La divine contradiction II


LA DIVINE CONTRADICTION

TOME II

L’avenir catholique orthodoxe de la France

VINCENT BOURNE

1ère partie
Le CHANT et la LUTTE de L’ORTHODOXIE

Lecteur ami, si tu crains devoir traverser la cohue spirituelle sans parvenir à garder entre les mains le fil d’or de l’Eglise, ne lis pas ce récit. Il exprime la dureté et la sainteté de la hiérarchie ; il est caractérisé par un but qu’on ne connaît que lorsqu’il est atteint et découvre sur son chemin des évènements inattendus dont la racine plonge en l’invisible. On me dit un jour en m’écoutant : «C’est trop beau pour être vrai !» et un autre auditeur s’écria : « Vous exagérez certainement les difficultés !» Je sais, il est nécessaire en écrivant d’affaiblir la réalité souvent incroyable. Je ne puis le faire car dans l’Église elle manifeste Dieu.

Qu’il me soit pardonné.

Une remarque est à donner sur la personnalité de celui qui se confond avec l’Église catholique orthodoxe de France, c’est à dire l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, devenu en 1964 Monseigneur Jean de Saint-Denis. Il semble – et cela est juste – que la pensée de l’homme puissant se développe au cours de sa vie, qu’elle puisse même changer pour s’approfondir. Ce n’est pas le cas ici. La pensée de Monseigneur Jean de Saint-Denis, issue de l’universalité de l’Orthodoxie, n’a jamais varié ; il l’a tenue ferme, de son adolescence à sa naissance au ciel. Là réside son analogie avec les Pères de l’Église.

PRÉFACE

L’homme, Eugraph Kovalevsky, apparaît dans le tome précédent. Son œuvre s’inscrit maintenant dans cette suite de «La Divine Contradiction» courageusement vécue et présentée par Vincent Bourne.

L’homme, Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis et de l’Église catholique orthodoxe de France, est parti à sa demeure d’éternité, le 30 Janvier de l’an mil neuf cent soixante dix, un vendredi à quinze heures, élevé par ses frères, les trois liturges – théologiens, Basile, Jean Chrysostome et Grégoire, Docteurs en Orient chrétien, fêtés ce jour même.

L’Église du Christ est une femme vieillissante et suspecte de stérilité pour l’homme de ce temps. Les travaux de Monseigneur Jean constituent pour elle l’évènement le plus important du siècle. Ils sont, sans la moindre hésitation ni retenue, la graine pour la résurrection soudaine, au sein de cette mère âgée, de la vie selon l’Esprit des premiers Chrétiens et le catalyseur de ses actions les plus véridiques.

Prendre au sérieux la Divine Trinité, comprendre comment Elle pense et agit pour le monde en plénitude, sans faire acception de personne, communiquer le goût de ce Dieu vivant à l’Église elle-même, au cœur de ses habitudes et de son scepticisme de personne usée et fatiguée par l’âge et l’expérience, telle fut l’âme d’une œuvre dont le lecteur appréciera peut-être la valeur, à travers ce texte.

La Divine Trinité, la plus humble des Divinités et la seule par conséquent, joue avec l’Église, la plus belle des sociétés au sein de la création, un jeu liturgique et théologique qui sous-tend, dirige et justifie, depuis Abraham toute l’histoire et le destin des hommes. Ce jeu ne s’établit en rien, en apparence, sur rien d’autre que l’amour incompréhensible du Créateur envers Sa créature qui, peut-être, l’aimera en retour. Ceci, dans une époque de culture et de civilisation extérieurement actives et agitées, n’apparaît ni important, ni utile, ni nécessaire.

Mais en tout amour vient le jour où il occupe et préoccupe les hommes sans que l’on sache vraiment comment il a cheminé !

A ce jeu sublime Monseigneur Jean a joué en créateur, en rénovateur, c’est à dire en liturge, théologien, ecclésiologue, missionnaire, thaumaturge, artiste, organisateur. Ayant installé depuis l’enfance le trône écarlate de son temple intérieur à l’amour du Dieu Tri-Unique, il vécut exclusivement pour aider à préparer au milieu du monde, la couche nuptiale des épousailles entre le Créateur qui aime depuis l’origine et la créature qui commence à aimer quel qu’en soit le temps et le lieu. Ce lit nuptial s’appelle l’Église.

Lis lecteur cette histoire d’un ami de l’Époux et viens au banquet des noces dans l’Église du Christ.

Germain, Evêque de Saint-Denis

1 – La terre promise – 1943 – 1944

Le retour du prisonnier

Le Comité Saint-Irénée

Noël

L’institut Saint-Denys

Le centre liturgique Saint-Irénée

28 Juin 1944

Litanies Saint-Irénée. 

«Heureuse celle qui a cru que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur, auront leur accomplissement. » (Luc, 1,45)

Il nous faut présenter le Père Eugraph Kovalevsky, afin que ceux qui ignorent le début de son action ne soient pas dépaysés.

Le voici devant nous.

Pionnier de deuxième classe dans l’Armée Française, aumônier des prisonniers orthodoxes, il est libéré le 13 octobre 1943. Il a longtemps séjourné dans le Stalag IV B, environ depuis Juin 1940, passé volontairement quelques semaines dans le camp soviétique sans crainte du typhus qui le ravageait et dont il fut d’ailleurs atteint. Dénoncé par deux prisonniers russes écrasés de peur, il a risqué d’être fusillé pour avoir exprimé son opinion sur la politique allemande. Puis, servant de jardinier dans un hôpital où une grave maladie l’avait auparavant retenu plusieurs semaines, il est envoyé ensuite comme ouvrier obligatoirement libre dans une usine de Berlin. Finalement, les Allemands l’ont libéré en tant qu’inapte. 

Il est de retour en France, ce pays que la Providence lui a désigné et que son cœur aime.

Depuis que la Révolution bolchevique le projeta en 1920 de Petrograd à Nice, il comprit que sa tâche sur terre était de rouvrir en Occident, en France particulièrement, le chemin de l’Orthodoxie universelle. Il fréquenta alors nos Saints, vécut jour après jour la tradition liturgique occidentale française, d’abord au sein du peuple «chti-mi» où la mobilisation générale l’avait placé et enfin dans le camp de Mühlberg en Saxe. Dans ce camp, parmi des centaines d’hommes de France, il rencontra l’âme de nos provinces et fut bientôt pour tous ses camarades le«Petit père». 

Le voici devant nous.

Son visage est extraordinairement buriné de rides se perdant dans la clarté céleste de ses yeux bleus, sa démarche rapide a fait naître la légende de son don d’ubiquité. Ce qui frappe surtout, c’est son intelligence qui devine l’interlocuteur, sa tendresse pour chacun, toujours présente, et ce rire dont les soldats disaient : «C’est le rire de la Résurrection». 

Le retour du prisonnier

La santé du Père Eugraph est délabrée mais la joie de connaître enfin sa naissante chapelle orthodoxe occidentale, organisée par son frère Maxime et ses amis fidèles pendant sa captivité en Allemagne, lui rend la force de la jeunesse. Comment est-il ce local ? Ce berceau-symbole de son œuvre, situé au centre du vieux Paris, 6 rue Saint-Louis en l’Isle ? Il l’avait construit en pensée. Pendant ses brefs loisirs de prisonnier il avait établi des plans de liturgie et d’enseignement théologique.

Comme toujours, il arrive sans prévenir.

Un soir, à 10 heures, il sonne chez sa mère, à Meudon ; elle n’espérait plus son proche retour et, saisie d’étonnement, elle s’écrie comme à l’époque où il était étudiant : «Tiens ! Tu rentres plus tôt que d’habitude ?», puis, elle se reprend et murmure : «Mon fils, tu es revenu !». 

Le lendemain, il se rend chez Mme Winnaert. La porte s’ouvre, il apparaît souriant. Les trois amies fidèles et la servante noire Cécile, se trouvent réunies. Ce sont ses premiers soldats dans la lutte, car sa première paroisse occidentale ne sera composée que de ces trois femmes et de quelques sympathisants.

La première est Elise Viéville, surnommée «Sainte Elise» par Mgr Winnaert, le prédécesseur du Père Eugraph[1]. Elle est la petite fille du saint explorateur Arbousset (qui offrit sans succès le pays du Lessouto à Napoléon III ; ce dernier le refusa, mais l’Angleterre l’accepta…). A vingt ans, elle demanda le baptême, ses parents ayant attendu son adhésion personnelle, et fut évangéliste dans les milieux communisants jusqu’au jour où elle rencontra l’Abbé Louis Winnaert – devenu en 1937 Mgr Irénée Winnaert. Elle comprit alors le catholicisme et le suivit dans l’Orthodoxie. Malade incurable, sa vie n’est qu’une longue douleur physique, portée par une incessante prière.

La deuxième est Marguerite Laprairie. Déçue, troublée par le catholicisme romain, elle avait attentivement étudié la Théosophie, faisait partie de l’Ecole Intérieure de cette doctrine extrême-orientale à résonances occidentales, jusqu’au jour où, elle aussi, rencontra Mgr Louis-Charles Winnaert. Elle abandonna alors toute doctrine théosophique, toute illusion, toute vision exaltante, s’attachant au Christ seul.

La troisième est Yvonne Winnaert, fille spirituelle de Mgr Irénée Winnaert. Quant à Cécile la Martiniquaise, elle prépare son offrande au prisonnier de retour : un vrai café dont il a oublié le goût depuis 1940. L’arôme pénétrant envahit l’appartement.

Les trois femmes organisent avec Cécile une petite fête et assaillent le prêtre de questions. Il raconte, raconte, mais lorsqu’il questionne à son tour, se glissent peu à peu des informations apparemment secondaires, mais pénibles. Certes, le local est loué : en se promenant, Marguerite Laprairie a vu une enseigne : appartement à louer ; Maxime (le frère du Père Eugraph) et Mme Winnaert ont saisi l’occasion car la situation de ce local est exceptionnelle, dans l’ancienne Lutèce, 6 rue Saint-Louis en l’Isle. Malheureusement, l’inconséquente hospitalité russe a installé le Père Michel Belsky[2] dans les deux pièces destinées à la future chapelle et au Père Eugraph lui-même.

– Mais pourquoi ? s’exclame-t-il. – Nous ne savons.

– Et vous alors, vous trois, et la liturgie occidentale ? – Oh ! Nous…

– Vous avez beaucoup souffert pendant mon absence ? – Oui. Qu’importe, vous êtes revenu !

Les jours suivants mènent le Père Eugraph de blessure en blessure. Les Confrères de Saint-Photius[3] ne songent pas à organiser une réception pour son retour, ne lui proposent même pas de célébrer une liturgie d’action de grâces dans leur église confrériale, s’intéressent à peine à sa période de captivité, mais le promènent dans les salons intellectuels catholiques romains où ils ont eu le privilège de pénétrer.

L’humour de l’Histoire veut que le dimanche 17 octobre 1943, il est invité par le Père Chambault à célébrer enfin sa première messe de retour, – non parmi ses Confrères – dans l’inhospitalière chapelle de l’Ascension. Le Père Chambault[4] ne craint plus le prisonnier dépouillé de tout, même d’un lieu pour continuer son œuvre ; il n’a pas discerné que derrière l’indifférence russe, c’était un Monseigneur Irénée Winnaert qui voulait être le premier à rendre le Pain et la Coupe à son successeur abandonné dans la petite Chapelle qui fut la sienne[5].

Le Père Eugraph retient sa colère et prépare intérieurement sa décision. Cependant, deux hommes agissent autrement. D’une part, le prêtre russe, Michel Belsky, quitte spontanément les deux pièces de l’appartement de l’Isle Saint-Louis, primitivement destinées à une chapelle et au Père Eugraph lui-même ; d’autre part, un jeune Jésuite qu’il connut avant la guerre chez Jacques Maritain, Jean Daniélou, suit attentivement toutes ses conférences en milieu romain. L’ami Wladimir Lossky, lui, comme un jeune ours reniflant avec envie un miel dont il n’ose approcher, hume à nouveau, lentement, la pensée du prisonnier revenu.

A l’opposé des amis et confrères, les corréligionnaires orientaux se précipitent sur le Père Eugraph. L’église des Trois Docteurs (rue Pétel, à Paris XVème) le réclame ; les fidèles l’invitent, lui demandent des Offices[6], le comblent de cadeaux. L’Archimandrite Athanase[7] supérieur de cette église et intuitif moujik, s’applique à le «prendre» dans son clergé.

La Russie ! La tête lui fait mal. La Russie !

Il se réfugie alors auprès de ses trois fidèles françaises, auprès du souvenir de Monseigneur Winnaert et, brusquement, annonce qu’il ne célèbrera plus dans l’église des Trois Docteurs. Les Russes sont indignés, tourniquent autour de lui, le criblent de questions. Il explique patiemment que sa mission est en France, qu’il le sait «d’avant son arrivée de Russie». Ilsne saisissent pas – sincèrement – que l’on puisse préférer souffrir pour des Français à peine Orthodoxes, plutôt que d’être choyé par les siens. Ils ne comprendront jamais.

Un vendredi, enfin, il endosse la soutane romaine de Mgr Irénée pour se rendre à une conférence en milieu catholique romain. Wladimir Lossky lui en demande la raison ? «Pour montrer que l’Orthodoxie Occidentale peut l’être aussi dans ce costume», répond-il.

Mais son corps anémié ne supporte pas la déception du retour, il est contraint de se reposer dans une gentilhommière en Touraine. La douceur dorée du bois descendant jusqu’aux bords de la Loire, lui redonne quelque santé. Il écrit :

«Je veux le nouveau, le passé me fatigue. Je n’aime pas le passé, je le respecte, mais je suis créé par Dieu pour l’éternelle jeunesse, pour l’attente de la Résurrection qui est le lieu de la liberté où rien n’est imposé. Dieu ne s’impose pas (Il est esprit) la matière s’impose – on est obligé de la voir, on se cogne à une chaise, on ne se cogne pas à l’Esprit. La Croix (mort de la mort) s’impose, la Résurrection s’accomplit en cachette. Différence entre magie et religion. La magie s’impose, rend possesseur de forces, de « formules » : La religion fait se rencontrer des volontés libres. La liberté est la clef de voûte de la religion, de l’Orthodoxie.» (novembre 1943).

Le Comité Saint-Irénée

Il a récupéré son dynamisme et le 10 décembre 1943, le Comité Saint-Irénée[8] est officiellement transféré au 6 rue Saint-Louis en l’Isle, Paris VIème.

Le 12 Décembre 1943, les Confrères de Saint-Photius, ranimés, rajeunis, inconscients et tant soit peu repentants, invitent «à prendre part à la bénédiction du local de l’œuvre missionnaire de Saint-Irénée» (car elle n’a pas encore la permission de s’intituler : chapelle). Le Père Chambault est invité à la place d’honneur. Tout semble rentrer dans l’ordre. L’amère déception du prisonnier est celle de tant de prisonniers ! La vie a séparé les êtres, rompu les liens ; la fidélité est une silhouette du temps de paix.

«Lorsque le 12 décembre 1943, raconte-t-il dans son rapport écrit en 1947, le Centre liturgique commença son travail, il ne pouvait naturellement compter ni sur la paroisse de l’Ascension ni sur les milieux russes il risquait de n’y trouver qu’incompréhension ou critique aveugle et irréfléchie. Il lui fallait presque naître du néant, sans milieu, sans soutien, dirigeant son regard vers ceux qui devaient venir et non vers ceux qui l’entouraient. En même temps, il se posait maintes questions au sujet du futur milieu. Bien que les mouvements pro-orthodoxes soient nombreux en Occident, bien que beaucoup d’hommes cherchent une liturgie authentique, occidentale, traditionnelle et orthodoxe, le nombre de solutions proposées demeure trop grand. De plus, le futur « milieu » doit être non seulement entendu et compris, mais encore rééduqué. 

Comment construire une Liturgie occidentale ? La Liturgie n’est pas seulement le fruit de recherches historiques, elle est surtout la vie même du peuple orthodoxe. Où était-il ce peuple orthodoxe occidental dont la foule compacte et la prière ardente soutiendraient les travailleurs ? 

Mais où étaient à présent ces Français de rite occidental ou oriental qui, en 1938, réclamaient instamment le retour du Père Eugraph ? Pendant sept ans, le pasteur avait été absent et le troupeau s’était dispersé. Seules trois femmes étaient restées à leur poste. Voici pour le matériel humain. Les premiers pas du Centre liturgique furent donc pétris d’humilité». (Rapport de 1947)[9]

Noël

Noël 1943est son premier Noël à Paris ; les Noëls qui avaient suivi son ordination (1937)ayant été célébrés dans l’exil ou la captivité.

Dans la pièce-chapelle, à peine installée, il s’écrie :

«C’est la date de la certitude. Noël, c’est Dieu qui entre dans le monde, qui déchire le péché par sa Naissance, qui saisit le drame dans ses doigts d’Enfant. Pâques, c’est le don de Dieu, la grâce donnée avant pour communiquer les forces nécessaires. Imaginez la dose infinie d’allégresse qu’il faut pour oser marcher dans le péché, contre lui !».

L’assemblée est un mélange de Français et de Russes. On chante faux, on se bouscule, mille courants s’entrecroisent ; les Confrères de Saint-Photius, pleins de bonne volonté sont revenus, et Noël est célébré dans le neuf et humble lieu, sans intrigue, ni trouble.

L’Institut Saint-Denys

L’allégresse de la Nativité (1943) s’est atténuée. Les curieux ne sont pas réapparus, les Russes ont leurs propres offices et les amis ne peuvent faire plaisir hebdomadairement.

L’assemblée du Centre Saint-Irénée est réduite au Père Eugraph et aux trois femmes fidèles. C’est peu ! Alors, le jeune prêtre se tourne vers «Sainte Elise» : «Priez, priez instamment, Elise, demandez à Dieu deux nouveaux, un Français et une Française seulement. Qu’il nous les envoie. » 

Quelques jours plus tard, par l’intermédiaire de Mme Winnaert, il fait la connaissance d’un catholique romain : le docteur Maurice Bernier. Cet homme ayant eu entre les mains une brochure de Mgr Irénée Winnaert, a été bouleversé. Il s’est précipité à la Chapelle de l’Ascension pour rencontrer enfin le maître qu’il a cherché sa vie durant. Il y apprend la mort de Mgr Winnaert et obtient l’adresse de son successeur. Enthousiasmé par son entretien avec le Père Eugraph, ébloui par ses connaissances théologiques, il le prie d’inaugurer quelques conférences sur Saint-Denys l’Aréopagite. Alors le Père Eugraph commence à analyser régulièrement les œuvres du divin Denys et s’adjoint Wladimir Lossky qui parle, à son tour, de la«Théologie de la lumière». Le Docteur Bernier amène des amis, les réunions se poursuivent jusqu’en octobre. L’Institut Saint-Denys est fondé. Il ouvre le 15 novembre 1944 ses portes et c’est sa première année académique 1944-1945.

Le désir formel du Père Eugraph est de faire de l’Institut un lieu de rayonnement orthodoxe et, simultanément, un lieu d’accueil des traditions catholique et protestante. Il écrit :

«A Paris, depuis bientôt vingt ans, fut créé l’institut russe de Théologie Saint-Serge. Toutes les disciplines des écoles théologiques supérieures sont inscrites à son programme, mais il professe en russe et devient, du même coup, inaccessible aux étudiants ne possédant pas cette langue. D’autre part, dans les milieux catholique-romain et protestant, l’intérêt pour l’Orthodoxie augmente tous les jours. Malheureusement, la littérature en français est très injuste et la déforme souvent d’une manière inexacte.

Nous ne citerons qu’un exemple caractéristique : Ecclesia, l’Encyclopédie populaire des connaissances religieuses, éditée en 1928 et très répandue dans les milieux romains, parle de l’Orthodoxie dans les termes suivants : « les schismatiques orientaux ne conservent leur Orthodoxie qu’au prix de l’immobilité, cadavre gelé dont le froid a conservé les formes »[10]. C’est ainsi qu’Ecclesia définit l’Eglise qui, animée d’un dynamisme historique remarquable, a gardé par excellence, la flamme de la Pentecôte. 

Si l’on veut poursuivre le travail pour l’Union des Chrétiens, il est indispensable de se mieux connaître. Une information plus exacte et objective, faite par les Orthodoxes eux-mêmes, s’impose. Avec sa conception de vie et son évolution de pensée, avec son grand passé aussi bien en Occident qu’en Orient, l’Orthodoxie présente un intérêt pour tous les milieux» (Père Eugraph 5 octobre 1944).

La Confrérie de Saint-Photius – surtout en la personne de Wladimir Lossky et celle de Maxime Kovalevsky aide leur confrère. Mais ce dernier, en dépit des apparences, n’est pas un téméraire. La fondation d’un Institut de Théologie en langue française lui paraît une œuvre importante et difficile ; il s’emploie à l’asseoir solidement en s’entourant de collaborateurs compétents. Il désire une Ecole classique. Inlassablement, il entreprend des démarches. Il voudrait réconcilier sur le terrain de la théologie les deux branches russes, celle du Patriarcat de Moscou à laquelle il appartient et celle de l’Exarchat du Métropolite Euloge de la juridiction du Patriarcat Œcuménique. De plus, il aimerait établir des contacts avec les catholiques romains et les protestants. Il s’adresse tout d’abord, aux Russes.

Après avoir exposé ce qu’est l’Institut, il écrit au Métropolite Euloge :

« Connaissant votre bienveillance et votre souci des âmes, je voudrais beaucoup recevoir votre bénédiction pour notre initiative. Nous avons demandé la bénédiction du Métropolite Alexis (Locum Tenens du Patriarche Serge) et du Métropolite de Thyatire (Exarque du Patriarche Œcuménique)… Je vous prierais, de tout cœur, Monseigneur, comme créateur de l’Institut Saint-Serge, comme évêque orthodoxe résidant en France, comme père qui a enseigné la foi et nous a guidés, de ne pas nous juger sévèrement mais dans votre charité de bénir notre bonne intention de porter l’Orthodoxie à l’Occident. Je voudrais avoir de vous, Monseigneur, une parole d’encouragement et une bénédiction. Certes, il y a entre nous la séparation et nous sommes liés par les décisions du Patriarche de Moscou[11] , et nous devons exécuter la volonté de feu le Patriarche Serge d’ouvrir ces cours missionnaires, mais nous voudrions rencontrer chez vous, Monseigneur, une sympathie, un intérêt et une bénédiction». (13.11.1944 ;traduit du russe).

Le Métropolite Euloge malgré sa fidèle indulgence envers le Père Eugraph, ne peut oublier la rigueur théologique de la Confrérie de Saint-Photius et répond le 17 novembre 1944 :

«Cher Père Eugraph, Votre heureuse initiative ne pouvait rencontrer chez moi qu’un sentiment de complète et sincère bienveillance. Mais je ne puis vous cacher qu’il m’est très difficile de témoigner de la sympathie à la Confrérie de Saint-Photius. C’est pour le même motif que le Père Cyprien et L. E. Zander ont refusé de professer chez vous : le grand respect de la mémoire de feu Père Serge Boulgakoff[12]. Vous savez que la Confrérie – surtout, il me semble, en la personne de W. Lossky – a envoyé une dénonciation sur Boulgakoff au feu Patriarche Serge, qui a provoqué une brutale et injuste critique de sa théologie. Feu P. Boulgakoff n’a rien répondu à cette critique, non parce qu’il n’avait rien à répondre mais parce qu’il estimait indigne d’entrer en polémique avec un hiérarque et surtout un Primat de l’Eglise Russe dont il se considérait comme un fils respectueux et obéissant, Maintenant le Patriarche Serge et le Père S. Boulgakoff se tiennent devant le trône de Dieu et reçoivent l’appréciation due à leurs œuvres. Mais l’œuvre de la Confrérie de Saint-Photius a laissé une trace pénible qui pourrait compliquer et rendre difficile la grande œuvre de l’union dans l’Eglise russe à laquelle je travaille. Que Dieu vous bénisse ! Vôtre» (traduit du russe).

Les professeurs de l’Institut Saint-Serge avaient fondé une Confrérie ayant pris le nom de : Confrérie Sainte-Sophie. Elle était présidée par le Père Serge Boulgakoff qui, dans une partie de ses œuvres, exposait son enseignement personnel sur le problème de la «sophiologie» non accepté par l’Eglise et proche de la pensée du philosophe Soloviev. La doctrine sophiologique accordait une place trop prépondérante à la «Sophia» – la Sagesse dans la théologie trinitaire, est une querelle ancienne, une tendance bien antérieure au vingtième siècle. Le président de la Confrérie de Saint-Photius, Alexis Stavrovsky, réagit le premier, puis son successeur W. Lossky écrivit une brochure en russe, publiée à Paris, où il combattait résolument la doctrine exposée par le Père Boulgakoff dans sa grande trilogie théologique. N’ayant pas cette brochure, nous venons d’obtenir une explication de Mr Alexis Stavrovsky :

«La Confrérie de Saint-Photius, nous écrit-il, avait combattu un certain aspect de la doctrine du Père Boulgakoff, introduisant à la suite du philosophe russe Wladimir Soloviev[13]la Sophia ou Sagesse Eternelle comme un être divin féminin auprès de la Trinité. Il allait jusqu’à identifier la Sophia avec « l’ousia » de Dieu. En fin de compte, Dieu et le monde ne sont plus le créé et l’incréé entre lesquels il ne peut y avoir rien de commun de par son essence (de Dieu), mais la même chose. Le danger de cette doctrine est évident et risque de détruire pratiquement le christianisme». (Lettre du 22.9.75).

Le Père Eugraph, en tant que Confrère est faussement placé par extension, parmi les opposants à l’Institut Saint-Serge qu’il aimait, et il respecta toujours le Père Boulgakoff, le considérant comme un génie, tout en ne partageant pas toutes ses opinions théologiques.

Mme Winnaert, désireuse de rassembler autour de l’institut naissant l’enseignement des grands esprits chassés de Russie, convie alors à déjeuner Nicolas Berdiaeff qu’elle a connu au cours d’une décade philosophique organisée par Mlle Marie-Madeleine Davy, en son domaine de la Fortelle. Nicolas Berdiaeff lui a témoigné de la sympathie mais il ignore qu’elle est orthodoxe et ne sait pas que le Père Eugraph a été convié le même jour. Très surpris, le philosophe est mécontent de se trouver inopinément en face du jeune prêtre libéré. Et l’entretien n’est pas une réussite ! Malgré, ou peut-être à cause de la bonne volonté du Père Eugraph, le philosophe est déconcerté par son interlocuteur dont la pensée transparaît même au travers de ses silences. Celui-là entièrement axé sur le vaste domaine de la connaissance, le cultivant, le scrutant par rapport à son esprit, celui-ci rapportant toute connaissance à la tradition judéo-chrétienne, accueillant les diverses connaissances et mentalités et, selon son don exceptionnel, comprenant trop subtilement le mécanisme et la dialectique du philosophe. Génie et apôtre, ils ne se revirent plus. Néanmoins, c’est le Père Eugraph qui célèbrera la liturgie des Défunts pour «la naissance au ciel» du grand Nicolas Berdiaeff, et qui soulignera dans ses cours sa pensée originale et profonde[14].

En dépit de cet échec psychologique, Mme Winnaert se permet d’insister et demande à Nicolas Berdiaeff son aide pour l’Institut. Le 14 décembre 1944, il lui répond :

«Mon point de vue religieux diffère de celui de la « Fraternité de Photius ». Je ne peux pas oublier les accusations d’hérésie contre le Père S. Boulgakoff et en général l’envie de trouver partout des hérésies. En tout cas, je suis beaucoup moins orthodoxe que le Père Boulgakoff. Je préfère aux autres le Père Eugraph Kovalevsky, mais ça ne change rien. Je voulais vous dire tout franchement. J’ajoute encore que c’est une faute à mon avis de vouloir convertir les catholiques français à l’Orthodoxie. Je voudrais que toutes les confessions aillent vers un sur-confessionnalisme. J’espère vous revoir et parler avec vous sur toutes ces questions. » 

Mme Winnaert réplique :

«… Il était normal que nous nous adressions à la Confrérie Saint-Photius qui avait par son intermédiaire permis à Mgr Winnaert et à toute sa communauté de prendre leur place dans l’Eglise historique. D’autre part, je vous affirme que nous n’avons jamais eu l’idée de convertir les catholiques. Le fait que nous ayons choisi des professeurs romains et protestants le prouve nettement. Au contraire, j’ai la certitude, et je crois que vous pensez comme nous, que le fait d’étudier profondément et loyalement sa religion, ou quelque branche culturelle que ce soit, ne peut mener qu’à un désir de rapprochement et de compréhension». 

Le fondateur de l’Institut Saint-Denys ne se décourage pas. Il s’adresse au Père Alexandre Schmemann et au Prince Constantin Andronikoff, brillants théologiens de l’Institut russe Saint-Serge pour s’assurer leur concours. Ils acceptent et viennent donner des cours, rue Saint-Louis en l’Isle. Le premier parle de l’Histoire de l’Eglise de Byzance, le deuxième de laThéologie liturgique. L’année d’après, avant l’ouverture des cours en 1945-1946, ils sont rappelés à l’ordre par leurs aînés et suspendent leurs conférences. Le Père Schmemann écrit au Père Eugraph « A mon vif regret, je suis obligé de décliner votre si aimable proposition et qui me faisait honneur, de donner des cours à l’Institut Saint-Denys. A l’Institut de Théologie (Saint-Serge) ce projet a rencontré un refus catégorique qui ne me laisse aucune alternative». 

Le Père Eugraph persiste dans son désir de réconciliation ; il propose au clergé de la Chapelle de l’Ascension (celui-là même qui s’arrangea, en 1937, à le faire chasser de Paris en l’envoyant dans une paroisse orientale, à Nice) de se joindre à l’action de l’Institut. Il lui est répondu :

«Mon cher Père, après avoir réfléchi au sujet de votre projet de me charger d’une fonction dans l’Institut Français de Théologie Orthodoxe, je me vois dans l’obligation de vous faire savoir qu’il ne m’est pas possible d’accepter cette proposition, étant donné que je suis pris par diverses activités» (Signé : P. Denis Chambault, 21 octobre 1944)

L’ancien prisonnier théologien qui ne comprendra jamais qu’on ne puisse pas s’aimer, espère quand même intéresser au moins les jeunes prêtres de l’Ascension et, le 17 novembre 1944, à l’assemblée constituante de l’Institut, le Père Jean Peterfalvi, représentant le Père Chambault, approuve le paragraphe 10 du compte-rendu de cette assemblée, disant que «Les élèves de l’Institut auront à étudier les quatre rites qui seront pratiqués à l’église de l’Institut : le rite oriental en français, le rite occidental actuel (celui que pratiquait Mgr Winnaert lors de son entrée dans l’Orthodoxie), l’ancien rite romain et le rite franco-gallican» (Rapport de la Confrérie). Mais aucun membre du clergé de l’Ascension ne viendra aux cours.

Après quelques jours d’abattement, le Père Eugraph forme le projet de «couronner l’Institut par trois Présidents d’Honneur le Métropolite Alexis, gardien du Trône du Patriarcat de Russie, le Métropolite Germanos, exarque du Patriarcat Œcuménique et le Métropolite Euloge. » Iln’y parvient pas, nous avons déjà vu la réponse du Métropolite Euloge ; par contre l’Archimandrite Parthenios Polakis, recteur de l’Eglise grecque de Paris (rue Bizet), accepte de l’aider.

La réaction des Français non orthodoxes est caractéristique : Mr Gabriel Marcel que le Père Eugraph rencontrait avant la guerre chez Maritain, Mr Jacques Madaule se joignent en tant qu’Administrateurs de l’Institut au Docteur Maurice Bernier. Mme Madeleine Davy expose la Philosophie Médiévale ; des professeurs tels que Jean Hyppolite et Mr Burgelin témoignent leur sympathie en présentant, le premier La Philosophie, le second La Philosophie antique ; le Père Louis Bouyer parle de l‘Écriture Sainte, mais le cadeau insigne sera Dom Lambert Bauduin, Patriarche et Pionnier du «ressourcement» liturgique en France. Le Père Eugraph lui adresse une lettre touchante :

« Je demande des conseils et un rendez-vous ! Vous connaissez une certaine tendance des derniers temps dans les milieux romains d’exalter le rite oriental et de diminuer la beauté, la solidité et la pureté du rite occidental. Quelques articles ont paru vantant la beauté du rite oriental ; c’est un bien car il est véritablement très riche et possède de grandes qualités, mais l’attitude méprisante pour la tradition occidentale est une chose non seulement regrettable, mais dangereuse et injuste. Au lieu d’éduquer les masses dans la beauté et la pluralité des rites dans l’Eglise et d’ainsi préparer l’esprit catholique, « catholicon », à l’union de l’occident et de l’orient chrétiens en une seule Eglise, ils orientalisent l’Eglise, la limitent, la diminuent. Deux milieux acceptent cette tendance avec empressement : 

1) le milieu français, avide de « nouveau » de quelque chose mystique et oriental. Il prend les formes de l’hindouisme, ou les formes gréco-russes de l’âme slave, leurs chants, leur ésotérisme. Certes, je comprends ce qu’il y a de vrai dans ce mouvement la recherche de ce que l’on a perdu en Occident, mais c’est quand même une orientation d’esprit frôlant la décadence. Ce n’est point un enrichissement conscient mais trop souvent une nostalgie vague de lointain.

2) Quant au milieu orthodoxe, trop attaché souvent à son rite – chez certains – il en arrive à confondre l’Orthodoxie, l’Eglise avec le rite oriental, comme si c’était l’unique expression de l’esprit ecclésiastique. La tendance occidentale citée plus haut, le flatte et l’enfonce dans son particularisme rituel, fermant les yeux à la vision de la beauté de l’orthodoxie des traditions occidentales, déformant l’Orthodoxie dans l’Eglise universelle. 

L’unique réponse à cette tendance, n’est ni la polémique, ni la défense des principes (on les accepte facilement), mais une démonstration pratique et vitale du rite occidental au sein de l’Eglise orthodoxe, dans notre chapelle Saint-Irénée. 

Elle est TÉMOIN pour les Orthodoxes orientaux que le rite ne définit pas l’Eglise, que l’Occident est aussi pur par ses traditions apostoliques que l’Orient. Elle habitue les fidèles à l’esprit catholique, brise les préjugés, l’esprit d’exclusivité. 

Pour les frères romains, si on nous aide, elle sera le lieu où l’on peut avec plus de liberté apporter les réformes désirables au rite romain, pouvant servir d’exemple pour les réformes générales.

Je vous demande votre aide et vous invite pour la réunion du 28 Juin 1944». 

Une semblable apologie de l’Occident, ce sens aigu de la pluralité unique des rites, conquiert Dom Lambert Bauduin, et de tout son prestige il soutient la neuve Ecole. Il dit avec sa délicieuse malice au jeune prêtre orthodoxe : «Il y a si longtemps et avec une telle persévérance que vous me tenez au courant de votre action, que vous m’avez vaincu. Me voici. » 

Qui est Dom Lambert Bauduin, cet homme dont l’esprit et le cœur renferment l’authentique œcuménisme ? D’une famille de grands industriels, il naît à Rosoux-les-Waremmes, en Belgique. Ordonné prêtre, le 25 avril 1897, il professe au Séminaire de Saint-Trond, puis, fait sa profession monacale le 5 octobre 1907, en l’abbaye de Mont César, à Louvain. En 1909, il crée à Malines Le Mouvement liturgique qui prend une extension mondiale. En 1919, il est nommé professeur de théologie à Saint-Anselme, à Rome, où il devient l’ami intime du Cardinal Mercier. Durant son séjour à Rome, il forme le projet d’une fondation monastique pour l’Unité Chrétienne, et prend part aux conversations de Malines. En septembre 1925, il organise à Bruxelles la première semaine d’Unité ; en décembre de la même année, est fondé sur ses instances, le Monastère d’Unité à Amay-sur-Meuse, et la revue Irenikon prend son essor. Mais une campagne très dure s’élève contre ses principes et il est libéré en 1931 de ses fonctions de chef de la communauté d’Amay-sur-Meuse, et envoyé en France. Enfin, en 1951 il peut réintégrer son monastère qui a été transféré en 1939 à Chèvetogne, et retourne à Dieu en 1960, entouré de respect et d’honneur.

A l’époque où il donne ses cours à l’Institut Saint-Denys, il est encore en disgrâce, aumônier d’un couvent de femmes dans la banlieue de Paris où «il refait sa virginité», selon sa propre boutade, conseillant au Père Eugraph d’agir «pendant qu’il a encore la chance d’être libre». Pendant un an et demi, il enseigne aux nouveaux Orthodoxes la Liturgie occidentale et le rite gallican à l’Institut Saint-Denys.

Nous ne donnerons qu’un bref extrait d’une de ses conférences touchant notre propre Liturgie :

« Comment la liturgie romaine s’est-elle imposée en France ? C’est sans doute grâce à l’influence considérable qu’avaient les moines à cette époque, les moines bénédictins qui fonctionnaient avec les moines de Saint Jean. Le peuple était extrêmement attaché à la liturgie gallicane et elle se serait certainement maintenue. Pépin le Bref et Charlemagne se sont beaucoup occupés de choses religieuses avec un grand zèle, quelquefois un peu suspect et rappelant le césaro-papisme. C’est Pépin le Bref qui porta le premier coup à la liturgie gallicane en voulant introduire la liturgie de Rome avec l’assentiment du pape Etienne II. Pépin le Bref s’attaque alors à cette liturgie ainsi que Charlemagne et ils la font disparaître. Avant de disparaître elle a fortement influencé le rite romain, le rite en général, celui des Saints tels que Sainte Geneviève, Saint Saturnin, Sainte Eulalie…».  

Suit la description de la liturgie gallicane, telle que le Père Eugraph l’instaurera quelques mois plus tard. Et dom Lambert Bauduin de lui répéter avec un sourire attristé « Vous avez de la chance, mon Père, de pouvoir l’appliquer. Profitez de votre liberté !» Illui écrit un post-scriptum dans une lettre du 25 novembre 1944 : «Entre nous, j’ai pensé de faire une petite visite à Monseigneur Baussart pour qu’il daigne approuver ma participation à vos travaux. J’avais tout à fait négligé pareille démarche, tant je trouve ma collaboration active à vos travaux, naturelle et désirable, surtout… pour un moine d’Amay. » 

Le Père Eugraph reçoit une curieuse lettre d’un prêtre catholique romain :

« Je crois à peine que c’est une réalité. Il existe à Paris un centre intellectuel qui n’est ni anti-papiste, ni de théologie stérile de l’ultramontanisme ; où l’on enseigne la théologie selon la vraie tradition catholique, où la critique libre des Jérôme ne scandalise personne, où l’on peut s’exprimer sans que l’on vous considère immédiatement comme un mauvais sujet ! Oui, c’est une réalité mais je crois, Monsieur l Archiprêtre, que votre œuvre sera dévorée par les intrigues, par les calomnies, on fera un vide autour de vous. Sans vous attaquer ouvertement, on détruira votre œuvre par mille petites allusions. Certes, vous n’êtes pas lié avec notre administration, vous êtes indépendant en tant qu’Orthodoxe. Peut-être l’Orthodoxie pourra-t-elle vous protéger ! Ah ! Si j’étais plus jeune, je n’hésiterais pas à venir travailler avec vous ; si le Père Laberthonnière vivait encore… 

Pourquoi l’Orthodoxie et votre initiative sont-elles venues si tard ? Courage, Monsieur l’Archiprêtre, car notre pays est très routinier». 

De grands hiérarques orthodoxes l’applaudissent :

Alexandre III, Patriarche d’Antioche :

«La création de l’institut Saint-Denys et de l’Eglise de France est pour nous une des plus grandes joies après l’époque d’épreuves. Loin géographiquement, nous formons la même famille orthodoxe. » 

Le Professeur Alevisatos :

« Vous réalisez actuellement la formation d’une Ecole de théologie orthodoxe occidentale, ce que je souhaitais au Congrès des Théologiens, il y a bientôt dix ans. » 

De Constantinople :

«Sa B. Mgr Damase ayant étudié votre dossier, m’a chargé de vous remettre qu’il considère votre œuvre, l’Orthodoxie Occidentale et l’Institut Français, d’une valeur primordiale. Il va transmettre votre dossier à Sa Très Sainteté Maxime. » 

Enfin de Moscou, l’intègre et douloureux Métropolite Grégoire (il a perdu quatre fils à la guerre) lui répond :

«Je suis chargé moi-même de l’organisation de l’enseignement théologique en Russie. J’ai connu toutes les difficultés : les vôtres que vous m’exposez, ne sont pas, selon moi, aussi insurmontables. Le Patriarche de Moscou considère l’œuvre de l’Institut Saint-Denys et votre mission française comme une chose essentielle en Europe ». 

Encouragé, le Père Eugraph trace les principes-bases de l’Institut qu’il gardera fidèlement :

«Ils sont le symbole de cet esprit, père authentique de notre XXème siècle qui manifeste, qu’on l’accepte ou non, le brassage de toutes les nations, de toutes les mentalités où se mélangent l’Orient et l’Occident, l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident : 

1) Orthodoxie et non orientalisme ;

2) Occident sans compromis ;

3) reconnaissance envers l’Eglise russe ;

4) reconnaissance envers Mgr Winnaert et ses travailleurs ;

5) organisation : caractère dynamique-apostolique ; 

Au dessus de la civilisation chrétienne et de l’économie de l’Eglise, reste le plan ou aucun compromis n’est permis, où chaque virgule doit être défendue sans pitié, où le moindre relativisme est nuisible. La vérité révélée, gardée par l’Eglise, les principes de son organisation et de sa morale sont de cette catégorie. Selon l’expression de Saint Augustin, dans ce dernier cas doit régner l’unité, dans le plan de l’économie la liberté et en tout la charité.

Demandons-nous maintenant, nous, les Orthodoxes, si nous ne sommes pas fautifs vis-à-vis de l’unité de l’Eglise ? Souvent, nous confondons nos cultures chrétiennes avec Elle, voulant imposer notre mentalité et non l’esprit pur de l’Eglise aux autres peuples. Souvent, nous ne distinguons pas suffisamment l’Immuable de l’Economie, l’Absolu du relatif, la Tradition des traditions louables mais non indispensables. Par contre, nous ne sommes pas assez ardents à défendre, à confesser ou à proclamer au monde entier la vérité révélée, gardée par notre Mère. 

Au nom de l’unité de l’Eglise et de l’union de tous, beaucoup d’entre nous (je ne parle pas de l’Eglise elle-même qui est pure, infaillible, toujours clairement enseignante) doivent faire pénitence, réviser leur mentalité, changer leur attitude. 

A nos frères catholiques romains et protestants, notre Chef commun, notre Seigneur, inspirera en quoi consiste leur pénitence et ce qu’ils doivent corriger pour s’approcher avec nous de l’unité de tous dans l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique. » 

Nous avons développé les divers aspects de cette naissance de l’Institut car la première empreinte d’une œuvre la marque mystérieusement. Au cours de notre récit, nous ne donnerons plus que quelques informations soulignant le chemin de cette Ecole de Théologie.

Le centre liturgique Saint-Irénée

La paroisse n’existe pas encore.

Le 6 février 1944, le Père Eugraph réunit le Comité Saint-Irénée, car c’est l’occupation et «selon les ordonnances allemandes, seuls les bureaux ont le droit de fonctionner, et encore a-t-il fallu de multiples démarches pour arriver à ce résultat, mais vous pouvez, dit-il, aux gens réunis, devenir les Amis de Saint-Irénée et aider efficacement. » 

Il s’adresse aussi à ses amis russes : «Mille souvenirs précieux nous lient comme les anneaux de la chaîne d’or, selon l’expression du Cantique des Cantiques.» Il espère – peut-être un peu naïvement – que les enfants des émigrés aimeront le sol qui les a reçus !

En réalité, le Comité St Irénée du temps de la captivité se transforme en Centre Liturgique Saint-Irénée. Il amorce l’admirable restauration de l’Eglise des Gaules. L’essentiel pour le Père Eugraph est de communiquer aux âmes la faim de la Liturgie, cette théologie qui, par le chant, la prière, la psalmodie, l’action belle en commun, devient nourriture indispensable. Il tourne son attention vers «le tragique appauvrissement, en Occident du sentiment pascal». Ilattaque. C’est l’origine de ce qu’il appellera plus tard : la Bataille Pascale. «Disons en passant, constate-t-il, que cette année si l’église était pleine le Dimanche des Rameaux, la nuit de Pâques comptait quatorze présences…) (Rapport de 1947).

Sa santé défaille encore une fois. Il est contraint de partir se reposer quelques jours au Pont de Gennes. Lorsqu’il en revient, il semble absent, répondant aimablement, comme un ami de passage: Devant l’inquiétude des trois femmes amies, il finit par avouer que dans la solitude il a vécu «dans le ciel, en conversation avec le ciel et qu’il lui est pénible, presque douloureux de revenir». Ces périodes de «départ» s’emparent de lui parfois, mais il s’applique et parvient à se maîtriser, ne se les permettant plus que dans la solitude cachée. «Dieu me complète» dit-il, «en me faisant faire ce que je ne désire point». 

28 Juin 1944

Enfin, la première fête de Saint-Irénée depuis son retour arrive. Ce jour brille comme une lumière petite mais claire. Voici quelques extraits de son allocution :

«Dieu a voulu, à notre époque, par mille moyens, amener les Chrétiens à chercher l’union dans son Eglise, en mélangeant les peuples, en les obligeant à surpasser les frontières historiques, en réduisant en poussière les préjugés sectaires, les préjugés qui arrêtent les flots larges de la tradition catholique et apostolique. Dans cette œuvre, le Seigneur et Maître de notre histoire a voulu montrer la richesse et la plénitude de l’Orthodoxie au peuple aimé par sa Mère Marie la Très pure : la France. Qui peut douter que nous sommes à la veille du rayonnement de l’Orthodoxie dans l’univers ; ce qui se passe dans le monde actuel n’est que le quatrième Dimanche de l’Avent ; comme dit Malachie : « le jour vient, il est proche ». De même qu’autrefois Dieu dispersa Israël dans le monde afin de préparer les voies aux Apôtres, de même, en nos jours, Il disperse les différents peuples orthodoxes dans l’univers et en grande masse en France afin qu’ils préparent le terrain, aplanissent les monts et élèvent les plaines. A Babylone, Il confondit les langues pour séparer, à présent, il mélange les peuples pour les unir.

Grâce à la « diaspora » orthodoxe, l’Eglise méconnue et inconnue découvre son vrai visage, les rencontres entre les Catholiques romains, les Protestants et les Orthodoxes deviennent fréquentes, les mouvements de rapprochement, les rayons divins venus d’Orient touchent les âmes occidentales. »

Il reprend l’historique de la Confrérie Saint-Photius qui, sous son impulsion prophétique, en 1925, fut la première à se pencher sur l’Occident, et conclut son allocution par le rappel de son prédécesseur et frère en sa mission : Monseigneur Irénée Winnaert[15] :

«J’ai prononcé le nom de Monseigneur Winnaert, le nom de cette grande figure, l’apôtre de l’union, père de l’Orthodoxie Occidentale. Comme Moïse qui mena Israël à travers le désert jusqu’à la terre promise, sans avoir la joie de voir son peuple installé dans les plaines couvertes des pâturages de Chanaan, comme Basile le Grand qui mena la bataille toute sa vie durant pour la vraie orthodoxie, pour le concile œcuménique, et quitta la terre à la veille de la victoire de la Vérité, Mgr Winnaert, à travers le désert d’incompréhension et les bois épais des hérésies, a mené, poussé par le Saint-Esprit, son troupeau vers le port de l’unité. L’esprit occidental goûtait, par lui, à la source enivrante de la force divine de l’Orthodoxie. Cela se passait en l’an de grâce 1937, le 2 février, jour de la Chandeleur. Beaucoup d’entre vous se souviennent de ce moment émouvant : il était mourant, couleur de terre, ses forces cédaient, devant nous était un corps mortel qui faisait l’œuvre immortelle. Comme Moïse et Basile, il ne voit pas le développement de l’œuvre, il part juste au commencement. » 

Et voici, en guise de parfum de cette renaissance, les Litanies de Saint-Irénée que le Père Eugraph compose lui-même.

Litanies Saint-Irénée

(Le Père Eugraph, durant les premiers temps, garde le vouvoiement employé par Mgr Winnaert, afin d’habituer peu à peu les Français au tutoiement).

Après l’invocation à la Divine Trinité et les clausules à la Vierge :

Saint-Irénée, priez pour nous

Petit-fils spirituel du Disciple bien-aimé, »

Apôtre du pays de Gaule, »

Aurore de la nouvelle vie en France,

Flambeau ardent du Saint-Esprit,

Disciple humble et fidèle du Christ,

Enfant bien-aimé du Père Céleste,

Colonne de Vérité vivante,

Docteur de l’Eglise universelle,

Lumière de la vraie connaissance,

Foudre pour l’hérésie et le mensonge,

Régénérateur de nos âmes,

Soleil resplendissant des vrais dogmes,

Source jaillissante de pure Orthodoxie,

Mer vaste des visions catholiques,

Vigne enivrante des vertus,priez pour nous

Porteur du nom pacifique,

Evêque et Pontife modèle,

Notre soutien inébranlable,

Notre guide infaillible,

Notre Patron bien-aimé,

Joie de Lyon et gloire de la France,

Maître spirituel qui nous conduit vers le Royaume,

Maître incomparable de la déification du monde,

Agneau de Dieu…

Prêtre : Il l’a établi maître de Sa Maison,

Tous : Et prince sur tous ses biens.

Prêtre : Ô Dieu, Qui avez accordé à Votre bienheureux serviteur Irénée, Martyr et Pontife, la grâce de détruire les hérésies par la vérité de la doctrine et d’affermir heureusement la paix de l’Eglise, donnez à Votre peuple, nous Vous en supplions, la constance dans leur sainte religion et accordez-leur Votre paix en nos temps si troublés. Par Jésus-Christ…

2 – Le monde respire – 1944-1945

La libération

La paroisse Saint-Irénée

Boxe spirituelle

Contacts divers.

François Mauriac

Le M. J. O 

« Que tout ce qui respire loue le Seigneur. » (Ps. 150, 6)

La libération

Le dénouement de la guerre approche. Le Père Eugraph traverse à pied Paris pour aller célébrer en sa chapelle Saint-Irénée. Les Allemands vacillent, des balles désordonnées sifflent par instants dans les rues. Un matin, il rencontre sur le Pont Sully-Morland un cordonnier qui vient de recueillir un enfant-soldat allemand blessé. Tandis qu’il félicite le vieil homme, celui-ci répond : «C’est bien normal, mon gars a été tué pendant la guerre. Il avait le même âge. » 

25 AOUT 1944, fête de Saint-Louis, le black-out s’évanouit brusquement. Toutes les fenêtres s’ouvrent, la lumière jaillit de toutes parts. On allume ! Les radios tonitruent la Marseillaise. La frénésie emporte Paris, Paris danse, Paris court sans but, Paris s’embrasse !

Leclerc est là ! Finie l’occupation de Paris, finie l’ignoble persécution des Juifs, finie la Résistance périlleuse. Paris n’a pas sauté !

Le Père Eugraph, Elise Viéville, Yvonne Winnaert et la Martiniquaise Cécile qui demeurent à l’époque près de l’Etoile se précipitent sur le balcon. Tous pleurent, aux fenêtres, dans les maisons, dans les rues, tous pleurent. Le Père Eugraph ne descend pas dans la foule, il la connaît trop, il se rappelle son instabilité et sa sauvagerie. La servante noire, un plateau sur la tête, gambade en disant : «Je couperai la tête aux Allemands et je la ferai sauter sur le plateau. » Le prêtre et les deux femmes ont un mouvement de recul.

Durant les semaines qui suivent, le Père Eugraph est indigné par l’injustice fanatique et la bêtise. Il accueille dans sa chapelle Saint-Irénée, auprès d’un communiste, d’une Juive et d’un prisonnier évadé qui s’y étaient réfugiés, un pétainiste apiculteur déchu de la dignité nationale pour s’être querellé avant la guerre avec un Juif garagiste qui l’a dénoncé.

On règle les comptes. Les vrais Résistants, les Résistants de la dernière heure, les collaborateurs, les faméliques déportés qui débarquent près de l’hôtel Lutétia sous les yeux gourmands de détresse des passants, les Juifs qui viennent reprendre, parfois avec arrogance, leurs objets déposés chez les amis chrétiens avant la fuite, et ceux qui ont dans les yeux la douleur distraite des victimes, tous ces êtres secoués reprennent lentement leurs vies. La vie est si puissante !

La paroisse Saint-Irénée

Saint-Martin, le voici à nouveau dans l’Eglise de France – Saint-Irénée et Saint-Martin se partagent les dates importantes de l’Orthodoxie renaissante en Occident et lui offrent un beau cadeau.

Nous sommes le 11 novembre 1944 : par décision du Doyen des Paroisses orthodoxes occidentales, le Père Stéphane – celui qui reçut le vendredi 5 février 1937 Monseigneur Irénée Winnaert dans le monachisme[16] – la Chapelle devient canoniquement la Paroisse Saint-Irénée. Ce n’est que le 3 février de l’année suivante, en 1945, que paraîtra au Journal Officiel, récépissé 4747, l’annonce de la nouvelle Association Cultuelle Catholique Orthodoxe de Saint-Irénée.

Le Père Eugraph relate dans un de ses premiers Bulletin Saint-Irénée :  

«La Chapelle St Irénée fut construite pendant l’occupation. Ouverte et bénie en décembre 1943, desservie par un prêtre rentré de captivité, le Conseil Décanal autorisa la Chapelle à se constituer en paroisse régulière après la libération. Tous ces faits manifestent la destinée et la raison d’être de notre communauté religieuse. La paroisse Saint-Irénée s’est formée dans la France humiliée et meurtrie ; sa première parole s’est mêlée aux cris de libération, aux larmes de joie des Parisiens. 

Pour un Chrétien qui sait que rien n’est fortuit et que tout a un sens caché et providentiel, cette coïncidence, ou plutôt, cette concordance des faits historiques de notre Chapelle et de la France, montre mieux qu’un programme que notre petite paroisse Saint-Irénée est liée au sort de notre pays et du peuple français. La France a un grand avenir, Dieu qui « détrône » les orgueilleux et « élève les humbles » la prépare à une mission spirituelle éclatante parmi les peuples. C’est une certitude pour les croyants. Dieu a voulu donner naissance à notre paroisse en ces temps troubles, afin qu’elle travaillât humblement, elle aussi, cachée des regards du monde, à préparer la renaissance française. Comment ? En réveillant la certitude de la Résurrection, en apportant les prières qui sont la force du monde, en confessant l’Orthodoxie française qui prend ses racines dans la Gaule de Saint Irénée, en fixant nos regards sur les temps futurs avec espoir et confiance. » 

Les derniers mois de l’année 1944 sont calmes, et pour la Paroisse, et pour l’institut, car la majorité ne croit nullement à cette entreprise.

Le Père Eugraph le devine et s’amuse à écrire joyeusement dans une lettre :

Boxe spirituelle

«Je reçois mes misères du ciel comme une chose BIENVENUE, car elles me donnent de façon extérieure – c’est-à-dire de la façon la plus facile – l’humilité et vous le savez, l’humilité a tissé le plus beau manteau du Verbe : la Vierge Marie. L’humilité, c’est la sainteté de l’âme, c’est les biceps invisibles pour donner un coup de poing mortel à ce faux Noir qu’est le diable. 

Je sais que vous n’êtes pas très sportif, ni grand amateur de boxe, qu’elle soit anglaise, française ou américaine mais, d’autre part, reconnaissons-le avec franchise, nous sommes des combattants, des lutteurs et, disons le mot, des boxeurs au sens spirituel. Alors, que Saint Denys nous guide, que la volonté de la Providence nous conduise, nous qui ne voulons pas être dupes et accepter des choses non déterminées – prenons une image grossière afin de mieux définir notre « boxe ». 

Avant de frapper l’adversaire, les spécialistes nous disent qu’il faut se mettre en GARDE. Ah ! Quelle leçon nous donnent ces braves sportifs, leçon aussi exacte et infaillible que les enseignements de l’Évangile : compter vos forces avant de proclamer la guerre, infaillible parce qu’elle est dictée par l’EXPÉRIENCE, et non par une théorie. Avant de frapper, prendre garde, trouver une position nous facilitant de bien frapper l’adversaire et de défendre le point faible de notre corps. 

Ecoutez bien l’exactitude des conseils de nos sportifs : 

Ils disent : le pied gauche à 35 cm en avant du pied droit (pour un homme de 1 mètre 70 environ), bien à plat sur le sol, l’orteil dans la direction du but à frapper, formant avec le droit un angle d’environ 45 degrés, les genoux légèrement fléchis (comme nous, avant de combattre nous fléchissons les genoux et, brusquement, nous nous levons comme des vainqueurs, ayant fait la prière), le poids du corps reposant également sur les deux jambes. (Si je vous donne tous ces détails, ce n’est pas parce que je veux que vous fassiez une expérience devant le miroir – ce serait ridicule et inutile, l’idée même fait rire un peu bêtement mais je tirerai quelque leçon pour notre combat-boxe par le moyen des symboles). 

Voilà, le plus brièvement possible quelques unes des instructions pour un boxeur avant le combat, sans parler de toute une ascèse de longue préparation, avec un régime, des exercices, le développement des muscles, la souplesse. 

Puis, dès que la garde est prise, vient le combat. Position des bras et des mains en frappant. 

Les « directs » : coup du bras gauche à la figure. Un Saint est un Chrétien qui frappe le diable à la figure – pan ! 

« Parade » (dans le combat-parade, souplesse, brusquerie, quel art !) dans les paroles et dans les prières. Que pensez-vous d’une messe regardée selon la boxe ? Prière au bas de l’autel = garde, prise de position. 

« Coup du bras droit à la figure » : deux bras, dit Saint Irénée : le Fils et l’Esprit, deux bras, deux armes de la victoire. On touche le cœur, ensuite, on effraie, on oblige à reconnaître le mystère et, d’un coup, on l’explique. On NIE tout ce que l’on ne peut toucher (avec Thomas) et l’on fait toucher l’intouchable par un miracle. Parade … 

« Coup de bras gauche dans le CREUX de l’ESTOMAC », frapper dans ce qui est le plus sensible, vital, essentiel – méthode des révolutionnaires profitant de la famine. 

« Coup de bras droit au corps » ici, on vise le cœur, moins sensible mais plus grave. Et les « swings », et les « uppercuts » de bas en haut, l’adversaire baisse la tête… sous le menton, relevez-la – Ah ! Que de fois l’adversaire baisse la tête – fausse humilité. Assez de ces mots des scientifiques, socialistes, à. nous de leur répondre par des « uppercuts ». Voyez-vous comme ces braves sportifs connaissent leur métier, avec quel amour ils étudient comment déformer la gueule de leur frère… ; je me sens rougir jusqu’aux extrémités des pieds en pensant avec quelle nonchalance et non sérieux nous nous approchons des choses les plus sublimes dont les chérubins n’osent approcher qu’avec crainte et préparation dépassant la notion du temps. 

Sans tirer un symbole de chaque détail – ce qui serait artificiel et ne correspondrait pas toujours à la réalité – avant de combattre, on doit avoir une position de l’âme et de l’esprit et du corps, aussi stable que celle du boxeur – afin de ne pas perdre l’équilibre – et, en même temps, aisée, afin de se mettre en un mouvement précis et voulu : 

stabilité souple,

position : prêt à frapper,

parer les coups. » 

Contacts divers

Le Père Eugraph écoute «le cœur du monde». Il donne des conférences, il participe à des réunions interconfessionnelles, il écrit des articles.

Invité à parler au Centre de recherches philosophiques et spirituelles, 2place de la Sorbonne, il choisit volontairement un sujet étranger à toute confession : La Sagesse dans la Bible. Mais on craint sa persuasion que certains de ses collègues iront jusqu’à traiter de magie. Le soir de sa causerie, un prêtre s’occupant des jeunes, est placé à la grand’ porte et envoie tous ceux qui arrivent à l’étage supérieur où un Jésuite expose le même sujet.

Il participe à une réunion interconfessionnelle, organisée par les Quakers. Très malade, il ne parvient pas à adoucir la réaction de sa pensée. C’est le début des réunions œcuméniques privées. Les Quakers ont cru bien faire en attribuant 3/4 d’heure au catholique, 20 minutes au protestant et 1/4 d’heure à l’orthodoxe. Le Dominicain, ancien et célèbre avocat, développe avec brio et gestes de manches la charité de Rome, la charité immense hors de laquelle il n’y a point de salut, et le Pasteur N… parle de la liberté protestante.

«Comme les témoignages de mes frères en Jésus-Christ, répond le prêtre orthodoxe, ont été fort longs, je tâcherai d’être le plus bref possible. 

Nous venons d’entendre trois témoignages : celui de nos amis Quakers, d’un prêtre catholique romain et d’un pasteur protestant. Ces trois témoignages nous montrent d’une façon évidente non seulement la bonne volonté, le désir d’union entre les Chrétiens dans la charité, mais aussi de très profondes différences. 

(Se tournant vers le Dominicain) En vous écoutant, mon père, je me disais : combien je l’aime mais à quel point il est hérétique ! (Se tournant vers le pasteur) En vous écoutant, vous, mon ami le pasteur, je me disais : combien je l’aime, mais pourquoi est-il tellement protestant ! En vous écoutant et en vous aimant tous deux, parce que vous êtes sincères, je ne désirais point, certes, vous convertir ! Je désirais que vous restiez catholique et protestant… mais un peu moins. Alors, le témoignage orthodoxe ne peut apporter grand’chose. 

La charité disait un Saint, doit être plus large que tout le monde visible et invisible – notre cœur doit être tellement large ! – mais la rigueur pour la Vérité devient une vertu : la Vérité est exacte comme un point géométrique, comme une pointe d’aiguille (et se tournant vers le Dominicain) et elle peut changer d’adresse. 

L’union se réalisera non dans les paroles, non dans les actes, ni même par notre bonne volonté, mais si nous Orthodoxes, Romains et Protestants, prenions une certaine leçon chez les frères Quakers : le silence. Ce sera notre petite pénitence, à nous qui ne laissons pas assez de place au silence, car c’est dans le silence que se passent les plus grandes choses et l’union des Eglises. Jésus-Christ a vécu sur terre trente-trois ans, selon la Tradition, parlé et agi pendant trois ans et, un jour, le Verbe éternel a cessé de parler, c’était sur la croix ; la Vérité n’a plus ouvert la bouche pour prononcer la Parole divine ; Il a cessé de parler jusqu’au jour de la Résurrection. Et, au creux de ce silence de Dieu, se sont produites les choses les plus merveilleuses, mieux que l’union des Chrétiens dans l’Eglise. Si nous voulons que le monde ne nous tienne plus prisonniers, donnons aussi plus de silence à l’union des Eglises, soyons plus concentrés, prions pour entendre la Voix en nous et que le Christ ressuscite notre union. Je vous propose de prier et d’écouter le chant du Notre Père» (La salle se lève et chante).

François Mauriac

Le 18 avril 1945, il répond dans Carrefour du 28avril, à François Mauriac dont il aime l’intelligence et le courage qu’il a témoigné pendant la Libération pour défendre certains accusés :

«Au nom de cette justice qui vous est chère, je me sens obligé de vous dire que vous ne l’avez point saisie, cette fois, dans votre « Bilan de Pâques». Vous ne l’avez point saisie parce que vous n’avez pas vu juste et, ce qui est lourd de conséquences, vous n’avez pas vu juste l’œuvre totale du Christ dans le monde moderne. Je m’explique. 

Vous basez votre « Bilan de Pâques » sur l’opposition entre la morale chrétienne « miséricordieuse » et « la justice minutieuse », « enfant pour enfant », selon votre propre expression ; avec des mots remplis de force vous tracez devant nous le tableau tragique de l’Allemagne qui, par sa propre volonté, par sa propre doctrine, appelle sur elle « du tombeau et des décombres », non plus « le Ressuscité doux et calme », mais un Dieu de vengeance. Qui pourrait vous contredire ! Mais, ensuite, vous distribuez les rôles aux nations et aux cultures du monde moderne, confiant aux unes le rôle de vengeance et aux autres le rôle du pardon. Ce partage, vous le faites, géographiquement, entre le monde occidental et l’Europe orientale, et, historiquement, entre la paix de 1918 et celle de 1945. Dans ce partage du monde, consciemment ou inconsciemment, je ne sais, vous ignorez un tiers du Christianisme : l’Eglise Orthodoxe, et vous parlez de l’humanité comme si l’Eglise Orthodoxe n’existait pas, comme si elle n’était pas là, présente aux évènements, comme si elle n’était pas vigilante, forte, rayonnante au milieu de la fournaise des bouleversements universels. Si encore vous opposiez l’Eglise romaine, en tant que fils de cette Eglise, à tout ce qui est hors d’elle, votre position serait compréhensible, mais vous parlez du christianisme total. Et dans ce christianisme total, la partie peut être la plus significative et la plus influente de notre époque, la plus ancienne et authentiquement apostolique, la partie qui ne cesse de donner des pléiades de Saints et de Martyrs, obligeant les athées à respecter l’Eglise du Christ, vous ne l’avez même pas envisagée ! Et, ce qui est plus paradoxal encore, c’est que vous commettez cet oubli dans le « Bilan de Pâques » : Parmi les peuples du monde, ceux de l’Union Soviétique sont les plus imprégnés de l’esprit pascal, les plus soulevés par l’élan du pardon. 

Vous ne connaissez pas, je le constate, hélas, l’historique de l’Eglise Orthodoxe ; vous paraissez ignorer aussi celle des civilisations par excellence orthodoxes : mais vous ne pouvez, vous, un écrivain moderne, ignorer la littérature russe, et nier son empreinte profonde de la morale chrétienne, de l’esprit de pardon. C’est sa raison d’être. Vous me répondrez que vous parlez de la Russie révolutionnaire, athée. Pouvez-vous penser un instant que l’œuvre de dix-neuf siècles de l’Eglise puisse s’effacer en quelques années ? Vous-même reconnaissez dans les laïcs acharnés de la troisième République l’empreinte de la morale humanitaire et chrétienne. Alors, pourquoi refuseriez-vous cette empreinte à la Russie de la révolution bolchevique ? Uniquement, je le crains, par un étrange aveuglement qui vous fait oublier l’existence même de l’Eglise Orthodoxe. Laissez-moi, Monsieur Mauriac, vous conter un fait historique, chargé de symbole, que vous ne connaissez certainement pas. Au commencement de la Révolution, un Concile local, afin de souligner parallèlement à l’évolution sociale et économique l’évolution spirituelle en Russie, décidait de fêter tous les Saints russes le deuxième dimanche après la Pentecôte. L’Allemagne nazie attaqua l’Union Soviétique le 21 juin 1941. Elle ne savait pas que c’était précisément la Fête de tous les Saints ; en attaquant la matière, elle rencontrait l’esprit. 

C’est pourquoi votre grave oubli déforme votre jugement du monde actuel. Je ne me permettrai pas dans cette réponse à votre article, que ma conscience et mon respect pour vous m’ont obligé d’écrire, d’analyser les conséquences de cet oubli. Je vous dirai simplement : ne regrettez pas l’esprit – commerçant et pacifique » et les illusions de 1918. Le monde après 1945, peut devenir plus chrétien qu’il rie l’était auparavant, mais à une seule condition : celle de ne plus ignorer l’existence de l’Eglise Orthodoxe universelle et, au contraire, de puiser en elle les forces du Saint-Esprit, de boire à ses sources inépuisables de ‘miséricorde’. 

Que Dieu, Monsieur Mauriac, ne vous oublie pas comme vous avez oublié son Eglise, mais qu’il se souvienne toujours de vous dans son royaume. » Père Eugraph Kovalevsky.

Le M. J. O.

De Beyrouth parvient au Père Eugraph un encouragement, presque un espoir. Les Jeunes Orthodoxes du Patriarcat d’Antioche ont formé le M.J.O. (Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe). Très intéressés par l’Orthodoxie Occidentale, ils entrent en contact avec elle et une correspondance chaleureuse s’établit. Le Père Eugraph voudrait asseoir une amitié orthodoxe entre l’Orient et l’Occident, appuyée sur l’élan de la jeunesse.

Edouard Laham qui dirige le Bureau Culturel du M.J.O., écrit de longues lettres enthousiastes, dès le début d’avril. Quelques extraits suffiront à donner l’image de cette jeune flamme qui aurait pu se répandre : 2 avril 1945 :

«Ce fût la plus belle des surprises et la plus émouvante des joies, lorsqu’il y a cinq jours, nous reçûmes des frères orthodoxes français une lettre et des documents qui nous ravirent et nous transportèrent… Il ne s’agit pas pour l’instant, de raconter comment nous vous avons « connus », il s’agit maintenant de déborder de joie et dans un transport d’allégresse saluer le plus ardemment nos frères orthodoxes français. Nous avons beaucoup, beaucoup trop de choses à vous dire, trop de choses à vous demander, trop à vous communiquer ou à recevoir. J’essaierai dans cette lettre, d’aborder les points suivants : 

1) Qu’est-ce que le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe ?

2) Notre connaissance des paroisses orthodoxes occidentales.

3) L’histoire d’une lettre (celle que nous reçûmes, il y a quelques jours).

4) Quelques questions urgentes, élaboration d’un plan de collaboration étroite. L’ORTHODOXIE N’EST PAS MINUTIEUSE … elle ne connaît pas la notion d’une «sainteté possédée» ; elle n’a pas divisé les péchés en mortels et véniels ; elle n’a pas instauré le purgatoire comme troisième partie distincte dans l’autre monde, elle est infiniment large, compréhensive, aimante … ». Suivent les principes généreux du M.J.O.

«9 avril 1945 : nous pensons diffuser la brochure de Mgr Winnaert. En tous cas, nous vous prions de nous faire les dépositaires attitrés de toutes les publications des éditions orthodoxes. Pourquoi ne pas ajouter « Éditions Orthodoxes Françaises » ? Nous vous prions de nous renseigner sur tout ce que vous avez de nouvelles et de nous informer sur tout ce qu’il vous est possible de nous procurer. 

10 mai 1945 : Je ne veux pas m’attarder plus longuement à faire le commentaire de ces deux petites pages (texte du Père Eugraph), mais chaque paragraphe fait écho chez nous, chaque phrase presque : la primauté romaine de droit ecclésiastique, le principe national dans l’Eglise, le travail pour l’unité. 


14 mai 1945 : soyez sûr que ces jeunes gens de 16, 18 ou 24 ans qui vous écrivent et qui vous aiment ne sont arrivés à leur orthodoxie que par une véritable résurrection. Ils croient intensément, intimement, qu’ils sont l’objet d’une révélation et ils aspirent à la Pentecôte nouvelle. Quelle surprise foudroyante ce fut pour nous de lire votre lettre ouverte à Mauriac. L’Orthodoxie me semble un trésor qui n’appartient pas uniquement à nos nations !» 

La majorité des membres agissants du M.J.O. écrivent les uns après les autres. Ils arrivent enfin à Paris, désireux d’étudier la Théologie. Ils semblent comprendre véritablement l’Orthodoxie Occidentale, mais ils se rendent à l’Institut Saint-Serge qui leur parle de l’œuvre du Père Eugraph de telle sorte, qu’ils ne le revirent jamais plus. Plusieurs d’entre eux sont devenus des évêques, des métropolites ou des personnalités marquantes de leur pays. L’Histoire de l’Eglise témoigne combien les reculs psychologiques – si souvent naïfs ou faussement informés – peuvent entraver la Providence.

3 – L’Aurore – 1945

Le Métropolite Nicolas

L’archiprêtrise

Les Servantes de l’Eglise

Extraits du rapport au Patriarche Alexis

Première liturgie selon l’ancien rite gallican

L’Institut Saint-Serge

Noël. 

« Réveille-toi, mon âme ! Réveillez-vous, mon luth et ma harpe ! Je réveillerai l’aurore. » (Psaume 57, 8)

Le Métropolite Nicolas

Le grand évènement de l’année 1945 est l’arrivée à Paris de celui qu’on surnomma : «le Métropolite de charme», Nicolas de Kroutitsky[17].

En août, il est dans la capitale. Son but est de ramener les Eglises orthodoxes russes dans l’unité du Patriarcat de Moscou. Le plus surprenant, c’est qu’il parvient à réussir temporairement cet exploit. L’Eglise russe hors frontières de Paris dont le chef est le Métropolite Séraphin, l’Exarchat russe du Patriarcat Œcuménique avec son Exarque le Métropolite Euloge (rue Daru) reviennent au sein de l’Eglise-Mère de Moscou.

«Le 3 septembre – relate le journal « le Monde » du 4 septembre 1945 – en la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky, rue Daru, a eu lieu une grande cérémonie qui a solennellement consacré la fin des schismes occidentaux. Les trois métropolites y ont officié au milieu d’une énorme affluence, parmi laquelle on remarquait les représentants les plus marquants de l’émigration russe, ainsi que M. Bogomolov, ambassadeur de l’U.R.S.S. Désormais, Monseigneur Euloge cesse d’être exarque du Patriarcat de Constantinople pour devenir exarque de Moscou pour l’Europe occidentale. Monseigneur Nicolas nous dit avec quelle profonde allégresse il voit l’Eglise orthodoxe rassembler peu à peu ses enfants dispersés». 

Mme Winnaert, présente à la cérémonie, raconte qu’il était émouvant de voir le Métropolite Nicolas, bras droit du Patriarche de toutes les Russies, s’effacer devant le Métropolite Euloge et de sentir, presque physiquement, la prière de retrouvaille autour de soi et, ajoute-t-elle, la foule était si dense que la transpiration de l’assemblée retombait en gouttelettes sur les fidèles !

Malheureusement, cet exploit de réconciliation, peut-être prophétique, ne devait pas être longtemps prolongé.

Le Métropolite Nicolas assurait que Moscou était entré en pourparlers avec Constantinople et que cette dernière libérait le Métropolite Euloge de sa dépendance, en tant qu’exarque du Patriarcat œcuménique. De plus, il annonçait la levée des interdictions contre les juridictions de l’Exarchat de Constantinople et de l’Eglise hors frontières, et l’élévation du Métropolite Euloge à l’Exarchat de Moscou, ainsi que la formation en septembre d’un Conseil Episcopal inter-juridictionnel. En définitive, d’une part le Patriarcat Œcuménique voulait garder sous sa dépendance l’exarchat russe dirigé par le Métropolite Euloge et, d’autre part, Moscou réduisait fort les droits et privilèges du Métropolite Euloge en tant qu’exarque de Moscou. Les évènements et les intrigues s’entremêlaient et, surtout, les hommes réconciliants étaient remplacés par d’autres.

En janvier 1946, le Métropolite Euloge tombait gravement malade et, le 8 août 1946, il retournait à Dieu. La disparition de cet homme remarquable, profondément russe et compréhensif, acheva la rupture. Le Père Eugraph le visita quelques jours avant sa mort ; sachant son ancien évêque très malade, il avait désiré recevoir une dernière bénédiction. Lorsque le vieux Métropolite le reconnut, il ne sut lui dire en le bénissant que : «Grafchika, mon Grafchika, te voilà !». 

Mais revenons au Métropolite Nicolas. Durant son passage à Paris, en août et septembre 1945, il semble que tout s’aplanit… sauf pour l’Orthodoxie Occidentale. Le Père Chambault, effrayé par la sympathie que le Métropolite témoigne à l’œuvre du Père Eugraph, monte habilement un profond malentendu qui déformera la conduite des autorités compétentes et sera la blessure jamais fermée du pionnier de l’Orthodoxie en Occident. La vraie, la subtile persécution commence. En 1937-38, on poursuivait le Père Eugraph, frère en esprit de Mgr Winnaert, maintenant on sabote l’action de l’Orthodoxie Occidentale[18]. Le Père Chambault se présente au Métropolite Nicolas comme le représentant de l’Eglise Orthodoxe Occidentale, lui, le Français, face au Père Eugraph, le russe ! Et le Russe, au lieu de se défier et de se défendre, demande au Métropolite de nommer le Père Chambault : Prieur. Nicolas de Kroutitsky, à la suite du Métropolite Eleuthère[19] ne comprend pas la raison qui fait que ce Russe génial s’obstine à demeurer parmi ces Français médiocres. Il lui écrit :

«Vos Occidentaux demandent à me voir. Ils disent que c’est pour une affaire urgente. Etes-vous au courant ? Si vous n’êtes pas trop pris, venez. » 

L’archiprêtrise

Non, le Père Eugraph n’est pas au courant. Il a obtenu l’archimandritat pour les Pères Lev Gillet et Alexis van der Mensbrugghe, qu’il a fait venir de Londres en lui offrant une chaire de Patrologie à l’Institut Saint-Denys, il a obtenu l’higouménat pour le Père Chambault et, pour son diacre Georges Lamothe, la prêtrise. Le Père Eugraph a la coquetterie de vouloir faire plaisir autant que cela est dans ses possibilités. (Un jour, un de ses amis, excédé par sa bonté, lui jette à la figure : « Vous aimez placer des coussins roses sous les coudes des salauds !»).

Le clergé de l’Ascension lui dissimule toutes ses démarches, et devant le Métropolite le Père Eugraph fait piteuse figure. Étonné de ce désintéressement, Nicolas de Kroutitsky lui dit en souriant : «Me permettez-vous, au moins, de vous faire Archiprêtre ?» 

Et le 27 août 1945, le Père Eugraph reçoit le papier officiel :

«Par bénédiction spéciale de Sa Sainteté le Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, ALEXIS, le Recteur de l’église de Saint-Irénée le Lyonnais, à Paris, le prêtre Eugraph Kovalevsky est élevé au rang d’Archiprêtre, le 26 août 1945. Il a été élevé par moi à ce rang, lors de la Liturgie qui a eu lieu en l’église des Trois Docteurs. signé : Métropolite Nicolas de Kroutitsky» (traduit du russe).

Les Servantes de l’Eglise

Le samedi ler septembre 1945, en l’Eglise Saint-Etienne du Mont, après avoir célébré un office en l’honneur de Sainte Geneviève, le Métropolite Nicolas rend à Mme Winnaert le projet de constitution des «Servantes de l’Eglise»[20], en la bénissant et en l’approuvant chaleureusement. De cet instant, une respectueuse affection unira Mme Winnaert et ses compagnes au Métropolite, jusqu’à son douloureux décès. Puis, comme il reprend la route de Moscou, il emporte la crosse de Mgr Irénée pour la remettre auPatriarche Alexis, mais il emporte aussi un Rapport du Père Eugraph au successeur de Serge le Grand[21].

Extraits du rapport au Patriarche Alexis[22]

«Nous avons l’honneur, Très Saint Père, de vous rappeler que grâce à l’émigration russe l’Orthodoxie en général et l’Eglise en particulier, furent portées à la connaissance de l’Archimandrite Irénée Winnaert et de l’ensemble des Français qui s’étaient attachés à sa personne et à ses recherches religieuses. 

Or, cette ÉMIGRATION est appelée à disparaître, soit par un retour à la mère Patrie de ceux qui en font partie, soit par assimilation au peuple français ; le Mouvement Orthodoxe qui, en France, en est issu, est appelé à former le mouvement d’origine purement français une seule Eglise orthodoxe française comportant le rite occidental comme rite officiel ainsi que nous en exposons ci-après la nécessité et un rite oriental en langue française. 

Cette Eglise missionnaire, même avant d’atteindre son plein développement, gagnera les pays lointains à sa cause qui, dans un cadre élargi, deviendra celle de l’Eglise catholique orthodoxe occidentale» (Ces quelques lignes forment ce que nous pourrions nommer l’antienne de la vie du Père Eugraph. Il voit, il prévoit plutôt, ce qui adviendra dans les années futures et reprend la pensée de l’adolescent qui, lors de son passage en 1920 à Constantinople, glissait déjà sous les portes des églises russes, un papier exprimant sa doctrine : «La Révolution russe est permise par Dieu afin de purifier l’Eglise et pour l’éclatement universel de l’Orthodoxie. » 

«Il y aura lieu de remarquer que cette Eglise ne constituera pas simplement une Eglise missionnaire comme les Eglises en pays païens, mais qu’elle aura avant tout la tâche de faire revivre intensément, naturellement et authentiquement cette Orthodoxie Occidentale qui n’est pas une création orientale pour les Occidentaux, mais la réalité vivante d’un passé historique de glorieuse sainteté orthodoxe, antérieure au baptême de la sainte Russie. Cette sainteté orthodoxe est actuellement encore latente dans le peuple français, bien que masquée par les déviations de la grande Eglise latine. Les orientalismes risquent de dénaturer la forme ethnique de cette Eglise, ce qui, en la rendant impropre aux habitudes occidentales stériliseraient son rayonnement apostolique en Occident. Les rites occidentaux (romain, gallican, lyonnais, milanais, mozarabe) ne doivent pas être envisagés comme liés aux déviations romaines puisque ces rites sont antérieurs au grand schisme d’Occident. 

Pour ce qui est du rite romain, il doit être simplement expurgé des quelques nouveautés qui ont été instituées depuis le schisme, c’est ce qui fut fait dans la liturgie de Monseigneur Winnaert, qui s’en était inspiré[23]

(Un des grands souhaits du Père Eugraph qu’il n’abandonna jamais, est de voir l’Eglise de Rome reprendre sa place dans la couronne des Eglises orthodoxes, en gardant son rite romain propre, «orthodoxisé» avec délicatesse).

«Lorsque nous recherchons le passé orthodoxe en Occident, nous considérons, faute de mieux, la date de 1054, comme une cloison intangible dans le temps et cependant cette cloison est loin d’être étanche. Elle laisse passer dans cette Eglise de France ce feu céleste qui, au dix-septième siècle, enflamma le génie d’un Bossuet défendant les droits et libertés de l’Eglise Gallicane ; les arguments du célèbre Evêque de Meaux ne semblent nullement étrangers à la pensée orthodoxe, pas plus que certains passages de la « déclaration des Députés de la Faculté de Théologie »; députés désignés par l’Archevêque de Paris, le 8 mai 1663. A titre documentaire, vous nous permettrez, Très Saint Père, d’extraire les paragraphes suivants de cette déclaration : 

V) Le souverain pontife n’est pas au-dessus du concile œcuménique.

VI) Il n’est pas infaillible (nullo accedente Ecclesiae consensus),

VII) … son jugement n’est pas irréformable, à moins que le consentement de l’Eglise n’intervienne. Nous avons arrêté d’envoyer à toutes les églises de France et aux Evêques QUI PRÉSIDENT PAR L’AUTORITÉ DU SAINT-ESPRIT, ces maximes que nous avons reçues de nos pères, afin que nous croyions tous la même chose, que nous soyons dans le même sentiment et que nous suivions la même doctrine. 

Si, en France la doctrine trinitaire a été faussée bien avant le schisme, sous Charlemagne, la notion de liberté de l’Eglise de France fut encore longtemps vivace, jusqu’à son écrasement sous le Concordat entre Napoléon Ier et Pie VII, puis le coup presque fatal dut être porté à ce qui en restait, par la promulgation du dogme de l’infaillibilité du Pape, en 1870.

Mais toutes ces nouveautés n’atteignent en France que l’ecclésiastique de culture moyenne, le demi-savant. Le savant lorsqu’il est de bonne foi, se révèle presque toujours « orthodoxisant », nous en connaissons, et l’homme de la rue lorsqu’il est pieux est bien souvent un Orthodoxe qui s’ignore, le mot orthodoxe étant pris dans un sens large assez éloigné du domaine savant. 

Donc, il nous semble avéré que l’Orthodoxie Occidentale non seulement plonge ses racines dans un passé presque deux fois millénaire mais, en dehors de notre mouvement orthodoxe elle n’est pas encore complètement tuée par la curie romaine et sous une forme à la fois authentique et sympathique, de nature à ne pas troubler la conscience du « Français moyen », elle peut renaître complètement de ses cendres. 

Il pourrait se faire que certains éléments orientaux ne comprennent pas les besoins de la mission orthodoxe occidentale, et influencent défavorablement cette mission ; aussi nous semble-t-il urgent que des dispositions canoniques toutes spéciales soient prévues. 

Nous osons donc vous demander, Très Saint Père, l’autonomie des paroisses et des institutions occidentales». 

Le Père Eugraph n’hésite pas à demander, dès le début, alors qu’il n’est encore qu’un prêtre désavoué par la majorité et berger d’un bien petit troupeau, l’autonomie, structure vertébrale sans laquelle ne pouvait renaître l’ancienne Eglise d’Occident.

Première liturgie selon l’ancien rite gallican

Le dimanche 7 octobre 1945, il célèbre «la Sainte Liturgie selon l’ancien rite gallican, cette liturgie touche l’esprit français car elle rétablit le pont mystérieux et divin entre l’Occident et l’Orient, mais elle réclame encore d’immenses travaux pour retrouver tous les éléments et les mettre au point» (Rapport au Métropolite Nicolas).

En dépit des chants encore mal adaptés, en dépit des hésitations, l’atmosphère est bouleversante. L’ancienne liturgie s’éveille lentement et les nombreux Français présents – dont le Professeur Hippolyte – expriment leur émotion.

L’Institut Saint Serge

A la suite de la réconciliation de 1945 avec Moscou, le Métropolite Euloge a accepté d’être Recteur d’Honneur de l’Institut Saint-Denys. Il défend contre les attaques cette Ecole qu’il appelle « mon Institut français». Le Père Eugraph se décide alors à envoyer deux Français chez le Recteur de l’Institut Saint-Serge, le Père Zenkovsky[24] pour obtenir le retour des professeurs, le Père A. Schmemann et le prince C. Andronikoff. Le Père Zenkovsky soulève l’argument des «difficultés psychologiques», il reproche au Recteur de Saint-Denys«d’idéaliser» l’Eglise du Patriarche Serge et d’envisager «l’Eglise en général, à la manière des premiers siècles et non selon les temps actuels».

Néanmoins, il finit par céder, mais les vieux «sergiens» s’entêtent et décident – après 25 ans de séjour en France – de créer un «Collège en français», similaire àSaint-Denys. Les Jésuites ont eu la mêmeidée et la réalisent : les Russes traînent et se résignent à ne donner que des cours en français chez les Jésuites.

<Noël 

Les fêtes de Noël rassemblent une véritable cohue dans la Chapelle Saint-Irénée. L’église déborde. Un témoin raconte : «les uns n’ont pu entrer et sont restés sur l’escalier, les autres sont grimpés sur deux bancs et se tiennent au plafond ! » .Le Père Eugraph inaugure les agapes ; c’est presque un scandale et semble déraisonnable à plusieurs. Pourquoi tant dépenser d’argent au lieu de l’employer à des charges utiles, voire même nécessaires comme le loyer et le chauffage ?Un «réveillon paroissial», qu’est-ce que cela signifie ? Le prêtre dépensier explique que c’est le reflet agapique, terrestre, de la grâce dubanquet céleste, la possibilité pour les solitaires de prolonger par la chaleur fraternelle l’allégresse religieuse et il ajoute enriant : «Ah ! J’aimerais pouvoir offrir des fontaines de vin et inviter tous ceux qui veulent ou qui passent. »

4 – La vie – 1946-1947

Le Jourdain spirituel

Les étudiants

Pâques

Le nouveau local

«Sainte Elise», première pierre de l’Eglise

L’Eglise Saint-Irénée, future cathédrale

Noël Le frère Maxime

Marcher en avant

Le pèlerinage de Corse

Le rapport du Père Chambault

La réponse du Père Eugraph

La réponse de la confrérie Saint-Photius

La réaction des Russes

Noël 1947.

«Celui qui poursuit la justice et la bonté trouve la vie» (Proverbes, 21, 21)

«Ne redoute ni une erreur soudaine, ni une attaque de la part des méchants, car le Seigneur sera ton assurance» (Proverbes, 3, 25).

« La délivrance s’est retirée et le salut se tient éloigné, car la Vérité trébuche sur la place publique et la droiture ne peut approcher» (Isaïe, 59, 14).

Le Jourdain spirituel

Sans tarder, le Père Eugraph entreprend d’appliquer les réformes liturgiques. Dès 1946, il souligne la solennité du BAPTEME DU SEIGNEUR, tant estompé en Occident. Il le place au dimanche qui suit l’Epiphanie : 6 janvier – Adoration des Mages – rendant ainsi au Baptême du Christ sa splendeur trinitaire. A la fin de la Messe de la Théophanie (Baptême du Seigneur), il célèbre la Bénédiction des Eaux. Il bénit le Baptistère symbolisant le Jourdain, cependant que se chantent plusieurs antiennes dont celle-ci :

«En ces jours, l’élément des eaux est sanctifié,

Et le Jourdain se partage,

Et de ses eaux il fait revenir les flots,

Voyant baptiser le Seigneur». 

Pour la première fois, les fidèles français voient les flots du Jourdain retourner en arrière, dans l’Ile Saint Louis, au cœur de Paris.

Les étudiants

Auprès de la Liturgie, le pionnier de l’Orthodoxie Occidentale n’oublie pas la Théologie.

La légende de l’Institut commence.

Son Recteur ne veut pas seulement des auditeurs de conférences, il veut surtout des étudiants réguliers et la formation de cadres à la prêtrise ou au professorat théologique. Il prie et part dans le Midi, avec l’espoir de trouver des étudiants. Un moine lui propose un jeune homme : Michel Z. Ce dernier vient à Paris, mais il est seul. Comment organiser un séminaire pour un étudiant ! Entre temps, le Père Eugraph reçoit d’un inconnu une demande de renseignements sur l’Institut ; il fixe un rendez-vous et imagine avec mélancolie un vieux Russe intellectuel à barbe. On sonne : un jeune homme se présente ; il se nomme aussi Michel J. Le Père Eugraph met alors en rapport Michel 2 avec Michel 1.

On raille l’Institut Saint-Denys et ses deux élèves réguliers, mais les deux Michel sont solidement attachés et, peu à peu, l’Ecole grandit. Hélas ! Le vieux Bénédictin, Dom Lambert Bauduin, envoie au début 1946 une carte mélancolique : il ne peut continuer à donner des cours car ses supérieurs préfèrent qu’il ne parle plus à l’Institut Saint-Denys, et il conclut :«Absence ne veut pas dire oubli…» Ila pris la route des jeunes professeurs de Saint-Serge. Quelques collègues orthodoxes soutiennent quand même le Recteur solitaire, ainsi que l’Archimandrite Théophile Ionesco[25] et le Père Valentin de Bachst. Et encore une fois, le Patriarcat de Moscou lui fait confiance canoniquement :

« 18 Mars 1946, n. 255 

Vous êtes informé que dans le protocole n. 7 de la Conférence du Saint-Synode du 28 février 1946 : 

III) entendu : le rapport du chef de la Confrérie de Saint-Photius[26], à Paris, sur l’action de la dite Confrérie et de l’Institut Saint-Denys qui en dépend avec la demande de ratification de « stavropigie » (rattachement direct au Patriarcat) donnée à la dite Confrérie et Institut par feu le Patriarche Serge et du rattachement direct au Patriarcat de Moscou. 

décidé : ratifié le statut stavropigial de la Confrérie Saint-Photius et de l’Institut théologique Saint-Denys qui lui est rattaché». 

Pâques

Pâques est proche. Le local de l’Ile Saint-Louis est devenu trop petit, où découvrir un local plus vaste et bon marché ? Où placer les fidèles ? Le pasteur luthérien, M. Griesbecq, accepte de prêter son temple. Le mystère pascal bondit dans le climat huguenot. Les Protestants écoutent avec une gêne bienveillante, les chants de la toute, toute petite chorale si mince, chants si inadéquats en ces murs. Du haut de la chaire, décorée de narcisses, le Père Eugraph chante l’homélie de Saint Jean Chrysostome et la certitude d’être aimé de Dieu tombe comme un manteau évangélique sur l’assemblée disparate. A la sortie, un catholique romain demande sans moquerie si le célébrant a le don d’ubiquité ? «On n’avait pas le temps de le voir à droite pendant les Matines qu’il était déjà à gauche» dit-il. L’Occident n’est pas encore revenu à la rapidité insaisissable de la Résurrection.

Le nouveau local

Un dimanche de juin, le Père Eugraph déclare dans son sermon : «Mes amis, remercions Dieu pour le local qu’il nous a accordé dans l’invisible». Après la messe, les fidèles s’empressent joyeusement autour de lui et l’interrogent : «Père, où est le nouveau local ?» Il répond : «Pour l’instant, je n’ai aucune indication mais Dieu nous la donnera sous peu parce qu’il y a un an que nous cherchons et que cela est DEVENU nécessaire». 

Les recherches se prolongent. Vainement et, de plus, la paroisse Saint-Irénée est bien pauvre.

Son prêtre se tourne alors vers le ciel et entreprend un pèlerinage avec un ami à Notre-Dame de Laghet qui lui sauva la vie durant son adolescence. Ils partent de Beaulieu (près de Nice), à la première heure du matin. En bas de la montagne, le Père Eugraph montre à son ami les Alpilles couleur de figue sur le ciel de l’aurore, et décide : «Prenons le sentier qui mène droit. Ce sera fatigant mais mieux adapté à un pèlerinage. Notre-Dame nous attend derrière la montagne ». Hélas, parvenus à mi-montagne, il s’aperçoit qu’il n’y a plus de chemin, les Allemands l’ont fait sauter, et la mer est là, tout en bas, scintillante comme un poisson sous les rayons neufs du soleil, fascinante. Sujet au vertige, il subit sa première crise cardiaque. Avec effort, il atteint le haut de la corniche et tournant la tête à l’opposé de la mer il dit, tout en marchant sur la route, la messe des catéchumènes. Dans son sanctuaire, Notre-Dame lui promet 50.000 francs sous les huit jours. Il écrit à plusieurs amis, choisissant plutôt des Niçois : dix jours plus tard il reçoit d’un Niçois 50.000 francs. Ce dernier lui dira ensuite avec un agacement rageur : «Je ne sais ce qui m’a pris de t’envoyer cet argent ! Ne pourrais-tu me le rendre ? » Son agacement est d’autant plus sincère qu’il est connu pour son avarice.

Dès son retour à Paris, Michel J. lui propose d’écrire à l’Archevêque d’Utrecht. «On dit, communique-t-il au Père Eugraph, que l’Archevêque refuse de vendre son église Saint-Denys du boulevard Auguste Blanqui, mais il n’y a plus de fidèles vieux-catholiques et il la prête aux Ukrainiens». Mme Winnaert fait remarquer : «L’Archevêque d’Utrecht est mort depuis dix ans, nous n’avons pas le nom de son successeur. En outre, je sais qu’il a refusé plusieurs fois de louer son église au Père Chambault». «Que voulez-vous, répond le Père Eugraph, écrivons quand même à l’adresse de l’Archevêque défunt». Huit jours plus tard, le nouvel Archevêque envoie une réponse favorable à «Messieurs les Orthodoxes», et l’église est louée avec option de vente.

L’Archevêque défunt, Mgr Kenninck, est celui qui lutta farouchement pour entraver l’action de Mgr Irénée Winnaert[27]et qui naquit au ciel quelques jours avant le départ de ce dernier. Verdict de la miséricorde céleste !

«Sainte Elise», première pierre de l’Eglise

La dernière liturgie se déroule tristement en l’Isle Saint-Louis. Le Père Eugraph parle de «la charité, centre du Paradis, flamme du cœur de la Sainte Trinité dont les anges en éternel mouvement ne peuvent jamais atteindre la plénitude». 

Elise Viéville, la plus ancienne Française orthodoxe, celle dont la prière avait amené le premier Français à Saint-Irénée, écoute selon son cœur ; c’est le dernier sermon qu’elle entendra, la légère note de l’au-delà retentit.

Après la messe, tous se rendent en la nouvelle église, située 96 boulevard Auguste Blanqui, Xllle. C’est le 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix. Le local est glacial, nu, très endommagé, troué au plafond. Trois statues en plâtre agressivement blanc, perchées dans les niches au fond du sanctuaire, accueillent Messieurs les Orthodoxes :ce sont la Vierge, Saint-Denys Patron de l’église, et Saint-Hilaire de Poitiers.

