tour, sera brisée. 

Acceptons, mes amis, le conflit entre la conquête de la personne et le respect des normes. Que ce conflit demeure ! Spirituellement, il est dynamique. Voulez-vous diriger votre vie spirituelle ? Saisissez alors lucidement ces deux opposés. Perfectionnez les deux, discernez au sein de ce conflit si ce ne sont pas notre petite vanité, notre orgueil et notre égocentrisme qui se révoltent contre les normes, plutôt que notre personne, et nous nous trouverons devant deux conflits imprégnés de parasites et non devant deux conflits abstraits. Notre premier effort n’est point de les dresser l’un face à l’autre mais de découvrir attentivement s’il y a lieu) l’impureté des motifs qui nous font, brusquement, rejeter les règles et qui sont fréquemment des formes de lâcheté. 

Quelques conseils

 Je conclurai cet aperçu sur la confession en me permettant de vous communiquer quelques conseils. 

J’ai déjà souligné qu’elle n’est pas le jugement mais la guérison de notre âme. On pense souvent : « Je ne puis me confesser, il m’est impossible de promettre ceci ou cela, car je ne tiendrai pas ma promesse ». En réalité, pourquoi l’homme ne peut-il promettre ? Parce qu’il est profondément attaché à tel péché et sa promesse l’effraie parfois tragiquement. Les promesses, ainsi que les vœux, ont quelque chose d’inexact et toutes les formes de vœux ne sont pas toujours évangéliques. Les vœux peuvent, s’il le faut, s’exprimer dans un domaine extérieur, non en un domaine touchant profondément l’être humain.

Écartons complètement l’idée que nous pouvons promettre. L’absurdité de la promesse que nous donnons vient de ce que nous surestimons notre volonté. L’apôtre Paul s’exclamait : « Je fais ce que je ne veux pas faire, et je ne fais pas ce que je veux faire ». Si le divin Apôtre constatait son impuissance, comment pouvons-nous exiger de nous-mêmes d’obéir à une promesse donnée en confession ? Il ne s’agit pas de promettre, il s’agit d’avoir le désir de sortir de là – je dis « désir » et non « exigence », parce que l’exigence arrête et enfonce davantage – il s’agit d’avouer : « Je suis faible, mais je cultive le désir d’être autre ». 

Nous touchons le fond du problème. Comment faire naître ce désir ? Envisageons l’état négatif et positif de l’âme : l’état négatif sera la tristesse, le positif sera la joie : 

négatif     agitation                                                   positif  paix

négatif     animosité                                                positif  amour

négatif     exigence                                                   positif  pardon

négatif     révolte                                                      positif  obéissance

négatif     découragement                                     positif  courage, sérénité 

Les éléments négatifs sont désagréables. Nous en souffrons. Je parle surtout des états désagréables du péché. Pourquoi dis-je cela ? Parce que le péché, prétendu agréable, nous est, en général, inspiré afin que nous retombions ensuite dans un état désagréable. Le diable en profite pour nous glisser une sucette au moyen de laquelle il nous infiltre du poison. 

Nous sommes tristes, agités, découragés, abattus. Nous aspirons à nous évader et c’est la première difficulté. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas suffisamment le désir, le désir simplement de posséder la joie, la paix, l’amour, même dans un état de tristesse, d’agitation ou de haine. Voici la raison qui nous entraîne à la confession : exhaler notre tristesse ! Sachons-le, le péché n’est pas tant la tristesse que l’absence du désir de joie. 

Alors, me répondrez-vous, « comment augmenter ce désir ? » – Vous êtes dans l’agitation ? Dites-vous : « Je dois tout sacrifier, même si cela est pénible, pour parvenir à la paix. Si j’arrive à tout sacrifier pour la joie, les paroles du Christ seront près de moi et me secourront. A mon cri : c’est difficile ! Le Christ répond : «Mon fardeau est doux et léger !». Vous ne voulez pas combattre la tristesse ? Le trouble vous envahit ? Mettez-vous dans la paix, artificiellement, volontairement, écartant ce qui peut alimenter le négatif, vous attardant au contraire, au positif. 

Lorsque vous arrivez à la confession, sachez qu’il est aisé de ne pas avoir tel ou tel état d’âme ; si vous gardez la pensée que vous n’y parviendrez pas, vous ne serez jamais guéri. Réparez la tristesse, la jalousie, la haine comme des plaies, et non comme étant vôtres. Vous n’êtes pas totalement tristes, totalement jaloux : c’est pourquoi vous avez la possibilité d’en sortir. 

Que votre prière ardente commence par : « Seigneur, donne-moi la joie ». David crie : « Du fond de l’abîme je crie vers Toi. Mon âme est triste » et soudain : « J’espère dans le Seigneur ! » Lorsque vous confessez vos plaies, lorsque vous recevrez l’absolution, l’effacement de la tristesse, de l’agitation, de la haine, lorsque le prêtre vous donnera la thérapeutique vous permettant de les dépasser, à l’instant même, je vous le dis, cette puissance guérira votre âme. 

                                                                                    Mgr Jean, évêque de Saint-Denis

Ce texte est extrait d’un cours donné par Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis (1905-1970), premier évêque de l’Église orthodoxe de France (1964-1970), à l’Institut orthodoxe français de Paris Saint-Denys, au cours de l’année académique 1965-1966.