Le 25 septembre 1946, Sainte Elise naît au ciel. Elle meurt discrètement chez ses amis, en Normandie. Elle est partie chez eux prendre quelques jours de repos, «et puis, a-t-elle ajouté à voix à peine perceptible à Yvonne Winnaert, je ne veux pas mourir chez toi, mon mignon, je sais que pour toi la mort est triste». Le Père Eugraph et Mme Winnaert se rendent auprès d’elle. L’amie, le soutien priant, a perdu sa réserve. Une joie extraordinaire enveloppe son cercueil. Le Père Eugraph prie et, soudain, il voit une dame majestueuse, splendide, lumineuse. Il croit que c’est la Vierge et veut se prosterner. Elise le détrompe. Elle lui annonce la beauté et la paix pour son œuvre. Deux jours après, il la revoit : elle marche rapidement, elle court presque et lui dit : «Je vais à Paris, mon Père. Je ne puis supporter les pensées injustes et médisantes dans les cœurs des hommes de notre Eglise. J’entrerai dans leurs cœurs et j’essaierai de redresser leurs pensées». 

De même que Mgr Irénée fut la première pierre vivante de l’Eglise naissante, de même Elise Viéville est la première pierre vivante de l’Eglise Saint-Irénée qui deviendra la cathédrale.

Pâques s’élance du Vendredi Saint.

L’Eglise Saint-Irénée, future cathédrale

Le 13 octobre 1946, la nouvelle église orthodoxe occidentale est inaugurée.

«Enfin, Dieu nous accorde un nouveau local-église. Etrange destin», écrit le Père Eugraph, dans son invitation à venir à la cérémonie d’inauguration : «Nous sommes appelés à vivre la Liturgie orthodoxe dans un lieu tout empli d’une grande tradition française. Nous recevons un lourd héritage. En effet, le gallicanisme de Bossuet et le jansénisme de la Mère Angélique se sont rencontrés en ce lieu, et, il y a quatre ans, les vieux-catholiques qui s’en réclament, y disaient leur dernière messe. C’est dans ce même lieu que Mgr Irénée Winnaert, père de la renaissance de l’Orthodoxie Occidentale, traça les premières lignes de son œuvre. Ceci est émouvant et plein de sens pour nous. 

A présent, notre tâche est de donner à ce temple austère, selon l’enseignement de l’Eglise, l’allégresse pascale et le « reflet des cieux nouveaux et de la nouvelle terre » : 

Cette église, dédicacée par les vieux-catholiques à Saint-Denys, est le dernier rempart du jansénisme, cette expression si française du puritanisme. Le puritanisme renaît à notre époque. Les hommes, bouleversés, ont soif de pureté et parallèlement aux méthodes politiques glissent vers l’épuration. Ils deviennent absolus, intolérants, assoiffés de martyre et de grandeur, assoiffés de pénitence. Grande lumière, grand danger. Sensibilité extrême, changements extrêmes. Symboliquement, Dieu nous jette dans cette dernière église janséniste afin que l’orthodoxie paisible et invulnérable apporte sa douceur et son allégresse au puritanisme renaissant. L’Eglise ! Sa mission profonde est de sans cesse rétablir l’harmonie dans les passions des hommes. Les hommes sont trop purs ? Sont trop humanistes ? L’Eglise rappelle que Dieu est jaloux et absolu. Ecouter sa voix, simplement, c’est-à-dire se taire et l’écouter, et aussitôt elle parle. Nous ne la laissons jamais parler. Son sein est soulevé de paroles muettes. 

A sa sortie de Rome, notre Evêque, Mgr Irénée Winnaert, s’était adressé à l’Eglise d’Utrecht, ne pouvant supporter l’idée d’être hors de l’Eglise historique et la cherchant désespérément. Mais les temps n’étaient pas mûrs et l’Eglise de Hollande était dure ; dure pour Loyson, elle le fut pour Winnaert qui dut la quitter. Mais durant deux ans, il officia dans notre nouvelle église tandis qu’Elise Viéville tenait l’orgue. Ce fut dans ces murs qu’il accepta de devenir évêque, fondant ainsi sans le savoir la future Orthodoxie d’Occident. Vingt ans après, nous revenons là où nous sommes nés. Qui nous accueille, qui reçoit notre paroisse Saint-Irénée et notre Institut Saint Denys : la Très Pure Mère de notre Dieu, Saint Denys lui-même, Saint Hilaire et Irénée, notre évêque bien-aimé». 

Les étudiants veulent faire une surprise à leur recteur et enlever les statues lunaires de leurs niches du sanctuaire, afin qu’il y peigne des fresques. Saint-Denys et Saint-Hilaire sont assez obéissants, la Vierge, malheureusement plus haut perchée est très lourde. Ils attachent une corde sous ses bras, mais à un mètre du sol, la corde se rompt et la Vierge saute d’elle-même. Elle est intacte ! Le Père Eugraph la peint en ocre, la vêt d’une aube plissée et d’une belle chasuble et pour finir la couronne. Il aime prier devant elle. Un jour, il lui demande : «Quelle est la plus grande prière où tu sois ? – Dans le Notre Père. – Dans le Notre Père ? Où ? – Que Ta volonté soit faite, mon enfant». Il garde cette parole comme un joyau dans son cœur et par la suite nous la redit souvent.

Noël

La Nativité se passe dans les plâtras, la pluie tombe dans l’église abîmée, sur les échafaudages. Quelques petites icônes essaient de jeter un rayon de liturgie céleste. Des Russes observent hostilement ces Français et leur curieux rite, des cercles chuchotants se forment.

Après la cérémonie, le prêtre une fois de plus très malade, est envoyé à la montagne. Les étudiants profitent de cette absence pour refuser son remplaçant, l’Archimandrite Alexis van der Mensbrugghe. Michel J. exalté par une crise mystique, ne dort plus que dans un linceul. Le Père Eugraph est rappelé d’urgence car les étudiants désertent les cours. Par une de ses rares colères, aussi stupéfiantes que son rire, et qui font trembler les plus audacieux, il rétablit l’ordre.

Le Frère Maxime

Mais la Divine Liturgie a besoin de beauté, de chants adaptés aux tons grégoriens et parfois, s’il le faut, à certains tons byzantins et slaves. Il est nécessaire que le français devienne une langue liturgique, à l’image du latin qui sut se dégager du grec ; il est nécessaire qu’il sache cueillir les fleurs naissantes ou renaissantes sur son sol. C’est alors que Maxime Kovalevsky, grand compositeur liturgique et l’ami de toujours, accourt à l’aide du Père Eugraph. Il accepte de se consacrer à la renaissance de l’Orthodoxie en France et prend en mains toute la composition liturgique musicale. Les Français le demandent officiellement au recteur de l’église russe dont il est maître de chapelle, «pour un an» suggèrent-ils humblement : «de la Saint-Michel à la Saint-Michel». Le Père Michel Belsky consent à cette durée temporaire, mais le frère ne quittera plus le frère. Il sera véritablement le second pilier de la mission des Kovalevsky en France.

Marcher en avant

Le Père Eugraph célèbre la liturgie quotidienne, (sauf le samedi où il chante les Vêpres). La liturgie est habituellement vespérale car les paroissiens travaillent. Chaque soir, il prêche :

«Pensez, il existe un minuscule carré sur la terre où les médisances s’arrêtent, d’où les impuretés fuient, où l’on n’ose pas haïr, insulter, même par hypocrisie, et ce petit carré c’est l’Eglise. Quelle victoire ! 

«Qu’est-ce l’ascèse ? Est-ce sacrifier ce que vous aimez, ce qui est bon, ce qui est beau ? Dieu n’a que faire de vos sacrifices ! L’ascèse, c’est sacrifier vos péchés ; ne leur laissez pas de repos, épanouissez votre âme et votre esprit». 

Il trace hâtivement sur son carnet de notes :

«Un prêtre qui est appelé à célébrer la Divine Liturgie, diffère sensiblement et d’un metteur en scène, et d’un organisateur, et d’un créateur de meeting politique. Il ne cherche pas à satisfaire le désir et les aspirations de ses auditeurs ; il fait abstraction de ce que cela leur plaise ou leur déplaise. Il ne cherche pas le succès, légitime pour les autres mais nuisible à son ministère ; il est indifférent au nombre des fidèles dans l’église : deux, trois, quelques personnes… car il prie, il agit au nom du monde, au nom de l’humanité, devant la face de Dieu. Son objet est Dieu et non les fidèles qui ne sont que les sujets. Le prêtre qui est tenté de satisfaire telle ou telle opinion au détriment du culte, trahit sa vocation ; il est ordonné pour apporter par son service le bien au monde et non pour plaire au monde. Un vrai savant réagit de la même façon. Il procède à la recherche scientifique au nom de la Vérité elle-même qui est le reflet de la Sagesse divine, en faisant abstraction des passions intellectuelles. Nous ne voulons pas diminuer la valeur du service, ni des aspirations de l’époque. La charité !… » (La note est inachevée).

Pâques revient. «Notre raison d’être, répète-t-il, notre vocation, à nous Orthodoxes Occidentaux, est de créer l’apostolat pascal. Car l’allégresse de la Résurrection s’est estompée en Occident. Nous avons pris l’habitude de partir, de nous disperser et de ne plus savoir « renflammer » notre âme à l’Exultet.» (Bulletin st Irénée, 1947, n. 7).

Il s’accroche aux parois du sanctuaire pour l’habiller et fait jaillir de la niche centrale le Christ sur son trône, accompagné de droite et de gauche de la Vierge et de st Jean-Baptiste. La communauté, les étudiants, galvanisés par lui, prient afin qu’il ne pleuve pas durant la Semaine Sainte car le toit est toujours troué. La veille des Rameaux, tous ramassent des dizaines de seaux d’eau dans l’église et organisent un chemin de planches. Le soir de la Résurrection, la foule présidée par le Métropolite Séraphin, demeuré fidèle au Patriarche Alexis, peut emplir la Maison de Dieu.

Le 11 mai 1947, à l’Assemblée Générale, le Père Eugraph dit en son rapport moral :

«Il est difficile à un prêtre de faire un rapport moral. Nous sommes plutôt habitués à faire des sermons. Protégés par la chaire, nos propres défauts disparaissent. En réalité, tout rapport d’un chrétien doit posséder deux éléments : la constatation de la grandeur divine, miracle ineffable et celle de notre bassesse, de la mienne, de la vôtre, de celle de nous tous. Lorsque je priais, il y a vingt ans pour l’Orthodoxie occidentale, je pensais : à 72 ans, je trouverai peut-être trois personnes qui commenceront à comprendre. Et voilà, nous sommes déjà nombreux. Et que dire de l’aide miraculeuse de Dieu. Nous devons considérer les bonnes choses. Saint Paul nous presse de toujours marcher en avant. Vers la fin de sa vie, il jugeait qu’il avait à peine commencé son apostolat. Nous sommes tous menacés du danger de nous installer, de « nous » satisfaire. Ne mesurez jamais ce que vous avez fait, ne vous retournez jamais en arrière. En avant, toujours en avant, ne vous retournez pas en arrière. Voilà l’essentiel du rapport moral de notre paroisse. » 

Il se rend au «Fellowship of St Alban and St Sergius», à Abingdon, en Angleterre. Un souffle apporte l’Orthodoxie dans le milieu anglican. Le Père Chitty parle de l’Orthodoxie d’une manière si émouvante que Wladimir Lossky lui répond en comparant l’Occident à la «Belle au Bois Dormant», disant au Prince Charmant qui l’éveille d’un baiser sur la bouche : «Est-ce vous, mon prince ? Vous vous êtes bien fait attendre !» Le Père Eugraph est reçu à l’Archevêché et prend place dans la commission liturgique de Faith and Order. (Par suite, on l’oubliera et on ne l’invitera plus). Mais les Eglises se font souvent plus attendre que les Princes Charmants.

Le pèlerinage de Corse

L’ancien aumônier des prisonniers avait promis sept pèlerinages à la Vierge, s’il était libéré ; il part donc pour un de ces pèlerinages vers la Madone de Calvi, en Corse, où il est de passage. Accompagné d’un ami, tous deux cheminent longuement. Non loin de la chapelle située sur un petit plateau solitaire, ils sont contraints pour l’atteindre de suivre un chemin hérissé de rochers que la pluie et le vent marin ont transformé en grimaces : des oreilles, des râteliers, des animaux informes, des médisances pétrifiées. Dans la chapelle emplie d’ex-votos : bateaux, robes de soie, les deux compagnons disent les litanies de la Vierge. Un vent secoue tant les portes qu’il semble qu’une armée démoniaque se rue sur les murs. Ils sont impressionnés et le Père Eugraph prend pour le retour un raccourci qu’on lui a indiqué, afin de ne plus longer les rochers mauvais. Mais ils se perdent, ils sont obligés de revenir sur leurs pas et de s’engager sur la même route qu’à l’aller.

– Nous retournons au passé, dit mélancoliquement le Père Eugraph.

Le rapport du Père Chambault

En effet, le passé avec son brouillard de mensonge attend le prêtre à son retour à Paris.

Le Métropolite Séraphin lui remet un long rapport du Père Chambault, daté du 19 juillet 1947 sur «l’Eglise Catholique Orthodoxe Occidentale» en le priant de répondre.

Le rapport débute par un historique général de style objectif, passant du Grand Schisme de 1054 au gallicanisme, puis à l’œuvre de Mgr Irénée Winnaert, pour s’animer psychiquement en touchant la personnalité du Père Eugraph. L’hostilité n’est même plus camouflée.

Le Père Eugraph est un homme «enthousiaste et ardent, doué d’un esprit très vif, et qui, voyant tout en grand, crut pouvoir hâter la réalisation d’un vaste réveil orthodoxe en Occident et dans ce but voulut apporter certains changements importants dans la vie religieuse et liturgique, ce qui devait susciter de graves difficultés au sein de la Paroisse de l’Ascension, où il s’agissait d’entretenir de façon normale la vie religieuse et liturgique, comme par le passé ; d’éviter en particulier de troubler la conscience des fidèles tout en les amenant à se conformer de plus en plus aux règlements et ordonnances de l’administration  ecclésiastique orthodoxe. Les efforts de conciliation tentés par le R. P. Michel Belsky et S.E. le Métropolite Eleuthère étant restés vains, ce dernier fut dans l’obligation d’envoyer le R. P. Evgraf Kovalevsky desservir une paroisse orientale de Nice.» (Rapport du Père Chambault).

En quelques lignes, la situation est renversée. La haine se pourlèche humblement les lèvres. L’effort liturgique du jeune prêtre, prolongeant et complétant celui de Mgr Irénée Winnaert, est saboté. Le soutien du Patriarche Serge et de la Confrérie Saint-Photius est omis. Enfin, la persécution allant jusqu’à l’exil du Père Eugraph en 1937 (voir La Divine Contradiction, tome I) est transformée en «vains efforts de conciliation». 

Le rapport continue : «Il est important, en effet, de tenir compte de la différence des mentalités orientale et occidentale. La foi orthodoxe jaillit du cœur oriental sans chercher en général d’expression concrète, tandis que, à part quelques exceptions, les Occidentaux n’atteignent les profondeurs mystiques qu’au moyen de l’influence intellectuelle des beautés spirituelles». 

Plus loin, le rapport s’élève contre la beauté des chants exécutés par «un chœur de fidèles, certes» mais «cette méthode acceptable dans les milieux russes surtout, où la mysticité se passe d’expressions précises, déroute les Occidentaux, dont la mentalité juridique et intellectualiste a besoin, en général, de textes expressifs pour exciter en elle l’attrait mystique (?).» 

Les critiques s’accumulent :

«A la paroisse Saint-Irénée, l’Ancien Testament et l’Epître sont le plus souvent chantés par un lecteur qui se tient en dehors du sanctuaire, alors qu’en Occident on est habitué à ce que l’Ecriture Sainte soit lue par des ministres. L’usage du tutoiement dans les textes déroute les fidèles et à la faveur du discrédit jeté par le Protestantisme, les incite à considérer une telle pratique impie parce qu’en dehors de la norme traditionnelle. La paroisse Saint-Irénée a depuis longtemps adopté l’usage du tutoiement dans la liturgie, sans consulter d’ailleurs au préalable le clergé de l’Ascension. Il n’y a pas de tabernacle où l’on conserve les Saintes Espèces sur l’autel, on ne fait pas de génuflexions mais des inclinaisons profondes ou des prosternations ; on reçoit la communion debout ; on célèbre la liturgie selon l’ancien rite gallican cependant que seule la liturgie laissée par Mgr Winnaert a ÉTÉ AUTORISÉE, cette liturgie gallicane se présente par ses caractéristiques générales comme une liturgie orientale ; le célébrant dépose une parcelle du corps du Christ dans les mains du communiant, puis le diacre donne à boire à même le Calice le Sang du Christ. Il n’est pas nécessaire pour l’instant d’avoir un évêque occidental mais une Commission ou Comité dirigé par un Russe. » (Rapport du Père Chambault).

Le Père Eugraph ne pratiqua jamais cette manière de donner la communion. La liturgie de Mgr Winnaert, déformée après sa mort par le clergé de l’Ascension, ne fut jamais la «seule autorisée». Outre les insinuations tissant chaque phrase du Rapport, le Père Chambault fait preuve de toute son ignorance liturgique, mais habilement propose comme chef un Russe.

L’initiateur de l’Orthodoxie Occidentale est désemparé. Comment annuler ces mensonges, comment rétablir l’intelligence des principes qui ne sont ni orientaux, ni occidentaux, les principes que l’Eglise a modelés dans sa chair souffrante. Et la moisson attend les ouvriers !

La réponse du Père Eugraph

«Malgré la clarté de la lettre du Métropolite Serge en 1939, (écrite le 25 août, fête de st Louis, voir tome I) il règne sur cette question une telle confusion dans les esprits qu’il nous paraît nécessaire de tracer les grands principes des différentes formes liturgiques dans l’Eglise, de délimiter la place de la Liturgie autorisée, afin de rétablir la marche réelle des événements.

Pendant vingt siècles de son histoire l’Eglise Orthodoxe, bien que gardant précieusement la Tradition, a maintes fois remanié ses textes liturgiques, sans excepter le Canon Eucharistique. Extérieurement, elle ressemble en cela aux Eglises romaine, anglicane ou autres. La différence réside dans les motifs. 

L’Eglise Orthodoxe n’a jamais connu d’uniformité du rituel, tant pour la langue que pour la forme. Là aussi, elle ne se distingue pas des autres Eglises. La différence réside dans la conception de l’unité et la multiplicité des formes. 

Les rites contiennent des éléments universellement obligatoires, qu’il s’agisse d’une Eglise locale, d’une métropole, d’un diocèse, d’une paroisse ou d’un monastère. Mais dans la stricte limite de ses pouvoirs, chacun peut et doit apporter des modifications. Ainsi dans le Typicon[28] nous lisons par exemple : « si le Recteur ou l’Abbé le désire, on chantera les Vigiles », mais il s’agit pour chacun de connaître la limite exacte de ses droits et de ses devoirs. 

C’est pourquoi l’Eglise Orthodoxe demande aux néophytes non pas l’uniformité de rites, mais l’unité de la foi et de l’esprit, ne s’occupant de leurs formes liturgiques que dans la limite de leur signification canonique. 

En ce qui concerne le rite occidental, l’Eglise Orthodoxe n’a jamais contesté sa validité et l’a toujours accepté en principe. Les divergences de l’Eglise Orthodoxe avec les Eglises occidentales portent un caractère dogmatique, et les divergences liturgiques n’ont trait qu’aux moments où la Liturgie reflète de faux dogmes. 

Le décret (de 1936 du Métropolite Serge[29]) souligne le fait que le Patriarcat agit, dans le cas du rite occidental en tant qu’Eglise locale et non au nom de l’Eglise universelle. Ainsi la question du rite occidental, peut être révisée dans un sens plus universel. 

Plus tard, lorsque l’Eglise occidentale se développera suffisamment et prouvera sa fidélité à l’Orthodoxie, obtenant l’autonomie et l’autocéphalie, elle acquerra de ce fait une plus grande liberté liturgique. 

Le rite actuel de la paroisse de l’Ascension n’est pas ratifié, mais autorisé en tant qu’une étape ; naturellement, il n’est point imposé à d’autres communautés occidentales, mais seulement permis localement ; une évolution accompagnant le développement de la conscience orthodoxe est supposée dans l’avenir. 

C’est au futur concile local de l’Eglise de France à imposer les formes définitives du rite» (Extraits du Rapport de 1947).

«Il conviendrait au clergé de la paroisse orthodoxe occidentale, non de sauvegarder l’insuffisant et l’inexact, mais de désirer posséder la vérité de plus en plus profondément. Je parle ici de la vérité et non des formes extérieures propres à l’Occident. Ce qui est important c’est qu’elles expriment la vérité chrétienne d’une façon juste. Si parfois je leur proposais d’accepter certaines richesses orientales, je ne parle pas du rite, mais de l’esprit orthodoxe qui l’habite, je proposais, je n’ordonne point» (Mgr Winnaert).

«Le Christianisme ne se pénètre que peu à peu, au fur et à mesure du perfectionnement spirituel ; bien des choses ne seront comprises que dans l’au-delà, par communication avec les Saints dans la grâce supérieure du Christ» (MétropoliteEleuthère).

La réponse de la confrérie Saint-Photius

Les confrères de Saint-Photius, indignés reprennent, une à une les erreurs du rapport du Père Chambault et le définissent comme une «arrogance canonique». 

«Il ne s’agit pas de l’orgueil personnel du Père Chambault qui reconnaît volontiers ses faiblesses et ses insuffisances, c’est l’orgueil d’un petit groupe dont, « par élection divine »; il est chef. Nous sommes certains qu’il est martyrisé par le fantôme de la fausse vocation, et qu’il est incapable de s’en débarrasser. Comme toujours dans des cas pareils, l’extérieur est celui d’un homme humilié, offensé, diminué. Et puis soudain, à travers cet extérieur, apparaît un esprit d’exigence impitoyable, capable de calomnier, d’humilier, au nom de sa pseudo-vocation. Nous remarquons dans cet état de tentation spirituelle tous les faux et les fraudes inconscientes, non pas seulement dans les citations de la lettre du Métropolite Serge, mais constamment dans la vie quotidienne. On voit l’origine spirituelle de ce trouble, car les contrevérités portent toujours sur une idée fixe, que l’auteur n’ose exprimer par humilité personnelle, mais dont il est prisonnier. L’imagination maladive crée alors le mythe d’un ‘jeune et enthousiaste’ Recteur de la Paroisse cadette, qui entreprend des choses dangereuses et que la Paroisse aînée doit prendre sous sa tutelle paternelle. C’est là l’origine de la légende sur le conflit des deux Paroisses, dont l’irréalité est évidente. Mais comme les légendes ont généralement plus de succès que la réalité, elles peuvent confondre les esprits crédules. 

Ici, en Europe occidentale, le problème n’a pas été posé d’une façon sérieuse. L’Eglise Orthodoxe en Occident se trouve dans le dilemme suivant : ou bien les schismes (schismes russes de l’émigration) seront impitoyablement déracinés et l’Orthodoxie fleurira, ou bien, si les mesures énergiques et précises ne sont pas prises à temps, l’Orthodoxie occidentale s’étiolera. Seule l’AUTOCÉPHALIE de l’Eglise Orthodoxe Occidentale, sous telle ou telle forme canonique, pourra sauver l’Orthodoxie Occidentale. 

La solution du problème occidental sera toujours défectueuse et boiteuse tant qu’on borne le problème soit à la France seule, soit à telle ou telle tendance personnelle. On doit faire usage de tous les éléments occidentaux. Il faut organiser leurs relations sur un plan préétabli, cela non pas tant du point de vue canonique que du point de vue spirituel. Il faudrait commencer par faire des études approfondies, une étude approfondie de la Liturgie orthodoxe, non pas du point de vue canonique ou missionnaire, mais du point de vue de ses liens avec le terroir. Un tel ouvrage devrait traiter la tradition occidentale dans toute son étendue et dans toute sa profondeur. » (Extraits du Rapport de la Confrérie de Saint-Photius).

La réaction des Russes

Comment réagissent les Russes après lecture du rapport du Père Chambault ? Certes, il se rendent compte de sa lamentable ignorance liturgique et de sa suffisance ; certes, le clergé de l’Ascension accuse, mais ne réclame rien pour lui ou si peu de chose… très, très humblement : ne pas toucher aux habitudes, avoir surtout un chef russe (sous-entendu : oriental) ; le clergé de l’Ascension étant français d’ailleurs, confère un certain éclat au Patriarcat de Moscou ; le clergé de l’Ascension glisse d’insinueuses intrigues qui font sourire les ecclésiastiques accoutumés aux intrigues, tandis que l’autre, le génial prêtre de grande famille, qui a quitté les Russes (!) réclame à Moscou de «s’engager» aunom de l’Orthodoxie universelle, d’avoir foi en la grandeur de l’Orthodoxie, d’accorder prophétiquement l’autonomie à un petit groupe d’intellectuels et de jeunes Français et, en outre, il s’arroge le droit de se conduire en seigneur d’autrefois, demandant à ses supérieurs des honneurs pour ses ennemis et les obtenant !

Le haut clergé, comment réagit-il ? Il ne réagit pas. La lettre du Métropolite Nicolas de Kroutitsky illustre avec amour et lâcheté cette attitude.

«Mon cher Père Eugraph, je vous envoie mon salut cordial venant du fond de mon âme et je vous embrasse. Je porte toujours dans mon cœur votre image et le souvenir des minutes saintes passées dans votre sainte petite chapelle. C’est avec amour que nous avons imprimé votre article et nous en attendons d’autres. Lorsque seront organisées définitivement les affaires ecclésiales dans notre Exarchat occidental (et j’espère que cela sera bientôt), l’Orthodoxie occidentale, je le crois, aura une autre impulsion pour son expansion future. Je vous serre cordialement sur mon cœur, mon ami cher, ainsi que toutes vos ouailles en Christ. Soyez tous en bonne santé et protégés de Dieu» (1947 – traduit du russe).

Bonne volonté, affection, mais aucune action positive. A mesure que l’œuvre s’affermira, la croyance en la calomnie s’affermira aussi. Le point névralgique pour l’Occident est l’absence d’un centre responsable. Où est le centre occidental réel ? A la fin de sa douloureuse existence, Mgr Jean de Saint-Denis (Père Eugraph) dira :

«Les Russes sont bien plus coupables que les Français. Ils n’ont pas osé redonner naissance à l’Eglise apostolique d’Occident. C’est à eux que le Christ demandera raison. » 

Noël 1947

Noël, symbole de l’Incarnation. En quatre jours le Père Eugraph couvre les murs sales de l’église Saint-Irénée d’une luxueuse étoffe : il a peint des plantes aux racines plongées dans le ciel (il chérit cette image du monde transfiguré) et, sur les portes du sanctuaire, il a déployé deux chérubins. Les étudiants l’aident de toute leur capacité.

Il prêche : «Celui qui est sans commencement a commencé pour nous. Celui qui est immuable a BOUGÉ. Il est venu vers nous, Il nous a touchés et S’est laissé toucher. Pour nous, il a bougé. Pour l’infime poussière perdue sur sa main, l’humanité, Il s’est incarné, a souffert et nous a assis à sa droite. Peut-on dire ensuite que Dieu ne nous aime pas ? Mais son amour est redoutable à force de grandeur.» 

On reproche âprement au prêtre de Saint-Irénée de donner la communion à des catholiques romains, orthodoxisants certes, mais n’ayant pas fait leur entrée officielle dans l’Orthodoxie. On guette tout geste d’amour de cet homme, et pourtant tous ceux qu’il accueille deviennent ensuite orthodoxes.

Cette nuit de Noël, un membre actif de la paroisse, ancien camarade de captivité, se rend à la communion. Un théologien orthodoxe s’en aperçoit, quitte sa chaise et, tout rougissant, l’arrête à l’instant où il arrive devant le calice

– Jean, vous ne pouvez communier puisque vous n’êtes pas orthodoxe.

L’homme répond :

– Je le suis depuis tout à l’heure !

Et c’est exact. Avant la messe de minuit, il a demandé au «petit Père» de le recevoir.

5 – L’équilibre – 1948 

Les Diaconies

Les Matines Pascales

Moscou et l’œcuménisme en 1948

L’œcuménisme par l’œcuménisme

Chef spirituel de l’Eglise d’Orient

Le futur Patriarche

Le glaive spirituel.

«La monade est mise en mouvement en vertu de sa richesse, car la Divinité est au-dessus de la matière et de la forme ; la triade se renferme dans la perfection, car elle est la première qui franchisse la composition de la diade. C’est ainsi que la Divinité ne demeure pas à l’étroit, ou ne se répand pas indéfiniment. L’un serait sans honneur, l’autre contraire à l’ordre ; l’un serait purement judaïque et monothéiste, l’autre serait hellénique et polythéiste». Saint Grégoire de Nazianze (De Pace III).

Quatorze Français sont entrés dans l’Orthodoxie pour les fêtes de Noël 1947. Tout heureux, le Père Eugraph voit déjà l’Institut s’agrandir et donner des possibilités aux Orientaux de langue française : «Il serait bon de penser à créer un foyer syrien d’étudiants auprès de l’Institut», écrit-il à un ami, qui ne sait pas que le grand Patriarcat d’Antioche n’a pas encore d’Ecole de Théologie.

Des Grecs demandent un prêtre pour créer une paroisse à Port de Bouc. Il envoie immédiatement un de ses étudiants et lui écrit le 23 avril 1948 :

«Marchant dans les traces du grand Saint-Photius, au nom de la gloire de l’Orthodoxie universelle, envoie-moi immédiatement un compte-rendu de tout ce qui se passe et ton opinion sur ce qu’on doit faire. Si tu réussis, ce sera la meilleure épreuve de droit canon appliqué. 

Comme vertu, une petite barbiche est indispensable, ainsi que la connaissance du rite occidental aussi bien que du rite byzantin pour le salut de ton âme. Comme un bon représentant du sacerdoce royal, tu aideras à organiser l’Eglise de France en me fournissant un rapport parfait. » 

L’étudiant lui répond :

«Je suis véritablement frappé par l’immensité du travail que nous devons accomplir ici et dans lequel l’Institut doit prendre une grande part pour la formation du clergé. Etant le premier prêtre formé à l’Institut, j’ai conscience du rôle que je dois jouer. C’est pourquoi, cher Père, je vous supplie de tout mon cœur de tenir bon et de conduire notre Institut vers ses destinées, malgré les difficultés qui peuvent surgir. Dieu, qui nous initie aux secrets et aux mystères de sa sagesse, ne nous refusera certes pas son aide. Je suis à vos côtés comme vous êtes aux miens.» Paul L’Huillier[30].

Les Diaconies

En 1899, deux Suisses, Gotthilf Haug et Jacob Schelker écoutent l’appel de Dieu qui les invite à «servir» et secourir les souffrances du monde telles qu’elles se présentent à eux. Frappés par l’abnégation divine, ils parviennent, avec cinq francs suisses en poche et un courage sans prix, à fonder l’une après l’autre des diaconies en Suisse, en Allemagne et en Italie. Les malades incurables, les alcooliques, les enfants, les sans-abri sont accueillis dans une atmosphère de famille chrétienne de l’Eglise primitive. Ils s’aperçoivent rapidement que derrière les malheureux le «grand malade» est le christianisme déchiré. Constatant l’abîme creusé entre le «catholicisme» et «l’évangélisme», ils s’efforcent de le combler par la charité, organisant de grandes réunions annuelles où diverses confessions se côtoient et réalisent ainsi leur œcuménisme pratique que l’œcuménisme de Genève ne regarde, ni ne considère.

Gotthilf Haug est un Abbé qui s’ignore, moine vitalement ; plutôt strict dans le rythme de la vie. C’est un ascète dont le regard brille de prière. Il a formé dans la Diaconie une«communauté monastique» de frères et de sœurs (ils font des vœux et participent à la plénitude sacramentelle) sur laquelle s’appuie le groupe formé de diacres ou diaconesses mariés. Ce dernier groupe est dirigé par Jacob Schelker, entouré de sa nombreuse famille. Ceux qui approchèrent Gotthilf Haug ne peuvent oublier l’accent d’authenticité et de simplicité que rendent la parole de cet être d’une rigueur transparente et son hospitalité. Quant à Jacob Schelker, c’était le type du «Juste», du Patriarche. Une rare amitié unissait ces deux hommes si différents ; le Père Eugraph les avait surnommés : «Moïse et Abraham». Dès leur connaissance du Père Eugraph, ils éprouvent une vive sympathie pour lui et le parfum d’Eglise qu’il dégage les émeut. Le frère-évêque Gotthilf lui dit alors : «Nous voulons surtout que les Orthodoxes nous introduisent dans les vrais dogmes de l’Eglise primitive». («Mon voyage en Suisse» par le P. Eugraph, Juin 1946).

L’année suivante, en 1947, le Père Eugraph retourne à l’assemblée annuelle des Diaconies. La bonne volonté de ces Chrétiens lui donne l’ardent désir de les voir entrer dans l’Orthodoxie. En réalité, Gotthilf Haug (1875-1951) avait été sacré le 17 juin 1934 dans la maison «Bethesda», près de Bordeaux (au Gazinet) par Louis Giraud qui, nous semble-t-il, avait été sacré lui-même par Vilatte, ancien prêtre romain devenu évêque «vagans» et revenu dans l’Eglise de Rome avant sa mort.

Jacob Schelker lui, (1868-1954) a toujours suivi son ami. Gotthilf sait que pour l’Orthodoxie son sacre a quelque chose d’incomplet canoniquement. A l’époque, il ignorait l’existence de l’Orthodoxie et il était inutile de s’adresser à Rome. Le Père Eugraph envoie un rapport-supplique au Métropolite Séraphin, Exarque du Patriarcat de Moscou : « Vu le profond et sincère désir de l’Evêque G. Haug, de ses prêtres et moines et de certains de ses collaborateurs dans l’Association des Diaconies, ‘Diaconieverein’, de s’unir à l’Orthodoxie, désir qui date déjà d’une dizaine d’années ; vu que l’enseignement dogmatique de ce groupe que nous avons vérifié est pur, et que, d’autre part, il est suivi d’une humble demande d’être enseigné dans les éléments qui leur manqueraient encore ; vu que nous avons constaté dans ce groupe une vie spirituelle et morale irréprochable, remplie de piété, de prière et de charité, nous proposons filialement la manière d’union suivante : l’Evêque Haug, chef de la communauté, se rend à Paris, fait profession de foi orthodoxe devant Monseigneur l’Exarque et si ses Ordres sont trouvés ‘économisables’; il est confirmé dans sa dignité, sinon il est reconsacré»… suivent toutes les modalités possibles.

Mais le Métropolite Séraphin, surveillé par d’attentifs collègues, refuse craintivement. Alors, comme une hirondelle que le froid a saisi, la Suisse s’envole. Les Suisses ont vainement frappé à la vitre de l’Eglise historique. Après la naissance au ciel de leurs deux fondateurs, une brillante réussite s’est abattue sur eux. Mais en eux le regard de la contemplation s’anémie, et ils n’ont plus soif de l’Eglise Orthodoxe. Authentiquement charitables, ils se reposent sur le deuxième commandement.

L’économe infidèle, le Père Eugraph, cette fois a échoué.

Les Matines pascales

Il se console en écrivant son chef-d’œuvre : «Les Matines Pascales». S’emparant des Nocturnes occidentaux, il plonge leur structure dans l’opulence des strophes de Saint Jean Damascène, en gardant la mélodie du sixième ton grégorien. Il en fait le fruit des deux traditions. Nous donnons l’avant-propos qui l’explique. Quant aux Matines elles-mêmes; nous laissons au lecteur la joie de venir les chanter une nuit de Pâques.

AVANT-PROPOS

«Nous éditons le texte des « Matines Pascales » pour répondre, tout d’abord, au désir pressant exprimé maintes fois par les fidèles. Ils désirent les relire, s’en pénétrer et les propager. Cette insistance est légitime. Ils aiment leurs ‘Matines de la Résurrection’ Toute l’année ils les attendent. Elles leur donnent le vrai courage et la vraie joie. 

Mais en même temps, nous les dédicaçons, avec respect et prière, à tous les apôtres modernes de la renaissance liturgique de l’Occident et, en particulier, à ceux de France. Qu’ils sachent que leurs noms sont inscrits dans les diptyques de nos cœurs ! En premier lieu, les noms des fils de Saint Benoît, suivis de la phalange des ouvriers infatigables des autres Ordres, des prêtres paroissiaux, des missionnaires, de ces enfants hardis de l’Eglise Romaine, ainsi que ceux des travailleurs de l’Eglise Anglicane, de l’Eglise Luthérienne, de l’Eglise Calviniste.

Par notre intermédiaire, les fidèles leur envoient la salutation pascale : Christ est ressuscité. Alléluia ! 

Que cette salutation les encourage à ne jamais fléchir dans leur bon combat. 

Pâques est le centre de la vie liturgique, c’est un fait indiscutable. 

« Haec dies quam fecit Dominus » (Ps. 117, v. 24) : ‘C’est le Jour que le Seigneur a fait’, chante la catholicité tout entière. Pâques n’est pas un jour, il est le Jour et l’Eglise universelle l’appelle la Solennité des Solennités, la Fête des Fêtes. 

Pâques surpasse toutes les fêtes, non seulement celles de ce monde, mais même celles du Christ autant que le soleil surpasse les étoiles’, dit Saint Grégoire le Théologien, dans son 1er sermon de Pâques. 

Et Saint Augustin proclame : « La lumière des autres fêtes est limitée, mais je vois la Lumière Pascale s’étendre jusqu’aux limites les plus reculées. Sa joie est commune au ciel, à la terre, à l’enfer. » (4e sermon de Pâques).

« Principal mystère de tous les mystères », l’appelle Saint Léon le Grand (48e sermon sur l’Exode).

Pâques est « Roi et Seigneur »: (Saint Jean Damascène).

L’Eglise primitive exploitait tout ce qui était en son pouvoir pour rehausser l’éclat des Fêtes Pascales. Chaque Eglise locale s’empressait de s enrichir des coutumes des autres Eglises-sœurs. 

Les Alléluia résonnaient comme des cloches célestes et, en Occident comme en Orient, les fidèles se saluaient dans les rues par l’exclamation : « Christ est ressuscité ! » 

En France, « les accès ou les porches des églises ainsi que des maisons étaient jonchés de fleurs. Les portiques et les galeries étaient garnis d’arbustes odorants, de branches verdoyantes. On bénissait les aliments (benedictio comestibilium). Dans beaucoup d’églises d’Occident et partout en Orient se faisaient des processions » (Quinzaine de Pâques).

Rien ne doit nous arrêter pour exprimer notre joie débordante le Jour de la Résurrection. 

Ceux qui ont fréquenté le culte orthodoxe reconnaissent qu’aucune autre confession, dans nos temps modernes, ne sait chanter Pâques pleinement. La nuit pascale, les églises ne peuvent contenir les foules. Sans parler des croyants, les tièdes et les indifférents sont attirés par une force mystérieuse vers le temple. En France, dans les rares églises orthodoxes, on voit même des gens du dehors accourir de toutes parts « de l’Occident et de l’Aquilon », comme chante Jean Damascène, pour capter cette joie qui leur manque… 

L’Orthodoxie a gardé la joie pascale de l’Eglise primitive. Elle est l’Eglise de la Résurrection et, pour cette raison, ne craint ni de souffrir, ni d’être persécutée, ni de mourir, car elle sait ressusciter ! 

Peut-on parler de même de l’Occident chrétien et de la France en particulier ? 

Si, dogmatiquement et liturgiquement, Pâques reste la Solennité des Solennités, les couches vivantes des fidèles ne sont plus traversées, soulevées par l’allégresse profonde. La joie de la Résurrection s’est affaiblie. 

Voici un témoignage inquiétant de l’abbé Y. Daniel de la Mission de Paris, collaborateur du célèbre abbé Godin : « Quittons un instant la Mission pour aller en belle chrétienté dans la paroisse… demandons-nous comment sont exécutés dans nos paroisses les offices si beaux du Jeudi Saint, du Vendredi Saint et du Samedi Saint ? C’est un aménagement de la liturgie, et pourtant que voulez-vous que fassent quatre prêtres, un chantre et un sacristain, deux religieuses et quinze vieilles dames et une centaine d’enfants… Alors nous faisons des offices étriqués, mais le soir nous nous rattrapons, et nous avons un « doublet » populaire…, » La vraie liturgie est pour quelques « désœuvrés », la masse est nourrie « par un concert spirituel. Quant au Samedi Saint, il n’y a rien et on ne vibre plus au chant prometteur de l’Exultet ». Plus loin, il constate avec tristesse qu’il ne peut plus dire à ses catéchumènes : « Allez voir la grande prière des chrétiens pendant la Semaine Sainte dans votre paroisse. Les offices du matin se célèbrent à des heures impossibles et sans la dignité qui est requise ; on ne les comprend plus. Et le soir nous avons des « ersatz », c’est bien maigre. » (Etudes de pastorale liturgique page 222).

Nous pourrions citer à l’infini des témoignages analogues. Nous sommes devant une rupture tragique entre la  vie liturgique et les masses, et cette rupture, moins profonde à Noël par exemple, se manifeste par excellence au centre, au cœur de l’Eglise : la Semaine Sainte, la Victoire du Ressuscité ! 

Face à un pareil phénomène, les subtilités liturgiques les plus légitimes disparaissent et laissent la place à un cri de douleur, à l’indignation de l’Apôtre Paul : ‘Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, notre foi est vaine… Nous sommes de faux témoins… Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité… Nous sommes encore dans le péché… sans la Résurrection, nous sommes les plus méprisables de tous les hommes’: (1 Cor. 15).

Ou nous acceptons d’une manière absolue, par toutes les fibres de l’Eglise, la Résurrection du Christ, de tous, de l’univers, non comme un dogme abstrait, une espérance à venir, et nous traverserons alors les épreuves des siècles sur un chant victorieux ; ou, nous affaiblissons le triomphe du Rédempteur et nous sommes d’avance des vaincus, des troublés. Selon la pensée évangélique, il ne nous reste plus, comme des morts vivants, qu’à enterrer nos traditions mortes. 

Le R.P. Gaston Morin, dans son article : « Pour un mouvement liturgique pastoral » réclame « une vie liturgique où l’on ne pleure pas uniquement sur le « Christ, Maître doux et tendre », mais qui redonne le « Christus Victor », le héros divin, triomphant des puissances du mal, brisant les verrous de fer et les portes d’airain, le Kyrios : en un mot, le Ressuscité, crucifié certes, mais pour sa glorification désormais accomplie »: (page 30).

Les apôtres modernes de la renaissance en Occident, comme de vrais médecins, ont recherché la thérapeutique nécessaire pour ramener la liturgie dans le peuple et le peuple vers la liturgie. 

Leur premier remède fut d’exploiter toute la richesse de la liturgie romaine, de la rendre accessible aux fidèles, l’exprimant dans sa magnificence au lieu de la « bâcler » et d’offrir à sa place des « ersatz » selon l’amère expression de l’abbé Y. Daniel, citée plus haut. Mais dans ces pages, nous prendrons seulement l’exemple de la Solennité des Solennités. 

« Les Vigiles Pascales occidentales présentent la plus grandiose, la plus pathétique symphonie du génie liturgique universel ; et par leur composition, leurs textes, leurs mélodies, leur ampleur dramatique. Elles sont la mort et la résurrection des baptisés ; le Cosmos, en elles, prend part au Mystère : le feu, l’eau, le souffle, le ciel et la terre. Elles sont le rouleau vivant de l’histoire, depuis le chaos jusqu’à l’espérance de la résurrection : la châsse du paradoxe de l’Exultet où même le péché devient bienheureux, car ‘il nous a valu un tel Rédempteur’. 

Les Vigiles Pascales de rite occidental ne le cèdent en rien aux Vigiles orientales. Elles les dépassent. Portant le sceau indélébile des traditions de Jérusalem, elles surgissent comme un chef-d’œuvre de l’Eglise. Et l’on cache ce trésor. On célèbre les Vigiles en langue inconnue pour la plupart, à l’heure où les fidèles travaillent, à voix basse. 

Dans cette thérapeutique, le premier pas à faire était, avant tout, de replacer ce chef-d’œuvre de liturgie occidentale à son heure légitime, selon les règles les plus strictes, le soir du Samedi Saint, heure où les fidèles peuvent remplir l’Eglise. Telle fut l’initiative heureuse de Mgr Irénée Winnaert de bienheureuse mémoire. Ses fidèles retrouvaient enfin la nuit sacro-sainte de Pâques, sanctifiée par, la resplendissante lumière de l’Exultet. 

Le chant d’allégresse pénétrait à nouveau dans leurs âmes abattues par la vie. 

L’exemple de Mgr Winnaert a été repris, à présent, dans certaines églises. Malheureusement, il n’est pas imité par la majorité des paroisses. 

Mais, franchie l’étape d’exploiter la richesse de la liturgie latine, il y avait un deuxième pas à faire, et cela spécialement pour la Solennité Pascale. En rapprochant la liturgie du peuple, restait pourtant une lacune inhérente à la liturgie même. Les Vigiles du Samedi Saint sont parfaites certes, mais à tort, on voulut voir en elles la consommation de Pâques. Elles restent la préparation, la dernière bataille du Ressuscité, l’aurore ! Le Diacre, tel un Chantecler, annonce la vie immortelle… Mais les dernières « ombres de la grâce », les « figures » de l’accomplissement sont encore présentes (les leçons de l’Ancienne Alliance). Le ciel est descendu jusqu’aux abîmes de la terre, les abîmes de la terre n’ont pas encore bondi vers le ciel. On attend l’accord final. L’orchestre se tait, la lumière pascale s’affaiblit. 

Les Matines occidentales qui suivent les vigiles, selon le Rituel, replongent les fidèles dans la méditation des psaumes, jetant un voile sur la vision face à face du Ressuscité. Pour toutes les fêtes de l’année, les psaumes sont des lumières royales ; la nuit de Pâques, ils semblent des veilleuses en plein soleil de midi. L’occident l’a senti. Dès le Moyen Age, époque par excellence liturgique, ce ne fut pas le peuple naïf, mais les abbayes qui furent gênées par ce « manque » dans la nuit de la Résurrection. Ne trouvant pas de réponse au sein des textes liturgiques officiels et n’osant les toucher, ils introduisirent alors, durant les Matines, avant l’Évangile « le jeu de Pâques », « les tropes dramatiques ». Mais ces jeux ne se fondirent pas avec la liturgie, et restèrent comme des appendices paraliturgiques. Aux Xe et au XIe siècles, les tropes dramatiques furent chantées par les chanoines eux-mêmes dans les cathédrales, par les abbesses et par les moines. « Victimae Paschali » en est un des rares vestiges. Dans les siècles qui suivent, les jeux peu à peu deviendront profanes, cependant que la liturgie se repliera sur elle-même. 

Et pourtant la solution est simple. Solution qui surpasse le dualisme entre la liturgie et la piété populaire, n’amoindrissant pas la première, ni ne s’éloignant de la deuxième, qui nous rende enfin la joie sans ombre, pendant la nuit de Pâques. Cette solution est dans le conseil du Père de la liturgie latine, le plus grand Pape, Saint Grégoire. Lui, le gardien de la tradition romaine, précise dans la lettre à Jean de Syracuse : « Si l’Eglise de Constantinople ou tout autre a quelque chose de bon, je suis prêt à les imiter, dans ce qu’elles ont de bon. Ce serait folie de mettre la primauté à dédaigner d’apprendre ce qui est le meilleur !». 

Et à Saint Augustin, apôtre de l’Angleterre, il écrit ces paroles « Votre fraternité connaît la coutume de l’Eglise romaine… mais si vous trouvez dans toute autre Eglise quelque chose qui puisse être agréable à Dieu, choisissez avec soin… car nous ne devons pas aimer les choses à cause des lieux, mais les lieux à cause des choses. « 

Ce conseil de Grégoire le Grand s’applique à notre cas particulier. Tout en demeurant fidèles à la tradition latine, prenons humblement des leçons de nos frères orientaux ; n’hésitons pas à les imiter, réalisant dans notre propre liturgie l’esprit de l’Eglise de la Résurrection. 

Les Matines Pascales dans nos Eglises suivent fidèlement la structure sobre et retenue du rite latin avec ses trois nocturnes. Mais, semblables aux trois pétales d’une fleur pensivement repliée sur elle-même, sous l’action de la joie du Printemps éternel de la Résurrection et comme frappés des rayons du soleil, ces trois nocturnes latins éclatent, s’épanouissent et donnent l’hospitalité aux abeilles divinement inspirées, aux hymnes de Byzance. 

Ecoutons avec émerveillement le battement des ailes de la poésie sacrée de Saint Jean Damascène, écho de l’allégresse céleste. La Tradition nous rapporte que la Mère de Dieu, Elle-même, nomma Saint Jean Damascène : le « David de la Grâce », précisant que ses œuvres sont les psaumes de la Nouvelle Alliance. 

Le dilemme de l’Apôtre Paul se répète à nouveau. Les occidentaux auront-ils des Pâques aussi vivantes, aussi victorieuses que les Orientaux, ou resteront-ils un peuple amoindri et hésitant ? Nous avons foi en l’Occident !». 

Christ est ressuscité des morts, Alléluia !

Ô mon Sauveur, Victime vivante qui n’a pas été immolée,

Mais qui étant Dieu, S’est présentée Elle-même librement au Père,

Tu as ressuscité toute la race d’Adam

En sortant du tombeau.

Christ est ressuscité des morts, Alléluia !

Jour illustre et sacré, Roi et Seigneur des sabbats,

Fête des fêtes, Solennité des solennités,

En ce jour, bénissons le Christ pour l’éternité.

Christ est ressuscité des morts, Alléluia !

Regarde autour de Toi, Sion, et vois,

Vers toi de tous côtés accourent de l’Occident,

De l’Aquilon, de la mer et de l’Orient

Tes fils, tels des astres allumés par Dieu,

En bénissant le Christ pour l’éternité.

Christ est ressuscité des morts, Alléluia !

Gloire au Père, au Fils…

Christ est ressuscité des morts,

Par la mort Il a vaincu la mort,

A ceux qui sont dans les tombeaux Il a donné la vie !

Alléluia, Alléluia, Alléluia !

Moscou et l’œcuménisme en 1948

Du 8 au 16 juillet 1948, se déroule à Moscou la «Conférence à l’occasion des fêtes commémoratives du 500e anniversaire de l’autocéphalie de l’Eglise Orthodoxe russe, devant la majorité des Patriarches, hormis les Patriarches de Constantinople, d’Alexandrie et de Jérusalem qui n’ont pu venir, à cause de malheureuses circonstances militaires et politiques». 

La Conférence est sévère pour Rome et le Conseil Œcuménique. Le Patriarche Alexis, par exemple, dira : «Par la voie d’intrigues politiques et exclusivement par des moyens temporels, la papauté fait tout son possible, afin de compromettre partout l’union qui règne dans l’Eglise Orthodoxe» (Actes de la Conférence, p. 88, tome I, Moscou 1950), et parlant du Conseil Œcuménique : «Une Eglise organisée selon le plan œcuménique serait menacée par le fait d’être plus près de la terre que du ciel» (id. tome I, p. 91) : mais il achève son discours du 9 juillet par cette phrase : «Et que triomphe le réel et l’authentique principe des commandements du Christ au genre humain l’amour mutuel !» (Id. p. 93).

Le Père Eugraph choisit parmi toutes les allocutions, la bienveillante parole de l’Archiprêtre Grégoire Razoumovsky :

«(Nous estimons) qu’il est de notre devoir sacré de faire connaître la doctrine de l’Eglise orthodoxe concernant l’unité, les voies qui conduisent vers ce but sacré, dans le ferme espoir que notre profession de foi, en tant qu’elle définit la pure et vraie doctrine du Christ, fera pencher les esprits et les cœurs vers l’unité religieuse tant désirée car « magna est veritas et praevalebit » (grande est la vérité et elle prévaudra).., Restant donc fidèles à ce principe de l’ancienne Eglise Universelle de l’unité dans l’Eglise, nous estimons erronée la conception d’unité confessée par l’Eglise Romaine et faux les moyens qu’elle emploie pour établir cette unité. Liée étroitement à l’État romain et désirant être son héritière, l’Eglise Romaine a substitué à l’unité de l’Eglise, l’unité de l’État, c’est-à-dire par la force. Même formellement, elle est encore aujourd’hui un Etat, un sujet du Droit international et, en tant que telle, elle est entravée… L’Eglise de Rome a oublié que, suivant la doctrine des Apôtres, en tant que membres de l’Eglise, nous n’avons pas de cité ici-bas, que nous ne sommes que des étrangers sur la terre, que notre patrie est au ciel, et qu’ici nous ne pouvons être unis que dans la mesure où nous nous unissons au Chef, et que la création d’un centre religieux terrestre alors qu’il existe un seul centre au ciel, introduit le dualisme dans l’Eglise et trouble son unité… Le mouvement appelé œcuménique s’éloigne encore davantage de la conception orthodoxe de l’unité de l’Eglise. Pour autant qu’il témoigne du renoncement à l’individualisme protestant et du désir d’unité dans l’Eglise, face au morcellement du monde, il a des côtés positifs ; toutefois, il ne comprend pas non plus la vraie unité de l’Eglise. Au début, il s’engagea dans la bonne voie, tendant vers l’unité organique basée sur la doctrine de l’Eglise antique d’avant la séparation, mais par la suite, et surtout à partir de 1937, date de la Conférence d’Édimbourg… son but n’a plus été l’union intérieure et organique basée sur les dogmes, mais une union extérieure et mécanique basée sur la lutte avec l’injustice sociale et économique… Ces buts en eux-mêmes ne sauraient être négligés, car le Seigneur a aussi rassasié le peuple affamé en disant aux Apôtres : « Donnez-leur à manger » (Jo. 6. 26 ; 13.18), et Il reproche à Marthe qui, au lieu d’écouter le Maître se soucie d’un grand repas : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée » (Luc 10, 41-42). Ayant oublié que ce n’est pas de pain seulement que vivra l’homme, le mouvement œcuménique devient une organisation laïque internationale, une organisation de bienfaisance et, en tant que telle, elle se mêle à la politique internationale… Si, par contre, nous tombions d’accord avec le mouvement œcuménique, cela signifierait que nous rompons la vraie unité de l’Eglise, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Ce serait aussi rompre la chaîne ininterrompue de la grâce qui lie l’Eglise orthodoxe aux Apôtres par la succession apostolique. Ce serait vendre le trésor de notre foi pour un plat de lentilles d’avantages imaginaires et prendre part à la chasse aux âmes humaines au moyen de ces avantages. 

Un seul chemin conduit au rétablissement de la vraie unité… C est la voie de retour à la doctrine de l antique Eglise indivise. Plus les confessions occidentales avanceront dans cette voie, plus elles se rapprocheront de l’Eglise orthodoxe qui a toujours considéré et considère encore comme son premier devoir sacré de conserver la doctrine de l’antique Eglise du Christ qui est indivisible.» (Extraits de l’allocution de l’Archiprêtre Grégoire Razoumovsky).

Depuis, le Patriarcat de Moscou est devenu membre du Conseil Œcuménique en 1961 à la Conférence de New Delhi. Son représentant y séjourne mais, il nous faut le reconnaître, ces observations demeurent en partie actuelles.

L’œcuménisme par l’œcuménisme

Tout en adoucissant «économiquement» l’opinion russe, le Père Eugraph développe sa pensée mais termine en se tournant avec élan vers ces «Chrétiens peu orthodoxes».

«Il nous semble que pour juger un évènement tel que la conférence porte-parole des Chrétiens de la sixième partie du monde, et ceci sans devenir victimes des agitations modernes (que Dieu nous préserve des agitations nobles !), il nous semble indispensable de le situer dans un climat strictement religieux et d’apprécier son œcuménisme par l’œcuménisme, lié à deux manières de concevoir l’Eglise et le monde, ainsi que leurs rapports. 

Le premier type, bien que tenant compte des obstacles extrêmes, aspire à retrouver la plénitude de la foi dans l’unité des Eglises. Au nom de cette unité, il ne veut pas « s attacher » aux problèmes extérieurs. Il est maximaliste, exigeant sur le plan dogmatique et doctrinal, attiré par l’épanouissement de la Grâce. Les œcuménismes de ce premier type pressent les Eglises de la Parole de retrouver la place de la Parole. Leur rencontre provoque un enrichissement réciproque, la vérification de leurs propres positions mais leur pénitence est d être « à thèse » anti-romains, antiprotestants, anti-orthodoxes, tous ces ‘anti’ dictés par des évènements historiques. Ils fixent l’invisible, non des idéalistes et des spiritualistes, mais des réalités religieuses, tournant le dos aux problèmes du monde. 

Le deuxième type fait face au monde. Profondément inquiet de la crise actuelle de l’humanité, il désire lui apporter la guérison, proposer l’Evangile à ceux qui sont privés de la Bonne Nouvelle. Pour ces œcuménistes, s’occuper de la plénitude de la foi, des questions dogmatiques, est une perte de temps précieux. Le minimum suffit. L’urgent c’est l’action, l’absence de l’unité des Eglises, un scandale, spécialement pour ceux qui sont en dehors. Les Chrétiens n’ont-ils pas manqué à leur devoir en se repliant sur eux-mêmes, en laissant la société se débattre sans Christ parmi ces difficultés ? 

La Conférence de Moscou n’oppose pas qu’un refus, elle jette un cri d’alarme aux Orthodoxes. Jette-t-elle ce cri d’alarme contre l’œcuménisme pratique ? Oui et non. Oui, dans la mesure où il subordonne, envahit, affaiblit « l’œcuménisme de foi ». Non, car la déviation anti-orthodoxe contre laquelle elle se dresse avec énergie, est étrangère à l’esprit initial de l’œcuménisme et venue du dehors : c’est l’unionisme. 

L’unionisme est « la perte de la foi salutaire (foi totale, engagement de notre vie) en l’indestructibilité de l’Eglise du Christ qui prévaut (sans le secours de supports extérieurs) sur les portes de l’enfer » : L’unionisme est la poursuite du royaume de ce monde, la crainte inavouée que l’invisible est plus faible que le visible. Le cri d’alarme de la Conférence de Moscou est jailli des entrailles « Ne comptez pas sur les princes et les fils des hommes, il n’y a pas de salut en eux ! ». Et la Décision de Moscou déclare : « Le fait de diriger ses efforts dans le domaine de la vie sociale et politique tend à créer une Eglise œcuménique sous forme de puissance internationale influente et, c’est en quelque sorte, succomber à la tentation rejetée par le Christ dans le désert » 

A nous de rechercher l’unité dans l’esprit et la vérité, aux générations futures d’entreprendre l’action. D’abord cheminer vers la Grâce, ensuite vers le social. D’abord sortir l’Eglise du monde, ensuite aller vers le monde. Le minimum, c’est-à-dire la foi en Jésus-Christ Seigneur, est la première étape vers le maximum de la Vérité. Le conservatisme des positions doctrinales adoptées par les Eglises doit être surmonté. Cet effort ne vise pas que les communautés protestantes appelées à se rapprocher d’une Orthodoxie soi-disant passive et statique, mais toutes les Eglises de l’univers. « Aimons-nous les uns les autres, afin que dans le même esprit, nous confessions le Père, le Fils et le Saint-Esprit’, selon les paroles liturgiques. Pour l’Orthodoxie, l’unité est sainte, catholique et apostolique. Elle est sainte parce qu’elle se réalise, non autour d’un Chef visible mais autour de son centre invisible, son Chef, le Christ ressuscité. Elle est catholique parce quelle surpasse l’opposition des mentalités et des particularismes. Elle est apostolique parce qu’elle boit aux sources premières des Pères, des Apôtres, de l’Evangile. 

Que le monde le sache, « l’Eglise Orthodoxe se presse vers l’unité authentique, afin de rendre la paix à la terre, le bien-être à tous les peuples et de répandre l’appel du Christ parmi tous ceux qui sont fatigués et chargés. Que chaque âme chrétienne connaisse l’aide céleste de l’Eglise, la plénitude de la Grâce dans les Saints Mystères, la sagesse de la Tradition patristique, la force inépuisable et éternelle de l’Eglise qui ne possède pas la Grâce divine, mais qui est possédée par elle » (Déclaration de Moscou).

Nous nous inclinons, comme Orthodoxes, devant la parole d’autorité dune telle « nuée de témoins », non seulement par obéissance mais par conviction.

Néanmoins, nous ne pouvons détacher nos regards de ces Chrétiens peu orthodoxes qui renversent inconsciemment les paroles du commandement. Ils aiment leur prochain de toute leur âme, de toute leur pensée et ils soulagent le Christ malade, ils visitent le Christ D.P., (Personne Déplacée), logent le Christ dans l’Europe détruite, laborieux comme Marthe, désintéressés comme le Bon Samaritain schismatique. Ils ont acquis, suivant Saint Ignace la « présidence en charité » (Père Eugraph, octobre 1948).

Le pasteur Leenhardt le remercie vivement de ce bel article, et dès l’ouverture de l’année académique 48-49,le Père Eugraph institue : « cas des cours sur l’œcuménisme» et «prend des mesures pour garder un contact suivi avec l’Institut Œcuménique de Genève et toutes les Ecoles supérieures de théologie non orthodoxes. »

Chef spirituel de l’Eglise d’Orient

L’Occident a de la difficulté à comprendre l’Eglise orthodoxe universelle. Un certain Armand Gaspard fait paraître dans «Réforme» le samedi 13 novembre 1948, un article péniblement inexact sur : «Mgr ATHENAGORAS, Citoyen américain». 

Le Père Eugraph reprend le combat :

«A Monsieur Albert Finet, Directeur de « Réforme ». 

Plusieurs articles sur l’Eglise Orthodoxe, parus dans votre respectable journal, ont profondément surpris et affligé le monde orthodoxe, par leur ignorance totale et la déformation (que nous croyons involontaire) non seulement des faits concrets, actuels et historiques, mais des bases mêmes de notre religion. Nous trouvons encore au sujet du Patriarche Maximos (auquel le Patriarche Athénagoras succède) l’expression : « Chef spirituel de l’Eglise d’Orient » : L’Orthodoxie ne connaît qu’un seul Chef de l’Eglise : Jésus-Christ, et ce Chef n’est pas spirituel mais plénier-cosmique du Corps-Eglise. Devons-nous rappeler qu’un des motifs de rupture entre l’Eglise orthodoxe et Rome fut, précisément la non acceptation par l’Orthodoxie de la réforme du Pape Hildebrand (XIe siècle) qui introduisait l’idée d’un chef spirituel et temporel autre que notre Seigneur, dans l’organisation de l’Eglise. Depuis huit siècles, l’Eglise orthodoxe essaie humblement de rappeler aux Chrétiens que l’Eglise n’est centrée que sur le Christ et non sur une personne ou un lieu visible. Aucun « prélat » ne peut être chef spirituel de l’Eglise orthodoxe’: 

Plus loin, l’article déclare : « Moscou cherche à ébranler le prestige, du Phanar. Cette tentative apparaît clairement dans la convocation à l’occasion dune conférence des Eglises orthodoxes autocéphales, en juillet dernier… Tout naturellement, le Phanar cherche aujourd’hui à endiguer le courant qui se dessine à son préjudice dans les Eglises d’obédience moscovite ». 

Ces informations sur le soi-disant conflit entre Constantinople et Moscou sont le produit de l’imagination de l’auteur, une fiction. Il est impossible de concevoir le « capitis diminutio » car, dans l’Eglise orthodoxe il n’y a point de chef universel mais la ‘concorde des Eglises-sœurs : 

La formule de l’article « II (le Patriarche de Constantinople) tranche les questions de dogme… promulgue les canons, précise la position… » est trop forte, même pour le Pape infaillible depuis le Concile du Vatican. Accuser l’Orthodoxie d’archi-papisme est plus qu’inattendu ! 

La Vérité est gardée par la totalité de l’Eglise, autant par les fidèles que par l’épiscopat. Elle est gardée par le sacerdoce royal… Les canons de valeur universelle sont promulgués par les Conciles œcuméniques ou le consentement de l’épiscopat ; les canons de valeur locale par les conciles ou le consentement des évêques locaux… Afin d’éviter toute équivoque, soulignons que l’ecclésiologie orthodoxe est basée sur la Trinité, sur l’union-concorde des personnes, et non sur une quelconque autorité extérieure, que ce soit une personne » : patriarche, évêque, prophète ou un lieu : Rome, Constantinople ou Moscou… Lorsqu’on ignore l’A. B. C. de l’Orthodoxie, on n’a pas le droit de parler d’elle. »

Le pasteur Albert Finet, élude poliment la possibilité de faire paraître l’article rectificatif.

Le futur Patriarche

Un Orthodoxe français ayant assisté au passage à Paris de celui qui se rendait à Constantinople et qui devait devenir le Patriarche de la Réconciliation, nous a obligeamment remis ses notes :

«Sachant qu’Athénagoras passerait par l’Eglise grecque Saint-Etienne de la rue Georges Bizet, je m’arrangeai pour m’y rendre très tôt. Je manquai d’être étouffé par la foule déjà présente. Nous l’attendîmes longtemps. Enfin, se créant difficilement un passage ou plutôt un sentier parmi les paroissiens, une cohorte de moines vêtus comme des moines ordinaires, parvint jusque devant les portes royales. Y eût-il des chants ? Sans doute, je ne m’en souviens plus. Je voulais à tout prix voir Athénagoras. Où était-il ? Il n’y avait que des moines noirs. J’arrivai enfin à discerner au centre – en marchant sur les pieds de mes voisins, tellement bousculés par ailleurs qu’ils ne protestèrent même pas – un moine très grand, dominant les autres, au visage de bonté. Rien ne le distinguait de ses compagnons. Il bénissait, souriait, caressait les petits, écoutait ce qu’on lui disait-je remarquai une caractéristique vieille Grecque avec un fichu noir sur la tête qui ne s’arrêtait pas de lui parler, résistant farouchement à ceux qui s’efforçaient de la chasser, et lui, la consolait. A sa droite et à sa gauche, se tenaient des hiérarques (je suppose des Métropolites ?) retenant les lourds candélabres agités par la foule et menaçant de tomber sur l’élu au Siège Œcuménique. Je passai enfin, il me bénit, et la foule me jeta au dehors comme elle m’avait jeté au dedans. Et je pensai : Voici la vraie tradition, il est à eux (tant pis s’ils l’étouffent !) comme le Pape est aux Italiens. »

Le glaive spirituel

Le 24 décembre 1948, le Père Eugraph reçoit une :

«Ordonnance de l’Exarque du Patriarche de Moscou et de toutes les Russies : Est récompensé pour les fêtes de la Nativité du Christ, l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, de l’épigonation pour son service plein de zèle pour l’Eglise de Dieu. Métropolite Séraphin». 

L’épigonation est un ornement porté par les évêques et les archimandrites, symbolisant le glaive spirituel pour la défense de la foi. Il est donné à des prêtres comme haute récompense pour des services exceptionnels. C’est un symbole de remerciement mais c’est aussi un signe de combat.

«Les Saints jubilent de gloire, ils acclament, étendus sur leur couche, l’exaltation de Dieu en leur gorge, En leur main l’épée à deux tranchants, pour imposer vengeance parmi les peuples, exercer le jugement parmi les nations» (Psaume 149).

Le Recteur de l’Institut a inauguré des «cours sur l’œcuménisme», mais en novembre il ne sait comment faire l’ouverture de l’année 1948-1949. La caisse est vide, aucun espoir d’emprunt. Alors, Madame Kovalevsky remet à son fils un joyau précieux en lui disant : «Je sais que ta femme est l’Eglise, prends-le et vends-le». 

L’Institut peut rouvrir ses portes.

6 – Le combattant – 1949

Les revues

La main de l’évêque Arsène

Deux réflexions

Le bas relief de Saint Michel

Le séminaire de Colombes

Noël 1949. 

« Ils occupèrent tous les sommets des montagnes élevées, entourèrent leurs bourgs et leurs remparts et y déposèrent des vivres pour soutenir la guerre, car leurs champs venaient d’être moissonnés ». (Livre de Judith 4, 5)

En avril 1949, sort le premier numéro de la revue «Contacts» (6, rue de la Verrerie, Paris IVe). Elle est fondée et rédigée presque entièrement par le Père Eugraph et administrée par Jean Balzon. Les deux hommes s’efforcent de répandre l’universalité de l’Orthodoxie. «N’oubliez pas que ce journal doit être l’œuvre de tous et refléter les mille facettes de l’Orthodoxie universelle.» (n. 1) «Le Mystère eucharistique, ou, le Canon de l’ancien rite des Gaules», étude de plusieurs années du Père Eugraph, y paraît en 1956. Mais effrayé par la constante difficulté, Jean Balzon s’éloigne progressivement et se joint à l’Eglise russe; actuellement, et depuis 1958 environ, il est membre du Patriarcat Œcuménique.

En 1956, «Les Cahiers Saint-Irénée» prennent la relève. Ils dureront dix ans.

En 1966, le Père Gabriel Bornand, qui en est le Directeur-Gérant, quitte Monseigneur Jean de Saint-Denis (Père Eugraph) en gardant par devers lui la revue.

En 1967, «Présence Orthodoxe» remplace «Les Cahiers Saint-Irénée».

Monseigneur Nicolas de Kroutitsky vient en France participer au Congrès de la Paix, en avril 1949. L’Orthodoxie occidentale s’est estompée dans son esprit ; il a d’autres tâches internationales à accomplir. Le Père Eugraph lui rend visite et se heurte en le quittant au Père Chambault. Ce dernier a dépisté la paresse des Russes et l’agacement que leur procurent les PRINCIPES d’un Père Eugraph. Le Slave s’incline surtout devant la réalité, même si elle lui est pénible, et ne recherche pas tant la pensée, à la manière des Hellènes et des Français. Toutefois, la Russie est ontologiquement missionnaire – nous dirions dangereusement missionnaire sur certains plans – en conséquence, certains de ses enfants, tel un Patriarche Serge le Grand, comprennent et appliquent l’économie de l’idéal qu’ils ont choisi. Le Père Chambault a donc rassemblé autour de lui tout ce qu’il a pu découvrir de clergé occidental (clercs, aspirants à le devenir) auquel la théologie fait peur. Passant par-dessus le Métropolite du lieu, Mgr Séraphin, flattant Moscou, il attaque violemment l’Institut Saint-Denys et, pour prix de sa fidélité, obtient l’archimandritat.

L’avenir de l’Institut est en jeu. On veut ordonner des prêtres français sans tenir compte de leur ignorance théologique, ni de leur niveau intellectuel. Le Recteur de l’Institut appréhende cet échec. Son âme brûle. Il ne veut pas que l’Occident intelligent se gausse de l’Orthodoxie française renaissante. Le Collège des Professeurs décide d’écrire au Métropolite Nicolas en lui annonçant la fermeture des portes de l’Institut et en lui demandant que l’Exarque Séraphin (que le Père Chambault a ignoré), puisse ordonner ce qui suit :

– les prêtres occidentaux subiront sous sa présidence une interrogation fraternelle ayant pour but d’éclairer l’état de leurs connaissances et de les aider à les compléter ;

– les candidats au sacerdoce feront trois années d’études.

La lettre est remise par le Doyen de l’Institut Wladimir Lossky, au Métropolite Nicolas avant son retour à Moscou. Celui-ci s’étonne de cette situation car il ne connaît pas la faiblesse culturelle profonde de ces quelques Français et promet d’envisager et de soutenir ces propositions. Quelques jours plus tard, à l’ouverture des cours, W. Lossky expose la situation aux étudiants, leur lit la lettre du Collège des Professeurs et s’exclame en paraphrasant les Pères de l’Eglise «l’Eglise est cette prostituée qui vous appelle, ô ignorants, ô ambitieux ! Entrez, entrez, elle ne vous demande rien, elle offre, elle est tombée !» 

L’Exarque Séraphin envoie à tous les prêtres une Ordonnance où il est dit entre autres choses :

«Aucun candidat ne pourra être présenté aux ordinations sans avoir au préalable suivi des études régulières, sanctionnées par des examens annuels… La durée minimum pour l’ordination sacerdotale sera de trois ans… Il Nous semble, très chers fils, que l’heure est venue de fixer désormais des règles strictes Nous permettant de donner à nos fidèles un clergé formé et instruit qui puisse à tous points de vue subir la comparaison avec le clergé des autres Eglises qui les entourent et que nos fidèles ont pu apprécier». 

La victoire n’est pas gagnée pour autant. Avant même que l’Ordonnance exarchale ne parvienne aux destinataires, le scandale éclate.

Le «quinzième arrondissement», quartier des émigrés russes, entre en ébullition. La compassion des irresponsables se lamente : «On n’a pas le droit d’humilier ces pauvres Français !» et le Père Chambault soupire.

Les Confrères hésitent. Le Confrère Eugraph tient tête «l’Eglise orthodoxe est-elle donc une Eglise au rabais ? Est-ce une honte d’apprendre les dogmes et de pénétrer l’esprit de l’Eglise ? L’Eglise n’est-elle qu’un sentiment ou un climat ?» 

Emu par la pluie des accusations, le Métropolite Séraphin est contraint de convoquer le Père Eugraph, W. Lossky et quelques prêtres russes. Alors, un moine russe, le Père Serge se déchaîne et crie : «L’Ordonnance est insultante. La liturgie célébrée à Saint-Irénée est une fantaisie. L’Exarque veut abattre le Père Chambault. L’Institut est un scandale, il se targue d’enseigner les pauvres petits Français et son Recteur a célébré sans antimension[31] et a béni un calice vide». 

La main de l’évêque Arsène

«L’évêque Arsène, ayant disparu, les Ariens accusèrent Saint Athanase de lui avoir coupé la main pour procéder à des opérations magiques, et ils montraient cette main desséchée de ville en ville. Saint Athanase qui avait été cité devant cette assemblée épiscopale ne fut point ému. Un homme attendait à la porte, couvert d’un manteau. Le Saint le fit entrer. C’était l’évêque Arsène, muni de ses deux mains. Mais la main invisible, portée par la fureur des membres hérétiques, continua à circuler dans les esprits et Athanase le Grand, condamné, déposé, dut s’enfuir». (Les Petits Bollandistes, t. 5).

L’ombre de Saint Athanase couvrit souvent l’existence du Père Eugraph.

Le Père Eugraph répond au moine Serge :

«L’antimension ? Avant de partir pour célébrer à Genève, j’ai demandé au Père Basile un antimension. Ce dernier, ayant oublié de me le remettre, et l’heure du train étant proche, je l’ai remplacé par des reliques que conservait Mgr Irénée et j’ai célébré la Divine Liturgie dessus. En rentrant, j’ai expliqué le cas à Mgr l’Exarque qui m a ‘approuvé. 

La bénédiction avec un calice vide ? Lorsque je célèbre en un lieu sans iconostase, je n’aime pas conserver longuement les Saintes Espèces après la Liturgie, pendant que les fidèles parlent et s’en vont. Alors, la communion achevée, je bois la plus grande partie du Sang, ne laissant ainsi dans le fond que le Corps et un peu de Sang avec lesquels je bénis les fidèles, et je puis, de cette manière, terminer rapidement la consommation». 

Il semble que ces explications auraient dû tout apaiser. En vain. Le vent souffle ses menaces. Le Père Chambault, devant l’attitude compréhensive du Métropolite Séraphin, s’adresse plus haut. Il s’adresse à Moscou, insinue que Saint-Irénée veut s’éloigner du Patriarcat. Sa victime, plongée dans ses travaux théologiques et liturgiques, ne songe pas à écrire. Il est d’ailleurs opposé aux «histoires» et l’évêque Séraphin dit de lui : «Son défaut est de courir trop vite vers le ciel. Il est de cinquante ans en avance !» 

L’Ordonnance concernant l’Institut ne sera jamais appliquée. Heureusement qu’entre les événements, il y a toujours place à une aile d’ange et à une prière. Néanmoins, le démon qui a tourmenté le Père Eugraph dès sa jeunesse, ressort sans cesse des accusations qui se collent à lui comme des Errynies.

Quelques semaines après, il est saisi d’une sciatique si violente que l’on craint de voir sa jambe raccourcir et l’on envisage l’opération. Il part à Nice dans l’espoir de recouvrer la santé et lorsque la douleur est intolérable il chante des psaumes.

L’Assomption approche. Péniblement, il se rend à la cathédrale russe (Bd du Tsarévitch de Nice) et demande la permission de célébrer le 15 août dans la petite église russe inoccupée de la rue de Longchamp. Cela lui est refusé. Il se tourne alors vers le pasteur qui, après avoir pris conseil de son collègue russe, refuse, ce dernier lui ayant rappelé qu’à la Conférence Œcuménique d’Amsterdam où les Eglises présentes avaient décidé de se prêter mutuellement leurs locaux, l’Eglise de Moscou était absente. Le Père Eugraph quitte le protestant en disant avec mélancolie «Ce n’est pas la première fois, j’irai donc avec les ânes et les bœufs».

La douleur enfin le terrasse. Arrivé chez lui, il s’évanouit et tombe en râlant. Il faut le ramener en ambulance à Paris. Avant ce départ, il dicte une lettre au Métropolite Wladimir[32], successeur du Métropolite Euloge (Exarchat Russe dans le Patriarcat Œcuménique) :

« Votre Eminence, Nous, les catholiques-occidentaux, sommes si profondément peinés de ce que nos frères orientaux aient fermé les portes de l’Eglise ! Et, de plus, de ce que le pasteur, Monsieur Berton, sur le conseil de votre propre clergé se soit cru obligé de nous refuser au dernier moment l’hospitalité. Nous ne pourrons pas fêter la Reine des cieux, ni avoir notre célébration dominicale. Il doit y avoir un malentendu. Avec confiance nous vous demandons de nous bénir».

Il ne reçoit aucune réponse. La chicane des juridictions est trop profonde.

En octobre, pour la fête de Saint-Denys l’Aréopagite, Patron de l’Institut, il assiste à la Divine Liturgie sur un brancard, car il ne peut plus marcher. Deux prêtres russes murmurent assez distinctement pour être entendus : « Il fait du théâtre !». 

La nature le sauve miraculeusement. Une vieille paroissienne propose de le guérir avec des massages d’huile de foie de morue chaude. La maison est empestée, l’odeur de la mer coule le long des escaliers de l’immeuble, mais le malade marche à nouveau. Le docteur est fort étonné.

Le Père Eugraph ne peut s’empêcher de «mouvoir» la pensée et les âmes. Il organise diverses rencontres au cours de l’hiver. Sa persistance à vouloir ouvrir le Mystère de la Sainte Trinité à ceux qui l’entourent, révèle d’une certaine manière son propre mystère personnel. Cette persistance est peut-être l’un des motifs de l’agressivité qui le poursuit. Enfant déjà, il voulait inconsciemment tenir le rôle de la Providence, considérant TOUS les aspects d’une situation, incapable de par sa nature d’en «vouloir» à quelqu’un, ne sachant pas préserver son «moi»,mais sachant défendre pied à pied les principes. Exceptionnellement sensible, martyrisé par sa compassion pour les êtres, débordant de la «grâce inépuisable» accordée par Dieu, il est mûr en vérité pour recevoir les attaques : sa simple présence énerve ses ennemis.

Deux réflexions

Les massages salutaires terminés, il regarde le monde et il écrit :

«Nous avons beaucoup étudié l’idée de l’abondance du point de vue économique, idée qui caractérise notre siècle. J’ai insisté sur le fait que ce problème est non seulement économique mais spirituel et théologique. Et, situation paradoxale de notre époque, à la base de nombreuses et profondes crises, cette abondance économique se trouve « collée » à une disette spirituelle. 

Le monde religieux et spirituel cultive criminellement la clochardise, épinglant la misère en manière d’icône miraculeuse au centre de son sanctuaire. Avant guerre, le Brésil brûlait des tonnes de café afin de ne pas vendre à perte. Abondance économique liée à la pauvreté morale. Les snobs à voiture de luxe, aiment louer des places coûteuses pour écouter Edith Piaf, la chanteuse-vedette de style faubourien. Dans la religion apparaît la même tonalité : Dieu est pauvre et pleurnichard. Il est urgent pour la « Nouvelle Epoque » d’entamer une lutte sans merci pour un Dieu-abondance, une politique-abondance ! 

Dieu, en russe, se dit : « Bog », adjectif : « Bogati », c’est-à-dire « riche » : En grec, Dieu se dit : « Theos » et a le sens de la Divinité ne pouvant se replier sur Elle-même, qui déborde. « Juste », en hébreu, désigne celui qui donne, qui se donne, qui a trop. 

Lorsque je fus ordonné prêtre, l’évêque en m’imposant les mains, prononça les paroles liturgiques : « Que la grâce divine qui complète ce qui manque, grâce inépuisable, descende sur N… » et je sentis de tout mon être que le vrai Christ, la vraie religion sont une source INÉPUISABLE, prodigue. Donner à l’art, à la littérature, à la religion le goût de s’enrichir et d’encore s’enrichir, proclamer que la religion est cette source inépuisable de confort, d’abondance et de surabondance, de grâce sur grâce (Jean 10, 10 et 1, 16). Voilà ce que doit faire la nouvelle époque. Et, sur le plan économique, introduire l’idée de ce fou génial, prétendant que la prospérité en Angleterre dépendait de la politique d’abondance, c’est-à-dire jeter sur le marché au moment des crises des stocks de marchandises à un prix minimum, presque gratuit. 

II est inadmissible, et nous devons le reconnaître sans hésitation, qu’à notre époque d’abondance de production matérielle, il y ait une telle pauvreté spirituelle et religieuse. Un changement total, une conversion s’imposent. 

Les Eglises, en tant que représentantes de notre civilisation, sont coupables. 

Telle est ma première réflexion. 

Seule la distinction, je dirais plutôt la prise de conscience de la différence entre le monde spirituel, pneumatique et le monde psychique dans lequel entrent l’inconscient et l’instinct, peut nous sauver de la catastrophe. Le monde réellement spirituel est aussi distinct du monde rationnel-mécanique que du monde instinctif et psychique. Tout en demeurant vivant, direct, spontané, il est clair, exact, sans confusion. Il me semble que notre devoir serait de nous pencher attentivement sur ce triple aspect de l’homme, sa vie psychique, rationnelle, spirituelle. Nous rencontrons trop souvent des hommes de science, par exemple, précis, objectifs, ayant dans le plan spirituel une mentalité d’incultes, d’écoliers mal éveillés ou d’adolescents qui se sentent flotter en un sentiment vague d’attente émotive. Et les soi-disant « mystiques » de notre siècle adoptent aussi le même brouillard». (Inachevé).

Le bas relief de Saint-Michel

Saint-Michel, Héraut de ta bataille de Dieu, se manifeste pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise Orthodoxe de France. En voici le récit, noté sur place :

«Mme Winnaert entre dans l’église pour participer aux Vêpres. L’église Saint-Irénée est encore obscure, seules deux souches sur l’autel font vivre les ombres. La paroissienne discerne vaguement un objet sur la table d’offrandes, près de la porte d’entrée. Elle le prend. C’est un lourd carré de bois. Elle l’emporte près du sanctuaire et que voit-elle ? Un bas-relief peint représentant l’Archange avec son nom « Michel » sculpté en français. Nul ne sait qui l’a déposé, il semble être entré seul. Un hieromoine arrive en cet instant et admire ce bas-relief ; il le soupèse, il le regarde attentivement. Très longtemps après, le Père Eugraph sera calomnié et trahi par ce hieromoine et par celui qui sculpta le Séraphin». 

L’intervention du Divin Combattant se manifestera de nombreuses fois en l’existence du Père Eugraph et de son œuvre, annonçant toujours une épreuve et se servant des ennemis pour achever l’épreuve en certitude et victoire.

Le séminaire de Colombes

Quelques jours plus tard, on propose au Père Eugraph une propriété située à Colombes, 33 Avenue Henri Barbusse, près de l’église où le Père Michonneau commence courageusement son œuvre missionnaire en France. Le Recteur de l’Institut Saint-Denys nourrit depuis le début le secret désir d’organiser une Ecole de Théologie où les étudiants pourraient vivre avec les professeurs et travailler plusieurs heures par jour, pendant les trois années d’études nécessaires à l’obtention du baccalauréat en Théologie, sans avoir pour autant à gagner leur vie. Il est tout heureux et décide d’acquérir ce lieu, bien qu’il ne possède pas la somme. Dieu pourvoira !

Mais sur l’initiative de l’Archimandrite Nicolas (Recteur de l’église des Trois Docteurs, rue Pétel) et d’autres prêtres russes, le Métropolite Séraphin est destitué par Moscou. En Novembre, il reçoit, sans que rien ne le lui fasse prévoir, un télégramme de Moscou le destituant et donnant l’ordre de remettre tous les documents à l’Archimandrite Nicolas. Le lendemain de l’arrivée du télégramme, l’Archimandrite, le moine Serge et le Père C. viennent réclamer les documents au Métropolite. Néophyte Minezac[33], présent à cet entretien, les met à la porte.

L’évêque destitué n’a plus aucun subside et il lui est interdit de célébrer dorénavant dans une église du Patriarcat de Moscou. Une lettre collective l’accusant d’être hostile aux Soviets (il avait appartenu autrefois à la «blanche» Eglise Russe hors frontières) avait été déposée à l’Ambassade de l’URSS ; c’est la raison ayant contraint le Patriarcat à le destituer. Désormais, ce seront le Père Eugraph et N. Minezac qui l’aideront à vivre jusqu’en 1954 où le Patriarche Alexis lui enverra à nouveau un télégramme : « Venez. Reposez-vous sur la volonté du Seigneur toujours bonne et salutaire. » Le Métropolite part aussitôt, demeure un certain temps à Moscou, puis, se retire dans un monastère près d’Odessa où il finira sa vie.

Les adversaires de l’Eglise de France et du Père Eugraph sont débarrassés de l’Exarque. A sa place est nommé «un Comité Exarchal composé de trois prêtres russes. « Ayant refusé – écrit le Père Eugraph dans une lettre à l’Archimandrite Fouyas – de prendre part aux démarches menées contre notre chef le Métropolite Séraphin, le malaise existant commence à s’accentuer. Afin de sauver la situation. Moscou me nomme membre du Conseil Diocésain. Alors, apparaît une lutte de tous les instants. Je résiste avec mes Français à la pression russe qui désire nous annexer en France aux organisations russes étrangères avec ce que cela comporte». 

Le triumvirat du Conseil Diocésain, formé de Russes, ne connaît rien à l’Orthodoxie Occidentale. Sans perdre de temps, il agit. Il veut englober Saint-Irénée et ce qui en dépend. Le Père Eugraph refuse. Une méchante femme est engagée comme secrétaire des trois hommes.

Parallèlement à ces intrigues, le Père Eugraph et Mme Winnaert signent le compromis pour l’achat de la propriété de Colombes. Avant d’apposer sa signature, le prêtre ouvre la Bible et tombe sur l’Epître de Jude : «Lorsque l’archange Michel contestait avec le diable et lui disputait le corps de Moïse, il n’osa pas porter contre lui un jugement injurieux, mais il dit : Que le Seigneur te réprime !» (V. 9)Michel ! Mme Winnaert demande son opinion au Doyen de l’Institut ; celui-ci soutient pleinement son grand ami le Recteur et l’encourage. Mais un des Confrères de Saint-Photius, dévoué au Patriarcat de Moscou et, en conséquence, opposé à «l’universalité du frère Eugraph», amorce un brutal changement : «Tout est du bluff» dit-il «de Saint-Irénée, de l’Institut de Théologie Saint-Denys, et moi, désormais, j’inspecterai les travaux d’Eugraph». 

Il faut abattre le prêtre orthodoxe occidental. Un professeur l’accuse de «dilapider des millions», un autre rêve de l’éloigner afin de parvenir à obtenir pour lui-même une mitre (elle lui a déjà été offerte et soigneusement rangée dans une armoire ; c’est une mitre de forme orientale), le troisième déclare qu’il voudrait mettre «Eugraph à l’ombre pendant deux ans», tous trois sont d’anciens amis qu’il a particulièrement aidés. Seulement, les fidèles et les étudiants forment un rempart.

Noël 1949 

«Celui Qui siège dans les cieux rit» (Psaume 2, 4).

Une foule, la Nuit de la Nativité, emplit l’église Saint-Irénée. Les ennemis sont absents, hormis le chef du triumvirat, l’Archimandrite Nicolas, qui s’est glissé à la tribune afin de surveiller la cérémonie. Ignorant sa présence, on a fermé à clef la porte de l’escalier conduisant à la tribune. Il fait très froid, car l’argent manque et l’unique poêle de l’église est paresseux. Le prisonnier grelotte ; n’osant appeler, il fait des signes et demeure enfermé. Vers la fin de la messe, un groupe d’étudiants s’en aperçoit, mais pris de fou rire, ne bouge pas. Est-ce un ange qui tourna la clef dans la serrure ?

7 – Le remous – 1950 

Le Knock out

Sainte Jeanne d’Arc

Le Cantique des Cantiques

Saint Michel et la Confrérie

Le Western.

«Malheureux vous, scribes et Pharisiens… au dehors, vous paraissez aux gens être justes ; mais au dedans, vous êtes remplis d’hypocrisie et d’iniquité. »(Matthieu 18, 27-28)

Le Knock out

L’ennemi accourt sous la forme d’un ancien prêtre romain devenu orthodoxe, le Père Malteste.

Le Père Eugraph a prié Mme Winnaert de vendre ce qu’elle possède, ne gardant que le nécessaire, afin de pouvoir acquérir la propriété de Colombes. La frayeur dans le cœur, elle obéit et le vendredi 13 janvier 1950 se rend à Colombes pour recevoir les premiers meubles.

Elle trouve sur place le Père Malteste qui lui avait proposé de venir l’aider. Un dialogue stupéfiant s’engage.

– Au nom de l’Eglise, Madame, je dois faire une opération douloureuse.

– ?

– J’ai eu une réunion avec l’Archimandrite Alexis (celui qui avait soupesé le bas-relief de Saint Michel et deux confrères de Saint-Photius. Si vous mettez les pieds ici, ils quitteront l’institut.

– Mais qu’y a-t-il, qu’est-il arrivé ?

– C’est ainsi.

Mme Winnaert, en silence, renvoie les meubles dans un dépôt d’usine. Elle est assommée, «knock out». Parallèlement, un des deux confrères s’est rendu auprès du Père Eugraph et lui a tenu un discours analogue.

Mais le propriétaire a le compromis en mains, il veut son argent.

Le mardi 17 janvier 1950, il faut signer sous peine de perdre la première somme si péniblement rassemblée.

Le soir même, dans la salle de l’Institut, Mme Winnaert est «jugée». Elle vit un cauchemar.

– L’Institut doit vivre sans vous ! Lui crie-t-on. Désemparée, elle s’adresse au grand ami du Recteur :

– Vous-même, lorsque je vous ai confié notre projet m’avez répondu : alors, ce sera parfait.

– Oui, mais je ne le pensais pas. Je me disais : ils n’y arriveront pas et, s’ils y arrivent, il sera temps de leur expliquer.

Maxime Kovalevsky et Jean Balzon (éditeur de «Contacts») ne se contiennent plus. Indignés, ils se lèvent et se tiennent derrière Mme Winnaert. Le Père Eugraph se tait. Il a percé l’intention sournoise. Ce n’est pas la femme que l’on attaque réellement, c’est SON œuvre, l’Orthodoxie Occidentale, c’est lui que l’on veut supprimer.

Deux courants opposés se sont rencontrés pour organiser le naufrage. Le courant des anciens romains déclare cyniquement : «Cet homme est inégalable pour rabattre les âmes, laissons-lui cette fonction, mais prenons la direction ; nous, nous savons ce qu’est l’ordre !» Le courant des émigrés lui reproche de s’être donné à l’Occident : «les Français, il est certain, ne peuvent trouver l’Orthodoxie que dans l’Eglise russe !». 

Et tous deux s’unissent : «Attention. Le Père Eugraph est dangereusement attirant et prophétique. Le Père Eugraph est un orgueilleux !» Ilfaut le destituer ou le TENIR. L’Archimandrite Alexis conclut en baissant la tête : «Nous devons tuer le germe dans l’œuf». 

L’accusée quitte aussitôt la salle. Elle rentre chez elle comme si elle n’était pas elle. Elle a d’ailleurs, dans son désarroi, égaré la clef de son appartement. Elle dira plus tard à une amie : «C’était trop brutal. Je pensais : le Christ m’a pris Colombes. J’étais comme quelqu’un à qui l’on raconte l’histoire de quelqu’un. Je descendais, je remontais ma rue, attendant le Père Eugraph et Jean Balzon qui devaient dîner avec moi. Ils sont arrivés. Ils avaient une clef. Nous n’avons rien dit. » 

Quelques jours plus tard, en réunion de la Confrérie, le Père Eugraph examine objectivement les faits, d’une voix sans éclat : «Remboursez, dit-il, à Mme Winnaert la somme qu’elle a versée pour l’achat du local et installez-vous à sa place. Prenez en mains la situation, mais veillez à votre réputation». 

Or, nul n’a la somme nécessaire, puis, le Père Malteste a disparu et l’on apprend sa mort. D’autre part, le confrère dévoué à Moscou devient tragique ; il multiplie les réunions confrériales où le Père Eugraph n’assiste plus, suscite et s’écrase lui-même sous des responsabilités imaginaires. Le groupe estudiantin, fidèle à son Recteur, en cheville avec la Cité Universitaire, a transformé le séminaire théologique naufragé en «Foyer de Colombes» pour étudiants de toutes confessions.

Et la nuit de Pâques, l’église Saint-Irénée, désertée par les Russes, se remplit de Français. Cette fois encore, l’Orthodoxie Occidentale s’est relevée, à la voix de l’Arbitre Saint-Michel.

Le vendredi 19 mai 1950, a lieu l’Assemblée Générale de la Paroisse Saint-Irénée. Le Père Eugraph, toujours désireux de jeter des gouttes orthodoxes dans tous les coins de France, propose aux futures communautés de former la Mission Saint-Irénée en un centre chargé de défendre les paroisses orthodoxes françaises. De filiales, il leur offre de devenir des paroisses-sœurs ; il aimerait que ses disciples prennent leur essor et leurs responsabilités. Les trois prêtres qui composent en 1950 son clergé naissant refusent ; ils préfèrent rester dépendants et ne pas s’inquiéter de leur vie jusqu’au jour où, devenus entièrement indépendants, ils pourront être leurs propres maîtres. Le Père Eugraph, profondément peiné, lève la séance. Sa destinée est douloureuse, on le happe, on le dévore mais on ne veut rien sembler lui accorder. Son défaut est de l’accepter, par amour pour ses enfants spirituels.

Les désillusions se poursuivent. A la réunion annuelle des Diaconieverein (en Juin 1950), Mgr Haug[34] le reçoit froidement, aimable et gêné. L’Archimandrite Alexis, ainsi qu’un ancien prêtre romain, le Père Heitz qu’il a fait accueillir par les Suisses pour quelques jours de repos, l’ont laborieusement critiqué. Ils se sont adressés au Métropolite roumain émigré en France, Mgr Bessarion, afin qu’il sacre l’Archimandrite Alexis et prenne la place du Père Eugraph. Mais le Métropolite Bessarion s’étant renseigné, n’agit pas.

Sainte Jeanne d’Arc

L’homme de Dieu est mélancolique. Sitôt qu’il se redresse on recommence à le mordre. Selon sa coutume, il part en pèlerinage avec un ami. Cette fois, il choisit Jeanne et passe par Chinon. Il vénère la grande Pucelle, car elle soude l’histoire de son pays de France au spirituel et, lui, unit toujours la terre au ciel : les évènements historiques s’échappent de la main de Dieu. Devant le vestige du passage de Jeanne devant le Roi, il prie et elle lui révèle : «Je te donnerai le mot de passe pour l’Occident : il est la Vigne du Seigneur. L’Orient, c’est le blé ; l’Occident, c’est la vigne vivante, la vie, la vigne choisie, cultivée par le Seigneur, d’où jaillira la vie. LA SITUATION A CHANGÉ : le blé et la force, sont passés en Orient ; la vigne, la vie sont venues en Occident, en Europe et en son cœur, la France». Et elle ajoute «Les évènements de l’Eglise sont dans le lointain et se passeront au loin». 

Le Cantique des Cantiques

Au cours des quelques jours de vacances qu’il prend au Bousquet d’Orb, il commente pour son ami le Cantique des Cantiques :

«Comme dans toute la Bible, le Cantique des Cantiques forme des vases communicants : chant cosmique de la nature éveillée par le soleil, chant d’amour entre l’homme et la femme, chant de l’âme et de Dieu, de l’Eglise et du Christ. 

Qu’Il me baise des baisers de Sa bouche ;

Car Ton amour est meilleur que le vin…  

Avant toutes choses, il est bon d’exciter le désir, le désir de Dieu. Les anciens disaient : la prière est le désir de Dieu, le mouvement de l’âme. Mouvement, dynamisme auprès desquels l’action est quelque chose de bien pâle. Il est bon d’exciter par le chant liturgique la beauté spirituelle, les parfums – que l’on retrouve tout au long du Cantique : 

Car Ton amour (ô Père) est meilleur que le vin,

Tes parfums (ô Esprit) ont une odeur suave ;

Ton Nom (ô Christ) est une huile répandue.

C’est pourquoi les jeunes filles (les Eglises) T’aiment. 

Entraîne-moi après Toi ; COURONS

Le Roi m’a fait entrer dans Ses appartements secrets. (les sacrements).

Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem,

Comme les tentes de César, comme les pavillons de Salomon,

Ne prenez pas garde à mon teint noir, C’est le soleil qui m’a brûlée.

Deux idées admirables : la nature, l’âme ne sont rien en elles-mêmes, elles sont noires, tirées du néant mais belles parce qu’œuvres du Seigneur, formées par le Seigneur. Mais plus encore, l’âme brûlée par le soleil, brûlée par Dieu, semble sans originalité, simple, presque objective. Lentement, elle dégage la paix de la divine brûlure. 

Les fils de ma mère se sont irrités contre moi,

Ils m’ont mise à garder les vignes,

Ma vigne à moi, je ne l’ai point gardée,

Dis-moi, ô Toi que mon cœur aime,

Où Tu mènes paître Tes brebis,

Où Tu les fais reposer à midi,

Pour que je n’erre pas comme une égarée,

Autour des troupeaux de Tes compagnons. 

Opposition entre Caïn et Abel : la culture avec son travail et la contemplation ; les vignes que l’on travaille et qui rapportent, et les troupeaux qui marchent dans le silence, guidés par les pasteurs. Prends en main mon désir, ma course indigne, ô Toi que j’ose aimer et conduis-moi Toi-même. Mes frères se sont irrités contre moi, je cours, je Te cherche, je T’aime ! 

Si tu ne le sais pas, ô la plus belle des femmes,

Sors sur les traces de ton troupeau,

Et mène paître tes chevreaux près des huttes des bergers. 

Et l’âme devient pour Dieu la plus belle des femmes, la choisie, la bien-aimée. Suis tes désirs de Dieu avec confiance, attache-toi à leurs traces lorsqu’ils se sont évanouis, emportés par les faiblesses et rends-toi auprès des huttes des bergers, près des Saints. (Je Te loue de m’avoir montré un de mes amis me fuyant et me jugeant mal. Cela m’a éclairé, montré que je faisais souffrir et que je ne suis point encore proche de l’humilité.) 

Dialogue entre l’époux et l’épouse : 

A ma cavale, quand elle est attelée aux chars de Pharaon,

Je te compare, ô Mon amie ;

Tes joues sont belles au milieu des colliers,

Ton cou au milieu des rangées de perles.

Nous te ferons des colliers d’or, pointillés d’argent. 

Dieu se place en dehors de sa création. Loin de s’imposer, Il lui parle et attend sa réponse. Il lui propose un dialogue. Et alors le Christ déclare son amour à l’Eglise, Dieu à sa créature. Il est AMOUREUX d’elle. Il n’aime pas, Il est amoureux, amoureux même de ce pauvre et inutile (semble-t-il) caillou. Il demande la réciprocité. Il s’écrie : tes joues sont belles au milieu des colliers ! Les colliers selon l’ordre de Melchisédech, sont les prêtres, la hiérarchie …Ô Eglise, tu es belle, non PAR les prêtres mais parmi les prêtres, au milieu des manifestations diverses, les perles, les colliers d’or pointillés d’argent. 

Tandis que le Roi est à son divan,

Mon nard donne son parfum.

Mon Bien-aimé est pour moi un sachet de myrrhe, qui repose entre mes seins.

Mon Bien-aimé est pour moi une grappe de cypre, dans les vignes d’Engadi. 

Devant le Conseil de la Sainte Trinité, l’Eglise exhale son parfum, sa sainteté. Et voici que la Grâce devient parfum de myrrhe, grappe des vignes d’Engadi. Le Seigneur se fait « sensible » spirituellement (expression imparfaite et impropre, bien que seule exprimant de loin la vérité). Le Christ par son Incarnation S’est laissé toucher, même après la Résurrection (Thomas) ; le Saint-Esprit dans sa grâce incréée (odeur de la sainteté) devient parfum incréé, lumière incréée (auréole d’un saint Séraphin, par exemple), ivresse incréée (ivresse des Apôtres). Deux conceptions peureuses et par conséquent fausses : l’une trop abstraite, craignant le parfum, la lumière, l’autre qui s’appuie trop sur ceux-là, les « crée » pour ainsi dire. 

Oui, tu es belle, mon amie ;

oui, tu es belle !

Tes yeux sont des colombes !

Oui, Tu es beau, mon Bien-Aimé ;

oui, (Tu es) charmant !

Notre lit est un lit de verdure.

Les poutres de nos maisons sont de cèdre,

nos lambris de cyprès.

Je suis le narcisse de Saron,

le lys des vallées.

Comme le lys au milieu des chardons,

telle est mon amie parmi les jeunes femmes.

Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt,

tel est mon Bien-Aimé parmi les jeunes hommes. 

Et l’incroyable, l’ineffable dialogue du Créateur et de sa créature, Dieu lui parle comme s’Il la découvrait ; Il semble oublier que c’est Lui qui l’a faite pour la mieux découvrir et la mieux aimer. Dieu a choisi de faire sa créature comme ceci plutôt que comme cela, Il l’a CHOISIE comme un lis parmi les épines. L’Eglise, la nature reçoivent la Grâce comme une purification, une beauté de pureté : un lis, un narcisse, une colombe, cependant que l’amour de Dieu est une nourriture, semblable au pommier. Le lit de cet amour est un lit de verdure, la création toute simple et toute grande. 

J’ai désiré m’asseoir à son ombre,

et son fruit est doux à mon palais.

Il m’a fait entrer dans son cellier,

et la bannière qu’Il lève sur moi, c’est l’amour.

Soutenez-moi avec des gâteaux de raisin,

fortifiez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour.

Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite m’enlace. 

Qui pourrait chanter la violence de l’amour divin pour son œuvre ! C’est parce qu’il est si violent que notre amour, son timide reflet, est plus fort que la mort. L’Eglise s’assied à son ombre qui est la plus grande lumière que nous puissions supporter ; sans cesse le goût de la Grâce pénètre sa bouche et le manteau dont Il la couvre est l’amour. Sa main gauche : la miséricorde, le pardon soutient l’Eglise cependant que sa droite : le jugement, la justice, le courage la tiennent ferme. Comment pourrait-elle chanceler ? 

Et voici le refrain qui correspond au dialogue : 

Dieu veut que l’Eglise veuille s’éveiller et veuille lui répondre : 

C’est la voix de mon Bien-aimé,

Le voici qui vient,

bondissant sur les montagnes, sautant sur les collines.

Mon Bien-aimé est semblable à la gazelle,

ou au faon des biches.

Le voici qui s’arrête, derrière notre mur,

Il regarde par la fenêtre,

Il épie par le treillis. 

En général, le premier contact avec Dieu est sa voix, ensuite viennent les parfums, puis la lumière. Sa voix nous éveille, nous l’entendons de loin, elle vient, elle murmure, elle devient source de source, elle devient grandes eaux, puis, elle se transforme et devient tout. Soudain, Dieu bondit, le Roi, le Créateur est léger comme une gazelle, sa grâce enfile les espaces lumineux comme des perles. Il est partout, insaisissable et présent, derrière notre mur, regardant par notre fenêtre et notre treillis, dans les coins les plus intimes. N’oublie pas, Dieu est léger. Il est le soleil qui éveille la nature au printemps et dore le moindre brin d’herbe.» 

Et un matin, au cours de ces entretiens, le Père Eugraph aperçoit à travers les aiguilles de pins, et de ses prières, l’image ensoleilleuse de Saint Séraphin de Sarov[35]. Avec surprise, il entend le Saint lui conseiller de quitter l’Eglise de Russie dont le chef, lui précise-t-il, est un «morceau de bois». Le Père prend aussitôt ses pinceaux et peint Saint Séraphin tel qu’il l’a vu.

Saint Michel et la Confrérie

Le Confrère moscovite, ne pouvant supporter ce que tous nomment déjà «la liberté eugraphienne», prend comme prétexte le complot des deux anciens prêtres romains ayant essayé de faire sacrer un des leurs par un Métropolite roumain, et annonce au Père Eugraph le 26 août 1950, la «Décision n. 13 de la Confrérie : vu l’accusation soulevée contre le frère prêtre Eugraph Kovalevsky, disant que la dissidence dans l’Orthodoxie Occidentale lui est imputable en grande partie, je remets le frère-prêtre Eugraph Kovalevsky au jugement des Epistates de la Confrérie. » 

L’injustice est incroyable : en vertu de la trahison des deux hommes par lesquels le «frère-prêtre» a été grossièrement berné, le dit «frère-prêtre» est traduit en jugement.

Le frère-prêtre est écœuré, meurtri dans ses os «Tu as brisé tous mes os, Seigneur !» Sa chère Confrérie est devenue bureau de renseignements et tribunal d’accusations. Elle s’éteint. Avec une patience de saint, prévenu par Dieu, l’accusé attend la minute précieuse, «car l’attention force la porte de la Vérité» (Saint Ambroise : Traité sur l’Evangile de saint Luc). Il a jugé, lui, que la Confrérie, infidèle à sa vocation universelle, tombera en sommeil. En septembre, il commence à exposer son point de vue devant les Epistates.

Le 29 septembre 1950, il part au Mont Saint-Michel pour demander l’aide au Combattant. Accompagné de quelques fidèles, il désire célébrer. Ne pouvant le faire dans l’église, il célèbrera en dehors. L’atmosphère de l’île est grise, vivante, piquée de dahlias colorés, et agitée par les ailes des mouettes. Il installe l’antimension et l’autel sur le coin du vieux mur d’une terrasse surplombant la mer, loin de tout regard et durant la messe le soleil allonge, comme par des soupirs, la flèche de l’église sur cette orthodoxe rotonde cachée.

Fin octobre, la Confrérie est pratiquement dissoute. Wladimir Lossky déclare à la dernière séance qu’elle n’a plus de raison d’être, que Saint-Michel l’a poussé à une telle conclusion sans qu’il s’en doute, et que chaque fois que la Confrérie a constaté un échec, c’est la fête de Saint-Michel. Cette dernière séance a lieu le 8 novembre de l’ancien calendrier, fête russe de Saint Michel[36].

Le Western

Il est certain que semblablement parfois aux «westerns», la Providence arrête à la dernière seconde les traîtres et les craintifs. Les anciens prêtres romains ne peuvent s’installer dans la propriété de Colombes et rafler les âmes comme des dollars du Texas, ils ne peuvent faire sacrer leur Archimandrite et former un synode indépendant afin de prendre la place du Père Eugraph ; quant aux Confrères, ne pouvant trouver la somme demandée pour acquérir Colombes, ils sont contraints de s’en désintéresser.

Le 21 août 1950, le prêtre italien Grégoire B. auquel le Père Eugraph avait confié une paroisse naissante (rue de la Verrerie, Paris IVème) et qui s’était joint aux deux dissidents lui écrit : «Je regrette profondément d’avoir signé la pétition à Mgr Bessarion, avec la présente, j’annule ma signature déclarant formellement que j’ai été induit en erreur. » 

L’année suivante, l’Archimandrite et son compagnon A. A. constatent leurs échecs répétés, ce qui permet au Père Eugraph d’informer le représentant du Conseil Œcuménique (Mr Donald Lowrie, 4.IX.51) que «l’étudiant Paul L’Huillier qui avait suivi le Père Alexis dans son aventure canonique a fait pénitence entre mes mains et réintégré l’Institut. Quant au Père Alexis, j’ai reçu ce matin sa demande de retour à l’Institut. Avec la patience, tout rentre dans l’ordre. » 

Et les quelques fidèles qui ont quitté l’Eglise de France, reviennent tous vers leur «bon Père» et vers le Patriarcat de Moscou.

Mais un autre jeune homme traverse la route du Père Eugraph. Après une enfance et une adolescence mélancoliques, il s’est jeté dans l’hindouisme, cherchant l’absolu de Dieu. Il atteint bientôt la désespérance, le néant baille son invisible, il monte alors sur une colline et songe à se suicider. Un de ses amis, un étrange docteur, le présente au Père Eugraph. Le jeune homme reprend goût à la vie spirituelle et travaille de toutes ses forces au développement de l’Eglise de France. Il a retrouvé le Dieu Vivant, il a rencontré un maître vivant. Ce dernier constatant son enthousiasme, fixe dans une phrase toute son action et son élan : «Henri, lui dit-il, une seule chose pour toi : Dieu premier servi», et l’appelle son «fils aîné».

8 – Le sacre de Dieu – 1951-1952

Le Foyer de Colombes

«Seul contre tous»

Le canon eucharistique

Le nouvel Exarque

Le.Noël des Clochards

La nausée

Le Conseil diocésain

Jubilé de l’Orthodoxie Occidentale

Le Sacre de Dieu

L’Archevêque Alexandre de Bruxelles

Le Doctorat en Théologie

Le deuxième sacre de Dieu

Le scandale des ordinations

Berlin

Cabriole diabolique

Baptême d’Olivier Clément. 

«Isaïe envoya chercher (David). Or il était roux, avec de beaux yeux et une belle apparence. Le Seigneur dit : Lève-toi, oins-le, car c’est lui ! Samuel, ayant pris la corne d’huile, l’oignit au milieu de ses frères, et l’Esprit du Seigneur fondit sur David à partir de ce jour et dans la suite ». (I Samuel 16, 12, 13)

Le Foyer de Colombes

Le «Foyer de Colombes» est ouvert. C’est une vieille maison du 17ème ou 18ème siècle, sans architecture, vieille simplement, avec un grand jardin presque abandonné, une serre dont la majorité des vitres sont cassées. Mais il y a des arbres et du silence. Il n’y a que du silence, le silence fraternel de la nature et le silence obstiné des hommes, car aucun subside n’a été attribué par le Conseil Œcuménique de Genève au Foyer de Colombes. Certes, le but du Conseil Œcuménique est de secourir les églises orthodoxes pauvres et les émigrés ; malheureusement, ce Foyer est dirigé par des Français ! D’ailleurs, n’a-t-il pas déjà prêté un million à 3,5 % pour l’acquisition de la propriété ? Le Foyer est très pauvre. Mme Winnaert a laissé son travail pour se consacrer à l’Eglise, le Père Eugraph ne veut pas être absorbé par ses compatriotes. Alors, le Foyer, en cheville avec la Cité Universitaire qui, en la personne de Melle Thomas, a pris en sympathie ces curieux Orthodoxes, reçoit des étudiants (surtout des Beaux-arts) de toute race et de toute confession. Il se remplit rapidement et, cachant au mieux sa pauvreté, remonte la pente.

«Courons», chante le Cantique des Cantiques. Il s’agit, à présent de dépasser le diable et celui-ci se montre ouvertement. Il se découvre.

Un certain après-midi, le plombier chargé d’arranger des conduites d’eau dans une aile de la maison, appelle Mme Winnaert. Il lui explique avec excitation qu’il a rencontré dans le mur de la cage d’escalier, à un mètre environ au-dessus du sol, encastrée, scellée dans la paroi, une plaque lisse de métal. Il la dégage, et que voit-il ? Une plaque de cheminée, murée, le côté sculpté dans le mur. Cache-t-elle un secret, un trésor enfoui ? La gravure est belle, une devise en français la couronne : «Seul contre tous». Le plombier l’apporte au Père Eugraph qui se prépare à célébrer dans la vieille maison. Le Père Eugraph place sous la table-autel la plaque de cheminée et commence devant la première liturgie du Foyer de Colombes. Néanmoins, intriguée par cette découverte, Mme Winnaert en demande la signification au Père Sophronios[37] qui lui répond plusieurs jours après : «J’ai prié. Attention. On avertit le Père Eugraph qu’il sera seul, seul contre tous. »

Trois fois, les fidèles ont demandé la mitre d’archiprêtre pour leur prêtre ; trois fois on refuse. D’abord, l’Exarque Séraphin n’ose pas affronter les Russes émigrés, puis, lorsqu’il est chassé par son clergé, il se précipite, réclame la mitre pour le seul qui l’accueillit après sa disgrâce mais le Patriarcat repousse les demandes d’un Evêque limogé et, la troisième fois, le nouvel Exarque, l’Archevêque Photius, répond le 17 février 1951 : « Il me semble que le moment présent ne se prête pas à la récompense du R.P. Eugraph Kovalevsky ; en effet, étant donné le schisme de l Archimandrite Alexis et du prêtre Arbogaste toute récompense au Père Eugraph Kovalevsky pourrait donner lieu à des commentaires partiaux et à des bruits indésirables dans les milieux ecclésiastiques». Ilest tellement stupéfiant de voir ainsi apprécier la fidélité d’un homme à ses chefs, que le Père Eugraph part d’un de ses rires homériques qui font penser à l’allégresse du monde transfiguré.

Le vent souffle toujours.

Le dimanche des Rameaux est agité ; à l’instant où le clergé veut entrer dans le sanctuaire, les portes royales se coincent ; il faut lutter pour les ouvrir. Au cours de la nuit du Samedi Saint un orage brise en miettes Saint-Hilaire, une des trois grandes statues en plâtre qui avaient accueilli les Orthodoxes français dans l’église en octobre 1946 ; le Père Eugraph l’enterre respectueusement dans le jardin et poursuit sa bataille essentielle : la Bataille de Pâques : «La nuit du Samedi Saint, s’écrie-t-il, dès le retour de l’Alléluia, exilé pendant le Carême, nous nous tiendrons debout sur nos pieds jusqu’à la Pentecôte, par la Résurrection du Christ. Nous ne sommes plus des serviteurs mais les amis de Dieu !». 

Le vent souffle toujours.

En mai, celui qui l’avait aidé, à son retour de captivité, à fonder l’Institut Saint-Denys, le Docteur Maurice Bernier donne sa démission et quitte l’Eglise de France.

«Abandonné par tous, j’ai accepté cette année de garder tout le fardeau sur mes épaules et c’est par délicatesse que je me suis interdit de m’adresser à vous. Dieu seul sait combien j’espérais un signe, une question, un geste pour m’élancer vers vous… » Il apprend par la suite que le docteur avait gardé son confesseur jésuite et que ce dernier lui avait vivement conseillé de ne plus assister aux liturgies orthodoxes.

Il advint qu’au cours d’une conférence du Père Eugraph sur la primauté de Pierre, le Docteur avait soudain compris – malgré la si douce délicatesse de son ami – que l’Orthodoxie avait des opinions précises sur la personnalité des apôtres, de leur «sobornost» (symphonie, concorde) selon l’expression russe. En sortant le Père Eugraph avait dit tristement à l’un des auditeurs : «J’ai senti aujourd’hui un « déclic » ; Maurice ne reviendra plus. Pourtant, il fallait que je le dise». Le docteur ne reverra jamais son maître d’élection, mais ne pourra s’empêcher d’aller, de temps à autre, en l’église russe des «Trois Docteurs», afin de respirer quand même un peu de parfum orthodoxe.

Le canon eucharistique

Le Père Eugraph se réfugie à Barbezieux pour trois semaines de repos. Il se sent, comme il l’a écrit, totalement abandonné. L’Institut n’a pas d’argent. Colombes n’est pas entièrement payé. Les étudiants qui partagent sa pénible existence, sont troublés par l’hostilité russe. Il se tourne vers la Bible, l’ouvre au hasard et lit le verset suivant :

« Regarde-moi et aie pitié de moi, Car je suis abandonné et malheureux. Les angoisses de mon cœur augmentent ; Tire-moi de ma détresse». (Ps. 25, 16, 17).

Le roi David est arrivé à son secours. Il le peint aussitôt touchant la harpe, le visage penché sur son chant d’amour divin, et entreprend la rédaction de son livre : «le Canon Eucharistique». Il nous conte avec émerveillement l’histoire du terme «canon», admirant la résistance d’un mot tel que «canon» àtravers les siècles : «Le Canon, mesure théologique et traditionnelle de la Messe, le Credo agissant de la Divine Liturgie» («Le Canon Eucharistique» Avant-propos). Tout est «mesure», médite-t-il, mesure dans la main de Dieu, douleur comme joie. D’autre part, il converse longuement avec Saint Séraphin de Sarov. Il semblera étrange de lire dans ce récit : il parle avec Saint Séraphin[38], mais que faire ? Il en est ainsi. Les aimants du Très-Haut – plus intime en nous que nous-mêmes – ont plus aisément des colloques célestes que terrestres. Seul, le ciel communique à cet homme la possibilité et la force d’accomplir sa tâche.

Pour la fête de Saint Denys, le 9 octobre, il trace rapidement le caractère de la liturgie des Gaules :

«Le rite gallican présente un intérêt particulier : la prière y monte de la profondeur de l’âme humaine, l’âme authentique et intime d’un peuple s’y découvre, le chant de l’âme de la France orthodoxe, de la France du premier millénaire, de la France éternelle en jaillit. Le celtisme et l’hellénisme sont aussi inséparables de l’esprit des Gaules que l’influence extérieure de la langue latine et l’ordre romain. 

Saint Gérard (Xème siècle[39] est le continuateur d’une tradition bien établie, tradition toute de pénétration des Gaules par les sources celtiques et le génie grec. Saint Germain l’Auxerrois, Saint Victrice (396) entreprennent des voyages dans les îles bretonnes et se mettent en rapport avec Saint Patrice ; Saint Patrice, lui-même, se rend à l’île sainte de Lérins pour y recueillir le souffle de Provence, île qui compte parmi ses flambeaux spirituels Saint Cassien de Marseille, le messager de la vie monastique orientale et le propagateur de la liturgie grecque. Voici le climat d’échanges et d’enrichissement réciproque dans lequel se forma, au cours des siècles, la Liturgie Gallicane : elle est celtique, elle est grecque, elle est latine et gallicane par le génie de son harmonieuse synthèse. Rien de sentimental dans cette Liturgie ; elle est réellement universelle, elle est réellement redoutable et rappelle l’élan qui parcourt l’histoire du pays français. »

Qui pourra arrêter «l’élan» de ce Russe d’origine, chantre de la Liturgie de France ! Là aussi s’élève le mystère de l’histoire Saint Irénée de Lyon : phrygien, Saint Bénigne de Dijon : grec, Saint Martin de Tours : hongrois.

Le nouvel Exarque

Le 7 novembre 1951 : «Le Patriarche de Moscou de toutes les Russies et le Saint Synode de l’Eglise Orthodoxe Russe, à la réunion du 26 octobre 1951, ont décidé : 1) de nommer l’Archevêque de Berlin et d’Allemagne Mgr Boris (Vik) pour exercer provisoirement des fonctions d’Exarque du Patriarcat de Moscou en Europe Occidentale. L’Archevêque Photius (Topiro) est donc libéré de ses fonctions. »

Le nouvel Exarque a la réputation d’un esprit ouvert. D’autre part les Patriarches des différentes Eglises écrivent des lettres affectueuses au Père Eugraph et le Métropolite Nicolas de Kroutitzky, Evêque Protecteur des Servantes de l’Eglise, écrit à la servante-mère : « ma chère et bien-aimée fille en Christ, Yvonne ! Je vous conjure de croire que vous toutes – enfants de l’Orthodoxie Occidentale – demeurez toujours dans le cœur du Patriarche Alexis et le mien ; nous vous aimons d’un amour de père, nous prions pour la santé de votre corps et de votre âme, pour la prospérité de vos exploits spirituels et pour l’augmentation des frères et des sœurs dans votre famille. Des circonstances qui ne dépendent pas de nous, nous empêchent de faire pour vous ce que réclament notre cœur et vos besoins. A présent, nous avons approché de vous notre Exarque, représentant le Patriarche Alexis à l’Occident. Notre nouvel Exarque vit à Berlin. Avec la nomination du nouvel Exarque, l’Archevêque Boris, nous avons fait un pas nouveau dans la cause de la direction et dans l’union de vous tous. J’ai confié à l’Archevêque Boris de prendre en son coeur l’Orthodoxie Occidentale et vous, mes chères filles en Christ avec la digne et bien-aimée de nous, sœur Yvonne. Que le Bon Dieu envoie à l’Orthodoxie Occidentale une force bienfaisante et du courage pour vaincre toutes les épreuves. Je compatis profondément à vos douleurs et afflictions et je les partage de toute mon âme. Votre Père affectueux, Métropolite Nicolas». (26 novembre 1951, écrit en français).

Le Noël des Clochards

L’année 1951 s’achève bizarrement. Roland, un chef de clochards, innocent et roublard, s’étant épris de «mon Père Eugraph» invite pour la Nativité une soixantaine de clochards. Il a«dégotté» une vieille soutane et il circule dans l’allée centrale de l’église en remuant les lèvres comme s’il lisait des prières dans un missel… qu’il tient à l’envers. Triomphalement, il présente ses copains au Père Eugraph. Ce dernier, extrêmement ennuyé, remet le missel à l’endroit entre les mains de Roland et parvient à lui faire comprendre qu’il serait préférable de rassembler ses amis dans le même coin, en demandant aux hommes de céder leur place aux dames et surtout aux fidèles habituels. Roland s’incline cérémonieusement et obéit. Une foule innombrable déborde dans l’église décorée de sapins et de fleurs. Le Père Eugraph dit au cours de son homélie : «Ne l’oubliez pas, mes amis, le Christ est né aussi pour les riches comme pour les pauvres et les pauvres ne sont pas toujours ceux qui le paraissent» adoucissant ainsi la stupéfaction des fidèles en habits de fête parmi les copains de Roland. C’est Wladimir Lossky qui aura le mot rieur de la fin : «Ce soir, ce fut véritablement l’incarnation, cela sentait l’étable et le parfum !». 

La nausée

Au début de l’année 1952, le Père Eugraph est averti par un de ses enfants spirituels travaillant dans la police qu’il existe un énorme dossier contre lui : il est calomnié, sali, traité de communiste parce qu’appartenant au Patriarcat de Moscou. Lui, qui s’obstine à faire de l’Eglise de France une Eglise locale, étrangère à la moindre infiltration politique, est accusé de ce qui lui répugne le plus. Cette injustice civile le touche particulièrement et lui fait crier son écœurement ; il aura ainsi au cours de son existence quelques cris de détresse qui n’éveilleront, d’ailleurs, aucune pitié car on ne compatit pas à la souffrance des hommes forts. Il jette son amertume dans une lettre à celui qui lui a communiqué le dossier : «Notre dernière rencontre m’a laissé une impression de dégoût, de vraie nausée physique. Je ne me sentais pas le martyr d’une cause, ni victime d’une machination diabolique, mais humilié comme si j’étais obligé de lécher les crachats d’inconnus ! Je sais que le Christ a été aussi accusé et condamné pour un soi-disant complot, contre l’Etat et infiniment plus humilié. Je sais aussi les paroles de l’Évangile : « Si on persécute le Maître, on persécutera les disciples, si on M’écoute, on vous écoutera » : En devenant le disciple du Maître, j’ai été prévenu (sans me faire grâce du moindre détail) par ce livre exceptionnel qu’est l’Évangile. Je me suis reproché de ne pas avoir l’abnégation nécessaire pour rester indifférent intérieurement ; la nausée a été tellement forte que je ne voulais même plus te voir, non à cause de toi-même, mais à cause de ce que tu m’as transmis. Le temps est passé et je me sens libéré, je serais heureux de te revoir». (Lettre du 21.1.52).

Le Conseil diocésain

Exténué, d’autre part, par sa lutte hebdomadaire dans le Conseil de l’Exarchat où le Père Chambault, ayant cédé totalement aux Russes et sombré dans la neurasthénie, continue à l’agresser avec un regard lamentable, le Père Eugraph donne sa démission de membre du Conseil Diocésain : «Mes frères, les décisions mûrissent lentement mais après prières et tentatives sincères pour concilier ma conscience avec l’administration telle qu’elle est pratiquée dans notre Conseil, je me vois obligé de démissionner. Je vous serais reconnaissant de faire parvenir ma démission que je joins à cette lettre à notre Exarque Mgr Boris. Que Dieu protège notre Eglise» (25.1.52).

Et il décide de se rendre auprès de l’Exarque en lui expliquant d’abord les motifs de sa démission : «Je rencontrais dans notre Conseil une résistance tenace et passive. Durant des mois, sous prétexte de causes urgentes, on remettait l’examen des cas que je présentais et à chacune de mes insistances, je recevais la réponse : Nous n’avons pas le temps aujourd’hui». 

On charge, en outre, son ennemi indésarmable, le Père Chambault de faire les rapports touchant l’Eglise Saint-Irénée que l’on n’écoute même pas à la séance suivante. D’ailleurs, le Père Chambault «dès l’année 1948, a souligné qu’il se consacrait surtout aux nécessités des paroisses russes et renonçait à la Mission» (lettre du 6.5.52 à Mgr Boris).

Mais surtout, décidé à asphyxier la jeune Eglise occidentale renaissante, le Conseil s’oppose à l’ordination de nouveaux prêtres pour la servir.

L’Exarque Boris accueille avec bienveillance les demandes de Saint-Irénée et de l’Institut et envisage de nommer le Père Eugraph Administrateur de son œuvre. Le clergé et les fidèles «iréniens» réclament à nouveau le sacre de leur chef en insistant pour «séparer en deux organes distincts les paroisses russes et les paroisses ou communautés françaises» et que «la seule forme viable pour atteindre ce but est la Mission» (lettre du 25.6.52 à Mgr Boris).

Jubilé de l’Orthodoxie Occidentale

1952 marque le jubilé de l’Orthodoxie Occidentale : 1927-1952. Il est fêté le jour de la Sainte Rencontre : «Il y a 15 ans, en la Solennité de la Chandeleur 1937, la première communauté orthodoxe occidentale était réunie à l’Orthodoxie. Il y a 25 ans, un groupe de Français déposait la demande d’ouverture de la première paroisse orthodoxe française (voir :«La Divine Contradiction» tome 1). Que ce rappel soit pour nous un témoignage reconnaissant envers ceux qui nous précédèrent dans le « bon combat » et une leçon de persévérance pour les jeunes ouvriers de l’Eglise» (Bulletin St Irénée, n. 28).

Au cours du Jubilé, le clergé et les fidèles remettent la croix de Mgr Irénée Winnaert au Père Eugraph.

Les servantes de l’Eglise supplient leur Evêque-Protecteur de placer Saint-Irénée sous la juridiction de Mgr Boris, le détachant ainsi de toute dépendance des Russes à Paris. Le Métropolite Nicolas de Kroutitzky répond : «Bien-aimée en Christ fille Yvonne ! J’ai lu votre lettre avec le sentiment d’un amour profond pour les enfants de la Mission occidentale orthodoxe. Soyez sûre que nous partageons entièrement vos craintes et vos espoirs à propos de votre vie ecclésiastique. A présent nous entreprenons beaucoup de graves et pratiques mesures pour assainir la situation et bien aménager la vie de l’Exarchat. Nous croyons que Dieu bénira le succès de nos entreprises et vous accordera, mes bien-aimées, tout ce qu’il faut pour la prospérité de vos exploits spirituels» (le 6.III.52, écrit en français) mais le Métropolite Nicolas n’agit pas.

Le Sacre de Dieu

La Divine Liturgie est la préoccupation centrale du Père Eugraph ; il pense qu’elle est la meilleure prédication ; c’est elle qui lui suscitera les plus fortes attaques mais c’est elle qui prononcera la première fois : «Axios» pour son sacre.

«La Liturgie, écrit-il, entraîne dans son mouvement symphonique en face du Dieu vivant, tous les membres de l’Eglise, les divers éléments de la nature et chacun de nous en son être total, esprit, âme et corps. Il faut constater que dans la vie actuelle de l’Occident, la liturgie n’a plus la place qui lui revient. Nous pouvons distinguer parmi les croyants, lorsqu’ils ne sont pas indifférents… deux grands courants. Les uns orientés surtout vers la quantité, se donnent à l’activité sociale, à la charité, aux œuvres. Ames apostoliques, fidèles à leur Eglise, ils ressentent douloureusement l’absence du Christ dans le monde moderne. Mais en négligeant la liturgie, ils arrivent à perdre de vue ce qui fait la religion du Christianisme et finissent par n’y apercevoir qu’une morale à observer. Ainsi, ils se rapprochent inconsciemment des athées. Les autres, recherchent la qualité, s’engagent dans l’expérience spirituelle. Ames nobles, élevées; nous pourrions les comparer à une terre assoiffée des eaux célestes. Ils n’ont point trouvé ce qu’ils désiraient dans l’enseignement des Eglises chrétiennes de l’Occident et se tournent vers le druidisme, l’Inde ou différents ésotérismes. Le Christ s’éloigne peu à peu de leur cœur, sans Le nier ils ne Le mettent plus au centre de leur vie, ils s’exposent aux chutes et déviations. Les deux groupes ont la tendance réciproque de s’ignorer. Et pourtant, ils ont en commun la négligence de la liturgie. L’activité des uns aussi bien que des autres peut s’envisager suivant le schéma de la croix, l’horizontale figurant la démarche dans le sens de « ampleur » – l’activité sociale – cependant que la verticale correspond au sens de « exaltation » – l’expérience spirituelle. Au centre de la croix, se rencontrent les deux droites, ainsi que les deux tendances qui sont une de ses images et c’est là, dans ce point symbolique, dans ce point divin que réside le siège de la Liturgie» (Bulletin St Irénée, n. 30).

La Liturgie donne au Père Eugraph une sainte fleur, un ami aussi «osé» dans l’aventure divine que lui-même : l’Archevêque Alexandre de Bruxelles. Profondément tsariste encore que profondément attaché au Patriarcat de Moscou qu’il considère comme l’Eglise de son pays, il a compris l’Orthodoxie Occidentale ainsi que la personnalité et l’humilité de son chef.

Un jour, le prêtre occidental mal aimé, désireux d’obtenir de nouveaux prêtres pour les lancer sur la France, arrive à Bruxelles le lundi de la Pentecôte. Ce que ses collègues lui refusent catégoriquement, il l’implorera de l’Archevêque de Bruxelles. Ce dernier refuse de le recevoir immédiatement mais l’invite à la célébration du lendemain, fête de Sainte Clotilde selon l’ancien calendrier.

A l’instant de la communion, le Père Eugraph s’approche de l’Archevêque pour recevoir des mains épiscopales le Saint Corps et le Saint Sang. L’Archevêque dépose le calice sur l’autel et le prie de «se» communier lui-même, le plaçant ainsi sur un pied d’égalité. Le Père communie et, soudain, l’Archevêque prononce : «Axios ! Axios ! Axios !» ce qui signifie :«Digne ! Digne ! Digne !» (Lors d’un sacre, l’évêque-président présente au peuple le candidat à l’épiscopat, en proclamant : «Axios !», le clergé, puis le peuple crie trois fois : «Axios !», en signe de leur total accord). Dans le silence de l’église presque vide à cette heure, les anges répondent : Axios ! Le Père Eugraph est bouleversé car le vieil homme connaît à peine l’Eglise Orthodoxe Occidentale dont il doit lui faire oralement l’exposé, et lui, le berger pourchassé, n’a jamais songé à demander le sacre.

Après la liturgie, il lui raconte son émotion, l’Archevêque accentue brusquement son opinion : «J’ai su dans la prière, que VOUS devez être évêque, vous détacher du Conseil diocésain qui vous entrave. Je ne dois pas faire ce que vous voulez faire. Je ne veux pas ordonner ceux que vous voulez faire ordonner et je l’écris au Patriarche» (Alexis). Le jeune prêtre obtient toutefois, que dans le cas où Moscou repousserait son sacre, il consentirait à ordonner des prêtres. «Je le ferai à contrecœur» répond-il. (Les années qui suivirent montrent que l’Archevêque avait la clairvoyance de la prière ; ceux qu’il ordonna plus tard pour labourer le champ occidental, quittèrent le Père Eugraph, l’un après l’autre, lorsque la tempête souffla et ne travaillèrent plus dans l’Eglise. Mais le Père Eugraph ne pensait pas à un «sacre personnel» et n’avait point d’ouvriers avec lui).

L’Archevêque Alexandre de Bruxelles

L’Archevêque Alexandre (Némolovsky), né en Volynie en 1876, ordonné prêtre en 1901, par Serge le futur Patriarche. Envoyé en Amérique, sacré en 1909 évêque d’Alaska, il dirige le diocèse du Canada. Le Patriarche Tikhon (prédécesseur du Patriarche Serge) l’élève au rang d’Archevêque. De 1921 à 1928, il réside à Constantinople, puis il est nommé à Bruxelles où il meurt en 1960. En 1936, il fait légaliser l’Orthodoxie comme religion officielle en Belgique. Déporté à Berlin par le régime nazi, il est libéré par les Russes et fait en 1945 un voyage à Moscou où il devient l’ami du Patriarche Alexis.

L’Archevêque Alexandre est vénéré à l’égal d’un Saint par le peuple belge. Il pratique la prière perpétuelle. Chaque matin il prie pendant des heures pour TOUS ceux qu’il rencontra au cours de sa vie, s’arrêtant parfois sur certains prénoms afin de mieux expliquer leurs difficultés à Dieu et les lui désignant de la main : «Tu vois, Seigneur, il n’en peut plus, fais quelque chose !» Il vit en ascète, de quelques verres de thé et de biscottes, mais bourre de friandises ses visiteurs, et fait parvenir cadeaux, fleurs et superflu qu’il reçoit aux hôpitaux. Lorsque les Russes le libérèrent à Berlin, où il était prisonnier des Allemands, l’officier le serra théâtralement dans ses bras et l’Archevêque alors de s’écrier en l’embrassant : «C’est la première fois que l’étoile rouge se serre contre la Croix !» Il raconte au Père Eugraph que lors de son séjour à Constantinople comme représentant du Patriarcat de Moscou, «il y a bien des années», ilavait assisté à l’émouvante élection d’un Patriarche Œcuménique. Le Patriarche étant décédé, les évêques s’étaient réunis pour élire le successeur. L’élection était laborieuse, lente. Les Turcs, énervés par cette longueur, délèguent plusieurs fois leur émissaire qui finit par se mettre en colère. Il entre brusquement dans la salle du Saint-Synode, se fâche et réclame le nom de l’élu. Le plus jeune évêque se lève, il s’approche du Turc afin de lui expliquer que l’élection n’est pas achevée : exaspéré le Turc le gifle. Alors, le Président du Synode se lève, à son tour, et déclare : «Le Patriarche est élu» «Qui est-ce ?» lui demande l’officier. «Celui que tu as giflé. » 

Vif, libéral, plein d’esprit, ennemi des querelles juridictionnelles, l’Archevêque Alexandre a collé au mur de son salon les portraits de tous les Patriarches, y compris celui du Pape et, au centre, l’icône du Christ, «le seul Chef universel» qu’il reconnaisse ; mais en bas, dans un coin, il a épinglé «la vache qui rit» (image publicitaire d’un fromage) et confie au Père Eugraph :«Regarde comme elle se moque des juridictions !».

1960, l’heure du départ de cette terre de l’Archevêque Alexandre. Il ne parvient plus à célébrer et garde le lit. Sa fille spirituelle, Mère Marie, est assise auprès de lui. L’agonie est commencée. Avec un effort immense, il se signe fréquemment. Son bras retombe, sans force. Il dit alors à Mère Marie : «Fais-le pour moi.» Elle trace le signe victorieux sur la poitrine de son évêque et l’entend murmurer en regardant Quelqu’un d’invisible : «Je suis fatigué, je ne peux plus marcher. Permets-moi de m’asseoir !» La moniale essaie de lui expliquer : « Vous êtes dans votre lit, Monseigneur, vous êtes étendu.» «Aide-moi à m’asseoir», répète-t-il, le regard attaché à la présence invisible : «Je suis si fatigué !» Tout à coup, il se dresse et prononce : «Les portes ! Les portes ! Ouvrez-vous, portes éternelles !» Il naîtdans l’au-delà, le visage rayonnant.

L’Archevêque Alexandre a dépisté chez le Père Eugraph le défaut de la cuirasse : il ne veut pas ETRE, il veut être POUR les autres et, paradoxalement se trouve mal à son aise avec les hommes, se considérant toujours comme indigne et n’étant libre qu’avec Dieu. Chaque fois qu’Alexandre le rencontrera, il s’appliquera à lui donner confiance en lui-même.

A son retour de Belgique, le Conseil Diocésain réserve au Père Eugraph un geste «amical» : il serait bon qu’il quitte l’Institut en cédant sa place de Recteur à Wladimir Lossky. Cette décision a été élaborée en son absence. W. Lossky s’est écrié : «Attention ! Ceux qui veulent écraser le Père, sont un jour écrasés, anéantis eux-mêmes». Et lui-même, quelques mois plus tard… «L’esprit est prompt, la chair est faible». 

Le «Confrère Eugraph» songe à céder, à se retirer enfin dans la contemplation après laquelle il a toujours aspiré, mais le Collège des Professeurs le blâme sévèrement, et il reste. Voici sa lettre à ses collègues : «Mes frères en Christ, J’ai le regret de vous communiquer ma décision prise après de longues prières et deux années de bonne volonté pour travailler avec vous à la direction de l’Eglise en Europe Occidentale, deux années durant lesquelles j’ai fait tout ce qui m’était possible, sacrifiant mes opinions les plus chères pour sauvegarder la paix et l’unité absentes de notre Conseil. Je prie humblement Sa Sainteté de me délier de ma tâche au sein du Conseil Diocésain, me laissant me consacrer à la Mission Orthodoxe Occidentale. Vous savez pourquoi je m’en vais, il serait pénible et inutile pour tous que je revienne. D’autre part, j’estime que mon départ du Rectorat de l’Institut pourrait en ce moment où l’Institut orthodoxe français est encore très jeune causer un grand dommage et je désire, par conséquent, continuer à le diriger. » 

Toute l’Eglise de France, le 17 juin 1952télégraphie au Patriarche Alexis : «Profondément attristés voir arriver fête patronale sans résultat. Supplions humblement Votre Sainteté bénir notre suprême espoir. Fils dévoués de France.» Iln’y a point de résultat. L’avant-veille de la Saint-Irénée, c’est l’Archevêque Alexandre qui console : «La Mission orthodoxe française existe depuis dix ans. Comment et avec quel argent ? Uniquement avec l’aide de Dieu et grâce à vos efforts. Malgré vos travaux, elle végète en fait, il faut l’appeler à la vie. Le Métropolite Nicolas lira avec attention nos rapports et l’affaire se terminera par l’autorisation qui me sera donnée d’ordonner quelques prêtres pour la Mission. Ce n’est que la moitié et MEME MOINS de l’affaire. Celle-ci dormira plusieurs années parce que sans évêque il n’y a pas d’Eglise. Dans l’antiquité, chaque communauté importante avait à sa tête un évêque. La communauté française est une petite Eglise locale. Pourquoi la faire attendre ? Une grande œuvre périt quand il y a un candidat digne en tout dans la personne de votre Révérence. Je suis vraiment malade de cette affaire. L’évêque Boris ne pourra pas venir à Paris mais la mission française doit avoir un évêque à sa tête ! J’ai envoyé par avion à Sa Toute Sainteté mon rapport aujourd’hui. Je crois dans le succès. Disposé de tout cœur. » (traduit du russe).

L’Archevêque est un ami de jeunesse du Patriarche, mais il oublie qu’il est ouvertement tsariste et que le gouvernement soviétique n’apprécie pas cette opinion. La réponse personnelle n’arrive pas, cependant le Métropolite Nicolas accepte qu’il fasse les ordinations de nouveaux prêtres occidentaux. Le Conseil Diocésain siffle énergiquement : c’est le Père Chambault qui choisira (s’il choisit) les candidats, le Patriarche lui-même n’a rien à dire. Le Père Eugraph réunit alors son clergé et les candidats et leur propose de les quitter. Tant qu’il est là, la haine persistera, s’ils vont chez les Russes, ils obtiendront tout ce qu’ils désirent. Le clergé refuse. Moscou ne réagit plus.

Le Doctorat en Théologie

Soudain, le 14 Juillet 1952le Patriarche Alexis et son Saint-Synode acceptent l’élection épiscopale du Père Kovalevsky et envisagent deux vicariats : orthodoxe oriental et orthodoxe occidental – ceci affirmé par témoin devant l’Archevêque Boris (rapport remis par E. Moine le 28 mars 1958 à l’Archevêque Jean) et le 21 juillet 1952, en réponse à la lettre du 23 mai 1952 du Collège des Professeurs de l’Institut Saint-Denys demandant le Doctorat en Théologie pour leur Recteur, le Patriarcat fait savoir :

«par décision de Sa Sainteté ALEXIS, Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, et du Saint-Synode de l’Eglise Orthodoxe Russe, en date du 14 juillet 1952 ; et après avoir pris connaissance de vos travaux théologiques, ainsi que de la demande du Collège des Professeurs de l’Institut de Théologie St Denys de Paris, il vous a été attribué le titre de DOCTEUR EN THÉOLOGIE». 

Membre du Conseil du Saint-Synode
– NICOLAS, Métropolite de Kroutitsky et de Kolomensky

Docteur en Théologie

Trois autres professeurs de l’Institut reçoivent simultanément le Doctorat en Théologie : Néophyte Minezac, Wladimir Lossky et W. Illine.

Le prestige de l’Institut monte, mais une vague plus haute que les autres commence à se former.

Le deuxième sacre de Dieu

Heureux de la bonne nouvelle, le Recteur de l’Institut au cours de quelques jours de vacances dans l’Hérault, se rend en promenade avec des paroissiens à l’église de Joncel. Il entre, accompagné de la cousine de l’instituteur. Le curé est dans la nef. Paysan d’origine espagnole, gros ventre, yeux chauds, voix sonore, soutane misérable, il est attiré par le Père Eugraph, vêtu pourtant en civil, lui saisit le bras et ne le quitte plus, lui faisant visiter les moindres recoins de son église, le faisant s’agenouiller sur un autel pour mieux voir des reliques. Arrivé sur la place de l’église, il touche la barbe du Père Eugraph en disant : «C’est une barbe de missionnaire, de futur évêque», et il ajoute : «Si un jour vous êtes évêque, je voudrais bien être sous votre égide parce que vous devez être bon et couvrir les péchés des autres. » Le Père, toujours incognito, boit en riant un pastis avec le curé et l’instituteur, puis monte en auto pour repartir. Alors, le curé se penche vers celui qui conduit et lui dit : «Faites attention, l’auto est plus lourde, il y a maintenant le poids d’un futur évêque. » Ainsi, l’Unique Ami console son enfant malmené : un archevêque russe parle d’en haut et un curé français touche la barbe avec respect.

Sur le chemin du retour, à Montpellier, il jette les premières bases de la future Paroisse de Montpellier («La Théophanie») et lie connaissance avec un professeur qui cherche sa voie : Olivier Clément.

Le scandale des ordinations

L’Archevêque Alexandre a reçu la permission d’ordonner. Qui ? Les candidats choisis par le Père Chambault. L’avis du Père Eugraph sur ses propres candidats, formés par lui, est inexistant. Le choc est violent, trop violent. Le Recteur de l’Institut souffre comme il en a le secret. Il s’accuse aussitôt d’être indigne, de ne pas savoir défendre convenablement l’Eglise de France, d’entraîner les âmes vers un labeur trop pesant, etc. Il veut s’en aller, contempler ! Mais la Voix Divine n’accepte pas la voix humaine qui faiblit. Il le sait et une fois de plus s’incline. Toutefois, la corde d’amour et de dévouement qui l’attachait à Moscou se rompt. Moscou est mort pour l’Orthodoxie Occidentale, il le ressent cruellement. Depuis des années, il refusait de discerner cette agonie, Saint Séraphin avait raison. Moscou l’abandonne, elle est «un morceau de bois». 

Le Conseil Diocésain lui apprend qu’il a reçu des lettres de ses proches, dénonçant qu’il se permet de donner la communion à des non orthodoxes (la méchanceté a découvert l’arme acérée) et le marchandage des ordinations commence.

Mme Winnaert, exaspérée, se tourné vers le Métropolite Nicolas :

«Nous pensons, nous Français, que le moment est venu d’avoir le courage de regarder en face les évènements. Nous n’avons pas trouvé le chemin du cœur du Patriarcat et, consciemment ou inconsciemment, par indifférence, incompréhension ou impossibilité pratique, peu importe ! Il nous a rejetés, pis que cela, il n’a pas confiance, il se MÉFIE de nous, il doute de nous. Cela vient de loin, mais nous refusions de le voir.  

Conquis par l’amour du Patriarche Serge, nous nous accrochions à l’Église de Russie, peuplant son effroyable silence de prétextes fragiles, acceptant les affronts : la non considération de nos rapports, de nos besoins, de nos demandes, supportant avec espoir les graves ennuis provoqués par la juridiction patriarcale en France, tout ceci en vain(suit un court historique). Pourquoi mais pourquoi nous chasser ainsi, nous jeter dehors, nous traiter comme les judéo-chrétiens traitèrent les gentils ? Quelles sont les raisons de cette violente injustice ? Un fleuve de calomnies a été déversé sur nous ? Qu’importe ! N’y a-t-il pas le charisme de l’épiscopat et le colloque sans intermédiaire avec Dieu permettant à nos Pères de juger par-dessus les méchancetés inévitables de l’homme ? N’est-ce point courant dans l’histoire de l’Eglise où le présent répète si tristement le passé ? L’indignation monte, nous envahit. En un mois, en 1936, le Patriarcat nous recevait, en 16 ans il nous a chassés et combat la Providence. Que Notre Seigneur juge en son redoutable tribunal. » Suit un paragraphe de respectueuse tendresse pour ce Métropolite qui semble quand même aimer l’Orthodoxie Occidentale et la lettre se conclut par : «Adieu, Monseigneur, notre ami et père très aimé.» (15août, fête de l’Assomption).

Le Métropolite est remué. Il envoie trois télégrammes en un, le 27août :

«J’ai reçu, à l’instant votre lettre, au nom du Christ, je vous supplie de me croire que vous n’avez compris ni nous, ni moi en particulier. Je vous écris une réponse à propos de cela. Vous êtes comme auparavant au fond de mon cœur. Nous vous chérissons et vous aimons comme nos fidèles ouailles. Mon cœur souffre avec vous. Envoie à vous tous ma bénédiction et salut cordial. Je vous embrasse en esprit. Je ne puis accepter votre adieu. Que Dieu accorde sa grâce inépuisable à vous tous. Métropolite Nicolas. » 

Et le 30 août 1952arrive la lettre :

«Ma chère fille en Christ, bien-aimée Yvonne ! Je ne pouvais lire votre lettre du 15/VIII, ce cri de votre âme, sans grande douleur au cœur. 

Je vous ai déjà dit, ma bien-aimée, dans mon télégramme : je vous supplie de me croire, que vous n’avez compris ni nous tous, ni moi. Je répète et répète encore ces mots. Ils sont aussi le cri de mon cœur. Comment peut-on dire « qu’en 16 ans le Patriarcat vous a chassée ? » En vous recevant dans son cœur l’Eglise Orthodoxe Russe – le Patriarche Serge d’abord, le Patriarche Alexis ensuite – vous exprime un amour inaltérable, vous chérit infiniment, comme ses ouailles bien-aimées, elle est fière de votre vie chrétienne. Nous parlons si souvent de vous avec une tendresse maternelle avec nos nombreux visiteurs venus de l’étranger et aussi parmi nous ! 

Le retard de l’exécution de quelques demandes – et c’était seulement le dernier temps ! – ne signifie pas un refus. 

Notre Patriarche malade a besoin d’un climat méridional et d’un traitement spécial. Il s’absente plusieurs mois, c’est pourquoi les décisions définitives de plusieurs questions, concernant votre vie ecclésiastique, retardent. Mais nous pensons continuellement à vous, nous élaborons beaucoup de projets pour satisfaire à vos besoins et à vos désirs. 

Nous n’avons et ne pouvons pas avoir aucune « MÉFIANCE » de vous, nous ne vous « repoussons » pas, et ne pouvons pas vous « repousser »: vous êtes nos enfants, notre gloire ! 

Croyez à notre inaltérable amour et à nos soins de vous ! Soyez dorénavant nos fidèles enfants ! 

Ne dites pas « adieu », mais priez notre Dieu miséricordieux, pour que nous puissions nous voir plus vite en cette terre et ressentir aux bras de notre Eglise-Mère avec nos filles bien-aimées toute la force de nos liens spirituels, bénis de Dieu ! Toujours à vous, dévoué et aimant. Métropolite Nicolas» (écrit en français).

Nous avons donné in extenso cette longue lettre aimante et sincère de la haute hiérarchie de Moscou, afin de faire constater combien il faudra que le «fleuve de calomnies» soit déchaîné pour parvenir à briser de tels sentiments. Le Métropolite, d’ailleurs, avouera lui-même plus tard qu’il avait reçu soixante-dix lettres d’accusations contre Saint-Irénée et son pasteur.

Le Père Eugraph prêche le 7 septembre 1952 pour la fête de la Nativité de la Vierge : «Avec sa Nativité, il ne peut plus rien y avoir de désespéré, plus de cause définitivement perdue, la stérilité produit, l’humanité monte au-dessus des Chérubins, la miséricorde s’incarne dans une Vierge et une Mère. La patience triomphe, la promesse s’accomplit !».

Mais le Conseil Diocésain a la patience de l’obstination, il entrave les ordinations permises pourtant par Moscou. L’Archevêque Alexandre passe outre et procède aux premières ordinations. Un rapide emporte le Père Chambault à Bruxelles. Il blâme l’Archevêque et lui intime l’ordre de ne rien faire sans l’assentiment du Conseil Diocésain. L’Archevêque selon ses propres paroles, renvoie «la petite boule venimeuse rouler jusqu’à Paris» en ponctuant : «C’est le Père Eugraph que j’aurais dû sacrer, j’ai réclamé son épiscopat !» L’entretien a duré quelques minutes, et l’Archevêque achève les ordinations. Moscou continue à protéger son Eglise de France : le Patriarche Alexis écrit à Mme Winnaert pour la remercier de la crosse de Mgr Irénée qui lui fut remise par le Métropolite Nicolas.

Berlin

Le Conseil Diocésain interdit aux nouveaux prêtres français de célébrer ailleurs qu’à Saint-Irénée. Le Père Eugraph avec deux de ses fils spirituels, s’envole pour Berlin. L’Exarque Boris semble comprendre la situation bien que l’aristocratie du bien Père Eugraph l’agace un peu. Il ressent malgré lui la nostalgie de ce milieu «distingué» et place toujours à sa droite une petite femme modeste, vêtue de noir, qui fait des ménages pour vivre mais elle est «baronne» et fréquentait la cour. L’Exarque propose de sacrer le Père Eugraph fin octobre et accepte l’indépendance de la Mission française puis, tout à coup, à l’instant du départ, il adresse au Père des paroles dures et l’enjoint d’avoir à s’humilier devant le Conseil Diocésain. Le Père ne comprend pas ce changement, il ignore que Mgr Boris vient de recevoir un coup de téléphone de l’Archimandrite Nicolas, chef du Conseil Diocésain, lui faisant toutes sortes de menaces.

Le Père Eugraph avale l’injustice et s’humilie devant ses collègues du Conseil Diocésain. Ils écoutent froidement, aucun ne lui tend la main. Il accepte ce rejet mais écrit un rapport mettant au point la vérité des événements écoulés.

L’Archimandrite Nicolas et le Père Chambault s’envolent à leur tour pour Berlin et le sacre du premier évêque (l’archimandrite Nicolas lui-même) qu’ils ont substitué au sacre du Père Eugraph lequel, bien entendu, ne sait rien. L’Archevêque Alexandre est alerté comme deuxième évêque consécrateur, il refuse ; le Métropolite Grégoire de Leningrad est pressenti, il refuse, et le chef du triumvirat revient à Paris dans son vieux costume d’archimandrite. La colère des deux hommes ne connaît plus de limite; ils décident la perte du Père Eugraph, la disparition de la Mission française. Leur thèse est la suivante : la Mission occidentale est inutile et n’existe pas ; seule peut vivre l’Eglise de Russie avec des paroisses – au pis aller – de rite occidental et des prêtres d’origine occidentale, s’il s’en présente.

Le malheureux prêtre se tourne vers le Métropolite Nicolas :

«C’est un cœur de prêtre qui désire s’exhaler dans votre cœur d’évêque. Je suis profondément découragé et me trouve à un tournant de mon ministère.  

Avec tristesse j’ai quitté Mgr Boris, car bien que trouvant en lui une intelligente compréhension de la situation actuelle de l’Orthodoxie en Occident, je n’ai pas éprouvé l’assurance qu’un changement rapide s’effectuerait. J’ai honte de venir vous importuner, mais notre Seigneur m’a demandé d’accomplir un certain travail et je dois le faire.

Pendant d’années du nombreuses de ma jeunesse, de 20 à 30 ans, j’ai refusé la prêtrise, attendant le moment où il me serait de demandé de devenir serviteur de l’Église. Placé par les évènements en France, j’ai lentement écouté l’Orthodoxie renaître dans ce pays débordant de sainteté et le jour où l’Archimandrite Irénée m’a prié de l’aider, j’ai compris que je devais suivre notre Seigneur sur cette route. Je n’ai pas dévié, malgré mes défaillances, de cette route souvent amère mais providentielle. Mes frères de naissance, depuis le début, ont été et demeurent mes ennemis dont les coups me sont certainement les plus douloureux. Je ne dominerais pas ma souffrance qui atteint parfois le désespoir, l’abîme, si je n’avais pas à répondre de l’Orthodoxie Occidentale. Après mon retour de Berlin, je suis allé par obéissance à mon Exarque, faire des excuses à l’Archimandrite Nicolas et tâché d’être un élément de paix. Peine perdue. La même hostilité demeure…». Vient ensuite une courte description de la situation impossible des Français parmi les Russes de Paris et le Père Eugraph conclut : «Monseigneur et ami, j’ai servi loyalement mon Eglise et voudrais de tout mon cœur continuer à le faire, mais peut-être préféreriez-vous nous donner à un autre Patriarcat plus proche de France et être libéré de soucis s’ajoutant à votre immense tâche ? Certes, je crois que tout aurait pu être arrangé mais peut-être n’est-ce point possible ? Ne pouvant plus demeurer dans le « statu quo », je vous demande avec une profonde docilité de bien vouloir faire part de ma demande à Sa Sainteté. » 

Moscou ne veut pas que l’Eglise de France s’en aille, mais les lettres affluent à une telle rapidité qu’il finira par céder. Nous le redisons, le Métropolite Nicolas de Kroutitsky avouera lui-même, plus tard, qu’il reçut 70 lettres d’accusations féroces.

Cabriole diabolique

Satan fait une cabriole triomphale, il a presque gagné définitivement.

Le 29 mai 1952, le Père Eugraph reçoit un mystérieux message :

«Pour empêcher de construire cette Eglise, on détruit un homme de première catégorie qui, à lui seul, peut avoir une influence plus importante que dix églises réunies. Si cette destruction systématique continue, il sera mort d’ici six mois. Tout sera donc mis en œuvre pour bloquer cette destruction qui est, du reste uniquement due à des faits matériels et surtout au fait que cette personnalité n’est pas mise en place par rapport à sa valeur. Tant que ceci ne sera pas COMPRIS le départ ne se fera pas. Après quoi, j’ai vu votre église détruite. On commençait par le toit. Et derrière elle, en pleine campagne, sortait de terre, comme une plante, une merveilleuse cathédrale dont on voyait paraître d’abord la pointe des clochers. Elle était déjà construite sous terre et elle grandissait lentement. Elle était non pas grise et en pierre comme l’autre, mais faite d’une merveilleuse matière lumineuse. » 

Le 5 octobre 1952, à minuit, le feu éclate dans le grenier du Foyer de Colombes, juste au-dessus de la tête du Père Eugraph, cependant qu’il écrit dans sa chambre. L’incendie gagne avec une telle puissance que toute la rue est debout et que les pompiers ne parviennent à l’éteindre complètement qu’à onze heures du matin. La cause est totalement inexplicable car le grenier, bien rangé, est fermé à clef ; on n’y pénètre que sur demande. On y avait précisément déposé les livres, les éditions, les objets précieux en attendant de trouver un autre endroit. Il ne reste plus rien. Le toit de la maison est en cendres.

Le 29 novembre 1952, le Père Eugraph, en motocyclette avec un de ses étudiants, est pris en écharpe par un taxi, place d’Italie. L’étudiant est presque indemne, lui a le nez et la jambe droite cassés.

A Noël, ne pouvant encore bouger, il est transporté pour la fête à l’église Saint-Irénée et le Métropolite Nicolas lui redit son amour en Christ à l’occasion de la Sainte Nuit.

Reste à traverser la troisième épreuve annoncée.

Baptême d’Olivier Clément

Le 1er novembre 1952, le Père Eugraph baptise Olivier Clément, Mme Winnaert est sa marraine. Olivier Clément est un homme qui cherche Dieu. Le Père Eugraph l’aide spirituellement, lui apportant sans doute la réponse qu’il attendait. Quelques mois après son baptême, il quitte l’Eglise orthodoxe de France et entre dans la juridiction du Patriarcat de Moscou, préférant le rite oriental. Il se tourne ensuite vers le Patriarcat Œcuménique où il acquiert une place éminente au sein de l’Eglise orientale. Le Père Eugraph comprend son attitude – l’Eglise orthodoxe de France est tellement attaquée – mais il est peiné de l’oubli volontaire de Clément. Olivier ne prononce jamais le nom de celui qui fut le premier à lui découvrir l’horizon orthodoxe et à lui présenter son meilleur ami : Wladimir Lossky. La vérité historique, étant donné les ouvrages d’Olivier Clément, nous oblige à donner ces précisions. En 1977, – Mgr Jean de Saint-Denis (Père Eugraph) né au ciel depuis sept ans – Olivier Clément fait paraître un livre «L’autre soleil» (éd. Stock) où il raconte sa conversion. Voici le récit de son baptême :

«J’ai reçu le baptême dans l’Église Orthodoxe. J’avais trente ans… c’était un 1er novembre. Il pleuvait. J’ai marché longtemps sous la pluie voulant aller à pied, malgré Paris, vers ce décisif pèlerinage… Froide était l’eau qui ruisselait sur mon visage, froide et pure l’eau baptismale. Les longs exorcismes prennent la mesure de l’enfer et du repentir. On n’a pas le temps de suffoquer lors de l’immersion et c’est dommage. La chrismation suit sans désemparer « Sceau du don du Saint-Esprit » dit le prêtre en oignant le front, les yeux, les oreilles, les narines, la poitrine près du cœur, les mains, les pieds… Je me souviens du Credo. On m’a dit que je l’avais proclamé avec force, je ne sais pas. Un groupe se rassemblait pour la célébration eucharistique où je communierai le premier. Quelqu’un est venu m’embrasser. » 

Et sur la page verso de la couverture du livre, est écrit ce passage de la présentation de l’auteur :

«A 27 ans, après avoir surmonté la tentation du suicide, il se convertit au Christianisme sous l’influence d’un grand Russe de l’émigration Wladimir Lossky… » 

Tant d’ingratitude déconcerte !

9 – Moscou s’effondre – 1953

L’exécution inflexible

La nouvelle période

Wladimir, Exarque russe du Patriarcat Œcuménique

Entêtement métropolitain

Français et Conseil Diocésain de Moscou

Le cas de conscience.

«Allez, je vous prie (dit Saül), assurez-vous encore, sachez et voyez en quel lieu sont ses pas et qui l’a vu là ; – car il disait : peut-être tente-t-il un stratagème. Voyez et sachez toutes les cachettes où il se cache ; puis revenez vers moi. S’il est dans le pays, je fouillerai pour le trouver tous les milliers de Juda» (lerSamuel 21 2, 22, 23).

« Celui qui m’a envoyé est avec moi ; Il ne m’a pas laissé seul, parce que toujours je fais ce qui Lui plaît ». (Luc 8, 29).

L’exécution inflexible

Et voici l’homme de Dieu jugé.

Cependant que le Père Eugraph reçoit une lettre de vœux de Noël du Patriarche Alexis et se leurre en dépit des circonstances.

Cependant que le Père Eugraph écrit le 17 janvier 1953 au Conseil Diocésain : «Mes Frères, Dieu dans sa grande miséricorde a voulu me donner une période de paix en me clouant au lit et en me procurant ainsi la possibilité, mis en dehors de l’action et du mouvement, de réviser avec recul et prières bien des choses. Cela me permet de vous adresser, mes Frères et collaborateurs dans le Conseil, quelques réflexions. Je vous demande de les lire dans le même esprit de paix où se trouve mon âme. Oubliant les mouvements intérieurs naturels à notre humanité imparfaite, daignez m’écouter avec bienveillance pour le bien commun de notre Eglise : de laquelle nous sommes les serviteurs indignes» ; 

Cependant que la missive est longue, pleine d’explications et que la main est tendue.

Cependant que cet homme obstiné dans la bienveillance, écrit au Chancelier de l’Exarque Boris, (Mr Schischkin) le 17 janvier 1953 : «Je suis reconnaissant d’apprendre que le Patriarcat continue à s’occuper de la Mission en cherchant une issue à la situation critique où elle se trouve», 

Le même jour, 17 janvier 1953, le chef du triumvirat, l’Archimandrite Nicolas, se réjouit d’envoyer enfin au Père Eugraph la «copie conforme» de la décision de Sa Sainteté Alexis, que lui, Archimandrite Nicolas vient de recevoir :

«Sa Sainteté décrète, 

Après un examen détaillé du MATÉRIEL ABONDANT sur l’activité de l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, matériel reçu par nous, tant par l’intermédiaire de Votre Excellence que directement de personnes prenant une part active dans la vie de l’Eglise Orthodoxe Russe dans les pays d’Europe occidentale, nous avons considéré indispensable d’acquiescer à la DÉCISION DU CONSEIL AUPRES DE L’EXARQUE dans cette affaire, à savoir : 

1. A dater du 15 janvier courant libérer l’archiprêtre E. Kovalevsky des fonctions de membre du Conseil auprès de l’Exarque ; à dater du 15 janvier courant, accorder à l’archiprêtre E. Kovalevsky un congé d’un an de ses fonctions de recteur de l’église St Irénée avec son exclusion du clergé de cette église pour cette même période ; confirmer également le congé d’un an de l’archiprêtre E. Kovalevsky de ses fonctions de Recteur de l’Institut Saint-Denys à Paris. 

L’éloignement temporaire de l’archiprêtre E. Kovalevsky du travail ecclésiastique lui permettra de se consacrer entièrement à l’activité scientifique. 

La célébration des services liturgiques par l’archiprêtre E. Kovalevsky est possible avec une autorisation spéciale dans chaque cas particulier du Président du Conseil auprès de l’Exarque. 

2. Proposer au Conseil auprès de l’Exarque de soumettre dans le plus bref délai à l’approbation de Mgr l’Exarque la nomination d’un prêtre du clergé des « Trois Saints Hiérarques » (dont un russe) pour exercer provisoirement les fonctions de recteur de l’église Saint-Irénée à Paris.

Nous faisons connaître ce qui précède à vous, révérendissime archimandrite, et aux membres du Conseil de l’Exarchat pour information et EXÉCUTION INFLEXIBLE. 

Signé : Archevêque BORIS 17.1.53

Certifié conforme : archimandrite NICOLAS» 

Enfin ! Il est abattu. Allons achever la curée.

Le vendredi suivant, l’archimandrite Nicolas délègue au Foyer de Colombes les Pères Serge Schevitch et Lev Liperovsky, chargés de remettre à leur collègue une copie du Décret de Sa Sainteté, ainsi que sa traduction en français. Avec une onction fraternelle, ils lui expliquent qu’étant donné son génie théologique, il serait excellent qu’il se retirât pour travailler en paix, que d’ailleurs il avait toujours échoué dans toutes ses démarches pour l’Orthodoxie Occidentale et qu’il ne faisait que du mal à ces chers Français.

Le condamné se tait. La blessure est trop cuisante. Il avouera ensuite qu’il n’a jamais autant souffert spirituellement, car il aime l’Eglise de Russie, il a lutté pour elle de toutes ses forces Saint Séraphin ne l’avait-il point averti ?

Il est à terre. L’arbitre – si arbitre il y avait eu – n’a même pas la possibilité de lui accorder quelques secondes pour se relever. Il n’est pas libre de se défendre. Il est jugé.

Que lui reproche-t-on ? L’Orthodoxie Occidentale. Et, comme le déclare son fidèle ami, le Père Séraphin de Zurich[40], «Lorsque dans l’Église une tête dépasse, on la coupe». 

Les deux ambassadeurs du Conseil Diocésain se sont retirés satisfaits.

Le Père Eugraph ressent l’euphorie du malade dont le souffle de la mort est sur le visage. En effet, pourquoi ne pas fuir, pourquoi ne pas se reposer, pourquoi ne pas se réfugier auprès de son Unique Ami pour Le contempler, l’aimer, implorer Son pardon de n’avoir pu aller jusqu’au bout de sa mission ? On ne cesse de l’accuser, donc il partira, il partira. Il est indigne, il est maladroit, il n’en peut plus.

Il met au courant de ce qui s’est passé son frère Maxime et Mme Winnaert. Il est tombé dans la détresse et leur fait part de son acceptation de partir.

Les deux confidents se dressent avec une telle véhémence qu’il est ébranlé, comme si un vent de tempête céleste lui soufflait dessus. Cette solution ne peut même pas être envisagée, ELLE N’EXISTE PAS. Il accepte de convoquer au moins son clergé et le Conseil Paroissial de l’église Saint-Irénée avant de prendre une décision.

Il passe des heures en prière, il se pose des questions. Le dimanche 25 janvier ayant convoqué son clergé et le Conseil Paroissial, il expose :

«Depuis 1925, je me suis consacré à la renaissance de l’Orthodoxie Occidentale. Son but est de renouveler le monde et le christianisme. Je crois en son avenir et lui serai fidèle jusqu’à la mort. Tous ceux qui sont ici, clergé et membres sont suffisamment enracinés dans l’Orthodoxie pour me comprendre. J’ai lutté souvent pour vous afin de donner des bases saines à l’Orthodoxie Occidentale et permettre son développement. Je n’ai jamais flanché. Toutes mes tentatives ont échoué. La situation progressivement est devenue intenable. Je garde une immense reconnaissance au Patriarcat de Moscou où je suis né et qui, en la personne du Patriarche Serge a prophétiquement vu l’Orthodoxie Occidentale, mais je constate que le Patriarcat de Moscou a perdu la grâce de l’aider. Son œuvre en Russie est splendide, en Occident il n’a pas compris. Pendant plusieurs années j’ai vécu dans une équivoque qui m’a lourdement pesé. J’avais compris que l’Orthodoxie Occidentale avait besoin d’un chef et j’ai accepté pleinement d’être moralement son chef et son père avec toutes les responsabilités que cela comportait. J’ai lutté pour cela mais on ne peut lutter pour soi-même. J’ai souffert terriblement de cette fausse note. Il est impossible, même par devoir, de travailler à être chef. Et cette fausse note éclatait aussi dans l’œuvre. Je semblais tout faire pour être chef ! J’ai écrit de multiples rapports, j’ai eu de pénibles conversations, j’ai essuyé des humiliations. Enfin vendredi, deux membres du Conseil sont venus me voir. Tout en me flattant, en m’appelant génial, en nommant « unique » l’Orthodoxie Occidentale, leur attitude et leurs paroles m’ont fait comprendre que rien ne pourrait avancer mais, au contraire, ne pourrait que se disloquer. Après leur départ, j’ai prié et décidé de me retirer de toute activité ecclésiastique et de remettre tout pouvoir entre les mains du clergé et des Français. Ils sont assez mûrs pour le recevoir, car je ne puis tromper les gens : mon autorité est sapée de partout, de l’extérieur et, ces derniers temps, de l’intérieur dans les milieux russes qui auraient dû me soutenir. Vendredi, j’ai déjà donné à mes collègues qui étaient venus me voir, ma décision. Ils l’ont acceptée non seulement avec joie mais avec empressement. Ils espèrent que le moment est enfin venu où les Français iront vers les Russes. Moscou, lui, se tait et ne nous soutient pas, influencé probablement par deux éléments : la pression politique et la pression des émigrés de Paris. » 

Le Père Eugraph se retire.

La nouvelle période

Il est au bout de sa résistance et n’a pas osé dire qu’on l’avait même chassé de l’Eglise de France et de l’Institut, afin de ne pas exciter son troupeau et lui laisser une réaction sans révolte.

Le Clergé et le Conseil Paroissial décident à l’unanimité :

1. De refuser là départ de leur chef,

2. De fermer les paroisses de Paris et de Nice,

3. D’entreprendre immédiatement des démarches auprès du Patriarcat Œcuménique.

Une tâche est donnée à chacun et l’on conclut que la décision du Père Eugraph est «simplement le signal d’une nouvelle période». 

Le fidèle ami, Néophyte Minezac, parle longuement avec le Père Eugraph. Fils de prêtre, secrétaire particulier de deux Métropolites, il a l’habitude du combat et lui prête main forte. Voyant la douleur de l’homme, il lui dit sa compassion. Le prêtre lui répond : «Je gagne le ciel. Et je voulais tant apporter la joie ! Je l’ai pourtant en moi la joie intérieure. » 

Le même jour, 25 janvier 1953, il avertit le Patriarche Alexis que : «J’ai décidé de ne plus faire partie des effectifs du clergé de la juridiction Patriarcale de Moscou, désirant me consacrer à l’avenir à l’enseignement de l’Orthodoxie en l’Occident» et il donne conjointement sa démission au Conseil Diocésain. Il se tourne vers la théologie car, intérieurement, inconsciemment, il espère pouvoir se reposer un peu.

Le clergé et le Conseil Paroissial de Saint-Irénée après échange de vues où le Père Eugraph n’est pas présent, décident de quitter le Patriarcat de Moscou et d’aviser le Patriarche Alexis de leur départ volontaire.

« Votre Très Haute Sainteté, 

Nous avons la douleur de vous faire parvenir la copie de notre lettre au Conseil auprès de l’Exarque. 

Notre décision a été provoquée par l’incompréhension systématique du Conseil Exarchal des problèmes orthodoxes occidentaux, particulièrement de ceux de France, et la méthode d’inertie et de sabotage qu’ils n’ont cessé d’appliquer à votre œuvre. Ils ont prêté l’oreille à des calomnies émanant de Russes blancs dont l’attitude en diverses circonstances s’est manifestée comme anti-française. De plus, ils s’emploient à saper méthodiquement le prestige de notre chef et l’autorité de notre Mission, rendant tout travail impossible. 

Nous avons supporté ces épreuves pendant de longues années, espérant toujours voir la situation changer mais, d’une part, la démission du Père Eugraph Kovalevsky et, d’autre part, la décision de nos fidèles de fermer les paroisses et les communautés qui en dépendent, nous ont mis dans l’obligation d’agir comme nous le faisons. 

Nos cœurs sont déchirés et nous gardons une immense reconnaissance à la Sainte Eglise de Russie qui, la première, accueillit les Français». (25.1.53).

Le 29janvier 1953,les Français demandent l’appui de leur Gouvernement auprès du Patriarcat d’Alexandrie. Ils s’adressent à Monsieur Georges Bidault, Ministre des Affaires Etrangères à l’époque, ainsi qu’au Quai d’Orsay. Il est décidé d’envoyer Mme Winnaert en Egypte, dans sa ville natale, afin d’obtenir la protection du Patriarche Christophoros.

Le 31janvier, ayant appris la fermeture de la Paroisse Saint-Irénée par le Père Eugraph qui, se considérant de par les tragiques circonstances indépendantes de sa volonté, hors de toute juridiction, ne veut pas que se dise la Divine Liturgie jusqu’à protection d’un Evêque Orthodoxe, le Conseil Diocésain que surprend la rapide décision des Français, adresse une longue missive ronéographiée à chaque fidèle. En plus de la lettre, il dépêche ses émissaires chez certains pour démontrer que leur chef est un escroc, un menteur, un fantaisiste, un homme dangereux.

L’Archevêque Alexandre de Bruxelles manifeste son indignation et redit tout son appui moral au jeune prêtre.

Le 4 Février 1953, l’Exarque Boris fait une deuxième admonition au Père Eugraph.

Le Conseil Diocésain s’affole. Il écrit en Angleterre, en Suisse «Attention au Père Kovalevsky !» Ilfait le siège des jeunes prêtres français. Quelques paroissiens d’origine russe l’écoutent, d’autres désemparés, partent puis reviennent pleins de repentance. Un paroissien exprime la pensée générale : «Orthodoxes-occidentaux, ces deux mots accolés la première fois par le Grand Serge, paraissent une absurdité !». 

Le 19 février 1953, le tendre «Métropolite de charme» répond à la lettre du Président laïc de Saint-Irénée :

«Le clergé et les ouailles de la paroisse Saint-Irénée doivent accepter l’ordre de Sa Sainteté avec humilité et sans objection parce que toutes les actions de l’Eglise Mère mènent au salut. Les mesures concernant le père archiprêtre E. Kovalevsky qui vous sont déjà connues, étaient provisoires. Le Patriarcat n’aurait jamais toléré des vues nuisibles dans cette question, comme vous l’écrivez. Nous sommes profondément attristés de la situation produite.» La douceur a fait place à la dureté.

Des amis protestent auprès du Métropolite Nicolas et concluent leur lettre :

«Nous n’éprouvons envers vous que des sentiments de paix, nous admettons votre point de vue d’émigrés et de Russes, comprenez vous-même que, Français, dans notre pays nous avons droit à notre indépendance, sans violer en rien les canons orthodoxes. » (7.2.53).

La lutte a pris sa dimension véritable : les Français veulent rester français, les Russes veulent les agréger à la Russie. Les judéo-orthodoxes contre les Gentils. La France apostolique oubliée ne pourra refleurir qu’avec le rétablissement de l’Eglise locale de France. Les «canons» sont des prétextes russes, qui deviendront grecs plus tard…

Le grand péché de l’Orthodoxie éclate.

Mon ami lecteur, n’es-tu pas fatigué, écœuré par la méchanceté des petits ecclésiastiques, monotone comme la pluie qui couve la mort. Il y a pourtant des collines vertes, arrondies pour l’allégresse des yeux, il y a des montagnes inattendues dans leurs caprices de buissons et de prairies, il y a des lacs qui dorment en leur propre clarté, il y a des mers qui s’en vont qui sait où ? Des villages crépis de sécurité où ils devraient mener leurs brebis, non ils s’épient les uns les autres, et si l’un d’entre eux ne les regarde pas avec admiration, ils lui tendent des pièges jusqu’à ce qu’il tombe. Ah ! Ah l Ah ! Voilà leur réponse aux psaumes !

Wladimir, Exarque russe du Patriarcat Œcuménique

Dès le 17 février, le Père Eugraph et son clergé, la rupture d’avec le Patriarcat de Moscou étant consommée mais ne pouvant admettre de vivre hors de l’Eglise Orthodoxe historique, s’adressent au Patriarcat Œcuménique, en la personne de son Exarque le plus proche, Monseigneur Wladimir, successeur du Métropolite Euloge. Ils ne lui cachent pas la situation :

«Les fidèles avaient demandé à maintes reprises l’autonomie de la Mission Orthodoxe Française avec un évêque français à sa tête. Le clergé, se basant sur les promesses données tour à tour par le Patriarche Serge et le Métropolite Nicolas et l’engagement – pris fin septembre 1952 – par l’Exarque Boris devant la Délégation française, d’accorder à l’Eglise orthodoxe française cette autonomie et le sacre de son évêque dans le délai d’un mois… ces derniers mois, le Patriarcat loin d’honorer ses engagements, allait à l’encontre des intérêts français. » 

Entêtement métropolitain

Le 23 février 1953, les représentants du Métropolite Wladimir, Exarque russe dans l’obédience du Patriarcat Œcuménique, se réunissent pour étudier le cas des Français. Le Métropolite Wladimir consent, ô stupéfaction, en principe, au sacre et à l’autonomie MAIS non au rite occidental. D’ailleurs, il veut en premier lieu, en référer à Constantinople. Toutefois, une délégation française est convoquée au Secrétariat de la rue Daru où le Secrétaire lui lit la :

«RÉSOLUTION DE MGR WLADIMIR APRES LA RÉUNION DU 23 FEVRIER 1953 

1) selon les devoirs de la sollicitude archipastorale et pour les nécessités immédiates des Orthodoxes français de les recevoir et de présenter le problème général de l’Orthodoxie occidentale à Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique,

2) jusqu’à la réponse de Sa Sainteté, l’assistance spirituelle est confiée à notre Vicaire, Son Excellence l’Évêque Sylvestre[41],

3) jusqu’à la décision du Trône Œcuménique, garantir aux Orthodoxes français clercs et laïcs, les services religieux en français, uniquement selon le rite oriental,

4) le clergé devra présenter les lettres d’ordination et tout autre document nécessaire,

5) les fidèles produiront des pièces prouvant leur appartenance à l’Orthodoxie. »

La lecture de la Résolution achevée, un prêtre français demande :

– Mais enfin quels sont les principes de base sur lesquels s’appuyer, quitte à en étudier plus tard les modalités ? Le secrétaire russe, en souriant :

– Avec la vie, on verra ! Venez d’abord et tout s’arrangera. Le Père Eugraph qui assiste depuis le début en silence, tourné vers les Russes :

– Mes amis, vous oubliez que vous avez devant vous des esprits latins. Vous êtes en France, faites un effort pour les comprendre.

Le secrétaire russe, en souriant :

– Que dirai-je à l’Evêque Sylvestre, de votre part, puisque c’est lui votre Evêque pour l’instant ?

Le Président du Conseil Paroissial français, calmement :

– Dites-lui que nous regrettons de ne pas l’avoir rencontré et que nous insistons pour garder, dès maintenant, notre rite occidental.

«La vie » ! Tandis que le Français veut les principes, le Russe attend la vie, mais il veut la vie comme lui la conçoit. Allons, liturgie des Gaules, soit sacrifiée.

Le 26 février 1953, le clergé et les fidèles répondent officiellement au Métropolite Wladimir : «trois conditions premières, indispensables à la vie et au développement de l’Église de France : 

1) le rite occidental ;

2) l’autonomie ;

3) le sacre d’un évêque français, élu par les Français. » 

Expliquant l’entretien qui s’est déroulé à la Cathédrale Saint-Alexandre Nevsky, un prêtre français s’exclame : «En somme, on nous réclame un film russe avec sous-titres en français !» Mais que faire ! Comment ne pas accepter la botte orientale ?

Français et Conseil Diocésain de Moscou

Car, la veille, a eu lieu au siège du Conseil Diocésain du Patriarcat de Moscou, une conversation pénible entre les conseillers et trois Français conduits par leur Président du Conseil Paroissial, le Père Eugraph ne voulant pas être présent.

En voici le procès-verbal :

Silence gêné. Prière devant les icônes. Ouverture de la séance.

Président de Saint Irénée :

Nous pensons qu’il est utile que le Conseil Diocésain connaisse par nous-mêmes notre action, qu’il sache que depuis des années il existe une tendance très forte en faveur de l’autonomie dans l’Eglise Occidentale. Cette autonomie, nous accordée et, d’autre part, l’éloignement de nos chefs, nous avait donné le désir même de quitter le Patriarcat, mais le Père Eugraph désirant lui rester fidèle, nous nous étions inclinés devant sa volonté. Or, à la suite du dernier Décret, le Père Eugraph n’étant plus notre Recteur, nous perdions toute raison de demeurer dans le Patriarcat, d’autant plus que le Décret avait soulevé une très vive indignation. La fermeture de la Paroisse St Irénée et notre lettre de démission à Moscou, n’étaient que le reflet de notre indignation et l’aboutissement d’une tendance présente depuis longtemps. 

Nous désirons que le Patriarcat comprenne que nous lui gardons tout notre respect mais que notre réaction est VITALE et qu’il nous était impossible d’accepter le Décret, sous peine de voir mourir notre Eglise. Nous aimerions aussi qu’aucune répression ou mesure hostile ne nous soit appliquée car notre Paroisse a toujours été fidèle et nous voudrions que la séparation s’accomplisse sans rancœur. 

Nous sommes frappés par le grand nombre d’inexactitudes faites de manière tendancieuse dans la circulaire que vous nous avez envoyée aux fidèles : 

1) Vous ne mentionnez pas que le décret n’est qu’un acquiescement «à la décision du Conseil auprès de l’Exarque». Votre circulaire semble reporter la responsabilité sur Moscou.

2) Le passage où l’Exarque doit approuver la nomination «d’un prêtre digne du clergé de l’église des Trois Saints Hiérarques (église de l’archimandrite Nicolas : note de la rédaction) pour exercer provisoirement les fonctions de recteur de l’Eglise Saint-Irénée» est remplacé par : « Proposer la nomination d’un autre prêtre de l’Exarchat». Ceci est étrange.

3) La circulaire parle de «mesures disciplinaires» et de « fautes graves» de l’archiprêtre E. Kovalevsky, expressions absentes du Décret. 

Toutes ces inexactitudes forment un ensemble grave car la circulaire a été adressée à tous et déforme à tel point les faits qu’elle peut être interprétée comme un acte hostile, susceptible d’être porté devant les tribunaux. Nous ne voulons pas le faire, bien entendu, mais nous désirons que vous connaissiez notre point de vue. 

Archimandrite Nicolas : Vous êtes donc décidés à quitter le Patriarcat de Moscou ? 

Président : Notre décision est irrévocable. 

Archimandrite Nicolas : Nous n’avons donc plus rien à nous dire. 

Un Français :

Pardon ! Avant de nous séparer, nous voudrions savoir quelles sont «les fautes graves» dont on accuse le Père ? Il est inadmissible de reprocher des fautes graves sans préciser. Ce serait trop simple ! Vous l’avez fait destituer. C’est inadmissible pour les honnêtes gens, car vous ne nous avez ni prévenus, ni consultés, nous les fidèles, et même devant les tribunaux on permet à l’accusé de se défendre. Nous venons chercher les raisons et les explications. 

Archimandrite Nicolas : Votre décision est irrévocable ? 

Tous : Oui. , 

L’archimandrite et le moine russes semblent hésiter. Le moine se décide à parler. 

Moine Serge : Une des fautes graves sont les ordinations faites par dessus la tête du Conseil. 

Un Français retrace la vérité et cite la lettre du 27 octobre 1952 à Mme Winnaert :

«J’ai hâte de vous dire qu’à présent le Patriarche s’occupe avec urgence des questions de l’arrangement de l’Orthodoxie Occidentale, il étudie les exposés du Père Eugraph, cher à mon cœur. Nous n’accusons pas Son Eminence l’Archevêque Alexandre d’avoir fait cette ordination. » 

Archimandrite Nicolas : Je ne connaissais pas la lettre du Métropolite Nicolas et ne sais que répondre. 

Président : Passons donc à une autre «faute grave» ? 

Moine, Serge : L’oubli de l’antimension. Il a célébré une fois sans antimension ! Les Français, indignés, rétablissent la vérité (ch. VI, page 55).

Président : Et les autres « fautes graves» ? 

Moine Serge : La communion aux non orthodoxes ! (Réaction des Français) Oui, l’Eglise Orthodoxe ne peut accepter à la communion que des Orthodoxes ! 

Un Français : Tous ceux auxquels le Père a donné la communion sont devenus Orthodoxes. 

Un Français : Justement parce que le Père leur a donné la communion, qu’il leur a donné l’essentiel. 

Moine Serge : L’Eglise Orthodoxe ne peut accepter cela ! Ce qui est le plus grave, c’est que le Père en a fait un enseignement qu’il appuie sur une thèse. C’est pourquoi nous avons parlé de «mesures disciplinaires» afin de lui laisser le temps de s’expliquer. 

Un Français : C’est inexact. Sur la demande de ses collègues, le Père avait fait depuis longtemps un rapport expliquant son point de vue. La France n’est pas un pays païen mais chrétien, 

Un Français : Un pays d’âmes qui cherchent et que la parole du Père Eugraph a conduit vers l’Orthodoxie. 

Un Français : Le Père fait un travail de mission en sachant et en jugeant ce qu’il fait. Certainement, on ne peut prendre comme règle de donner la communion sans discernement. Mais tous, nous tous, sommes venus ainsi à l’Orthodoxie, prêts à tout donner pour elle !

Archimandrite Nicolas : Le Père Eugraph fait une nouvelle religion. 

Un Français : Une nouvelle religion ? En quoi l’Orthodoxie vers laquelle il nous a conduits, est une nouvelle religion ? Est-ce une nouvelle religion de nous la faire aimer ? 

Moine Serge : C’est opposé à l’enseignement de l’Eglise qui pendant deux mille ans ne l’a jamais accepté. 

Un Français : Le Père a déclaré publiquement en chaire qu’il était prêt à refuser la communion si ses chefs le lui demandaient. Il le leur a écrit, jamais ils n’ont répondu. Depuis, il donne à chacun l’absolution, afin de pouvoir aviser. 

Moine Serge : Les canons sont formels. 

Un Français : Les canons sont des instruments d’économie. Que vaut-il mieux : convertir jusqu’aux «extrémités de la terre» ou s’arrêter avec les canons ? D’ailleurs, toute la Paroisse du Père Chambault s’est composée ainsi, n’est-ce pas Père Denis ? 

(Le Père Denis Chambault, de plus en plus mal à l’aise, baisse la tête et ne répond pas).

Moine Serge : Depuis que nous lui avons expliqué, il ne le fait plus. 

Un Français : C’est faux ! Il continue. Il est impossible d’agir autrement. C’est un retour de la France, un retour. (Le Père Chambault, de plus en plus rouge, se tait).

La Russie n’était encore qu’une forêt sauvage que la France était déjà civilisée et orthodoxe ; elle avait Sainte Geneviève, Saint Hilaire. 

Président : Nous n’avons plus rien à faire ici. 

Tous se lèvent, les Français se retirent avec des visages de condoléants.

Ce procès verbal n’est qu’une quelconque conversation psychologique, l’illustration du reproche toujours adressé au Père Eugraph : la MISSION, la porte ouverte.

Et le 27 mars 1953, paraissait dans le «Journal n. 5 de la Session du Saint-Synode, sous la Présidence du Patriarche : 

« ENTENDU : Sur la sortie de la communion canonique avec l’Église Orthodoxe Russe de l’Archiprêtre de Paris E. Kovalevsky, des clercs et des fidèles qui partagent son point de vue. 

REQUETE : Depuis quelque temps, le curé de l’Église Orthodoxe de rite occidental de Paris, l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky a commencé à manifester des tendances et activités séparatistes par rapport au Conseil auprès de l’Exarchat du Patriarche de Moscou en Europe Occidentale dont il était membre. Parmi ces actions : 

1) De son propre chef, à l’insu du Conseil auprès de l’Exarchat, la disposition des prêtres de sa paroisse et des prêtres sortis de l’institut Théologique de Paris.

2) L’organisation sans contrôle des paroisses dans différentes villes de France sans soumission canonique à l’administration de l’Exarchat en Europe Occidentale.

3) L’enregistrement indépendant des paroisses en province sans indication de leur appartenance canonique à l’Eglise Orthodoxe Russe. 

En conséquence … considérer l’Archiprêtre E. K. et son clergé partisan, d’ores et déjà jusqu’à leur pénitence, comme exclus des listes du clergé de l’Eglise russe. » 

Ces extraits de «LA VOIX DE L’ORTHODOXIE» n° 617,confirment «l’exécution inflexible» du 17.1.53,remis au Père Eugraph quelques jours plus tard.

Erre, Eglise de France !

Le cas de conscience

Le 1er mars 1953, les Français exigent du Père Eugraph le rite occidental ; ils n’ont jamais pratiqué le rite oriental, ils accepteraient de le célébrer de temps en temps, après l’avoir appris mais refusent de s’y plier définitivement. Le Père Eugraph, rejeté par Moscou, ne veut pas désobéir aux Canons et célébrer le rite occidental contre la volonté du Métropolite Wladimir, il permet néanmoins à l’un de ses prêtres, de le célébrer. Le jeune prêtre français, révolté de voir son maître à l’écart, demande à ne plus continuer. Uni aux fidèles, ils s’assemblent dans la salle de cours, attenante à l’église. Ils chantent, psalmodient et, sans prévenir leur chef, ils barricadent la grande porte de l’église avec des poutres, épinglant l’affiche suivante : «Par décision du Conseil Paroissial, l’Église est fermée jusqu’à nouvel ordre.» 

Le souffle révolutionnaire qui sommeille, plus ou moins dans le cœur français, s’éveille. Le Père Eugraph sourit de ce zèle et fait enlever poutres et affiche.

Pressé par les siens de célébrer pour Pâques la liturgie de France, espérant contre toute espérance la compréhension du Métropolite Wladimir, il se résigne enfin. Il ne peut laisser son troupeau sans la Divine Liturgie de la Résurrection et son troupeau ignore la liturgie de Jean Chrysostome.

Le clergé et les fidèles préparent, ou croient préparer le Métropolite russe à fermer les yeux sur cette Pâque approchante en lui écrivant le 3 mars 1953 : Ils remercient le Métropolite d’avoir accepté, l’Eglise de France et ajoutent :

«Cependant cette joie n’est pas parfaite car un des points essentiels de notre demande n’a pas été exaucé : nous avons en vue la célébration de la Sainte Liturgie selon le rite occidental. La valeur traditionnelle fondamentale de ce rite, utilisé dans l’Occident Orthodoxe avant le schisme de 1054, fut prise en considération par les plus hautes autorités ecclésiastiques de l’Église Orientale : l’Epître des Patriarches catholiques orthodoxes de Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem et de douze Métropolites, adressée en 1723 « aux Bien-aimés et Très Honorés en Christ, les Archevêques, Evêques et Très Honorable clergé de l’Église Anglicane : pour ce qui concerne les différents rituels et coutumes ecclésiastiques, ainsi que la manière de célébrer la Sainte Liturgie, tout cela, l’union une fois réalisée, et avec l’aide de Dieu, deviendra facile et simple à harmoniser car, si l’on s’en rapporte à l’histoire de l’Église – le fait est connu de tous – certaines coutumes diffèrent selon le lieu, le temps et l’église, mais l’unité de la Foi, l’unité dans les dogmes doit rester inébranlable. 

L’Encyclique de Sa Toute Sainteté, le Patriarche Anthime aux Evêques, clercs et fidèles de son Patriarcat ,à propos de l’encyclique de Léon XIII, Pape de Rome, appelant tous les Chrétiens à l’union énonce : Si les différences et même les déviations ne touchent pas la Foi et les décisions conciliaires universelles, par exemple lorsque les uns s’en tiennent à telle règle canonique ou tradition liturgique, et les autres à telle autre, on doit, justement et logiquement, reconnaître que ceux qui ne l’ont point ne pèchent pas contre l’Église. ». 

La lettre cite ensuite le célèbre Décret de 1936 du Patriarche Serge de Moscou[42], et conclut :

«Notre rite est donc le rite occidental expurgé des éléments contraires à la doctrine orthodoxe. Interrompre la célébration de la Sainte Liturgie serait préjudiciable au plus haut point à l’âme de nos fidèles. C’est pour cette raison qu’il nous serait absolument impossible de changer de rite. Aux yeux de l’Occident, il manifeste l’universalité de l’Église Orthodoxe et par lui les Occidentaux ont repris contact avec la grande Eglise indivise qui, avant le schisme, s’étendait à tout l’univers connu. Nous sommes parvenus à redonner par l’emploi de ce rite, datant des origines de l’Eglise en Occident, le sens orthodoxe aux Occidentaux, à tel point qu’ils se retrouvent plus profondément chez eux, que dans leurs communautés religieuses d’origine.

Nous supplions donc Votre Eminence d’intervenir auprès du Saint Trône Œcuménique afin qu’il nous accorde Sa Bénédiction pour continuer à célébrer notre rite. Etant donné que nous sommes entrés dans le saint temps du Carême, et que les services de cette période si typiquement occidentaux entraînent les âmes sur un rythme précipité vers la glorieuse Résurrection, nous nous prosternons à Vos pieds, Eminence Révérendissime. »

Comment agira le Métropolite Wladimir ? Détournera-t-il la tête afin de ne pas répondre et de laisser éclater la déconcertante lucidité du Christ ? Non, il ne quitte pas son atmosphère russe – d’ailleurs, il ignore le français malgré son long séjour en France. Il refuse. Partis des Russes, les Français retombent chez les Russes. Le Métropolite Wladimir a remis l’Eglise de France à l’évêque Sylvestre qui ne transmettra jamais les rapports des Français au Patriarcat Œcuménique, comme cela avait été convenu.

La solitude, le silence qui manquèrent étouffer Mgr Irénée Winnaert (voir «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert») recommencent.

Le 11 avril 1953, Mme Winnaert met au courant de la situation le Métropolite Nicolas de Kroutitsky, qui lui répond par retour du courrier, le 15 avril 1953 : «… Me réjouissant en Dieu je garde envers vous une attitude paternelle et comme auparavant je fais mention de vous dans mes prières en me consolant des vôtres. » 

Ni lui, ni le Patriarche Alexis ne peuvent se résigner au départ des Français ; il aura fallu «L’ACHARNEMENT ACHARNÉ» du Conseil Diocésain, les «70 lettres de calomnies»(paroles du Métropolite Nicolas) pour les pousser à asséner le coup que les émigrés espéraient mortel.

Que va faire le Père Eugraph ? Tiraillé au long de toute sa vie, par Dieu et par les hommes, il cède à Dieu. Le carême et la Résurrection de 1953 sont célébrés selon l’ancien rite des Gaules.

Comme les vieux soldats et les premières amours, le rite des Gaules tient contre « vents et marées». 

10 – L’Egypte – 1953

«En ce jour là, il y aura une route d’Égypte en Assyrie ; l’Assyrien viendra en Egypte, et l’Egyptien en Assyrie, Et l’Égypte avec Assour servira Dieu.

En ce jour-là, Israël sera en tiers, avec l’Égypte et avec l’Assyrie, mettant la bénédiction sur la terre, parce que Dieu des armées l’a béni en disant :

Bénie soit l’Égypte, mon peuple, Assour, l’ouvrage de mes mains, Et Israël, mon domaine !» (Isaïe 19, 23-25).

Les calomnies deviennent si graves – mai 1953 – que le Conseil Paroissial de l’église Saint-Irénée décide d’envoyer Mme Winnaert en ambassadrice auprès du Patriarcat d’Alexandrie, l’Egypte étant son pays natal. Elle a une lettre d’introduction pour le Consul de France, Mr Guy Monod.

Elle prend un bateau turc où elle rencontre un homme curieux. C’est un Libanais, commerçant en soierie. Il la regarde fixement et le deuxième jour du voyage il finit par lui dire : «Me permettez-vous Madame, de vous communiquer ce que je vois ? Vous partez pour accomplir une mission… universelle…. mais vous ne réussirez pas. » 

Recommandée par le Gouvernement français, l’ambassadrice se rend en Alexandrie, auprès du Patriarche Christophoros. Il la reçoit paternellement et demande des exposés complets sur l’action de l’Eglise de France. Mme Winnaert s’enquiert pour savoir si elle peut communier le dimanche suivant ? Le Patriarche l’approuve vivement ; elle est étonnée de cette réaction. Le dimanche venu, elle se rend à la Cathédrale Patriarcale, obéissant à l’ordre qu’on lui a donné : «Soyez à l’église à 8h 30». Elle est accueillie à la porte par un diacre qui l’attend et l’emmène près du sanctuaire. «Attendez, je vous prie». Au bout d’un instant, une des portes de l’iconostase s’ouvre et apparaît un vieux prêtre qui la regarde avec la douce bienveillance d’une icône. Il tient en main le calice et la cuillère. «Venez, mon enfant». Ilprie cependant qu’elle se tient devant lui et «la communie», puisse retire en lui laissant son bon regard. Mme Winnaert est déconcertée : communier avant de participer à la Liturgie, dans une église vide … ! Elle assiste ensuite à la cérémonie qui dure jusqu’à 12h 30 et comprend alors le regard joyeux du Patriarche, personne, sauf deux enfants n’a communié. A-t-on voulu lui éviter une gêne et peut-être une désapprobation ? Les Grecs communient si rarement, deux, trois fois par an, apprend-t-elle plus tard.

En attendant l’arrivée des documents de l’Eglise de France, elle part pour le Caire, puis en Haute-Egypte.

Ayant sous la main son carnet de voyage, nous avons pensé qu’il serait intéressant de le transmettre tel quel :

«L’Egypte a pour moi quatre visages : l’ancienne Egypte, l’islamisme, l’Egypte copte et l’Egypte grecque orthodoxe. Ils sont si différents et pourtant si mêlés. C’est le grand environnement du Patriarcat d’Alexandrie et de toute l’Afrique qui, de plus en plus, me paraît petit. 

Louxor, le Nil après le coucher du soleil, majesté, transparence immaculée. Le ciel se rejoint dans le fleuve, de telle sorte que l’eau et la nue ne sont qu’une seule matière rose et verte, partagée par une bande sombre de terre où se détachent avec une extrême délicatesse d’irréels palmiers. Les temples égyptiens reposent dans les airs troués par endroits de mosquées ; les chapelles chrétiennes se cachent entre les colonnes en boutons de lotus, gravées de scènes où les Antoine et les Ptolémée ont revêtu le costume pharaonite. Les airs sont si transparents la nuit et si lumineux le jour, que l’on comprend le culte du « reflet éternel » des anciens habitants, la floraison de l’Au-delà n’étant pour eux qu’une floraison épanouissante, déifiante de la vie. 

Au Caire, c’est le Sphinx qui m’a impressionnée profondément et lentement car la contemplation en Egypte est lente, presque immobile comme le soleil. Je savais qu’il révèle « quelque chose » avec son visage meurtri par un boulet turc et ses pattes ensablées si longues – on ale projet de les dégager – et je me demandais : que révèle-t-il ? Et, doucement, j’eus la réponse : « Je suis le chien muet du Verbe » Le Verbe ? L’Egypte l’annonce donc, et elle s’éteint lorsque l’Incarnation se réalise, ne laissant que ses pierres comme témoin de l’attente ! Egypte, comme tu as répondu ! 

Les Coptes, j’aimerais les connaître. Où sont-ils ? Présents et cachés. Je ne parviens pas à les rencontrer, sauf une fois dans le musée copte. Cependant que je regardais les pièces admirables de ce musée où le christianisme s’enroule, enroule plutôt, l’islamisme, un Arabe s’approche de moi et me dit : « Je suis un guide, veux-tu que je t’explique ? Au bout d’un instant, je lui demande : Tu es Copte ? Moi, je suis orthodoxe ». Alors, il tire la manche de sa « galabieh » et me désigne une croix tatouée en bleu sur le creux de son poignet : « Regarde, je suis chrétien ! Puis il replace sa manche sur la croix. Les Chrétiens laissent diminuer les élus. 

Midi au Caire, non loin du jardin où s’alignent des arbres aux grappes bleues. Des centaines d’hommes sont agenouillés sur le trottoir devant la mosquée (il n’y a plus de place à l’intérieur) à jeun depuis le lever du soleil, sans une bouchée de nourriture, ni une goutte de liquide sur les lèvres. Ce sont les hommes de la rue, les petits commerçants, les mendiants, les enfants. Le soleil frappe. Ils ont déposé leurs souliers près d’eux, même le trottoir est sacré lorsque l’on prie. Un microphone ponctue les prières et, avec rythme, comme un seul être, ils se prosternent, se redressent, se prosternent. Lorsqu’ils auront fini leur prière, ils ne boiront pas encore parce que c’est le mois du Ramadan. Le soir, le spectacle est saisissant. Il est 18h.40, le soleil comme une gigantesque boule orange descend derrière les arbres assombris par sa flamme rose. Aux cafés, les hommes sont assis, sur chaque table est déposée une boîte de conserve emplie d’eau ou une gargoulette perlante d’eau. Pris de zèle gourmand, on arrose déjà les trottoirs chauds devant les cafés, et les passants ferment les yeux de plaisir lorsque quelques gouttes tombent sur leurs pieds nus. Les conversations faiblissent, les cris s’espacent. Le soleil touche le tronc des arbres autour desquels commencent à voler en rond des ibis blancs qui, dans quelques instants seront autant de fleurs blanches assoupies sur les branches sombres. Le soleil se précipite. Le soleil disparaît. Le canon tonne. Les boîtes de conserve sont attrapées, les gargoulettes se collent aux bouches, les tramways stoppent sans souci des arrêts. Des mains fraternelles se passent l’eau. L’eau vivante coule dans les gosiers, sur les vêtements, sur les mains, le temps joyeux de réaliser que l’eau d’Allah est rendue aux croyants ! Je suis jalouse. Les Chrétiens eux, laissent diminuer les élus. 

Notre Patriarcat grec n’est plus qu’une minorité. Les églises ne sont guère nombreuses, les chants et la ferveur sont beaux mais on ne communie pas. Le Patriarche Christophoros me remercie d’avoir communié en me disant : « Le prêtre était content, il m’a dit que vous étiez une vraie Orthodoxe ». Le cœur du Patriarche désire vivement le retour à la communion fréquente, mais je suis si gênée que je n’ose communier à nouveau… » (Fin des notes).

Enfin, le 26 mai 1953, l’ambassadrice de l’Eglise de France, introduite à nouveau par le Père Parthenios, Secrétaire Patriarcal, entend le Pape d’Alexandrie lui annoncer : «Je suis pleinement d’accord ; maintenant, il faut que je ‘le’ voie. » La joie donne à l’Orthodoxe française envie de pleurer, mais elle se domine et court envoyer un télégramme au Père Eugraph. En arrivant à son hôtel, elle trouve un bref rappel de ce dernier : «Constantinople s’occupe de nous. Rentrez». 

Mme Winnaert, décontenancée, obéit.

En entrant dans le port turbulent où les Arabes circulent avec l’habileté des mouches, elle regarde encore une fois la ville de Sainte Catherine la Théologienne et, brusquement, il tombe une pluie violente qui dure vingt minutes.

Pourquoi pleure Sainte Catherine, songe-t-elle ? La traversée Alexandrie-Marseille frôle le naufrage. La mer bleue est soulevée de vagues rapprochées, non très hautes mais de plus en plus serrées. Le ciel est bleu comme la mer. En passant au large de la Crète, le commandant laisse échapper : «il y a bien longtemps que n’a sévi un temps pareil !» Marseille est atteint avec 24 heures de retard. Les premières secousses du tremblement de terre qui devait dévaster la Crète avaient commencé.

Le Père Eugraph est venu l’accueillir. Il est seul. Son visage est défait et la tempête semble avoir passé dans son regard. Elle apprend, nous raconte-t-elle plus tard, que la sollicitude de Constantinople s’est avérée une fausse nouvelle. L’Evêque Sylvestre, paraît-il, craignant de voir échapper à son autorité l’Eglise de France a transmis un illusoire apaisement. En réalité, un jeune prêtre français, ancien étudiant à l’Institut, protégé par le Père Eugraph, s’est joint à l’évêque Sylvestre pour que l’Eglise de France ne quitte point le Patriarcat Œcuménique où il espère pouvoir récolter un sérieux avancement.

«Jamais» nous confia Mme Winnaert, «ma colère ne fut aussi douloureuse !».

11 – Mon Eglise, où es-tu? – 1953

Testament du Père Eugraph à Mgr Sylvestre

L’Assemblée Générale

Conclusion

Principes de base. 

« De la détresse où j’étais, j’ai invoqué le Seigneur et Il m’a répondu, du ventre du Schéol j’ai crié, Tu as entendu ma voix.

Tu m’as jeté dans l’abîme au cœur des mers et l’onde m’environnait ; tous Tes flots, toutes Tes vagues ont passé sur moi.

J’étais descendu jusqu’aux racines des montagnes,

Les verrous de la terre étaient tirés sur moi pour toujours,

Et Tu as fait remonter ma vie de la fosse, Seigneur mon Dieu» (Jonas 2; 3, 4,7).

Testament du Père Eugraph à Mgr Sylvestre

«Je m’adresse à vous, Monseigneur, je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur l’efficacité de l’aide que vous pouvez nous apporter, car il y a une « opinion publique », des habitudes, une routine pour lesquelles il est difficile d’accepter les thèses (le mot est faible), les appels que je vous adresse par écrit. 

La longue expérience de ma vie me donne plutôt à penser que mon cri est poussé dans le désert, et si je vous écris, je ne vous le cache pas, je le fais comme un devoir intérieur, comme un TESTAMENT, afin que Dieu ne me reproche pas de m’être tu. Que me reste-t-il d’autre à faire que d’insister envers et contre tout sur la même chose et de constater avec une extrême tristesse qu’on ne m’écoutera pas et qu’on déformera mes idées. Je ne suis pas sûr que j’arriverai à exprimer assez explicitement et sans équivoque, et sans être mal compris, ma confession. 

Le problème que je veux poser DÉPASSE LARGEMENT MA PERSONNE, et il reste tragique, car il y a une tragédie – non pas un goût de dramatiser les choses comme le veulent quelques-uns, mais une réalité historique et spirituelle tragique. 

De quoi s’agit-il ? 

Il s’agit (je n’accuse personne) que l’Eglise orthodoxe orientale en général – et l’Eglise de l’émigration en particulier – a pris l’habitude d’être surtout gardienne de la vraie tradition – ce qui est parfait, et cela fait d’elle la vraie Eglise du Christ fidèle à la tradition apostolique – elle a pris l’habitude, dis-je, et je le répète, d’être SURTOUT la gardienne fidèle des paroles du Christ : « Sauvegardez tout ce que Je vous ai enseigné », mais en oubliant, en supprimant, en effaçant de sa mémoire le commencement de la même phrase, la première partie du testament de notre Seigneur : « Allez, enseignez toutes les nations », et cet état de choses m’est devenu insupportable. Cela me fait souffrir pour notre religion, cela me paraît être une trahison non moins grande que si elle tombait dans l’hérésie, car si l’hérésie est mortelle, l’enterrement des talents que l’Esprit nous a confiés, sous prétexte que Dieu est un maître redoutable, est jugé sévèrement par le Christ. 

Nous sommes dispersés par la grâce de Dieu (qu’il soit loué !), nous sommes dispersés dans l’univers entier, Russes, Grecs, Roumains, Serbes, etc. Qu’on me dise combien de Noirs ont été convertis, combien d’Arabes en Afrique du Nord, combien d’Australiens en Australie ! 

Le sacre du premier évêque noir est-il proche ? 

Le concile de l’Amérique du Sud est-il prévu, et en Europe, Français, Allemands, Anglais ? Qu’on me parle de témoignage, d’évangélisation. Chaque fidèle orthodoxe de la « diaspora » devait être un missionnaire, un apôtre dans son milieu, autour de lui. 

Monseigneur, toutes les paraboles sont contre nous : la brebis perdue, le fils prodigue. Moi, je passe mes nuits à penser : quel anneau préparerai-je à un Protestant qui tend vers l’Orthodoxie et, avant d’aller manger, vers 12 heures, l’heure de la vision de Pierre, mes narines aspirent l’arôme des bœufs égorgés pour un Catholique romain qui regarde l’Orthodoxie, pour un Chinois, pour un Noir, pour un Nordique, pour un homme du Sud.  

Monseigneur, on a coupé à notre soleil orthodoxe ses rayons, afin qu’il sauvegarde la lumière et la chaleur pour lui-même ! Combien de familles orthodoxes ai-je vues, saisies par l’esprit défaitiste : « Que voulez-vous, nos enfants sont en France, qu’ils deviennent catholiques romains » – au lieu d’amener leur concierge à leur religion ! 

Notre attitude statique, défensive, notre état d’esprit replié sur lui-même est cardinalement différent de l’esprit dynamique, offensif, apostolique qui part à la conquête. Comment peut-on définir l’esprit solaire de la religion chrétienne ? Par un seul mot : conversion. Et qui, hélas, se convertit ? On naît dans une religion devenue biologique et non spirituelle. 

On craint de perdre les valeurs spirituelles au lieu de craindre de ne pas les donner. 

Si St Paul était présent parmi nous (Ah ! comme je voudrais entendre sa voix, cette trompette de l’Esprit Saint, brisant les murs comme les trompettes de Jéricho !) s’il était parmi nous, il dirait : ni rite oriental, ni rite occidental, ni mentalité telle ou telle mais la « nouvelle créature-!) 

Pourquoi Saint Paul s’indigne-t-il ? Circoncision, incirconcision n’étaient pas son unique préoccupation. Il parle le langage de Platon à Athènes, il emploie les termes gnostiques avec les Colossiens, il est stoïcien dans son épître aux Romains, il est grec, juif, scythe, barbare. A notre époque, il serait russe, français, anglais. Ah ! S’il était là, parmi nous, il briserait ma timidité, mon impuissance, il me donnerait des paroles de feu, il m’obligerait à m’opposer même aux princes des apôtres. 

Il n’y a pas de mentalité orthodoxe, il y a la vérité orthodoxe, il n’y a pas de style orthodoxe, il y a l’Esprit Saint qui transforme tout en Corps du Christ. 

Monseigneur, nous ne sommes pas des Turcs pour courir avec un piano à queue sur le dos… là est le problème de l’organisation de la Mission. Une ville assiégée réclame beaucoup d’eau et de provisions, l’eau de la prudence, les provisions des coutumes, mais celui qui s’avance, qui attaque, doit surtout posséder la rapidité de décision. Foch a décidé et l’on a vaincu. Souvoroff (il était invincible) : « Regard, pression, victoire » : Pauvre Souvoroff s’il avait dû avoir une dizaine de commissions pour vaincre ! Donner à l’œuvre missionnaire une organisation lente, statique, c’est la tuer. 

La thérapeutique pour guérir cet état de choses consiste, en premier lieu, à introduire dans tout notre enseignement, auprès de la tendance conservatrice, le souffle missionnaire dans les milieux russes, grecs, dans les paroisses, par des conférences, par des sermons, par des revues, dans l’instruction des enfants». (3 Juin 1953)

Le Père Eugraph a toujours pensé – nous le constatons dans ses écrits et son action – que la racine des maux réside chez les émigrés et, par contrecoup dans les différents Patriarcats fréquemment abusés par de fausses informations. «C’est aux Orthodoxes, répète-t-il, à soutenir l’Orthodoxie et qu’arrive-t-il… En vérité, si Dieu ne bâtit la Maison, ceux qui bâtissent travaillent en vain». 

Le pâle évêque Sylvestre ne répond pas.

L’Assemblée Générale

La première Assemblée Générale depuis «l’effondrement de Moscou» alieu les Vendredi, Samedi et Dimanche 3-4 et 5 Juillet 1953, au Foyer de Colombes, 33, avenue Henri Barbusse. Sans enthousiasme, Mgr Sylvestre a accepté de la présider.

Le clergé et les fidèles sont décidés à obtenir trois points essentiels pour leur Eglise :

1 – le maintien du rite occidental,

2 – l’élection épiscopale du Père Eugraph,

3 – le rattachement direct au Patriarche Athénagoras.

Après avoir entendu les nombreux rapports des prêtres et des laïcs responsables, l’Assemblée vote, entre autres, les résolutions suivantes :

«Nous nous prononçons pour le rite occidental selon les traditions les plus authentiques du pays, gage de l’avenir de notre Eglise, sans exclure toutefois, dans les cas nécessaires pour la Mission, la célébration de la Liturgie de Saint Jean Chrysostome. 

L’Archiprêtre E. Kovalevsky rappelle qu’à la suite des circonstances qui entraînèrent le départ du Patriarcat de Moscou, il avait demandé aux Autorités ecclésiastiques, en la personne de S.E. le Métropolite Wladimir, une mise en congé provisoire et, en conséquence, il propose de nouvelles élections. 

L’Assemblée proteste de ce qu’elle-même n’a jamais accepté cette démission de l’Archiprêtre E. Kovalevsky, mais afin de permettre une plus libre discussion, le Père Eugraph se retire. 

En son absence, l’Assemblée, à l’unanimité, confirme son choix de l’année précédente et réélit l’Archiprêtre E. Kovalevsky comme son Président-Evêque, en accord avec l’article 9 des Statuts ‘De jure’, le Président-Administrateur est Evêque. Il est désigné à l’épiscopat par un vote de l’Assemblée Générale soumis à l’approbation du pouvoir supérieur ecclésiastique ». 

Conclusion

La conclusion est donnée par le Père Eugraph, revenu dans la salle après le vote :

« Tout à l’heure, vous avez voté et vous m’avez réélu votre Président. J’en suis touché, ému ! Celui qui doit être le premier, qu’il soit le dernier, dit le Christ ; celui qui est chef, qu’il soit serviteur. Mon grand désir est de devenir votre serviteur afin de servir à travers vous l’avenir de l’Église. 

Un jour, pendant ma jeunesse, je demandais à Mgr Nicolas, évêque de Galata, quartier de Constantinople, quelle était la mission de l’évêque ? Il me répondit : « Se lever avant le boulanger, participer aux difficultés et aux joies de son peuple, visiter les uns et les autres, les aimer, les servir ». 

Mon oncle, le Métropolite Antoine de Kiev, se plaisait à dire que les sept sacrements sont les sept lumières placées en évidence mais que l’Église a une multitude de sacrements, signes, visibles de l’invisible et, en particulier, un sacrement presque oublié est celui de l’hospitalité. « Vous vous laverez les pieds les uns aux autres en souvenir de Moi » dit notre Seigneur. Que représentent les pieds ? L’action. Priez Dieu afin que je sois votre serviteur dans l’action, car le Christ a stigmatisé les scribes et les pharisiens qui aiment à présider les festins, qui portent de larges manches, qui disent et ne font pas. 

Quels sont mes premiers désirs de président ? Ne pas s’installer, et dans un esprit de concorde construire ensemble, chacun selon ses possibilités, augmenter la prière, non seulement la prière liturgique, mais la prière intérieure et personnelle. Beaucoup discutent des moyens à mettre en œuvre pour « réussir la Mission »: Il n’y en a qu’un seul et je vais vous le dire : chercher avant tout le Royaume de Dieu, l’union avec la Sainte Trinité. Et comme pour aimer il faut tout de même haïr quelque chose, haïssez le ‘moi haïssable » (Pascal). 

« Si quelqu’un devient néant, Dieu fera de lui l’univers « disait St Ambroise. Pour bien « réussir une mission », il est nécessaire de savoir obéir. Je sais, il est plus facile d’obéir à un homme autoritaire qui frappe du poing sur la table. D’abord il semble qu’il agisse plus que les autres, puis on obéit parce que l’on est fatigué, et enfin l’on se soumet par lassitude. Mais il faut OBÉIR LIBREMENT et notre œuvre se développera, parce que l’obéissance est une force en soi. 

Avant de terminer, je vous adresserai une prière personnelle. Mes amis, essayez de supprimer cette nuisible habitude de parler les uns des autres ; je dis bien : parler simplement les uns les autres et non : médire. Si vous ne pouvez parler de Dieu, parlez d’autre chose, mais que Jacques ne parle pas de Pierre. Non, parler de son voisin n’est pas une marque d’intérêt, rien n’est plus dissolvant que le bavardage. Dieu nous a donné cette cloche qui, hélas, sonne toujours, cette langue qui ne peut s’arrêter. Certes, c’est extrêmement laborieux de ne point parler et cependant parler détruit les hommes. 

Mes amis, je vous remets entre les mains de la Dame Blanche, Reine du ciel et de la terre, la Mère de Dieu et toujours Vierge Marie, qu’Elle nous couvre de son manteau compatissant !» 

L’évêque Sylvestre est morose, visiblement il désire être le seul évêque de l’Eglise de France.

Agacée par la passivité de l’évêque russe, l’Assemblée Générale lui écrit en lui envoyant les papiers de l’Assemblée :

«Nous constatons avec tristesse une lenteur – pour nous incompréhensible – le « statu quo » d’une situation confuse et, en même temps, des rumeurs malveillantes issues de milieux ecclésiastiques sont parvenues jusqu’à nous. Cet ensemble crée un malaise et paralyse la vie normale. C’est pour toutes ces raisons que nous nous permettons d’insister auprès de vous afin que vous daigniez écrire sans retard la lettre à Sa Toute Sainteté». (7juillet 1953).

Mgr Sylvestre n’écrit, ni ne répond.

Principes de base

Le Père Eugraph essaie d’ébranler, une fois de plus, la porte de l’indifférence orthodoxe. Il se tourne vers les règles canoniques, inspirées aux Pères de l’Eglise ; avec sa précision qui s’applique curieusement à différents domaines, il annonce :

«L ‘Eglise orthodoxe occidentale repose sur les bases canoniques et liturgiques propres à l’Eglise de l’Occident, en CONFORMITÉ avec l’ENSEIGNEMENT de l’EGLISE ORTHODOXE UNIVERSELLE».

«Pour le moment, l’Eglise orthodoxe occidentale ne peut revendiquer toutes les anciennes prérogatives de l’Eglise orthodoxe occidentale indivise, mais elle détermine le MODE DE SON EXISTENCE sous la protection et avec l’assentiment d’une Eglise orthodoxe existante et, de préférence la plus proche et la plus apte à comprendre ses particularités et ses nécessités. » 

RAISONS CANONIQUES D’IMPOSSIBILITÉ DE

RESTER DANS LE PATRIARCAT DE MOSCOU

Eloignement de l’Evêque ; séparation politico-étatique ; équivoque pour les fidèles français vis-à-vis de leur gouvernement ; impossibilité au Patriarcat de Moscou d’établir depuis vingt ans une organisation saine et stable en Europe.

Le 37ème Canon du VIème Concile Œcuménique, en accord avec le 18ème Canon du Concile d’Antioche, déclare :

«La domination des étrangers ne doit pas nuire aux droits de l’Eglise», et encore «Les circonstances ne doivent pas entraver l’exercice de l’administration de l’Eglise». 

Le début du texte grec du 24ème Canon du Concile de Carthage (SYNT. ATH. III. 331) dit : « Toute localité située loin d’une autre, doit avoir son autonomie». 

C’est aussi l’opinion du «Pedalion» (édit. 5, Athènes 1908, p. 458) qui ajoute que ce Canon est important pour toute l’Eglise universelle.

Tandis que le Canon 24 du IIIème Concile de Carthage (397) dit que la Mauritanie Sitifienne fut séparée de l’Eglise de Numidie, et «à cause de son éloignement» obtint un chef,

Le Canon 8 du Concile d’Ephèse (431) atteste que l’Eglise de Chypre jouit de l’indépendance à cause des difficultés de communications.

Le grand-duc de Moscou Basile II dans ses démarches pour l’obtention de l’autocéphalie, insistait surtout sur les difficultés de relations avec Constantinople.

RAISONS D’AUTONOMIE

Chaque peuple a droit à une organisation ecclésiastique autonome (34e Canon Apostolique). Les motifs politico-étatiques justifient également l’autonomie. Ainsi, l’Eglise russe fut autonome dès sa fondation. Quand l’Autriche occupa la Bosnie-Herzégovine, elle conclut avec le Patriarcat de Constantinople un concordat d’autonomie pour la Bosnie-Herzégovine (1889-1920).

Pour les mêmes raisons; le Patriarche Tikhon octroya l’autonomie aux Eglises de Finlande, d’Estonie, de Lettonie, de Lituanie et de Pologne.

En 1890, l’Eglise de Constantinople restaura l’indépendance de l’Eglise de Chypre, lorsque cette dernière fut occupée par l’Angleterre.

Les communautés religieuses serbes à Trieste et à Peroe jouissent aussi du droit d’autonomie à cause des frontières politiques.

De nombreux monastères et œuvres étaient autonomes et établis suivant le droit «ktitorique» (de fondateur), par lequel le fondateur pouvait doter le monastère ou l’œuvre de sa règle propre ou «typicon», définissant son organisation.

RAISONS CANONIQUES PERMETTANT DE
S’ADRESSER A L’ÉVÊQUE LE PLUS PROCHE
(Métropolite Wladimir)

Le Concile de Carthage écrit au Pape Célestin :

«… Quelles que soient les affaires mises en causes, elles peuvent être résolues sur place, car les Pères ont pensé qu’aucun lieu n’est privé de la grâce du Saint-Esprit… »

Le Canon 132 de Carthage dit encore :

«S’il arrive de choisir un lieu, il faut accorder la préférence au plus proche». 

Toutes les Eglises dites «barbares», c’est-à-dire d’une nationalité différente de l’Empire, étaient toujours rattachées à l’Eglise la plus proche.

12 – Le poteau d’exécution – 1953

Le «Messager» de l’Exarchat de Moscou

Réponse du Père Eugraph au Patriarcat de Moscou

L’Evêque Sylvestre

Le repentir du Métropolite Nicolas.

«Après l’avoir saisi et jeté en prison, il le mit sous la garde de quatre escouades de quatre soldats chacune, avec l’intention de le faire comparaître devant le peuple après la Pâque». (Actes 12, 4)

Le Père Eugraph est d’une sensibilité exceptionnelle. Il pressent la tourmente, et comme un cheval de race tremble à l’approche d’un orage encore lointain, il est parfois saisi d’angoisse. Le 20 septembre 1953, il murmure : «Je souffre, je souffre, qu’y a-t-il ? Nous tombons. Et pourtant nous avons tout donné !» Et le lendemain, il s’écrie : « Tout est perdu. Je ne peux plus qu’aimer. Qu’on me laisse aimer !» L’avertissement de l’invisible ne l’a pas leurré, il a subi sans connaître.

Le «Messager» de l’Exarchat de Moscou

Quelques jours plus tard, paraît en effet le «Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe Occidentale» (Juillet-septembre 1953, n. 15).

Enfin l’archimandrite Nicolas, recteur de l’église des «Trois Docteurs» (26rue Péclet, 15e), se venge en français et en russe, et le nom du Père Eugraph est imprimé en GRAND. Il lui envoie les soufflets non seulement de l’Archevêque Boris mais surtout du Métropolite Nicolas de Kroutitsky.

En plus de la lettre de l’Archevêque Boris du 17/1/1953 dont nous avons donné les passages essentiels (page 88, neuvième chapitre), est présenté le «Compte Rendu de la séance en date du 27 mars 1953, sous la présidence de Sa Sainteté le Patriarche ALEXIS». 

Le Compte-rendu se termine par les paragraphes suivants :

« Décidé : 

1) … reconnaître l’archiprêtre E. Kovalevsky et son clergé comme fautifs d’infraction aux Règles Apostoliques 15 et 31, du Premier Concile Œcuménique (Canon 15), du Concile Premier-Second (Canon 31) et autres. Toutefois, faisant preuve d’une extrême indulgence… l’Eglise Mère décida de ne pas leur appliquer les punitions prescrites par les canons et de les considérer, jusqu’à ce qu’ils fassent pénitence, comme exclus des listes du clergé de l’Eglise Orthodoxe Russe.

2) Faire connaître cette décision en prévenant les fidèles qui hésitent et ceux qui s’obstinent, qu’en suivant leur clergé, ils se détachent de l’unique arbre de salut, l’Eglise Mère». 

Cet écrit officiel n’est pas suffisant pour l’obstination d’un Archimandrite ; il l’amplifie en offrant au public la lettre PRIVÉE adressée à lui-même par le «Métropolite Nicolas de Kroutitsky, le 5 juin 1953» en réponse aux volumineux rapports de dénonciations. Nous pensons devoir communiquer «in extenso» ce morceau d’hostilité ecclésiastique, désavoué, d’ailleurs, six mois plus tard par le Métropolite trompé, mais, ce désaveu sera malheureusement oral et non écrit.

«Il est hors de doute que la principale pierre d’achoppement dans le cours normal de la vie de l’Exarchat réside dans l’affaire de l’archiprêtre E. KOVALEVSKY qui, au cours des 8-10 derniers mois, a absorbé beaucoup d’attention et d’énergie des membres actifs de l’Exarchat ainsi que de l’Autorité Ecclésiastique Supérieure. 

Le Patriarcat a toujours fait preuve d’attention et d’amour tant à l’égard de l’archiprêtre E. KOVALEVSKY lui-même que de ses collaborateurs et fidèles de la paroisse St Irénée à Paris. Il n’en est que plus triste de voir que, tenant cet amour pour nul, l’archiprêtre E. KOVALEVSKY n’a pas prêté l’oreille à temps aux nombreuses admonitions, ne s’est pas arrêté sur la voie de la catastrophe et n’a pas pris conscience de toute la profondeur de sa chute. Or, l’archiprêtre E. KOVALEVSKY avait de quoi réfléchir. 

En tant que prêtre, il est fautif d’avoir agi à la légère avec : les sacrements de la confession, de l’Eucharistie, du mariage, de la prêtrise (reniement de la nécessité de la confession avant la communion ; invitation à la communion et communion de personnes appartenant à d’autres religions ; célébration de mariages religieux sans observation des règles de l’Eglise ; participation à une ordination anticanonique de candidats à la prêtrise ; mariage illicite d’un prêtre catholique et présentation de sa candidature pour une réordination, etc.) 

Pour chacune de ces fautes l’archiprêtre E. Kovalevsky mérite une très sévère punition ecclésiastique. 

Il est en outre fautif d’une liberté d’action répréhensible envers les pratiques liturgiques établies au sein de l’Eglise Orthodoxe et envers la Tradition. En tant que membre du Conseil auprès de l’Exarque, l’archiprêtre E. Kovalevsky est fautif d’une action subversive au sein du Conseil et de l’Exarchat, action orientée vers la création arbitraire de la soi-disant « Eglise Orthodoxe de France » indépendante. 

En outre, dans le but d’assurer une base juridique au schisme envisagé, l’archiprêtre E. Kovalevsky a, dès 1946, et sans en référer aux autorités ecclésiastiques, enregistré dans les administrations compétentes les statuts de l’ »Église Orthodoxe de France » et, en 1948, une société spéciale : Eglise Orthodoxe de France (Union des Associations Cultuelles orthodoxes françaises). Les démarches irrégulières de l’archiprêtre E. Kovalevsky dans ce sens sont mentionnées dans la Décision du Saint Synode en date du 27 mars 1953. Simultanément, lui et son entourage désorientaient Son Excellence l’Exarque et .l’Autorité Ecclésiastique Supérieure par une abondante et fausse information dans le but d’obtenir la reconnaissance officielle de l’autonomie de la peu nombreuse paroisse Saint Irénée à Paris, ainsi que de paroisses fictives en province, et une décision en faveur du sacre épiscopal de l’archiprêtre Kovalevsky dans un but « d’extension de la mission orthodoxe en Occident ». Incontestablement, l’insuccès de l’archiprêtre E. Kovalevsky dans la réalisation de ses désirs a été la raison de son départ, départ qui révèle la valeur réelle de ce pseudo zélateur de l’Eglise, semblable aux pseudo prophètes nommés par le Saint Évangéliste « qui se présentent à vous déguisés en brebis, mais qui, au dedans, sont des loups ravisseurs » (Matt. 7-15). Ce dont témoignent, à notre grand chagrin, certains faits actuels de la lutte active de l’archiprêtre E. Kovalevsky et de ses quelques disciples contre l’Eglise Mère, dans le dessein de désorganiser au maximum le cours normal de la vie ecclésiastique au sein de l’Exarchat en Europe Occidentale. 

Malgré tout le poids des fautes de l’archiprêtre E. Kovalevsky, Sa Sainteté le Patriarche et le Saint Synode, s’inspirant de l’amour chrétien et des principes de l’économie de l’Église, ont, par décret, en date du 9 janvier 1953, donné à l’archiprêtre Kovalevsky la possibilité d’entrer sans douleur dans la seule voie salutaire, celle de l’obéissance à ses supérieurs canoniques, et de reconnaître la nécessité d’un changement radical de toute son activité pastorale. Mais l’archiprêtre Kovalevsky n’a pas voulu entendre la voix paternelle et, comme le fils prodigue de l’Évangile, il est parti avec un groupe de fidèles pour un pays lointain. Cette fois encore l’Eglise Mère a fait preuve d’une extrême mansuétude, espérant un adoucissement de leur cœur dans l’attente de leur repentir. Elle n’a pas appliqué à l’archiprêtre E. Kovalevsky et à ses disciples les sanctions établies par les règles de l’Église. 

Que notre Dieu d’amour et de paix éclaire l’âme des égarés et les dirige sur le chemin de la vérité ; que leur iniquité envers l’Eglise Mère retombe sur leur tête (Ps. 7, 7).

Et maintenant que « l’affaire de l’archiprêtre E. Kovalevsky » a cessé d’être un problème, que l’unanimité s’est faite parmi les membres du Conseil auprès de l’Exarque concernant toutes les questions ayant trait à la vie de l’Exarchat de l’Europe Occidentale, Sa Sainteté le Patriarche et le Saint Synode expriment leur confiance dans le succès de toutes vos œuvres». 

Cette fois, l’accusation a le poids du démon. Elle découvre un abîme, un abîme creux mais capable d’avaler un cœur. Le conducteur de l’Orthodoxie Occidentale ne parvient pas à réaliser, nous dirions même à comprendre. Plus on est battu et plus on souffre et il est doté d’une telle capacité de douleur ! Fautif envers les sacrements, répréhensible dans les pratiques liturgiques, créateur arbitraire d’une Eglise Orthodoxe de France dont il désire l’autonomie, coupable de fausse information, poursuivi, puni par l’insuccès, pseudo zélateur, pseudo prophète, loup ravisseur, fils prodigue, désorganisateur du malheureux Conseil Diocésain, le «Métropolite de charme» souhaite que «l’iniquité retombe sur sa tête !». Que demander de plus à la «justice divine» !Les amis qui l’entourent à cette époque voient deux sillons creuser ses joues. Il apprend que la lettre privée du Métropolite Nicolas est largement diffusée ; elle circule partout. Se relèvera-t-il ? La fusillade a été attentive et abondante. Il en appelle violemment à la Trinité, à «l’Unique Ami» auquel il puisse remettre son troupeau pourchassé. Et se manifeste alors, s’exprime, se produit, rayonne, un céleste redressement inespéré. Cette missive venue de Moscou l’a définitivement libéré de la Russie, de l’Eglise de son enfance et de sa jeunesse qu’il a aimée de toutes ses forces, soutenu loin du schisme intérieur (1930-31), qu’il n’a quittée que sur l’appel absolu de Dieu, mais avec le désir de lui apporter les prémices de l’Eglise de France afin qu’elle guide cette jeune compagne vers l’Eglise universelle. Le visage du Patriarche Serge s’est effacé.

Le Père Eugraph est devenu un homme neuf, déchargé du passé auquel dit-il lui-même, il ne pense plus. L’anesthésie, en un certain sens, a été presque totale.

Réponse du Père Eugraph au Patriarcat de Moscou

À son «Éminence, Monseigneur NICOLAS Métropolite de Kroutitsky. 

« Eminence, 

Votre lettre du 5 juin, adressée à l’Archimandrite Nicolas dans laquelle vous me chargez de tant de crimes, me traitant de faux zélateur et de faux prophète, est devenue publique. Vous n’épargnez pas non plus mes collaborateurs, les regardant comme de faux témoins, des menteurs, des hommes de haine pour la Sainte Eglise de Russie. 

Lorsque j’ai lu cette lettre la première fois, j’ai pleuré. J’ai pleuré parce qu’elle était écrite de la main de Votre Eminence, la main dont j’attendais la bénédiction et l’absolution. 

Certes, depuis longtemps je me suis résigné en souffrant à être incompris et calomnié ; j’ai pris l’habitude de le considérer comme chose naturelle et je dirai même salutaire : naturelle, car telle est la loi de ce monde enclin à la mort que tous ceux qui agissent pour le bien commun sont maltraités par lui, mal jugés et même persécutés, surtout par les proches – l’Evangile l’a prédit, les Pères de l’Eglise l’ont constaté, expérimenté et décrit avec amertume et clairvoyance. Votre Eminence connaît mieux que mois ces textes frappants de Saint Jean Chrysostome, Grégoire le Théologien, Saint Athanase le Grand, Saint Hilaire, Saint Augustin, Saint Ambroise – ; salutaire, parce qu’elle nous purifie et nous libère des attaches terrestres, ouvrant les cieux, mieux que cela, elle éteint les flammes de l’enfer et allume le feu de l’amour de la Divine Trinité. 

Dois-je le confesser, Eminence, je ne suis pas parvenu à accepter les calomnies avec joie comme il sied à un véritable chrétien, car si mon esprit bénit Dieu et ceux qui me font du mal, mon âme en souffre cruellement. Extrême faiblesse des hommes nous préférons être aimés de nos frères que nous voyons plutôt que par Dieu que nous ne voyons pas, être bien jugés des mortels plutôt que de l’immortel, être soutenus, compris, protégés, appréciés de nos semblables plutôt que par la puissance de l’Insemblable en tout, notre Créateur. 

Ainsi, je me résignais, mais jusqu’à la lecture de votre lettre, je faisais illogiquement exception pour vous personnellement et pour le Patriarcat de Moscou en général. D’où venait cette faute de jugement ? Pourquoi attendais-je avec confiance la compréhension de votre part ? L’explication est simple. Depuis ma jeunesse, je me suis donné corps et âme à la défense de l’Eglise en Russie soviétique repoussant les attaques innombrables venues de toutes parts. Lorsqu’elle était maltraitée, calomniée, méprisée, de droite et de gauche, je m’appliquais avec passion à faire son apologétique et cela depuis 30 ans. Pour elle je me suis dressé seul contre l’opinion de la majorité, pour elle j’ai brisé mes relations, ma carrière, mes amitiés. Pour elle, j’ai compromis l’unité la plus sacrée sur cette terre, l’unité de la famille. Dans cet amour sans réserve, j’ai perdu la notion des valeurs des choses. Voilà pourquoi, Eminence, en vous lisant, plus que les autres fois, j’ai souffert, parce que j’avais trop donné de mon âme. 

Mais, après examen de conscience, je vous bénis, votre main m’a libéré d’une idole. Vous avez rappelé par vos accusations injustes qu’il faut aimer de toute notre âme, de tout notre cœur, de toute notre pensée, Dieu et Lui seul, et le reste l’aimer comme soi-même. Je bénis la Sagesse Divine qui tire le bien du mal et nous délie par l’entremise de ses Evêques des chaînes de nos passions et ignorances, nous rappelant à ne mettre notre confiance ni dans les princes, ni dans les fils de l’homme mais uniquement en l’Ami de l’homme, notre Sauveur. 

J’ai hésité à me défendre. Mes collaborateurs et amis m’en ont pressé et, tenant compte du fait que les accusations touchent les travailleurs sincères et courageux de la renaissance de l’Orthodoxie Occidentale autant que ma personne, et que même dans les accusations soi-disant personnelles, l’œuvre tout entière est visée, j’ai pris la résolution de répondre respectueusement à Votre Eminence afin que la vérité soit mise au grand jour. Je garde un dernier espoir, en vous qui avez été induit en erreur par des esprits malveillants et passionnés. 

Vos blâmes portent sur deux sujets : ma conduite pastorale et mon action administrative. 

La _première est : la négation de la nécessité de la confession avant la communion dans l’enseignement de l’Église, les règles canoniques et la doctrine des Pères. Vous le prouvez vous-même en célébrant la Divine Liturgie et en communiant sans vous confesser chaque fois. Quel Evêque, quel Prêtre se confesse avant chaque célébration ? Devons-nous mettre un joug plus lourd sur les épaules des fidèles, joug que nous ne portons pas nous-mêmes ? Cependant, nous accomplissons une action autrement plus grave et plus redoutable que celle des laïcs : ils communient pour la guérison de leur âme et de leur corps à Celui Qui était l’ami de la pécheresse et Qui partageait volontiers le repas avec les publicains ; nous, nous Le remplaçons, nous agissons à Son image, nous sacrifions l’Agneau sans tache, œuvre que les Anges n’osent réaliser. Dans la Divine Liturgie selon Saint Jean Chrysostome, le prêtre prie pour ses péchés et les ignorances du peuple. Les ignorances sont-elles un empêchement plus grand que le péché ? 

Que celui qui communie rarement se confesse auparavant, rien de plus naturel ; que chaque fidèle se confesse à chaque carême et le plus souvent possible, rien de plus salutaire. Que ce deuxième baptême de larmes soit le gage de la purification et de l’élévation de l’âme, personne ne le conteste, mais que celui qui communie chaque jour, ou seulement le dimanche, doive se confesser à chaque fois, je n’en vois nulle indication dans l’enseignement des Pères, ni dans les règles de l’Eglise universelle. Aucun prêtre n’aurait pratiquement même le temps et la force de confesser un si grand nombre de fidèles tous les jours. Comptons la confession au minimum 15 minutes, cela fait 4 par heure. 40 communions par dimanche pour une paroisse orthodoxe moyenne d’ici – chiffre insignifiant pour d’autres pays orthodoxes – cela ferait 10 heures de confession pour un prêtre. Dans les paroisses de 800 fidèles, cela ferait 200 heures, c’est-à-dire 9 jours durant lesquels le prêtre devrait sans dormir, ni manger, ni prier, confesser sans répit les fidèles, ou bien alors il faut supprimer la communion fréquente, tout le problème est là. Certes, si un fidèle a commis une faute grave, qu’il se confesse au prêtre et attende son jugement, mais en dehors der fautes graves et surtout si le prêtre connaît ses fidèles, l’absolution suffit à la communion fréquente. 

Pour la première faute, Eminence, je plaide non coupable. 

La deuxième faute que vous m’imputez et que je considère comme mon premier devoir, est que j’appelle les fidèles à la communion fréquente. Oui, Eminence, je considère comme le devoir le plus sacré d’un prêtre d’appeler – et non d’obliger – à temps et à contretemps, le croyant à s’approcher de la Sainte Table le plus fréquemment possible, le dimanche au moins, les grandes fêtes certainement, plusieurs fois par semaine si possible. 

L’enseignement des paroles des Saintes Ecritures et leur application à la vie, la communion au Corps et au Sang de notre Seigneur, n’est-ce pas ce qui est indiscutablement le plus urgent et le plus efficace pour le salut du monde ? Par la Parole nous sommes immolés au Christ ; par l’Eucharistie, le Christ s’immole pour nous. Ecouter la Parole sans l’appliquer est aussi stérile que d’assister à la Liturgie sans communier. 

Souvent mon âme était saisie de tristesse mortelle lorsque, célébrant dans certaines paroisses russes, je devais revenir vers le sanctuaire sans que personne de ceux qui emplissaient l’église n’ait communié à l’amour ineffable de notre Seigneur, repoussant ainsi la nourriture divine que les anges désirent goûter sans pouvoir le faire. Mais le plus désolant spectacle, Eminence, est quand la nuit même de Pâques, à peine deux ou trois personnes osent communier. Je n’oublierai jamais cette liturgie où je concélébrais avec vous, la Nuit de la Résurrection, à Paris… Est-ce la faute des fidèles ? Non, c’est notre faute à nous prêtres, qui ne les avons pas instruits. Voici ce que je me suis permis de dire dans mon sermon une nuit de Pâques : « quel esprit impur et charnel, quelle doctrine téméraire, quel faux docteur d’une fausse piété vous ont enseigné, mes chers frères, à ne point communier ? Ne savez-vous pas que l’Agneau pascal est immolé pour vous ? N’avez-vous pas chanté : venez, buvons le breuvage nouveau ? N’avez-vous pas entendu l’appel d’un vrai Docteur de l’Église ? 

« Ceux qui ont jeûné et ceux qui n’ont pas jeûné, le premier et la dernier, venez participer au Banquet de la foi ». C’est à la communion qu’il vous appelle et non à votre table de réveillon. Comment pouvez-vous manger et boire tranquillement les nourritures matérielles, vous qui avez repoussé la nourriture et le breuvage spirituels ? 

Je revins dans cette paroisse le même jour, un an après : tous communièrent et c’était vraiment, Eminence, la Pâque du Seigneur. Je pourrais citer des pages des Pères de l’Église appelant à la communion fréquente, même quotidienne. 

Pour la deuxième faute, Eminence, je plaide non coupable. 

La troisième faute que vous m’imputez est d’avoir donné la communion aux non orthodoxes.

Ce problème se pose différemment dans les paroisses russes ou grecques composées d’Orthodoxes de naissance, ayant rarement à faire à des chrétiens baptisés dans d’autres confessions, et dans les paroisses occidentales réunissant surtout des fidèles baptisés en des Eglises non orthodoxes. 

A maintes reprises, j’ai déjà exposé ce problème délicat dans nos précédents rapports et montré mon esprit d’obéissance. 

J’ai remis personnellement ma dernière lettre sur ce sujet à l’Exarque de Berlin et j’attendais patiemment que la hiérarchie supérieure se penchât avec bienveillance sur cette question de première importance. Il m’est difficile d’ajouter quelque chose de nouveau à ce que j’ai dit auparavant. 

Je rappellerai simplement, Eminence, que je préférais greffer le plus rapidement possible les âmes assoiffées du Christ à la Vigne afin que la nourriture eucharistique les fortifie et les enracine profondément dans l’enseignement orthodoxe. Dois-je aussi rappeler que les chrétiens qui se dirigent vers nos paroisses occidentales sont pour la plupart d’origine romaine et qu’ils viennent chez nous parce qu’ils confessent dans l’essentiel la doctrine orthodoxe. 

Parmi quelques fidèles français demeurés dans le Patriarcat de Moscou vous trouverez, Eminence, des témoignages fort instructifs prouvant que ma manière d’agir qui préfère compter sur la force du Christ plus que sur ma propre force de persuasion, a donné à l’Église des âmes ardentes, fidèles, défendant et servant la cause de l’Orthodoxie. 

Ainsi, m’inspirant de la parabole de l’économe infidèle, j’ai pu apporter mon obole à l’Église de Russie et lui amener quelques jeunes zélateurs capables de continuer l’œuvre du clergé vieillissant de son Exarchat. 

Pour la troisième faute, je plaiderai donc non coupable. 

La quatrième faute que vous m’imputez est que j’ai marié des paroissiens en négligeant les règles canoniques. 

Etant donné la nouveauté et l’inattendu de cette accusation, j’ai consulté par scrupule les registres paroissiaux et n’ai trouvé qu’un seul cas présentant un certain problème canonique : le mariage d’un divorcé. Mais je m’étais adressé pour ce cas au Président du Conseil auprès de l’Exarque, l’Archimandrite et avais suivi ses instructions. Sur ce chapitre, je ne puis même plaider non coupable puisque je ne sais de quoi il s’agit. 

La cinquième faute que vous m’imputez : ordination d’un prêtre sans le consentement du Conseil Diocésain, est la seule faute sur six : faute disciplinaire selon la lettre plus que selon l’esprit, faute qui a, malgré tout, donné un jeune prêtre à l’exarchat privé de serviteurs, faute pour laquelle j’entrepris un coûteux voyage à Berlin dans le but d’apporter personnellement des excuses à Son Excellence l’Exarque qui reconnut cependant à cette époque mes explications comme valables et légitimes ; cette faute, Eminence, aurait pu trouver auprès de vous sinon la justification, du moins l’absolution. 

La pénurie des prêtres, la difficulté d’ordonner dans le Patriarcat de Moscou en Europe Occidentale, là, résidait le vrai problème et si j’ai pu amortir cette défaillance d’une manière ou d’une autre, il me semble que du point de vue équité et bon sens, mon agissement pèse lourd sur la balance et contrebalance l’opposition injustifiée à mon candidat, venant de la part des membres du Conseil. 

Le manque de franchise, pour ne pas dire l’hypocrisie de cette opposition, est actuellement prouvé : en effet, ce prêtre si violemment rejeté (comme s’il y avait eu grand choix de plus dignes et en l’occurrence, il n’y en avait aucun) fait maintenant leur joie ; il est considéré digne, pieux, utile, possédant toutes les vertus d’un bon pasteur. 

Alors, Eminence, pourquoi ce bruit, ce zèle pour les canons et la pureté de l’Eglise, et une pareille rage contre ma personne ? Daignez reconnaître, au moins, que les personnes en qui vous placez, à présent, votre confiance, une confiance sans réserve, manquèrent dans le passé d’impartialité et de clairvoyance. 

Si l’on juge l’arbre à ses fruits, je plaide non coupable. 

La sixième faute que vous m’imputez est la présentation à la réordination d’un prêtre catholique après son mariage[43]. Au sujet de ce cas, datant d’au moins 5 ans, j’ai présenté à la hiérarchie un exposé canonique dans lequel j’analyse les différentes attitudes dans l’Église Orthodoxe envers les sacrements en général et, en particulier, envers le sacerdoce reçu en dehors d’elle. J’ai cité les opinions de Cyprien, de Basile, de la Rome Orthodoxe, des Conciles de Nicée, de Constantinople, de « in Trullo » des décisions de l’Église de Constantinople et de l’Église de Moscou de ces derniers temps. Dans ce rapport, je prévoyais pour le prêtre catholique romain désireux d’entrer dans l’Orthodoxie en se mariant, différentes solutions canoniques. Je vous demanderai respectueusement de bien vouloir relire cet exposé. Son Eminence l’Exarque de Moscou, après étude a jugé possible de s’arrêter sur une de mes solutions. Je ne nie pas que je pris une part assez active et désintéressée au règlement de la situation de ce prêtre catholique romain, mais je n’ai pas été le seul à m’en occuper. 

Eminence, vous savez mieux que moi que si les principes canoniques demeurent immuables, leur application peut être diverse et varier selon les époques, les lieux et les cas, et nul ne songera à taxer telle opinion ou telle variation de faute pastorale. Il arrive même que l’Eglise prenne une solution radicale, puis la rectifie ou l’annule. 

Ainsi, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, le Saint Synode de Moscou, il n’y a pas longtemps, a ramené un de ses prélats à l’état laïque, niant la légitimité de son ordination et, après révision de son cas, l’a restauré dans sa dignité épiscopale. 

Si, sur le même cas, le Saint Synode peut varier, n’est-il point aussi permis à un prêtre d’avoir une opinion canonique différente de celle des autres ? Admettons que la solution proposée par moi était discutable, mais une des deux solutions du Saint Synode au sujet de l’Évêque dont le cas est cité plus haut, est inévitablement discutable ; ceci, néanmoins, ne donne pas lieu d’accuser les membres du Saint Synode de graves fautes pastorales nécessitant des sanctions. 

Dans mon cas, d’ailleurs, étant prêtre, je n’ai pris aucune décision mais émis simplement une opinion reconnue valable par mon supérieur. 

Ne voyant pas où se place ma faute, je plaide non coupable. 

Les deux dernières fautes, Eminence, la réordination et l’ordination, ne pouvaient être réalisées par un simple prêtre ; ce sont des actions d’évêque et mon rôle était bien limité. Les deux évêques qui acceptèrent l’un de réordonner et l’autre d’ordonner sont les seuls Evêques du Patriarcat de Moscou en Europe Occidentale. Ils agissaient en plein pouvoir, l’un étant Exarque et l’autre Archevêque, en fonction dans le Patriarcat. De plus ces deux vénérables pontifes sont avec Sa Sainteté le Patriarche Alexis les plus anciens prélats de l’Eglise Russe, ayant déjà fêté leurs 35 ans de sacerdoce[44]. Il me semble téméraire de nier leur expérience ecclésiastique, leurs connaissances de ce qui est utile et possible dans l’administration de l’Eglise. 

Permettez-moi, Eminence, d’exprimer un certain étonnement de ce que l’on me blâme d’avoir prêté ma confiance et mon respect à d’aussi hautes personnalités hiérarchiques. 

N’est-il pas significatif que je partage les deux premières fautes pastorales avec les Pères de l’Eglise et les deux dernières fautes avec les plus anciens dignitaires du Patriarcat en Europe ?

Eminence, si l’on doute de la compétence de ces deux hiérarques, préférant l’opinion de prêtres de fraîche date, je crains que l’on ne parvienne à perdre la hiérarchie des valeurs. 

Je sais que les zélateurs du Patriarcat de Moscou en Europe, considèrent ces deux vieillards comme indignes d’eux ; ayant tout fait pour écarter l’un et détrôner l’autre, ils trouveront sans doute qu’en prenant leur défense, je m’égare en une mauvaise compagnie. Peut-on les juger sur ce zèle épurateur ? Depuis 20 ans, il est devenu la deuxième nature du milieu auquel ils appartiennent. 

La première victime fut d’abord le seul évêque en France demeuré fidèle au Patriarcat ; ne le jugeant pas capable d’être à leur tête ou même de rester avec eux, ils ouvrirent ‘l’affaire de l’Evêque[45] et leurs efforts furent couronnés du succès : Son Eminence fit ses valises et partit pour l’Amérique. N’ayant plus d’évêque sous la main ils ouvrirent alors d’autres affaires et s’appliquèrent à saper l’autorité des prêtres actifs. Dans cette série je suis le dernier en date. J’espère que le dernier arrivé dans le Patriarcat de Moscou, le T R. Président actuel du Conseil auprès de l’Exarque, ne prendra pas place dans le diptyque des victimes ; j’espère, selon vos vœux qui sont aussi les miens, que je serai le dernier sacrifié et que la paix s’installera enfin au sein de l’administration de l’Exarchat. 

Ce sera la meilleure récompense pour toutes les épreuves que Dieu m’a envoyées, je veux y croire, je veux l’espérer. 

Les accusations portant sur mon action administrative se résument en un travail destructif du Conseil auprès de l’Exarque, et l’enregistrement, de mon propre gré, de l’Eglise Orthodoxe Française indépendante, ceci soi-disant dans un esprit de schisme que vous me prêtez ainsi que mes collaborateurs. 

Organiser de nouvelles paroisses, convertir à l’Orthodoxie, préparer et former de nouveaux prêtres, fonder une Ecole de Théologie, n’est pas, me semble-t-il, un travail destructif. Je ne cache pas que je ne partageais point toujours les opinions du Conseil, surtout sur le plan occidental. C’est cette raison qui me fit, à plusieurs reprises, remettre ma démission ; je désirais dégager ma responsabilité d’actes que je savais nuisibles à l’Église. Mais une divergence d’opinions, franchement exprimée, n’a jamais été jugée dans l’Eglise comme un travail de sabotage ou un schisme. Et je dois vous le confesser, Eminence, souvent j’ai cédé à mes confrères, au détriment des intérêts de l’Église, afin de sauvegarder la paix. 

La législation de « l’Église Orthodoxe Française » – le mot « indépendante » est sans doute un ajout du Conseil – (Union des Associations Cultuelles), ne fut pas réalisée de notre propre gré mais avec la bénédiction de l Exarque, le Métropolite Séraphin. 

Notre devoir était de donner aux nouveaux orthodoxes une organisation conforme aux exigences légitimes de citoyens français, montrant bien par ce fait que de devenir orthodoxes ne les entraînerait pas au sein d’organisations étrangères. Nulle suspicion ne doit pouvoir subsister entre un Français orthodoxe et son gouvernement et tout agissement tendant à donner une impression de « politique coloniale » ou de traitement adapté à des frères inférieurs doit être résolument écarté, si l’on désire que l’Orthodoxie s’enracine en France. 

Maintes fois, sans succès, le Conseil auprès de l Exarque fit pression sur moi, pression allant jusqu’au chantage (il me promettait si je m’inclinais, cette aide matérielle dont nous avions tant besoin) pour me faire transférer nos paroisses françaises dans l’Union des Paroisses Russes. L’Evangile et les Apôtres exigent des Eglises le loyalisme sans équivoque envers la cité et une distinction nette entre César et Dieu. 

Notre activité fut toujours et est totalement opposée à une quelconque tendance séparatiste ou schismatique. L’effort de restauration d’Orthodoxie en Occident, en communion dogmatique et canonique avec l’Église Orthodoxe d’Orient, est avant tout un effort d’union. La volonté de combler l’abîme creusé par mille ans de séparation entre l’Orient et l’Occident anime le moindre de nos actes. Ni dans l’indépendance, ni dans la dépendance ne réside le problème, mais dans la recherche tenace de l’équilibre canonique entre les intérêts généraux et particuliers, entre l’Orient et l’Occident, entre la centralisation et la décentralisation, entre l’exigence de l’autorité ecclésiastique et l’efficacité de l’œuvre, équilibre qui compose l’âme même de l’ecclésiologie orthodoxe. 

Je me lasse, Eminence, de reprendre sans cesse le même sujet. Les demandes des Orthodoxes occidentaux en général, et des Français en particulier, sont simples et évidentes. Ils demandent leur propre organisme canonique pouvant sérieusement s’occuper des questions occidentales et, à la tête de cet organisme, un évêque parlant leur langue, connaissant leurs coutumes et capable de célébrer leur rite en se penchant sans réserve sur leurs problèmes. N’est-ce pas légitime, n’était-ce point prévu depuis longtemps ? La Mission du Japon n’a pas agi autrement et cela paraît naturel. 

Il est certain que l’unité canonique de l’Eglise Orthodoxe selon le principe local, réunissant Grecs, Russes, Français en une métropole autonome ou autocéphale, est un but désirable et nous devons chercher à l’atteindre. Le salut des Orthodoxes d’Europe et d’Amérique est dans cette unité. Mais nous en sommes encore loin, Eminence. 

De nombreuses années s’écouleront avant qu’il n’y ait plus d’organisations parallèles ethniques et juridictionnelles. Ce parallélisme n’étant pas seulement accepté par le Patriarcat de Constantinople, mais toléré par le Patriarcat de Moscou (deux métropolites : Mgr Euloge et Mgr Séraphin). Sa Sainteté le Patriarche Alexis a jugé ce même principe légitime pour les communautés ethniques albanaises d’Amérique. Pourquoi alors, dans l’état actuel, exiger des Occidentaux d’être plus orthodoxes que les Orthodoxes de naissance ? 

Néanmoins, ces reproches sont moindres en regard de ceux qui commencent et terminent votre lettre, Eminence ; par eux toute la perspective de l’Orthodoxie Occidentale est faussée et ils contiennent le noyau de diffamation morale venant de Paris. 

En effet, vous débutez votre lettre à mon égard en parlant de « l’affaire de l’Archiprêtre E. Kovalevsky », « principale pierre d’achoppement pour le bon ordre de l’Exarchat en Europe » IL N’Y A PAS « d’affaire de l’Archiprêtre E. Kovalevsky » mais l’affaire de vie ou de mort de l’Orthodoxie Occidentale pour laquelle le Patriarche de Moscou, en la personne du Patriarche Serge de bienheureuse mémoire, montra dans le passé une clairvoyante sollicitude. Si l’on était demeuré fidèle à ses décisions, il n’y aurait pas eu du tout d’affaire et l’œuvre se serait développée normalement sur des bases saines, en union canonique avec le Patriarcat. 

Je me permets respectueusement de proposer à votre Eminence de relire attentivement plusieurs documents : le Décret de 1936 : de Sa Sainteté le Patriarche Serge, décret qui, tout en bénissant le rite occidental, prévoit pour cette œuvre nouvelle une organisation spéciale avec un administrateur et lui confère le nom d' »Orthodoxie Occidentale » ; la lettre de 1939 où le même Patriarche Serge conseille à l’action missionnaire une indépendance de l’administration locale russe ; les lettres traitant de la situation générale de l’Eglise en Europe Occidentale et qui, suivant votre réponse fut communiquée au Saint-Synode et prises en considération par ce dernier, et enfin, de bien vouloir parcourir sans parti pris la correspondance. Vous verrez alors, Eminence, qu’il n’y a pas d’affaire dite de l’Archiprêtre E. Kovalevsky, mais la négation de la clairvoyance du Patriarche de Moscou qui a changé récemment d’attitude, préférant prêter l’oreille aux opinions arbitraires plutôt qu’à celles du Patriarche Serge et de ceux qui mirent leur confiance dans son programme et ses enseignements pastoraux. 

Vous terminez votre lettre en présentant l’Orthodoxie Occidentale comme un alibi pour la carrière ecclésiastique (désir acharné d’épiscopat) et les personnes qui se sont données sincèrement à l’Orthodoxie en France, comme des pions de mes agissements. Je m’indigne, Monseigneur, d’une telle opinion vis-à-vis de Français orthodoxes dignes d’autres égards. 

Sans parler du fait que le désir d’épiscopat est une bonne chose si l’on en croit l’Apôtre Paul, peut-on faire sérieusement crédit à une conception aussi artificielle ? Si j’avais désiré à tout prix une carrière ecclésiastique, si telle avait été l’ambition de ma vie, je n’aurais sans doute pas voté avec trois fidèles en 1930 pour la fidélité au Patriarcat de Moscou, acte essentiellement impopulaire, gratuit et de lamentable calcul. Je n’aurais pas retardé le plus longtemps possible mon ordination sacerdotale, saisi de crainte devant la sainteté de la prêtrise, et ne serais point resté lecteur cependant que mes camarades grimpaient d’un pas léger les grades ecclésiastiques et devenaient archiprêtres, archimandrites, évêques. Mais surtout, Eminence, je n’aurais jamais donné mon âme à la restauration de l’Orthodoxie Occidentale, œuvre nouvelle, exposée à toutes les critiques. Lorsqu’on désire « faire carrière », on ne s’engage pas dans les causes difficiles, on ne recherche pas la brebis perdue en se blessant aux épines, on soigne attentivement les 99 autres : elles représentent la majorité, elles créent l’opinion publique: On écrit docilement aux supérieurs non ce qui est utile mais ce qui est agréable, on attaque les autres juridictions, on montre devant les inférieurs une certaine autorité et sévérité, juste assez pour que l’on dise c’est un homme sérieux, il peut nous diriger, et l’on cède discrètement aux faiblesses des subordonnés afin de se les attacher. 

En Occident, pour faire une carrière ecclésiastique il faut, tout en tolérant les traditions occidentales, exalter la richesse et la beauté du rite oriental, alors on vous accorde sa sympathie : les Orientaux, attachés surtout à leur rite, sont ravis, les Occidentaux, épris d’orientalisme, vous soutiennent et les non orthodoxes (catholiques ou protestants) vous approuvent : cela leur permet en effet de continuer à classer notre religion dans les religions orientales, sans avoir à réviser leur opinion installée depuis des siècles. Pour faire carrière dans le monde, il est dangereux de toucher aux habitudes, mêmes mauvaises. 

J’ai défendu l’Église en Russie Soviétique afin de proclamer l’indépendance de l’Eglise des affaires de ce monde ; les régimes changent, l’Eglise continue ; j’ai défendu la tradition occidentale pour proclamer le dogme de la catholicité de l’Orthodoxie, l’unité dans la vérité et la multiplicité dans les coutumes locales. Cette universalité de l’Eglise qui embrasse tous les peuples, toutes les cultures, toutes les époques, ne donne la préférence à aucun. 

J’ai défendu l’Eglise en Russie Soviétique et la tradition occidentale parce que toutes deux manifestent la liberté de l’Eglise, rachetée par le précieux Sang du Christ, comme disaient l’Apôtre Paul et le Ve Concile Œcuménique. 

J’ai défendu l’Eglise en Russie Soviétique et la tradition occidentale par haine de cette hérésie abjecte qui veut lier l’Église à des choses périssables, la limiter, la rendre propriété de tel peuple, de telle conception philosophique, sociale ou ethnique. 

Votre Eminence, ma carrière, mes intrigues, mes mensonges sont la lutte pour le témoignage de l’indépendance et de l’universalité de l’Orthodoxie. 

En ce, qui concerne l’appréciation de notre œuvre comme peu importante (quelques collaborateurs, petites paroisses, communautés fictives), je la regarde comme un genre d’apologétique de la part de ceux qui vous l’ont écrit afin de se justifier auprès du Patriarcat de leur maladresse dans la direction de l’Église et de leur manque de compréhension des affaires occidentales ; la perte étant infime, la faute est bien diminuée. 

Et vous, Eminence, vous vous servez de cette explication pour leur conseiller de travailler en paix sans nous. Les expressions : grand, petit, peu, beaucoup, sont relatives. Les communautés françaises sont petites ou toutes petites si on les compare aux paroisses romaines d’ici ou aux paroisses orthodoxes des pays orthodoxes. Elles sont moins petites si on les compare aux paroisses orthodoxes du Patriarcat de Moscou en Europe et même, vis-à-vis de quelques unes, elles sont grandes. Si on les compare à la Mission stavropigiale de Hollande, surtout après le départ des deux prêtres hollandais, elles sont énormes. Mais il est évident que la question n’est pas là. Ce qui est important, c’est que nos paroisses naissent, alors qu’il y a sept ans, elles n’existaient pas. 

Quant à vos paroles sur la haine des Orthodoxes français pour l’Église de Russie et à votre souhait que leur méchanceté retombe sur eux, je puis vous répondre que nous gardons une admiration et un profond respect pour l’Église de Russie. Nous l’avons ouvertement affirmé lors de notre Réunion missionnaire de cette année (juillet 1953). Nous ne désirons nullement – loin de nous semblables pensées – que la méchanceté de nos adversaires retombe sur eux. Pendant ma maladie, en automne 1952, le T. R. Archimandrite Nicolas m’envoya une lettre terminée par des paroles de malédiction tirées de l’Ecriture Sainte ; je lui répondis par la citation de bénédiction tirée du même chapitre du Livre sacré. 

Permettez-moi, Eminence, de terminer aussi cette lettre par des paroles de bénédiction. 

Que Dieu bénisse l’Église de Russie, son Prélat, Sa Sainteté le Patriarche Alexis, ses évêques et en particulier Votre Eminence, ses prêtres et ses fidèles pour le plus grand bien de l’Église Orthodoxe universelle, pour la sanctification de l’humanité dans la paix et l’amour du Christ notre Seigneur». (29 septembre 1953).

L’Evêque Sylvestre

Le Père Eugraph se redresse lentement et porte un dernier espoir sur l’évêque Sylvestre ; peut-être une journée liturgique le convaincra-t-il ?

Le 11 novembre 1953, sous la protection de Saint Martin, il organise cette Journée Liturgique en l’Eglise Saint-Irénée, et demande à l’Evêque Sylvestre de la présider. Le programme liturgique est complet : Laudes, Tierces, Divine Liturgie, Sexte, tous ces offices célébrés selon le rite de l’ancienne tradition française, puis : agapes, None, trois conférences explicatives et pour conclure : Vêpres.

La première conférence communique une série de neuf documents essentiels, s’étendant du 18e au 20e siècles, dans lesquels les chefs des Eglises Orthodoxes reconnaissent la légitimité du rite romain et des différents rites occidentaux au sein de l’Orthodoxie.

La deuxième conférence dégage l’unité profonde de la Liturgie Orthodoxe au travers de ses rites orientaux et occidentaux, unité formelle qui demeure intacte dans ses variations se complétant et s’enrichissant mutuellement.

La troisième conférence porte sur les formes traditionnelles du chant et de la psalmodie liturgiques et sur leur application dans le rite orthodoxe occidental.

Le Père Eugraph fournit, apporte, explique les documents. Il plaide et termine sa conférence ainsi :

«Dans sa revue « L’Union Chrétienne », le R.P. Wladimir Guettée[46] écrivait en 1874 « En lisant la messe gallicane, ceux qui connaissent la liturgie orientale seront, frappés des rapports qui existent entre ces deux liturgies. Nous sommes persuadés qu’ils en admireront d’abord le caractère antique et profondément chrétien, et qu’ils reconnaîtront de plus qu’il serait difficile de composer à priori une liturgie appropriée à nos mœurs actuelles »  

Je me permets donc de demander respectueusement le témoignage de Son Excellence, ainsi que celui des Révérends Pères de rite oriental qui ont vu ce matin nos cérémonies se dérouler sous leurs yeux». 

L’Evêque Sylvestre semble excédé ; il le prouvera quelques semaines plus tard. Rien ne l’attire en ce Père Eugraph dont le regard annonce un avenir fatigant. Et le 11 décembre 1953, il écrit enfin ce qu’il pense aux Français qui, exaspérés par son silence, l’ont «mis au pied du mur». 

«Je voudrais, dit-il au Père Eugraph, vous exprimer mon amertume pour l’incompréhension de votre groupe. Lors de la réunion chez vous, je n’étais pas d’accord sur la question d’élection d’un évêque, et j’ai attendu d’en référer au Métropolite Wladimir, en prévoyant déjà la réaction du Métropolite et du Conseil Diocésain. Le Métropolite est très opposé à cette question et elle sera discutée en Conseil Diocésain qui se réunit la semaine prochaine et, comme mesure préventive, plus aucune ordination jusqu’à la décision finale ne sera admise. Je ne puis pour le moment être un défenseur de votre désir d’avoir un évêque indépendant. Il faut employer avec précaution le terme : Eglise Orthodoxe Française, qui n’existe pas encore et il ne faut pas affirmer ce qui ne sera fait qu’un jour dans l’avenir. Vous savez et vous sentez vous-mêmes quelles difficultés rencontre votre travail et combien d’adversaires et d’ennemis souvent consciencieux (sic) a le rite occidental… pourquoi cette hâte et ce désir d’épiscopat. Il vous faut demander au Métropolite la bénédiction de vous adresser directement au Patriarche (Œcuménique). » (Traduit en russe).

Le repentir du Métropolite Nicolas

Le 1er décembre 1953, le Père Eugraph reçoit une lettre de Nicolas Raïevsky, secrétaire du représentant du Patriarcat de Moscou à Vienne. Il demande une entrevue afin de lui transmettre oralement des renseignements que son ami Igor Karouzo a apporté de Moscou, de la part du Métropolite Nicolas de Kroutitzky.

Le 13 décembre, Nicolas Raïevsky, se présente dans la salle de cours de l’Institut. – C’est la fête de Saint Eugraph -. Il est attaché culturel français à Vienne et le Métropolite l’a chargé d’une démarche inattendue.

Le bras droit du Patriarche Alexis a été «trompé par un dossier colossal, soixante-dix lettres d’accusations contre le Père Eugraph». La réponse de ce dernier l’a bouleversé. Il est parti faire une retraite à la Laure Saint-Serge. «Il a beaucoup prié, il est prêt à présent à nous défendre et nous demande de revenir».

Mais cette reconnaissance d’erreur est orale et non écrite.

L’année 1953 s’achève dans l’obscurité. Le condamné n’est pas mort, mais la «lettre privée» pèse lourdement sur lui. Comme le roi David, il pourrait dire à ses collègues du Conseil Diocésain :

«Pourquoi te glorifies-tu de ta méchanceté, tyran ? La bonté de Dieu subsiste toujours. ta langue n’invente que malice, Comme un rasoir affilé, fourbe que tu es ! Tu aimes toutes les paroles de destruction. Langue trompeuse !». (Psaume 52).

13 – Le labyrinthe – 1954

Le sourire mélancolique de Moscou

Le sourire éteint grec Le faux sourire russe

Les prêtres ouvriers

Séparation et incarnation

Le labyrinthe

Le brigandage liturgique

Les Statuts

Le réquisitoire de l’Eglise de France

L’Exarchat s’effondre

Le Conseil Œcuménique

L’Exarchat russe de Constantinople.

«Pourquoi, ô Seigneur, Te tiens-Tu éloigné ?

«Pourquoi Te caches-Tu au temps de la détresse ?» (Psaume 10, 1).

L’Archiprêtre Eugraph répond avec prudence au doux sourire de Moscou. Il a trop souffert. Il fait savoir au messager Nicolas Raïevsky :

«… Nous voulons assurer à Son Eminence que nous gardons une profonde reconnaissance à leurs Saintetés le Patriarche Serge et le Patriarche Alexis qui, par leur haute autorité, permirent à l’Église orthodoxe française de faire ses premiers pas historiques, mais aussi le ferme espoir qu’avec l’aide de Notre-Dame de Kazan et de Saint Séraphin, les erreurs étant surmontées, l’unité sera retrouvée. » 

Il rappelle ensuite la situation désastreuse survenue et par cela même suggère les conditions de retour :

«… Le seul moyen d’établir l’équilibre entre l’unité avec le Patriarcat et le développement sans entraves de l’Église orthodoxe française, était la donation par le Patriarcat de Moscou de STATUTS AUTONOMES, mais le Patriarcat n’a pas voulu cette solution possible, tout en nous laissant l’espoir de nous l’accorder. Cet état de choses n’a cessé d’augmenter le malaise. 

L’acte du Patriarcat de Moscou, inattendu pour nous tous qui me frappa personnellement et du même coup l’œuvre de l’Orthodoxie française en général, éteignait le dernier rayon d’espoir. De plus la lettre de S.E. le Métropolite Nicolas à l’Archimandrite Nicolas, largement diffusée par ce dernier, donnait le coup mortel à tous nos efforts de plusieurs années. 

Au nom de l’intérêt général de l’Eglise, nous nous permettons de suggérer très respectueusement à Son Eminence de faire tout ce qui lui est possible pour détendre l’état d’esprit actuel et faire savoir aux personnes qui furent informées dans un sens péjoratif et déformé sa nouvelle attitude. Cet acte juste ferait un bien grand et efficace en France pour le prestige du Patriarcat de Moscou et faciliterait de nouvelles routes… » (lettre du 12 janvier 1954).

Nicolas Raïevsky, conquis par la liturgie des Gaules à laquelle il a assisté, fait l’impossible pour atteindre up résultat positif et demande l’épiscopat pour l’archiprêtre Eugraph. Rien d’officiel ne se produit.

Le sourire éteint grec

Le Gouvernement en la personne du Consul Général d’Egypte, Mr Guy Monod, pressenti par Mr Laurent du Quai d’Orsay, soutient avec bienveillance les démarches de l’Eglise de France auprès du Patriarcat d’Alexandrie.

Mais l’heure est passée et le Vicaire Patriarcal, Mgr Parthenios, écrit- le 17 avril à Mme Winnaert : «Quant à l’affaire de l’Eglise catholique orthodoxe occidentale, Sa Béatitude est en train de l’étudier et ne manquera pas de communiquer avec qui de droit en temps opportun. » Phrase classique d’un Vicaire Patriarcal ; le cas de l’Eglise de France fait son entrée dans la période du «est à l’étude». D’ailleurs le Patriarche Christophoros (qui avait soutenu l’Eglise de France en 1953) est vivement combattu par les siens – on lui reproche entre autres de vouloir ressusciter la prestigieuse bibliothèque d’Alexandrie – ; il aura le tact de tomber malade et partira se reposer en Grèce, à Kyfissia, où il s’éteindra.

Le faux sourire russe

L’Eglise est dangereusement ballottée. Le Père Eugraph songe alors à s’adresser au Père Basile Zenkovsky[47], Président du Conseil Diocésain de l’Exarchat russe. C’est un homme intelligent, peut-être l’écoutera-t-il, peut-être lui tendra-t-il la main ?

A nouveau, il plaide, à «temps et à contretemps». Ila dans le cœur la patience de Dieu.

«L’Eglise, expose-t-il, est un organisme vivant ; dans un organisme, si un membre souffre, tous les membres souffrent et si un membre se réjouit, tous se réjouissent. Selon notre conception orthodoxe, c’est l’esprit de « Sobornost » qui crée les conciles, les commissions et les autres réunions officielles. 

Comprenez-nous bien : voilà 25 ans que nous travaillons – mal ou bien, c’est une autre question – mais sincèrement pour la renaissance de l’Orthodoxie occidentale. Il nous est très pénible de nous sentir PSYCHOLOGIQUEMENT isolés. Dès que j’ai appris que vous portiez à notre œuvre un certain intérêt et même de la sympathie, je me suis réjoui d’entrer en contact avec vous pour échanger nos vues, pour nous informer réciproquement, pour vous communiquer nos préoccupations, nos problèmes, nos difficultés et nos conquêtes, car tel est le paradoxe que nous avons plus de contacts et d’échanges de vues avec le monde catholique romain, protestant et, en général, le monde non orthodoxe et que c’est précisément avec nos frères dans la foi que ces rapports suivis nous manquent, et pourtant combien il est désirable que tout devienne l’œuvre en commun. 

Du point de vue DOGMATIQUE, l’Eglise orthodoxe a toujours eu une double attitude qu’on peut définir comme exigence dogmatique minimum et exigence dogmatique maximum. Quand une communauté veut s’unir à l’Eglise orthodoxe, cette dernière lui impose le minimum dogmatique. Telle fut, par exemple, l’attitude du Saint-Synode russe vis-à-vis d’une communauté anglaise aussi bien que d’une communauté américaine. De ce point de vue l’Eglise orthodoxe, quand elle accepte le rite romain, exige le minimum : suppression du « Filioque », doctrine sur l’épiclèse, le Saint-Synode a supprimé le terme « mérite » qui prêtait à confusion. 

Cette attitude de l’Eglise orthodoxe est tout à fait justifiable car elle place l’union de la nouvelle communauté avec elle en premier lieu et compte sur la grâce du Saint-Esprit alimentant la vie de ce nouveau membre de l’Église pour transformer celui-ci. 

Une autre attitude maximaliste dogmatique dans la liturgie est une œuvre progressive à l’intérieur de l’Église, qui ne s’arrête jamais. La liturgie de Saint Jean Chrysostome en est un exemple classique. Ainsi la formule cataphatique de l’anaphore de Saint Jean s’enrichit vers le XIe siècle des nominations apophatiques, sans pour cela briser l’unité des textes. Quelquefois le soulignement d’un dogme peut même briser les formes grammaticales. Le désir d’amplifier l’appel du Saint-Esprit sur les dons, introduit dans notre liturgie slave le tropaire de la troisième Heure. 

L’enrichissement dogmatique de la liturgie se produit parfois dans l’histoire sans grandes difficultés, mais parfois aussi il provoque des conflits, une lutte acharnée entre les liturgistes et les théologiens. Les liturgistes élèvent leur voix contre toute innovation, fantaisie, comme si la sainte tradition était en cause. Telle fut la carrière de la prière du prêtre : « Personne n’est digne de s’approcher… « Toutes les liturgies du monde avaient l’habitude d’offrir le Fils au Père; elles ne connaissaient pas Dieu le Verbe recevant l’offrande. Certes, Saint Basile parlait déjà ainsi, mais la liturgie ignorait cette formulation. On n’osait pas introduire la formule du Christ : QUI OFFRE, QUI EST OFFERT ET QUI RECOIT – grand enrichissement théologique de la pensée chrétienne – ni dans le canon eucharistique, ni dans la prière à haute voix. Cette formule était proposée au prêtre pendant l’offertoire et ce n’est que peu à peu qu’elle entra dans le texte pour la plus grande joie de tous les sacrificateurs. 

Ainsi, je pense qu’on doit bien distinguer entre le minimum dogmatique, condition indiscutable pour que la liturgie soit orthodoxe et l’enrichissement progressif de tel ou tel rite, par la pensée théologique. 

J’ai remarqué parmi les penseurs orthodoxes et les liturgistes occidentaux de notre siècle, une fâcheuse tendance à confondre le domaine théologique et le domaine liturgique. Les liturgistes veulent voir dans la liturgie l’expression parfaite et plénière du dogme ; ils oublient, comme je l’ai dit plus haut, que les dogmes s’expriment certes par la liturgie, mais peuvent aussi ne pas pénétrer pleinement dans son étoffe. 

Sur le plan CANONIQUE, qui est le plan de l’équilibre social entre les membres de l’Eglise – plan de mesure, recherche de la paix harmonieuse – les questions liturgiques se posent bien différemment. Sur ce plan, en effet, la principale question est de savoir qui peut approuver tel ou tel rite. Il est évident qu’actuellement aucune Eglise orientale ne peut approuver le rituel occidental, disons « définitif », n’en ayant pas l’expérience, n’étant pas l’héritière de sa tradition. L’Eglise orthodoxe peut exiger, comme je le disais plus haut, d’abord la conformité aux dogmes orthodoxes, ensuite que ce rituel ne s’éloigne pas trop de la coutume universelle afin que les fidèles des autres rites ne soient pas déroutés en recevant les Saints Sacrements de la main des clercs occidentaux ; elle peut, enfin, approuver un texte provisoire pour éviter certaines hésitations et des réformes non autorisées dans le rite. L’approbation des rites « définitifs » incombe dans les temps à venir aux Conciles locaux des Orthodoxes occidentaux. 

Le plan LITURGIQUE, à son tour, est fort différent du plan canonique et dogmatique. La liturgie est une aristocrate, aimant à garder les anciennes coutumes. Plus le rite peut prouver que ses racines généalogiques plongent dans les temps reculés, plus elle se montre satisfaite. La liturgie a ses propres lois, les lois « formelles », c’est un rythme. On peut parler du goût liturgique et du mauvais goût liturgique. La liturgie n’aime pas que dans son domaine pénètre l’esprit profane, vulgaire ; elle mesure ses gestes, ses paroles, ses chants, elle a son style. Il y a certaines lois liturgiques qui sont universelles, qui sont les mêmes pour tous les pays, à toutes les époques et qu’on ne peut dépasser, mais dans ces lois universelles, il y a aussi des spécifications. 

En ce qui concerne enfin le plan PASTORALO-PRATIQUE, la question se pose différemment. Il y a beaucoup de choses que l’on veut faire et que l’on ne peut pas faire, ou parce que les gens ont de mauvaises habitudes, ou parce qu’ils ne sont pas assez préparés ou parce que, matériellement, on ne peut réaliser ce que l’on désire. Une chose est la liturgie telle qu’elle doit être, autre chose est la liturgie telle que nous la rencontrons dans nos paroisses russes ou françaises. Tant de questions se posent en ce domaine : éducation, rééducation, quelquefois temps ou argent et, avec humilité, il est bon de se consoler sur ce plan là avec le proverbe français : « le mieux tue le bien. »» (Lettre du 20 janvier 1954).

Le Père Basile, frappé par cette lettre, décide d’aider le Père Eugraph et lui fixe un rendez-vous. L’entretien est long, triste. L’hostilité de l’Exarchat russe et la mauvaise volonté de l’évêque Sylvestre se durcissent autour du pionnier si solitaire. Il a reçu une lettre de son vieux professeur d’Histoire de l’Eglise, Antoine Kartachoff[48]. Ce dernier, éminent historien, une des personnalités du premier groupe remarquable d’intellectuels russes chassés par la révolution bolchevique, et qui avait autrefois donné une opinion positive lorsque Mgr Irénée Winnaert avait demandé à Mgr Euloge de l’accueillir dans sa juridiction (voir « La divine Contradiction», tome I, chapitre 11, page 131 et suite) lui dit la vérité :

«Cher Père Eugraph, Votre affaire sera menée et a été menée EN DEHORS des Membres du Conseil Diocésain et surtout des laïcs. Mais parce que Mgr le Métropolite (Wladimir) nous a fait connaître cette affaire qui a été décidée par son autorité – et ceci est son droit absolu – et qu’il la mènera par la voie exacte de la hiérarchie, notre rôle par cela même est terminé. Etant donné qu’il m’a été permis d’exprimer mon opinion sur la légalité, TOUT à FAIT ÉVIDENTE du rite occidental, j’ai donné mon avis favorable par écrit. Ma lettre doit être jointe au dossier envoyé au Patriarche qui doit en définitive la régler. Ma fonction de consultant laïc est terminée. Avec mon respect.» (4 mars 1954, traduit du russe).

Le Père Basile Zenkovsky écoute le Père Eugraph et semble le comprendre, mais il le presse d’accepter de célébrer le rite oriental. Il lui affirme que ce ne serait que provisoire, que le rite occidental était accepté EN PRINCIPE, que lui, Père Basile, le soutenait pleinement, qu’il était nécessaire pour consolider la jeune Eglise de TRAVAILLER parallèlement le milieu russe, que les Statuts des Français seraient spécialement étudiés, qu’il ne s’agissait que de patienter, etc.

Abandonné de ses confrères, tendu vers une lueur d’espoir de voir enfin aboutir ses démarches, le Père Eugraph cède et signe qu’il célébrera le rite oriental… PROVISOIREMENT.

Sitôt de retour chez lui, il est catastrophé et n’ose le dire à son entourage. Il pressent clairement qu’il a été trompé, même par un sincère Père Basile, il regrette de tout son être d’avoir signé et murmure : Seigneur, aie pitié ! Malheureusement, il a signé. Il a cédé ! Comme Saint Martin lorsque voulant sauver les Priscillianistes, accepta un compromis :

«Le lendemain à la hâte, Saint Martin sortit de Trèves. Sur le chemin de retour, il était triste. Non loin d’un bourg nommé Andethanna, dans un coin écarté d’une vaste forêt solitaire, comme ses compagnons l’avaient un peu devancé, il s’assit. Là, il méditait sur la cause de sa faiblesse, que maintenant il regrettait ; tour à tour, il s’accusait et se justifiait lui-même. Soudain, apparût près de lui un ange : « Martin, dit l’ange, tu as raison d’avoir des regrets ; mais tu ne pouvais autrement sortir de là. Reprends courage, reviens à ta fermeté ordinaire ; sans quoi tu mettrais en péril, non plus ta gloire, mais ton salut. »» (Vie de Saint Martin par Sulpice Sévère : Dialogue II, chapitre 13).

Les prêtres ouvriers

Le Père Eugraph a la faculté de s’intéresser autant aux évènements universels qu’à ceux qui bouleversent sa vie ; cette objectivité le sauve dans les détresses. Son regard aigu, clairvoyant, ne peut s’empêcher de scruter les horizons. La Bulle du Pape Pie XII, supprimant le mouvement des prêtres-ouvriers, a éclaté en France. Le Père Eugraph prévoit le danger qui en découlera, annonciateur d’autres difficultés qui, bien qu’apparemment différentes s’enchaîneront au cours des années suivantes. Il désire alors replacer le problème dans l’équilibre et l’optique de l’Eglise orthodoxe et envoie dans ce sens un article au journal «Combat». Ila assisté à une réunion des prêtres-ouvriers et de leurs disciples, il a entendu une jeune femme terminer son ardente allocution par les paroles bibliques d’Esther : «Va, rassemble tous les Juifs qui se trouvent à Suse et jeûnez pour moi, sans manger ni boire pendant trois jours, ni la nuit, ni le jour. Moi aussi, je jeûnerai de même avec mes servantes, puis j’entrerai chez le roi, malgré la loi ; et si je dois périr, je périrai» (Esther4, 16). Il admire l’élan des prêtres ouvriers, devinant le «manque» qui déforme leur route, manque plus profond qu’on ne le soupçonnait à l’époque.

« Quelle serait l’attitude de l’Eglise orthodoxe dans la question angoissante des « prêtres-ouvriers »; nous a-t-on demandé à plusieurs reprises, après la nouvelle décision de Rome ? 

La « réponse orthodoxe » à ce problème qui passionne actuellement l’opinion publique, peut en effet présenter un certain intérêt. 

Le prêtre-ouvrier, par-dessus les frontières confessionnelles, a su gagner le respect et la sympathie. Il est le produit de cette âme missionnaire et idéaliste jusqu’à l’imprudence, cette âme qui s’est manifestée si souvent sous différentes formes (modernisme, libéralisme) dans l’histoire du clergé catholique français. 

L’Eglise orthodoxe ne peut qu’aimer le prêtre-ouvrier et prier pour lui. 

Le problème des prêtres-ouvriers ne peut être isolé de l’ensemble de la doctrine romaine et de son passé historique. De plus, les motifs officiels ne correspondent pas toujours aux réels et ces derniers nous échappent. Peut-on dans ces conditions, porter un jugement équitable ? Nous préférons répondre par une supposition à la question des prêtres-ouvriers. 

Supposons qu’un groupe de prêtres ou de laïcs désirant devenir « prêtres-ouvriers »; s’adressent à l’Eglise orthodoxe et lui demande sa bénédiction pour son apostolat. Quelle sera la réaction d’un évêque de notre Eglise ? 

En principe, le prêtre est ordonné pour une paroisse et doit être entretenu par elle. Dès la naissance de l’Eglise, les clercs étaient des membres « mis à part » pour ne s’occuper que de ministère. Sur ce point, l’Eglise est semblable aux autres communautés un docteur, un professeur dans une société normale vivent pour leur profession. On imagine difficilement dans une cité-ouvrière, un docteur-ouvrier ou un professeur-ouvrier. 

Pourtant, l’Eglise orthodoxe accepte des prêtres travaillant huit heures par jour lorsque la communauté qu’ils desservent est trop pauvre ou trop petite pour les faire vivre et ils deviennent de ce fait des prêtres-ouvriers. Ce double labeur peut amener des difficultés, certes, mais entre deux maux il faut choisir le moindre. 

Et sans parler des prêtres, combien y a-t-il de laïcs obligés de gagner leur vie et se dévouant à un autre travail : philanthropie, œuvres sociales, politiques ! 

Il existe une série de métiers interdits aux prêtres par la règle canonique :- ceux qui touchent la spéculation, qui risquent de développer la vanité de l’homme, qui favorisent le vice, ou le métier militaire dont le but, la plupart du temps, est de tuer et, enfin, les affaires de César : la politique. 

La France, par la séparation de l’Église et de l’État, a créé le prêtre soldat, le prêtre officier. Moi-même au jour de la mobilisation de 1939, je fus placé devant un dilemme : accepter ou refuser l’état militaire. J’aurais pu devenir objecteur de conscience mais cela m’aurait soustrait à un autre appel, celui de vivre avec les autres les difficultés et les misères de la vie de soldat et de la France pendant la guerre. Je préférai subir cette situation plus fraternelle qu’opposer un refus spectaculaire[49]

Le travail manuel a toujours été considéré par l’Église comme un travail noble et l’humble condition de l’ouvrier dans la société est conforme à la situation du disciple du Christ. 

L’argument que le milieu ouvrier est malsain ne peut être pris au sérieux car du point de vue de la morale chrétienne, le milieu riche ou même intellectuel fait naître autant de dangers, sinon plus. 

Que répondra un évêque orthodoxe placé devant une vocation de prêtre-ouvrier ? Il ne peut, en vérité, que l’encourager et la bénir en exigeant, néanmoins, de cette âme ardente des conditions dont, voici quelques exemples : 

Le prêtre-ouvrier sera solidement instruit, pénétré des dogmes de l’Église, non par le seul dogme du salut mais aussi par les commandements sociaux : rapports entre les classes, les maîtres et serviteurs, etc. Il connaîtra les doctrines propagées dans le milieu ouvrier. 

Son succès est intimement lié à une vie de prière intérieure. Sur le plan politique et syndical, il est libre mais il apportera dans son milieu l’esprit chrétien et votera non selon l’ordre du groupement mais selon sa conscience personnelle. 

Actuellement, dans les pays où l’Orthodoxie est la religion de la majorité, le problème du prêtre-ouvrier n’existe pas pour la simple raison que l’Orthodoxie ignore « la trahison des masses ». Elle est toujours restée la religion des masses et s’il lui faut supporter une attaque de l’athéisme, ce combat ne se présentera pas sur le plan social’: » (18 février 1954).

«Combat» imprime l’article et le Père Eugraph en envoie un autre. Il pense que la pensée théologique devrait se servir des journaux afin d’atteindre un public qu’on ne peut saisir autrement. Il développe alors sa pensée en relation avec celle de Pierre Garenne, dont il réfute les arguments.

Séparation et incarnation

«J’ai lu avec intérêt la série de vos articles dans « Combat » et spécialement celui qui porte l’en-tête « Séparation et incarnation » (n. 19.2.54).

La première réflexion sur laquelle je désire m’arrêter et qui m’a frappé, c’est cette idée de ramener en définitive l’œuvre du Christ au salut des âmes individuelles. Pour l’Eglise, le vrai Dieu est venu sur terre en vue de l’œuvre universelle ; son œuvre est cosmique et pan-humaine. 

Nous sommes en face d’un étrange et paradoxal choix du Verbe pour le monde incarné et visible, préférence que le Christ montre dans la parabole du fils prodigue ; le fils prodigue, c’est l’aventure de l’humanité qui choisit les dangers du péché, risque son destin loin de Dieu pour revenir ensuite à Lui, et le Père lui offre un festin succulent – son Fils -, festin qu’il refuse de donner au fils aîné, l’Ange. Sans cette hiérarchie des valeurs, tout est faussé ; l’Eglise devient une organisation compliquée, destinée à la pêche à la ligne. 

L’en-tête et le contenu de votre article parlent de séparation et incarnation, deux termes qui pour moi peuvent difficilement être ensemble. Le premier, séparation, est un terme biblique et traditionnel, un terme dialectique ; le deuxième, incarnation est impropre lorsqu’il est appliqué à l’Eglise et aux prêtres. 

La séparation, en effet, est une loi initiale de la dialectique sotériologique. Une séparation radicale est indispensable pour arriver à l’union parfaite, de même que l’analyse doit précéder la synthèse. La loi de la séparation dialectique, allant jusqu’à la haine sacrée et à l’opposition radicale, traverse toute la Bible, tout l’enseignement de l’évolution du monde prêché par l’Evangile, et exprimé par exemple dans ce commandement paradoxal du Christ : Si tu ne hais pas ton père et ta mère, tu n’es pas digne de Moi. Sans séparation, il n’y a ni avancement, ni vraie création, il n’y a que confusion et décadence, mais la loi de séparation est, comme je l’ai dit plus haut, dialectique et non statique. Si elle devient statique, elle se transforme en hérésie au souffle de mort, car on sépare, on se pose, on se distingue (Eglise et monde, esprit et corps, famille et personne, sacré et profane) pour s’unir parfaitement et plus harmonieusement. 

Hegel et Marx, chacun à sa manière mais en un sens bien spécifique et limité, inconsciemment ou consciemment, n’importe, se sont inspirés de l’enseignement de l’Église pour baser leur doctrine de dialectique : thèse, antithèse, synthèse. De ce point de vue, ils peuvent être considérés, non comme des penseurs hors du christianisme, mais plutôt comme des hérétiques. 

C’est pourquoi l’Église orthodoxe a toujours voté dans tous les domaines pour la séparation dialectique radicale : Eglise-Etat, sacré-profane, etc. pour retrouver sans confusion l’harmonie et l’union des deux. 

Le terme « incarnation » est bien impropre et me paraît d’une mauvaise théologie lorsqu’il est appliqué à l’Eglise, aux prêtres, à la théologie. Dieu S’incarne, oui, mais l’Eglise ou un homme ne peuvent s’incarner, étant incarnés par nature. L’Eglise n’est pas une « spiritualité » qui prend chair, le Chrétien non plus, mais une « chair » allant à la rencontre et à la conquête de Dieu. Le prêtre n’est ni un saint, ni un ange, le milieu ouvrier n’est pas l’enfer mais si l’on veut sauvegarder ces deux termes mal posés, il faut dire que le milieu ouvrier et le prêtre sont l’enfer et que tous deux tendent vers la sainteté. 

Cet angélisme qu’on applique à l’Eglise est une déformation des plus troublantes et des plus fausses. Elle engendre la charité condescendante et cette façon qu’a l’Eglise romaine de traiter sans aucun droit tout ce qui se passe dans le monde avec une paternelle tape sur la joue. 

L’Eglise, c’est un ferment qui travaille la pâte humaine en tant qu’elle est dépositaire de la grâce de Dieu, mais elle est elle-même cette pâte de l’humanité composée d’évêques, prêtres, hommes, pensées.

Mais le point le plus essentiel que vous touchez, celui qui forme pour moi l’âme de la question, que je considère comme la plus grande tragédie du christianisme occidental, tant protestant que romain, c’est la déviation du vrai dogme. 

Cette déviation peut être appelée le pseudo-augustinisme ou monothélisme psychologique. 

En quoi consiste-t-elle ? 

Elle diminue systématiquement dans notre salut la place de la volonté humaine, sa liberté, l’élément de conquête de Dieu par l’homme. L’équilibre, la rencontre, le dialogue de deux volontés : celle de Dieu (sa grâce, sa révélation, sa vérité, son œuvre du salut) et celle de l’homme (notre lutte, notre conquête de la vérité, notre travail, notre ascèse, notre « création ») sont compromis, sans issue en Occident. 

Certes, l’Eglise de Rome reconnaît officiellement l’autorité du VIème Concile Œcuménique, qui proclama avec tant de force les deux volontés en Christ, mais l’œuvre gigantesque accomplie par Maxime le Confesseur qui se dressa contre le Pape, les patriarches, l’opinion publique et aboutit à ce Concile Œcuménique, n’est pas seulement oubliée pratiquement mais supprimée. Maxime le Confesseur eut la langue coupée au cours de son martyre. J’ai bien l’impression que sont coupées de même les langues de ceux qui confessent actuellement, sans équivoque, les deux volontés. 

Le tragique, est que l’un des hérétiques condamnés par le VIème Concile Œcuménique et une longue série de papes (dont le Pape Honorius) progressivement, clandestinement, a été justifié, pardonné, pour des causes administratives et secondaires, et ainsi s’est produit l’abandon de la Vérité proclamée. 

En effet, en laissant une place prépondérante, illégitime, au salut réalisé par le Christ, en estompant l’effort de l’homme dans la conquête de son salut, en donnant trop de place à la grâce, en limitant la liberté humaine aux actes méritoires et non à l’œuvre constructive de son propre salut avec la grâce, on a formé :

1. une religiosité féminine, passive, une obéissance sans responsabilité, – l’obéissance virile obéit sans crainte de se casser les reins, se lance à l’aventure, tandis que l’obéissance féminine recherche la sécurité, ne voyant Dieu que comme une protection et non comme une source de fécondité  

2. inévitablement on a provoqué une révolte de la volonté humaine allant vers une vie sans Dieu, sans Eglise, adoptant une attitude anti-Eglise, anti-Dieu, un humanisme sans grâce, une conquête sans Christ. 

Revenons aux prêtres-ouvriers. J’ai assisté à leur récent meeting qui m’a beaucoup ému ; toutefois j’ai été profondément troublé de constater que ces jeunes prêtres, ces jeunes laïcs catholiques ouvriers, étaient virils dans leur langage en parlant des revendications sociales, buvant non seulement à la source des intérêts de la classe ouvrière mais à la source marxiste, mais efféminés, sentimentaux en leur interprétation de l’Evangile et l’enseignement du Christ. (23.2.54)»

Dans cet article que le Père Eugraph lance au public inconnu de la rue, apparaît son attrait tout proche pour ce Père de l’Eglise qu’il aime particulièrement : Maxime le Confesseur. En dépit des coups qui pleuvent sur lui, comme Maxime le Confesseur il obéit virilement et on essaie de lui couper la langue spirituellement.

Le labyrinthe

Le labyrinthe est sous ses pas, l’entraînant en de vicieuses circonférences, sans issue. Il est indispensable d’en faire sortir son troupeau ! Il a sept paroisses : St Irénée de Paris, l’Assomption de Nice, la Pentecôte de Colombes, Saint Vincent de Lérins de Montpellier, la Sainte Croix de Nancy, Notre-Dame Source Vivifiante de Rennes, l’Oratoire du Manteau de la Vierge et l’Institut Saint-Denys. Que faire ? Comment trouver le milieu vital ? Des coups de vent avant-coureurs d’un orage, arrivent jusqu’à l’église Saint-Irénée : «on» songe à remplacer le Père Eugraph par un prêtre oriental, «on» découvre des couleurs nuisibles dans les couleurs de l’Eglise de France.

Les fidèles n’ont jamais vu le Métropolite Wladimir ; ils se hasardent à lui demander un entretien :

«Nous Vous serions très reconnaissants de bien vouloir recevoir après Pâques une délégation de fidèles français, afin de nous permettre de Vous exposer la situation réelle de notre œuvre et les aspirations de Français venant des Eglises romaine et protestante vers la Sainte Orthodoxie… » (10 avril 1954).

Le Métropolite ne répond pas. Il n’a jamais reçu, ni béni un Orthodoxe français. Pourtant, il a la réputation d’un évêque pieux. Quelle intrigue ou quelle crainte l’ont-elles lié ?

Par contre, le Métropolite Nicolas de Kroutitsky écrit aux Servantes de l’Eglise :

«Du fond de mon cœur j’envoie notre orthodoxe : En vérité, Il est ressuscité ! Vous êtes toujours dans mon cœur, mes chéries[50], je vous bénis et je prie pour vous. » (30avril 1954)

Le murmure hostile se précise. L’Exarchat modifierait les Statuts ? Les Français essaient d’arrêter cette attaque possible et écrivent à nouveau au silencieux Métropolite de la Cathédrale russe :

« Votre Eminence, Selon nos informations, les modifications que Vous avez portées à nos Statuts présentent des contradictions avec les desiderata et les décisions unanimes de notre Assemblée Générale de juillet 1953. Nous nous permettons respectueusement de souligner que pour les Français un des points les plus importants est de SAUVEGARDER LE DROIT d’ELECTION, droit que l’Exarchat maintient lui-même avec grande fermeté en son propre sein. Nous sommes persuadés, Eminence, que vous comprendrez notre réclamation légitime et si orthodoxe. Saint Léon le Grand n’a-t-il pas souligné ce principe à Rustique de Narbonne : « Qui praefeturus est omnibus, ab omnibus eligatur : Celui qui dirige tous, doit être élu par tous » : De même le Concile d’Orléans (VIe siècle) dira : « Toute élection d’évêque ou de prêtre sans consentement ou désir du peuple est nulle ». Tout en étant unis dans la vérité et la charité et un désir de bien réciproque, nous sentons qu’il existe deux vocations historiques dans la même Sainte Orthodoxie de France. La vôtre est de sauvegarder parmi les Russes si lourdement éprouvés par l’émigration, loin de leur chère patrie, l’attachement aux pieuses et ancestrales coutumes de la Sainte Russie ; nous nous inclinons devant la vitalité, le courage de l’émigration et nous l’aimons. Notre vocation à nous est de donner aux Français la lumière et la chaleur de l’Orthodoxie, son enseignement et sa vie spirituelle et de répondre à leur désir d’avoir une Eglise Orthodoxe française. » (14mai 1954).

La lutte est serrée. Les Français tiennent bon. Mais que sont-ils ? Une poignée dans un pays presque totalement romain, face à une communauté importante, une marée d’émigrés attachés de par la douleur à un pays natal qu’ils ne reverront plus et dont les couleurs sont familialement embellies par la séparation. Le berger orthodoxe occidental n’en peut mais. La responsabilité de voguer contre vents et marée avec la seule certitude de la voix intérieure et le fait que les gens ne croient pas en l’universalité de l’Eglise, le rongent. A-t-il raison d’être solitaire, éloigné de ses frères ?

Dieu lui répond chaque fois étrangement : par une nouvelle épreuve et une assurance illuminée. Il entend dans son inquiétude Saint Ignace d’Antioche au seuil de la mort : «Le christianisme, quand il est en but à la haine du monde, n’est plus objet de persuasion, mais œuvre de puissance» (Ep. aux Romains). Et l’épreuve suit silencieusement.

Le brigandage liturgique

Une Commission liturgique organisée par l’Exarchat convoque à la dernière minute le Père Eugraph pour examiner le rite selon Saint Germain de Paris. (Lettre du 11 juin 1954du Père Athanasieff). L’accusé n’a pas été averti à l’avance, il ignore les questions qu’on désire lui poser.

La séance est un «brigandage» en règle. Voici des extraits exprimant en «ramassé» la pensée de l’Exarchat :

«… Il va de soi qu’à l’intérieur d’un diocèse existant[51] il ne peut y avoir d’aussi grandes divergences rituelles qu’entre des Eglises autonomes entretenant entre elles des relations… 

… En ce qui concerne l’Eucharistie, selon la Commission, il importe de proposer à ces communautés d’introduire chez elle notre liturgie. 

Le titre même de la liturgie a provoqué une profonde surprise dans notre Commission. Dans la liturgistique (?) occidentale on ne connaît pas de texte qui porterait le nom de Saint Germain de Paris. Ce titre est né sans doute de la lettre dans laquelle ce Saint donne une explication symbolique de la liturgie gallicane qui existait à cette époque. Sans parler du fait qu’il n’y a aucune preuve scientifique pouvant affirmer que cette lettre est effectivement de St Germain (VIe siècle), rien n’autorise à faire de l’auteur de cette lettre le créateur d’un texte liturgique gallican… L’existence d’une tradition liturgique affirmée est indispensable, tradition qui n’existe pas en ce qui concerne Saint Germain de Paris. 

Tôt ou tard l’illusion disparaîtra et provoquera une profonde et douloureuse désillusion… L’Orthodoxie doit faire communier l’homme de l’Occident qui s’adresse à elle, à l’authentique tradition liturgique. 

La Commission ne peut recommander ce texte pour la célébration de la Divine Liturgie.» (Traduit du russe).

Assommé par une telle ignorance et une telle agressivité, le Père Eugraph ne répond rien, sa parole ne rencontrerait qu’un mur d’entêtement ecclésiastique. De retour chez lui, il s’assied devant son bureau où sont amoncelés tous ses documents d’étude, les photocopies des manuscrits gallicans, mozarabes, ambroisiens, son cher Pierre Lebrun, Mgr Duchesne, le Père Guettée et tant d’autres ! Par honnêteté devant son œuvre, il écrit au Père Athanasieff car il veut lui soumettre la vérité de son Eglise, mais tout s’effiloche sans résultat.

L’autre épreuve est déjà à la porte.

Les Statuts

L’Assemblée Générale de l’Eglise est fixée autour de la fête de Saint-Irénée, les 26 et 27 juin 1954. L’évêque Sylvestre est absent. Le Père Eugraph a reçu les Statuts de l’Eglise de France, modifiés par les soins de l’Exarchat ; il les présente à l’Assemblée. Les voici avec les modifications apportées par l’Assemblée elle-même :

STATUTS DE L’EGLISE DE FRANCE

sous le titre Eglise Orthodoxe de France

la restauration de l’Eglise orthodoxe en Occident selon les traditions locales de I’ Eglise indivise…

organisation de nouvelles communautés et paroisses…

(pour être membre 🙂 être orthodoxe occidental…

… la Mission orthodoxe occidentale est régie par le Président-Administrateur et le Bureau…

«De jure», le Président-Administrateur est évêque. Il est désigné à l’épiscopat par un vote de l’Assemblée Générale, soumis à l’approbation du pouvoir supérieur ecclésiastique…

STATUTS MODIFIES PAR L’EXARCHAT


Union des communautés françaises (EGLISE A DISPARU)

organisation de l’Eglise orthodoxe en France, compte tenu des anciennes traditions orthodoxes locales… (RESTAURATION, OCCIDENT, EGLISE INDIVISE ONT DISPARU) ;

organisation avec l’autorisation de l’Exarque (L’EXARQUE SE DRESSE)

(pour être membre 🙂 être orthodoxe… (OCCIDENTAL A DISPARU)

la Mission est régie par l’Administrateur de la Mission qui est nommé par l’Exarque… (TOUT DÉPEND DE L’EXARQUE RUSSE)

Auprès de l’Administrateur de la Mission se trouvent : les fonctionnaires nommés par l’Exarque sur présentation de l’Administrateur de la Mission (IL N’Y A PLUS TRACE D’EVEQUE).

les modifications… entrent en vigueur après examen par le Conseil Diocésain (LE PEUPLE A DISPARU).

Les Français expliquent à nouveau leur situation et insistent auprès de l’évêque Sylvestre pour qu’il transmette leurs rapports à Sa Toute Sainteté Athénagoras. Le Chef de l’Eglise de France s’est redressé et l’Assemblée Générale envoie à S.E. le Métropolite Wladimir ses :

RÉSOLUTIONS

«La Mission Orthodoxe Occidentale ne peut, en aucune manière, faire partie de l’Exarchat russe, ni du point de vue canonique, ni du point de vue pratique, ni du point de vue civique. Elle peut être dans la juridiction de Son Eminence en tant qu’Évêque le plus proche ayant reçu du Patriarche Œcuménique la Bénédiction pour s’occuper de notre cas ; la Mission Orthodoxe Occidentale ne peut être dirigée que par un Président élu par les membres de la Mission et réunissant les qualités suivantes indispensables à cette fonction : être de nationalité française, posséder la connaissance profonde de la langue, des milieux, de la mentalité et du génie français, avoir la confiance de la Mission, enfin vivre pleinement la vie de l’Eglise locale de France avec ses rites, coutumes et traditions… Garder dans les Statuts juridiques le titre « Église orthodoxe de France », tout en définissant dans les Statuts canoniques que le titre de « Mission orthodoxe occidentale ne signifie que diocèse en formation »». 

«L’Assemblée… exprime à Son Eminence ses sentiments filiaux et dévoués et Lui demande Ses saintes prières pour ses travaux. Elle prie Dieu Tout-Puissant et miséricordieux de lui accorder longue vie, santé et bénédiction. » 

La lecture des Résolutions est achevée ; les fidèles sont crispés ; soudain, une voix moqueuse s’élève au fond de la salle :

«Ah, ah, Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?» (Lettres persanes, Montesquieu).

Eberlués, les assistants ne réagissent pas mais l’un d’eux comprend : Certes, comment peut-on être orthodoxe français !

Le Père Eugraph commence son :

RAPPORT SUR L’ANNÉE ECOULÉE

«Je me permettrai, mes amis, de poser au début de ce rapport la question centrale : avons-nous progressé dans la restauration de l’Eglise orthodoxe selon les anciennes traditions de la France ? Je répondrai dans le sens affirmatif : nous avons fait quelques pas en avant. Certes, le chemin à parcourir reste immense. Inconnus des Occidentaux, méconnus des Orientaux, il nous faut poursuivre notre route sans relâche… Nous voici aujourd’hui devant le même travail à recommencer dans un autre monde, le travail de nous faire reconnaître dans le monde lié au Patriarcat de Constantinople qui, jamais sauf en théorie, ne posa la question d’une Orthodoxie occidentale. Or, une chose est de discuter dans les conciles, dans les réunions, de proclamer dans les encycliques, autre chose est de réaliser sur le plan concret, de se heurter aux réactions psychologiques… Croyez bien, nous ne sommes pas en ce moment en face d’ennemis, de gens méchants. Simplement, nous nous heurtons de front à ce qui est sur terre la chose la plus difficile à combattre : LA ROUTINE. La routine qu’il ne faut pas confondre avec la tradition oppose une résistance farouche à tout ce qui risque de la sortir d’elle-même. N’accusons personne. Accusons plutôt la nature humaine et espérons que du choc entre la routine et les nouveaux problèmes que nous avons posés, naîtra quelque chose de positif pour l’avenir de tous. Demain, un jour, dans l’avenir, des journalistes écriront sur Saint-Irénée et Saint-Germain. Demain, on fera des éloges – plats et dénués de compréhension profonde comme toujours – de notre œuvre. Le jour où le sol sera ferme sous nos pieds, une conversion ORGANIQUE, de l’intérieur, amènera vers nous des milliers de personnes. Sachons que les trois aspects de notre œuvre doivent progresser de pair : 

– bases canoniques établies,

– travail liturgique intensifié,

– action missionnaire développée. » (Extraits du Rapport de juin 1954)

En réponse aux Français, l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky reçoit de Mgr Sylvestre, le 30 juillet 1954, la lettre suivante (n. 1159).

« Vous êtes informé par la présente lettre que Son Eminence le Métropolite WLADIMIR, Exarque de Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique, après consultation de son Conseil Diocésain, a pris la décision suivante, en vue d’assurer dans l’avenir l’existence et le développement de l’Orthodoxie en France, d’une façon conforme aussi bien à la Tradition de l’Eglise qu’à l’esprit occidental et français, d’approuver les Statuts provisoires de la Mission orthodoxe occidentale dont le texte ci-joint (les Statuts précités). Des amendements peuvent éventuellement être apportés, s’ils se révélaient utiles à l’œuvre commune, auquel cas ils devront recevoir l’approbation préalable de la hiérarchie. Par ailleurs, Son Eminence a pris connaissance, en séance du Conseil Diocésain, des conclusions de la Commission Liturgique, nommée par elle et présidée par le R. Archiprêtre Nicolas Afanassieff, professeur à l’Institut de Théologie orthodoxe de Paris (l’Institut Saint-Serge), des textes liturgiques présentés par vous. Constatant que ces textes ne peuvent en aucune façon être considérés comme une reproduction de l’ancien rite gallican, ni se prévaloir de l’autorité des anciens saints de Gaule, notamment celle de St Germain de Paris ; constatant par ailleurs que la question du rite occidental dépasse sa compétence immédiate et relève de Sa Sainteté le Patriarche et du Saint-Synode de la Grande Eglise de Constantinople, Son Eminence a pris la décision de fixer provisoirement de la façon suivante la vie liturgique des Communautés dépendant de la Mission Orthodoxe Occidentale : 

La liturgie eucharistique en usage dans ces communautés ne peut en aucune façon être différente de celle actuellement adoptée par l’ensemble des Eglises orthodoxes. Les présentes décisions entrent en vigueur immédiatement, notamment en ce qui concerne la célébration, eucharistique. Evêque Sylvestre.» 

La Liturgie des Gaules, les Statuts de l’Eglise de France sont définitivement écartés, laissés à l’appréciation d’une Eglise lointaine, le Patriarcat Œcuménique, mal informé.

Le réquisitoire de l’Eglise de France

Les fidèles refusent absolument la liturgie orientale. Le Père Eugraph suspend alors la célébration de la liturgie et les Français envoient le Procès-verbal de leur réunion du 8 août 1954 ; ilsreprennent les arguments coutumiers et terminent :

«Constatant, par ailleurs, que la question du rite occidental relève de Sa Sainteté le Patriarche et du Saint Synode de la Grande Eglise de Constantinople et nous sommes persuadés que Sa Toute Sainteté daignera continuer l’action compréhensive de ses prédécesseurs : les Patriarches catholiques orthodoxes de Constantinople (1723) et le Patriarche Anthime (1895), et cela afin de ne pas donner aux fidèles le sentiment d’un schisme qui est loin de nos pensées à tous, nous demandons à nos prêtres de laisser l’église ouverte afin que nous puissions y prier et y chanter dans la langue spirituelle de nos Saints nationaux, de nommer, enfin, une commission de quatre membres chargée d’étudier les moyens de sortir d’une impasse dans laquelle nous ne pouvons rester immobiles par suite de l’ardeur de notre foi, de la noblesse de notre but et de la valeur de notre action. » 

Suffoqués par l’audace française, les Russes loin d’être impressionnés, ne songent plus qu’à se débarrasser d’un tel fardeau.

L’Exarchat s’effondre

Le Père Eugraph fait l’impossible pour réaliser une conciliation; il parle à ses fidèles, il écrit à ses collègues russes. En vain. Selon son habitude, il se tourne vers le ciel et part pour Autun pour VOIR les lettres de Saint-Germain. Il demeure plusieurs heures dans la bibliothèque où le bibliothécaire lui a fixé un rendez-vous pour la fin du mois, «afin de lui communiquer le ms. GIII (S. 184)». Il prie le Saint des Gaules et sa bien-aimée Reine de France, Sainte Radegonde dont la fête enveloppe cette dernière épreuve, mais angoissé, il écrit une dernière fois au Père Basile Zenkovsky dans l’espoir d’éclaircir les évènements. En vain.

De retour à Paris, il trouve une lettre du 30 août 1954, c’est une

«ORDONNANCE


de l’Administration Diocésaine des Eglises Orthodoxes Russes en Europe, Exarchat du trône Apostolique Œcuménique.

à l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky 

Vu les nombreuses infractions par vous des canons de la Sainte Eglise Orthodoxe, vous êtes interdit « in sacris « jusqu’à votre pénitence.                 – Métropolite Wladimir

                                                                le Secrétaire de l’Administration Diocésaine : K. Kniazev. »                                                                                   (traduit du russe)

Le Métropolite a ouvert la bouche, il a enfin écrit. Les Français apprennent que le Patriarche Œcuménique, comme ils s’en doutaient, ne sait rien. Et le 3 septembre 1954, l’évêque Sylvestre fait savoir que le Père Grégoire de Loof ancien prêtre romain recueilli et hébergé par le Père Eugraph «est chargé d’assurer provisoirement la célébration des Offices Divins dans la Paroisse Saint-Irénée. » Ce prêtre est un homme gravement malade, hanté par le désir de la mitre.

Le Conseil Œcuménique

Le Conseil Œcuménique avait prêté un million pour l’achat du Foyer de Colombes dont le but primitif était de devenir le séminaire de l’Institut Saint-Denys. Ce dernier, naufragé par l’attaque du Conseil Diocésain de Moscou, le Conseil Œcuménique lui montre les dents en la personne de son représentant à Paris qui reçoit le Père Eugraph avec une condescendance d’homme d’affaires américain. Le malheureux prêtre, chassé de toutes parts, fait vendre le Foyer de Colombes à la mairie de Colombes et s’empresse d’avertir le redoutable Américain que le Conseil Œcuménique sera remboursé aussitôt que le Maire aura pris possession de ce Foyer si péniblement acquis. Il reçoit une réponse particulièrement curieuse :

«R.P. Archiprêtre Eugraph Kovalevsky… Nous devons expressément déclarer que nous exigeons que nos créances soient payées intégralement, plus intérêts courus (3,5 %) jusqu’au jour du règlement, en mains du bureau de M. Lowrie, 29 rue Saint Didier, Paris. Nous voudrions éviter d’avoir à prendre des mesures de sécurité pour nos créances et vous invitons de verser le montant intégral des créances à l’adresse indiquée, cela dès réception de la première partie de la vente et sous avis à nous-mêmes» (24 septembre 1954).

Le sens philanthropique du Conseil Œcuménique qui reçoit, surtout d’Amérique, des sommes devant servir à secourir de jeunes églises et instituts orthodoxes dans le besoin, a bien dévié, mais le Foyer de Colombes ayant été vendu en août 1955, le représentant américain est payé, intérêts compris, à un jour, à une heure près.

N’eut-il pas été plus chrétien lorsque l’on fait profession de philanthropie de se souvenir des commandements bibliques « Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt ni pour l’argent, ni pour vivre, ni pour rien de ce qui se prête à intérêt» (Deut. 23, 19) « Celui qui marche dans l’intégrité, qui pratique la justice… n’exige point d’intérêt de son argent» (Ps.15, 2, 5).

L’Eglise de France est pourchassée de partout. Elle distingue néanmoins, quelques lueurs dans son tunnel. L’Archevêque Alexandre de Bruxelles la soutient de sa prière, fait des démarches auprès du Patriarcat Œcuménique et le Patriarche Athénagoras commence à donner signe de vie.

L’Exarchat russe de Constantinople

Le Père Eugraph se tourne personnellement vers le Métropolite Wladimir et lui demande sa liberté :

« Votre Haute Eminence, très honoré et respecté Monseigneur, Forcé par mes croyants auxquels j’ai consacré toute ma vie (est-ce qu’un pasteur peut quitter son troupeau) et avec une vive douleur, je vous prie, Eminence, de m’accorder un « départ canonique » et de ne plus me compter dans votre juridiction. Toutes mes tentatives pour trouver une compréhension entre votre Exarchat et les nécessités et désirs de la Mission Orthodoxe Française ont échoué. Je vous prie de ne pas m’abandonner, pécheur, ainsi que tous mes fidèles dans vos prières. Je me confie entièrement à la volonté du Sauveur Jésus-Christ et de sa Très Sainte Mère. Votre indigne serviteur». 

Et il confie à un ami : «La crise de Moscou m’a libéré d’un amour excessif pour UNE Eglise, je n’aime plus passionnément que l’Eglise, mais la crise avec Daru m’a libéré du désir de vivre. Je savais, le jour de mon ordination, que je serais un jour interdit. Mais pourquoi ?» 

La mère du Père Eugraph et son frère aîné, Pierre, appuient fortement cette demande qui rendrait la liberté aux Français. Leur opinion a du poids car ce sont des amis et des collaborateurs fidèles de l’Exarchat et le Métropolite accède à leur désir ; le 2 octobre 1954, il envoie au Père Eugraph l’

«ORDONNANCE

de la part de l Administration Diocésaine des Eglises Orthodoxes Russes en Europe. 

Exarchat du Patriarcat Apostolique Œcuménique  

à l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky 

Vu la pénitence que vous avez faite,


l’interdiction qui vous a été imposée par l’Ordonnance n. 1206 du 30 août 1954 est levée. 

– Métropolite Wladimir

Le Secrétaire de l Administration Diocésaine

K. Kniazev» (Traduit du russe)

Le pasteur et son troupeau sont libres. Ils se retrouvent dans la campagne déserte, en pleins champs, sans discerner une route certaine, mais n’y a-t-il pas une grande Reine de France qui règne sur eux et sur son pays ?

14 – Le Patriarche Œcuménique – 1954

Athènes

L’Archevêché

Daphné

Vendredi 22 Octobre

Constantinople

Le Phanar Le mariage turc

Le Saint Synode

Paris. 

«Qu’ils sont beaux vos pieds rapides, ô messagers de Dieu, parcourant le monde,

Vous rétrécissez les sentiers de l’ennemi, Par l’espace de la connaissance nouvelle. » (Psaume ecclésiastique de la Toussaint)

Chassés de Moscou et de l’Exarchat russe, les Français forment une délégation qu’ils chargent de se rendre auprès du Patriarche Athénagoras. Voyager avec l’Archiprêtre de l’Orthodoxie occidentale est une continuelle découverte, car il lie toujours le ciel à la terre. Nous donnerons donc le récit du voyage qui nous a été communiqué par un membre de la délégation.

«Vendredi 15 octobre 1954  

Rome. Visite de San Pietro. Au fronton de Saint-Pierre, le nom du Pape Paul et non celui de l’Apôtre. Majesté de la basilique. Nous prions sur le tombeau de Saint Grégoire le Grand ; il demande au Père Eugraph, si nous réussissons dans nos démarches auprès du Patriarche Œcuménique, de célébrer la messe chaque jour. De retour à Paris, le Père Eugraph bien que n’ayant guère réussi obéira au grand Pape de Rome et, à partir de ce jour, célèbrera quotidiennement la Divine Liturgie en l’église Saint-Irénée. 

Visite du Colisée où nous disons la Messe des martyrs (messe des catéchumènes), auprès de la frêle Croix qui vainquit la masse païenne des pierres humaines. Visite de Sainte-Marie-Majeure – l’icône de la Vierge peinte par Saint Luc, nous regarde ; visite de Sainte-Praxède avec son joyau, le jardin du Paradis : l’orthodoxie romaine en plein sol ; et enfin Saint-Clément, première cathédrale de Rome. Merveilleuse mosaïque de l’abside, sa croix fleurie et les apôtres sous forme de colombes. Dans l’église souterraine, présence de Saint Ignace d Antioche. Le cloître dans le bleu de la nuit souligné par les palmiers légers et droits. 

Un Jésuite, rencontré par hasard sur le parvis de Saint-Pierre, désire présenter le Père Eugraph au cardinal de Broglie. Bien que notre prêtre ait été en civil, le Père Goubert l’ayant entendu nous parler de Saint-Pierre l’a soudain abordé, lui a proposé de nous faire visiter Rome et a fini par le questionner : « Qui êtes-vous ? », puis, ne nous a plus quittés, transformant en « régal » notre passage dans cette capitale chrétienne. 

Athènes

La première église où nous entrons est celle des Incorporels ; c’est l’Archange Michel qui nous accueille ! Réconfortant et inquiétant car il annonce le combat. L’Acropole au coucher du soleil ; absence d’ombre et le soleil au centre de la porte d’entrée du Parthénon ; montagnes roses-bleues, marbres d’un bleu lunaire, cyprès d’un vert sacré, air odorant, image célestement harmonieuse et je pense à cette phrase de Saint-Denys : « En effet, impossible que le rayon théarchique nous illumine autrement que s’il se dissimule, pour notre élévation, sous la bigarrure des voiles sacrés et qu’une Providence paternelle l’accommode aux convenances propres de notre nature » (Hiér. Cél. 1,2). Il est certain que si ce n’est pas Dieu qui « accommode », nous n’irons pas loin ! Longtemps nous prions auprès du rocher gris de l’Aréopage, dans le jardin non cultivé. Premier contact avec le peuple, Lorsque les Grecs apprennent que nous sommes Français et, de plus, orthodoxes, ils embrassent avec enthousiasme le Père Eugraph, nous donnent leurs adresses et des pièces grecques en souvenir. Le quartier qui entoure l’Acropole n’est pas éclairé, elle repose dans des ténèbres transparentes. Les églises grecques sont petites et toutes chaudes de ferveur. Les icônes sont graves. Sans arrêt, des passants pénètrent, déposent un cierge, se signent et s’en vont. J’ai vu s’incliner plusieurs fois devant les icônes un buisson de balais et de brosses, c’était cocasse et j’ai fini par voir au centre du buisson le marchand ambulant qui les transporte.

L’Archevêché

Sa Béatitude Monseigneur Spiridon nous reçoit le jeudi matin 21 octobre 1954 (l’après-midi, l’archevêché ne fonctionne pas car il fait trop chaud). Mgr Spiridon est très âgé mais une présence spirituelle émane de sa personne. Notre prêtre expose notre situation et notre désir d’un rite français, l’Archevêque l’interrompt : « C’est une nécessité pour l’âme » dit-il, et à nos difficultés avec les Russes, il répond en souriant légèrement « Le Patriarche connaît la question des émigrés, il vous comprendra certainement ! ». Emu, intéressé par notre œuvre, il approuve, nous bénit et nous invite à revenir. 

Daphné

Plantée dans l’antiquité, elle a glissé tout naturellement à la Révélation définitive, appuyée à ces monts dont les cyprès et les sapins mesurent l’aridité, la ‘ kénose’ de l’esprit. 

Plus loin, nous entrons par hasard dans une petite église : c’est une église russe et l’on célèbre les vêpres de Notre-Dame de Kazan, celle qui ordonna au Père Eugraph avant le cruel « ukase » de Moscou de faire son icône et de la placer au-dessus de la porte comme un rempart. 

Vendredi 22 Octobre

Nous avons un entretien avec Mgr Dorothée, membre du Saint Synode, à l’hôtel de Grande-Bretagne. Il comprend notre effort, « effort très modeste », dit le Père Eugraph et l’évêque de lui répondre « La modestie est la qualité fondamentale de la religion. Le Christ était modeste. » Le Père Eugraph confie sa nostalgie de la communion fréquente dans l’Église orthodoxe et la grandeur de l’Église romaine sur ce point. Non seulement Mgr Dorothée approuve, mais développe l’enseignement des « pèlerins d’Emmaüs : ils reconnaissent le Christ, dit-il, lorsqu’Il rompt le pain, car Dieu se MANIFESTE dans la communion’’. 

Nous lui parlons de notre amour de la Grèce. Il réagit en poète, évoque ses montagnes violettes, la nuance et la pureté de l’air et conclut : « Lorsque le poète dit : Que les buissons fleurissent ! Les buissons alors fleurissent par la puissance du verbe. » Et il termine son discours par la citation de l’évangile selon Saint Jean : « Les Juifs viennent dire à Jésus : les Grecs Te cherchent. Notre Seigneur répond : Voilà que le Fils de l’homme est glorifié » et il ajoute : « Les Français cherchent l’Eglise orthodoxe. Voici que l’Orthodoxie est glorifiée ! 

Une heure après, nous sommes à l’Université. Le Recteur, le Doyen et les professeurs nous reçoivent fraternellement. Ils ne cessent de nous répéter que la France est leur seconde patrie, qu’ils étudient « la science allemande », mais que c’est la France qu’ils aiment’. Leur accueil a la bonté d’une source. 

Constantinople

Sur le bateau, face à la Grande Ville de Constantin qui s’approche, le Père Eugraph ouvre la Bible et tombe sur le psaume 105 qu’il lit attentivement à ses compagnons. Un chant turc résonne continuellement sur le pont. La cité se précise, hérissée de minarets ; ce christianisme encerclé par les Infidèles s’en vient vers nous à travers la persécution. Un des nôtres murmure : « Bien qu’opposé aux croisades, je commence, toutefois, à comprendre ! » Le Père Eugraph répond songeusement : « Il est préférable de comprendre que c’est le Christ intérieur qu’il faut conquérir. » Et il reprend : « Les lieux saints transformés en mosquées ? Le péché de tous les Chrétiens !

Le Phanar

Un taxi nous emmène en bondissant vers le Patriarcat. Les rues sont désossées, le quartier pouilleux à l’excès ramasse d’anciennes maisons vénitiennes délabrées. Le drapeau turc flotte à l’entrée auprès de la croix. Mais la porte s’ouvre et c’est le saisissement du silence, de la paix, de la propreté. 

Le Patriarche est dans son église, moyenne église de paroisse. Toute proportion gardée, il présente une analogie de puissance avec le Moïse de Michel-Ange. Il bat la mesure pour entraîner ses « brebis logiques », leur fait signe à certains moments de s’asseoir cependant qu’il demeure debout, fait grouper les enfants autour de son estrade, conduit le déroulement de la Liturgie qu’il règle d’une voix veloutée. Cette simplicité nous surprend. Verrions-nous le Pape agir de même ? Avant la Divine Liturgie, il a expliqué à ses fidèles qu’ils doivent chanter et participer. Les voix s’élèvent timidement pour s’enfler peu à peu. 

Malheureusement, à la communion le célébrant se tourne vers le peuple en lui offrant le Corps et le Sang… personne ne s’avance. Devant notre surprise et notre désir de communier, le Patriarche charge le Père Eugraph de nous donner le Saint Corps et le Précieux Sang, la messe terminée. 

Monseigneur Athénagoras nous reçoit dans son bureau après la cérémonie. Il s’occupe un peu de notre délégation et beaucoup d’un couple venu d’Amérique. Nous sommes tristes. Humble Eglise de France, bien humblement reçue. 

Le lendemain, enfin un entretien pour nous. Notre chef lui présente nos lettres de recommandation. Il ne les lit pas. – Vous êtes la meilleure lettre, votre présence suffit. Êtes-vous toujours dans la juridiction du Métropolite Wladimir ? 

Le Père Eugraph commence à exposer brièvement la situation, mais le Patriarche se lève et nous fait apporter des rafraîchissements. De retour auprès de nous, il reprend le fil de la conversation, mais un Monsieur survient, le Patriarche se lève à nouveau et nous congédie en nous assurant qu’il exposera le cas de l’Église de France ‘jeudi prochain, à la séance du Saint-Synode : Les hommes de la délégation sont, quand même, invités au déjeuner. Au cours du repas, le Patriarche ayant dit : « Rome est très puissante ! » le Père Eugraph répond : « Nous sommes plus forts, Votre Sainteté, car nous avons la plénitude du Saint-Esprit. » Un silence gêné suit cette remarque. 

On nous ménage dans l’après-midi un entretien avec le Métropolite Jacques de Philadelphie. Il écoute sans guère d’intérêt, continuellement dérangé – le dérangement semble indispensable au Phanar ! – remuant nerveusement sa jambe droite. C’est un Grec fin, vêtu d’une splendide soutane violet de nuit. Il ne s’éveille que lorsque nous lui parlons de Moscou, du Saint-Office et de la bienveillance à notre égard du Gouvernement français. 

La détresse s’empare de nous. Que faut-il dont faire pour parvenir à trouver le chemin du cœur de la hiérarchie ? 

mardi 26 octobre 1954 

Départ pour l’île de Halki (Prinkipo), lieu de l’Ecole de Théologie. Le conte de fées surgit. Dans l’île enchanteresse, seules circulent des calèches dont la carrosserie de paille rappelle les paniers à fruits d’autrefois. Les pins font route avec nous et la mer embrasse l’île d’un tapis brillant de soleil. 

Le Recteur Jacob, Métropolite d’Iconiou, dont les yeux illuminent parfois le visage sévère et intelligent est ouvert aux problèmes de l’Occident. Vers le soir, arrive enfin le Patriarche. Cette fois, il écoute longuement et, soudain, pendant le repas du soir, il s’écrie : « Eh bien ! Voici donc une grande chose. Nous allons essayer de résoudre toutes vos difficultés pour le bien de la Sainte Eglise, dans votre intérêt et aussi pour la bonne organisation. 

C’est une chose merveilleuse pour nous d’apprendre la renaissance de l’Orthodoxie en Occident. Mais je ne suis pas étonné que ce mouvement vienne de France, de cette France qui nous a déjà donné tant de belles et douces choses. 

C’est un moment historique pour toute la chrétienté et ce serait une grande faute de notre part si nous ne comprenions pas que nous devons travailler à sa réalisation. 

Nous savons qu’il y a en Occident une grande soif de retour à la vraie tradition chrétienne. Nous savons aussi que le climat de Rome, par son autoritarisme très difficile à supporter, ne peut pas permettre une vraie renaissance au sein de la tradition. Puissiez-vous être le pont qui sera jeté entre l’Eglise orthodoxe, réceptacle de la vraie Lumière et l’Eglise romaine que nous aimons et dont nous sommes très peinés d’être séparés.  » 

Et s’adressant au Père Eugraph : 

« C’est un honneur pour nous de vous apporter une aide à vous qui avez consacré toute votre vie à cette œuvre historique de l’Orthodoxie française. La France nous a apporté par sa révolution la liberté, la justice et la fraternité, peut-être la France apportera-t-elle une nouvelle révolution pour le christianisme, grâce à votre œuvre.

Le mariage turc – mercredi 27 octobre 1954 

Curieux et bienveillant pour toutes les civilisations, notre prêtre désire connaître le peuple indigène. Nous abandonnons les insipides restaurants européens et nous nous rendons dans un restaurant turc. Il est plein d’hommes, pas une femme. Le Père Eugraph avec ses yeux si clairs et sa démarche presque aérienne fait sensation. Il nous parle de la Turquie et, lorsque l’un de nous veut régler l’addition, le garçon lui annonce que c’est payé. 

Un Turc, voisin de notre table, nous demande la permission « d’avoir » réglé notre repas. Il a sans doute écouté la conversation et nous propose, puisque nous apprécions son pays, de nous emmener au mariage d’un de ses employés. 

Nous arrivons dans une grande salle carrée. Le long de ses murs sont attablés les invités. Un genre de vodka citronnée – la vodka turque, nous dit-on – coule à flots et les gâteaux farcis de noix, de pignons et dégoutants de miel, terriblement sucrés, passent et repassent devant des dames très opulentes et des hommes aux cheveux noirs, aux sourcils touffus et noirs. Les mariés, se tenant par la main, évoluent de table en table ; la jeune épousée baise très gracieusement la main des dames très opulentes et distribue des morceaux de son voile aux jeunes filles. Sur la piste du centre, les couples dansent à un rythme « jazzé ». Mélange disharmonieux de l’autrefois et de l’actuel. 

Tout à coup, le Père Eugraph – qui est en civil – agacé par ce souffle bruyant, s’exclame : 

– Pourquoi cette musique ? Où est la vôtre ? 

Le directeur, notre voisin de restaurant, qui nous a installés à la table d’honneur frappe des mains et dit : 

L’étranger veut entendre notre musique, à nous. 

Tout change. 

La nostalgique et violente musique d’Orient emporte les danseurs, dans l’originale danse des « boyagis » (les cireurs de chaussures). « L’étranger » rythme les pas en frappant des mains ; l’assemblée, tournée vers lui, l’imite, et le directeur de nous demander : 

– Qui est cet homme ? C’est certainement un grand seigneur qui voyage incognito ? Qui est-il ? 

Devant le silence aimable de ce groupe de Français, il est de plus en plus intrigué. Qui est-il ? 

Lorsque nous quittons le mariage, le Père Eugraph soupire,

– Ah ! Si je vivais à Istanbul, j’aurais formé une paroisse turque. 

Le Saint-Synode – jeudi 28 octobre 1954 

Le Saint-Synode siège et étudie notre cas. Nous attendons dans le jardin paisible, face à la porte sur laquelle le Patriarche Grégoire V fut crucifié par les Turcs – au 19ème siècle – après une liturgie de Pâques. 

Nous attendons cependant que le Saint-Synode assemblé, discute dans la belle salle étroite et longue, tapissée de mosaïques. Pourquoi n’ont-ils pas appelé la délégation française, ou du moins son chef, pour lui poser des questions, rapports en mains ? Pourquoi sommes-nous à côté, puisque la moitié des Métropolites ignore tout de l’Église de France ? Notre cas est, sans doute, très secondaire ? 

13h 25 : Jacques de Philadelphie est chargé de nous communiquer la réponse. 

– Nous avons examiné votre cas, nous le remettons à une Commission canonique qui l’étudiera et vous donnera la réponse en temps opportun. 

Parfaite réponse incolore ! Presque mot pour mot celle qui fut faite, vingt ans auparavant, par le même Patriarcat, à Monseigneur Irénée[52]

le Père : Mais pour l’immédiat, que faut-il faire ? 

Mgr Jacques : Rester dans la juridiction du Métropolite Wladimir. 

le Père : Et le rite ? 

Mgr Jacques : Continuer la Liturgie de St Jean Chrysostome.

Le Père :Nous sommes venus parce qu’il nous est impossible de demeurer parmi les émigrés russes et de changer le rite occidental que nous vivons depuis dix-sept ans, pour le rite oriental. Les fidèles s’en iront ! 

Un des membres de la délégation prend sa tête entre ses mains et pleure. Le Métropolite le considère avec étonnement.  

Le délégué : En nous renvoyant les mains vides, Monseigneur, le Patriarcat Œcuménique rejette alors l’Église de France ? Jacques de Philadelphie sourit aimablement et répète : 

Mgr Jacques : Il faut attendre ! 

L’échec est total. Constantinople ne songe même pas à libérer l’Eglise de France qui a fait trois mille kilomètre pour venir jusqu’à elle. Elle ne la convoque, ni ne l’entend. 

Avant notre départ, notre délégation se rend quand même au Phanar pour saluer le Patriarche qui lui dit : 

« Les délégués qui sont venus ici nous ont apporté la vie et l’espoir dans l’avenir – et fixant le Père Eugraph dans les yeux – Vous avez été une grande joie – et fixant ses compagnons – et vous tous. Nous serons toujours heureux si l’un des vôtres vient parmi nous pour prendre contact. Vous avez apporté tout votre dynamisme dans notre Patriarcat ! 

La délégation française est stupéfaite. Qui croire ? Peut-être que le grand Patriarche ne peut faire ce qu’il désire ? Elle apprend par la suite que les émigrés avaient envoyé un « colossal rapport » et que l’ombre de Moscou assombrissait la mission. 

Sur la route du retour, nous nous arrêtons à Assise, nous visitons la vaste et plate basilique qui enferme la Portioncule. Nous la quittons et le prêtre, meurtri, prie longuement dans l’église d’en haut, devant le visage de François peint par Cimabue. Le Saint italien au lieu de le consoler lui répond étrangement « j’ai de la peine à soutenir l’Eglise d’Italie. Aide-moi à le faire. » Il lui parle comme Sainte Thérèse de Lisieux : « Aide Rome ». 

En quittant les lieux, le Père Eugraph nous dit : « L’essentiel de la vie chrétienne est de dégager l’obéissance comme un pur point géométrique. Et voici, la Portioncule est ce pur point géométrique, point orthodoxe d’intimité avec Dieu, d’abandon total à Celui qui nous possède et nous traverse. Il suffit qu’un esprit, qu’une âme lui obéisse pour que des milliers d’êtres et de peuples accourent et, éblouis, construisent une médiocre basilique pour sauvegarder cette obéissance. Le Saint est le soleil où se rassemblent tous les obscurs rayons humains. Il brille d’une manière personnelle, unique, mais leur offre la possibilité de briller eux aussi. » (Fin des notes de voyage)

Paris

Que dire à son troupeau impatient, il revient les mains vides. Auprès de quelques paroles d’affection paternelle, le Patriarche Athénagoras n’a rien pu accorder.

Son angoisse le jette dans les bras de l’ami, l’Archevêque Alexandre de Bruxelles :

«Je vous remercie cordialement de vos bonnes lettres et de votre amour. Je baise avec vénération votre Droite bénissante. Je ne sais que faire, cela me pèse tellement que j’en suis tombé malade ; ma vue baisse et le malin est à la porte qui essaie de susciter la tristesse, le désespoir et le trouble de l’âme. Je souffre dans mon âme et dans mon corps, je souffre cruellement (il l’a mis au courant de son échec à Constantinople). Enseignez-moi, Monseigneur, ce que je dois faire ? Est-ce que le Seigneur a condamné les prophètes parce qu’ils aimaient leur peuple ; est-ce que le Seigneur a condamné l’époux pour l’amour de son épouse, ou la mère pour l’amour de ses enfants ? Que le Seigneur alors ne me condamne pas pour mon amour de mes fidèles et de mes brebis ! Je sais que la perfection exige de laisser père, mère, épouse, frère et foyer pour le Christ, mais ma faiblesse réside dans l’impossibilité d’abandonner mon travail, mon clergé, les fidèles que j’aime. N’y a-t-il pas de place dans l’Église pour les faibles ?


Le bon pasteur donne son âme pour ses brebis, le mercenaire se sauve.» (Traduit du russe).

Et il clôt l’année par une longue lettre à l’un des professeurs de l’Université d’Athènes (Gérasimos Konidaris) où il dégage timidement sa douleur :

«Je crains que notre Orient orthodoxe, dans son humilité profonde, risque d’être trop prudent et de rester sur la position défensive. Le bon combat nous manque souvent et tandis que les autres avancent nous cédons les positions, tenant trop compte de ce que pensent les gens en-dehors de l’Église : Rome, l’œcuménisme, tel où tel homme d’État ou que sais-je encore. Cette manière d’être peut créer une lenteur et la lenteur peut devenir mortelle ; les hommes se lassent, cherchent outre et se découragent. Que l’apôtre Paul nous redonne sa flamme, car il est dangereux « d’éteindre l’esprit » : Nous devons prêcher à « temps et à contretemps », afin que « toute race, tout peuple, toute nation  » en tonnent un chant orthodoxe à l’Agneau.» (15.12.54.)

15 – Le veuvage – 1955

«Feuille pastorale» de l’Exarchat russe

Opinion de l’Institut Saint-Serge

L’Assemblée Générale de 1955

Exposé sur la situation canonique

La veuve protestante et obstinée

L’Italie

Les sept points de l’Orthodoxie Occidentale

Les bulbes des Eglises

Dernières paroles de l’Archimandrite.

«Il se tiendra solitaire et silencieux, Parce que le Seigneur le lui impose ; Il mettra sa bouche dans la poussière, Sans perdre toute espérance». (Jér. Lam. 3, 28). 

Le Père Eugraph attend. Avec lui, tous ses fidèles attendent. Ils ne se résignent pas à se séparer des chaleureuses paroles du Patriarche Œcuménique et, s’entêtent à espérer. Il semble que leur petite Eglise soit devenue une vaste scène, entourée de décors. Des complots incessants s’enchevêtrent, tombent, reparaissent sous un masque différent. Une Main invisible a rétabli sur cette scène la Reine légitime ; elle se montre parfois comme une armée rangée en bataille, parfois elle disparaît. Son serviteur chassé, rappelé, calomnié, exilé, continue à croire en elle. Mais pourquoi ? Peut-être parce qu’elle a le regard de Sainte Radegonde et la divine stabilité de Saint Irénée, peut-être parce que lorsque le désespoir et l’incrédulité s’avancent à pas de loup, ils ont grande difficulté à enjamber les rayons qui traversent subitement la route.

Le prêtre solitaire écrit, supplie, rédige rapport sur rapport, lance un appel au sujet de l’Allemagne :

«J’ai rencontré de nombreux pasteurs et professeurs luthériens et une fois de plus j’ai constaté ce que pourrait faire l’Eglise orthodoxe dans ces milieux. Tous sont assoiffés d’Orthodoxie. La situation des Orthodoxes allemands est encore plus désastreuse que celle des Français. Ils errent comme des brebis sans pasteur. Là aussi, le travail à accomplir est considérable mais je n’ai rien pu leur dire, ni les consoler comme mon cœur l’aurait tant désiré ! » (Lettre du 11/1/1955 à Mgr Jacob de Halki).

A la rencontre d’âmes non secourues il oublie immédiatement ses propres soucis, mais s’accuse alors de sa propre faiblesse (sa santé est déjà de plus en plus altérée) et appelle son«Unique Ami» au secours, il griffonne sur un vieux bout de papier :

«Seigneur, je suis saisi de tristesse infinie, comment pourrais-je Te le cacher, à qui communiquerais-je mon cri de détresse. J’ai peur des gens, j’ai honte. Mon autorité est chancelante. Tous mes proches me critiquent. Aucune paix, l’amour s’est refroidi en moi, la joie est partie. Ma nervosité est souffrance, orgueil blessé, violent. Comme par un voile épais, mon cœur mon intelligence ont étouffé la bonne volonté, je suis esclave. L’Esprit Saint s’est éloigné de moi, et moi qui voulais sauver les autres, je le fais et je les mets dans l’inquiétude. Réveille-Toi, Seigneur, arrache-moi, Toi Seul, car je suis incapable. Seigneur, viens en mon arche, purifie-moi vite, vite, détourne Ton regard de mes iniquités, arrache-moi de cette ambiance. Je suis honteux de Ton Eglise !» 

Il se croit sincèrement inférieur aux autres, sauf dans les principes de l’Eglise ; ses ennemis qui connaissent bien son point faible attaquent toujours sa sensibilité et l’humilient, ils réussissent car il accepte toute humiliation. Seule la Vérité le redresse.

Le grand Patriarcat répond de temps à autre par des bénédictions. Le champ reste sans ouvriers.

Le Père Lev Gillet, hôte du Patriarche Œcuménique du 2 au 23 décembre 1954, de retour à Londres, prévient le Père Eugraph de ne se point faire d’illusions. A ses questions sur le séjour de la délégation française et du cas qu’elle représentait, on lui a répondu : «Une enquête est ouverte», et le Père Lev conseille : «Je parle au nom d’une vieille amitié : vous ferez bien de ne pas trop compter sur une issue favorable et il serait bon de vous réfugier dans le silence et la prière». Compassion des amis de Job.

Enfin, l’Exarque du Patriarche Œcuménique, Mgr Athénagoras de Thyatire, reçoit l’archiprêtre Eugraph et propose : que le Père Eugraph se retire, ne serait-ce que provisoirement, que les Français n’élisent point d’Evêque et qu’ils renoncent à leurs coutumes. Cette Eglise de France est vraiment impertinente. Les Français refusent et protestent auprès du Patriarche. L’Exarque Athénagoras ne pratique pas la même patience que le Patriarche Athénagoras. Ce dernier envoie des lettres pleines de bénédictions mais rien ne se réalise.

«Feuille pastorale» de l’Exarchat russe

Par contre, l’Exarchat russe du Patriarcat Œcuménique imprime dans sa «Feuille pastorale» de mai 1955[53].

«En fin de compte la Commission présenta au Métropolite Wladimir un rapport spécial duquel il était visible que les textes présentés par le Père Kovalevsky n’offrent nullement la « restauration » de la liturgie gallicane mais présentent des nouveautés dans le rite, cela sans aucune base[54]. A la base du rapport de l’évêque Sylvestre (sur les Statuts), Mgr Wladimir ordonna de mettre en action sans délai les Statuts acceptés par le Conseil Diocésain, et ordonna aussi de célébrer les services selon le rite oriental ordinaire. En réponse à cette décision, le Père E. Kovalevsky refusa de célébrer la liturgie selon st Jean Chrysostome et les services cessèrent dans l’Église Orthodoxe Française. Le Métropolite Wladimir, devant cette dérogation évidente aux Saints Canons, interdit au Père E. Kovalevsky de célébrer, confiant au prêtre Grégoire de Loof qui était resté fidèle au Métropolite Wladimir, le soin de célébrer dans l’Église française. Malheureusement, cela ne se réalisa pas car le temple était fermé… Le Père E. Kovalevsky trouva le moyen de faire personnellement le voyage à Constantinople. Aucune décision du côté du Patriarcat n’est encore parvenue et le Père Kovalevsky, n’ayant au-dessus de lui aucun évêque, imprime les annonces de ses services et de ses conférences avec beaucoup de désinvolture. 

Le Conseil Diocésain a décidé : 

a) de considérer le Père E. Kovalevsky comme ne faisant plus partie de l’Exarchat ;

b) l’Évêque Sylvestre reste comme auparavant le dirigeant de la Mission Orthodoxe Française ; dans son obédience se trouvent deux prêtres français : le Père G. de L off, à Paris, le Père Masséna, à Nice. » 

Le Père Masséna, un des fidèles du Père Eugraph, demandait avec insistance l’ordination sacerdotale. Brave homme, marchand de fromages au marché de Nice, pratiquant un peu la «voyance», totalement ignorant du point de vue religieux, le Père Eugraph voulait qu’il acquiert d’abord une connaissance théologique au moins élémentaire, mais un jour, l’Evêque Sylvestre de passage à Nice, le convoque et lui déclare sans ambages qu’il l’ordonnera immédiatement s’il quitte son pasteur, ce qui fut fait. Il est vrai que la Mission Orthodoxe Française dont l’Évêque Sylvestre est le dirigeant n’avait plus à Paris qu’un fidèle le Père G.de Loof. Quant au Métropolite Wladimir, il ignore le français, son entourage l’empêche de rencontrer un seul orthodoxe français. Au centre de Paris, il vit dans une petite Russie émigrée. Les Russes remarquablement intelligents que la Révolution avait chassés en premier, sont morts ou trop âgés pour réagir. Lorsqu’en 1932, Mgr Irénée Winnaert s’était adressé aux professeurs de l’Institut Saint-Serge[55] pour leur demander de l’aider à ouvrir la porte de l’Eglise russe, ils avaient conclu leur rapport par les paroles suivantes :

Opinion de l’Institut Saint-Serge

«Les grands évènements grandissent d’une manière imperceptible. Certes, il est impossible de prévoir l’avenir de la communauté de Mgr Winnaert après sa réunion avec l’Église orthodoxe, mais il est aussi impossible d’exclure la possibilité que cette réunion pourrait (sic) être le commencement d’un mouvement nouveau, celui de l’Église orthodoxe occidentale. Les possibilités historiques sont diverses, mais elles sont pour la plupart uniques et, il le semble, il ne faut pas négliger ce que nous offre l’histoire ; l’Église orthodoxe occidentale ne serait-elle pas le premier pas vers la réunion de l’Occident et de l’Orient chrétiens ?» 

Malheureusement le génial Serge Boulgakoff, un des signataires, est mort. Deux des autres signataires, tout d’abord Kartachoff, s’est retiré[56], et le Père Zenkovsky a échoué[57], Il ne reste plus qu’Afanassieff, l’organisateur du «brigandage liturgique». Le Père Zenkovsky ne veut même plus recevoir le Père Eugraph qui l’écrit au Patriarche Athénagoras :

«Suivant votre désir de nous voir rester dans le « statu quo « jusqu’à décision patriarcale et ceci afin d’éviter tout heurt, je me suis adressé en rentrant à Paris au Président du Conseil d’Administration l’Archiprêtre Zenkovsky, lui demandant un entretien personnel dans le but de lui exposer les résultats du voyage de notre délégation. Le Père Zenkovsky a décliné mon offre, alléguant qu’il se désintéressait de la question. Depuis je n’ai plus eu de nouvelles de l’Exarchat russe». (2mai 1955).

En vérité, c’est l’abandon total de l’Eglise. Il crie :

«… Mon indignation fut grande lorsque j’appris, il y a un an, par ouï dire, que les professeurs de l’Institut Russe de Saint Serge s’étaient permis de juger le rite des Gaules avec une légèreté impardonnable. Je tiens à souligner que le travail liturgique que nous avons accompli est un labeur de longues années, vérifié non seulement par les livres et les manuscrits mais – ce qui est indispensable pour la liturgie – par l’expérience et la vie de prière. Pendant la période pascale, il n’est pas permis de se prosterner mais Dieu me le pardonne, je me prosterne par votre intermédiaire devant le Saint Synode en suppliant : au Nom du Christ ressuscité, bénissez et acceptez notre humble requête. Défendez notre cause. J’ai foi en vous». (Lettre à Basile Exarchos, Professeur à l’Université de Thessalonique).

Il commence à publier dans « Contacts », cette Revue qu’il fut seul à maintenir et rédiger les premières années (voir 6ème chapitre) son livre : «Du rite occidental dans l’Eglise Orthodoxe» qui servira d’Introduction à «La Sainte Messe selon l’ancien rite des Gaules»[58]

L’Assemblée Générale de 1955

Les provinciaux, les parisiens se massent autour de leur père pour l’Assemblée Générale des 2 et 3juillet 1955. Le Père Eugraph qui aime «ses» Français, qui les sent, qui les dirige fermement sur les principes et les idées, annonce en son :

Exposé sur la situation canonique

«Il y a trois étapes dans la vie spirituelle, selon la définition des Pères : celle des serfs qui sont mus par la crainte, préoccupés sans cesse du « faste » et du « néfaste » ; celle des serviteurs qui cherchent la récompense, les dons, la perfection, les puissances, qui sont avides de richesses métaphysiques, et celle des fils qui se tiennent dans la louange désintéressée de Dieu. Ces derniers aiment l’élan eucharistique de la liturgie (eucharistie : action de grâces) ; en s’oubliant, ils agissent liturgiquement, c’est à dire en commun. Dans l’Eglise tous ont leur place, aussi bien les serfs que les serviteurs ; elle soutient les premiers et enrichit les seconds, mais elle est heureuse avec ceux qui savent être en liesse devant la Face du Très-Haut. » 

Et avec cette tendresse qui lui ouvre l’âme du peuple où Dieu l’a planté, il lui apprend que sa langue est aussi liturgique que le latin, toute proche de l’esprit grec, que sa mission spirituelle est grande. Lui, qui ne s’inquiéta jamais de grammaire et d’orthographe rigoureuses, écrivant les mots selon leur mélodie, aussi bien en russe qu’en français, polit tous les termes lorsqu’il s’agit du style, les goûte, les savoure, examine leurs synonymes et parfois les chante avant de les écrire définitivement.

Puis, il présente l’Eglise de France sous les voiles de :

La veuve protestante et obstinée

«Comment peut-on caractériser notre chemin parcouru ? Nous comparerons l’Orthodoxie française convertie à l’Orthodoxie, après la guerre de 14-18. 

Mes amis, vous connaissez tous notre vieille cloche de Saint-Irénée, vous l’entendez sonner à chacune de nos liturgies, elle nous fut léguée précisément par cette veuve. Cette cloche dont les coups rythment régulièrement le silence qui suit l’épiclèse, nous rappelle la continuité de notre Eglise. Vous l’avez tous entendue mais peu de personnes connaissent les circonstances de la conversion de sa donatrice. L’histoire est pittoresque et symbolique. 

D’une famille protestante – d’un protestantisme catholicisant, confessant la présence réelle dans la communion, attaché aux principes traditionnels de l’Eglise et influencé, entre autres, par Charles Péguy – elle avait l’habitude de se rendre à Vichy où un pasteur partageant ses idées, célébrait pour elle la Sainte Cène pendant laquelle elle communiait en mémoire de son mari. Ce même pasteur, ami de l’Orthodoxie, en l’absence de prêtres orthodoxes, avait soutenu durant la première guerre tous les Orthodoxes de sa région, priant pour eux, remplaçant leur prêtre dans les enterrements et leur laissant la crypte de son temple où les Russes émigrés avaient organisé leur paroisse. 

Une année, – 1920 – notre veuve vint comme de coutume à Vichy ; par hasard, ou plutôt providentiellement, le pasteur avait été obligé de partir auprès de son père mourant. Elle se trouva donc privée de la consolation de communier. Aller à l’église romaine, elle, protestante ? Elle ne le pouvait. Restait l’église orthodoxe russe dont les chants montaient de la crypte. Après hésitation, elle demande au prêtre la permission de communier. Ce dernier, par reconnaissance envers le pasteur n’ose refuser. Il la prévient qu’il la confessera le lendemain avant de lui donner la communion. Cette protestante qui ne s’était jamais confessée passe une nuit dans l’anxiété, mais maintient sa décision. La confession arrive, le prêtre passe son étole sur ses épaules et lui demande : « Croyez-vous en la Sainte Trinité ? Oh ! Oui. Croyez-vous en la Présence réelle dans la communion ? Oh ! Oui. Regrettez-vous d’avoir péché dans votre vie ? Oh ! Oui » Et ce fut tout. Pendant la confession, une lumière inconnue envahit son cœur, une certitude surnaturelle saisit son esprit : certitude de la Vérité de l’Eglise orthodoxe. La communion fortifie son désir de demander d’être reçue dans l’Eglise, sans TARDER UN INSTANT. Le prêtre, gentiment, en un français de cosaque russe, lui explique le catéchisme orthodoxe et la renvoie à Paris, nantie d’une chaude recommandation. Savez-vous, mes amis, qu’elle attendit six ans pour être reçue officiellement, canoniquement, indiscutablement dans l’Orthodoxie ? Un Archiprêtre, lui conseilla avec libéralisme, de demeurer protestante, un autre considéra inopportun de s’occuper d’elle. Enfin, le Père Serge Boulgakoff consacra son temps à cette âme assoiffée de notre religion. Pour ne rien vous cacher, ce n’est pas lui qui la reçut mais, sur sa demande, un jeune prêtre français, lui-même reçu la veille dans l’Orthodoxie. Cette histoire est une parabole vécue ; notre problème canonique rappelle photographiquement la conversion de la première Française. Tirons-en quelques leçons utiles.

On pourrait s’indigner de la lenteur, de l’indifférence des prêtres orientaux. Ne contredisent-ils pas la 53e règle apostolique qui juge sévèrement ceux qui ne s’empressent point de recevoir l’homme venant à la Vérité, attristant ainsi Jésus, le Bon Pasteur qui abandonne 99 brebis pour sauver celle qui est perdue ? Cette indignation est légitime mais, semble-t-il, peu profitable à notre salut. 

Ne serait-il pas préférable de discerner dans cette histoire et à travers elle les difficultés canoniques de notre Eglise, la parole divine, la pensée cachée du Christ, car aucun cheveu ne tombe de notre tête sans la volonté du Père qui est dans les cieux. En effet, ce qui frappe en cette conversion, et elle symbolise toute la France en veuvage de l’Orthodoxie, c’est que la France ne se convertit point par action missionnaire des Orientaux, par leur prosélytisme, leur compréhension, leur ardeur apostolique, leur zèle à conquérir l’Occident, mais par Grâce divine. C’est elle qui s’en vient vers l’Eglise, qui frappe en attendant avec angoisse la réponse de l’âme, la réponse du Trône Œcuménique, comme nous le faisons maintenant. 

Que signifie cette étrange attitude de la hiérarchie, quelle instruction lumineuse se cache dans l’ombre épaisse de ces épreuves qui font gémir notre âme ? Mes amis, la réponse s’impose. Dieu veut que personne n’accuse les Eglises d’Orient de prosélytisme agressif, ou sournois. Dieu veut, au contraire, que dans les douleurs, malgré l’Orient, l’Orthodoxie Occidentale et l’Orthodoxie française renaissent d’elles-mêmes, montant du sol de notre pays comme les morts qui se dresseront de leurs tombeaux le jour de la Résurrection universelle, que l’Orthodoxie Occidentale, que l’Orthodoxie française ne comptent sur personne, sinon sur la force du Christ car Il aime montrer Sa puissance dans la faiblesse. Notre situation humiliante, injuste dirons-nous, sans issue apparemment, nous prépare une grâce supérieure. 

La deuxième chose qui nous frappe, que dis-je, elle concerne chacun, c’est que cette veuve se convertit à l’Orthodoxie par l’acte d’un prêtre plus charitable que canonique. Eh quoi ! Direz-vous, vous prônez les actes anticanoniques comme normes de notre existence, vous voulez prêcher le libéralisme sans contours, une fantaisie agréable où tout est permis sous prétexte de mysticisme invérifié ? 

Premièrement, je ne prêche rien de cela. Deuxièmement, je tiens fermement aux formes strictes des Saints Canons, je les prêche à temps et à contretemps. Mais permettez-moi une question qui est le Chef de l’Église ? Le Christ, Il a jugé bon d’amener cette âme dans l’Église par un acte qui n’est pas permis. C’est Lui qui renverse les choses ordinaires. En général, ce sont la connaissance de la Vérité et sa compréhension qui ornent les portes de l’Église ; elle, cette veuve, est entrée dans l’Église avant de connaître la Vérité tout en la pressentant, et elle a connu la Vérité parce quelle est entrée. Est-ce un cas unique ? Nullement. L’enfant est baptisé avant, confirmé avant, il goûte à la Source divine avant d’avoir été initié à la Vérité et aux dogmes orthodoxes, tel est le cas d’un enfant d’une famille orthodoxe. Je dirai avec ardeur que les enfants orthodoxes de parents orthodoxes sont des Orthodoxes biologiquement, et les Français, comme cette Française, l’Église orthodoxe de France elle-même, ne sont-ils pas des enfants orthodoxes, issus de parents orthodoxes – non plus selon la chair mais selon l’esprit. Notre mère est la Mère orthodoxe des premiers siècles, nos pères sont les Hilaire, les Irénée, les Denys ; l’Eglise de France fut fondée par les Apôtres et leurs successeurs. Pourquoi, vous Français, ne vous convertissez-vous point en réalité à l’Orthodoxie ? Parce que vous retrouvez celle que vous avez perdue, qui vous a engendrés dans la douleur selon l’esprit et la vérité. 

Nous ne pouvons nier que le prêtre ait agi irrégulièrement ; toutefois, qu’est-ce qui est mieux : rester en dehors de la Vérité, être hérétique ou atteindre irrégulièrement la connaissance de la Vérité et recevoir la grâce de l’Orthodoxie ? L’esprit de cette histoire est significatif : cette femme fragile qui est saisie dans ses entrailles, dans la profondeur de l’âme, dans l’abîme inaccessible au monde de l’amour de l’Église orthodoxe, persiste pendant six ans à frapper à la porte pour parvenir enfin à être reçue selon les canons, les règles et les formes. 

Résumons ce qui nous semble être la pensée divine. Nous ne devons pas compter sur la compréhension de l’Orient – certes, nous comptons sur Dieu – sans pour autant nous lasser d’insister, de frapper afin d’être reconnus canoniquement, régulièrement et, parallèlement à ces démarches qui pourront, qui le sait, Dieu le sait, durer encore longtemps, ou bien être brèves et rapides, nous devons continuer notre travail constructif de renaissance de !’Orthodoxie française. » 

L’Italie

Les vacances approchent. Le Père Eugraph, malgré son état de santé de plus en plus mauvais, accepte de se rendre à Catania, où il est appelé à l’aide par un pasteur de l’Eglise Congrégationaliste d’Italie : Alfio Sgroi Marchese, qui s’est tourné vers l’Orthodoxie en 1935 pour avoir l’ordination sacerdotale. Alfio Sgroi Marchese entre en rapport avec un saint Archimandrite, Venedictos Katsanevakis de Naples[59], fondateur de la Mission Chrétienne Orthodoxe dont le but est déjà de trouver le moyen de rayonner l’Orthodoxie en Italie. Mais la guerre éclate, le pasteur croit que l’Archimandrite est mort et devient évêque des mains d’un «vagans». Soudain, ayant découvert que l’archimandrite est vivant, il se précipite vers lui, abandonne son épiscopat et le saint Orthodoxe prend sa cause en mains auprès du Patriarcat Œcuménique. Mgr Clemente – tel est le nom religieux qu’il avait reçu en tant qu’évêque vagans – commence une série de démarches anxieuses auprès des Grecs qui lui envoient, en signe de bienveillance, quatre antimensions.

Le Père Eugraph rencontre, en Mgr Clemente, «son» premier Italien. C’est un homme marié, profondément honnête, mystique, indolent mais demeurant des heures entières à«parlare con Iddio» (parler avec Dieu), à lui conter ses moindres soucis, ses plus petites pensées, «perchè ho bisogno di parlare con Lui !». Il créé une paroisse nombreuse et bruyante, spontanée, participant aux chants liturgiques avec des voix toutes en jus de citron vert, très proche de l’Orthodoxie dont ses pères faisaient partie, car la «plaine grecque» englobait Catania. Le Père Eugraph commence par les observer attentivement, par les écouter en silence, puis, entre de plain-pied dans leur mentalité, et peint pour leur chapelle obscure, située à l’entresol d’une rue turbulente, une icône resplendissante de paillettes vertes, or, rouges, bleues qu’il a achetées lui-même au marché. Il contemple jalousement ce troupeau qu’il veut amener à l’Eglise orthodoxe. Le jour de son départ, Mgr Clemente devant son peuple assemblé, remercie «le chef infatigable de l’Orthodoxie en Occident», et ne sachant comment exprimer son amitié, s’arrête, puis, s’écrie : «Pour nous, Père, vous êtes un Sicilien !». 

Les sept points de l’Orthodoxie Occidentale

Sur le chemin du retour, le Père Eugraph rend visite à l’archimandrite Venedictos Katsanevakis, à Naples. C’est une de ces sentinelles que Dieu place sur la route des combattants pour leur donner un verre d’eau fraîche et «une épée à double tranchant». Ami de jeunesse du Patriarche Athénagoras et de la majorité des Métropolites, il ne sera jamais évêque, entravé par l’audace de sa charité. Il dit au Père Eugraph que Saint Nectaire d’Egine avait prédit l’Orthodoxie Occidentale et voici les points prophétiques qu’il propose et conseille aux Français de suivre :

1) A voir un minimum de cinq évêques,

2) nouer une amitié avec une Eglise orthodoxe autocéphale,

3) surtout, aucune soumission à une Eglise autocéphale mais traiter d’égal à égal,

4) ne pas s’occuper des Orthodoxes qui ne comprennent pas,

5) m’envoyer un délégué compétent auquel je pourrai indiquer oralement comment agir,

6) réunir un Concile orthodoxe occidental aussitôt que possible,

7) envoyer la proclamation officielle de l’Orthodoxie occidentale à tous les Patriarcats. 

Il précise : «Mon avis est absolu, l’Orthodoxie Occidentale doit naître d’elle-même, avoir à son origine deux évêques canoniquement consacrés, sans aucune possibilité de doute, puis, partir avec audace vers la réalisation de l’Orthodoxie en Occident. » 

Le Père Eugraph, frappé par ces conseils, lui confie sa souffrance de devoir abandonner en pensée, même provisoirement, la communion avec une Eglise orthodoxe. Le saint archimandrite lui répond en souriant :

«Et que faire ? puisqu’ils ne comprennent pas… » 

Il offre à l’Eglise de France son plein appui, et apprendra par la suite au Père Eugraph qu’il a écrit aux deux Athénagoras, celui de Constantinople et celui de Londres. Vainement.

Le Père Eugraph quitte le vieil homme, réconforté. Le nom de Saint Nectaire d’Egine a frappé son oreille pour la première fois. Qui est-il ?

Les bulbes des Eglises

A Paris l’attend une lettre lui demandant le sens des bulbes des églises russes ? Tout heureux d’échapper «aux soucis de ce monde», il répond aussitôt :

«Les bulbes russes ont un sens symbolique que je vous indiquerai dans un instant, mais avant de toucher le côté symbole, disons qu’il existe aussi une raison technique et pratique. En Russie, les coupoles byzantines s’écroulaient sous la neige et on chercha une forme de coupole où la neige ne s’arrêterait pas trop. Mais le symbole se cache derrière. Les bulbes rappellent d’abord les flammes des cierges ; ils sont posés sur des sortes de colonnes qui sont blanches le plus souvent, et rappellent le cierge en cire, le bulbe or imageant la flamme. Ils veulent exprimer ce qu’expriment les. cierges dans l’église : la prière de l’Eglise et des fidèles montant comme une flamme vers le ciel, brûlant de l’amour pour Dieu, mais ces flammes sont aussi les symboles de celles descendues du ciel à la Pentecôte, les dons du Saint-Esprit. C’est la rencontre de deux amours, celui du monde, de l’Eglise des croyants, s’élevant vers le ciel et celui du Saint-Esprit qui descend sur terre. Comme vous voyez : le symbole de l’Epiclèse. 

Il existe à Moscou une curieuse église, celle du bienheureux Basile, fou en Christ ; elle comporte plusieurs bulbes, chacun orné de sculptures et d’ornements de styles différents ; ainsi, y a-t-il un bulbe hindou, chinois, grec, slave, latin, persan, etc. L’idée de cette église construite au XVe siècle, est que chaque peuple apporte sa propre prière ardente, son cierge, pour glorifier Dieu cependant que le Saint-Esprit accorde à chaque peuple son don propre. 

Les bulbes, en majorité, sont d’or fin afin de symboliser la lumière et la flamme, mais parfois ils sont d’un bleu de ciel profond parsemé d’étoiles d’or. Nous touchons ici un autre langage, parallèle, n’excluant pas le premier. 

Vous connaissez certainement les cieux divins des émaux de Limoges, des miniatures de style roman. Au-dessus de la tête d’un Saint, ou bien d’une scène de la vie de ce saint, touchant la ligne supérieure du tableau, est une sorte de demi-cercle bleu foncé, parsemé d’étoiles. De ce cercle quelquefois, descend la Main bénissante de Dieu. Quelquefois aussi, elle couronne un martyr. Ce demi-cercle bleu représente le lieu divin, la Divinité ou Dieu qui, inclinant les cieux, descend vers la terre, condescend. Il rappelle aussi une goutte d’eau qui se forme au plafond et ne s’est pas encore détachée. Quand elle commence à se détacher, jusqu’au moment où elle tombe comme une larme, se dessine toute une série de formes en demi-cercle, alourdie au milieu, composant comme un petit sac et enfin comme une goutte tombante ; nous retrouvons ici le symbolisme de la grâce descendante qui est appelée rosée céleste. La rosée céleste qui tombe semblable à une larme purifiante, sanctifiante et vivifiante sur l’Eucharistie, est une expression chère aux anciens livres liturgiques mérovingiens. Le bulbe bleu foncé parsemé d’étoiles, c’est le ciel qui est tombé sur l’église comme une larme, la grâce couvrant le Temple. Mais ce n’est pas tout. Les Russes appellent les bulbes « oignons » (loukovitsa). L’oignon symbolise la vie intérieure, cachée par des pelures qui la protègent contre l’extérieur; l’oignon, plante médicale, qui fait pleurer, l’oignon symbole de la vitalité, se rapporte enfin à la belle légende que nous trouvons au 4ème livre apocryphe d’Esdras et qui représente le pardon et le salut. Vivaient un homme fort riche et une femme très pauvre. La femme demandait l’aumône au riche, celui-ci refusait toujours. Un jour, agacé par ces incessantes supplications, il jette avec mépris un oignon dans le tablier de la mendiante. C’est son unique bonne action. Il meurt. Il lui arrive comme en la parabole du pauvre Lazare que ce riche se trouve en enfer, tandis que la femme misérable est dans le sein d’Abraham. Voyant cette dernière si haut et en si bonne place, le riche se met à la supplier, lui demande pardon pour sa mauvaise conduite envers elle. La femme a pitié mais n’ayant pas le pouvoir de franchir l’espace séparant le ciel de l’enfer, elle se souvient soudain de l’oignon que le riche lui avait jeté autrefois. Elle commence alors à tisser un fil d’or avec toute la misère qu’elle avait subie sur terre, y attache l’oignon et descendant cette ficelle jusqu’en l’enfer, elle dit au riche : Accroche-toi ! Il s’accroche, elle tire, elle tire le fil d’or et le riche monte au ciel». (1er octobre 1955).

Dernières paroles de l’Archimandrite

Un instant, l’artiste chez le Père Eugraph l’a emporté au domaine de la beauté. Il regarde autour de lui. Rien ne s’ébauche. L’anxiété ecclésiale grandit considérablement. Il reçoit alors une lettre de l’Archimandrite de Naples qui lui écrit :

«Seuls des évêques en dehors de la juridiction du Patriarcat Œcuménique pourront vous aider réellement pour le sacre de deux évêques. Vous devez chercher de tels évêques en dehors de Constantinople. Je crois que vous pouvez les chercher parmi les Evêques russes hors de Russie» (25 octobre 1955).

La silhouette encore sans visage de l’homme qui cheminera un certain temps avec l’Eglise de France, en portant avec elle le fardeau, est prophétiquement dessinée à l’horizon.

16 – L’indifférence – 1956

Les accusations

Le coup de massue

Devant les Saints

Le Patriarcat Œcuménique se désagrège

L’Amérique

Les Cahiers Saint-Irénée

La bénédiction de l’huile sainte. 

« Oui, je prêche aux occidentaux, particulièrement aux Français, qu’ils furent orthodoxes pendant mille ans et qu’en le redevenant ils ne renoncent pas à leur passé, ni à leurs pères ; là réside la puissance d’attraction de ma prédication. Mais cela ne signifie pas que je veuille les ramener à un passé fixé : « l’Eglise indivise, les sept Conciles », je prêche en même temps que l’Eglise orthodoxe d’Orient continue le courant ininterrompu et que les Photius, les Palamas, les Séraphin et les Nicodème nouvellement glorifiés sont leurs maîtres au même titre que les Irénée, les Hilaire, les Basile. Tout en greffant les Français à leur passé orthodoxe et apostolique par l’antique rite des Gaules, je me suis permis, par exemple, pour le bien de leurs âmes, d’enrichir les offices divins par les admirables poésies de Byzance. Les chants de Roman, de Damascène, de Théophane, d Anatole remplacent chez nous d’une manière sublime les orgues des Eglises romaine et protestante. » (Lettre du 21.X.56 au Patriarche Œcuménique.

Les Français ont résisté à la hiérarchie du Patriarcat de Moscou, à celle de l’Exarchat russe du Patriarcat Œcuménique ; où en sont-ils à présent en ce début d’année 1956 ? Des rives du Bosphore bronzées par le soleil, le Patriarche Athénagoras leur envoie un sourire lointain, son Exarque Athénagoras de Londres les écoute sans intérêt, son évêque, Mélétios de Paris parle d’eux méchamment, et son représentant à Genève, Mgr Jacques de Malte assène le coup de massue.

Traqué par l’ennemi des hommes, le Père Eugraph se tournera à nouveau vers Alexandrie, en juillet vers l’Amérique dite occidentale, et en décembre vers la Serbie. Par bonheur, l’Orthodoxie est une couronne d’Eglises parcourues par le «courant d’air violent» duSaint-Esprit ! Mais qui répondra ?

Une paroissienne, Madame Claude Magny, de passage à Londres, a un entretien avec l’Exarque Athénagoras. A sa plaidoirie, l’évêque répond qu’un « »gentlemen’s agreement », récemment conclu entre les deux patriarcats (Moscou et Constantinople) concernant leurs zones d’influence empêché ou retarde la solution.». En réalité, il n’ose s’exprimer jusqu’au bout. Cet archiprêtre est gênant ! Russe d’origine, chassé ou non, il a quitté en tous cas la puissante Moscou, et développe d’une façon étourdissante une Eglise occidentale qui devrait, certes, tomber dans la juridiction œcuménique. Mais ne pourrait-il pas d’abord s’effacer ? Laisser la voie libre ! Les Français l’apprennent et l’écrivent à Constantinople :

«Or, nous avons appris qu’il était dans les intentions de Son Eminence Monseigneur Athénagoras, Archevêque de Thyatire, Exarque à Londres de Votre Toute Sainteté, de demander au très révérend Père Kovalevsky de quitter la direction de la Mission orthodoxe de France, donnant comme motif qu’il a appartenu au Patriarcat de Moscou» et après un long rapport, ils concluent : «Nous vous demandons instamment la consécration épiscopale très prochaine du T. R. Père Kovalevsky, notre vénéré Supérieur.» (5.2.56).Comment agir avec de semblables entêtés !

Le Métropolite Nicolas de Kroutitsky, de son côté, fait savoir indirectement que «l’éloignement du Père Eugraph est une perte grave pour l’œuvre de l’Orthodoxie Occidentale et comme une disgrâce personnelle pour lui-même. » Que le Père Eugraph fasse pénitence, car l’Exarchat de Paris ne peut supporter son «attitude intransigeante» et alors, «non seulement nous n’élèverons aucun obstacle sur ce chemin mais nous l’accueillerons avec amour dans notre cœur où il y a tant de place pour lui et nous l’accueillerons comme lui doit nous accueillir, nous. » (Lettre du 13.2.56 à Mgr Clemente – traduit de l’italien).

Le prêtre abandonné répète ce qu’il a dit tant de fois :

«Au sujet des paroles du Métropolite Nicolas, je peux dire d’avance que j’apporte certainement toutes les pénitences désirées et je dis à l’Eglise avec 1’Apôtre Pierre : Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! Je n’ai aucun désir de travailler seul, mais dans ma vie je n’ose pas agir pour moi et je suis poussé à n’agir que pour le bien d l’Eglise. Ma vie est sacrifiée à l’Eglise de France. » (Lettredu 22.2.56 au P. Grégoire).

Quant à Mgr Mélétios de Paris, il est chargé d’une enquête officieuse. Il n’entre en contact qu’avec un paroissien grec auquel il ne pose que des questions formelles et il précise «qu’il s’agit bien, non pas d’une Eglise orthodoxe, mais d’une secte ne ressortissant d’aucune Eglise.» (1.2.56).Il a oublié qu’avant d’être sacré, il venait à Saint-Irénée et avait demandé d’y célébrer un baptême.

Les accusations

Les amis assaillent Constantinople. L’Archevêque Alexandre, le Père Lev Gillet[60]l’archimandrite Séraphin de Zurich[61]soutiennent vivement leur collègue, cela ne fait qu’amplifier son discrédit.

Le Père Eugraph est accusé «de faire des concessions aux milieux occultistes ; de peupler son église de divorcés et de concubinaires.» Dans un accès de colère, le Père Lev Gillet écrit : «Si je pouvais aller parler de l’Evangile dans un cercle d’adorateurs de Lucifer, je le ferais ; si une paroisse s’ouvrait spécialement aux divorcés, concubinaires, homosexuels, alcooliques, drogués et même voleurs et assassins, je m’en réjouirais en Christ. » (Lettredu 13.4.56).

Le coup de massue

Troublé, malgré tout, par tant d’injustice, l’Exarque Athénagoras, préfère passer ce cas brûlant à l’évêque Jacob de Malte. Le vent scandaleux du Saint-Esprit convertit alors dans l’Eglise de France deux chefs de «mouvements douteux» Paul Le Cour, fondateur d’«Atlantis», de Henri Régnault, président des spirites de France ; «ils sont nés au ciel orthodoxes» !(Lettre du 26.4.56au Père Lev Gillet).Les bien-pensants ne considèrent pas tous ceux qui forment l’Eglise de France et sont «comme tout le monde», selon l’expression du Père Eugraph, ils brandissent vertueusement les sujets rares et exceptionnels, tels que l’on en trouve dans toutes les Eglises.

Enfin, le Métropolite Jacob de Malte, caractérise la psychologie grecque : «Si vous voulez travailler sous la direction du Patriarcat – dit-il dans un entretien avec le jeune prêtre français Gabriel Bornand. – vous devez vous soumettre sans conditions, venir étudier trois ou quatre ans à Halki, et vous pourrez alors entreprendre sous la haute direction du Patriarcat l’organisation de la mission de France» et enfin : «En aucun cas, le Père Kovalevsky ne peut devenir évêque. » (18 mai 1956).

Après les «zones d’influence» frôlant les conditionnements sociaux et politiques, l’Eglise orthodoxe occidentale se heurte au colonialisme. Les Français, Orthodoxes secondaires, ne peuvent être agrégés aux Russes et aux Grecs qu’après une sorte de circoncision psychologique, tandis que certains de leurs chefs, enclins à ouvrir les portes, sont vigoureusement entravés et empêchés d’agir. Que de fois n’a-t-on pas entendu affirmer : Supprimons le Père Eugraph et tout entrera dans l’ordre ! Oui, provisoirement, approuve un ami, mais voilà : Dieu a peut-être décidé que l’ordre : c’était le Père Eugraph !

Devant les Saints

Quant à la victime, elle continue d’être insupportable. Elle se réjouit de la concorde qui règne entre les Patriarcats (déception certaine pour quelques hommes politiques) et, le 28 mai 1956, adresse une demande au Métropolite Nicolas de Kroutitsky :

«Aucun fidèle, même le plus indigne, ne peut rester indifférent devant la lumineuse manifestation de concorde parfaite entre les Patriarcats ; son cœur déborde de joie spirituelle, ses lèvres chantent des louanges, rendant des actions de grâces au Paraclet, Guide ineffable de l’Orthodoxie ! 

En apprenant la canonisation par le Saint-Synode du Patriarcat de Constantinople de Saint Nicodème, ce Père de l’Eglise du 18e siècle, dont la « Philocalie » nourrit non seulement les âmes des pays orthodoxes mais celles aussi des chrétiens des pays d’Occident ; en apprenant la canonisation par le Saint-Synode de Roumanie d’une couronne fleurie par la grâce de Saints Martyrs et Confesseurs, tous les Orthodoxes de l’univers se sentent transportés d’allégresse, redressant leurs têtes dans les épreuves de ce monde et, prenant courage dans leur lutte spirituelle contre le péché et l’ennemi de notre salut, invoquant les nouveaux protecteurs. 

Mais la décision du Saint-Synode de Moscou, qui introduit dans son calendrier, les Saints canonisés, augmente l’éclat des évènements, car elle proclame ouvertement qu’il n’y a qu’un seul Corps et un seul Chef, notre Seigneur. Que Votre Eminence pardonne mon audace ; j’exprime ce que les autres pensent et n’osent dire, qu’Elle me permette de suggérer pour la gloire de l’Orthodoxie dans l’univers d’ajouter à la grâce une nouvelle grâce, c’est-à-dire de présenter au Sacré Synode le triple projet d’introduire dans le calendrier russe d’autres Saints tels que le grand Photius Pneumatologue, Saint Siméon le Nouveau Théologien, de proposer au Trône de la Deuxième Rome des Saints russes comme Saint Alexis de Moscou et le séraphique Séraphin ; de hâter la canonisation de la phalange éclatante des Saints de Russie des trois derniers siècles, mettant à l’honneur notre père parmi les Saints, Serge de Moscou. » Iln’y a point de réponse.

Le Patriarcat Œcuménique se désagrège

Le Métropolite Gennadios est nommé pour étudier le cas français. C’est un homme bon qui, déjà désigné pour s’occuper d’Irénée Winnaert et de sa communauté dans les années 34-35, a échoué et il échouera encore. Il confie à un paroissien français d’origine grecque que l’Exarchat russe du Patriarcat Œcuménique a menacé ce dernier s’il protégeait les Français. Que faire alors ? Peut-on raisonnablement abandonner plusieurs paroisses pour une poignée de Français ?

Les «Représentants de l’Eglise Orthodoxe de France» font sur ces entrefaites une proposition sage et raisonnable aux Grecs ; voici un passage de leurs «Décisions» :

«La France, indépendante durant le premier millénaire, et proche de l’ancien Patriarcat de Rome, tout en étant une Eglise-sœur, se trouve du fait des contingences historiques n’appartenir actuellement à aucun Patriarcat. Aucune Eglise Orthodoxe, respectant le principe territorial, n’a créé d’Eglise française locale. Les Patriarcats Œcuménique et de Moscou ont dû dans l’intérêt de leurs « diasporas », instaurer en Europe des Exarchats ex-territoriaux et ils se voient obligés de tenir compte de leurs intérêts respectifs en face de l’Église française renaissante. Nous comprenons aussi que chaque Patriarcat est responsable devant Dieu, avant toute chose, de la destinée de son propre troupeau… par conséquence, il est concevable que les intérêts de leur propre Eglise l’emportent dans la balance sur ceux de la France. On peut se demander dans quelle mesure cette attitude est compatible avec le principe de la catholicité de l’Église. 

Notre unique désir est de faciliter la tâche aux Patriarcats de telle sorte que leur haute responsabilité ne soit pas troublée et que notre Eglise puisse continuer à se développer localement et efficacement. » 

Et, sensibles au conseil du vieil archimandrite de Naples, les Français essaient d’entrouvrir la porte :

«Le Patriarcat Œcuménique ne pourrait-il, par sollicitude envers les fidèles français, sacrer notre évêque élu sans avoir à préciser de suite notre organisation statutaire ?»

Bienheureuse naïveté de l’Église de France ! Elle pense : puisque vous ne pouvez, ô Grecs, vous occuper de nous sans danger, aidez-nous à nous éloigner et bénissez notre berger. Mais le Patriarcat Œcuménique croit qu’il a juridiction sur tous les pays «barbares», c’est-à-dire sur les Eglises non-orthodoxes renaissant à l’Orthodoxie ! Et pourquoi la France qui appartint cependant à l’empire romain, donc : non barbare, ne serait-elle pas quand même un pays «barbare» ? La dispute remonte aux premiers siècles et Serge le Grand de Moscou l’a dénoncée en 1931[62]. Il n’y a plus qu’une solution ne pas répondre. C’est ce qui se produisit.

L’Amérique

L’Amérique ! Son Eglise orthodoxe est plantée au cœur de l’extrême-occident, elle pourra peut-être comprendre ? Le Père Eugraph regarde vers son ami de jeunesse : l’évêque Jean Schakovskoy qui se trouve dans la juridiction du Métropolite d’Amérique. Le 25.10.56 l’évêque d’Amérique finit par lui répondre «Les évêques ne croient pas pouvoir se mêler des affaires en Europe. C’est de la théorie. On pourrait trouver une solution ailleurs. Par la voie étroite, on atteindra le but. Toutes les Eglises ont commencé dans des conditions difficiles : la petite flamme a été allumée et c’est ce qui importe. » En manière de boutade, il ajoute : «La France est pour nous le bout de l’Orient.» Toujours la même réponse sur les lèvres de la hiérarchie : Réchauffe-toi, mon frère, à la petite flamme, ne viens pas à la chaleur de mon foyer.

Enfin, Jacques de Malte, tire à nouveau un trait qui, cette fois, est définitif : «Le Patriarcat de Constantinople veut recevoir des Français, mais avec le rite oriental et le typicon byzantin. Il a insisté sur ce fait et pense que le Père Eugraph n’est pas la personne pour faire ceci. » (Lettre du 12.11.56 de l’archimandrite Séraphin de Zurich au Père Eugraph).

La porte œcuménique est ouverte à deux battants, il n’y a plus qu’à sortir et à chercher un chemin neuf dans les champs hiérarchiques, bien arides et bien pierreux ! On aperçoit un poteau indicateur : Belgrade. Un ami serbe écrit au Patriarche Vincent qui écoute avec bienveillance et désire recevoir une délégation de Français.

Les Cahiers Saint-Irénée

En octobre 1956, le Père Eugraph (en collaboration avec son «Fils aîné» qu’ilchérit particulièrement), reprend les «Cahiers Saint-Irénée» interrompus par la guerre. Le contenu porte essentiellement sur l’explication de la Liturgie et l’hagiographie de Saints occidentaux surtout. Il se réjouit de l’aide intelligente de ce «fils aîné» mais attention Père Eugraph, souviens-toi des paroles de l’Ecclésiaste, le confort sur terre ne t’a pas été attribué !

La bénédiction de l’huile sainte

«Le mercredi avant Noël, à la messe des malades, le Père donne la communion avec une certaine hésitation ; il regarde sa main elle dégoutte d’huile. Arrivé à la communion du troisième fidèle, craignant que le calice ne lui glisse des doigts, il revient à l’autel pour s’essuyer. Il termine de donner la communion. A la fin de la messe, il constate qu’il a toujours de l’huile sur la main, mais elle n’est pas grasse



et rien n’est taché. Pendant l’épiclèse, une flamme sous forme d’épée apparaît sur sa tête.» 
(relation d’un assistant).

«Prête l’oreille à mes paroles, ô Seigneur !

«Écoute mes gémissements !

« Car Tu bénis le juste, ô Seigneur !

« Tu l’entoures de ta grâce comme d’un bouclier. » (Psaume 5)

17 – La Sainte Montagne – 1957

Vincent de Serbie

Assemblée Générale de 1957

Sainte Radegonde au Mont Athos

Christophoros, Patriarche d’Alexandrie

Le Canon Eucharistique.

Vincent de Serbie

«Sur tes remparts, Jérusalem, j’ai placé des gardiens ; jamais ni jour ni nuit, ils ne se tairont.

Ô vous qui rappelez à Dieu (Ses promesses) ne vous accordez pas de trêve, jusqu’à ce qu’il restaure Jérusalem, et qu’il fasse d’elle la gloire de la terre.»(Isaïe 62 6,7)

Vincent ! Belgrade ! En réponse à l’exposé historique des Français, le Patriarche serbe répond : «Le temps de cette rencontre et de cette conversation pourrait être proche et nous vous en informerons. » 

De son côté le Métropolite Athénagoras de Londres, ennuyé, cherche un dernier compromis : «associer au Père Eugraph le Père Lev Gillet et le Père Cyrille Argenti» (ancien étudiant de l’Institut Saint-Denys). Il n’est plus, bien entendu, question d’épiscopat et le Métropolite soupire en parlant des émigrés qui l’assaillent : «Que faire avec des gens qui ne veulent même pas se dire bonjour !» Le Patriarche Vincent se tait ; l’explication apparaîtra dans une lettre d’un évêque serbe à un paroissien serbe ami, le 24.10.57 : « Tout le mal vient de Paris, de l’Exarchat russe en France ainsi que de l’Église russe émigrée. Le Patriarche Alexis lui-même a écrit au Patriarche Vincent de ne rien décider pour l’Église orthodoxe française avant son arrivée à Belgrade. Il est arrivé le 12 octobre et il restera jusqu’au 5 novembre. » Le poteau indicateur menait à une impasse.

Assemblée Générale de 1957

Ecœurée par la lâcheté ecclésiastique, l’Assemblée décide :

«tenant compte que les insignes et les distinctions peuvent émaner d’en haut ou d’en bas : soit du pouvoir épiscopal, soit du peuple ou du roi chrétien en tant que représentant du peuple, et que ceci s’est produit plusieurs fois au cours de l’histoire de l’Eglise ; 

tenant compte que notre Eglise, en continuel développement, mérite pour son prestige dans notre pays d’avoir un président portant les insignes supérieurs, 

nous considérons que l’Assemblée annuelle de 1957 de l’Eglise Orthodoxe de France, fêtant le 20e anniversaire du pastorat de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky et le cinquième anniversaire de son élection épiscopale par nous, Orthodoxes français, a le droit et l’obligation morale de lui offrir au moins la mitre en lui demandant de la porter, et celui de prier le pouvoir supérieur de bien vouloir ratifier son acte. » 

En réalité, ce n’est pas demander grand’chose, car les archiprêtres russes reçoivent fréquemment cette distinction. Le Père Eugraph est très ému par cette marque d’affection, il remercie chaleureusement son troupeau mais ne portera la mitre que lorsqu’il sera évêque.

Sainte Radegonde au Mont Athos

Sainte Radegonde veille, de façon d’ailleurs bien inattendue. Reine moniale, elle s’adressera au Mont Athos, la «Sainte Montagne», par l’intermédiaire d’un paroissien. Autour de sa fête un fidèle, ami intègre du Père Eugraph, se dirige vers le Mont Athos ; il s’appelle Emile Moine.

Il nous a donné le récit de son voyage :

«Débarquant à Karies, je reçois l’autorisation de visiter tous les monastères. Du monastère de Saint-Denys, je prends un bateau et j’arrive à Karulia. J’accompagne alors un moine chargé d’apporter un sac de pommes de terre au Père Nikhon l’anachorète. Le chemin est particulièrement difficile : succession d’escaliers de pierres très usées, avec en guise de rampes des chaînes branlantes et brûlantes de soleil et des échelles de corde. L’anachorète Nikhon vit à mi-montagne de la montagne Karulia dans une maisonnette entourée d’une courette. Je vois un être rayonnant et je songe : Pourvu que ce soit lui ! Le moine, porteur de pommes de terre, dépose son sac et se retire. L’anachorète a 82 ans, il est moine depuis 45 ans. Ancien colonel de l’Armée russe, il devint, lorsqu’il le jugea utile, ambassadeur pour demander du secours pour les émigrés. En un français impeccable, il me demande : 

– Quelle est votre Eglise ?

– Je pratique l’Orthodoxie. 

Un mur s’élève entre nous ; il me pose la question : 

– Quelle est votre Eglise ? 

Je réponds : 

– Les Eglises ne m’intéressent pas. Ce qui m’importe, c’est la recherche de Dieu.

(A l’époque, E. Moine est un sympathisant de l’Église de France, mais non encore orthodoxe formellement). 

Le Père Nikhon m’étreint alors dans ses bras. 

Je lui parle de l’Église de France ; il m’apprend que même au Mont Athos, des Russes sont allés jusqu’à l’anachorète et lui en ont dit beaucoup de mal. Il me pose, à nouveau, des questions : 

– Combien avez-vous d’Eglises à Paris ?

– Je ne sais exactement.

– Oh ! Encore une de plus. 

Il fait allusion au nombre grandissant de juridictions en Europe. 

– Moi, je ne connais que celle qui est française.

– Les Eglises, hélas ! Rome, Constantinople, Moscou… c’est de la politique. 

Je raconte longuement ce qu’est l’Église de France qui ne désire que la sainteté. C’est à cet instant que le Père Nikhon déclare : 

– Je ne connais que deux hommes capables de vous comprendre et de vous aider : l’Archevêque Alexandre de Bruxelles et l’Archevêque Jean de Shanghaï : Voici leurs adresses, tournez-vous vers eux, transmettez le message à votre prêtre. 

Il m’entretient ensuite de la recherche de Dieu. Il éclate de lumière. Je résiste, je veux le voir en chair et en os. Des flots de lumière passent à travers lui comme à travers… une « passoire » et le paysage autour de lui semble une mer de passions, une mer de peuples. 

La nuit tombée, nous dînons. A trois heures du matin, je repars cependant que le moine prie, à côté de sa maison, dans une cabane où est un puits avec une table de pierre sur laquelle sont posés les crânes de ses prédécesseurs. 

Sur le chemin du retour, je m’arrête dans un skite, petit monastère-ermitage, où deux moines vivent en un silence total. Je suis contraint de rester étendu une journée en de violentes souffrances, comme si mes cellules éclataient en me brûlant. J’étais passé de la lumière au monde.» (fin du récit).

En octobre 1955,le saint archimandrite Venedictos de Naples avait écrit au Père Eugraph : «Je crois que vous pouvez chercher parmi les évêques hors de Russie. » En 1957,l’anachorète du Mont-Athos a prononcé le nom : Jean de Shanghaï. Quelle patiente et fructueuse discrétion divine !

Christophoros, Patriarche d’Alexandrie

La bienveillance d’en haut continue. L’Institut orthodoxe français de Paris Saint-Denys, demande au Patriarche Christophoros d’être son Recteur d’Honneur «en souvenir de cette ville d’Alexandrie dont la culture eut une telle influence sur la pensée théologique de France» (lettre du 15.10.57du Père Eugraph). Le Patriarche répond le 12 novembre 1957 : 

« Votre lettre du 15 octobre par laquelle vous nous annoncez votre décision, en tant que Recteur de l’Institut Orthodoxe Français de Paris (sous le vocable du glorieux Saint-Denys), d’attribuer à notre Médiocrité le grade de Recteur d’Honneur et le Doctorat Honoris Causa, nous a beaucoup ému. Nous acceptons bien volontiers cette pensée délicate et filiale de votre part, et nous bénissons paternellement votre Paternité ainsi que tous vos collaborateurs en l’Église Orthodoxe de France que nous chérissons de tout cœur. Que le Seigneur soit avec vous ! 

A Alexandrie, en notre Patriarcat, le 12 novembre 1957 ; Fête de Saint Jean l’Aumonier, Notre glorieux Prédécesseur, 19e année de notre Avènement. 

Prieur ardent auprès de N. S.

Christophoros». 

L’année s’achève sur un rendez-vous fixé par Jean de Shanghaï au Père Eugraph et à son ami Emile Moine, pour le 23 novembre 1957.

Le Canon Eucharistique

Au cours de l’année, le Père Eugraph fait paraître «Le Canon Eucharistique selon l’ancien rite des Gaules», étude remarquable et fruit d’un travail de nombreuses années. Des liturgistes romains l’apprécient, les Orthodoxes n’en parlent pas[63].

18 – Le Saint – 1958

Jean de Shanghaï

La voie est libre

La Liturgie romaine

L’huile sainte de l’Archange Michel

Dernière tendresse de Moscou

Utrecht. 

«Ce ne sont pas ceux qui Me diront Seigneur ! Seigneur ! Qui entreront dans le royaume des cieux, mais celui qui fera la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Matt. 7,21)

Jean de Shanghaï

Il est petit, laid, négligé et il bafouille, les Chinois communistes l’ayant blessé à la bouche d’un coup de crosse. Son patron et ancêtre est Saint Jean de Tobolsk. Il arrive de Shanghaï – les Chinois du peuple disent de lui : «Maintenant que le petit homme est parti, nous aurons des ennuis » et son Supérieur, le Métropolite Anastase de l’Eglise russe hors frontières d’Amérique, l’a nommé Archevêque de France et de Bruxelles.

Trois choses nous frappent lorsque nous le voyons la première fois : son klobouk – c’est-à-dire sa coiffe de moine – enfoncé sur sa tête, avec un voile long qui semble tomber jusqu’aux pieds (c’est une illusion car ce voile monacal s’arrête aux reins), ses grands yeux songeurs qui regardent attentivement et ses pieds nus, hiver comme été. Il se tient légèrement penché en avant. Sa soutane «de férie» (de semaine) semble confectionnée dans de la doublure. Il marche sans rapidité, s’appuyant sur la canne épiscopale qui, elle aussi, semble très haute. Nous apprenons plus tard qu’il se penche légèrement parce qu’il porte sous sa soutane un sac de terre sainte.

Prière perpétuelle, il ne dort plus depuis des années, vivant dans une cellule sans lit, des paquets de lettres importantes soigneusement ficelés et déposés à terre, épars autour de son bureau. Pour lui, la journée de 24heures, c’est 24 heures de prière et il donne tout naturellement des rendez-vous à minuit ou trois heures du matin. Rien ne lui fait abandonner une action lorsqu’il juge qu’elle est voulue de Dieu.

Né sur terre en 1896, «né au ciel» en 1966, il appartient à la noblesse du gouvernement de Kharkov. A l’âge de 38 ans, il est sacré évêque par le Métropolite Antoine (Khrapovitsky), à Belgrade et envoyé en Chine. Le Métropolite Antoine lui dit : «Il faut que je te sacre car si je ne le fais pas, tu es si humble que personne ne le fera» et sa lettre de recommandation aux Russes de Shanghaï est ainsi conçue : «Je vous envoie l’évêque Jean comme si je vous envoyais mon cœur et mon âme. Il est un miracle de stabilité ascétique.» Après la deuxième guerre, chassé par les communistes chinois et ne voulant pas laisser aux mains de ces derniers les jeunes gens de l’école qu’il a fondée à Shanghaï, il les emmène avec lui à New York. Le bateau est bloqué dans le port et les autorités veulent le refouler avec son chargement humain. L’Archevêque Jean obtient un délai de trois jours. Il se rend à Washington où, ne pouvant rencontrer les personnalités susceptibles de l’aider, il s’assied sur les marches du Congrès et attend des heures en silence, égrenant son chapelet. Les Américains, ahuris par cette étrange vision, finissent par le convoquer, l’écouter et accordent aux enfants l’entrée de New York.

Voici l’homme entrevu par l’archimandrite de Naples et désigné, par le moine athonite Nikhon. Mais quels seront ses rapports avec le Père Eugraph ? Leur première rencontre est curieuse. Si différents par leurs âmes, leurs hypostases cheminent pourtant côte à côte sur le plan de l’invisible, comme des frères. Tout d’abord, ils se «regardent», puis peu à peu ils franchiront la distance étendue entre eux, par la contemplation et la fidélité au commandement divin qui les caractérisent. D’ailleurs, l’ombre du grand Métropolite Antoine, apparenté à la famille Kovalevsky et qui chérissait particulièrement «Grafchika», (Eugraph Kovalevsky) les réunit. Qu’il nous soit permis de rapporter deux anecdotes de ce grand hiérarque, Antoine, Métropolite de Kiev.

Un homme indigné vient le trouver ; il a été giflé et il lui annonce qu’il veut se battre. Le Métropolite lui répond : «Viens avec moi». Il le conduit devant l’iconostase et, le lui montrant, lui dit : «Les vois-tu ? Tous, des giflés !» Une autre fois, les évêques réunis discutent sans fin sur des points canoniques. Agacé, le canoniste Antoine enlève son klobouk, fait la quête auprès de ses collègues, puis, avisant un jeune clerc lui commande : «Allez, je vous prie, acheter les Règles apostoliques, apportez-les nous, et s’il vous reste quelques kopecks, buvez-les. » 

Le Président de l’Eglise de France invite l’Archevêque Jean à assister à une Liturgie à Saint-Irénée. Il refuse. Il fixe un rendez-vous au Père Eugraph pour plusieurs semaines plus tard. Il n’agit jamais vite. Il songe. Il prie. Au jour dit, le Père Eugraph lui présente le pèlerin E. Moine qui lui raconte avec enthousiasme son entretien avec l’anachorète Nikhon. L’Archevêque ne dit mot, mais lorsque le pèlerin s’est tu, il parle de la prière et ses yeux deviennent deux lumières. Le Père Eugraph est un peu décontenancé devant cet être. Dieu presse l’histoire plaçant l’un en face de l’autre l’évêque silencieux, lent, imprégné de prière, et le conducteur de l’Orthodoxie en Occident, lui aussi pétri de prière, mais rapide comme le vent des champs immenses de l’Ukraine où se passèrent ses premières années.

Pour achever – non : souligner, car nulle créature n’achève rien sur terre – il nous faut décrire le saint Archevêque au moment de l’Epiclèse. Il célèbre presque à mi-voix dans une concentration totale, puis, subitement, lorsque le célébrant fait le signe de la croix sur les Saintes Espèces, à l’instant où l’Esprit-Saint descend, il crie presque et l’on entend sa main retomber quatre fois sur l’autel.

Il soutiendra sans phrases le Père Eugraph qui ramasse «encore et encore» pour employer l’expression litanique orientale, les blessures sur son cœur. Ces deux hommes ont un point commun, ils n’hésitent pas quand ils ont choisi. Son esprit approuve le Père Eugraph écrivant à un prêtre français de province qui n’ose le rejoindre parce qu’il désire une église «bien installée» ; «Je pense que la cause de tes épreuves vient de ce que TON ÂME N’A PAS ENCORE DÉPASSÉ L’HÉSITATION. Le jour où devant Dieu j’ai décidé de demeurer ferme, sans équivoque, même avec deux, trois fidèles, le développement réel de l’Eglise de France a commencé. Si tu le veux, je viendrai chez toi et nous rebâtirons l’Eglise avec de nouveaux éléments et dans l’esprit nouveau mais sans compromis. » 

La voie est libre

Le 28 mars 1958, le Père Eugraph, le président laïc de l’Eglise de France et un paroissien d’origine grecque ont un dernier entretien avec l’Exarque Athénagoras de Londres, l’évêque Jacques de Genève et Mélétios de Paris. Il ressort de cette entrevue que l’épiscopat du Père Eugraph est écarté et que l’on désire former un Comité composé du Père Lev Gillet, du Père Cyrille Argenti et du Père Eugraph lui-même. Les Pères Gillet et Argenti ne se sont jamais occupés de l’Eglise de France. Le Père Eugraph répond plaisamment à cet affront : «Je ne vois aucun empêchement de rencontrer le Père Gillet qui est « mon oncle », si je puis dire et Argenti « mon fils »».Mais les deux prêtres désignés refusent aussitôt.

La Providence conduit l’Eglise de France vers l’Archevêque Jean. Elle s’adresse de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit au messager indiqué par la Sainte Montagne. Elle lui envoie un long rapport auquel elle ajoute un bref exposé canonique. Nous présentons «in extenso» ce bref exposé, car des cas semblables à celui de l’Eglise de France peuvent se produire au cours des siècles et servir, peut-être, à de lointains neveux :

«DU DROIT D’ÉLECTION DANS L’ÉGLISE 

Les Apôtres étaient nommés par le Christ. 

Les Apôtres, organisant les Eglises locales, nommaient leurs successeurs, ce qui est normal, car le FONDATEUR d’une Eglise ou d’une communauté a le DROIT de désigner son successeur. Tels furent les cas de LIN à Rome, de TITE, de TIMOTHEE, etc. 

Le FONDATEUR d’une Eglise, d’un monastère, ou d’une communauté, NE PEUT ETRE RÉVOQUÉ sauf motifs canoniques graves. 

Dès la troisième génération, LE DROIT D’ÉLECTION entre en vigueur dans l’Eglise, lorsqu’il n’y a plus de nomination par le fondateur. 

Ier DOCUMENT : (97) L’Epître de Saint Clément de Rome à l’Eglise de Corinthe : « Le choix de l’évêque doit avoir le consentement universel de la communauté (consentiente universa ecclesia). 

2ème DOCUMENT : ‘Ier siècle) La Didachè : «Elisez vos évêques dignes du Seigneur. » 

3ème DOCUMENT : (IIIe siècle) Correspondance de Saint Cyprien de Carthage :  » « l’évêque est élu « plebe presente » (devant le peuple présent), il faut que le peuple assiste à l’élection parce qu’il connaît parfaitement la vie de chacun (‘singolorum vitam plenissime novit’ ). 

4ème DOCUMENT : Concile d Ancyre, canon 18, même sens. 

5ème DOCUMENT : Concile de Laodicée (IVe siècle), 13ème canon, semble s’opposer à l’élection par les fidèles, en réalité, il s’oppose à l’élection faite par « ochlos » qui signifie : foule tumultueuse, et non à « taos », qui signifie « peuple chrétien ». 

6ème DOCUMENT : Concile d’Orléans (VIe siècle). « Toute élection d’évêque ou de prêtre, sans consentement ou désir du peuple est nulle.  » 

7ème DOCUMENT : Léon, Pape de Rome (Ve siècle) : « Qui praefeturus est omnibus, ab omnibus eligatur »: « Celui qui dirige tous doit être élu par tous. » Et il écrit à Rustique de Narbonne : « On ne saurait tenir pour évêque quiconque n’est pas élu par le clergé ni demandé par le peuple. « » 

((Ces documents sont pris parmi de très nombreux exemples de l’Eglise indivise. Certains disent que le droit d’élection par le peuple était tombé en désuétude en Orient au IVesiècle. Cette affirmation est inexacte car dans le rite oriental, avant d’ordonner un évêque, un prêtre ou un diacre, le sous-diacre s’adresse en premier lieu aux fidèles, disant : « Ordonnez » : Dans l’Exarchat russe de Constantinople, le droit d’élection est toujours en vigueur à notre époque : le Métropolite Wladimir a été ÉLU par les fidèles et le clergé. En conséquence, AUX FIDELES ET AU CLERGÉ REVIENT LE DROIT STRICT D’ÉLECTION. 

Il faut ajouter à ces documents : 

a) La décision du Saint-Synode russe de 1870 qui reconnaissait (affaire Overbeck[64]) le rite romain avec retouches dogmatiques : ajoutes de l’Agios et de l’Epiclèse orientale de St Jean Chrysostome. 

b) La décision de la Commission Synodale de 1904, reconnaissant, dans des instructions d’ordre général, le rite occidental. Cette décision, prise sous la présidence de l’évêque Serge (futur Patriarche) fut envoyée à l’évêque Tikhon d Amérique (futur Patriarche). Ainsi les deux premiers Patriarches de Russie étaient les protecteurs du rite occidental. » 

(Bien entendu, l’Eglise de France ne mentionne pas le célèbre Décret de 1936 du Patriarcat de Moscou que l’Archevêque Jean connaissait depuis longtemps).

Il serait malaisé lorsque l’on est honnête, et Jean de Shanghaï l’est intégralement, de résister à ce groupe de Français dont le chef très aimé est l’un des meilleurs canonistes du XXesiècle. De plus, l’Archevêque reçoit quelques semaines plus tard une brochure contenant les documents canoniques sur lesquels s’appuie l’Eglise de France, résumant en quelque sorte le défilé historique des diverses difficultés avec les divers Patriarcats. L’Archevêque Jean communique et soutient le cas auprès de son Eglise, l’Eglise russe hors frontières et, tout à coup, surgit une étonnante proposition, inadaptée à l’Eglise de France mais qui pourra servir peut-être un jour dans un lointain avenir au retour de Rome à l’Eglise indivise.

La Liturgie romaine

Ecoutons cette proposition à travers la réponse du Père Eugraph :

«On m’a transmis que le Saint-Synode voit une difficulté à permettre l’ancien rite des Gaules et veut le remplacer par la liturgie romaine, approuvée par le Saint-Synode russe à la fin du XIXe siècle. Permettez-moi, Monseigneur, de poser la question : Qu’est-ce que le Saint-Synode russe a approuvé ? Le rite romain comme rite obligatoire pour tous les Occidentaux ? Non. Le Saint-Synode a approuvé un rite avec des rectifications dogmatiques rituelles (suppression des termes : « mérites », « filioque »), introduction de l’épiclèse, d’une seule élévation, d’un trisagion. Ni le concile, ni le Synode ne peuvent préciser les détails d’un rite. Aucun texte liturgique n’a jamais été approuvé par des Conciles des Pères. Quel concile œcuménique ou local a-t-il jamais approuvé notre liturgie de St Jean Chrysostome ? La liturgie est d’un auteur ou d’un lieu. La liturgie se crée par la tradition vivante ou par une personnalité et non par les conciles ou synodes. Les conciles s’occupaient de rectifier les fautes ou d’indiquer les grandes lignes. Telles étaient les décisions des conciles de Laodicée, de « in Trullo », de Vaison, d’Afrique pour le rite des Gaules. Aucun concile n’a approuvé le texte. Il est vrai qu’il y avait de rares exceptions, lorsque les conciles s’occupaient de textes liturgiques. La première fois, ce furent les conciles de Charlemagne (Francfort, Aix-la-Chapelle) qui essayèrent, sur l’initiative de l’empereur, d’imposer illégitimement à la France le rite romain. Mais même ces conciles n’entrèrent pas dans les détails. Ils ont simplement transféré le Baiser de Paix qui se donne en Orient et dans le rite des Gaules avant le Canon, après le Canon, à la manière romaine, et remplacé le Post-Sanctus par « Te igitur ». PERMETTRE le rite romain, c’est montrer l’universalisme. IMPOSER ou même PROPOSER, c’est commettre une faute historique. Rome imposa son rite à tous les peuples d’Occident, contre leur volonté. Pourquoi servir l’impérialisme romain ? Pourquoi le rite qui fut célébré pendant mille ans en France, durant la période orthodoxe, serait-il moins pur que le rite romain imposé pendant la période d’hérésie ? Le Français ne comprendra pas. La proposition du rite romain, ainsi que du rite oriental n’est pas dans l’intérêt général ou particulier de l’Église.» (extraits d’une lettre du Père Eugraph à l’Archevêque Jean, 14 mai 1958).

L’huile sainte de l‘Archange Michel

La liturgie de France ! L’ennemi ne s’y trompe point. Elle est le fruit VIVANT qui nourrit les fidèles, elle est les lèvres de l’Immaculée louant la Trinité. L’attaquer c’est blesser le cœur de l’Eglise. Rome a desséché les Gaules, Saint Germain, «le nouvel Aaron», ainsi nommé par Saint Fortunat, sera-t-il chassé de Paris ? Le pionnier de l’Orthodoxie en France ne s’y trompe point non plus, il a discerné le piège et ne lâche aucun de ses vieux textes liturgiques. D’ailleurs, l’Archevêque, liturgiste lui-même, accepte immédiatement ses arguments. Et surtout, le Combattant, l’Archange Michel qui dirige la France s’aligne miraculeusement, auprès de lui.

Le 13 mai au soir, fête de Sainte Jeanne d’Arc, Mère Séraphine, la religieuse qui demeure dans l’Eglise Saint-Irénée, prévient le Père Eugraph que l’icône en bois sculpté de Saint-Michel suinte une huile grasse et parfumée. Ayant vu briller la jambe gauche de l’Archange, elle a passé son doigt dessus et l’a retiré imprégné d’un liquide odorant. Le prêtre vérifie. Quelques fidèles, mis au courant, en imbibent des morceaux de ouate et pour chacun l’arôme est différent, comme émanant de sa propre personnalité. Le Père Eugraph interdit de répandre cette nouvelle, afin d’éviter la réclame et les curieux. Il pense que c’est le signe céleste que notre Eglise ne fait qu’un avec la France protégée par Saint-Michel. L’huile coulera de mai 1958 à mai 1959.

Depuis cette manifestation céleste, l’Eglise orthodoxe de France célèbre l’Octave de la Fête de Saint-Michel par une Litanie propre :

« Père céleste Qui es Dieu,aie pitié de nous

Fils, Rédempteur du monde, Qui es Dieu

Esprit-Saint Qui es Dieu

Sainte Vierge et Mère de Dieu Protège la France

Saint Michel Archange,

Patron de notre pays,

Louange de la Trinité,

Lance de l’Agneau,

Hérault de l Esprit-Saint,

Thuriféraire de Dieu,

Serviteur intègre,

Bouclier d’Humilité,

Blessure de Satan,

Chevalier des opprimés,

Prince des armées célestes,

Sentinelle du Paradis,

Epée flamboyante,

Général de la paix,

Souffle, flamme, parole angélique,

DONATEUR D’HUILE BÉNIE

Agneau de Dieu…

Le 15 mai, le Général de Gaulle publie son premier communiqué annonçant : «Je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République». Le 16 juin 1958, il répondait à une lettre du Père Eugraph :

«Monsieur l’Archiprêtre, C’est un réconfort pour moi de savoir que les prières des Français accompagnent les efforts que j’ai entrepris pour rendre à notre pays sa grandeur passée. Aussi ai-je été tout particulièrement sensible à la lettre que Monsieur J.B.S. (le président laïc) et vous-même m’avez adressée au nom de l’Eglise Orthodoxe de France. Je vous en remercie et je vous prie d’agréer, Monsieur l’Archiprêtre, l’assurance de mes sentiments respectueux. » 

L’Archevêque Jean apprécie le symbole céleste de l’huile sainte et décide d’obtenir le sacre du Père Eugraph, car afin «que le mystère de la foi ne se heurte pas au doute de l’âme, l’œuvre de l’invisible est visiblement proclamé.» (Traité sur l’Evangile de Saint-Luc de Saint Ambroise 4, 6).

Dernière tendresse de Moscou

«Après deux cents ans de veuvage, l’Eglise de Russie a rétabli son Patriarcat», ainsi débute la lettre du Père Eugraph au Patriarche Alexis, en juin 1958, et il continue :

«Nous nous permettons de nous arrêter sur les trois noms éminents qui ont couronné les quarante ans du Patriarcat restauré[65] : Vos deux prédécesseurs, Tikhon et Serge, qui intercèdent, actuellement pour l’Eglise du Christ auprès du Trône du Très-Haut et dont le monde chrétien attend la prompte canonisation, et Alexis qui par la miséricorde divine tient avec fermeté et douceur la houlette pour le plus grand bien des ouailles raisonnables et à qui nous souhaitons de longues années ainsi que l’abondance de la grâce incréée. Ce qui nous est cher de mettre en évidence chez vos deux prédécesseurs, c’est leur universalisme. La Providence a voulu que le premier, Sa Sainteté Tikhon de bienheureuse mémoire, étant jeune évêque, au début du siècle, traverse l’Occident pour apporter la lumière de l’Extrême Occident, au Nouveau Monde ; que le deuxième, Sa Sainteté Serge de bienheureuse mémoire, par son travail pastoral au Japon, en l’Hellade antique, en la nordique Finlande, par son œuvre magistrale sur le dogme du salut dans lequel il rectifia les erreurs occidentales, dégageant la pure doctrine patristique et, enfin (placé à la tête de l’Eglise de Moscou) par la promulgation du célèbre Décret de 1936 : base de la reconnaissance de l’Orthodoxie Occidentale, accumule en sa personne la vision universelle de l’Eglise, transcendant toute limitation. 

Tous les Français orthodoxes se prosternent dans leur filial amour devant Votre Sainteté en lui demandant Sa Bénédiction Apostolique, espérant qu’à son œuvre « catholique » entre les Eglises d’Orient s’ajoutera un jour le fleuron de l’Occident. 

Le Patriarche et le Métropolite Nicolas sont secoués par cette missive. Ce prêtre, qu’ils ont injustement rejeté (ils en sont certains à présent) se réjouit de leur joie sans la moindre amertume. Il est, en vérité, un «chef» et plus que jamais ils désirent le reprendre.

Le Métropolite Nicolas réplique :

« Votre Haute Révérence, cher Père Eugraph, Dieu qui aime les hommes, a daigné faire sur le chemin de Sa prévoyance, que l’organisation patriarcale qui existait depuis les temps anciens dans les Eglises orientales et à partir du XVIe siècle fut restaurée. Dans les années d’épreuves que vivaient notre pays et notre Eglise, le rétablissement du Patriarcat a affermi intérieurement l’Eglise et élevé son prestige au dehors en amenant vers elle les brebis dispersées qui sont maintenant liées à elle par des liens spirituels. »(10.7.58).

Etdevant faire un voyage à Utrecht, le Métropolite Nicolas convoque «sa fille», Mme Winnaert pour avoir un colloque avec elle et communiquer officieusement ce qu’il ne peut communiquer officiellement.

Utrecht

Le Métropolite Nicolas de Kroutitsky est en Hollande, représentant son Patriarcat à une réunion du Conseil Œcuménique. Il attend celle qui est «chère à son cœur». Ilveut la voir seule. Elle arrive, accompagnée de deux jeunes prêtres et de la femme de l’un d’eux. Le Métropolite fronce sévèrement les sourcils. Le ciel inspire, par grâce, à Madame Winnaert les paroles d’entrée en matière : «Monseigneur, lui dit-elle, j’amène avec moi toute la France !» Il sourit et l’entretien s’engage. Sous une apparence tranquille, le Métropolite cache une nervosité extrême. Il a un beau visage clair, un regard sensible, toute sa personne est sobre, soignée. C’est un prédicateur renommé, d’intelligence ouverte, aimant l’Occident et son attention exceptionnelle pour les êtres lui a valu une popularité qui deviendra un glaive mortel. Les Français sont décidés à attaquer. Ils racontent tout au Métropolite qui «encaisse les directs» sans réagir. Au contraire, nettement gêné par son ancienne méprise, il accepte le sacre et l’autonomie de l’Eglise de France, et donne minutieusement la marche à suivre, ce qu’il faut écrire, comment l’écrire. En partant, il serre dans ses bras ces quatre Français qu’il ne reverra plus.

19 – La patience de Dieu – 1959-1960

Première escale

Les émigrés

Un souffle du Mont Athos

Deuxième escale

Un évêque oriental à Saint-Irénée

Le Métropolite Anastase

Troisième escale

Liesse des Français

Irénée Winnaert. 

« Voici, même les navires, qui sont si grands et que poussent des vents impétueux, sont dirigés par un très petit gouvernail, au gré du pilote. »   (Ep. de Jacques 3, 4)

La nef est le cœur des églises du Christ, là où se tient le troupeau et les Chrétiens en ont fait le symbole du navire. Ce navire emporte l’humanité croyante ou incroyante, soumise ou insoumise, vers la Trinité. Elle vogue en un voyage dont aucun voyageur ne prévoit la fin, ni le «non-pays» vers lequel elle vogue. Son unique certitude est que Dieu Incarné repose dans la nef, auprès d’elle. Le Père Eugraph est souvent dans la nef parmi ses brebis, portant – si nous osons dire – le sanctuaire dans son cœur. Il a rencontré un autre homme qui pense et sent comme lui. Il l’appelle, le prie de manier avec lui le «petit gouvernail» de la nef orthodoxe de France. Cette fois il a pleinement confiance en ce pilote qui ne le trahira pas. Bien que très différent leur but est semblable. Ils entreprennent ensemble la traversée et la bataille d’Amérique. Ce combat durera cinq ans.

Première escale

L’Archevêque Jean, en séjour en Amérique, plaide la cause de la jeune Eglise ; Saint Martin, apôtre de la France, abaisse sur elle sa houlette et le 11 novembre 1959, gagne.

ORDONNANCE

«Le Synode Episcopal de l’Eglise Orthodoxe Russe hors frontières envoie à Son Eminence Jean, Archevêque de Bruxelles et de l’Europe occidentale, l’Ordonnance suivante : 

La décision du Concile des Evêques du 11 novembre 1959, concernant l’affaire de réception dans l’obédience canonique de votre Eminence de la Communauté Orthodoxe Française :  

Permettre à Votre Eminence comme Evêque Diocésain de l’Europe Occidentale, se conformant à votre rapport et à votre demande, de recevoir dans votre obédience canonique la Communauté Orthodoxe Française, et de vous charger de l’organisation de la vie ecclésiastique de cette Communauté en concordance avec les Saints Canons et la Tradition de l’Eglise Orthodoxe, avec le maintien par elle du rite occidental». (Extrait traduit du russe, n. 1824, envoyé le 29.11.59/12.12.59).

Le rite selon Saint Germain de Paris est accepté, la question du sacre reste ouverte, les liturgies vespérales sont tolérées (depuis longtemps, elles n’existent qu’à titre très exceptionnel en Orient) et le chef désigné, l’Archevêque Jean, est décidé à obtenir ce que demandent les Français.

Les émigrés

Les émigrés ne désarment pas. Le Métropolite Wladimir, exarque des Russes dans le Patriarcat Œcuménique, est né au ciel mais son journal rallume les attaques. Quant aux émigrés du Patriarcat de Moscou, ils perdent la tête et un fidèle français communique sa consternation au Métropolite Nicolas de Kroutitsky : «J’ai la tristesse de devoir le redire, vos représentants en France continuent à vouloir nous faire du mal et empêcher tout rapprochement. En automne dernier, ils avaient projeté de jeter – si possible – un anathème public sur nous et ils affirment hautement qu’il leur est préférable d’aller chez les catholiques romains plutôt que chez les Orthodoxes français. Tenaillés par le désir de nous faire échec, certains prêtres de votre Exarchat essayent de former une union « gallicane » fantomale, composée « d’episcopi vagantes » et de prêtres guère brillants ordonnés par eux.» (7février 1960).

Cette hostilité, sans cesse réchauffée, nourrie d’ignorance, est inexplicable, d’autant plus qu’elle est propagée par la génération née en majorité en France et ne connaissant pas la Russie. Nous donnerons un exemple à titre psychologique : un jeune prêtre, citoyen français, de l’Eglise russe de Constantinople, invite à déjeuner le Père Eugraph qu’il n’a jamais rencontré, afin de faire sa connaissance. Le Père Eugraph accepte avec plaisir cette possibilité d’entrer en rapport et de nouer peut-être des liens d’amitié. Après le déjeuner, le Père B. conseille à son hôte de se retirer de toute activité pastorale. Une telle grossièreté fait dire ensuite au Père : «Chaque coup de pied au derrière nous rapproche du Paradis». 

Un souffle du Mont-Athos

L’Archimandrite Sophrony[66] fils spirituel du Starets Silouanos[67] du Mont-Athos, dont il écrivit la vie, essaie de consoler son ami :

«Il est possible que le RÔLE IMMENSE qu’il vous a été destiné de jouer, inconnu des hommes mais connu de Dieu, sur le chemin de la Théologie contemporaine, soit en fait la raison de tous les malentendus. Les hommes ne veulent pas voir qu’ils VOUS doivent leurs ascensions en théologie, et Lossky, et nombreux parmi les meilleurs théologiens catholiques français. Votre parole ardente et très souvent vos réponses d’une profondeur exceptionnelle de pensée, lors des colloques entre orthodoxes et catholiques en France, ont été ce grain qui permet la montée actuelle. En de tels cas, les hommes sont toujours portés à ne devoir à aucune personne vivante, mais seulement à leurs propres dons, tel ou tel de leurs travaux, ou tel ou tel autre de leurs approfondissements. Vous rendre gloire en vous reconnaissant leur dû, voilà ce que ne désirent pas les hommes. Je prie Dieu que la Force Divine triomphe et guérisse cette plaie dont est atteint le corps de notre Eglise. » 

«Parce que vous heurtez du flanc et de l’épaule toute celles qui sont infirmes et que vous leur donnez des coups avec vos cornes jusqu’à ce que vous les ayez dispersées dehors, je secourrai mes brebis et elles ne seront plus une proie. Je jugerai entre les brebis.» (Ez. 34, 21-22Archimandrite Sophrony, Maldon, le 12.1.60(traduit du russe).

Deuxième escale

Le 12mars 1960,le Père Eugraph annonce officiellement dans sa lettre pastorale que «la reconnaissance de notre rite par le Concile de New York présente une grande valeur morale. » 

Et le 25avril 1960l’Archevêque Jean envoie deux ordonnances à l’Eglise de France :

« ORDONNANCE à l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, n. 810/285. 

L’Eglise Orthodoxe de France, composée de plusieurs paroisses en France et d’une en Belgique, et ayant comme PRÉSIDENT L’ARCHIPRETRE Eugraph Kovalevsky, est reçue dans notre sollicitude.» 

« ORDONNANCE à l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, n. 8.11/1286. 

En tant qu’Évêque diocésain, nous gardons le Protopresbytre Eugraph Kovalevsky comme chef dirigeant immédiat ; il nous fera des rapports et nous aidera dans les affaires le concernant. L’administration de la dite Eglise ne touchera en rien celle du Diocèse de l’Europe Occidentale à la tête duquel je me trouve placé. Les deux administrations auront chacune leur vie intérieure autonome, sans mélange, unies dans une même foi et une même instance supérieure hiérarchique. » 

Archevêque Jean

La lettre pascale du saint Archevêque chante liturgiquement cette joiecanonique :

« Ressuscite, ô Dieu ! Juge la terre parce que Tu règnes sur toutes les nations», «clamerons-nous, pressant le Roi de Gloire, tué, de se dresser du tombeau. Maintenant, le vrai Soleil de Justice, le Christ est ressuscité, éclairant et illuminant tout par les rayons de sa lumineuse Résurrection. Est-il possible que tous les hommes ne soient pas joyeux lorsque toute la créature participe à cette fête solennelle ? Est-il possible qu’il en reste encore qui luttent contre Dieu ? Mais nous écoutons la suite du psaume : et que ceux qui Le haïssent fuient devant sa Face. Et oui ! La lumière qui a resplendi du tombeau n’est pas consolante pour tous. Certes, « la lumière du Christ éclaire tout », mais elle aveugle certains. Elle réjouit les uns et elle attriste les autres. Le sang du Christ adoucit les cœurs, mais il en est qu’il peut durcir. Pourquoi donc ne sont-ils pas tous en joie lorsqu’à tous, sans exception, le Christ annonce la joie ? … Le Christ n’aurait-Il souffert que pour quelques-uns ? Par sa Résurrection, n’aurait-Il ouvert que pour quelques-uns les portes de la vie éternelle et de l’éternelle joie? Car Celui qui est ressuscité aujourd’hui du tombeau, a prié son Père pour ceux qui Le crucifiaient, ses ennemis. Il les reçoit tous dans Ses bras, Il les embrasse tous, à tous Il ouvre les portes du Paradis, Il nous rassasie tous de sa grâce. Qui donc, alors, peut demeurer son ennemi ? Celui qui s’attache aux biens de ce monde et ne veut pas y renoncer pour les richesses éternelles et célestes. Celui qui préfère le charnel périssable au spirituel impérissable. Celui qui aimant passionnément ce qui s’oppose à la volonté divine – le péché -ne peut même plus supporter une simple allusion à Dieu et à notre devoir envers Lui. Pour ceux-là, le jour lumineux de la Résurrection est un jour obscur. Mais il ne dépend que d’eux que ce pour resplendisse aussi pour eux. Au regard de cette lumière de la jubilation éternelle, les nuages de la mélancolie et de la tristesse se dissipent, notre âme est comblée d’allégresse, nos maux se font légers, nos épreuves insignifiantes… Plus de crainte devant la mort et le Jugement Dernier, ils sont les prémices du bonheur infini du Royaume de Christ qui approche». 

Un évêque oriental à Saint-Irénée

Enfin, le 8 mai 1960, un évêque oriental célèbre pour la première fois le rite selon Saint Germain, en l’Eglise Saint-Irénée : c’est l’Archevêque Jean. Avec sainte attention, il a étudié le pays de France et ceux qui formèrent son sol spirituel. Il prêche à ces fidèles français : 

«Le Christ ressuscité a envoyé les Apôtres prêcher dans tous les pays. L’Eglise du Christ ne fut pas fondée pour un seul peuple, pour un quelconque pays, tous les pays sont appelés à la foi du Dieu vrai. Selon la tradition établie, Lazare, le ressuscité après quatre jours, est arrivé en France, se sauvant de devant les juifs qui voulaient le massacrer. Il s’installa avec ses sœurs Marthe et Marie et prêcha en Provence. Trophime d’Arles et d’autres disciples d’entre les 72 ont parcouru la France. Ainsi, dès les temps apostoliques, en Gaule – la France actuelle – fut prêchée la foi orthodoxe du Christ. A l’Eglise Orthodoxe appartiennent Saint Martin de Tours, le grand Cassien, fondateur de l’abbaye de Marseille où durant de longues années il donna l’exemple de la vie ascétique ; de même, Saint Germain de Paris, Sainte Geneviève et une multitude d’autres Saints. C’est pourquoi la foi orthodoxe n’est pas pour le peuple français la foi d’un peuple étranger. Elle est sienne, confessée ici, en France, depuis les temps anciens par ses ancêtres ; c’est la foi de ses pères. Nous souhaitons sincèrement et chaleureusement que la foi orthodoxe; fermement réinstallée en France redevienne sa foi pour le peuple français, comme pour le peuple russe l’Orthodoxie est sa foi maternelle, ainsi que pour les Serbes et les Grecs. L’Eglise Orthodoxe glorifie aujourd’hui, selon l’ancien calendrier, le saint apôtre évangéliste Marc, un des quatre évangélistes qui fut en Europe Occidentale et écrivit son évangile à Rome, directement en latin, suivant quelques uns. Maintenant, j’ai la conviction que l’élévation politique et patriotique de la France se réalise. Que cette élévation s’unisse à sa renaissance spirituelle, que la France orthodoxe renaisse et que la Bénédiction divine soit sur cette France orthodoxe !» 

La reconnaissance des fidèles entoure l’Archevêque Jean qui leur permet enfin de chanter réellement : «Ce jour, le Seigneur l’a fait, soyons dans la joie et dans l’allégresse, alléluia !» 

Le Métropolite Anastase

Mais, à présent, il s’agit de conquérir le sacre du premier Evêque de l’Eglise de France, afin que l’Eglise puisse marcher sur deux pieds. Avec la bénédiction de l’Archevêque Jean, le Père Eugraph et «l’ami», Néophyte Minezac, se rendent à New York, le 25 juin 1960. Voici des extraits du récit fait par le Père Eugraph lui-même :

«SAINT IRÉNÉE ! Le jour de la fête de Saint-Irénée, le 28 juin, cependant que S.E. Mgr l’Archevêque Jean célébrait en notre église de Paris la Liturgie pontificale selon l’ancien rite des Gaules, je célébrais en l’église synodale de New York, en présence de plusieurs évêques membres du Saint-Synode. Au cours de ses réunions, auxquelles notre délégation française fut invitée, le Saint-Synode étudia avec une sollicitude attentive les problèmes de l’Église Orthodoxe de France. A l’issue de ces séances d’étude, la vénérable Assemblée a approuvé nos Statuts et promulgué une Ordonnance de grande importance pour notre Eglise. » 

Heureusement pour la France, Saint Irénée a placé «sa» sentinelle au Centre de l’Eglise Russe hors frontières. Elle est très âgée, d’une fragilité extérieure impressionnante : c’est le Métropolite Anastase (Gribanovsky). Qui est-il ? Né en 1873 (- 1965), il est d’abord Archevêque de Kichinev et de Bessarabie, puis chef de la Mission orthodoxe russe à Jérusalem et enfin successeur du Métropolite Antoine de Kiev, à la tête de l’Eglise russe hors frontières dont il transfère le siège à New York. C’est lui qui soutient l’Occident orthodoxe, aux côtés de l’Archevêque Jean. Voici son portrait tracé par le Père Eugraph :

«La liturgie pontificale (27 juin) ayant commencé dans la grande église vers onze heures, le Métropolite Anastase s’avance. Il a 87 ans, sa démarche est difficile, sa voix qui résonnait jadis dans les immenses cathédrales, est faible et pourtant nous découvrirons à maintes reprises son exceptionnelle clarté d’esprit et sa mémoire prodigieuse. Tout l’intéresse, il scrute tous les problèmes, attentif au moindre détail reflétant la Providence pour laquelle chacun de nos cheveux est compté. Au cours des réunions du Saint Synode, il se montre plus jeune, plus « à la page » que les évêques de 40 ans. Vers le soir, le Métropolite Anastase me reçoit personnellement. Notre entretien dure plus d’une heure. Il me demande de lui raconter l’histoire de l’Eglise Orthodoxe de France. Je suis agréablement surpris de ce qu’il ne se confine pas dans les seuls cadres de l’Église russe ; son cœur catholique s’inquiète de la destinée de la France et de sa renaissance spirituelle. Il pense que le peuple français est capable de se sortir de toutes les situations, même de celles qui paraissent sans issue, possédant, dit-il, une force insoupçonnée et, ajoute-t-il « une Jeanne d’Arc n’est pas une exception pour la France » Inévitablement, s’impose à mon esprit une comparaison entre ce Métropolite vivant à plusieurs milliers de kilomètres de la France et certains prélats orthodoxes résidant en France depuis de longues années ; ils sont restés psychologiquement hors du pays, « étrangers » à lui. Je me souviens avec mélancolie de multiples entretiens où il me fallait m’adapter à leur mentalité ; tant que je leur parlais leur langage, le contact restait vivant ; aussitôt que j’essayais de les introduire dans la problématique occidentale, leur cœur fuyait. Je mesure mentalement ce malentendu et bénis le Christ d’avoir placé sur notre route un Pasteur dont l’oreille « entend », dont le cœur largement ouvert est semblable aux portes royales, la nuit de Pâques. 

Le Métropolite Anastase a une manière particulière d’enseigner ; il n’affirme pas, il pose des questions : Ne pensez-vous pas ? N’est-ce pas ? Et ceci avec la courtoisie du grand siècle. On a presque l’impression qu’il vous dit : Votre humble serviteur vous demande… et cependant il dirige. On l’appelait « l’Evêque diplomate », je l’appellerai « l’Ange gardien » (en effet, nul comme l’Ange gardien, même les Saints, ne touche notre conscience avec tant de délicatesse), et j’ajouterai Prince de l’Eglise, Principalis. Le mardi 28 juin, jour de la première session synodale, avec la bénédiction du Métropolite Anastase, je célèbre à 9 heures la Divine Liturgie. Etrange Liturgie, presque sans fidèles (c’est un jour de travail) ; le chœur est composé de prêtres, dans le sanctuaire, je suis entouré d’évêques. Je célèbre, je prie, et cependant j’aimerais m’effacer, donner ma place à un autre, à Saint Irénée peut-être. » 

Après plusieurs entretiens avec le Saint Synode, le Père Eugraph constate :

« Repris par le rythme liturgique qui me ramène à mon enfance, et désireux de profiter au maximum du contact lumineux du Métropolite Anastase, je ne m’évade guère de la maison synodale. Curieuse loi circulaire de l’homme : en allant vers ceux qui sont loin, « au delà des mers », je reviens en arrière. En prenant congé de Son Eminence, je lui demande : Monseigneur, que transmettrai-je de Votre part au clergé et aux fidèles français ? Il me répond : Ce ne sont pas les bonnes paroles qui comptent mais l’aide efficace à votre labeur de restauration de la France orthodoxe. » 

De retour à Paris, le Père Eugraph que des analogies d’aristocratie spirituelle et d’ouverture d’esprit relient au Métropolite Anastase, publie de ce dernier :

«ENTRETIEN AVEC MON PROPRE CŒUR» 

«On n’a jamais écrit sur aucun thème avec tant d’ardeur et de conviction que sur la grandeur et les difficultés du pastorat, qui est une activité vivante et ne saurait rester statique. 

Choisi par- le destin divin, le pasteur est semblable à « la cité située au sommet d’un mont », au « flambeau placé sur un chandelier ». Tous les regards se dirigent vers lui, surtout les regards de ceux qui ont vu leur vie brisée et qui le considèrent comme un médiateur audacieux entre la Providence et eux. La difficulté du pasteur est encore accrue du fait qu’un grand nombre d’hommes sont prêts à le considérer presque comme « incorporel » ; ils en attendent des miracles, mais lui, en réalité, reste toujours conscient de son « humanité » et de ce que rien d’humain ne lui est étranger – Paul, tout en étant Paul, n’était qu’homme, a dit Chrysostome en parlant de ce réceptacle de la Grâce. Personne ne voit combien saigne le cœur du pasteur lorsque, pareil à un oiseau aux ailes meurtries, il s’efforce de s’élancer au dessus de la terre, et retombe, n’étant pas en mesure de supporter son propre poids. Soit qu’il prêche ou officie, en particulier pendant l’offrande de la Divine Eucharistie, moment où il est, suivant les paroles de Chrysostome, médiateur pour tout l’univers, le pasteur doit continuellement se maintenir en pensée sur un bûcher ardent, craignant la moindre approche d’un sentiment passionnel, de vanité ou tout autre péché, pouvant assombrir la pureté de sa conscience et lui enlever l’audace indispensable pour approcher l’autel de la grâce. Le pasteur a une double mission : créer et enseigner ; c’est pour cela qu’il lui est demandé un double combat et un intense labeur extérieur et intérieur, pour lequel une seule existence semble insuffisante. Tant que la lumière luit au dessus de sa tête, il doit agir sans relâche, se souvenant que les jours du passage de l’homme sur la terre ne sont que trop courts et que le temps, s’infiltrant à toute minute dans l’océan d’éternité, ne revient jamais vers nous. Tout pasteur, à l’image d’un moine « starets », mûrit et se développe spirituellement après son passage par la vie humaine ordinaire, et lorsqu’il entre dans cet état adulte, la maturité, ses forces physiques commencent à diminuer et son corps devient trop faible pour porter l’esprit qui ne connaît jamais le vieillissement.» (Traduit du russe).

Troisième escale

Inspirée et rédigée par le Métropolite Anastase, l’Eglise Russe hors frontières envoie à l’Archevêque Jean son :

ORDONNANCE dont voici des extraits :

«Attendu :

La cause des Paroisses orthodoxes françaises, le Synode des Evêques s’est informé de l’histoire complète de ce mouvement et de son évolution depuis le moment de son apparition jusqu’à ce jour. Cette communauté considérait son entrée dans l’Orthodoxie non comme une conversion à une nouvelle confession, mais comme le retour à la foi de ses pères, c’est-à-dire comme la renaissance de l’Eglise des Gaules, absorbée en son temps par Rome et arrachée par elle au monde orthodoxe, 

AVONS ORDONNÉ : 

Il ne fait pas de doute que ce mouvement ecclésial (la conversion à l’Orthodoxie d’un nombre appréciable de croyants français), qui peut en vérité, être appelé ORTHODOXE, est intimement lié à la renaissance spirituelle de la France dans l’esprit gallican qui a poussé sur le sol de ce pays, dès l’époque apostolique de l’histoire de l’Eglise. 

L’Eglise de France est redevable, par excellence, au grand Pontife, Docteur universel de l’Eglise, Evêque et Martyr, IRÉNÉE de LYON, un de ses principaux fondateurs. 

L’Eglise de France des temps anciens se glorifiait par sa fidélité inébranlable aux dogmes inaltérés et à l’enseignement de la foi apostolique, de même que par son zèle dans la défense de la liberté de l’Eglise des Gaules et de ses Evêques, liberté que l’autoritarisme romain s’est efforcé de briser dès les temps reculés. Le même besoin de l’indépendance intérieure de toute personne vit encore dans la profondeur des consciences et les incite actuellement à se rapprocher de l’Eglise Apostolique Conciliaire Orthodoxe, libre, avec une croyance sincère en sa vertu et en sa grâce salvatrice. 

Tenant compte en conscience de la valeur missionnaire de cette Eglise d’avenir pour toute l’Église universelle, l’Eglise orthodoxe russe hors frontières estime de son devoir de lui apporter un soutien total dans sa vie constructive extérieure et intérieure. 

En accord avec tout ce qui précède, le Synode des Evêques décide : 

De proposer à Votre Eminence (l’Archevêque Jean), après la mise en vigueur des statuts approuvés par le Saint-Synode des Evêques, de nommer l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky ADMINISTRATEUR de l’Union des associations cultuelles orthodoxes française, Eglise orthodoxe de France. 

De proposer à la décision du Concile des Evêques la question du sacre de l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky au début de l’année 1961, tout le matériel indispensable devant être fourni avant cette époque.

De confier à Votre Eminence le soin de former la Commission Liturgique, sous votre Présidence, pour l’étude des textes et des ordos liturgiques que l’Eglise Orthodoxe de France pratique déjà, et pour la composition des rites qui manquent, en les envoyant à l’approbation du Synode des Evêques. 

Signé : le Président du Synode Episcopal :

Métropolite Anastase

L’Administrateur des Affaires de la Chancellerie Synodale :

Archiprêtre Georges Grabbe. » 

Après Serge le Grand, Alexandre de Bruxelles, Venedictos de Naples, Anastase d’Amérique a compris. Sa main diaphane, presque immatérielle, au dessus des dissensions politiques a saisi la main vigoureuse du Patriarche de Moscou, et il couvre de son autorité l’Archevêque Jean. On ne peut pas désespérer dans l’Eglise !

Liesse des Français

Les Orthodoxes français sont en liesse, chacun veut écrire sa joie au Métropolite. Nous ne donnerons que deux extraits de cette allégresse : de celui qui succédera dans l’épiscopat à Mgr Jean de Saint-Denis, et de celui qui deviendra et demeure jusqu’à présent Président laïc de l’Eglise de France.

«S’il n’est pas juste de dire qu’une Eglise et en l’occurrence la nôtre, repose sur un homme, revêtu ou non de la plénitude du sacerdoce, il est équitable et nécessaire de reconnaître que nous n’aurions pas retrouvé sans cet homme les voies et les parvis de notre Mère, la Sainte Eglise Orthodoxe. Je confesse devant Votre Eminence que le Père Eugraph est l’un de ceux dont le Christ a dit : « Nous viendrons à lui et Nous ferons en lui Notre demeure.  » Admis parfois, et comblé de l’être, à suivre le travail missionnaire du Père, j’ai pu constater la vigueur de sa parole auprès des personnes venues de toutes les nations « spirituelles », « sociales » ou « temporelles » : Si cette parole trouble, si elle déchaîne quelquefois des animosités, il n’y faut pas voir le scandale des faibles mais le ferment de la vérité en face duquel nul ne peut demeurer insensible. 

Je me fais le porte-parole des paroissiens de l’église Saint-Irénée de Paris pour Vous renouveler nos remerciements et affirmer notre fierté et notre reconnaissance d’avoir été jugés dignes d’entrer dans votre juridiction. »

SIGNE : Gilles Hardy

«Je ne suis pas éloigné de la conviction que l’œuvre du Père Eugraph sous son apparente petitesse a une importance analogue à celle des grands conciles et de la lutte d’un Grégoire Palamas pour empêcher le « décrochement » de la connaissance humaine de la connaissance divine. Et plus exactement je pense que cette œuvre a les formes du vaisseau qui porte l’Église vers le monde de demain et qu’il en affronte les tempêtes (ce n’est pas un vaisseau en cale sèche). 

Vous devinez, Monseigneur, l’attention avec laquelle a été reçue l’Ordonnance. Nous ne pourrons nous laisser aller à la reconnaissance que lorsque nous pourrons relâcher notre effort, mais notre joie, dès maintenant est grande de ce que l’Eglise Orthodoxe nous ait reçus. Notre effort ne peut se relâcher jusqu’au sacre du Père Eugraph car il nous apparaît encore que le germe vivant dès maintenant formé manquerait de la faculté de reproduction. 

Si après avoir été l’objet d’une si grande sollicitude, plus harassés que des voyageurs éreintés, nous exigeons encore, c’est que le temps nous paraît court et que le poids accablant de ce souci ultime doit être levé des épaules du Père Eugraph pour que redressant sa taille il puisse diriger son Eglise et la construire comme un maître d’œuvre, non dans une semi clandestinité mais au grand jour et « ad majorem gloriam Dei »».

SIGNÉ : Docteur Emmanuel Ponsoye

Irénée Winnaert

Le ciel, une deuxième fois, répand Sa bénédiction en huile céleste sur l’Eglise de France.

«Depuis le 6 Juillet 1960, c’est-à-dire autour même des entretiens de notre Chef, le Père Kovalevsky, avec le Saint Synode réuni à New York, nous avons eu l’insigne honneur de constater que l’icône des Défunts de notre église de Paris distillait de l’huile odorante. Cette icône, placée dans le narthex, représente la Crucifixion, et au bas de la croix est sculpté en petit, suivant la coutume ancienne, le portrait du donateur, Monseigneur Irénée Winnaert, père de notre Eglise. L’huile s’écoulait des pieds du Christ sur la tête et la crosse de Monseigneur Winnaert.» Lettre du Conseil de l’Eglise de France.

La hiérarchie de l’Église russe hors Frontières, en dehors du Métropolite Anastase et de l’Archevêque Jean, est surprise, presque scandalisée par la réaction des Français, – atmosphère qui approche de celle des premiers Chrétiens par cette huile céleste, et l’influence de cet homme qui fut un des leurs avant de choisir la France.

«Ils firent comparaître devant eux Pierre et Jean, et leur demandèrent : Par quel pouvoir, ou au nom de qui avez-vous fait cela ? Alors Pierre, rempli de l’Esprit Saint, leur dit : Chefs du peuple et anciens, puisque nous sommes aujourd’hui interrogés pour avoir fait du bien à un infirme, et qu’on nous demande comment il a été guéri, sachez-le, vous tous, et que tout le peuple d’Israël le sache aussi, c’est au Nom de Jésus-Christ de Nazareth. » (Actes 41, 7-10).

20 – A la dérive – 1961

La date de Pâques

Prière à la Vierge

Le dépaysement

Rhodes

  La naissance au ciel du Métropolite Nicolas de Kroutitsky 

« Dieu dit à Moise : Viens vers Pharaon, car j’ai appesanti son cœur et le cœur de ses serviteurs, afin d’opérer mes signes au milieu de son peuple, pour que tu les racontes aux oreilles de ton fils et du fils de ton fils. » Exode 10, 12

«Le navire fut entraîné, sans pouvoir lutter contre le vent, et nous nous laissâmes aller à la dérive. » Actes, 27, 15

La date de Pâques

Certes l’Eglise historique a entrouvert une porte, mais la rose canonique qu’elle offre à l’Eglise de France porte une épine ancienne, fichée dans la chair de l’Orthodoxie en Occident, une épine liturgique que ni le Métropolite Anastase, ni l’Archevêque Jean n’ont pu éviter : la date de Pâques. La date de Pâques règle tout le temporal de l’année ; la changer, c’est blesser psychologiquement et pratiquement la mission confiée par Dieu.

Fête de l’Epiphanie 1961

L’infortuné berger de l’Eglise de France, contraint d’obéir, prévient, de la chaire, ses fidèles :

«La coutume liturgique veut que l’on annonce la date pascale dans l’église, le jour de l’Épiphanie. Le Saint Concile de l’Église orthodoxe russe hors frontières de 1959, en acceptant l’Eglise catholique orthodoxe de France dans sa haute obédience, lui a demandé de se conformer aux dates pascales établies par les Règles apostoliques et conciliaires de l’Eglise indivise. Ces dates sont gardées jusqu’à nos jours par l’Eglise d’Orient, cependant que la réforme grégorienne du calendrier n’en ayant pas tenu compte, l’Eglise d’Occident se trouve, de ce fait, en contradiction avec les décisions antiques. Nous savons que ce décalage de la fête de Pâques présente une difficulté pour vous tous, car le rythme de la vie de notre pays est adapté au calendrier grégorien et que, de plus, cela vous apparaîtra comme une nouveauté, les Patriarcats de Constantinople et de Moscou ayant toléré pour notre Eglise le calendrier liturgique du Temporal d’Occident. Nous n’avons pas insisté plus tôt sur ce point car, d’une part, étant donné que l’exigence formelle des Règles apostoliques conciliaires est de fêter les Pâques chrétiennes après celles des Juifs et que, d’autre part, les Pâques grégoriennes tombent cette année après les Pâques juives (31 mars), nous pensions pouvoir garder les Pâques françaises pour 1961, mais Son Éminence a insisté sur le fait que l’Eglise universelle après le Concile Œcuménique de Nicée (325) s’est toujours référée aux calculs d’Alexandrie ; selon ces derniers, la fête de Pâques 1961 tombe le 9 avril (au lieu du 2 avril : Pâques occidentales). 

Je vous invite donc, bien-aimés frères, à vous conformer à la décision du Saint Concile 1959, ainsi qu’à la volonté de notre Archevêque vénéré, Monseigneur Jean. » 

L’opinion personnelle du Père Eugraph est différente. Il pense que le calendrier grégorien est aussi soutenable que le julien, et surtout il considère qu’on ne peut dans l’Eglise du Christ bouleverser toute la vie d’un peuple apostoliquement chrétien. Pourtant, il obéit. En outre, «encore et encore», selon la formule titanique orientale, il doit tenir tête aux émigrés du Patriarcat de Moscou qui ont essayé de faire jeter sans y réussir un anathème public sur l’Eglise de France.

Il n’en peut plus, écrivant le 19 février 1961 à l’Archevêque Jean :

«Mon devoir sacré de prêtre me dicte de protester vivement contre les rumeurs malveillantes qui se répandent sur le clergé de l’Église Orthodoxe de France. On prétend que malgré la Décision Conciliaire, il célèbre deux messes le même jour. Ceci est inexact. Nous avons invité les prêtres à ne plus célébrer deux messes le même jour, même si la nécessité missionnaire le réclamait. De plus, une personne inconnue a induit en erreur Monseigneur Sylvestre en disant que j’avais mangé avant la messe vespérale à Nice. Mgr Sylvestre, sans vérifier la véracité de ce dire et négligeant les préceptes de l’Ecriture (Mat. 18, 15-17) a omis de me poser la question à moi-même et a communiqué aux autres cette fausse nouvelle. Ma tristesse est grande !» 

A quoi s’amusent les évêques au lieu de cultiver le champ des âmes. Il a honte. Nous avons scrupule à relater les autres accusations. On l’accuse d’avoir accepté l’hospitalité d’une nuit chez un fidèle de Lausanne appartenant au Patriarcat de Moscou. On l’accuse d’avoir invité un évêque du Patriarcat de Moscou, Mgr Basile Krivocheine à donner une conférence sur Grégoire Palamas, à l’Institut Saint-Denys. On l’accuse d’avoir permis à un protestant de communier dans la chapelle de Lausanne du Père Troyanoff, «complot qui sent la politique».Scandale, scandale ! Preuve étant faite que ce «protestant» n’avait point communié, le Père Troyanoff est obligé de s’incliner mais une correspondance, des rapports, des réunions, le témoignage d’innocence du «protestant» ont été nécessaires. Puis, enfin, la calomnie s’est gonflée peu à peu et atteint l’Archevêque Jean lui-même «dont les prières sont trop longues, qui se lance dans les aventures, qui a pris en mains la question française. » Bien entendu, ces critiques émanent cette fois des émigrés en France et en Suisse de l’Eglise russe hors frontières.

Comme nous l’avons indiqué au début de ce récit, certains nous reprocheront de dire la vérité. Est-il bon de jeter un voile de vertu sur les prêtres et les églises ? Non. La sainteté de l’Eglise est si puissante, si inexpugnable qu’en dépit de toutes les souillures qui la meurtrissent, la vérité ne peut détruire que ceux qui la détruisent. Que de fois avons-nous vu des fidèles s’enfuir de la Maison de Dieu à cause des paroles ou des actes des prêtres parce qu’ils étaient déçus de ne pas trouver la pureté et la consolation dans le lieu saint. Tout homme est faillible et le Christ seul est hors du péché. Les Saints, les Martyrs de tous les temps – comme un Archevêque Jean, un Père Eugraph – ramassent des provisions sans limites de pureté et de consolation ; l’Eglise peut se permettre alors de puiser et de prodiguer la grâce, mais les autres, ceux qui ne savent pas porter leur dignité sacerdotale, qu’ils comprennent que l’on «voit»leur triste et, ennuyeux visage. Peut-être pourrions-nous dire à leur décharge, que le démon s’acharne plus sur les prêtres que sur les fidèles.

A la blessure pascale (quels termes contradictoires) s’ajoute celle de ne pas donner la communion aux non orthodoxes. Cette défense s’appuie sur une juste précaution de l’Eglise à certaines époques mais tout dépend des conditions de l’environnement. Nous renvoyons notre ami lecteur à la lettre explicative du Père Eugraph au Métropolite Nicolas (12ème chapitre, «le poteau d’exécution») et nous ferons une simple remarque : jamais un chef de l’Eglise orthodoxe n’a écrit ou même blâmé publiquement l’apôtre de l’Orthodoxie en Occident après avoir reçu ses explications. Au contraire, nous avons vu le visage des rares évêques ayant assisté à la Liturgie selon Saint Germain s’éclairer en voyant les nombreux fidèles se diriger vers la communion.

Mais le Père Eugraph est vivement tourmenté, a-t-il le droit de désobéir dans ce cas ? Il s’adresse à la Vierge.

Prière à la Vierge

«Ô Marie, Mère de mon Sauveur, si je cède pour la communion au Corps sans péché et au Sang très précieux de ton Fils et Verbe, seras-tu attristée ? 

Ne cède pas, ne prive pas les affamés et les assoiffés de justice de la nourriture, car la justice de mon Fils et mon Dieu est de prendre sur Lui tous nos péchés, afin d’avoir le droit de Se donner au pécheur pour le sauver et guérir. 

Ne prive pas de son droit mon Fils et mon Dieu !» 

Le Père Eugraph se souvient d’une pénible expérience qu’il fit lors de son retour de captivité. Célébrant dans l’église franco-russe de Notre-Dame des Affligés, guetté par les regards, il avait hésité et n’avait point donné la communion à une jeune femme, amie de Mgr Irénée, parce qu’elle n’était pas entrée officiellement dans l’Orthodoxie. Cette femme ne remit plus les pieds à l’église. Le prêtre se le reprochait fréquemment, mais Dieu eut compassion. Quelques années plus tard, elle l’appelait à son lit de mort, et avec quelle joie il lui donnait alors le viatique !

Nous l’entendîmes parfois s’adresser subitement, d’une voix forte, à un être dans l’église : «Viens, communie», et sauver ainsi une âme.

Un dimanche, en l’église de «l’Epiphanie» à Montpellier, se retournant pour appeler ses fidèles au Banquet Divin, seuls deux ou trois Français s’avancent. Pris d’une sainte colère, le calice et la patène tremblant dans ses mains, il s’indigne, il crie sa douleur. A partir de ce jour, les Orthodoxes russes et grecs vinrent se confesser à lui et se nourrir de Dieu.

Le dépaysement

Les Français ont fêté Pâques avec les Orientaux, leur chef n’est pas sacré. Ils sont dépaysés, décontenancés.

Le Métropolite Anastase leur écrit paternellement :

« Vous avez parfaitement raison en émettant la supposition que parmi les obstacles surgissant sur la voie de la propagation orthodoxe entre Français il y a lieu d’attribuer une certaine part à Satan, l’ennemi de tout bien sur terre. Mais il ne faut pas oublier non plus que ce dernier peut être vaincu, en premier lieu, par la patience, l’humilité et la prière. » Et plus loin : «En l’occurrence, ils (les évêques) n’ont pas définitivement fermé la porte quant à la décision qui vous est si chère (le sacre). Ils l’ont simplement remise à plus tard, c’est-à-dire à un temps où ils estimeront que la dite décision pourra être prise en toute justice et en accord avec les besoins de nos frères orthodoxes de France. » (Lettre du 5.IV.1961 au Président laïc).

Quels sont donc ces obstacles entravant la justice du Christ ?

Le même jour, l’archiprêtre Grabbe, chargé par le Métropolite Anastase de la correspondance avec les Français, les énumère. Une étrange loi manie les peuples, elle est solide sur ses jambes et toute nue, sans le moindre colifichet d’imagination. C’est l’habitude. Et l’archiprêtre russe de répéter ce que dirent avant lui ses collègues russes et grecs : Communion aux non orthodoxes, relations avec Moscou qui est un Patriarcat étranger au nôtre, un article du Père Eugraph, paru dans une revue maçonnique, inquiétude des évêques sur notre liturgie, compte tenu du «brigandage» des professeurs de Saint-Serge, etc.

Le 28 avril, le Métropolite Anastase console les «Servantes de l’Eglise» : «La communion avec l’Orthodoxie ne peut être acquise avec légèreté, mais bien au prix de difficultés et de tentations de toutes sortes. Vous aussi en trouverez votre part sur votre chemin, mais celui qui apprendra à les supporter avec patience et sérénité seulement sera le vainqueur couronné de succès». Patience, sérénité, paroles «inutiles» dirait Saint Ephrem le Syrien. En réalité, le Métropolite est entouré d’une «meute blanche» (Rome la qualifierait actuellement d’intégriste) stupéfaite d’avoir vu pénétrer dans son enceinte une Eglise aussi inattendue, une telle «avant-garde», «Dieu rit». 

Le Père Eugraph écrit alors le 3 juin 1961, àl’Archevêque Jean :

«Mon état d’extrême fatigue, est la raison première pour laquelle l’Assemblée Générale a été fixée au 11 novembre, mais cette raison n’est pas la seule. Les Français ont perdu la confiance qu’ils avaient placée en l’Église orthodoxe russe hors frontières. L’année écoulée a connu trois étapes : Après une lueur d’espoir, une période d’inquiétude et d’indignation, le découragement, les Français manifestent de dangereux reproches, rompant la paix et la sérénité. On nous dit : Patientez ! Mais nous connaissons ce langage depuis 1937 ! Tandis que les Orientaux de toutes juridictions ont leurs Evêques (quoiqu’ils se disputent entre eux…) pour nous les Occidentaux, rien, tout est impossible les Orientaux ne nous comprendront jamais. Aujourd’hui une chose, demain une autre : il y aura toujours des motifs – qu’on ne peut même pas prévoir – pour ne pas nous donner l’existence canonique. Les uns parce que trop soviétiques, les autres parce que trop antisoviétiques, les troisièmes parce que trop grecs, et … Qu’est-ce que tout cela peut bien nous faire ? Nous sommes des FRANCAIS, et tout cela ne nous concerne en rien. Les Patriarches reconnaissent officiellement le rite occidental, le rite des Gaules en particulier. Le Patriarcat de Moscou l’a reconnu, les autres Patriarcats aussi – et voilà qu’on le remet en question ! On nous donne l’autonomie en 1937 ; on nous la retire ensuite ; on nous la redonne : qu’est-ce qui nous garantit qu’on ne nous retirera pas à nouveau ? On jette des pierres sur notre candidat comme si l’épiscopat orthodoxe était sans péché. On respecte l’opinion des Russes, on méprise la nôtre. » 

L’Archevêque Jean, suivant la pente de sa prière, a décidé d’aider «ses» Français, jusqu’au résultat positif.

Rhodes

L’apôtre obstiné de l’Eglise de France se tourne ensuite vers Constantinople pour demander à pouvoir venir en observateur à la réunion de Rhodes. Peut-être la voix occidentale pourra-t-elle émettre un faible son dans la symphonie orthodoxe, oh ! Un très faible son ? «Nous osons croire qu’il sera utile que des Orthodoxes français puissent en être témoins, afin de répondre efficacement aux questions que l’on nous pose déjà.» (Lettreau Patriarche Athénagoras, 26.8.61).

L’Archi-Secrétaire répond le 25.9.61, après «de chaleureux remerciements et félicitations pour votre travail fructueux dans la vigne du Seigneur que seules les Eglises Patriarcales et les Églises Autocéphales et Autonomes sont invitées. » Ilne demandait qu’à être observateur.

La naissance au ciel du Métropolite Nicolas de Kroutitsky

Le 13 décembre 1961, Son Eminence Nicolas de Kroutitsky, «libéré depuis le 19 septembre 1960 de toutes les fonctions qu’il détenait jusqu’alors au sein du Saint-Synode»mourait «pour raison de santé», disait la presse soviétique, «naissait au ciel, victime d’une crise cardiaque» annonçait la presse occidentale. Ce départ était mystérieux. On envoya aux«Servantes de l’Eglise» un article relatant des informations prises sur place, en Russie, dit-on. Nous en donnons quelques extraits, par souci d’objectivité.

«Le Métropolite Nicolas, dans son action, devait souvent mentir surtout à l’étranger. Mais il sauvait l’Eglise par son péché de mensonge. Le peuple l’aimait ; l’honorait comme théologien et prédicateur. Sa retraite reste pour nous une équivoque. On lui proposa un travail en Sibérie, il refusa et partit à Soukoum. Avant son départ de Moscou, il demande à célébrer dans une église afin de prendre congé des fidèles. On le lui refuse. Le 6 décembre 1960, fête de Saint-Nicolas, on lui refuse le droit de célébrer. La même année, à Noël, il concélèbre avec le Patriarche, mais immédiatement après la communion est obligé de quitter l’église par la petite porte. A Pâques, il n’a pas la permission de célébrer dans la cathédrale, et ce n’est seulement que le quatrième jour qu’il lui est permis de célébrer dans la laure, suivant des conditions spéciales qui le séparent du peuple. Son entrée se fait par la petite porte, le podium est placé près de l’iconostase au lieu d’être au milieu de l’église. Pendant toute la liturgie, le Métropolite pleurait et tout le peuple et tous ceux qui célébraient avec lui pleuraient aussi, pressentant que c’était sa dernière messe. Après la liturgie il partit aussi discrètement qu’il était entré.

Pendant la maladie du Métropolite Nicolas, toutes les Eglises prièrent spontanément pour sa santé. On ne permit à personne de venir le voir à l’hôpital et chaque fois que l’on venait on disait que précisément un prêtre était auprès de lui pour le confesser et lui donner la communion. Selon nos informations exactes, nul ne put l’approcher. Il est mort à 4h 40, le 13 décembre (26 décembre) 1961, sans communion, sans personne, hormis la doctoresse. La demande de ses fidèles de prendre son corps fut rejetée, et son corps fut placé à la morgue, les passants pouvaient le voir. Ceux qui habillèrent le Métropolite témoignèrent que sur sa poitrine il y avait des coupures et une blessure. Son cercueil fut transporté dans la laure de Zagorsk, contrairement à sa volonté, il désirait être enterré à Moscou. Avant de faire entrer le corbillard dans le monastère, on se renseigna pour savoir s’il n’y avait pas trop de fidèles. Il était défendu aux séminaristes d’aller à sa rencontre, quelques uns, cependant, enfreignirent la défense. Les fidèles se réunirent et commencèrent à mettre des cierges sur le tombeau. Le soir, on mit une barrière mais la foule fit un tel scandale qu’il fallut céder et malgré les observations la foule présente pria pour le Métropolite toute la nuit.

Sa mort ne fut annoncée dans aucune église de Russie. Le jour de l’enterrement, les trois quarts des trains entre Moscou et Zagorsk furent supprimés. En dépit de tout, le défilé de la foule devant le tombeau dura six heures. Durant l’absoute, un ornement en forme de couronne, tomba du plafond et sans blesser personne, se brisa en mille morceaux. » 

Une autre information disait que la disgrâce du Métropolite Nicolas était la conséquence de sa popularité et d’une phrase qu’il avait prononcée lors d’un de ses voyages en Europe : comme on le priait de répondre «la main sur l’omophorion» (insigne épiscopal, représentant la brebis perdue que le Christ ramène sur Ses épaules) si l’Eglise était persécutée en Russie ? Il répondit par ces mots : «Dans ma situation actuelle, je ne puis répondre… » 

Les «Servantes de l’Eglise» profondément peinées par le départ de leur Evêque-Protecteur, demandent au Patriarche Alexis de bien vouloir déposer de leur part une gerbe de roses sur le tombeau du Métropolite. Quelques jours après, le Patriarche Alexis écrit à Mme Winnaert :

«… Sa mort a été pour nous une perte cruelle mais non inattendue : depuis des années il souffrait d’une maladie cardiaque dont il se soignait, tout en évitant d’en parler. Cependant, dans nos conversations intimes il se plaignait de sa faiblesse et de ses défaillances et me disait que les médecins ne lui cachaient pas qu’il se trouvait dans un état de pré-embolie. Accédant aux exigences des médecins, il avait demandé d’être transféré à l’hôpital connu de Moscou où il avait été installé très confortablement. Nous avons perdu en lui un ami et un frère affectionné qui était très proche de tous et très aimé, et il nous est très pénible d’accepter l’idée de la perte de cette personne si chère. J’accomplirai avec piété le désir que vous avez bien voulu exprimer de déposer sur sa tombe dans la Laure de la Sainte Trinité où nous l’avons enterré cette touchante gerbe de roses en témoignage visible de votre affection et de celle des filles spirituelles de France. Mais que vos prières se joignant aux nôtres, atteignant le Tout-Puissant, et réconfortant son âme dans son ascension céleste, soient la meilleure expression de cette affection si pure ! Agréez, chère Madame, l’expression de ma gratitude réitérée pour l’affectueuse mémoire que vous conservez de notre frère et ami, le Métropolite Nicolas ! Que le Seigneur vous accorde la bénédiction de Ses généreuses faveurs. » (Écrit en français).

A partir de ce jour, le Patriarche Alexis qui aimait la France dont la langue était presque sa langue maternelle, se pencha fidèlement… de loin… sur l’Eglise catholique orthodoxe de France, sans pouvoir rien faire.

21 – Les noces d’argent – 1962

«Ne prive pas de son droit mon Fils et mon Dieu»

O. A. S.

Le Jubilé

La porte d’espérance

Bataille pascale

La mêlée

Epître du Concile de l’Eglise russe

  L’Assemblée Générale.

«Je lui donnerai ses vignes et la vallée d’Acor, comme une porte d’espérance, et là, elle chantera comme au temps de sa jeunesse, et comme au jour où elle remonta du pays d’Égypte». (Osée 2, 17)

Le berger de l’Eglise orthodoxede France ne résiste plus à la désapprobation grandissante de ses fidèles, il ne se résigne pas à refuser «le pain substantiel» à ceux qui le demandent et pour la fête de l’Epiphanie il envoie sa lettre pastorale où il parvient à la pointe de l’équilibre entre les exigences russes et l’économie de la mission.

«Ne prive pas de son droit mon Fils et mon Dieu»

Il énumère les conditions qui confèrent le droit de communier ; il en dénombre sept qu’il présente en «définition» et «commentaire». 

«1. Dogmatico-ecclesiale

Définition : seul un Orthodoxe a le droit de communier dans l’Eglise catholique orthodoxe.

Commentaire : on ne peut séparer la tête du corps, le Christ de son Eglise. Celui qui communie au Christ, communie à l’Eglise, .c’est à dire qu’il entre en union avec elle, ses dogmes, sa spiritualité, sa vie. Il est évident que celui qui confesse l’hérésie ou s’oppose à l’enseignement orthodoxe ne peut communier dans l’Eglise catholique orthodoxe mais, par contre, celui qui reconnaît qu’elle est la vraie Eglise du Christ, a le droit de communier. 

2. Canonique

Définition : Il ne suffit pas d’être uni en esprit et en vérité à l’Eglise, il est indispensable d’être admis à la communion par la hiérarchie, le prêtre étant son représentant.

Commentaire : Le Christ a donné à Ses apôtres et à leurs successeurs le pouvoir de lier et de délier, et de juger si le croyant a le droit de communier. C’est le prêtre qui reçoit le croyant dans l’Orthodoxie, qui le confesse et lui donne l’absolution, qui juge si le croyant a ce droit. 

3. Spirituelle

Définition : Le fidèle qui s’approche de la Sainte Table doit être pénétré de sa propre indignité et, en même temps, d’une confiance totale en la miséricorde divine.

Commentaire : celui qui s’imagine être digne de s’approcher des redoutables mystères, communie à sa condamnation ; il en est de même de celui qui doute de la bonté de Dieu, ‘Dieu résiste aux orgueilleux’. 

4. Morale

Définition : L’Eglise juge qu’il y a des péchés graves qui font obstacle à la communion et réclament une pénitence préalable; ce sont, en premier lieu, le meurtre, l’adultère, l’apostasie.

Commentaire : le pécheur, après la confession, peut recevoir du prêtre une « pénitence ». Cette dernière, suivant l’importance du péché et l’état d âme du pénitent, sera brève ou longue (quelques mois, un an, plusieurs années…) Pendant les périodes de pénitence, on est privé de communion. L’Eglise a pris ces mesures, malgré les paroles du Seigneur : « en rémission des péchés », afin de souligner la sainteté et la pureté du Corps du Christ. 

5. Evangélique

Définition : Seul, celui qui s’est réconcilié avec son frère, au moins dans son cœur, peut communier.

Commentaire : Le Christ exige la réconciliation avec son frère avant d’apporter l’Offrande. L’Eucharistie est le sacrement de l’union de l’amour et de la réconciliation. « Celui qui dit qu’il aime Dieu et qui n’aime pas son frère est un menteur, » écrit St Jean dans son épître. 

6. Disciplinaire

Définition : Le jeûne eucharistique est réclamé par l’Église avant la communion.

Commentaire : ni le Christ (« après le souper, Il prit la coupe »), ni l’Eglise des premiers siècles (les agapes précédaient la Liturgie), ne réclamaient le jeûne eucharistique. Dès le IVe siècle, les règles ecclésiastiques commencent à l’exiger. C’est par insigne respect pour le Banquet mystique que l’Eglise s’est décidée à prendre ces mesures. La pratique actuelle des Eglises orientales, prévoit que pour la messe diurne le jeûne commence à minuit, ce qui fait environ sept heures de jeûne pour la première messe.

7. Pieuse

Définition : L’Eglise propose de se préparer à la communion par des prières, la pénitence, la confession des péchés et différentes formes d’abstinence réglées avec le père spirituel en tenant compte des conditions de chacun.

Commentaire : Le même sentiment qui pousse l’Eglise à écarter les grands pécheurs et à réclamer le jeûne, entoure la communion de préceptes de piété. 

Notre profond désir est que le respect sacré de l’Eglise pour le saint, vivifiant et redoutable Mystère, pénètre les âmes de nos enfants spirituels, tout en sauvegardant fermement notre pratique salutaire de la communion fréquente, pratique léguée par nos Pères, tels des Saints Cyprien, Basile, Jean Chrysostome, et prêchée par des colonnes de l’Orthodoxie des temps modernes : Saint Nicodème l’Hagiorite, Jean de Cronstadt. » 

Le Saint-Synode d’Amérique apprécie, sans bien discerner les finesses (hormis, bien entendu l’Archevêque Jean) des sept conditions de la communion, mais repousse dans un délai lointain le sacre.

Alors, se profile soudain sur le fond de l’histoire de l’Eglise de France, une nouvelle figure qui envoie ses vœux chaleureux pour Pâques 1962 : le Patriarche Justinien de Roumanie. Ce n’est encore qu’un être «paternel» qui passe.

O.A.S.

La guerre d’Algérie ravage la pensée française. Le Père Eugraph ne peut supporter qu’un homme grand ne sache pas pardonner, il supplie brièvement le Général de Gaulle : «Au nom du Christ ressuscité, nous vous demandons la grâce du général Jouhaux» (21 avril 1962).

Le Jubilé

Le dimanche 11 mars 1962, son clergé, ses fidèles, ses amis fêtent ses noces d’argent sacerdotales. Le soleil chauffe son cœur et «la porte d’espérance» s’ouvre toute grande. Tous admirent en lui ce dynamisme «ressuscitant» après chaque douleur. L’Oiseau de feu[68] qui avait brûlé son cœur lorsqu’il était enfant, empêche ses ennemis de l’abattre définitivement. Certes, des rides qui ressemblent à des sillons s’impriment sur son visage mais le regard reste clair et la démarche légère.

Les témoignages d’affection, de dévouement affluent.

Le premier Abbé de son premier monastère – le Père Germain du Moutier Saint-Martin :

«A l’église, on dit Père Jacques, Père Gabriel, Père Grégoire, mais en parlant de vous, on dit tout simplement : le Père. Gloire à vous, Père, qui, à la suite de Saint Hilaire de Poitiers, Saint Martin de Tours, Saint Jean Cassien de Marseille, de Saint Césaire d’Arles, avez restauré en France le monachisme occidental». 

Henri d’Amfreville, secrétaire général du Syndicat des Ecrivains français :

«Qui d’autre aurait pu jeter des ponts aussi solides entre l’Orient et l’Occident ? Vous même étant tout pénétré de la culture occidentale, vous nous avez apporté les ferments de l’Église d’Orient que l’Occident transfigure dans ce pays de France dont vous êtes devenu l’un des jardiniers. » 

Un fidèle :

«Nous les boiteux de l’âme, nous les truands du Christ, nous les pèlerins, grâce à toi, nous avons entrevu le signal de la Trêve, du grand repos de l’âme, grâce à ta parole». 

Un prêtre orthodoxe français de province :

« Vous seul avez permis de vivre pleinement la plénitude de l’Eglise, sans pour cela être contraint à l’exil spirituel». 

La porte d’espérance

La porte d’espérance continue à s’ouvrir. Quelques jours après le Jubilé du sacerdoce du Père Eugraph, trois Français, conduits par celui qui devait un jour lui succéder comme évêque, le Père Gilles Hardy, se rendent pour huit jours à New York.

L’un d’eux rédige des notes hâtives qui nous ont été remises :

«Nous décollons. Après la logique humaine des champs terrestres, nous traversons les nuages qui se pommèlent, bouffent, se plient, forment des plages avec le ciel comme océan. Nous voyons, soudain, l’île de Jersey comme un petit crabe tout pâle à fleur d’eau, Terre-Neuve en immensités glacées, hachées de sillons de terre, puis, ce n’est plus que du coton lisse et serré. La terre a basculé, le couvercle est en bas. Le soleil brille depuis Paris jusqu’à Baltimore. 

A New York, l’auto du Métropolite Anastase, nous attend et nous sommes chaudement reçus. La vue du Métropolite nous impressionne. Nous sommes devant un mort vivant, sa voix un souffle, son regard : une lueur ; il a 89 ans. Comment la vie pourra-t-elle être donnée par la mort ? 

L’église du Saint-Synode est installée en une ancienne maison américaine très luxueuse. Elle est propre avec des icônes sans goût. Les chants sont merveilleux, l’assistance fervente. Le Métropolite prie nos deux prêtres de rester dans l’assemblée afin qu’on les «voit», car, nous nous en rendons compte, tous ignorent l’existence d’une Eglise de France ! Le Métropolite célèbre un Office des Défunts. L’ascenseur le dépose dans le sanctuaire, derrière l’iconostase, il semble tomber du ciel. Nous le regardons avec appréhension. Il ne peut plus marcher, on le porte presque. C’est la mort en mouvement, comment pourra-t-elle nous donner la vie ? Il est entouré d’une «charretée» d’aristocrates ; plusieurs sont sympathiques et intelligents, d’autres remplacent l’intelligence par la race. Nous sommes un peu décontenancés par ce monde extra blanc et verrouillé. On n’a jamais parlé de nous publiquement, ni particulièrement. Il semble que nous soyons projetés de la lune… et ceci après deux ans de rapports et d’exposés circonstanciés. 

Le Métropolite nous envoie visiter son monastère de Jordanville. Nous quittons le New York si grand, si sale, peuplé de passants à la démarche déambulante et costumes négligés. Nous laissons ses hautes maisons barrées d’escaliers extérieurs en fer, les papiers gras, le métro triste, les vitrines provinciales et nous entrons dans la campagne. Alors, apparaissent de ravissantes maisons blanches ou rouges en bois, style victorien ou Napoléon III, des villes du Far West – comme nous les imaginions dans notre enfance – mais arrangées et paisibles, des jardins sans clôture, des forêts immenses et neigeuses. 

Le lendemain, un morceau de Russie se dresse devant notre regard : une église verte aux bulbes d’or, des moines en klobouk circulant dans la neige, c’est le monastère de Jordanville. Nous marchons d’étonnement en étonnement. 

Un moine iconographe nous explique : « L’essentiel est de vivre séparé. Toute immixtion avec une quelconque nation ou œcuménisme tel que New Delhi ou Genève est une participation à l’antéchrist ». .

Nous assistons à la curieuse Liturgie des Présanctifiés, attribuée selon une fausse tradition orientale à Saint Grégoire le Grand – cette liturgie ne fut jamais célébrée à Rome – et nous sommes fascinés par la beauté des Heures nocturnes. A la fin du service, les moines (50 environ) se prosternent plusieurs fois devant chaque icône, puis disparaissent dans l’ombre de l’église, cependant qu’un chant voilé soutient cette danse religieuse. Le monde s’est écarté. 

Etant donné que nous sommes en carême, nous mangeons tous les jours du chou et buvons du kwass. L’abbé est un homme pieux, probablement très russe et sourd, Je citerai de lui une anecdote caractéristique : un jour, un Russe cultivé, dépensier et plein de charme est de passage au monastère. Il trouve en se couchant, sous son oreiller, une liasse de dollars oubliée sans doute par un touriste. Honnêtement, il l’apporte à l’abbé avec l’espoir d’en recevoir quelque partie. L’Abbé lui répond : « Remettez les dollars sous l’oreiller ». 

Le monastère vit de légumes cultivés sans engrais chimiques – à la grande admiration des Américains – et d’apiculture. Il y a le moine des abeilles du nord et le moine des abeilles du sud. Ces deux moines se détestent fraternellement, et se concurrencent, chacun ayant installé au centre de ses ruches l’église des abeilles (charmante église russe en bois) excitant ses abeilles à faire du miel supérieur à celui « d’en face ». 

Oui, mais les journées glissent et l’Eglise de France ? 

Nous rentrons à New York et sommes reçus par le Saint-Synode. Les habituelles objections reviennent : la communion fréquente ! Les non orthodoxes ! Les messes vespérales ! Les deux prêtres français s’énervent : 

Le Français : « Vous exigez le jeûne de minuit à 6 ou 7 heures du matin ; nos fidèles déjeunent vers midi et communient vers 19h 45. 

L’évêque : Mais boivent-ils un verre d’eau pendant ce laps de temps ? 

Le Français : Je n’en sais rien ! Il est possible qu’un ouvrier se permette de boire un verre d’eau. 

Enfin, le départ. Les deux prêtres français demandent : 

Le Français : Que devons-nous dire aux Français qui nous ont envoyés et nous attendent anxieusement ?

Un évêque : Qu’il faut attendre patiemment. 

Le Français : Mais nous souffrons. 

L’évêque : C’est une bonne chose, cela vous fortifie. Remerciez Dieu d’être tombés sur des évêques aussi pointilleux. Nous sommes la vraie Eglise. C’est pour votre humiliation que vous avez rencontré une Eglise pointilleuse et je suis certain que le bonheur arrivera. J’aime beaucoup votre Alléluia, ton V.

Le Métropolite Anastase essaie de consoler notre délégation abattue et nous fait célébrer la Liturgie selon Saint-Germain. Les fidèles sont les évêques. Pour la première fois, les chants grégoriens retentissent dans l’église russe du Saint-Synode. Très émus, nous mettons tout notre cœur dans la liturgie de notre pays. Le Métropolite a visé juste. Chaque fois que les Français chantent, les Russes faiblissent. Différence de la gloire de chaque nation. Le peuple français aime les principes, les idées, le peuple russe, les faits et l’émotion. 

Lorsque nous quittons l’Amérique, le Métropolite de plus en plus proche nous fait appeler et nous dit : « Je vous remercie d’avoir recours à notre hospitalité. Je suis profondément touché par votre sincérité, votre ardeur, votre franchise et votre attachement à la personne de votre chef. La Liturgie qu’il vous a rendue est une preuve de son enseignement. Je vous demande de revenir pour le concile d’octobre, durant lequel vos desiderata canoniques, seront définitivement examinés ; j’espère qu’ils seront exaucés, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour leur accomplissement (31 mars 1962)» (fin des notes).

Bataille pascale

Pâques orthodoxes occidentales, symbole de la résurrection de l’Eglise de France, attend le retour de la délégation. Cette dernière a rapporté un petit bout d’espoir, mais rien sur la date de Pâques. Le débat intérieur tourmente à nouveau le Père Eugraph. Devra-t-il encore céder ? Il a cédé l’an passé, il a écrit sa lettre pastorale de l’Epiphanie et n’a cessé de le regretter. Il ne PEUT pas céder. En cédant il trahit l’amitié d’esprit avec son compagnon de bienheureuse mémoire, Irénée Louis Winnaert, qui a défriché motte par motte le vieux sol religieux de France, il trahit la mission donnée par Dieu, il trahit. Rien n’appartient au hasard, tout est dans la paume de la Trinité. Il a été jeté en France, il a été élu par une reine de France qu’il ignorait auparavant, il a fait la guerre avec le peuple français, celui qui lui a légué l’Eglise de France – Irénée Winnaert – est un Flamand de France, il a contraint ses fidèles à demeurer à Paris pour la Semaine Sainte. Cette fois, il ne recule plus. «Le dilemme de l’Apôtre Paul se répète à nouveau. Les Occidentaux auront-ils des Pâques aussi vivantes, aussi victorieuses que les Orientaux, ou resteront-ils un peuple amoindri et hésitant. Nous avons foi en l’Occident !» (Avant-propos des Matines de Pâques). L’expérience lui donne raison : les Matines de Pâques, qu’il a rendues dans toute leur joie sont un tournant de son action liturgique. Les fidèles, conquis, attendent la Nuit Sacro-sainte, sacrifient le repos des vacances. Comment pourrait-il détacher le noyau de la pulpe ? Comment pourrait-il faire chanter le Vendredi Saint, le plus grand meurtre de l’humanité, dans un pays dont toutes les Eglises ont déjà franchi la Résurrection et touché le Pardon. Comment peut-il trancher avec un sabre liturgique oriental la psychologie de la France. Il n’a pas le droit. A qui obéir, à la hiérarchie statique ou à Dieu ? S’il met ses supérieurs au courant de son angoisse, il connaît la réponse. Il songe à l’Archevêque Jean, fait allusion à son angoisse au cours d’un entretien ; le saint archevêque vit, malgré tout, hors de l’expérience occidentale et craint surtout pour la jeune Eglise la réaction des évêques russes. Pâques accourt, traverse les Gésimes, la dure victoire du Grand Carême, l’Aube éternelle pointe au loin, dans les ténèbres. Alors, il fait un saut dans l’histoire et décide de célébrer la Pâque occidentale. Pâques célébrées, il avertit par une longue explication l’Archevêque Jean. Ce dernier finit par comprendre et soutenir cette audace.

On a reproché maintes fois au Père Eugraph de changer d’avis. C’est parce qu’il ne parvient pas à changer d’avis, précisément, qu’il semble se rétracter.

La mêlée

Le mardi 16 octobre 1962, une délégation française part à nouveau en Amérique pour le Concile d’octobre. Ils ne sont que deux au début : et nous avons eu les notes du voyage comme pour celui de mars.

«NOTES : Le Métropolite Anastase est visiblement heureux de nous revoir et, en attendant la réunion du Concile nous envoie, comme la première fois, visiter différents monastères. Entre temps, nous faisons la connaissance de tous les évêques, les uns après les autres (17 environ). Il nous semble que la hiérarchie représente la société, en plus accentué. Nous avons discerné l’évêque gangster, l’évêque serpent, l’évêque-hypocrite, l’évêque-vaniteux et des saints, tel que cet évêque Tikhon qui a tant prié qu’il ne parvient plus à se redresser, ce Métropolite Anastase si transparent qui voit déjà l’invisible et l’archevêque Jean qui supporte les calomnies car l’orage s’est étendu aussi à lui. L’Archevêque Jean a la première place auprès du Métropolite. Il célèbre, tout petit, si laid, encadré de majestueux collègues ; il officie extrêmement bien, menant jusqu’au bout ses gestes. Lorsqu’il s’incline, ses épiscopaux collègues regardent curieusement cet homme courbé s’abaisser et se relever avec un art consommé. « Il prie beaucoup trop » chuchote-t-on. 

Le Métropolite nous convoque et nous interroge sur notre voyage dans le Maine où nous avons été invités chez des amis. Nous lui racontons, pleins d’enthousiasme, notre stupéfaction devant la beauté de ‘l’été indien’, cet étincellement d’arbres d’or gardant toutes leurs feuilles dans le vent froid qui les agite ; est-il possible que la terre soit toujours si belle ! Il nous répond « Oui, la nature est plus belle que la vie… » et il continue, – à voix médiocre, comme disent les rubriques liturgiques – « il y a beaucoup de difficultés à surmonter. Tous pensent que vous êtes dans le droit chemin et ils acceptent votre Eglise dans la nôtre, mais… il y a PAQUES ! Ne pourriez-vous envisager d’adopter la date orientale ? Le mur pascal est indestructible ! Le Métropolite écoute en silence tous nos arguments : les Eglises d’Asie Mineure aux premiers siècles, les commentaires des grands théologiens, la permission de Moscou et de Constantinople de célébrer dans notre cas la Pâque occidentale, le cas similaire de l’Église de Hollande qui appartient précisément à l’Église russe hors frontières. Il réplique doucement : « Il nous est IMPOSSIBLE d’accepter ». Nous proposons, en accord avec les Règles Apostoliques, de garder notre date occidentale, sauf lorsque l’Occident fête avec les Juifs. Le Métropolite secoue la tête. 

– Peut-être serait-il bon d’aller lentement et d’attendre quelques années ? 

Il refuse avec douceur. Tout est clos. Le Concile est intraitable. La vie, l’économie, la mission, la conquête des âmes ne l’intéressent point. Nous nous raccrochons alors, à une mince bouée : 

– Une seule chose peut faire accepter, peut-être, aux Français une telle douleur : le sacre de leur chef. Par amour pour lui, ils obéiront, peut-être. 

Le Métropolite ne répond pas à cette suggestion et nous congédie en nous priant de revenir le voir. De nombreuses conversations s’amorcent avec les différents évêques, tous étonnés. Soudain, le Métropolite demande la venue du Père Eugraph. 

Le 31 octobre 1962, le Père Eugraph et un autre paroissien arrivent. Le prêtre a eu une crise cardiaque dans l’avion, sa sensibilité hume le danger.

Les humiliations commencent immédiatement. Le premier évêque qu’il rencontre lui confie avec bienveillance : « On dit que vous êtes très doué mais qu’il faut quelqu’un près de vous pour vous surveiller ». Il ne répond pas. Il apprend que des Russes de Paris font pleuvoir les calomnies les plus ignobles ; il consacre à la légère des croissants et du thé, quant à l Archevêque Jean, lui, il loue des figurants pour assister à ses liturgies, il paraît que, que… L’ombre des Athanase d’Alexandrie et des Basile de Césarée se dessine sur le fond du tableau. Doctement, aimablement, lâchement, on lui répète : ‘Souffrez, patientez, humiliez-vous, c’est excellent’: Il est curieux, cet homme très énergique qui refuse de se soumettre à un cadre. Inquiétant ! » 

Le 6 novembre, le Père Eugraph célèbre la liturgie selon Saint Germain. La cérémonie achevée, un évêque serbe le félicite sincèrement par la phrase suivante : « Votre œuvre est vraiment l’œuvre, de Dieu, mais ne vous attendez pas à être compris des hommes ». 

Le jeudi 8 novembre 1962 a lieu enfin la réunion du Concile. Le Père Eugraph, convoqué à 18h 35, en ressort à 20h45. L’Archevêque Jean est sorti un instant avant lui. Il s’est rendu directement à la chapelle où nous l’attendons. Il ne répond pas à nos questions. Il se met en prière dans le sanctuaire, devant une image de Saint Nectaire d’Egine, et il pleure. 

On n’a pas laissé au prêtre occidental la possibilité d’exposer au moins la situation. Aussitôt, une pluie de discours et d’accusations l’assaille. Placé près d’un haut-parleur, il est bombardé. Un évêque l’attaque : 

– Vous n’avez pas respecté les Pâques orientales. Comment se fait-il que votre peuple puisse les accepter à présent par amour pour vous !! 

– Ce n’est qu’après une conversation avec le Métropolite que nous avons compris que c’était une condition absolue. (Il n’ose dire : désespérée). 

– Et voici que l’on fait un ultimatum, et l’on veut que vous soyez évêque ! 

– Ce n’est pas un ultimatum, c’est le cri de mes enfants. Une Eglise a besoin d’un Evêque.

– Vous avez vécu sans évêque, vous pouvez patienter. Puisque vous êtes si aimé de vos fidèles, vous pouvez le leur expliquer. Est-ce eux qui vous dirigent, ou avez-vous autorité sur eux ? Vous avez nagé dans diverses juridictions et, tout à coup, vous venez chez nous. 

Un autre évêque : 

– Vous célébrez des messes vespérales, vous pratiquez la communion fréquente, et vous donnez même la communion à des non orthodoxes !

 – De grâce, laissez-nous la communion ! C’est la chute du démon. Permettez-moi d’être avec Saint Basile ! 

Un évêque : 

– Alors, c’est de l’orgueil ; vous prenez un chemin dangereux. Il vaut mieux être comme tous les autres. Vous prétendez donc après la fatigue du travail (le Père Eugraph a expliqué que les messes vespérales sont pour ceux qui travaillent) placer les gens sur un plan si élevé ! 

L’accusé ne répond plus. L’évêque serbe intervient : 

– Messeigneurs, les messes vespérales sont antiques, pourquoi s’accrocher à cela ? 

Un évêque : 

– C’est la Russie qui apporte l’Orthodoxie. Vous êtes russe, d’une grande famille russe, vous devez faire aimer la piété russe. Nous comptons sur vous pour apporter la piété russe qui a gardé toute la pureté. Car, s’il y a trop de différence entre l’Église d’Orient et l’Eglise d’Occident, cela risque d’amener l’éloignement. 

Un autre évêque : 

– Je comprends, vous êtes père et mère de votre Eglise, vous souffrez, mais il faut souffrir. 

Le Père Eugraph : 

– Oh ! Ne parlez pas de souffrance 

La séance est levée. 

Le « Filioque », l’Épiclèse, la mission, l’universalité de l’Orthodoxie ne sont même pas effleurés. Il s’agit d’ETRE RUSSE, et quatre points sont précisés : 

Pâques occidentales,

Messes vespérales,

Communion fréquente,

Communion aux non orthodoxes,

sont à éliminer. 

Les évêques votent deux fois. La première fois, le vote est égal ; la deuxième : une voix de plus à l’opposition, c’est à dire neuf contre huit. Ce qui est étonnant et sans doute coutumier dans l’histoire, c’est la victoire de l’ennemi pour UNE VOIX de différence. 

Deux évêques amis nous racontent ensuite la mêlée qui a suivi l’entretien avec le Père Eugraph. Le Métropolite l’a violemment défendu, la discussion s’est élevée et huit évêques sur dix-sept, indignés, ont maintenu leur : Axios ! L’Archevêque Jean, lui, a quitté subitement la salle. 

Lorsque le Père Eugraph nous rejoint, son visage est décomposé. Nous sortons, nous laissons derrière nous la dure Eglise hors frontières. Il s’appuie au mur pour ne pas tomber. 

Le lendemain, nous visitons l’église Saint-Patrick de New York. L’incorrigible homme de Dieu prévoit aussitôt la nécessité de travailler à la restauration de la Liturgie Celtique, afin de pouvoir, lorsqu’il le faudra, l’offrir aux Américains irlandais. Il décide de l’étudier dès son retour en France. 

La veille de notre départ, le Métropolite propose au Père Eugraph de célébrer la liturgie de Saint Germain dans la petite chapelle du Saint-Synode. La Providence permet que ce soit deux amis Américains qui servent la messe. Quelques fidèles russes sont présents. Dans son sermon, le Père Eugraph prononce « Voici ma dernière demande, mes amis : communiez souvent, prenez le Pain quotidien, le Pain substantiel qui nourrit le cœur. C’est la vie, la force, et par Lui la chute du démon. Communiez souvent, demandez-le à vos pères spirituels, demandez ! » 

Ne pourra-t-on jamais le faire taire ! 

Nous quittons quelques heures après l’Amérique si grande, si mal élevée, si belle, si vivante, si sauvage et il se souvient de la phrase du poète : On a posé un voile sur ta chevelure brillante, et toi, ô resplendissante, tu me conduis vers mon rêve fatigué» (fin des Notes de voyage).

Epître du Concile de l’Eglise russe

Le 4 décembre 1962, «Les membres aimant Dieu de l’Eglise orthodoxe de France» reçoivent une «Epitre du Concile des Évêques de l’Église Russe hors frontières», dont nous extrayons les décisions essentielles :

« La situation n’est pas assez mûre pour qu’avec conscience pure et un sentiment de responsabilité nous puissions imposer nos mains sur celui qui a été élu pour les Orthodoxes français. 

La fête de Pâques est le centre de l’année liturgique. Ceux qui célèbrent la Résurrection du Christ du tombeau quand toute l’Eglise orthodoxe est encore dans les ornements de deuil et vit la Passion de la Croix du Seigneur, s’arrachent de la vie spirituelle de l’Eglise. 

Le Concile des évêques s’est aperçu que le Candidat élu par nos frères orthodoxes pour les diriger, en tant qu’évêque, qui possède de très grands mérites en tant que fondateur du mouvement orthodoxe en France, n’a pas la force de s unir à nous avec ses ouailles. » 

Point de Pâques occidentales, point d’évêque.

L’Assemblée Générale

Elle a lieu les 15 et 16 décembre 1962.

L’Archevêque Jean, loin d’abandonner labataille, ne cesse d’agir auprès du Métropolite et de tout un chacun. Il écrit :

«Mes bien-aimés fidèles ! Que Dieu vous donne sa grâce et vous dirige par la route du salut. Soyez braves et immobiles pendant les tentations et tristesse. Espérez que Dieu vous montre bientôt sa bienveillance et ne vous laisse pas, si vous avez patience et restez fidèles à Lui. L’Eglise française orthodoxe catholique augmentera et deviendra un grand arbre avec de bons fruits sur lesquels se reposeront les âmes des multitudes. Que Dieu vous bénisse tous !» (12 décembre 1962 – écrit en français).

Et le Père Eugraph, dans la désillusion, achève cette année commencée dans la félicité des «Noces d’argent». Devant tous ses enfants de province et de Paris, il prêche :

«Pour que l’être humain s’incorpore et fasse réellement partie – à l’image de la Trinité – d’une communauté, il ne doit pas attendre de résultats, mais, dès le début, se dire : si toute ma vie n’est qu’un cri sans repos au sein du désert et du vide, peu importe, car l’essentiel n’est pas d’apporter la vie, mais de se prononcer « soi », conformément à ce que Dieu veut de moi. Un Jean Chrysostome déclarait : Si je puis être écouté d’une seule personne, (et des milliers de fidèles l’écoutaient), dans mon existence, je le considérerais comme une grâce supplémentaire dans ma mission, car ma mission est de prêcher sans jamais escompter le résultat. Le premier effort est donc de « s’hypostasier », de prendre conscience de sa place en face de Dieu : suis je un pécheur ? Je ferai sans relâche pénitence ; suis-je une âme chanteuse devant le Seigneur ? Je Le chanterai tant que je vivrai ; suis-je quelque chose d’autre… Voilà l’acte initial de toute démarche. De même que la Trinité ne renferme pas deux Pères, deux Fils, deux Esprits mais un seul Père, un Fils Unique, un Unique Esprit, de même la communauté humaine est l’unité des personnes unies et libres et non une masse anonyme. Ne l’oublions jamais, plus l’unicité de notre propre être est juste, et plus la communauté est unie ; plus il y a confusion entre les fonctions de notre conscience, et plus l’unicité de la communauté est troublée, allant jusqu’à la destruction. Notre esprit est tendu en avant, notre attention projetée comme une flèche vers le Centre : Christ. La communauté vraie est comparable à un cercle formé par des frères se tenant par la main, se soutenant par la main, portant les fardeaux les uns des autres, mais leur regard, en ce cercle est fixé vers le centre : le Christ ; par contre, ils voient leurs frères de profil, les apercevant à peine, plutôt liés fraternellement par une action ; ils ne s’étudient pas, ne se sauvent pas les uns les autres, tous contemplent le Centre : l’Ami de l’homme. 

Ma place, mon labeur dans l Eglise est de discerner dans le regard du Christ ce que je dois faire. » 

Il fait ensuite, l’historique de la laborieuse Eglise de France :

«Le 4 mai 1960, l’Archevêque Jean célèbre pour la première fois la messe pontificale du rite des Gaules, le 20 octobre 1960, l’Archiprêtre Kovalevsky est nommé « Administrateur de l’Eglise orthodoxe de France », le 11 novembre 1960, l’Assemblée Générale le réélit évêque à l’unanimité et ajoute le qualificatif de « catholique » au titre de l’Eglise ; en 1961, par obéissance à la Décision conciliaire, les Pâques sont célébrées avec l’Eglise orientale, le Conseil Épiscopal constate que : «Bien qu’obéissant à la Décision conciliaire, une multitude de fidèles a écrit au Conseil Episcopal pour l’informer des incalculables difficultés que présente pour les Français la célébration des Pâques antiques ; cela suscite des troubles dans tous les milieux et l’on craint de voir les Rameaux, la Semaine Sainte, Pâques, l’Ascension et la Pentecôte non suivis cette année comme à l’ordinaire, provoquant ainsi une chute et une grave désorientation dans la mission orthodoxe». 

En accord avec les Saints, il essaiera jusqu’à sa mort d’harmoniser la volonté divine et la vie avec l’étroitesse humaine de la hiérarchie ; il respecte profondément la hiérarchie car«tout pouvoir vient du Père des lumières», personnellement il s’inclinera mais ne pourra échapper à la Main du Très-Haut ; alors, patiemment, il parle, il écrit, il parle à nouveau, il supplie et cherche à tout prix à persuader :

« (Dieu) étant donc puissant en tout et indéfectible en sa justice, c’est en respectant cette justice que le Verbe de Dieu s’est tourné contre l’Apostasie elle-même, lui rachetant son propre bien à lui non par la violence, de la manière que celle-là avait dominé sur nous au commencement en s’emparant insatiablement de ce qui n’était pas à elle, mais par la persuasion, comme il convenait que Dieu fît, en recevant par cette persuasion et non par violence ce qu’il voulait». Ainsi pense Saint-Irénée de Lyon, dont il suit les traces.

Quelques semaines avant Noël, en la fête de Saint-Martin, le 11 novembre 1962, il a inauguré le premier monastère orthodoxe occidental, le Moutier Saint-Martin de Chandon-Amboise.

22 – Le visage de l’Eglise orthodoxe – 1963

Eglise de Vérité

Sacerdoce royal

Don précieux de la liberté

L’Eglise de France

«Orthodoxes biologiques»

Les organisations

Sensibilité sociale

Orthodoxie et franc-maçonnerie

Le racisme

Défaillance.

« Voici que je t’ai épuré, mais non pour de l’argent, Je t’ai éprouvé dans le creuset du malheur.

C’est pour l’amour de Moi, pour l’amour de Moi que j’ai agi» (Isaïe 48, 10-11)

Des courants politiques agitent les fidèles lyonnais. Ils réclament de leur chef d’approuver les uns et de blâmer – discrètement, s’il le faut- les autres. Quelle est «la conduite vraie» d’un Orthodoxe ?

Le 13 février 1963, devant une salle nombreuse, un peu houleuse, le .Père Eugraph expose l’attitude de l’Eglise Orthodoxe.

L’ORTHODOXE EN FACE DU MONDE ACTUEL
ET LA PLACE DE L’ÉGLISE ORTHODOXE DE
FRANCE DANS L’ORTHODOXIE UNIVERSELLE

«Je suis heureux d’aborder cette question dans notre communauté de Lyon. C’est un bon signe lorsque des heurts ou diverses opinions agitent une communauté, car la vie humaine présente deux attitudes : tout est tranquille, l’administration est ravie, la légion d’honneur est distribuée, l’échelon hiérarchique gravi = mauvaise attitude ; ou bien éclatent des crises, des mouvements, il se produit un choc de pensées et nous sommes alors en présence d’une vitalité de croissance. Nous savons tous que les idées constructives, les prises de conscience naissent des problèmes qui se posent. Si ces derniers ne se posaient pas, nous serions paisibles certes, mais sans dynamisme de vie. Je remercie donc la Providence. 

La question que l’on m’a posée est la suivante : quelle est la position de l’Orthodoxie en face du monde actuel, ou du monde hors de l’Eglise ? 

Eglise de Vérité

Tout d’abord, je tiens à préciser que l’Église orthodoxe est une Eglise DE VÉRITÉ, et non D’AUTORITÉ et je demande que l’on prenne en considération cette distinction essentielle. Lorsque je dis : Eglise de vérité et non d’autorité, cela signifie qu’elle apporte la doctrine orthodoxe, l’enseignement, le culte, les sacrements ainsi que les dogmes de vérité, mais qu’elle refuse nettement d’être une église « fabriqueuse » de dictats, proclameuse de décisions ayant en vue la conduite des fidèles. Les fidèles orthodoxes puisent, comme le dit st Irénée, dans la VÉRITÉ PROPOSÉE ET SE FORMENT EN ELLE. Ceci dit, énonçons une autre définition que les théologiens orthodoxes appliquent aussi bien à Dieu qu’à l’Église : Dieu et Son Eglise proposent mais n’imposent pas. C’est une terminologie caractéristique par excellence. Vous avez remarqué, je l’espère, lorsque nous avons étudié l’histoire des Conciles, que pendant les Conciles l’Église primitive s’occupait surtout de la Vérité. Par contre, au Moyen-Age le Christianisme change complètement. Le problème de l’autorité prend la place centrale et non la Vérité. Pour bien saisir la question, nous devons examiner le caractère original de l’Église orthodoxe : la Vérité au centre. 

Sacerdoce royal

L’Eglise orthodoxe regarde ses membres comme des êtres potentiellement majeurs, des personnalités devant gagner progressivement les capacités d’un homme majeur, et non des personnalités « menées » Cette notion est importante car la majorité des organisations ecclésiales et autres, ont pris l’habitude de se conduire envers leurs adeptes comme envers des mineurs ayant besoin de direction. Où sont les fidèles conscients, responsables, nourris par la Vérité que donnent l’Église, les sacrements, la vie de prière ! 

L’Eglise est composée du sacerdoce royal ; chacun de ses membres, clerc ou laïc, est OINT, c’est à dire souverain dans ses décisions et son attitude vis-à-vis du monde extérieur est celle d’un être majeur, libre. 

Je touche ici le problème de la liberté. 

Don précieux de la liberté

Le Concile d Ephèse insistait sur la sauvegarde de la liberté des Eglises en tant que telles, et de leurs membres, car ce don précieux fut conquis par le Sang du Christ. Chaque membre est libre, à lui de choisir sa conduite envers le monde extérieur, mais quand je dis : libre, j’ai en vue plusieurs remarques, la liberté ne pouvant se traduire en désordre. 

L’Eglise Orthodoxe désire que ses membres soient libres, non dupes. Oui, ils peuvent appartenir à telle ou telle organisation, participer à tel mouvement, mais avec l’expresse condition de GARDER LEUR LUCIDITÉ, cette lucidité qu’ils puiseront eux-mêmes dans l’enseignement de l’Eglise (raison pour laquelle il est indispensable de connaître cet enseignement) les dogmes et la vie liturgique. Oui, les membres sont libres d’agir, parce que majeurs, ce ne sont plus des enfants nourris de lait mais à condition j’insiste – de n’être point dupes, voire naïfs et entraînés. Il n’appartient qu’à eux et non aux autres de cultiver et consolider en leur esprit le discernement et la prudence. 

Ensuite, l’Eglise repousse le serment. Nous ne disons pas dans le baptême : je m’engage à suivre le Christ ; nous déclarons je renonce à Satan et je me joins au Christ, je prie afin de Lui demeurer fidèle jusqu’à la mort, jusqu’au martyre, c’est une prière de l’Eglise : prie pour moi. De même dans le mariage, l’Eglise n’exige pas un engagement, un genre de serment. Elle demande : veux-tu prendre ? Es-tu libre ? Et l’on répond : je le veux, je suis libre. Puis l’Eglise prie afin que l’homme et la femme soient fidèles l’un à l’autre, mais il n’y a pas de contrat et ceci est une différence principielle de l’Eglise d’avec les autres organisations, assemblées, que ce soient l’Etat, les administrations, les partis politiques. Nous devons jalousement garder cette liberté. Nous sommes libres de participer à tous genres de réunions, mais il nous faut éviter les engagements qui attachent. Pourquoi ? Parce que théologiquement, le serment que nous donnons nous ramène à cet engagement que le Christ anéantit sur la croix, cette cédule du pacte avec le diable. Le Christ nous dit : que votre parole soit oui ou non. Vous objecterez qu’il est des papiers que nous devons signer, par exemple dans certains ordres monastiques d’Occident où l’on signe un papier. C’est exact. Cette coutume d’ailleurs, est tardive, elle est du Moyen-Age et n’existait pas auparavant.

Combien j’aimerais que cette qualité de la liberté, embellisse votre esprit, car l’esprit de l’homme est libre, nous sommes des rois, des enfants de Dieu, nullement des serfs. Le problème de la liberté revient personnellement à la conscience de chacun. 

Puis, le Chrétien dans ses actes ne doit JAMAIS ENGAGER L’EGLISE. 

L’Eglise peut tolérer parmi ses fidèles des extrémistes – bien que sans doute ils ne viendront pas – sous condition qu’ils ne se servent en aucune manière de l’Église au profit de leurs partis. Ils viennent en tant que membres et non exploiteurs. Au cours de la révolution russe, ainsi qu’en toute époque trouble, se manifesta d’une part, une tendance désireuse d’harmoniser l’Eglise au communisme et allant très loin dans cette direction, elle fomenta le schisme de « l’Eglise Vivante » ; d’autre part, la tendance « droite » considérant le communisme comme l’antéchrist , l’Eglise se trouva alors placée devant un fait curieux, étrange : un homme, croyant reconnaître le Patriarche, l’attaqua et lui enfonça un couteau dans le dos, c’était un diacre portant le manteau du Patriarche, et ce dernier demeura vivant. Or qui était l’assassin ? Un extrémiste de droite dont l’organisation politique voulait par cet accident provoquer un mouvement du peuple. Qu’un homme soit monarchiste ou républicain, à lui de juger sa conduite personnelle, mais ne point s’engager et lier sa volonté, hormis certaines circonstances exceptionnelles, car le Christ nous a libérés. Dans tous les cas, ne jamais vouloir entraîner la Mère Eglise en une quelconque action susceptible de briser son intégrité pure et sans rides, comme dit l’apôtre Paul. 

L’Eglise de France

Envisageons maintenant l’Eglise de France. En accord avec l’Archevêque Jean, elle a pris la résolution suivante : 

Les fidèles, et les clercs ayant reçu les ordres mineurs, sont libres dans leurs actions, compte tenu des conditions exposées plus haut. Par contre, les PRETRES de l’Eglise de France – je dis : l’Eglise de France parce que ce n’est pas une règle absolue – SONT PRIÉS DE N’APPARTENIR A AUCUNE ORGANISATION et ceci afin d’être complètement disponibles, car la fonction de prêtre est aussi celle d’un confesseur et s’ils font partie d’une société ils peuvent par leurs idées heurter le pénitent. Vous me répondrez que la confession n’est pas l’affaire personnelle du prêtre et qu’il peut, en tant que prêtre, rester objectif, à la disposition de tous, tout en conservant ses propres opinions. C’est possible mais difficile. J’ai donc demandé aux prêtres de notre Eglise de demeurer totalement libres, disponibles, afin de préserver la santé de notre Eglise et de permettre à l’homme venant de différents chemins spirituels d’aller tranquillement vers eux, certain de rencontrer des prêtres et non pas des partisans d’une tendance, la plus noble serait-elle. J’ai voté pour cette attitude sans pour autant juger les autres formes d’organisations et je m’efforce d’être toujours ouvert, afin de ne pas fermer la porte à une tendance qui n’est pas mienne. (J’ai repoussé plusieurs fois des dons parce que je ne voulais pas être lié.) 

Comprenez-moi bien. Tout s’efface devant cet élément absolu qu’est l’être humain. Le Christ est devenu homme, ni bourgeois, ni communiste, ni monarchiste, ni franc-maçon ou chrétien : Homme ! Là réside la raison essentielle de ma conduite dans l’Eglise les prêtres libres. Par contre, ceux qui ne sont pas clercs peuvent être membres d’une organisation tout en restant fidèles d’une Eglise. 

« Orthodoxes biologiques »

Notre Eglise Orthodoxe de France offre une particularité. On naît dans l’Eglise protestante, grecque, russe ou catholique-romaine ; nous n’avons pas encore chez nous ce qu’on appelle des « Orthodoxes biologiques » : Sans doute c’est un bien mais il ne faut pas non plus s’étonner si parfois certains de nos membres dégagent des idées disons : inattendues pour leurs voisins, tout en adhérant à la Vérité orthodoxe. Admettons, imaginons la rencontre d’un protestant avec un ancien théosophe devenu orthodoxe ; ils n’auront pas tout à fait le même langage, en définitive, l’un parlera du témoignage de l’Evangile, l’autre de l’esprit « christique ». Nuances des êtres que des chemins différents conduisent à Dieu-Homme. La fréquentation du bouddhisme, de l’hindouisme transmettront une coloration autre, puis, peu à peu, se réalisera une mutation progressive dans la pensée orthodoxe qui dépasse ces doctrines dont il nous faut tenir compte. 

Les organisations

Nous avons, tout d’abord, des groupements sans grand intérêt, des « amicales » d’anciens et futurs présidents ; je pense que même des Patriarches peuvent y prendre part. Viennent ensuite des sociétés philanthropiques, protectrices des animaux, de donneurs de sang – qui selon la Bible contient l’âme, mais ne compliquons pas, le Christ nous a donné Son Sang, nous pouvons bien donner le nôtre – d’aide aux vieillards, etc. Il n’y a aucun problème. Suivent les organisations culturelles, artistiques, scientifiques, historiques : elles s’appuient sur des tendances profondes qui peuvent se révéler utiles et intéressantes. Parfois, elles adoptent un caractère politique, la C.G.T. par exemple, (neutre en principe…) L’Eglise Orthodoxe refuse de créer des syndicats chrétiens, elle refuse d’ouvrir un parallélisme susceptible de provoquer aussitôt un dualisme dans le monde. Le Chrétien peut faire partie de la C.G.T. ou d’un syndicat chrétien s’il le désire ; toutefois, dans ces cadres sociaux, l’Orthodoxe fera preuve de lucidité, de jugement, de discernement. 

Considérons, à présent, les organisations politiques. Il y a le type parlementaire qui comprend, en général, un éventail allant de la ‘droite’ à la ‘gauche’ – présentement, il a perdu son sens parce que ce qui est « gauche » est « droite », et vice-versa – néanmoins, il nous faut voter ! En réalité, nous ne votons que parce que nous adhérons à tel esprit de parti, et alors s’établit parfois un jeu : voter pour notre parti, s’il est petit, c’est donner une voix au camp adverse. Aussi, a-t-on vu des protestants voter socialiste pour ne pas augmenter les partis soumis à l’influence de l’Eglise romaine… Votons donc avec discernement ! 

Auprès des organisations politiques, existent celles qui sont dites secrètes, initiatiques ; nous pensons certainement à la Franc-Maçonnerie. Un Orthodoxe a le droit d’être franc-maçon. Avant d’aller plus loin, il me faut ouvrir une parenthèse. L’unique condition pour entrer dans une loge ou tout autre organisation voire le communisme, c’est de ne pas être athée, sous peine d’être détaché de l’Eglise. Un communiste politique doit être croyant s’il est membre de l’Eglise, de même pour le franc-maçon. Etant donné que la Franc-maçonnerie n’exige nullement une doctrine religieuse, un Orthodoxe peut garder sa conviction orthodoxe. 

Enfin, se dressent devant nous des organisations œcuméniques, des actions de synthèse. Chacun de nous ne prend-il point part à son milieu, à sa famille, à sa profession ? (Sans doute, il est préférable d’éviter les professions de voleur, de tueur à gage, mais certaines professions moins spectaculaires présentent parfois des problèmes bien difficiles à résoudre…) L’exercice de tous les métiers n’est pas toujours conforme à la vision chrétienne, à nous de juger, de trouver une réalisation dans notre métier selon notre conscience. 

Récapitulons. Tout fidèle est libre d’entrer en des organisations diverses librement, consciemment, ouvertement, sans tricherie. Il est bon d’être un membre loyal du groupe où l’on pénètre tout en gardant en même temps la liberté d’un homme majeur, et demeurer ce que l’on est. 

Sensibilité sociale

On compare l’Eglise à l’arche de Noé ou au corps humain. Selon la pensée de l’apôtre Paul, l’un est oreille, l’autre œil, l’autre doigt, le quatrième ventre, le cinquième pied, etc. Tenons-en compte ! Dans quel sens ? Je pense ici non au caractère personnel mais à la sensibilité sociale. Il en est qui ne peuvent supporter ce qui est initiation, ce qui frôle un secret, un symbole ; ils acceptent la pensée, la morale, l’art, mais l’initiation leur paraît ‘louche, indigeste’. D’autres, au contraire; en éprouvent la nécessité. Ces deux types d’hommes sont tellement fréquents dans l’expérience de notre vie qu’il est aisé de constater leur incompatibilité. Des hommes sensibles artistiquement ne pourront côtoyer des êtres de mauvais goût au sens le plus profond. Et l’on pourrait énumérer, énumérer ! 

Quelle est l’attitude de l’Eglise ? Elle est un corps comprenant tous les types d’hommes, semblable à une corbeille de fruits, débordant de fruits variés. « Là où deux ou trois sont réunis, Je suis parmi eux ». La vraie Eglise commence lorsque trois personnes, trois tempéraments, trois visions différentes se rencontrent. Cinq ou six types psychologiques, cinq ou six tendances diverses, voilà une paroisse : scientifique; artiste, moraliste, intellectuelle, initiatique, active ; autrement c’est une secte. Une paroisse composée uniquement de professeurs = raté ; une paroisse uniquement d’ouvriers = raté ; l’ouvrier doit rencontrer le professeur et le bourgeois le prolétaire. 

Recherchons les relations exactes sur tous les plans. Deux problèmes actuellement se sont posés : Orthodoxie et Franc-maçonnerie, Orthodoxie et Racisme. 

Orthodoxie et franc-maçonnerie

Tout d’abord, plaçons la Franc-maçonnerie, non manuelle mais spéculative sur un plan historique. En général, née des Constitutions d’Anderson, issue profondément du monde chrétien, elle arrive dans l’histoire de l’humanité comme une tolérance opposée au fanatisme confessionnel. Deuxièmement, à l’époque où fleurissait le rationalisme, elle survient avec une certaine pénétration symbolique, je dirais même sacrale. Bien entendu, on peut critiquer la tolérance des Francs-maçons qui, parfois, camoufle le saisissement de la vérité, mais on ne peut le faire que si l’on nie le fanatisme. La Vérité n’est ni dans le fanatisme confessionnel, ni dans les dragonnades de Louis XIV, ni dans la tolérance susceptible de devenir indifférence ou petit discours mi-sentimental, mi-gnostique, après un repas pris en commun. Comprenez-moi bien : entre la tolérance facile et le fanatisme, il existe une autre solution, mais historiquement la Franc-maçonnerie a joué un rôle positif que nous ne pouvons nier. Et même lorsqu’au XIXème siècle elle devint fanatique dans sa lutte contre le cléricalisme, celui qui connaît l’histoire de la France et de la culture, doit reconnaître que cela provoqua l’équilibre car on ne pouvait voter pour le cléricalisme sous la forme qu’il avait adopté. Ceci posé, quelle est l’attitude de l’Eglise ? Elle est variable. Il y eut des époques : au XIXème siècle surgissent des actions violentes contre elle dans les Eglises grecque et russe. Cependant de grands hiérarques comme Mélétios de Constantinople, réformateur, étaient francs-maçons, sans parler du clergé anglais. Alors ? Durant une certaine période, la franc-maçonnerie fut excessivement antichrétienne (sa lutte contre le cléricalisme) et il se produisit historiquement des durcissements de position, en d’autres moments des dialogues plus pacifiques purent s’établir. Vagues plus ou moins agitées, courants humains. 

Je donnerai un exemple : un haut franc-maçon de Lyon était parti en Russie pour se convertir à l’Orthodoxie. Ayant rencontré un starets clairvoyant, il lui fit part de ses convictions : « Je suis franc-maçon », lui dit-il. Le vieux moine lui répondit : « Promets-moi simplement de faire deux fois par an dans ta loge un discours sur la Vierge et un discours sur la Trinité.  » 

Je rappelle que ceci ne s’applique pas aux prêtres qui doivent être dégagés de toute organisation. 

Le racisme

Le racisme renferme une grande confusion. Il est indéniable que l’Eglise ne peut tolérer ni massacre, ni mépris. En Christ : ni Grec, ni Juif, ni Scythe, ni Barbare, ni différence de race, ni homme, ni femme. Mais, il y a des hommes et des femmes, il existe des différences. Si nous tournons le regard vers l’essentiel, c’est-à-dire le baptême, la communion, le salut, la sainteté, la connaissance de la Vérité, nous constatons qu’il n’y a aucune différence en Christ, mais, si nous tournons le regard vers le monde, les différences majeures et mineures apparaissent. Cette différence surgit dans un des récits de l’Evangile « Simon Pierre monta dans la barque et tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois grands poissons : et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se rompit point » (J. 21, 1). Cent cinquante-trois poissons, c’est à dire 153 grandes civilisations de l’humanité, considérées par l’Eglise comme des personnalités. Chaque peuple, chaque nation, chaque race, a son archange, son destin, sa mission ; parmi eux il en est un dont le destin est à part, c’est le peuple élu, le peuple juif. Sa place privilégiée est liée à la figure d’Abraham qui permit d’envoyer le Fils du Ciel, et le respect de ce peuple restera toujours gravé dans l’esprit de l’Eglise et de la Tradition chrétienne. Nombre de sociétés juives d’Amérique se sont adressées à Rome, à Vatican II, afin qu’on libère le peuple juif de l’accusation d’avoir tué le Christ. Je pense que l’on commet une faute : le peuple juif peut supporter l’accusation d’avoir tué le Christ parce qu’il a donné le Christ ! Puis, le Christ est le Fils de l’Homme et tous, nous L’avons tué en la personne du peuple juif : nous sommes autant Ses meurtriers que Ses membres. Nous partageons cette faute. Ce qui est important pour le peuple juif, c’est sa place exceptionnelle : ainsi que me disait un ami, il est la conscience du monde. Toute agitation contre ce peuple – dont l’agitation prend parfois beaucoup de place – est antichrétienne, d’ailleurs toute agitation contre n’importe quel peuple. La culpabilité du peuple juif est mystérieuse parce qu’elle est aussi rédemptrice : il est persécuté parce qu’il porte le fardeau du monde. Toute autre vision ! Sa place énigmatique dans l’Ancien Testament est pour moi le symbole de l’Histoire. Je connais les tragédies grecques… il n’y a qu’une seule et unique tragédie, celle du peuple juif. Auprès de lui, nous avons les nations chamites, japhétiques, chacune possédant sa propre mission. Les unes doivent finir avant le christianisme, les autres après, mais leurs places ne sont pas anonymes. Rappelons-nous que le sang du Christ transportait le sang chamite, japhétique et que Ruth était son ancêtre. Ressuscité, le Christ n’est ni blanc, ni noir, ni homme, ni femme, Il est Homme total, c’est ce que l’on oublie. Mort, Jésus était un Juif de Nazareth. Ressuscité, Il est le Pan-Anthropos, l’humanité personnifiée. Avec Lui le problème racial disparaît. L’Eglise Orthodoxe condamne la haine, le mépris, la condescendance, tout en reconnaissant la distinction des races et leur mission spéciale. 

Essayons, à présent, mes amis, de rassembler les pensées de mon discours. 

Que votre oui soit oui, que votre non soit non, car vous êtes des membres majeurs de l’Église, n’engagez jamais l’Église, que les prêtres demeurent toujours disponibles à tous. N’oubliez pas que l’Église Orthodoxe n’impose pas, elle propose. Pour atteindre la majorité spirituelle, la mutation en Dieu de l’esprit, la participation à la vie liturgique et aux sacrements, l’intériorisation par la prière, la vérification de soi, l’approfondissement des dogmes et de l’enseignement de l’Église sont indispensables. J’ai fini. » 

Défaillance

La situation ne cesse de se durcir à New York. L’Archevêque Jean n’a que .le Métropolite Anastase pour allié ; les évêques favorables à l’Eglise de France ne désirent pas lutter. Alors, le 29mars 1963, ilécrit en russe au Père Eugraph, lui conseillant avec amitié de se sacrifier et de faire sacrer à sa place un Français. Le Père Eugraph s’incline et propose d’élire, quelqu’un d’autre à sa place.

Les fidèles, indignés, écrivent une lettre collective à l’Archevêque :

« Votre lettre nous a péniblement étonnés. Le Père nous a priés de considérer objectivement cette suggestion, afin de nous rendre compte si en vérité elle ne serait pas bonne à suivre ? L’indignation du clergé et des intimes a été à son comble. Ils considèrent cette solution comme une trahison envers celui qui leur a tout donné ! La personnalité du Père Eugraph est l’assurance de l’avenir théologique, autonome et pur de l’Orthodoxie française. Comment imaginer un évêque français clandestinement dirigé par le Père qui resterait en pratique le chef ! (C’est ce que l’Archevêque Jean avait suggéré pour aplanir les obstacles). Ce serait, d’une part, désapprouver officiellement l’œuvre du Père Eugraph, tout en lui conseillant, d’autre part, de la continuer officieusement. Dangereux et douloureux équivoque. Est-ce de cette manière que l’Église veut remercier l’homme qui lui apporte tant d’âmes ? L’Eglise catholique orthodoxe de France, avec son chef, le Père Eugraph Kovalevsky qui en est l’ouvrier choisi par Dieu et les fidèles, nous semble le seul moyen de survie en Europe de l’Église russe hors frontières dont nous voyons s’étendre l’anémie, mais peut-être que cette dernière n’a comme ambition que de maintenir les traditions de la vieille Russie… c’est ce que nous arrivons à nous demander avec grande tristesse ? Daignez prier pour nous et nous croire vos fils attachés à Votre Personne.»(25 avril 1963).

L’Archevêque accepte le coup de fouet. Il est ému par la violence de l’attachement des brebis à leur berger et redouble ses efforts pour obtenir le sacre. Il répond le 4 juin 1963 :

«Mes chers enfants, Je ne vous oublie pas et c’est un grand chagrin pour moi de ne pouvoir faire mon devoir pour l’Église française, mais j’espère que ce jour arrivera. Je cherche de plus à trouver le plus court et le plus juste chemin pour effectuer les décisions et désirs du clergé et des fidèles de l’Église française. » (Écrit en français)

L’ennemi a tiré son drap de deuil entre la plénitude du sacerdoce et l’homme élu par Dieu. Mais l’Archevêque s’engage encore plus avant : cet homme qui demeura trois jours sur les marches du Parlement de Washington en égrenant son chapelet, cet homme lorsqu’il s’engage, rien ne peut le faire céder !

Et le 28 Juin 1963,fête de Saint-Irénée, il écrit à nouveau :

«Mes chers enfants spirituels, clergé et fidèles de l’Eglise Orthodoxe Catholique Française ! Je vous félicite en la fête de l’Eglise Saint-Irénée. Que ce grand Saint vous aide dans votre travail missionnaire. Que par ses prières augmente et se fortifie l’Eglise Orthodoxe de France. Je suis avec vous ce jour et mon âme est en notre Eglise. Je vous salue tous, prêtres diacres, acolytes, les chanteurs, tout le peuple avec les enfants dont je me souviens bien. Que Dieu soit avec vous et vous bénisse tous. Votre Archevêque Jean. » (Écrit en français).

Ses collègues lui résistent. Dans une lettre au Père Eugraph, du 7 août 1963 ilrelate :

«A une conférence étudiant les affaires de l’Église, j’ai posé à nouveau le problème de l’Eglise de France. Alors, avec amertume, le Métropolite (Anastase) a dit qu’il sentait une lourde responsabilité de ce que nous n’avions pas achevé l’œuvre de l’Eglise de France, abandonnant ceux qui viennent à nous. Développant sa pensée, il a ajouté : «Nous répondrons devant le tribunal céleste, car jamais dans l’Eglise Orthodoxe, on n’a écarté le fondateur de son œuvre». Malheureusement la majorité des évêques ne considèrent que les coutumes de leur enfance auxquelles ils sont liés, incapables de voir plus loin ; enfin, une grande campagne est menée contre les Pâques occidentales. Certes, durant les premiers siècles, on ne fêtait pas en même temps que l’Asie Mineure, mais maintenant il est difficile de retourner en arrière, telle est l’opinion des évêques. Je persiste à espérer.» (Écrit en russe).

Et l’Archevêque Jean est définitivement nommé à San Francisco – quelques milliers de kilomètres plus loin – Toutefois, l’Eglise Orthodoxe de France reste sous sa juridiction, elle réchappe de justesse ! Cette fois le couteau d’Abraham est sur la gorge des Français. Que faire ? Pâques orientales et abandon du calendrier de France avec ce que cela comporte, d’autant plus que 1964verra Pâques en France le 29mars et Pâques orientales le 3mai ? Errer de Patriarcat en Patriarcat, aimables et inefficaces ? L’Eglise de France appelle encore une fois le secours de leur lointain Evêque, lui expliquant leur anxiété :

« Si malgré notre espoir et notre confiance, se présentent des difficultés insurmontables, nous Vous demanderons, Monseigneur, avec douleur, de bien vouloir remettre notre sort à une autre Eglise orthodoxe que nous fixerons ensemble en temps opportun ; notre devoir sacré, étant donné notre développement continu, est d’assurer rapidement des bases canoniques stables. » 

L’Assemblée Générale annuelle a lieu le 22 décembre 1963, et décide d’ajouter à sa dénomination officielle le terme : CATHOLIQUE. C’est le dernier mot prononcé par tous avant la douceur de Noël.

«Nativité» signifie «naissance» murmurent les anges mais la parole angélique est aérienne, il faut une telle paix pour l’entendre.

23 – L’apogée – 1964

Départ de Pâques occidentales

Métropolite Philarète

L’Assemblée Générale annuelle

Saint Jean de Cronstadt

Paroles de Saint Jean de Cronstadt

Lettre pastorale

Le monastère Saint-Nicolas

Les Nocturnes

Les Landes

Décret n. 1530

La couronne d’Anastase

San-Francisco

Notes de voyage. 

«Ô Saints Martyrs qui avez souffert vaillamment et qui avez été couronnés, priez le Seigneur, qu’il sauve nos âmes. Tu as mis sur sa tête une couronne de pierres précieuses, il T’a demandé la vie, et Tu la lui as donné. (Chants de l’ordination).

Jésus monta dans la barque, et ses disciples Le suivirent. Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Lui, Il dormait. Les disciples s’étant approchés Le réveillèrent, et dirent : Seigneur, sauve-nous, nous périssons ! Il leur dit : Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi? Alors il se leva, menaça les vents et la mer, et il y eut un grand calme. Ces hommes furent saisis d’étonnement Quel est Celui-ci, disaient-ils, à Qui obéissent même les vents et la mer». (Evangile du jour du calendrier oriental 29/10/1964 -11/11/64)

Départ de Pâques occidentales

Le matin du 17 janvier 1964, le Père Eugraph rencontre un ami russe, habitant Genève ; ce dernier le prévient que le couperet de la guillotine est prêt à tomber sur l’Eglise de France, si elle n’accepte pas de célébrer, les Pâques orientales, lesquelles cette année tombent le 3 mai au lieu du 29 mars, date des occidentales. « Vos ennemis attendent», lui dit-il.

D’autre part, le recours de Mme Winnaert au Patriarche Alexis (qui correspond régulièrement avec elle) a échoué. En accord avec la dernière lettre des Français, demandant à l’Archevêque Jean la permission de s’adresser à une Eglise Orthodoxe susceptible de comprendre l’Occident, elle s’est adressée au Chef de l’Eglise de Russie en proposant la possibilité de la réintégration de l’Eglise de France dans le Patriarcat de Moscou, tout en soulignant que ce n’était qu’une initiative personnelle. Le Patriarche «entravé» n’a pu lui répondre. C’est le Métropolite Nicodim, successeur du «Métropolite de charme», qui lui explique brutalement que l’Eglise de France est dans «le schisme… et que les enfants revenus dans les bras du Père (entrée de Mgr Winnaert et de son troupeau dans le Patriarcat de Moscou en 1936-37) se sont trouvés, à nouveau, en dehors de la bergerie ecclésiale, errant dans les pays lointains, se joignant au groupe schismatique, national et politique avec lequel il est difficile de trouver une communion spirituelle pour les intérêts ecclésiaux des Orthodoxes français». (22/1/1964traduit du russe).

L’hostilité entre l’Eglise russe hors frontières, les «très blancs», et le Patriarcat de Moscou, dont les fidèles sont soi-disant «les rouges», est profonde et dure jusque maintenant. C’est la conséquence des évènements politiques, une plaie ecclésiale, non inguérissable car les Orthodoxes seront toujours des Orthodoxes, mais une plaie qui persiste à saigner. Les Français ne peuvent prendre part à cette querelle ; malheureusement, elle les atteint par contrecoup et les indigne car elle leur semble tout à fait étrangère à l’universalité de l’Orthodoxie !

Pâques et son rythme liturgique marié à la France s’est éloigné. Le Père Eugraph n’hésite plus. Il écrit avec douleur à ses paroisses :

«Nous avons retardé jusqu’à la dernière limite la décision suivante, espérant avoir la possibilité de garder la date occidentale des Pâques pour 1964. Malheureusement, nous sommes obligés de nous incliner devant l’ordonnance du Concile de l’Eglise russe hors frontières, ce qui revient à dire que cette année la septuagésime se célébrera le Ier mars, le mercredi des cendres le 18 mars, les Rameaux le 26 avril et Pâques le 3 mai. Cette conduite est indispensable si nous voulons demeurer dans la précieuse juridiction de l’Archevêque Jean jusqu’à la solution canonique de notre Eglise. Nous mesurons toutes les difficultés pratiques et la rupture avec le rythme de la vie occidentale, provoquée par cette conduite. Nous demandons à toutes les paroisses d’accepter avec confiance et humilité cette décision. N’oublions pas que l’avenir de notre Eglise est entre les mains du Saint-Esprit». (24/1/64).

L’Archevêque Jean, sitôt prévenu, télégraphie le 29 janvier « Très satisfait. Merci. Bénédiction du Seigneur à tous. » 

Le lecteur peut s’étonner de l’importance conférée à cette bataille de dates. Qu’il ne s’y trompe point ! Elle dépasse les dates, exprimant l’égoïsme humain des Eglises – nous ne disons pas l’EGLISE – incapables de prodiguer, nous dirions même de laisser à leurs frères «la liberté glorieuse des enfants de Dieu». On envisage à notre époque d’attribuer la même date pascale à l’Orient et à l’Occident (béni soit le Dieu vivant !) ; ce sera peut-être le dernier obstacle à franchir pour rejoindre l’Eglise indivise, mais l’égoïsme ne prononcera-t-il pas un autre discours ?[69]

En 1964,tandis que l’Eglise orthodoxe de France entre avec l’Orient dans le deuil des Cendres, son peuple s’approche des Rameaux ; tandis que des buissons de buis entourent les porches de l’église, tandis que l’éclatement pascal est déjà sur son pays, la voici qui s’avance en la Semaine Sainte, au travers des plaintes de Job et de la détresse de Jérémie.

Le 17 février 1964,l’Archevêque Jean vient faire un séjour à Paris. Le 21 février 1964,le Père Eugraph apprend qu’il ordonnera archimandrite le Père Jacques de Hollande qui garde la date pascale occidentale, mais attention il garde aussi la liturgie orientale de Saint Jean Chrysostome.

Eternel réprouvé, le Père Eugraph s’écrie : «Je veux renoncer publiquement à l’épiscopat-! Je suis écœuré de sembler vouloir être évêque ! Pour asseoir l’Eglise de France ! Je m’en vais. Ils m’ont fait céder sur le principe : le rythme liturgique, ce sera ensuite les messes vespérales, et puis la communion fréquente, et puis l’interdiction de donner la communion aux non orthodoxes même si leur cœur est déjà greffé à l’Église, et puis, et puis, rien ne les arrêtera. Je m’en vais. Je suis écœuré. Je veux prier. »

Ses intimes lui répliquent : «Vous voulez donc laisser la victoire à ceux qui ne comprennent pas la valeur universelle de l’Orthodoxie, à ses adversaires ? Vous le savez, les Français n’accepteront pas votre départ et vos ennemis diront alors que vous faites du théâtre. MON PERE, VOUS NE POURREZ JAMAIS PARTIR.»

Métropolite Philarète

Le 31 mai 1964, l’immatériel Métropolite Anastase se retire et l’on élit son successeur. Deux candidats sont présentés : l’Archevêque Jean et l’Archevêque Nikhon. La sainteté de Jean épouvante certains évêques et Nikhon n’est pas populaire. Bien que Jean soit désiré par la plupart et considéré comme successeur d’Anastase, le petit groupe d’opposants empêche l’élection. Alors, afin de ramener l’harmonie, l’archevêque Jean lui-même propose l’évêque Philarète qu’il a connu à Shanghai et ce dernier est élu. C’est un homme de prière qui redoute le risque.

L’Assemblée Générale annuelle

Pâques s’est déroulée en mélancolie.

L’Assemblée Générale de 1964 est pathétique. Les responsables sont arrivés de toutes parts. Il y a foule et foule fiévreuse.

Nous sommes au 27 juin, Vigiles de la Saint-Irénée.

L’attentif Archevêque Jean, prévoyant la houle, a écrit le 12 juin :

«J’invoque la bénédiction de Notre Seigneur sur l’Assemblée Générale de l’Église de France. Que Dieu vous donne l’amour, sagesse et patience pour prendre la décision pour le succès du développement de l’Orthodoxie en France. Le Conseil d’Evêques de l’Église russe hors frontières a décidé qu’avant de consacrer le Père Eugraph il veut que l’Église de France prenne les obligations : 

1) que l’Église de France célèbre toujours les fêtes de Pâques au calendrier orthodoxe ;

2) que les prêtres qui célèbrent la messe vespérale ne célèbrent pas une autre messe et ne mangent rien ce jour;

3) que ceux qui prennent la Sainte Communion aux messes vespérales aussi ne mangent rien ce jour, en exception de graves maladies ou un autre grave motif. 

Je vous prie, mes chers, de prendre ces décisions parce que pour être orthodoxe, ce n’est pas assez de croire orthodoxe, mais aussi surveiller les règles de l’Eglise orthodoxe et, s’il le faut, souffrir pour elle. Que la bénédiction de la Sainte Trinité soit toujours sur vous !» (Écrit en français).

Après le chant au Saint-Esprit, le Père Eugraph lit la lettre et expose sans aucune appréciation les conditions, les complétant seulement par les nombreux entretiens de New York. Il ajoute que dans une lettre de l’Archevêque Jean écrite en russe, et que l’Archevêque lui a envoyé le 13 juin, il est précisé qu’il ne faut point donner la communion aux non orthodoxes.

Un lourd silence suit sa parole.

Soudain, l’indignation fuse, provoquée par la dernière condition : ne donner le Corps et le Sang du Christ qu’aux fidèles entrés officiellement dans l’Orthodoxie.

Les prêtres refusent d’y souscrire ; plusieurs d’entre eux sont devenus orthodoxes parce que unis d’abord au Corps et au Sang du Christ.

– La France est chrétienne.

– Par la communion, nous ramenons la France à l’Orthodoxie.

– Comment refuser le calice à un fidèle lorsque le Christ a ordonné : BUVEZ-EN TOUS ?

– Cette condition nous déchire. 

Le Père Eugraph est troublé, broyé entre la hiérarchie et la mission. Il dit :

– Je vous propose d’aller prier. 

Ils se rendent à l’église. Le prêtre se prosterne devant l’autel, le clergé et les fidèles se prosternent devant les portes royales. Ils chantent le chant à l’Esprit Saint :

Roi du ciel, Consolateur, Esprit de Vérité,

Toi Qui es partout présent; Et Qui remplis tout,

Trésor des bons et Donateur de vie,

Viens et demeure en nous,

Purifie-nous de toute souillure,

Et sauve nos âmes,

Toi, Qui es bonté.

Une Présence ineffable descend. Ils prient ensuite en silence. Puis, leur pasteur ouvre au hasard l’évangéliaire, et Dieu leur répond : «Quand tu offres un festin, invite au contraire des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu alors de ce qu’ils ne sont pas en état de te le rendre. Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes». (Luc 14, 13).

Le Christ nous donne raison ! Clament les fidèles : «Buvez-en tous». L’un ajoute en riant : Ce sont peut-être les hiérarques qui sont les boiteux, les estropiés, le Christ nous prie de les accepter au Banquet de notre Eglise !

La séance reprend et les discussions de même. Les opinions s’entremêlent :

– Ces conditions ne sont pas dogmatiques mais nous devons obéir afin d’obtenir notre Evêque qui en discutera au Saint-Synode.

– Ramassons les miettes qui tombent de la table…

– Pastoralement, ne pas donner la communion à ceux qui ne sont pas encore officiellement orthodoxes, est trop difficile. Impossible.

On ne prend pas en considération ceux qui doivent venir et qui formeront l’Eglise de France. 

Le Père Eugraph écoute, essaie de diriger sur la voie de la paix. Soudain, le moine Germain du Moutier Saint-Martin, se lève et en pleurant, supplie :

– Je vous en prie, obéissons ! L’Archevêque Jean nous aime, il nous donnera notre père comme évêque. Il nous a écrit trois fois pour nous supplier d’obéir. Ayons confiance en l’Archevêque Jean, il ne nous trompera pas. 

Les larmes empêchent le vieux moine de continuer. Il s’assied en tremblant. La partie est gagnée. Les papiers officiels sont signés. L’Assemblée de 1964 a montré une Eglise de France consciente et fille de Dieu» (Notes du Procès-verbal).

Elle élit à nouveau, à l’unanimité le Père Eugraph comme son Evêque et délègue son Président Laïc ainsi qu’un représentant du clergé (le Père Gilles Hardy) pour informer l’Archevêque Jean. Voici les extraits essentiels de la lettre :

«… Crucifiés à la vie et à l’obéissance, bouleversés par la réponse de Dieu (citation de la péricope), nous avons tous voulu cependant suivre l’obéissance demandée par vous et par notre évêque élu. Nous allons maintenant voir diminuer la fréquence de la communion et entrer en rupture avec notre Occident. Jamais l’Archiprêtre Eugraph, ni les clercs n’ont donné sans discernement les Saints Dons à ceux de l’extérieur. Jamais le peuple fidèle n’a rejeté le sacré en se livrant, contrairement aux règles et aux canons, aux excès de la nourriture avant de recevoir la Sainte Eucharistie. Monseigneur, nous vous supplions de porter notre souffrance devant le Saint-Synode. Nous n’avons jamais contredit les canons mais nous confessons comme Tertullien : « Qui ignore que c’est anéantir la puissance de l’Évangile que de réduire le Christ à la loi ? » Nous ne voulons pas que le sacre épiscopal de notre père dans l’Orthodoxie, l’Archiprêtre Eugraph, soit faussement lié à ces conditions et que nous devenions obéissants des lèvres sans l’acquiescement du cœur. Nous obéissons et attendons que le Saint Concile nous redonne la liberté canonique dont dépend la gloire de l’Eglise Orthodoxe en Occident et en France». (29 juin 1964).

Saint Jean de Cronstadt

En juillet 1964, le Saint-Synode décide de canoniser Saint Jean de Cronstadt. La date de sa fête sera fixée pour l’Eglise russe au 1er novembre. Considéré comme un Saint par tout son peuple, ce sont ceux qui sont hors de Russie qui lui ouvrent la porte du calendrier. Peut-être l’Eglise de Moscou n’a pas eu ou n’aurait pas eu la liberté de le faire, même si elle le désirait. Thaumaturge et missionnaire exceptionnel, ce Saint moderne se dresse inopinément à l’horizon de l’Eglise de France. Quelle céleste considération le place ainsi et qui est-il ?

Nés le 19 octobre 1829, dans le petit village de Soura, près d’Arkhangelsk, il est le fils du diacre de l’église, Elie Serguieff. Ses parents illuminent la pauvreté de leur situation par leur tendresse. L’enfant Vania est heureux, il prie beaucoup, il aime particulièrement la nature, les œuvres de beauté de Dieu mais, comme le curé d’Ars, il ne parvient pas à apprendre à lire et oublie tout ce que le professeur enseigne. Navré de cette incapacité, il se met une nuit en prière. Et il appelle Dieu avec une telle ferveur que, brusquement, son esprit s’ouvre : il peut lire, il garde en sa mémoire les paroles du «maître». Devenu premier de sa classe, il fait ses études supérieures à l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg, se marie, et est ordonné prêtre le 12 décembre 1855. Nommé ensuite pour desservir la Cathédrale Saint-André de Cronstadt, il y demeure cinquante ans, jusqu’à sa mort. Cronstadt est une banlieue utilisée comme lieu de déportation de la lie de la capitale. Le père Jean se lance dans ses quartiers, visite les taudis, donne tout ce qu’il possède aux pauvres, guérit les malades, console tous. Sa renommée envahit la Russie et les pays étrangers. Il fait des miracles, il est appelé par des personnages importants qu’il laisse attendre parfois des heures, ne faisant de préférence pour personne. La foule le précède, l’entoure, le suit, l’assaille et il parvient à répondre à toutes les demandes. C’est un homme à la démarche rapide, avec un regard plein de joie, qui n’impose pas de lourds fardeaux à ceux qu’il soigne physiquement et spirituellement. Lorsque l’on implore son secours, il commence par dire «Prions ensemble» et comme il prie ! Toutefois, la dépression, qu’il domine rapidement, l’attaque par instants, car Père Jean communie aux douleurs et prévoit «le terrible jugement de Dieu». En 1907, il s’écrie dans un sermon : «Russie, si tu abandonnes ta foi, comme beaucoup de représentants de la classe intellectuelle l’ont déjà fait, tu ne seras plus la sainte Russie, mais une simple horde de tribus sauvages ayant pour but de se détruire les unes les autres». 

Le 20 décembre 1908, il naît au ciel.

D’où venait la force miraculeuse de Père Jean ? De la Divine Liturgie et de la certitude que Dieu exauce. Nous ne raconterons par ses miracles. Tous les Saints opèrent des miracles,«en harmonie avec ce qui est la nature réelle de l’homme», ainsi que l’affirmait Monseigneur Jean de Saint-Denis. Mais nous donnerons quelques extraits de son merveilleux amour de la Liturgie et de sa certitude en la miséricorde de notre «Père Qui est dans les cieux». 

Paroles de Saint Jean de Cronstadt

« Tous les trésors de la terre, toute sa beauté et sa richesse ne sont RIEN, en comparaison du mystère de la Liturgie. 

La Liturgie dépasse par sa grandeur toutes les œuvres de Dieu, même la création du monde. 

Ô merveilleuse Liturgie !… Liturgie divine, universelle, qui fait de nous des dieux. Elle embrasse l’univers entier, terrestre et céleste. 

La Liturgie, c’est l’Evangile abrégé, l’économie de notre salut. 

Lorsque tu pries, aie une assurance inébranlable ! Dis-toi : Dieu m’entend, Dieu PEUT et Dieu VEUT exaucer ma prière. N’aie jamais de doutes. Dieu exaucera ta prière selon sa Sainte Volonté. 

Quand tu pries, sache que Dieu t’aime comme son image. Il te vivifie, sanctifie, illumine, fortifie, console. Il te nourrit et t’aide sans cesse. 

N’oublie pas que tu es toi-même l’Eglise du Dieu vivant, son temple, son membre, son agneau, sa chair et son os, son image. 

Toute l’armée céleste, tous les Saints et tous nos défunts prennent part et participent aux fruits de la Liturgie. 

Pécheurs ! Venez tous dans l’Eglise, comme dans une clinique et vous serez guéris et sauvés. 

C’est le « froment vivifiant » que la femme, c’est à dire l’Eglise, a mis dans la farine. 

La puissance du Sacrifice de l’Eucharistie va jusqu’en enfer. Elle embrasse non seulement tout ce qui concerne l’homme et le monde entier, mais même la santé du bétail, des animaux. On peut tout obtenir par la Liturgie. 

La Divine Liturgie est l’avant-goût du Paradis, de la glorification éternelle de Dieu avec les Anges, dans un corps transfiguré». (Traduit du russe)

Lettre pastorale

Le Père Eugraph écrit à contrecœur une Lettre Pastorale sans aucun adoucissement. Il a tout remis à Dieu.

«Mes bien-aimés frères, le Concile des Evêques de l’Église russe hors frontières a élu le successeur du Proto-Hiérarque le Métropolite Anastase, Monseigneur Philarète. Par décision du même Concile, le Métropolite Anastase a reçu le titre de « Béatitude » et Monseigneur Philarète, en tant que Président du Saint-Synode, celui de « Métropolite » : Son Eminence, Monseigneur Jean, demeure notre Archevêque. 

D’autre part, le Concile a canonisé le grand thaumaturge et prophète du XXe siècle : Saint Jean de Cronstadt. 

Enfin, le Concile a réétudié le problème de notre Eglise catholique orthodoxe de France. Il désire que les conditions qui nous furent imposées par le Concile de 1958 soient remplies sans défaillance, à savoir : la célébration des Pâques selon le calendrier du Concile de Nicée et le jeûne eucharistique. De plus, il exige que l’on ne donne pas la communion aux hérétiques et aux schismatiques. 

Obéissant aux décisions du Concile … nous ordonnons :… 

– d’introduire dans notre calendrier la fête de Saint Jean de Cronstadt le Thaumaturge (la date de sa fête sera fixée ultérieurement avec l’Archevêque Jean) et, jusqu’à composition d’une Messe propre, de célébrer sa mémoire par le Commun des Confesseurs. 

– d’annoncer selon l’antique coutume dans toutes les églises, le jour de l’Epiphanie, le cycle pascal de l’année, et enfin d’afficher à l’entrée des églises, le texte suivant :

– Peuvent communier ceux qui confessent la foi catholique orthodoxe, gardent le jeûne eucharistique, ne sont point interdits par leurs confesseurs et qui se sont réconciliés dans leur cœur avec leurs frères.

– de préciser, avant la communion que peuvent communier ceux qui confessent la foi catholique orthodoxe et se sont préparés à la communion. 

Ces dernières mesures ont pour but d’arrêter les fausses rumeurs et les doutes émanant de personnes qui recherchent la dispute et non la paix fraternelle en Jésus-Christ. 

J’implore sur vous la Grâce incréée et suis votre pasteur aimant et dévoué». 

(L’Econome infidèle, le Christ, a certainement souri de la parole subtile de son disciple).

Le réconfort ne se fait pas attendre et le 12 août 1954, l’archevêque Jean annonce :

«Très aimé dans le Seigneur, Père Eugraph, actuellement, tous les litiges de principe sont tombés. Les opposants à votre personne n’ont aucun argument canonique et valable. Aucun motif sérieux contre votre sacre n’a été élevé. La décision négative contre l’Eglise de France, prise l’an dernier par la réunion diocésaine de Genève, a été reconnue illégitime. Le Métropolite Philarète a exprimé le désir de vous connaître personnellement, et de résoudre à deux toutes ces questions et, afin de ne point retarder la réalisation, il vous prie, si cela est possible, de venir rapidement à New York». (Traduit du russe).

L’Archevêque Jean est nommé Archevêque de San Francisco mais les paroisses françaises restent sous sa juridiction.

Le monastère Saint-Nicolas

En septembre 1964, le Monastère Saint-Nicolas entre avec enthousiasme dans l’Eglise de France et son Abbé, le Père Benoît écrit :

«… parce que nous ressentions profondément le besoin essentiel pour notre Eglise d’avoir des structures occidentales et la nécessité vitale de l’unité des Chrétiens orthodoxes occidentaux… noue entrâmes en rapport… pour être accueillis dans le sein de l’Eglise orthodoxe de France. Adopter le rite occidental, c’était d’abord pour mettre toute notre vie en harmonie avec nos origines, notre passé, celui de notre pays, et l’avenir de l’Orthodoxie en France. » 

Quelques années plus tard, l’Abbé Benoît quittera l’Eglise de France avec le même enthousiasme.

Les Nocturnes

«A main forte et à bras étendu, alléluia, alléluia !

«Car Sa miséricorde dure à toujours, alléluia ! (Grand Hallel).

L’Archevêque Jean conduit la bataille avec acharnement. En dépit de sa prudence, le Métropolite Philarète qui respecte sa sainteté, l’écoute favorablement. L’opposition, harcelée par la prière de cet homme, est peu à peu, vaincue. Que faire devant un adversaire qui, en bafouillant en raison de la blessure que les Chinois lui infligèrent à la bouche, insiste «à temps et à contretemps)) auprès de Dieu ? On cède.

Et les évènements se précipitent allègrement.

Le Ier octobre 1964, le Métropolite Philarète invite l’archiprêtre Eugraph à New York.

Les Landes

Le mercredi 13 octobre 1964, le prêtre occidental arrive en Amérique. Il est chaleureusement accueilli. Il s’entretient avec le prudent Philarète qui ne dit ni oui, ni non, remettant toute responsabilité à l’Archevêque Jean.

Le lundi 18 octobre, le Saint-Synode ouvre sa session d’automne. L’Archevêque Jean remplace, en tant que vice-président le Métropolite Anastase. Le Métropolite Philarète préside. Les membres sont venus de tous les coins d’Amérique.

Le Métropolite Anastase qui aime le Père Eugraph l’invite tous les soirs à dîner ; un mot de lui, de ci, de là, soutient «son» prêtre occidental. Quant à ce dernier, il écrit tendrement à son troupeau de Paris :

«Je suis comme un poisson jeté sur la rive, loin de vous ! Saint-Irénée est « moi », si loin de moi ; j’ai suspendu ma harpe et mon âme pleure d’être séparée de ma Jérusalem ! Je me sens veuf, mutilé. L’unique consolation est que je suis venu ici pour le bien de notre aimée Eglise de France. L’Amérique est un pays plein d’intérêt. New York, aussi. Tous les peuples sont des enfants de Dieu, toutes les villes ont leurs Anges. Le milieu synodal est aimable, sympathique, mais je suis venu dans le monde non pour eux mais pour vous. Chaque jour, je suis l’invité personnel du Métropolite (Anastase) qui mange à part. Comme un ivrogne qui attend l’eau de vie, j’attends le jour de mon retour. Ecrivez-moi beaucoup pour apaiser l’inquiétude de votre père qui se demande quelles difficultés ou épreuves vous avez à subir pendant mon absence ? Il est 6 heures du soir ici – chez nous 11 heures, 23 h de nuit. Je suis seul et puis écrire enfin tranquillement. Je vous bénis et je vous aime» (octobre 1964).

Décret n° 1530

Enfin :

«… le 9/22 octobre 1964, après échange de vues, le Synode des Evêques de l’Église russe orthodoxe (Décret n° 1530), 

Décide : 

De confier à Votre Eminence (l’Archevêque Jean de San Francisco) à l’avenir, la protection de l’Eglise de France, avec la surveillance des autres Eglises Occidentales, en conférant à Votre Eminence le pouvoir d’agir selon son propre jugement. 

De quoi, envoyé ce Décret à Votre Eminence 17/30 octobre 1964. Ville de New York. 

Président du Synode des Evêques

Métropolite Anastase

Le Saint-Synode, en remettant à l’Archevêque Jean toutes les affaires de l’Eglise Occidentale, lui accordait le droit de sacrer l’Evêque élu de l’Eglise de France. La date du 11 novembre 1964, fête de Saint Martin (29 octobre 64 pour le calendrier oriental) est choisie. L’immatériel et presque mourant Anastase et l’imbattable Jean, atteignent le but, mais les adversaires sont convaincus que l’Archevêque Jean n’y parviendra pas et, qu’en tout cas si ce but est réalisé, ils se chargent ensuite de le torpiller.

La couronne d’Anastase

Le jeudi 22 octobre : le soir du Décret, le Métropolite Anastase convie le chef de l’Eglise de France à un dîner officiel d’adieu. Il lui porte un toast prophétique :

«Nous bénissons Dieu de nous avoir permis d’apporter une solution positive et vitale à l’Eglise de France. Par votre sacre, Monsieur l’Archiprêtre, l’Eglise russe hors frontières ne crée pas un nouveau diocèse, ni même une nouvelle province ecclésiastique, elle a l’insigne honneur de devenir la source d’une nouvelle Eglise et de participer à la renaissance de l’ancienne Eglise catholique orthodoxe de France. » 

Ce toast rappelle les lointaines paroles du Patriarche Œcuménique Athénagoras de Constantinople :

«Eh bien ! Voici donc une grande chose. Nous allons essayer de résoudre toutes vos difficultés pour le bien de la Sainte Eglise, dans votre intérêt et aussi pour la bonne organisation. C’est une chose merveilleuse pour nous d’apprendre la renaissance de l’Orthodoxie en Occident. Mais je ne suis pas étonné que ce mouvement vienne de France, de cette France qui nous a déjà donné tant de belles et douces choses. C’est un moment historique pour toute la chrétienté et ce serait une grande faute de notre part si nous ne comprenions pas que nous devons travailler à sa réalisation» (voir 14ème chapitre). Mais tandis que le Grec n’a fait que souhaiter, le Russe, à la suite de Serge le Grand, (1936) a réalisé.

San-Francisco

Le vendredi 23 octobre 1964, le Père Eugraph, accompagné d’un ami américain, Nicolas Hoover, part pour San-Francisco où l’attend son Archevêque. Son voyage en train dure quatre jours durant lesquels il admire les contrées qu’il traverse, adhérant à l’âme des pays et il convertit son compagnon à l’Orthodoxie.

Le jeudi 5 novembre 1964, une délégation française quitte, à son tour, Orly.

Voici les Notes de l’un d’entre eux :

Notes de voyage

«Arrivés à New- York à 17h 45, nous y faisons escale jusqu’à 22 heures et touchons San Francisco à 18 h 45 (3 h 30 de Paris) environ. 

Nous courons avec le soleil. De New York à San-Francisco, nous voyons décliner la lumière. Lentement, la terre devient brune, couleur des sillons travaillés, soulignant sa forme de planète et, le ciel qui l’entoure se colore glorieusement : vert, indigo, jaune clair. Il nous semble être à la création du monde : « Que la terre soit ! Que la lumière, reflet de Mes yeux, soit ! 

De l’aéroport de San Francisco, cette ville du « Poverello », titubants de fatigue, nous allons aux Vigiles ; ce sont les Vigiles de la Vierge, Joie des Affligés, Patronne de la Cathédrale. 

L’architecture intérieure de la vieille cathédrale russe avec ses arceaux de bois, n’est pas laide. Les icônes sont toutes de mauvais goût. L’iconostase est décoré de guirlandes de fleurs artificielles bleues et blanches ; autour de l’icône de la Vierge, dressée au centre de la nef, sont placés des vases dans lesquels toutes serrées se tiennent de somptueuses giroflées blanches de Californie et d’éclatants dahlias, mais la piété est si douce, et le clergé impérialement vêtu de brocart bleu et argent et de mitres scintillantes. Tout brille. Tout prie. L’air est si doux que les grand’ portes sont restées ouvertes. Les chants se sauvent dans la rue. 

L’Archevêque Jean esquisse timidement un sourire en nous donnant sur le front l’onction finale des Vêpres, puis, il nous emmène dans un appartement qu’il a réservé pour nous. Avec tendresse il veille sur chaque détail. La fatigue s’est transformée en nuage euphorique ; nous nous couchons enfin, il est en France 9 heures du matin. 

Le lendemain, vendredi 6 novembre, nous assistons à la Liturgie. C’est splendide. Nous sommes moulus de joie. Dieu étourdit par Sa miséricorde ! Après la messe, est célébré l’Acathistos (office de la Vierge) avec le Métropolite Philarète qui est arrivé pour présider la fête patronale. Un immense banquet suit les cérémonies. Nous devinons, hélas, que les intrigues ont déchiré l’Eglise, et que le saint Archevêque Jean a été « catapulté » à San-Francisco en vue de ramener la paix. 

Le samedi 7 novembre, après avoir assisté à la Divine Liturgie, les laies de la Délégation française partent à la découverte de la ville. Le Père Eugraph, lui, demeure presque tout le jour dans l’église en compagnie de son archevêque, il célèbre environ sept heures par jour. Il est pris par la prière et la contemplation et son vieux désir d’enfant et d’adolescent d’être moine l’a ressaisi, mais Dieu en a décidé autrement, le monde turbulent le guette. Il le sait, il l’a accepté et, suivant sa caractéristique rigueur de pensée, refuse d’entrer dans le monachisme avant le sacre. En effet, c’est devenu une coutume dans l’Eglise orthodoxe de n’avoir comme évêque que des moines. S’ils ne le sont pas, il faut qu’ils le deviennent. Une explication a lieu entre l’archevêque et lui. L’Evêque DOIT vivre dans le monde, il n’est plus seul (monos), il doit surveiller son troupeau, l’administrer spirituellement et matériellement, et connaître, par conséquent, toutes les vicissitudes du monde ; pendant les premiers siècles, l’évêque n’était pas moine. Le « monachiser », s’il ne l’est pas, n’est pas une action juste. Il résiste longtemps mais l’Archevêque Jean lui démontre que refuser le monachisme serait dresser- un obstacle infranchissable et rejeter à jamais là possibilité du sacre. A contrecœur il s’incline, tout en expliquant à son supérieur qu’il ne peut engager son être dans le monachisme, en désaccord pour lui avec le labeur épiscopal. 

Suit l’affaire du vêtement épiscopal : Le Père Eugraph a apporté la mitre de Monseigneur Irénée Winnaert, ainsi que son anneau. L’Archevêque, toujours par souci d’heureux développement du sacre, désire placer sur sa tête une mitre orientale. Tristement, le Père Eugraph se laisse faire. On cherche vainement dans la collection de mitres orientales une qui lui convienne : certaines restent sur le haut du crâne, les autres lui ferment les paupières ; en souriant, l’Archevêque Jean lui rend sa mitre occidentale. Ainsi sera-t-il en chasuble orientale et mitre occidentale. 

Ceci se passe pendant que nous visitons la ville de San Francisco. Après le PONT-VEDETTE, nous sommes impressionnés par la beauté si droite des séquoias, par le port où préside en ancêtre son touchant bateau à roues, ses boutiques qui, en place des frites de chez nous, débordent de crevettes ; on déguste sur le trottoir les crabes, les fruits de mer, des huîtres dont le corps mou a la grandeur d’un beefsteak de France. Nous circulons dans les quartiers de la ville, parmi les maisons particulières très coquettes, petites, environnées de jardins sans barrières et nous nous amusons à descendre à toute allure de notre auto la pente quasiment verticale de certaines rues. Il nous semble que le ciel s’amuse aussi, changeant et quasiment printanier. Il a donc fallu que notre vieille Eglise de France s’en vienne dans cette pointe lointaine de l’Occident ? Serait-ce un présage ? 

Le soir : Vêpres. Nous apercevons en un coin de la cathédrale, un cercueil. Le visage de la morte est découvert. Les fidèles, les enfants vont et viennent devant, s’inclinent, déposent des fleurs en se signant. La mort a sa place familière dans l’Eglise et le cercueil restera ainsi deux jours, attendant parmi les chants des vivants le dernier transport vers le Vivant». 

«Dimanche, 8 novembre. A la Divine Liturgie dominicale, le chœur nous ouvre les portes du paradis. L’après-midi, doit se dérouler l’inauguration de la nouvelle cathédrale. Eh oui ! Il faudra abandonner la vieille église ; le lieu où elle est construite était autrefois le « beau quartier », devenu depuis le « quartier noir », où il est devenu dangereux de se promener le soir. (Les Noirs chassent les Blancs). 

Il pleut ou plutôt il « averse » L’Archevêque Jean prie, car la route est longue. Aussitôt qu’il sort, la pluie s’arrête, le soleil le salue de ses rayons, le macadam sent bon. La procession, précédée de la police qui lui ouvre le chemin, marche longtemps. Le saint Archevêque tient, dressée, une pesante croix et bientôt deux acolytes, chacun à leur tour, soutiendront son bras qui ne veut fléchir. 

Le Métropolite Philarète, déjà devant la nouvelle bâtisse, accueille la procession. Alors, un homme est hissé par un treuil en haut de l’édifice. Il se signe avant de mettre en marche le treuil. Et nous, les laïcs français, nous pensons. Notre chef est caché par la file des évêques russes, ainsi notre petite Eglise au bout de la file orientale, et c’est normal. Mais c’est elle que la Providence hisse au sommet de cette neuve cathédrale pour suspendre la cloche. Pendant la montée de la première cloche, la foule, environ 5.000 âmes, chante à pleine gorge : « Devant ta Croix, nous nous prosternons, ô Maître, et ta Sainte Résurrection, nous la chantons ! » Enfin, la grande cloche, le Christ, couronne l’édifice, et le ciel de Saint-François garde son bleu immaculé. 

Nous revenons vers la vieille Maison de Dieu, en compagnie de Russes récemment arrivés de Shanghai : Ils nous racontent « Lorsque Monseigneur Jean a quitté le pays, les indigènes ont dit : Maintenant que le petit homme qui prie est parti, les tremblements de terre vont recommencer !»

24 – L’Eglise – 1964

Premier jour du sacre

Deuxième jour du sacre

Troisième jour du sacre. 

«Là où est l’Évêque, là est l’Église». Saint Ignace d’Antioche

Premier jour du sacre

Le lundi 9 novembre 1964, fête de Saint Nectaire d’Egine, débute la cérémonie du sacre qui durera trois jours. Le soir, après les Vêpres, dans une quasi obscurité où frémissent les seules flammes des veilleuses bleues, vertes et rouges, on allume faiblement le sanctuaire.

L’Archevêque Jean est debout, face au peuple, devant les portes royales. Le Père Eugraph, dépouillé de sa soutane, en soutanelle, se tient au bas des marches du sanctuaire, face à l’évêque. L’Archevêque dit des prières dont le sens général est la mort du vieil homme, l’homme du passé et la naissance de l’homme nouveau. Il coupe ensuite, en forme de croix, quatre mèches du candidat et lui donne le : NOM NOUVEAU. Il l’appelle JEAN, le mettant sous le patronage de Jean de Cronstadt[70]. Notre étonnement est total. Le Père Eugraph désirait être nommé Nectaire dont c’est la fête. Nous l’espérions aussi. Eugraph, avocat grec, martyr du IVe siècle, passe son disciple aimé au thaumaturge et pionnier Jean, russe du 19, 20e siècle, qui célébra sa dernière messe le 10 décembre 1908, fête de Saint Eugraph. Le futur évêque de l’Eglise de France est le premier à porter le nom de cet homme qui prévit la Révolution : peu de temps avant de mourir, il saisit pendant la liturgie, la mitre de l’évêque avec lequel il célébrait, et la déposa brusquement sur l’autel en disant : «Couronne du premier martyr !» Cet évêque fut en effet lepremier martyr des Bolcheviks. Une autre fois, Jean de Cronstadt se précipita au cours de la Liturgie auprès d’un pasteur luthérien et, lui présentant le calice, lui ordonna :«Tiens, bois, tu as soif !» 

L’Archevêque Jean revêt ensuite «JEAN» de la soutane, et de la coiffe monacale («klobouk») ayant appartenu au défunt archevêque de San-Francisco, Tikhon qui aima et soutint la cause française. Le premier acte du sacre est terminé.

Deuxième jour du sacre

Mardi 10 novembre 1964, ce sont les Vigiles de la Saint Martin.

L’opposition s’est redressée sournoisement. Elle siffle. Le prudent Philarète, alléguant alors un quelconque prétexte, s’est évanoui dans l’espace. L’évêque auxiliaire de San Francisco, Nectaire, s’est enfui et caché chez son frère. L’Archevêque est seul pour sacrer. Or, les Canons l’interdisent, car la première règle apostolique définit : «Que l’évêque soit sacré par deux ou trois évêques». ‘L’évêque Antoine de Genève a envoyé, coup sur coup cinq télégrammes pour télescoper le sacre. Mais le saint Archevêque s’est douté de ce qui pouvait arriver. Quelques jours auparavant, il a télégraphié – ou téléphoné – à Monseigneur Théophile Ionesco, évêque des Roumains hors frontières, résidant à plusieurs milliers de kilomètres de San Francisco[71]. Monseigneur Théophile, ayant été sacré par Monseigneur Bessarion en exil en France et par Monseigneur Jean lui-même, nous dit ultérieurement : «Lorsque Monseigneur Jean m’imposa les mains, je sentis vraiment la force extraordinaire du Saint-Esprit» et ses yeux se mouillèrent de larmes. De plus, l’évêque Théophile connaît Eugraph Kovalevsky depuis de nombreuses années, et éprouve de l’amitié pour lui. Il accourt en avion. Il est roumain. Dieu place la Roumanie sur le chemin de l’Eglise de France.

En 1972, il retourne au Patriarcat de Roumanie qu’il avait quitté un certain temps pour entrer dans l’Eglise russe hors frontières, et le 26.4.1972, il est élevé au rang d’archevêque. Il meurt à Paris.

Le matin de ce 10, novembre, l’Archevêque Jean célèbre le rite de Saint Germain avec le clergé français.

Le soir, se déroule la deuxième cérémonie préparatoire du sacre.

Vêpres et complies achevées, l’église s’éclaire. Les deux évêques, en capa magna et crosse en main, s’asseyent sur deux fauteuils disposés sur le podium, au centre de la nef. Entre eux et le sanctuaire, s’élève l’icône de Notre-Dame, Joie des Affligés, sortie d’un buisson de fleurs et de cierges. A droite de l’Archevêque, est un fauteuil vide. Le candidat, en simple soutane, est amené devant les consécrateurs. L’archidiacre proclame d’abord en russe, et le prêtre français le redit :

«Très honoré prêtre Jean, l’Archevêque Jean, administrateur de toutes les Eglises occidentales d’Europe, allant à la rencontre de l’élection faite par le clergé et les fidèles de l’Eglise catholique orthodoxe de France, te place avec le présent épiscopat, comme pasteur vigilant des Eglises orthodoxes occidentales d’Europe, sur la chaire épiscopale de la VILLE GARDÉE DE DIEU, SAINT DENIS.» 

Jean se prosterne devant les consécrateurs, l’Archevêque l’asperge d’eau bénite, puis, Jean, évêque nommé de Saint-Denis, prononce en français et en russe son discours dans lequel il expose sa conception de l’épiscopat.

«Je tremble devant le pouvoir épiscopal, le plus élevé et le plus redoutable dans l’Eglise. L’évêque est avant tout le porte-parole de la Vérité révélée : « Allez, enseignez toutes les nations en gardant tout ce que je vous ai enseigné », ordonnait le Seigneur en quittant visiblement le monde. Ce testament du Maître à ses disciples : enseignez et gardez, s’adresse à tous les successeurs des Apôtres. Quelle responsabilité ! Car le Christ, selon sa promesse, n’est in visiblement présent dans l’Eglise que si la bouche de Ses évêques annonce sans défaillance la Vérité révélée. L’évêque est appelé à la proclamer sans crainte devant les puissants de ce monde et devant l’opinion publique. Mais un autre courage -lui est aussi réclamé, celui de ne point affaiblir par fausse charité l’enseignement qu’il doit dispenser à son troupeau. 

L’évêque n’a plus son opinion, ses idées, ses penchants psychologiques. Il n’est pas un maître parlant en son propre nom. Il n’est que le disciple des disciples de l’Unique Maître, notre Seigneur Jésus-Christ qui a dit : « Je ne fais pas Ma volonté, mais la volonté de Mon Père qui M’a envoyé. » L’évêque s’efface totalement devant la Tradition pure, issue du Père par le Fils et Ses apôtres. L’évêque place la Vérité au-dessus de l’utilité pour l’Eglise. 

L’évêque est un pasteur veillant sur son troupeau. Le mot grec « episcopos » signifie le « surveillant », et l’apôtre Pierre écrit que les pasteurs veillent la nuit sur leurs troupeaux. Saint Léon le Grand, dans un de ses sermons de Noël, prêche que la première qualité de l’évêque est la vigilance. Voici pourquoi son cœur est un regard attentif, qui ne s’endort pas, toujours posé sur ses fidèles. 

Le pasteur donne sa vie pour ses brebis, sa vie est au service de ses brebis. Ainsi, l’épiscopat est la mort totale de « l’ego » En haut, il n’est que disciple et porte-parole du Christ, en bas, il n’est que serviteur vigilant du clergé et du peuple royal. 

L’évêque est liturge. C’est lui qui doit entraîner tous à la prière, à l’eucharistie, aux actions de grâces, à la Divine Trinité, au Sacrifice pacifique qu’il offre pour lui et pour tous. 

Tout ceci est redoutable et difficile. Je m’en sens indigne et incapable, mais j’ai des consolations, j’ai des espérances. 

C’est la voix unanime du clergé et des fidèles de /’Eglise de France qui m’a élu évêque. Je suis porté, soutenu par leur amour et leur confiance. Je puis le dire, ici, sans honte et avec audace : je les aime de tout mon être. Depuis ma jeunesse, j’ai un amour total de la France et je me suis mis au service de son Eglise. 

Récemment, un encouragement de Sa Béatitude Monseigneur Anastase m’a été donné et je possède l’appui paternel et puissamment spirituel de celui qui doit me sacrer et dans lequel je mets toute ma confiance : Vous, Monseigneur Jean ! Mon cœur se réjouit de ce que Vous, Monseigneur Théophile, soyez accouru pour imposer les mains sur le premier évêque de France, car le peuple roumain, si orthodoxe, de culture latine, est tout proche du peuple français. Les prières et les encouragements des autres évêques orthodoxes qui m’ont témoigné de la sympathie me fortifient aussi. 

Je m’en remets, de plus, à la protection et à l’intercession des Saints, aussi bien d’Occident que d’Orient ; en premier lieu de Saint Martin dont nous fêtons la mémoire, saint Martin qui a si fortement marqué la destinée de la France et, par excellence, celle de notre Eglise, de Saint Irénée, notre Père aimé, homme apostolique, de saint Hilaire, sainte Geneviève, sainte Radegonde et tant d’autres Saints de notre pays dont la protection couvre notre Eglise. Et que dire des Saints de l’Eglise universelle Denys, Basile, Photius ! Enfin, des Saints nouvellement canonisés, Séraphin le Pneumatophore, Nicodème de la Philocalie, Nectaire d’Egine qui aimait la France et prophétisa la renaissance de l’Orthodoxie occidentale, Jean de Cronstadt dont j’ai la grâce insigne d’être le premier à porter le nom, juste après sa glorification. Il me lie à la prière ardente du peuple russe, il me rappelle l’amour pastoral, la foi impétueuse, le chant eucharistique. 

Mais, au-delà de tous les Saints, je me confie à celle qui est Mère intacte et Vierge féconde, Marie, notre Mère à tous. Sous son manteau invisible et sensible, je place mon épiscopat et l’avenir de l’Eglise catholique orthodoxe de France. 

En définitive, c’est vers la Divine Trinité que monte mon appel, vers son amour ineffable, Elle qui du néant créa le monde, communiquant son abnégation amoureuse, l’être et la vie à ce qui n’existait point, Se limitant étant sans limites, Elle qui dans son amour sans bornes Se pencha sur nous malgré nos péchés. En effet, le Père a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils Unique. Son Fils n’a pas hésité à prendre la forme d’esclave, et l’Esprit distribua la vie à tous, aux bons et aux méchants, en Se livrant totalement afin de déifier la poussière. 

Lorsque je pense à Toi, ma lumière incomparable et Unique Trinité, à ton abnégation, à ton amour, à ta largesse, à ta miséricorde, à ta mystérieuse économie, en dépit de mon indignité, ma nullité et mon péché, j’accepte l’épiscopat, car si je suis néant, Tu es Créateur de rien, si je suis pécheur, Tu es Rédempteur, si je suis un mort, Tu es ma vie. Ton amour est mon gage et ma certitude. 

Je ne crains plus, car tout est de Toi, par Toi, en Toi. 

Que le Père, le Fils et le Saint-Esprit viennent à mon aide. Messeigneurs, priez pour moi. 

J’accepte, et ne dis rien contre. »

Le discours achevé, l’évêque nommé, après avoir pris la bénédiction des évêques, est invité à s’asseoir à la droite de l’Archevêque Jean, sur le troisième fauteuil.

Suivent une prière et le chant «Ad multos annos» pour toute la hiérarchie et, pour la première fois, pour «l’évêque Jean de la ville gardée de Dieu, Saint-Denis. » 

Le hieromoine Silouane, au nom du clergé de la cathédrale, présente alors sur un plateau le pain et le vin agapiques. Tous trois boivent et mangent. Ainsi, l’évêque est entré dans la famille épiscopale.

Troisième jour du sacre

C’est le 11 novembre 1964. Le 11 novembre 1933, le prédécesseur, le frère de pensée, le compagnon de lutte, Irénée Winnaert entrait pour la première fois dans l’iconostase d’une église orthodoxe, en la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky, rue Daru, à Paris où le Métropolite Euloge l’accueillait.

«L’évêque Jean de la ville gardée de Dieu, Saint-Denis» est revêtu des ornements épiscopaux du feu archevêque Tikhon, de bienheureuse mémoire. Les Heures sont terminées. Les évêques consécrateurs, vêtus de tous leurs ornements, s’asseyent sur le podium. Devant le podium, est placé «l’aigle» : un tapis rond représentant l’aigle aux ailes déployées, survolant Jérusalem, image symbolique de l’évêque. Elie, un prêtre chinois et un prêtre de la délégation française conduisent- l’évêque nommé sur la queue de l’aigle en proclamant : «Jean, le très aimé de Dieu, évêque élu et confirmé, est présenté pour être ordonné évêque de la ville gardée de Dieu, Saint-Denis. » 

Archevêque Jean : Pourquoi es-tu venu et que demandes-tu de notre Modération ? 

L’Elu : la grâce du sacre épiscopal, Votre Eminence. 

Archevêque Jean : Comment crois-tu ? 

Jean prononce d’une voix forte le Symbole de Nicée. L’archidiacre fait avancer l’élu sur la poitrine de l’aigle, en prononçant pour la deuxième fois «Jean, le très aimé de Dieu… »

Archevêque Jean : Pourquoi es-tu venu et que demandes-tu de notre Modération ? 

L’EIu : La grâce épiscopale, Votre Eminence. 

Archevêque Jean : Proclame-nous comment tu confesses les caractères des Trois Hypostases de Dieu inconnaissable et l’incarnation du Fils hypostatique, Verbe de Dieu. 

Jean prononce d’une voix forte :

«Je crois en un seul Dieu, le Père Tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles, sans commencement, inengendré, sans cause, Commencement naturel et Cause du Fils et de l’Esprit. 

Je crois en Son Fils, Unique, Engendré, inépuisablement et intemporellement né de Lui, par Qui tout à été fait. 

Je crois au Saint-Esprit, Qui procède du même Père, Qui est conglorifié avec Lui, étant avec Lui, trônant avec Lui, consubstantiel à Lui, égal en Gloire et Co-Créateur de la créature. 

Je crois que l’Un de la Pré-Essentielle et Vivifiante Trinité, le Verbe Unique Engendré, est descendu des cieux pour nous, hommes et pour notre salut, S’est incarné du Saint-Esprit et de Marie la Vierge et S’est fait homme, homme parfait demeurant Dieu parfait, sans rien changer de son Essence Divine par la communion à notre chair, sans devenir un autre, sans altération Il a assumé l’homme et en son humanité l’a subi la souffrance et la mort, étant par sa nature divine libre de toute souffrance. Le troisième jour, Il est ressuscité des morts, est monté au ciel, S’est assis à la droite de Dieu le Père. De plus, je confesse une seule Hypostase dans le Verbe incarné. Je crois et je professe que le Christ est le seul Même en deux natures, les sauvegardant dans Son incarnation, étant en elles et contenant les deux. J’honore deux volontés, gardant à chaque nature sa propre volonté et sa propre action. 

Je crois à la Tradition et à l’enseignement divin de l’Église Une, Catholique et Apostolique. 

Je vénère sans les adorer les icônes divines du Christ Lui-même, la Très Pure Mère de Dieu et de tous les Saints. De l’icône à la Proto-Icône, je reporte la vénération. 

Je rejette toute pensée autre, en tant que pensée étrangère et je l’anathémise. 

Je confesse, en vérité Notre-Dame Mère de Dieu, toujours Vierge Marie, comme ayant engendré l’Un de la Sainte Trinité, le Christ notre Dieu. Qu’elle me soit une aide, une protection et quelle soit mon Avocate tous les jours de ma vie. Amen !» 

L’archidiacre fait avancer Jean sur la tête de l’aigle en proclamant comme les deux premières fois : «Jean, le très aimé de Dieu…» cependant que l’Archevêque pose les même questions.

Jean promet ensuite – d’une voix forte :

«de garder et d’accomplir les Canons des Saints Apôtres, des sept Conciles Œcuméniques, des pieux Conciles locaux et les règles des Saints Pères : tout ce qu’ils ont reçu, je le reçois, tout ce qu’ils rejettent, je le rejette… de garder fidèlement les traditions ecclésiastiques.. d’obéir à Monseigneur Jean, Archevêque de San Francisco … de paître le troupeau qui m’est confié, de le garder avec zèle des hérétiques… d’agir avec intelligence et douceur avec les adversaires de la Sainte Eglise, selon les préceptes de l’Apôtre Paul… Que le Sauveur Lui-même soit mon aide dans mon administration et mon action véridique et attentive, Jésus-Christ à Qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soit gloire,-puissance, honneur et adoration, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Amen !» (Extraits essentiels, de la très longue confession).

L’Archevêque en bénissant l’élu pour la troisième fois, parle pour la première fois de la dignité d’évêque :

«La grâce du Saint-Esprit, par mon Humilité, Jean, prêtre aimé de Dieu, t’élève à la dignité d’évêque de la ville gardée de Dieu, Saint Denis. » 

Jean signe les textes de la Confession de foi.

Il entre dans le sanctuaire où il demeure en silence jusqu’au «prokimenon» qui correspond au graduel occidental.

Alors, avant la lecture de l’Epître, a lieu le sacre proprement dit.

Jean est amené devant les portes royales, face au peuple royal il est conduit par un prêtre oriental (chinois) et un prêtre occidental. Elie, le prêtre oriental, demande au peuple royal d’accepter ce sacre, disant : «Ordonne !». 

C’est le dernier instant où les adversaires d’un sacre – s’il en existe – ont le droit de protester, à condition, bien entendu, de présenter des motifs graves. Le candidat-évêque et ses deux conducteurs se tournent ensuite vers le sanctuaire où se tient le clergé. Le prêtre occidental, s’adressant à ce dernier, demande son approbation, en disant : «Ordonnez !».Remarquons que le peuple est considéré par l’Eglise comme une personne, l’Epouse du Christ : «ordonne» – et le clergé comme un groupe de personnes : «ordonnez». Puis l’archidiacre s’adresse aux consécrateurs, assis près de l’autel, du côté de l’Evangile, disant : «Messeigneurs, ordonnez !». 

Le plus ancien archiprêtre mitré du diocèse (Nicolas Ponomarev), prend l’élu par la main et lui fait faire trois fois le tour de l’autel, l’autel représentant le Christ et les trois tours symbolisant la vie future de l’évêque.

Le chœur chante :

La souffrance dans le monde :

«Ô saints martyrs qui avez souffert vaillamment et qui avez été couronnés, priez le Seigneur, qu’il sauve nos âmes. » 

La prédication de la Trinité :

« Gloire à Toi, ô Christ Dieu, Louange des apôtres et Joie des martyrs qui ont prêché la Trinité en un seul Etre». 

L’Incarnation :

«Isaïe, réjouis-Toi, la Vierge a conçu et enfanté le Fils Emmanuel, Dieu et Homme, Orient est Son Nom ; en Le glorifiant, nous exaltons la Vierge. » 

Jean s’agenouille du côté de l’épître, pose ses deux mains croisées sur l’autel et le front sur ses mains. L’Archevêque Jean avec l’évêque Théophile posent l’évangile ouvert sur la tête de l’élu. L’Archevêque dit :

«Par élection de l’Eglise catholique orthodoxe de France et notre approbation, la Grâce divine qui guérit les faiblesses et supplée aux déficiences désigne le prêtre très aimé de Dieu, Jean, pour être évêque de la ville gardée de Dieu, Saint-Denis. Prions donc afin que descende sur lui la grâce du Très Saint-Esprit. » 

Le clergé, puis le chœur module sur un ton orné : Kyrie eleison, le temps que dure les prières. L’Archevêque signe trois fois la tête de l’élu puis les deux consécrateurs imposent les mains sur la tête de l’élu en priant longuement alternant leurs prières d’une litanie, ceci à voix médiocre :

– (extraits de ces prières) :

«Seigneur notre Dieu qui, par condescendance pour la nature humaine ne pouvant supporter l’essence de la Divinité, as établi sur ton trône, afin de T’offrir une victime et une offrande pour tout ton peuple, conformément à ton plan, des maîtres agités par les mêmes passions que nous : Toi, Seigneur, fais que cet homme, devenu dispensateur de la grâce épiscopale, soit ton imitateur, ô Toi le vrai Pasteur, qui a donné ta vie pour tes brebis. Fais-en un conducteur pour les aveugles, une lumière pour ceux qui sont dans les ténèbres, un pédagogue pour les ignorants, un protecteur pour les enfants, un flambeau dans le monde, afin que, ayant rassemblé les âmes qui lui furent confiés en cette vie, il se présente sans confusion devant ton tribunal et reçoive la grande récompense que Tu as préparé à ceux qui ont souffert pour la prédication de ton Evangile[72] … ».

Pendant ces prières, la force immense, la plénitude du sacerdoce pénètrent «l’évêque Jean». 

L’Archevêque enlève l’Evangile, le nouvel évêque se redresse ; on lui ôte la chasuble de prêtre, on le revêt des ornements pontificaux. Avant de lui remettre chaque ornement, l’Archevêque le montre au peuple en proclamant : «Axios !» (Digne !) ; le clergé, puis le peuple répondent : «Axios !».

Les consécrateurs donnent le baiser de paix au nouvel évêque qui, dès lors, concélèbre avec eux. Juste avant l’Evangile, l’évêque Jean de Saint-Denis donne son premier souhait au peuple. L’évangile est celui du Christ qui dort pendant la tempête.

Jean de Saint-Denis pour sa première liturgie donne lui-même la communion à ses deux consécrateurs et à tous.

La Divine Liturgie achevée, le nouvel évêque, débarrassé de ses ornements pontificaux et revêtu de la «capa magna», se tient debout devant ses consécrateurs qui se sont rendus sur le podium. L’Archevêque lui remet alors la crosse et lui adresse une brève allocution :

« Tu as fait la Mission selon les paroles : « Allez, enseignez toutes les nations.  » Le peuple français sera dans la joie, mais tu rencontreras des difficultés, car la haine est grande. Tu dois être prudent, tu ne tiens pas assez compte des faibles auxquels on ne donne que du lait. Aujourd’hui, c’est Saint-Martin, fête de toute la France. Irénée est ton protecteur par la sûreté de la doctrine. Tu es entouré de saint Jean de Cronstadt, de saint Nectaire d’Egine mais souviens-toi aussi du Métropolite Antoine, ton parent, à l’âme universelle, et fais ce qu’il ferait à ta place.» 

Le sacre est accompli. La prophétie de Venedictos, le saint archimandrite de Naples, s’est réalisée : l’Eglise catholique orthodoxe de France a jailli d’une source canonique pure, au sein de l’opposition.

Les jours suivants, Jean de Saint-Denis prie des heures et des heures dans l’église, repris jusqu’aux os par son Seigneur. Son rayonnement est pensif, comme au-delà de la terre.

25 – Le Retour – 1964

Palo Alto

Paris

Ils tiennent un langage qui n’est pas celui de la paix,… Ils ouvrent contre moi leur bouche, ils disent : Ah ! Ah ! Nos yeux regardent !» Psaume 35, 20-21

Palo Alto

Jean de Saint-Denis quitte avec appréhension l’église de la Vierge et son Archevêque très aimé. Il lui semble être dépourvu de protection. Son sacre arraché par un Saint, lui laisse simultanément une joie qui ne le quitte plus et une crainte des hommes. Il ne peut dans son audace s’empêcher d’avoir peur des hommes. Il passe par une paroisse américaine orthodoxe. Dès ses premiers pas, il rencontre un groupe assoiffé d’Orthodoxie. L’histoire de la paroisse de Palo Alto est caractéristique, hélas. Son prêtre anglican, le Révérend West a fini par laisser son Eglise Anglicane et son évêque qui ne croit plus à la Sainte Trinité. Il demande à Constantinople de l’accepter avec tout son troupeau. Le Patriarcat Œcuménique, ne voulant pas déplaire aux Anglicans, le repousse. Le Révérend cherche, souffre et parvient à être accueilli par le Métropolite Bashir du Patriarcat d’Antioche qui le réduit à l’état laïc et le réordonne. 

Le nouvel évêque assiste à une messe inattendue : c’est la messe des « Basiliens », très proche de la romaine. L’Offertoire chanté par voix tremblante d’une Noire vêtue en dame patronnesse est dédié à Notre-Dame de Kazan qui a toujours veillé sur Jean de Saint-Denis, depuis son enfance. Ce dernier rappelle en une courte allocution que l’Orthodoxie n’est « ni grecque, ni russe mais occidentale »: Et plus de soixante Américains, plus américains que l’Amérique, communient ! On lui demande ensuite de bénir la croix, destinée à l’église en construction du « Saint Rédempteur » : Ils l’entourent, ils le questionnent, ils l’appellent à l’aide. Le Révérend West est âgé, malade, le berger de France considère avec mélancolie tous ces êtres. Que deviendront-ils ? Monseigneur Jean de Saint-Denis a accompli son premier geste épiscopal en Amérique ; est-ce un geste annonciateur ? 

Le mardi 27 novembre, Jean de Saint-Denis et ses compagnons décollent de Los Angeles.

(Fin des Notes d’un membre de la Délégation)

Paris

A l’aéroport d’Orly, une petite foule de fidèles bouscule les douaniers qui laissent passer. Monseigneur Jean est acclamé par les siens. Il note, pourtant, que certains arborent un visage solennel.

La première lettre qu’il reçoit est celle de son Archevêque, lui communiquant des extraits d’une lettre du Métropolite Philarète. Le prudent Philarète qui s’est éclipsé de San Francisco l’avant-veille du sacre recommande à l’Archevêque de faire savoir au nouvel évêque :

«Il me semble qu’il faut lui raconter à tout prix ou lui écrire, s’il est déjà parti, toutes les inquiétudes surgies autour de son sacre, le mettre au courant de toutes les accusations… lui rappeler que la liturgie de Saint-Jean Chrysostome sera célébrée couramment avec leur liturgie…, qu’il ne doit plus fumer parce que les Evêques de l’Eglise hors frontières ne fument pas». (19 novembre 1964).

La bataille lance son premier coup de canon, et Dieu «endurcit» même le cœur des amis afin de manifester Sa volonté.

Quelques semaines s’écoulent dans une paix relative et des réunions agapiques. Puis, un après-midi, tandis que Noël scintille déjà dans les vitrines illuminées de la capitale, deux hommes «comme il faut» un clerc et un laïc ayant des fonctions dans l’Eglise de France, se rendent auprès de Monseigneur Jean. Ils le mettent au courant de sa nouvelle situation : il lui faut apprendre son métier d’évêque, c’est-à-dire s’entourer d’une certaine distance, ne pas perdre trop de temps avec des paroissiens souvent inintéressants, qui l’assaillent, ne pas donner sans discernement l’argent qu’il reçoit – dresser une liste des pauvres – veiller à la «représentation», etc. Toutes ces recommandations sont articulées avec noblesse.

Jean de Saint-Denis leur répond :

«Rien n’est changé si ce n’est que je suis encore plus votre père, »

26 – Le long chemin – 1965

Naissance, au ciel du Métropolite Anastase

L’éclaircie, Saint Nicolas de Myre

Le Métropolite Philarète et l’Archevêque Jean en France

Les Fils aînés

Lettre de Noël.

« (Elle) se coucha et s’endormit sous un genêt. Et voici, un ange le toucha, et lui dit : Lève-toi, mange. Il regarda, et il y avait à son chevet un gâteau cuit sur des pierres chauffées et une cruche d’eau. Il mangea et but, puis se recoucha. L’ange du Seigneur vint une seconde fois, le toucha et dit : Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi. » (I Rois 19, 5-7).

Les reproches se précisent : certes, saint Jean de Cronstadt pratiquait la «confession générale» mais c’étaient d’autres circonstances. Rappelons que les Eglises d’Orient en sont arrivées à communier très rarement, le jeûne eucharistique étant trop sévère et la confession obligatoire avant chaque communion – sauf en Russie soviétique où le régime et la persécution ont eu raison du formalisme religieux.

Le Métropolite Philarète et l’Archevêque Jean annoncent leur voyage à Genève d’abord, puis en France. Jean de Saint Denis s’en réjouit, car il sait que les rapports vivants effacent souvent les inquiétudes. Mais l’évêque Antoine de Genève ne désarme pas. Il ne répond pas aux lettres de son nouveau collègue, refuse toute invitation et affirme que le sacre, réalisé malgré l’opposition de quelques uns, est illégal. Il ne veut pas se souvenir que le Saint-Synode a donné tout pouvoir à l’Archevêque Jean de San-Francisco, sur l’Eglise orthodoxe occidentale. Ce dernier écrit à son :

«Cher Monseigneur Jean : j’attendais ces difficultés et toutes les autres, car sans elles aucune œuvre bonne et grande ne peut se réaliser, mais Dieu donnera la possibilité de les surmonter. Plus les difficultés sont grandes, plus l’œuvre a de succès. L’œuvre sans difficulté est une œuvre sans avenir. Que Dieu vous aide et vous donne la force. » (29 mars 1965).

Le prudent Philarète, averti par Jean de Saint-Denis de ces troubles, se sauve devant les responsabilités comme il s’est sauvé deux jours avant le sacre. Le fait éclate : ils ne sont plus que deux à veiller sur la personnalité de l’Eglise de France : Jean de San Francisco et Jean de Saint-Denis, mais deux Saints occidentaux se tiennent derrière eux : François d’Assise et Denys de Paris.

L’Evêque de Genève développe son attaque : l’épiscopat romain est appréhendé. Le Conseil Episcopal persiste à informer le Métropolite Philarète :

«Nous avons la preuve que la position de Monseigneur Antoine vient de permettre à nos adversaires d’ouvrir une campagne de dénigrement systématique de notre Evêque et de notre Eglise auprès de tous les évêques de l’Eglise catholique romaine en France» (3 avril 1965).

Les vieux ennemis se ragaillardissent et s’unissent allègrement. Le «Messager du Patriarcat» (Moscou), c’est-à-dire les émigrés de Russie, brandissent une «Mise en garde».S’appuyant sur l’opposition au sacre de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky de quelques évêques de l’Eglise Russe hors frontières – ils sont trois acharnés sur dix-huit – et déclarant que l’archiprêtre Eugraph était sous interdit (le Métropolite Wladimir avait enlevé presque aussitôt l’interdit : voir chapitre 13), le «Messager du Patriarcat» annonce :

«Les fidèles orthodoxes s’abstiendront donc de toutes relations liturgiques et ecclésiastiques avec les représentants de ce groupement.» 

De plus, Jean de Saint-Denis reçoit une lettre insultante d’Antoine de Genève dont il ne parvient pas à comprendre la hargne ; à cette missive est jointe la copie de la lettre même (du 13 mai 1965) du dit évêque à : « Son Excellence Monseigneur J.C.M. Willebrands[73] » Ce dernier, surpris par les rumeurs circulantes, a fait faire une enquête. Voici le passage de la réponse genevoise :

«Ainsi que vous le savez, au moment de son admission dans notre Eglise, ce groupe de Français orthodoxes avait déjà créé son soi-disant « rite occidental » qui n’est cependant pas un rite contemporain de l’Église catholique… Toutefois, notre Eglise ne peut priver ses ouailles françaises de l’imparfait rite mi-occidental auquel elles sont habituées depuis trente ans, et qui a été instauré encore par les prédécesseurs de l’Evêque Jean.» 

Sans répit l’évêque Jean de Saint-Denis, profondément lassé, doit recommencer à défendre cette Liturgie qu’il a tant scrutée, étudiée, célébrée, aimée, qui est la voix de France que prit la Providence pour lui donner sa mission. Tout glisse autour de lui !

Naissance au ciel du Métropolite Anastase

Un télégramme lui apprend, le 12 mai 1965que l’immatériel Métropolite Anastase est parti. Une grande voix amie s’est tue.

L’éclaircie, Saint Nicolas de Myre

En septembre, il se rend à Bari où le prêtre Salvatore Cajozzo, ordonné par l’Archevêque Jean dont hélas ! Il a trompé la confiance, a ouvert une paroisse de rite oriental en italien. Le dimanche 5septembre 1965,accompagné de quelques fidèles de France, Monseigneur Jean célèbre la Liturgie selon Saint-Germain devant l’autel-reliquaire de Saint Nicolas de Myre. Il est étrange de l’écouter prier derrière cette grille qui sépare l’autel des fidèles. La crypte est pleine à craquer ; les Italiens, entendant des chants inconnus, abandonnent la messe romaine qui est célébrée dans l’église supérieure, dévalent les escaliers et se pressent auprès de la grille. Jean de Saint-Denis, en son prêche, compare Saint Nicolas, « icône de douceur, à la deuxième Béatitude, la plus mystérieuse : «Heureux les doux car ils hériteront la terre.». Comment les doux posséderont-ils la terre ! Comment seront-ils plus puissants que les potentats ! La sainteté de Saint Nicolas qui règne en tant de pays, en est le divin témoignage. Protecteur des pauvres, Consolateur des affligés, il est vénéré par TOUS les Chrétiens. Que cette Icône de douceur intercède pour nous auprès de la Divine Trinité. » 

La majorité de la foule communie sous les deux Espèces, impossible de distinguer les Romains des Orthodoxes. Le grand Saint les a soigneusement mélangés. La Liturgie terminée, Mgr Jean en capa-magna, se tient devant la grille pour bénir chacun. C’est alors la bousculade méditerranéenne. La bénédiction ne leur suffit pas, les Italiens le touchent ; une femme le touche si brusquement qu’elle lui arrache un bouton, elle lui dit : «Excusez-moi, je vous en prie» et ajoute à mi-voix : «n’empêche que je l’ai touché !» Le prêtre italien remarque : «Symbole de l’Orthodoxie, elle est emprisonnée derrière la grille. » Jean de Saint-Denis rectifie : «Avec Saint Nicolas ! Ils ne pourront empêcher qu’on l’écoute, et le jour où elle sortira, tous accourront pour la toucher. » En rentrant, il jette sur un bout de papier :

« Ô sol italien, chante toi-même l’Orthodoxie.

Canon de la Foi, Icône de douceur et Maître d’abstinence, en vérité, tu apparais à ton troupeau, ô Père Archi-hiérarque Nicolas. Tu as acquis la hauteur de l’humilité, toi, riche en pauvreté, Implore le Christ afin qu’Il sauve nos âmes. Merci. » 

Et il ajoute dans un coin du papier : «On pense lorsqu’on ne peut plus ou qu’on ne sait pas prier. » 

Le Métropolite Philarète et l’Archevêque Jean en France

Le Métropolite et l’Archevêque arrivent. Le prudent Philarète se rend d’abord à Genève. Deux prêtres de l’Eglise de France sont venus en Suisse lui dire la joie des Français. Il refuse de «les laisser prendre part à la Liturgie» et explique à Mgr Jean de Saint-Denis :

« Qu’ils doivent se souvenir que ce n’est nullement un signe d’hostilité ou de non reconnaissance de mon côté. Comme pour vous personnellement, pour votre clergé et vos fidèles j’ai toute sympathie et toujours sans y manquer je vous mentionne dans mes prières comme notre confrère et notre co-évêque. Mais la situation est fort complexe. Malgré toutes prérogatives de Primat et tous mes droits, je dois compter avec la voix de l’évêque du diocèse et de son clergé et vous la connaissez… Je ne peux pas aller violemment et ouvertement contre les décisions de l’évêque diocésain. Grâce à Dieu, tout s’arrangera avec le temps». (17 septembre 1965, traduit du russe).

L’évêque A, a pu faire céder son prudent Métropolite.

Enfin, le 4 octobre 1965, le Métropolite Philarète, l’Archevêque Jean et l’Evêque Antoine de Genève qui s’est trouvé embarqué à la suite de son chef, pénètrent en l’église Saint-Irénée. Mgr Jean et son clergé doivent concélébrer la Divine Liturgie selon Saint Germain, mais on attend qu’un prêtre de l’Eglise Russe hors frontières, opposé d’ailleurs à l’Eglise de France, apporte l’icône miraculeuse de Notre-Dame de Koursk, que le Métropolite a transportée depuis New-York.

Tous attendent, attendent. Qui sera le plus fort ? Le Père Troubnikoff – qui ne veut pas que son Métropolite humilie une Vierge russe en la menant chez les Français, ou la Vierge elle-même ? Notre-Dame gagne.

Cette icône très vénérée fût trouvée le 8 septembre 1295 dans une forêt près de Koursk. Elle est liée à l’histoire de la Russie. Au moment où l’armée rouge entrait à Koursk, Mgr Théophane, évêque de la province, eût le temps de l’emporter en Yougoslavie d’où le Métropolite Anastase l’emportait, à son tour, à New York. Elle représente pour les Russes blancs la patrie où ils espèrent revenir.

Soudain, une rumeur : la voilà ! Troubnikoff arrive, l’icône pendue à son cou ; il ne veut pas s’en départir ; un prêtre français parvient à la prendre et la dépose sur le pupitre orné pour Elle, au centre de la nef. Le chœur peut entonner le Prælegendum. L’évêque de Genève, lui, s’est dissimulé parmi les fidèles, mais l’Archevêque Jean l’a vu et, un invisible sourire dans les yeux, le fait venir par l’intermédiaire du Métropolite Philarète, près de la cathèdre.

Les Fils aînés

Ismaël, Esaü et le frère aîné de l’enfant prodigue vivent «de génération en génération». 

Ils sont trois qui, profitant du passage de l’Archevêque Jean de San-Francisco, se rendent la nuit auprès de ce dernier afin de détruire leur père. L’Archevêque Jean écoute en silence ; lui aussi est si souvent calomnié par les siens ! Il écrit à son frère Jean de Saint-Denis :

«Je souhaite que l’Eglise française sera comme un grain qui est petit, mais quand il grandit, il devient comme un grand arbre avec de bons fruits» (22.12.1965 écrit en français).

Monseigneur Jean de Saint-Denis, loin de supposer ce qui se passe, ne comprend pas l’avertissement.

Lettre de Noël

Ignorant l’orage amoncelé à l’horizon, il écrit en sa lettre pastorale de Noël :

«Nous voulons, cette année où tous les Chrétiens parlent d’union, proclamer, mes bien-aimés enfants, le mystère de l’union qui s’accomplit aujourd’hui par la naissance de Jésus notre Seigneur. Union essentielle de laquelle découlent toutes les autres. 

En effet, le schisme le plus tragique est dans l’être humain, déchiré en son âme par le désir de l’absolu, la nostalgie de la vie divine et par l’attirance vers les choses temporelles, passagères, terrestres. Le Chef naît, et les deux éloignés, Dieu et homme, le céleste et le terrestre s’harmonisent. Le Pré-Eternel devient petit enfant, le Hors du temps s’inscrit dans le temps. 

L’Absolu épouse le relatif. Dieu devient homme, lui conférant par Son incarnation une valeur éternelle, Il lui donne la possibilité de remonter vers le destin divin. Ainsi ce qui était séparé s’unit sans mélange, ce qui était éloigné s’embrasse. Le schisme de l’âme humaine est effacé. La paix est sur la terre, car elle contient dans ses entrailles son Créateur. Soyez en paix, car la paix est restaurée entre Dieu et nous, Dieu est avec nous, et nous avec Dieu. Débordez de joie ! les humbles conditions humaines sont sanctifiées par le Nouveau-Né de la crèche. » 

Cette épître serre le cœur. Monseigneur Jean pressent, devine, derrière son ignorance, l’agressivité de quelques-uns dans son troupeau. Il se tourne alors vers son Dieu, contemplant l’opposé de son angoisse. Il sait que le péché mord la grâce au talon, sans pouvoir l’anéantir, mais quelle souffrance spirituelle ! C’est arrivé, cela arrive et arrivera. Comme la sainte Pucelle en son procès, il pensait «Outre !»

27 – La lapidation – 1966

L’avertissement de Saint Nicolas

L’Assemblée Générale de 1966

La vision

La trahison

La palmeraie et le Saint-Sépulcre

Chants coptes

Jérusalem

Beyrouth.

«Celui-là même avec qui j’étais en paix, qui avait ma confiance et qui mangeait mon pain, lève le talon contre moi.» (Psaume 41, 9)

«Celui qui mange avec moi le pain, a levé son talon contre moi. » (Jean 13, 18)

L’avertissement de Saint Nicolas

Monseigneur Jean, accompagné du Père Gilles et de quelques fidèles français, se rend pour la deuxième fois à Bari; il désire visiter son prêtre italien auquel il a prêté deux de ses diacres afin d’aider au «démarrage» de l’Orthodoxie en Italie.

Le 2 Janvier 1966, un de ces deux diacres, donne à lire au Père Gilles Hardy une lettre qu’il a reçue en décembre de Paris :

«Diacre et frère bien-aimé, Sois dans la joie et la paix et rendons gloire à notre Dieu vivant, car toi comme moi, nous pouvons aller libres de toute préoccupation, car l’Archevêque Jean m’a promis de sacrer, dès son élection, le second évêque nécessaire à notre Eglise, le Père Gabriel Bornand. Le diocèse du nouvel évêque serait la moitié du sud de la France. Il aura mandat exprès de se préoccuper, en premier lieu, de l’instauration des vies paroissiales et non plus des missions, de proclamer et promouvoir les règles conciliaires de la vie du diocèse. Bref, le nouvel évêque aura la charge de gouverner le diocèse de telle manière que sans polémique il soit pour le premier diocèse un exemple et une occasion de mise en ordre. Bien entendu, tout cela est entre nous».                  Signé : Père Michel de Castelbajac.

Que s’est-il passé ? Il est dangereux de toucher au mystère d’iniquité. La croix mène à la Résurrection, voilà l’unique certitude, permettant d’avancer. Cependant, pour la vérité de l’histoire de l’Eglise catholique orthodoxe de France, nous indiquerons, la folie de ces trois «fils aînés», semblables à ce «Maxime le Cynique» qui blessa si profondément Saint Grégoire de Nazianze.

Que s’est-il passé ? L’humilité et la charité du Berger Jean de Saint-Denis, laissent croire à certains qu’il est faible et que l’on peut aisément prendre sa place pour organiser et distribuer à chaque membre de la nouvelle «équipe» une tranche d’autorité.

Le premier des trois fils aînés, le très aimé, est sauvé du suicide par le Père Eugraph, le deuxième arraché deux fois à la faillite, et le troisième est un moine qui ayant quitté l’Eglise, fut patiemment ramené au sanctuaire par le Père. Ces trois prêtres désirent établir : un deuxième évêque, en juge. Ils agissent secrètement, s’efforcent de circonvenir l’archevêque Jean, mais ce dernier connaît les prêtres indociles… Un prêtre ne s’est-il point permis de lui interdire un jour l’entrée de sa cathédrale belge ?

Monseigneur Jean est seul dans sa chambre de Bari. Il lit la lettre adressée à son diacre. Il blêmit et perd connaissance. Au bruit du corps qui tombe, le Père Gilles et ses amis accourent. On le ranime, mais il ne fait aucun commentaire. Cette fois, la blessure a amorcé le chemin de la mort.

De retour à Paris, il se redresse une ultime fois, réalisant ces paroles qu’il prononce souvent dans ses sermons :

«Le Christ par amour a risqué et misé sur l’homme, nous devons limiter.»  

Et il écrit le 29 avril 1966 à l’Archevêque Jean :

«En ce qui concerne le trouble parmi le clergé, c’est une grande épreuve pour nous et pour moi personnellement. Les cas des prêtres qui troublent beaucoup les paroissiens par leur agitation irresponsable, il faut les considérer comme étant actuellement sous l’impression de « prelesti » (illusions, pouvoirs). L’Assemblée Générale de notre Eglise est fixée aux 25 et 26 Juin 1966. Il faudrait qu’avant cette date soient prises des décisions pour régler ces problèmes. Nombreux sont ceux qui exigent de moi des sanctions. Il me semble qu’il faut agir avec patience, prière et sérénité. Le Seigneur nous a envoyé cette dure épreuve, afin que nous ne soyons pas orgueilleux et que nous ne pensions pas que chez nous tout est mieux que dans les autres Eglises. C’est pour cela que je dois continuer à assumer les tâches qui m’incombent avec patience.» 

Les accusations se précipitent vers l’Archevêque qui continue à soutenir son collègue de France, mais l’audace paisible de ce dernier l’inquiète. L’invulnérable esprit des Pères est le gouvernail de ce théologien qui n’attend plus rien des hommes. Les «fils» informent l’Archevêque qu’il a réordonné sous condition deux prêtres romains : le Père Irénée Béart et le Père Jean-Baptiste Buiron. Il explique alors à son supérieur :

«En ce qui concerne l’ordination au diaconat et à la prêtrise, pendant la même liturgie, il est exact que je l’ai fait, l’année dernière pour le Père Irénée, et cette année, pour le Père Jean Baptiste. Pourquoi ai-je pu le faire ? L’un comme l’autre avaient été des prêtres catholiques romains : le Père Irénée a même été reçu comme tel par le Patriarche d’Alexandrie, mais il désirait être ordonné comme prêtre orthodoxe, et le Père Jean-Baptiste était prêtre romain pendant 17 ans. 

Le Grand Basile dit que les lois, en dehors de l’Eglise, ne sont pas des lois pour nous, et nous sommes donc libres soit de reconnaître les ordinations faites en dehors de l’Eglise orthodoxe, soit de ne pas les reconnaître. Mais, outre les questions canoniques, il y a un problème moral. Tous les deux, bien que ce ne soit pas à l’Eglise orthodoxe, ont servi comme prêtres et transmettaient les Saints Dons. Prenant ce fait en considération, j’ai trouvé juste de réduire au minimum le délai de leur diaconat – normalement fixé à un an environ – et parfois plus. C’est pour cette raison que j’ai agi ainsi.» 

L’Assemblée Générale de 1966

L’Assemblée Générale des 25 et 26 juin 1966, se déroule calmement. L’évêque est angoissé, il espère cependant juguler le mal à force d’amour et de clarté. Encore et encore une fois, il explique :

«Il est nécessaire de distinguer l’organisation canonique et l’organisation juridique de l’Eglise. Une très grande partie des mystères révélés dans l’Eglise échappe à l’Etat et à la Société : ceux-ci verront l’Eglise comme une société spécifiquement religieuse mais, par exemple, la connaissance de la mort et de la Résurrection du Christ leur échappera toujours. Il y a donc à s’efforcer de distinguer le canonique du juridique et, tenant compte de la législation de l’Etat (ex. : assemblées générales annuelles des associations cultuelles) de tendre vers une organisation qui soit le reflet des mystères c’est-à-dire, par dessus tous les autres, du mystère de l’Incarnation qui nous révèle le Principe Trinitaire et non de copier, plus ou moins adroitement et conformément les sociétés politiques, économiques ou simplement sociales du monde. L’organisation de l’Église doit maintenir l’équilibre entre l’ordre et la liberté, l’unité et l’autonomie locale, la centralisation et la personnalité du lieu, entre le tout et la partie. L’Evêque élu par tous et confirmé par les hiérarques, est le gardien de l’ordre et l’instrumentateur de l’unité mais il est également le garant de la liberté et le lieu où concordent toutes les parties et tous les partis de l’Eglise. L’Eglise, pour réaliser cette manifestation des mystères, dispose des règles canoniques, universelles et locales qui amènent toute organisation à réaliser « l’unique volonté de la pluralité des personnes. » La décentralisation sera recherchée afin de créer la liberté, donner aux personnalités paroissiales, monacales, etc. leur caractère authentique mais l’unité de décision, rassemblée dans la personne de l Evêque, sera conservée afin d’écarter l’anarchie et les schismes. 

Il convient que l’Évêque puisse gouverner l’Église selon sa responsabilité avec le concours du Conseil Episcopal et que l’on ne voit pas, à l’avenir, surgir une sorte de pouvoir exécutif collégial dans l’Église, le Conseil dominant l’Évêque ou prétendant l’empêcher de gouverner. 

Dans l’Église l’exécutif est personnel et l’Évêque qui en est revêtu par la Succession Apostolique est responsable devant Dieu et les autres Evêques. » 

L’Archevêque Jean envoie un télégramme de bénédiction mais,

NAISSANCE AU CIEL DE L’ARCHEVÊQUE JEAN

le 2 juillet 1966 à Seattle, l’Archevêque Jean part doucement vers la Trinité. Son dernier geste fut de visiter un malade, puis, il est rentré, s’est assis dans son fauteuil, a baissé la tête et remis son esprit à son Créateur.

«Son enterrement est une vraie fête religieuse. Son corps demeure six jours à la cathédrale avant d’être descendu dans la crypte. Ses prières ont été exaucées durant sa vie et il continue à aider après sa mort ceux qui ont recours à ses prières. » (Notes d’un paroissien de New York). Il fut certainement averti de son départ car trois jours avant, il avait réglé toutes ses affaires.

La vision

Un Français, un des enfants spirituels de l’Archevêque Jean, ayant eu l’obligeance de nous remettre le récit d’une vision qu’il avait eue de son évêque, nous le communiquons à nos lecteurs :

«J’apprends sa mort, le samedi 2 Juillet, en arrivant à Saint-Irénée. Le monastère russe de Fourqueux a téléphoné. Il est parti avec les Saintes Espèces sur la poitrine, il devait les porter à un malade. Quarante années de prière incessante. Je l’ai vu intérieurement pendant la messe : 

Je le vois, longuement et joyeusement embrassé par le Métropolite Antoine de Kiev : d’autres l’entourent et attendent pour le serrer dans leurs bras. Lui est inondé de joie, surpris et non étonné. Il comprend qu’on va le mener vers Dieu. On lui dit de se relever. Sans répondre, têtu, il demeure le front contre terre, bouleversé, frémissant d’humilité. Soudain, le Métropolite Antoine et un autre évêque, peut-être le Métropolite Anastase, peut-être l’Archevêque Tikhon, le saisissent chacun par un bras, le dressent sur ses pieds et l’emportent en courant. Ils volent, soulevés par le Saint-Esprit. Puis, je ne vois plus qu’une chose, ou plutôt je le pense avec mon esprit : il est devant Lui, béatifique stupeur !» 

La trahison

Un ami sur lequel Jean de Saint-Denis s’appuie, ayant une fonction importante dans l’église, avait écrit à l’Archevêque le 1er juillet 1966 :

«C’est avec une grande tristesse que la paternelle sollicitude qu’Elle n’a cessé de témoigner à notre Eglise ne recevait pas la reconnaissance et la gratitude qu’elle mérite. Un grand trouble continue à régner dans notre Eglise et la venue de Votre Eminence serait un grand bienfait. Je crois pouvoir L’assurer que tous les frais de voyage et de séjour pourraient être couverts. C’est à titre personnel, Monseigneur, que je me permets d’écrire cette lettre. » 

Lorsque la lettre parvint à San-Francisco, l’Archevêque Jean n’est plus et l’évêque Nectaire, son coadjuteur la renvoya à Jean de Saint-Denis. Il la reçut quelques jours après la mort de l’Archevêque Jean et il murmure alors : «Mais c’était mon ami ! Comment a-t-il pu écrire cela !»

La palmeraie et le Saint-Sépulcre

Un égyptologue invite l’évêque Jean, le Père Gilles Hardy et Mme Winnaert à faire pour les vacances un pèlerinage «d’ancienneté» en Egypte et de «sainteté» à Jérusalem. Monseigneur Jean accepte avec joie la pensée de partir en Terre Sainte, de retrouver visiblement son Seigneur et son Dieu. Il veut croire qu’avec une prière fervente il pourra calmer les bêtes dont il sent le souffle sur son cœur.

Dimanche 28 août 1966 – notes de voyage :

«Le Caire l’amuse. C’est une ville surpeuplée, de nombreux ânes circulent et braient, les mouches se collent au visage, aux bras, auprès d’un hôtel moderne s’appuient des maisons aux volets cassés, aux terrasses couvertes de terre, les trottoirs sont cabossés ou troués, mais le long des rigoles des montagnes de mangues et de figues violettes s’assoupissent dans le soleil. Il découvre autour des Pyramides la solennité du désert et cette orgueilleuse civilisation dans sa simplicité, sa profondeur rose, son contact avec Dieu. Il se distrait en conversant avec le Sphinx. 

Jean : Je te poserai une énigme 

Sphinx moqueur : C’est à moi, semble-t-il, de t’en poser une. 

Jean : Je t écoute. 

– Qu’est-ce qui est plus long que la barbe d’un prophète et plus court que les cheveux d’un chauve ?

– C’est facile : c’est la télégraphie sans fil.

– C’est exact, mais nous, nous l’avions selon un autre principe que le vôtre. 

Il rit en nous racontant cet entretien, puis, soudain, il devient grave. « Ils avaient d’autres principes. Il faudrait pouvoir plonger en leur culture, oublier notre manière de voir afin de « les » retrouver, et une fois plongés en eux, développer notre regard. » 

Jean de Saint-Denis a l’exceptionnel charisme de pouvoir passer d’un monde actuel à un monde lointain, d’un plan à un autre et il n’y fait allusion que rarement. 

Au centre de la mosquée Ibn et Touloun, immense, abstrait cloître, totalement ouvert au ciel, il nous fait remarquer : « Voyez-vous autour de Dieu unique les anges qui dansent en se tenant par la main, ils dansent en haut du pourtour. « Puis il nous confie : « Il ressort que la loi de décadence est aussi forte que la loi du progrès. La parabole du Bon Samaritain, demi-mort demi-vivant, est caractéristique. L’ancienne Egypte, centrée sur la mort et la survie, est toute vivante ; la moindre pierre, la moindre statuette vivent, et notre empire moderne qui vise la vie d’ici-bas, vie sans survie, est mort, vibre de mort. L’art de l’ancienne Egypte est la sculpture de l’âme immortelle et, simultanément, le réalisme du corps transfiguré, du corps glorieux. Comment le définir ? Pureté, abstraction, réalisme, source humaine du monachisme chrétien : Saint Antoine « vers » la Trinité dans un tombeau de l’ancienne Egypte ? 

Assouan l’éblouit. L’hôtel est situé dans une île du Nil. A notre arrivée, le couchant rapide touche l’apogée. Le soleil s’est couché. Il a lancé des tentes rouges dans le ciel ; la terre, les sables sont rose vif, les arbres s’assombrissent, ombres vivantes sur la clarté de plus en plus pure, si pure qu’elle semble ouvrir les cieux. 

Il contemple la splendeur visible de la lumière et compose des 

Chants coptes

«Près du Nil vivait un palmier. Il se penche et se regarde dans les eaux : Nil, Nil, tu es perfide et menteur. Tu me reflètes à l’envers, mon pied est en haut et ma tête aux ailes angéliques est en bas. 

Non, mon reflet n’est ni perfide, ni menteur, car Dieu se reflète dans l’âme à l’envers. Voilà pourquoi les humbles seront en haut et les grands en bas. Et, au jour béni, la terre sera plus élevée que le ciel, et le ciel la portera dans ses bras comme la mère porte l’enfant.» 

IIème chant 

«Une mouche se posa sur les lèvres de l’enfant et l’enfant la chassa. Mais elle revenait sans cesse se poser sur les lèvres de l’enfant.

Alors, l’enfant dit :

Ange, pourquoi Dieu a fait les mouches pour agacer les enfants ?

Et l’ange répondit :

Heureux es-tu, mon enfant ! La mouche qui se pose sur tes lèvres, tu peux la chasser mais lorsque tu seras grand, tes lèvres trouveront le plaisir et tu n’auras plus la force de le chasser, comme la mouche» 

IIIème chant 

«Je veux chanter l’Egypte, ma bien-aimée. Tu es l’aurore, je suis le coucher du soleil. Le soleil de midi est notre union, la nuit notre intimité…» 

A Louqsor, nous disons les Laudes dans le temple. Jean de Saint-Denis bénit les visages de pierre qui boivent avec la lumière les paroles psalmiques. 

Accompagné du Père Gilles, il rend visite à Alexandrie aux deux Patriarcats. Le vicaire patriarcal grec s’étonne de ce qu’il existe des Orthodoxes français et une liturgie qui ne soit pas celle de Saint-Jean Chrysostome. Comment est-ce possible ? Le Patriarche copte, un moine de prière, s’étonne également d’apprendre l’existence d’Orthodoxes français, mais s’intéresse vivement à la Liturgie des Gaules ; dix prêtres entourent les interlocuteurs et les écoutent attentivement. Petite Eglise de France, si bien cachée dans le manteau de l’universalité orthodoxe qu’on ne la soupçonne même pas ! Les deux Patriarcats, le grec et le copte, entretiennent, semble-t-il, des relations fraternelles ; ils paraissent se respecter et s’aimer ; il subsiste, cependant la déchirure théologique accrochée – nous nous en rendons compte après de nombreuses conversations – à des malentendus provoqués peut-être par d’imprécises interprétations du grand Concile de Chalcédoine. 

Le lendemain de sa visite, Mgr Jean de Saint-Denis est invité par le Vicaire Patriarcal grec à la célébration de la Divine Liturgie dans la cathédrale d’Alexandrie, il donne la bénédiction finale. L’Orient reçoit avec bienveillance les frères français orthodoxes.

Jérusalem

Monseigneur Jean et ses compagnons sont saisis par les deux caractères de la ville du Christ qu’ils découvrent pavé par pavé : la rencontre ou plutôt la compénétration – bien que séparées en apparence – de toutes les confessions, de toutes les mentalités et, d’autre part, l’exiguïté visible des lieux où se fit l’Incarnation et d’où s’élança la Résurrection. Les hommes les entourent simultanément d’adoration et d’abandon. Trois pierres enferment le cœur de l’univers : le Saint Sépulcre, grandeur d’un simple corps d’homme, il faut se baisser pour s’en approcher ; Bethléem : une pierre de la grandeur d’un enfant, il faut descendre pour s’en approcher ; Gethsémani, rocher divin enveloppé de silence, il faut prier pour s’en approcher. Et auprès, la demeure de l’amitié, Béthanie, précédée d’un jardin indiciblement calme. Tout près de la maison, le tombeau de Lazare devant lequel glisse une file de touristes, semblable à une procession de fourmis. Lorsque la file bariolée a disparu dans les profondeurs, Monseigneur Jean se place devant l’ouverture du sépulcre et crie « Lazare, sors ! » Son visage a changé. 

Beyrouth

Avant de quitter le Proche-Orient, nous faisons une escale à Beyrouth, et rendons visite au Patriarche d’Antioche au couvent de « Mar Elias », sa résidence d’été. Le couvent est situé à 1000 mètres, dans la montagne, dominant bellement de loin la mer et l’horizon. Ce pays où « coulent le lait et le miel » est sauvage, verdoyant, couvert de pinèdes, strié de pierres grises aromatiques. Nous attendons le Patriarche dans une pièce très simple. Entre un vieillard de 83 ans. Dans le courant de l’entretien, il nous confie qu’il a beaucoup souffert : « La charité et la patience, nous dit-il, marchent côte à côte dans l’Eglise, si on les suit, on peut gagner 30, 50 à 80 %, mais il est nécessaire de traverser la douleur et la mort pour atteindre la Résurrection.  » Monseigneur Jean lui demande : « Et actuellement, Votre Béatitude, vous avez beaucoup d’ennuis ? » « J’ai gagné 90 %, répond-il, c’est beaucoup, c’est beaucoup ! » Quelle douceur dans ces paroles. Soudain, une guêpe vole autour de lui ; le Père Gilles la chasse en souriant : « Nous disons en France que lorsqu’il y a beaucoup de guêpes, le vin sera bon.  » Le Patriarche réfléchit, puis, ajoute : « Comme c’est vrai, comme c’est vrai ! Les guêpes doivent piquer pour que le vin soit bon.  » 

Et nous laissons le couvent Saint Elie, plongé dans un nuage de brume crépusculaire, nous revenons vers la mer bleue sur laquelle descend avec vitesse le soleil. Fin des notes de voyages

28 – La géhenne – 1966

Paris

Le Verbe de l’Église de France

Monseigneur Vitaly

Assemblée Générale d’Octobre 1966

Allocution de Monseigneur Jean

L’affrontement

«Minutes» de l’Assemblée Générale

Le coup de lance

Lettre pastorale.

«Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de Moi » (Mat. 5, 11)

« Tandis que je les aime, ils sont mes adversaires ;

Mais moi je recours à la prière.

Ils me rendent le mal pour le bien, Et de la haine pour mon amour. »

(Psaume de David 109, 4-5)

«Géhenne» vient du latin ecclésiastique : «gehennaë» qui vient de l’hébreu lui-même : «ge-hinnom», ou «vallée de Hinnom». C’est un lieu près de Jérusalem ; autrefois lieu des réprouvés, il est actuellement le dépotoir public des ordures. On y avait dans le passé pratiqué le culte du feu.

Paris

Mardi 27 septembre 1966, l’avion dépose à Genève l’évêque Jean de Saint-Denis, son prêtre Père Gilles Hardy, Madame Winnaert, ainsi que l’ami égyptologue. L’archidiacre Jean-Pierre Pahud les accueille avec tristesse, sans oser parler. Il a reçu un coup de téléphone fixant un rendez-vous à Monseigneur Jean, AVANT son entrée à Paris.

Le mercredi 28, arrêt à Beaune. La dernière vision du voyage est dans le monastère de l’Hospice de Beaune : c’est le visage de l’Archange Michel. Le Séraphin regarde Monseigneur Jean qui comprend. Chaque fois qu’il rencontre le prince des armées célestes au cours de son ministère, le combat qui se prépare est particulièrement rude.

Le soir du même jour, il rejoint à Sens deux messagers fidèles. Il apprend que Monseigneur Vitaly[74] est arrivé en France, soi-disant pour prendre la place de l’Archevêque Jean de San-Francisco, en réalité celle de Jean de Saint-Denis, si ce dernier ne se courbe pas sous le joug de l’Eglise Russe hors frontières. De plus, le Président laïc, Mr. Schlumberger, a eu un télégramme de New York, annonçant que l’évêque Vitaly est nommé pour s’occuper de l’Eglise de France. Et, un prêtre très aimé, l’a lu en chaire en demandant de nommer désormais dans les diptyques l’évêque du Canada comme Supérieur de l’Eglise de France. Le Père Maxime Jourdant pleure en livrant ces nouvelles à son évêque. Action anti-canonique : agir en l’absence de l’évêque du lieu, mais aussi aboutissement de ceux qui s’opposent à Monseigneur Jean.

Cependant que Monseigneur Jean s’achemine en douleur («David montait par la montée des Oliviers, il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds» (2 Samuel 15, 30), une amie paroissienne se trouve sans le savoir mêlée au complot. Indignée, elle donne son témoignage :

«Peu de temps avant l’Assemblée Générale de notre Eglise à laquelle devait assister l’Archevêque Vitaly, délégué par le Saint Synode de l’Eglise Russe hors frontières comme observateur, probablement sur la demande des futurs dissidents, je fus invitée par une paroissienne, Mme Schlumberger, à l’accompagner au Monastère de Fourqueux où elle se rendait en compagnie du diacre Angelo, (celui qui avait reçu la lettre à Bari – note de la Rédaction). J’acceptai cette invitation avec plaisir, car je ne connaissais pas le Monastère et j’ignorais que d’autres membres de notre Eglise devaient s’y trouver aussi. J’étais loin de me douter de ce qui m’attendait ! Dès mon arrivée, d’ailleurs, j’allai d’étonnement en étonnement. Tout d’abord, le mari de Mme Schlumberger arriva, puis un prêtre, puis un deuxième prêtre, puis un troisième prêtre etc. En me voyant, chacun d’eux m’exprimait l’agréable surprise ? Que leur causait ma présence à Fourqueux. Mon étonnement ne faisait qu’augmenter avec chaque nouvel arrivant. Je ne pouvais m’expliquer la raison de la joie qu’ils me manifestaient, ignorant le but de leur présence en ce lieu. Lorsque tous les « invités » furent présents, nous nous rendîmes à la Chapelle où deux Archevêques dont l’un était Antoine de Genève, concélébrèrent la Liturgie. En reconnaissant l’Archevêque de Genève, mes yeux commencèrent à se dessiller. En effet, je le connaissais comme un ennemi irréductible de notre Monseigneur Jean. J’étais bien placée pour le savoir car je tapais en langue russe la correspondance entre les deux hommes. A toutes les lettres pleines d’humilité de Mgr Jean, soit pour solliciter une entrevue, soit pour lui demander l’autorisation pour notre clergé de célébrer, occasionnellement, dans sa Chapelle, Monseigneur Antoine répondait toujours par un refus catégorique, souligné de critiques acerbes et de conseils hautains. 

Enfin, lorsqu’après la Liturgie et le repas pris en commun, tous, hormis Mme Schlumberger et moi-même, montèrent à l’étage supérieur pour une réunion secrète où se trouvait l’Archevêque Vitaly, je compris qu’il s’agissait d’un complot préparé contre Mgr Jean. J’étais absolument bouleversée, indignée par ce procédé et je dis à Mme Schlumberger qu’ils voulaient « exécuter » un homme exceptionnel et que quoiqu’ils fassent, ils ne pourraient à eux tous le remplacer car ils n’arrivaient même pas à sa cheville !» (Nadège Goldenberg).

Le Verbe de l’Eglise de France

Aussitôt son arrivée, le 29 septembre 1966, fête de l’Archange Michel, Monseigneur Jean fait une mise au point dans une lettre pastorale que l’on pourrait nommer : Profession de foi, qu’il place sous la protection de l’Archange Michel :

«Que la paix du Seigneur soit avec le clergé et les fidèles de l’Église catholique orthodoxe de France !»

«Le départ, si inattendu pour les hommes peu attentifs à la volonté divine, de notre bien-aimé père l’Archevêque Jean, place notre Eglise devant de nouveaux problèmes. C’est la raison pour laquelle, obéissant à mon devoir d’évêque de l’Église catholique orthodoxe de France, je tiens à m’entretenir librement avec vous, comme un père parlant à ses enfants non mineurs mais majeurs. 

En premier lieu, rappelons la vocation propre de notre Eglise.  

Malgré nos faiblesses et défaillances, nous sommes appelés par la Providence à DÉFENDRE JUSQU’A LA MORT L’EGLISE ORTHODOXE OCCIDENTALE, l’Eglise locale qui jette ses racines dans le passé apostolique et patristique de l’Europe et de la France. Notre vocation est d’être, d’une part, orthodoxes totalement, sans équivoque et déviation, unis dans la Vérité et l’Esprit à l’Orthodoxie universelle et, d’autre part, être de la France, de l’Occident. Double tâche: apporter à l’Occident l’Orthodoxie et à l’Orient la voix de l’Occident. Je le répète, cette double tâche dépasse nos forces, mais ainsi que le dit le divin Paul, la puissance de Dieu se manifeste dans nos faiblesses et nous ordonne de garder, dans des cadres réels, l’autonomie de notre Eglise en écartant la tentation des compromis. C’est dans cette lumière qu’il nous faut envisager notre attitude vis-à-vis des autres Églises orthodoxes, aussi bien d’Europe que de l’Orient. Agir différemment serait trahir la volonté de Dieu incarné. 

Si nous jetons un regard en arrière, nous constaterons que depuis quarante ans, grâce à d’innombrables prières, nous avons eu et avons le secours de Dieu et de Ses Saints. Le Seigneur ne nous a jamais abandonnés, nous envoyant Ses anges, Ses messagers qui, au cours de nos différentes étapes, nous ont aidés à les franchir. Je me permettrai de vous rappeler, non pour me vanter mais pour vous donner du courage, qu’au début, c’est à dire dès 1927, me consacrant à la renaissance de l’Orthodoxie occidentale et française, je rencontrai d’extrêmes incompréhensions. Mes collaborateurs, pleins de mérite, reculaient néanmoins devant une tâche pour eux irréalisable. Mais Dieu suscitait Son serviteur, MONSEIGNEUR IRENEE WINNAERT. Ceux qui ont lu sa vie[75], peuvent mesurer toutes ses épreuves ; cependant, grâce à sa persévérance et fidélité essentielles à l’appel de l’Esprit Saint, il jetait la semence de l’Orthodoxie occidentale. A sa rencontre vint le deuxième ange du Seigneur, SERGE DE MOSCOU qui par son autorité apostolique nous donnait les bases canoniques et liturgiques. Tout ceci avait lieu avant la dernière guerre. 

Après la guerre, notre Eglise continua d’être secouée, éprouvée, mais au cours d’une dure période d’isolement, utile pour nous car elle nous libérait des compromis mortels, les mains secourables de l’ARCHEVEQUE ALEXANDRE et de l’ARCHIMANDRITE VENEDICTOS de Naples, ce fidèle disciple de Saint Nectaire d’Egine, se sont tendues vers nous. Enfin, dans cette succession spirituelle de pontifes apparut notre ARCHEVEQUE JEAN. Nous étions orphelins, il nous a visités, il nous a accueillis. Il était le premier hiérarque d’Orient célébrant notre liturgie des Gaules. Combien de prêtres, sur ma demande, furent ordonnés par lui ! Sans relâche, il défendait notre cause devant le Saint-Synode et le milieu sourd à notre vocation. Avant de s’en aller vers Dieu, il a assuré l’avenir de notre Eglise par le sacre de son premier évêque. Et, selon les paroles de SA BÉATITUDE ANASTASE : « l’Eglise Russe hors frontières n’a pas créé un nouveau diocèse, ni même une nouvelle province ecclésiastique, elle a eu l’insigne honneur de devenir la source d’une nouvelle Eglise catholique orthodoxe de France ». Dans une de ses dernières lettres, un mois avant son départ, Monseigneur Jean m’écrivait : « Je ne viendrai probablement plus en France (prévoyait-il sa mort ?) Mais j’ai confiance en la direction de l’Eglise de France par vous », et il insistait sur l’obéissance du clergé à l’évêque. Deux jours avant sa naissance au ciel, il nous envoyait un court télégramme : « Bénédiction pour l’Eglise de France » Il est parti. Ma ferme conviction est qu’il demeure parmi nous et m’aide encore plus efficacement à être le pilote de notre Eglise. 

Irénée, Serge, Alexandre, Benedictos, Anastase, Jean, et je ne cite que les principaux nous permettent de chanter : Tu es béni, Seigneur, Dieu de nos pères ! Telle est la généalogie de nos pères spirituels, notre enracinement profond dans les entrailles de l’Orthodoxie. Nous avons la bénédiction des Saints de notre siècle et des hiérarques, non seulement légitimes successeurs des Apôtres, mais hommes remplis du Saint-Esprit. Il n’en pouvait être autrement car la renaissance et le progrès de l’Orthodoxie occidentale, en plus d’une ferme canonicité, réclame avec Saint Irénée « l’esprit prophétique »: 

Voyez comment Dieu conduit notre Eglise par la main de Ses serviteurs élus. 

Soyons reconnaissants à l’Eglise russe et, en particulier, à l’Eglise russe hors frontières. Certes, notre chemin n’est pas celui de cette dernière. Sa mission est de garder fidèlement la tradition de la Sainte Russie parmi les émigrés et de porter devant le monde le témoignage de sa richesse spirituelle orthodoxe. La canonisation de Jean de Cronstadt est un signe lumineux de cette mission. Néanmoins, dans un élan fraternel, elle nous a ouvert ses portes. Cette nuée de témoins nous indique l’esprit dans lequel il nous faut continuer notre travail. 

Nous avons appris que certains parlent à tort et à travers, agitant, troublant les esprits. Rien n’est changé à notre désavantage. Saint Ignace a dit : « Là où est l’évêque, là est l’Église catholique » Je suis là, depuis plus de trente ans, je sers et je veille sur notre Eglise. Je continuerai jusqu’à ma mort. Pour l’instant, l’Eglise orthodoxe de France, en la personne de son évêque, est soumise directement au Métropolite Philarète et à son Saint-Synode. Tant que l’Archevêque Jean vivait, j’ai insisté personnellement pour qu’il demeure notre intermédiaire auprès du Saint-Synode, ceci étant donné ses qualités exceptionnelles et son amour pour notre Eglise. Il tenait à ne jamais se mêler de nos affaires intérieures, me faisant confiance. Lorsque je lui demandais conseil, il n’imposait jamais sa volonté, sauf dans les cas ne dépendant pas de lui mais du Conseil synodal, tel par exemple la date de Pâques. Ses conseils étaient précieux, je n’en citerai qu’un seul ici : « Ecoutez attentivement, me disait-il, l’opinion publique mais prenez vos décisions après prière, scrutant plus la volonté de Dieu que celle des hommes ». 

En ce qui concerne la vie intérieure de notre Eglise, cela réclame de nombreuses améliorations dans différents domaines. La collaboration de tous dans un esprit d’union est indispensable. 

Voilà tout ce que je vous avais écrit d’Orient mais, hier soir, en rentrant de mon pèlerinage de la Sainte Ville de Sion, j’ai trouvé un télégramme du Métropolite Philarète m’annonçant que « L’Archevêque Vitaly de Montréal, au Canada, est nommé pour remplacer le défunt Archevêque Jean en ce qui concerne l’Église de France.  » 

Je suis étonné de ce que l’Église de France et moi-même n’ayons pas été consultés. Je désire que nous étudiions ensemble cette nouvelle. Malgré ses qualités et sa connaissance de la langue française, l’Archevêque Vitaly était fortement opposé aux vues de l’Archevêque Jean et ne semblait pas, lors de nos derniers entretiens, comprendre l’aspect occidental de l’Orthodoxie.

Jusqu’à éclaircissement de notre situation par l’Assemblée Générale extraordinaire de notre Eglise que je convoque pour le dimanche 9 octobre, à 15 heures, fête de Saint Denys l’Aréopagite, nous continuerons à prier dans la liturgie comme auparavant. Dieu conduit notre Eglise et nous indiquera Sa volonté. » 

Monseigneur Vitaly

Après ce plaidoyer pastoral où il a mis tout son être, Mgr Jean, désireux de calmer le remous, prie l’inabordable évêque de venir à Paris s’entretenir avec lui. Celui-ci refuse. Monseigneur Jean, alors, se rend lui-même à Fourqueux, accompagné des Pères Gilles, Maxime et Jacques. Par contre, l’Archevêque Vitaly annonce qu’il assistera à l’Assemblée Générale, bien que Monseigneur Jean l’ait prié de ne point le faire afin d’éviter les excitations.

Assemblée Générale d’Octobre 1966

9 octobre :

Le matin : Les trois «fils aînés», ainsi qu’un autre prêtre et le diacre de Bari n’assistent pas à la grand’messe solennelle. Monseigneur Jean annonce de la chaire que l’Archevêque Vitaly viendra l’après-midi, en tant que « représentant du Saint-Synode » ordonnant qu’on le nomme à ce titre au cours des Litanies.

L’après-midi : A 15h, dans la salle des cours de l’Institut, Monseigneur Jean ouvre l’Assemblée Générale par le chant au Saint-Esprit, par la «Mémoire éternelle» pour le repos de l’âme de l’Archevêque Jean de San-Francisco, et prononce une allocution historique

Allocution de Monseigneur Jean

«Lorsque j’ai décidé de convoquer l’Assemblée Générale extraordinaire, j’ignorais que nous aurions l’honneur d’avoir l’Archevêque Vitaly parmi nous. Je me suis entretenu avec lui ce jeudi et il a exprimé le vif désir d’être présent à notre réunion ; ainsi qu’il me l’a précisé lui-même, il est provisoirement nommé par le Saint-Synode comme représentant de ce dernier auprès de l’Église catholique orthodoxe de France, jusqu’au Concile de l’Église russe hors frontières qui se tiendra en 1967, le deuxième dimanche après Pâques. Je suis allé à la rencontre du désir de Monseigneur Vitaly d’être parmi nous, et c’est pourquoi je lui dis au nom de l’Église de France : Monseigneur, soyez le bienvenu ! Vous serez aujourd’hui le témoin de toutes les difficultés du chemin douloureux de l’Église catholique orthodoxe de France. Je regrette de ne pouvoir vous présenter notre Eglise telle quelle était encore il y a un an, heureuse et solidement unie. Mais vous êtes évêque de longue date et vous savez que « le diable rôde autour de nous comme un lion rugissant » 

Monseigneur, mes Pères et mes Frères, 

J’ai décidé de convoquer cette réunion pour vous informer de la situation actuelle de notre Eglise. 

Mes clercs et mes fidèles, je vous remercie du fond du cœur d’avoir répondu à mon appel. Je connais votre attachement profond à l’Orthodoxie, j’admire la piété et le dévouement des prêtres et des laïcs, mais je constate que l’on a confondu « la liberté glorieuse des enfants de Dieu » avec la liberté irresponsable qui entraîne le désordre. Des troubles graves et un lourd malaise se sont fait jour. En dépit des circonstances, j’espérais jusqu’à présent que par la charité et la bonne volonté réciproques nous parviendrions à la paix et à la compréhension. Malheureusement, aucune amélioration ne s’est produite, au contraire, on a profité de mes vacances pour augmenter et durcir l’atmosphère malsaine. J’ai couvert les défaillances, j’ai caché les erreurs parce que j’aime paternellement ceux qui ont mal agi et ne cesserai de les aimer. Mais je suis contraint à présent, afin de préserver mon troupeau, d’adopter une autre conduite, et suis heureux de la présence de Monseigneur Vitaly en tant que représentant du Saint-Synode.

Faisons, tout d’abord, une mise au point. 

Nos statuts, approuvés par le Saint-Synode, déclarent que :

« l’Église catholique orthodoxe de France est administrée par son évêque », et que « cet évêque fait rapport sur la marche de l’Église au Pouvoir Canonique supérieur », « qu il dirige l’Église, assisté d’un Conseil épiscopal, en se conformant aux Règles Apostoliques, à celles des Conciles œcuméniques et locaux, ainsi qu’aux instructions des Pères de l’Eglise.  » 

Je ne vous citerai maintenant que deux règles apostoliques : 

Règle 39 : « Que les prêtres et les diacres ne fassent rien sans le consentement de l’Evêque, car il est celui à qui est confié le peuple de Dieu et c’est à lui qu’il sera demandé compte en vue de leurs âmes. « 

Cette règle est claire. Le peuple royal de Dieu est confié à l’évêque, il en est responsable devant Dieu. Les prêtres et les diacres ne sont que les porte-paroles et exécuteurs de l’évêque dans les paroisses et missions où l’évêque les a placés. Tout acte ou initiative du clergé exécuté sans la bénédiction de l’évêque est anticanonique et détruit l’ordre sacré de l’Eglise. Les prêtres ont l’immense privilège de célébrer les redoutables mystères, d’accomplir l’œuvre pastorale, veillant sur les âmes des fidèles que l’évêque leur a confiées. Les prêtres qui agissent derrière le dos de l’évêque, sont des fauteurs de schisme. Les prêtres et les diacres mécontents ont le droit de se plaindre à l’évêque qui les écoutera comme un père aimant et donnera satisfaction à leurs requêtes, s’il les juge opportunes, mais je le répète, ils ne doivent en aucune manière agir sans bénédiction de l’évêque. 

Règle 55 : « Si un clerc insulte un évêque, qu’il soit déposé de sa fonction, car tu ne maudiras pas le juge de ton peuple » (Exode 22; 27).

Cette règle exige le respect de l’évêque et lui confère le devoir de déposer le clerc, s’il l’insulte ou sape son autorité, et les laïcs doivent respecter les prêtres et les diacres lorsqu’ils obéissent à l’évêque. Toute réunion en dehors de l’évêque est anti-canonique, tout acte officiel de l’Eglise ne peut être accompli sans l’approbation de l’évêque, aucune démarche pour l’Eglise ne peut être entreprise par dessus la tête de l’évêque. L’évêque a le droit de prendre des mesures sans informer au préalable le clergé, les clercs doivent rendre compte à l’évêque de toutes leurs activités qui concernent l’Eglise. 

Et pourtant ! 

Des prêtres ouvertement ont désobéi à l’évêque et, publiquement, appelé les fidèles à protester, en affirmant que les paroles épiscopales n’étaient pas véridiques, accusant même leur père en Dieu de se servir de faux ! 

Des prêtres ont émis des jugements sur les actes de l’évêque, sans lui en avoir parlé auparavant et en laissant courir des rumeurs invraisemblables. 

Des prêtres et des laïcs ont annoncé et affiché officiellement des nouvelles touchant le destin général de l’Eglise, sans que l’évêque ait été mis au courant, ni ne connaisse même ces nouvelles. 

Des prêtres et des laïcs ont organisé des réunions où l’on discutait, jugeait, examinait la situation générale de l’Eglise catholique orthodoxe de France, en se cachant de l’évêque. 

Des laïcs ont mis sur le compte de l’Eglise une opinion qui était leur opinion personnelle. 

Mon cœur pastoral déplore des cas pénibles dont je ne veux pas parler. Ces bergers, dans leur inconscience, ont agité et troublé les fidèles au lieu de dominer les éléments passionnels et apporter la paix. Je n’aurais jamais parlé de tout cela si ce n’était devenu public. 

Je répugne de tout mon être à prendre des mesures, j’ai hésité, retardé, couvert vainement les défaillances, mais je suis obligé d’envisager des mesures disciplinaires jusqu’au changement d’attitude. Que Dieu me ramène mes fils, je L’implore ! J’appelle mes enfants, prêt à leur ouvrir les bras lorsqu’ils auront compris. Il ne s’agit point de ma personne mais de la personnalité vivante de notre Eglise. 

D’où est venue cette agitation meurtrière ? Au lieu de chercher par dessus tout le royaume de Dieu, la vie intérieure et spirituelle, l’acquisition du Saint-Esprit, de porter la lumière de l’Orthodoxie dans nos pays, on s’est précipité à vouloir administrer l’Eglise, la réformer, sans en avoir le mandat. Je vous appelle tous à la prière et à la lutte intérieure permanente contre les tentations du monde. 

Nous ne sommes donc ni Eglise russe, ni Eglise grecque, notre problème canonique est avant tout celui de l’Eglise locale. Voici le texte de l’article 2 de nos statuts : 

Dès ses origines, l’Eglise orthodoxe de France, fondée par les Saints Apôtres et leurs successeurs, était conforme aux règles canoniques de l’Eglise orthodoxe universelle et aux règles canoniques locales. Elle était une Eglise en communion avec les autres Eglises Sœurs, et cela jusqu’au Schisme de 1054. Mais eu égard au fait qu’elle n’a pas encore retrouvé une ampleur suffisante par le nombre de ses paroisses et de ses fidèles pour prétendre à tous les droits qu’elle a perdus par le Schisme, une Instance canonique supérieure et la dépendance canonique d’une autre Eglise orthodoxe sont nécessaires à sa vie.  » 

Canoniquement, aucune Eglise orthodoxe actuelle n’a de droit historique sur l’Eglise locale de France, mais chacune a le droit de la prendre sous sa protection. C’est grâce à l’Archevêque qui a défendu notre cause que l’Eglise russe hors frontières a accompli son acte paternel. 

Cette Eglise à laquelle nous redisons notre profonde reconnaissance a le privilège inestimable d’être libre, ferme et pure dans l’Orthodoxie mais, vous le savez, elle est isolée de la majorité des Eglises autocéphales… 

On a beaucoup parlé de changement de juridiction. Si cela avait été exact, j’aurais immédiatement convoqué le Conseil épiscopal, exposé la situation à tout le clergé, prévenu et consulté clercs et fidèles et surtout, averti notre Proto-hiérarque, le Métropolite Philarète. 

Non, mes amis, on ne met pas la lumière sous le boisseau, c’est la volonté de notre Eglise d’apporter son témoignage propre à tous les patriarcats. 

Monseigneur, j’ai parlé ouvertement devant vous, sans rien cacher, sans diplomatie et vous le voyez, notre tâche est difficile. Nous demeurons loyalement dans l’Eglise russe hors frontières, mais notre destin est différent du sien. La mission qui nous est confiée est de ranimer et maintenir l’Église locale de France, et nous espérons que vous nous y aiderez. » 

L’affrontement

(Nous ne donnerons que l’essentiel de ce qui s’est passé ensuite, car c’est une répétition fastidieuse – pour ceux qui n’en furent point les malheureux acteurs – des mêmes principes, des mêmes aspirations, prononcés et rappelés par des êtres différents. Ceux qui désireraient reconstituer les détails, pourront le faire en s’appuyant sur les documents.)

En réponse à l’allocution de Monseigneur Jean, Monseigneur Vitaly présente brutalement les «positions synodales de l’Eglise russe hors frontières.» On devait apprendre par la suite que c’était loin d’être l’opinion de la majorité. Mais il était trop tard, trop tard sur toute la ligne.

Résumons le drame de cette réunion. (L’exposé des «Minutes» viendra plus loin).

L’évêque russe raille la Liturgie de Saint-Germain, accepte à peine le sacre de l’évêque français et déclare nécessaire la russification.

Les uns après les autres, les dissidents remettent théâtralement leur démission, proclamant que désormais Mgr Vitaly est leur évêque.

Monseigneur Jean se tait.

Le tumulte éclate. Les uns sont indignés et protestent, les autres crient à leur chef une «fidélité éternelle», les troisièmes veulent se battre avec les dissidents.

L’évêque blessé lève la séance et se retire.

L’Archevêque monte dans le bureau personnel de Monseigneur Jean où il ne consent à recevoir que la délégation des dissidents.

Le pasteur de l’Eglise de France traverse son humble Gethsémani. Il s’assied sur les marches de son église et murmure : «Je ne comprends pas. Non, je ne comprends pas. Sans doute, est-ce la volonté de Dieu puisque cela est, mais pourquoi ?» Il est entouré, aimé, soutenu. Toutefois, sa plaie ne se fermera plus. Quelques uns de ses «fils», l’ont attaqué. Il les revoit dans son cœur : celui qu’il arracha au désespoir, celui qu’il ramena vers l’autel. Il y a quelques mois encore, ils semblaient attachés à son œuvre et même à lui. A-t-il trop «risqué» ?Le Fils de Dieu n’a-t-il pas «risqué» follement, divinement pour l’homme ? Son regard perdu parcourt les pavés de la vieille cour qui connut les pas anxieux de l’Abbé Louis Winnaert[76], le mur lézardé où court une vigne portant des raisins verts, transparents et acides. Le soir de la Saint-Denys est aussi doux qu’un soir de Printemps, mais comme son cœur est las, vieux de «deux mille ans». 

«Minutes» de l’Assemblée Générale

«Synthèses des exigences et arguments du Synode de l’Église russe hors frontières, présentées à l’Assemblée Générale du 9 octobre 1966, à Paris, et des arguments qui y ont été opposés par les membres de l’Église catholique orthodoxe de France. 

Mgr Vitaly : La vie religieuse orthodoxe, solide et sûre, est fondée, outre 1’Ecriture, sur la tradition orale vivante, directe. Pour vous, cette tradition est coupée depuis neuf siècles ; vous repartez à zéro, comme des bébés, et il vous faut une soumission intégrale à vos parents ecclésiaux de l’Église russe hors frontières, comme la Russie fut soumise pendant de longs siècles à des évêques grecs – et encore elle n’avait pas un paganisme organisé et fort comme celui de vos druides lors de la première évangélisation ! 

Les Français : La tradition vivante directement transmise ne signifie rien si elle est seulement un ensemble d’habitudes formelles, un conformisme : ce qui garde une tradition vivante et la rend vivifiante, c’est l’Esprit Saint, et la vie ne provient pas que de la tradition seule elle-même. Au contraire, si la forme empêche de percevoir l’Esprit, il y a coupure, tout meurt. Nous avons re-enraciné la pure Orthodoxie vivante dans le cadre et la forme occidentaux préexistants.

Car il y a une tradition orthodoxe occidentale. C’est si vrai qu’au 17ème siècle, après 7 siècles de romanisation, un Bossuet revendiquait fermement les droits ecclésiastiques formels du gallicanisme en face de « Rome », et rédigeait des écrits spirituels sur le Saint-Esprit, parfaitement orthodoxes d’esprit. Nous ne repartons pas à zéro : nous n’avons pas été faits orthodoxes par les Russes, ni par les Byzantins, nous le sommes de source, d’origine, nous l’avons été pendant un millénaire ; nous n’avons pas reçu une liturgie étrangère toute faite et imposée à cette époque, mais elle s’est formée sur place. Nous n’avons donc pas à la recevoir non plus maintenant, nous reprenons la nôtre. Il ne s’agit pas d’une naissance, mais d’une renaissance ; nous n’étions pas « des bébés » et nous ne le sommes pas, car lors d’une résurrection on ressuscite adulte et non bébé. Pourquoi serions-nous intrinsèquement diminués par notre résurrection ? Au contraire, nous sommes rénovés, purifiés (du trouble introduit par Charlemagne, notamment) au lieu d’avoir risqué de nous figer dans un conformisme excessif et trop littéral. Au lieu de commencer par les premiers balbutiements, nous avons repris une tradition nationale attestée, très riche, longtemps subsistante à l’état, latent, et dès quelle a été reconstituée en une synthèse harmonieuse et valable qui est une splendide réussite, nous nous sommes immédiatement sentis CHEZ NOUS. Nous admettons un usage occasionnel de la liturgie chrysostomienne pour des cérémonies œcuméniques, mais nous ne supporterions pas sans très grand dommage une substitution pure et simple et la privation de notre liturgie propre. 

Mgr Vitaly : Le Synode vous exprime par ma voix son désir impératif, son exigence «quoique sans fanatisme» (il admet votre langue nationale et vos Saints français), car le moindre écart dans cette tradition liturgique sera fatal à votre foi, et dans 50 ans, comme vos ancêtres mal convertis, vous retomberez dans cette « pseudo Eglise » (l’Eglise de Rome), 

Les Français : Nous estimons ridicule de traiter l’Eglise de Rome de « pseudo-Eglise » sans même vouloir la nommer, ce qui est un fanatisme égal ou supérieur à celui des Romains eux-mêmes qui commencent justement à en revenir – enfin ! – depuis le récent Concile. Et nous croyons préférable d’être des Chrétiens fervents, de foi vivante avant tout, avant d’être même orthodoxes ou romains. C’est plutôt l’attachement excessif aux rites chrysostomiens et leur imposition anti-spirituelle à notre communauté gallicane qui risquerait de nous ramener au romanisme ; et si nous avons quitté celui-ci, ce n’est certainement pas pour nous agréger à un autre formalisme, même orthodoxe ! Nous restaurons ce que les Romains n’ont pas réussi à anéantir en neuf siècles et qui refleurit bon gré, mal gré. Nous n’édifions pas une « chapelle » antiromaine, et si nous étions cela nous mériterions de disparaître : nous donnons aux Romains un exemple et une émulation, jusqu’à ce qu’eux-mêmes redeviennent véritablement orthodoxes. Nous allons tous, poussés par l’Esprit, vers l’Unité pour laquelle nous devrons TOUS abandonner quelques unes de nos traditions particulières ; nous sommes un ferment, un levainnon pour perpétuer les désunions mais pour refaire l’Unité.

Mgr Vitaly : Votre liturgie et le sacre de votre évêque n’ont été acceptés par le Synode que pour ne pas contrarier l’Archevêque Jean Maximovitch, et contre le sentiment de tout le Synode. A défaut du sacre, vous devez au moins réformer votre liturgie, en revenant à la liturgie chrysostomienne stricte de l’Eglise russe hors frontières. 

Les Français : L’éminente sainteté de l’Archevêque Jean Maximovitch a joué un rôle décisif. La liturgie et le sacre ont été acceptés et déclarés fondement de la renaissance de notre Eglise par le Métropolite Anastase, ce qui constitue un engagementmajeur non résiliable après coup et unilatéralement. Les paroles et actes du Métropolite Anastase, qui a connu notre liturgie et de l’Archevêque Jean qui l’a pratiquée bien des fois, contredisent l’assertion actuelle que cette restauration s’est faite contre le sentiment de tout le Synode de l’Eglise russe hors frontières. L’Archevêque Jean ne peut être tenu après sa mort pour un mauvais Orthodoxe, ni le sacre de notre évêque repris et anéanti. Mgr Jean de Saint-Denis a célébré à New York devant des évêques orthodoxes orientaux sans soulever de protestations et tous lui ont dit : l’Orthodoxie française, c’est vous. Le Synode de l’Eglise russe hors frontières ne peut déjuger son Métropolite et son saint Archevêque, ni ses décisions antérieures et nous mettre en demeure d’anéantir notre raison d’être ! 

Sans la restauration vivante de l’Orthodoxie Occidentale par les soins de notre Evêque, la plupart d’entre nous n’auraient jamais pu trouver la pure vérité orthodoxe ; rebutés par l’orientalisme russe ou byzantin, ils seraient restés à la porte ; sans notre évêque, il n’y aurait eu aucune orthodoxie française effective. Cette liturgie, qui est nôtre, est notre nourriture spirituelle, et nous voulons – clercs et laïcs – prier orthodoxement ainsi. C’est pourquoi nous sommes indéfectiblement groupés derrière Monseigneur Jean de Saint-Denis et attachés à lui, demandant que comme chef de l’Église de France il nous représente directement au sein du Synode et non par personne interposée. Nous demandons respectueusement aux membres du Synode de faire ce que l’Archevêque Jean, seul, avait si bien fait : voir et pratiquer notre liturgie à fond, alors que l’Archevêque visiteur envoyé par le Synode n’est même pas venu assister à la liturgie concélébrée par notre clergé le matin de l’Assemblée Générale réunie pour le recevoir. 

Mgr Vitaly : Votre liturgie est une reconstitution livresque artificielle, sur la lettre morte de liturgies variées, non uniformément fixées, et avec additions nouvelles, une salade personnelle sans valeur traditionnelle, présentée en bloc à l’approbation du Synode sans intervention de celui-ci, alors que pas même un évêque n’avait contribué à son élaboration. 

les Français : Une commission liturgique, présidée par l’Archevêque Jean, l’avait soigneusement étudiée, et le Métropolite Anastase, qui y avait assisté, publiquement approuvée. Toutes les liturgies ont été crées – compris celle de Saint Jean Chrysostome – à partir d’éléments anciens et d’éléments nouveaux, propres au liturge, ainsi que la synthèse. La synthèse est valable si elle répond bien au tempérament des peuples qui l’utilisent, ce qui est le cas pour Chrysostome et l’Orient, non pour Chrysostome et l’Occident. L’Esprit-Saint est toujours aussi efficient au 8ème siècle comme au 20ème siècle ; Il est et Il donne la vie à tout le peuple chrétien. L’addition de quelques éléments nouveaux dans la synthèse totale est légitime si elle n’est pas gratuite mais bien dans l’esprit de l’Orthodoxie profonde et le génie du peuple auquel elle est destinée, selon des bases préexistantes : il n’est pas question de refaire de l’ancien, mais une rénovation actuelle et valable. Nous attestons qu’elle l’est, à notre jugement d’usagers, tant clercs que laïcs. 

Actuellement, le Synode de l’Église russe hors frontières, revenant sur ses actes antérieurs, nous dénie purement et simplement le droit ecclésial et la possibilité spirituelle d’être à la fois Orthodoxes et Français. Or la pluralité des rites est fondamentale dans l’Orthodoxie, et non pas seulement la pluralité des langues. L’Occident a le droit d’exister par lui-même, et non en fonction d’une tradition uniquement orientale cristallisée comme telle. 

Nous faisons confiance à l’Esprit Saint, à notre évêque Mgr Jean pour nous diriger dans cette œuvre et nous espérons avec foi les fruits spirituels de l’Église catholique orthodoxe de France dont le destin est lié à la résurrection de sa propre liturgie. » 

Le coup de lance

10 octobre : Mgr Jean se rend chez l’Archevêque Vitaly avec les Pères Patrick Gérard et Maxime Jourdant pour l’informer qu’il est contraint de suspendre les prêtres qui le renient (il vient d’apprendre qu’un des «trois» a affirmé que l’Archevêque Jean étant mort, il n’avait plus d’évêque). Monseigneur Vitaly, ennuyé par la tournure que prennent les évènements, propose de demander aux dissidents d’apporter la pénitence. Monseigneur Jean accepte, prêt à pardonner. Monseigneur Vitaly les joint et ils promettent de faire pénitence.

19 heures : Aucun des dissidents n’assiste à la liturgie vespérale en l’église Saint-Irénée.

20 heures : Le clergé s’assemble, en présence de l’Archevêque Vitaly dans la salle de cours de l’Institut Saint-Denys, attenante à l’église.

Evêque Vitaly : Monseigneur, s’ils apportent la pénitence, il n’y aura plus de suspension ? 

Evêque Jean : S’ils font réellement pénitence, il n’y aura pas suspension. 

L’Archevêque et le clergé demeurent dans la salle des cours tandis que Mgr Jean emmène les rebelles, l’un après l’autre, dans la prothèse, séparée de la salle par une seule porte. Leur conduite est étonnante. Chacun commence par dire : «Pardonnez-moi si je vous ai offensé», puis, soudain, vocifère, insulte, accuse et jette sa démission à la face de son père qui les écoute en silence. Est-ce le silence, est-ce la lumière des yeux bleus qui les affolent ?

Monseigneur Jean se tait. Dans la salle, derrière la porte, on entend les cris qui tombent comme des gifles sur l’Evêque. Cette scène exaspère Monseigneur Vitaly, il ne supporte pas le silence de son collègue, son inqualifiable faiblesse, et déclare avec mépris :

«Monseigneur Jean est un néophyte.» Le Père Maxime Jourdant le reprend vertement :

– Pour parler ainsi attendez au moins que notre évêque soit présent ! 

La porte de la prothèse s’ouvre.

Monseigneur Jean de Saint-Denis est blême : «Ils n’ont pas fait pénitence … je réfléchirai.» Il demande à l’Archevêque de le revoir. Ce dernier répond : «Je vous préviendrai demain». Ilne prévient pas et part pour Genève.

Mardi 11 octobre : l’Archevêque Vitaly, le prédateur, a invité les rebelles à l’accompagner et à concélébrer avec lui et l’Archevêque Antoine le dimanche 16 octobre, en la cathédrale de Genève. Tant d’impudence canonique supprime la nécessité de réflexion.

Mgr Jean écrit alors à chacun des dissidents :

«Dans un désir de paix et tenant compte de votre démission apportée par vous les 9, 10, 11 octobre 1966, j’ai décidé de vous exclure du clergé de l’Eglise catholique orthodoxe de France et de vous remettre entre les mains de S.E. l’Archevêque Vitaly. Cette exclusion entraîne la cessation de toute fonction, célébration et activité dans les paroisses, communautés et œuvres de l’Église catholique orthodoxe de France.

Je vous exhorte à ne point troubler mon troupeau et prie Dieu qu’il vous donne de trouver auprès de l’Archevêque Vitaly l’épanouissement de votre vocation. » 

Et à chacun de ses fidèles, il annonce «avec douleur» le départ officiel des prêtres rebelles, en terminant sa brève «Décision épiscopale» par les mots suivants :

«Demeurons fermes, demeurons fidèles à l’Eglise catholique orthodoxe de France, approfondissons notre foi orthodoxe dans la paix de l’âme» (10 octobre 1966).

S’il le pouvait, il partirait encore à la recherche de ses brebis perdues mais il sait à présent que cela ne servirait à rien. Toutefois, il les remet fraternellement à son collègue :

«Monseigneur (Vitaly), Voulant sortir de notre pénible situation et de l’esprit d’agitation, j’ai renoncé à suspendre les clercs, bien que leur pénitence n’ait pas porté sur les questions essentielles, car ils ont effectivement offensé l’Évêque et surtout introduit le trouble dans l’Eglise par une série d’actes qui touchent sa structure hiérarchique. Avec leur consentement, je les ai exclus de l’Eglise catholique orthodoxe de France. Je les remets entre vos mains et par cette mesure pacifique j’espère de tout mon cœur qu’ils trouveront la paix dans les milieux russes. Je regrette, néanmoins, que vous n’ayez pas soutenu votre frère dans l’épiscopat et je crains que l’insoumission de ce petit groupe de prêtres ne soit périlleux pour toute l’Eglise. 

Je vous demande de les traiter avec amour paternel» (12 octobre 1966).

Les marques d’attachement affluent vers l’évêque blessé. Un paroissien d’origine russe, dans une lettre au Métropolite Philarète, définit bien le sentiment des fidèles envers leur évêque :

«Il est vrai que, ne le comprenant pas, certains désapprouvent comme ils disent, la faiblesse de son caractère, car ils le jugent avec leur yeux humains (de vivants sur la terre) ; il ne peut vaincre sa tendance à tout pardonner et ses détracteurs et adversaires en profitent pour lui asséner de nouveaux et impitoyables coups. D’autres, cependant bien plus élevés spirituellement que moi, le définissent exactement comme moi» (14 octobre 1966, traduit du russe).

Un futur Président laïc de l’Eglise de France, Emmanuel Ponsoye lui écrit :

«Peut-être, (comme te l’a dit aussi l’Archevêque Jean), es-tu trop prompt à faire entrevoir les magnificences du sommet à des gens qui pâtissent sur les premiers pas et finissent par se croire arrivés ? D’un autre côté, comment serait-on attiré si on ne les entrevoyait pas ? C’est là le danger de ta personnalité extraordinaire» (11 octobre 1966).

12 octobre : Le clergé envoie des rapports modérés à l’Archevêque Vitaly et au prudent Métropolite Philarète. Ils expriment les mêmes pensées.

On ne reçoit pas de réponse.

Lettre pastorale

« 14 octobre 1966 : Saint Calixte, Evêque de Rome,  

Mes bien-aimés en Christ, 

Notre Eglise catholique orthodoxe de France subit la plus dure des épreuves et votre père dans l’Orthodoxie vous appelle à la vigilance et à la prière intense. En effet, cinq prêtres et un archidiacre, qui avaient tous ma confiance se sont dressés depuis un certain temps contre leur évêque, préparant le schisme. Celui qui a travaillé avec moi depuis plus de quinze ans et que je considérais comme mon premier fils, a osé déclarer, au cours de l’Assemblée Générale, que je ne suis point l’évêque de l’Église catholique orthodoxe de France. Et les autres, sous prétexte de pénitence, ont prononcé des paroles insensées. J’ai voulu prendre des mesures canoniques comme un médecin, non pour punir mais pour guérir. Cela était


inutile car eux-mêmes dans leur aveuglement se sont séparés de nous. Tandis que je célébrais dans notre cathédrale, le 9 octobre, fête de Saint-Denys, entouré de tout le clergé, en offrant le Sacrifice pacifique, eux, se sont abstenus de venir et ont rompu la communion avec leur évêque. Puis, l’après midi, le lendemain et le surlendemain, chacun à son tour, m’a demandé sa démission. Afin d’éviter les sanctions et désireux de préserver la paix, j’ai accepté leur démission et les ai remis entre les mains de l Archevêque Vitaly, les rayant de la liste du clergé de l’Église catholique orthodoxe de France. 

Je remercie du fond du cœur tous ceux qui m’ont écrit, ils ont été et sont pour moi le secours dans la souffrance. J’embrasse et bénis mes vingt-cinq clercs, prêtres et diacres qui, dans la sérénité de leur confiance, restent fidèles à l’Eglise catholique orthodoxe de France, obéissant à leur évêque et partageant son lourd fardeau. La route devant nous n’est pas aisée mais en marchant fraternellement ensemble nous en ferons une route d’allégresse vers le Royaume des cieux et de Dieu, et l’épanouissement de l’Orthodoxie occidentale. « Celui qui sème dans les larmes, moissonnera dans la joie » (Ps. 126, 5). En vous bénissant, je demeure votre indigne serviteur et votre pasteur aimant. »

29 – La rupture – 1966

Le Conseil Paroissial de Saint-Irénée

Lettre pastorale

Réponse de New York

Le clergé français

Appel à l’Eglise

Antoine de Genève prévient

Du sacre de l’Évêque Jean

Second appel à l’Eglise. 

«…Quoique le Seigneur m’y eût ouvert une porte, je n’eus point de repos d’esprit, parce que je ne trouvai pas Tite, mon frère ; c’est pourquoi, ayant pris congé d’eux, je partis pour la Macédoine. » (2 Cor. 2, 12, 13)

L’on ne reçoit pas de réponse aux rapports adressés au très prudent Métropolite et à l’Archevêque Vitaly.

Le clergé se réunit, le mercredi 19 octobre 1966, en présence de Monseigneur Jean. Ce dernier ne veut exercer aucune influence sur ses enfants fidèles. Il écoute, puis, leur dit : «Que pensez-vous ? Moi, je n’ai rien à dire» et même, il ajoute «Faut-il vraiment quitter l’Eglise russe hors frontières ?» Les prêtres et diacres sont de cet avis : rompre. A minuit, deux d’entre eux se rendent au seul bureau de télégramme ouvert en pleine nuit, à la Bourse, afin d’envoyer au Métropolite Philarète lé télégramme suivant :

«Evêque et tout clergé catholique orthodoxe de France assemblés informe Synode Eglise russe hors frontières décision ne plus reconnaître Eglise russe hors frontières comme instance supérieure. Lettre explicative suit. » 

Et l’on envoie, une fois de plus, un rapport signé par le clergé au Métropolite Philarète dans l’espoir d’entamer son silence :

Extraits :

«Réunis aujourd’hui autour de leur Evêque, les clercs ont examiné les problèmes… Ecartant la question des prêtres qui ont démissionné pour avoir voulu introduire leurs propres pensées sous le manteau des principes, nous constatons que la naissance au ciel de Monseigneur l’Archevêque Jean nous prive de tout intermédiaire auprès du Saint-Synode. Mais l’Archevêque Vitaly est arrivé. Nommé sans que notre Evêque, ni le clergé et les fidèles n’aient été consultés ou simplement avisés, sans même annoncer préalablement sa venue comme les règles et l’usage constant permettaient de le faire, il a anéanti en trois jours l’œuvre de six ans. Il a proclamé le malaise général d’opinion des Évêques devant notre Église et, au nom de la tradition ecclésiastique russe, il en a posé le point névralgique dans la célébration du Rite des Gaules. Malgré les protestations des délégués clercs et laïcs, il a entièrement remis en cause la Liturgie pourtant acceptée par le Concile de 1959. Il a affirmé l’incapacité de l’Occident et de notre Église, après mille ans de schisme et de colonisation latine-romaine, à retrouver la pureté orthodoxe de la foi et de la prière. Il a blâmé publiquement notre évêque, soutenu les quelques clercs maintenant démissionnaires dans leur hostilité à l’encontre de Monseigneur Jean de Saint-Denis, et il n’a pas discerné, ou n’a pas voulu discerner, les motifs exacts de cette hostilité, tant son attitude, remplie de préjugés, était à l’inverse de celle de Monseigneur Jean. Si nous rappelons la décision conciliaire du 11 novembre 1959 et les décisions synodales des 29, 30 juin 1960 et du 9/22 octobre 1964 ; si nous comparons cette vocation et ces décisions avec les paroles de l’Archevêque Vitaly, représentant officiel de l’opinion de l’épiscopat de l’Eglise russe hors frontières, nous constatons que celle-ci ne désire plus accomplir son rôle historique d’Instance canonique supérieure, qu’elle détruit ses propres décisions à notre égard et que nous sommes plus une cause de trouble et d’ennuis que de joie fraternelle et d’espoir évangélique. Aussi, afin de préserver la paix dans l’Eglise russe hors frontières et épargner Votre Eminence qui n’osa même pas concélébrer et communier avec nous lors de sa venue en Europe ; après avoir béni cette Eglise qui garde fidèlement la Tradition de la Sainte Russie parmi les émigrés ; en priant nos saints hiérarques défunts, leurs Éminences Anastase et Jean, de bienheureuse mémoire, ces défenseurs de l’Orthodoxie, unanimement avec notre Evêque, nous décidons de ne plus reconnaître le Saint-Synode de l’Eglise russe hors frontières comme instance canonique supérieure. »19 Octobre 1966.

Le Conseil Paroissial de Saint-Irénée

Le matin de ce même jour, 19 octobre 1966, jour crucial dans la dernière étape de la vie de Mgr Jean, le Conseil paroissial de la cathédrale Saint-Irénée, remet une lettre à son :

«Seigneur saint, notre Evêque bien-aimé, 

Les membres du Conseil Paroissial désirant vous manifester leur attachement et leur solidarité, tiennent à préciser les points suivants : 

1) Ils considèrent humblement et fermement que le Chef spirituel et l’administrateur de l’Eglise orthodoxe de France est leur Evêque élu et sacré ; vous-même, Monseigneur Jean de Saint-Denis.

2) Ils sont le reflet auprès de vous de l’unité du peuple chrétien.

3) Ils sont fidèles à la vocation de l’Eglise catholique orthodoxe de France qui restaure l’homme et l’Occident par une juste glorification de la Divine Trinité, laquelle se fait grâce au rite des Gaules, source quotidienne pour eux de vie et de richesse.

4) Ils sont le soutien de l’Evêque dans toute la mesure de leur fonction et prennent conseil les uns des autres pour le bien de l’Eglise, afin de participer à la charité et la paix qui doivent régner entre tous ses membres.

5) Leurs décisions sont soumises à l’approbation de l’Évêque, et leurs initiatives, collectives et individuelles ne peuvent que s’abriter sous sa Bienveillante Autorité. » 

20 octobre : Mgr Jean confirme le télégramme de la veille au Métropolite Philarète.

21 octobre : Le Conseil Episcopal vote à l’unanimité (sauf une voix) la rupture. La voix négative est celle du Président laïc de l’Eglise de France, allié silencieusement aux dissidents depuis plusieurs mois.

Lettre pastorale

En date du 21 octobre 1966

«Mes bien-aimés, 

Cet été, j’ai rendu visite à plusieurs Patriarcats et pris contact avec des hiérarques d’Orient auprès desquels j’ai rencontré une vive sympathie pour notre Eglise et notre rite occidental et ils ont manifesté le désir de nous voir en communion avec eux car, ainsi que vous le savez, l’Église Russe Hors Frontières est isolée. 

D’autre part, après la mort de l’Archevêque Jean, notre appartenance au Saint-Synode de l’Église Russe Hors Frontières, devenait de plus en plus difficile. La venue parmi nous de l’Archevêque Vitaly nous a clairement démontré que nous ne pouvions plus demeurer dans cette obédience ; ceci, non à cause de rectifications possibles de notre rite et de la discipline eucharistique, mais en raison d’une totale opposition de nos deux routes, celle de l’Église Russe Hors Frontières avec son absolutisme pour une tradition et une piété russes et celle de l’Eglise de France dont le labeur est au sein du monde occidental. Cette situation posait la question de notre avenir que nous aurions aimé résoudre en paix. 

Mais une tempête s’était levée à l’intérieur de notre Eglise. Depuis un certain temps, une opposition à l’Évêque s’était cristallisée et avait brisé l’unité. Le résultat fut la démission de quelques-uns de nos prêtres que nous continuons à aimer. J’ai pris la décision de les remettre entre les mains de la hiérarchie de l’Eglise Russe Hors Frontières, les excluant de notre clergé et leur donnant la possibilité de réviser leur attitude dans les cadres de l’Eglise russe. 

Voilà pourquoi, mercredi 19 octobre 1966, après la célébration de la messe au Saint-Esprit, tout le clergé rassemblé autour de son Evêque, a décidé à l’unanimité de quitter sans tarder l’obédience du Saint-Synode et de le lui faire savoir par un télégramme, suivi d’une lettre explicative. En conséquence, tout acte canonique promulgué par le Saint-Synode de l’Eglise Russe Hors Frontières, concernant l’Eglise de France n’a plus désormais force de loi pour notre Eglise. 

« Là où est l’évêque, là est l’Eglise catholique ». 

Notre Eglise trouvera bientôt la communion canonique avec l’Eglise Orthodoxe Universelle ; je dis : « canonique », car l’essentiel est d’être uni à elle en Esprit et en Vérité, et nous le sommes indissolublement. 

« Survint alors dans la mer une agitation si violente que la barque était couverte par les vagues. Le Christ cependant dormait. S’étant approchés, ils Le réveillèrent en disant : « Au secours, Seigneur, nous périssons  « , Il leur dit : « pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » Alors, Se dressant, Il menaça les vents et la mer, et il se fit un grand calme ».(Matthieu 8, 24-26 b)

Réveillons le Christ dans nos cœurs et notre Eglise retrouvera le calme et la sérénité.

Jean Evêque de Saint-Denis et de l’Eglise Catholique Orthodoxe de France.» 

Réponse de New York

Cette fois, l’Eglise Russe hors frontières n’hésite pas à répondre :

«Apprenant que vous-même (Mgr Jean) et une partie de votre clergé avez renoncé à l’obéissance canonique au Synode d’évêques, vous êtes placé sous interdit et la procédure canonique est instituée contre vous.» 

Elle ira plus loin dans sa hargne, elle envisage de réduire Mgr Jean à l’état laïc et d’obtenir de Mgr Ionesco, le deuxième évêque qui l’a sacré, le désaveu du sacre. Monseigneur Ionesco refuse.

Mardi 25octobre 1966,la Paroisse Saint-Irénée vote la radiation du Président laïc, J.B. Schlumberger, qui remet le 29octobre, sa lettre de démission.

Le clergé français

28 octobre 1966 : Le clergé informe les fidèles :

Extraits : «Cette juridiction (Église russe hors frontières) n’impliquait pas, selon S.B. Monseigneur Anastase, notre appartenance au Saint-Synode en tant que fraction ou diocèse de l’Église Russe hors frontières, mais établissait le lien de la communion et la reconnaissance d’une Instance canonique supérieure dans la personne de l’Archevêque Jean de San-Francisco. Conscients du peu d’intérêt porté par les Evêques à la personnalité et au passé apostolique de l’Eglise de France et d’Occident, nous aurions aimé qu’ils nous remettent à la sollicitude d’une Eglise autocéphale ; mais, devant l’impossibilité d’une telle démarche par suite de l’absence de communion de l’Eglise russe hors frontières avec toutes les Eglises autocéphales, il était essentiel de quitter son Instance canonique supérieure avant que des décisions contraires à la vocation de notre Eglise n’aient été prises. Cette suspension (de Mgr Jean) n’a aucune valeur juridique, ayant été prononcée et envoyée après la rupture officielle de notre Eglise catholique orthodoxe de France d’avec l’Église russe hors frontières. « Tout acte canonique promulgué par le Saint-Synode de l’Eglise russe hors frontières concernant l’Église de France n’a plus désormais force de loi pour notre Eglise » (lettre pastorale du 21 octobre). Notre Evêque conserve pour notre Eglise et pour nous la plénitude canonique de ses droits, gardant intacte notre vocation orthodoxe et occidentale dans sa fidélité essentielle à la volonté divine et à l’Histoire. Quant aux clercs qui ont abandonné l’Eglise catholique orthodoxe de France et trahi sa vocation, ils étaient en droit de le faire mais ils font partie maintenant de l’Eglise russe hors frontières.» 

Appel à l’Eglise

Et Monseigneur Jean, évêque de l’Eglise de France, en appelle à l’Eglise Orthodoxe. Il expose la situation de son Eglise à Constantinople, à Chypre, à Bucarest, à Alexandrie, etc. et termine :

Notre ardent désir à tous est d’être en communion avec l’Eglise Orthodoxe universelle, sans péril de politique. » 

On ne reçoit pas de réponse.

Par contre, le 7 novembre 1966,

Antoine de Genève prévient

« Tout ceux qui sont concernés : Je, soussigné, en qualité d’Archevêque du Diocèse de l’Europe Occidentale de l’Eglise russe hors frontières, que notre Saint-Synode, aux termes du télégramme reçu de notre Métropolite Monseigneur Philarète le 21 octobre 1966, a lancé l’interdit de célébration contre Monseigneur Jean Kovalevsky, avec ses conséquences, dans l’attente du procès canonique. » 

Du sacre de l’Evêque Jean

Le 17 novembre 1966, le clergé rédige pour les fidèles la NOTICE suivante :

«Quelques personnes, se basant sur le IVème canon de Nicée et le XIXème d’Antioche, ont émis des doutes non sur la succession apostolique orthodoxe mais sur la canonicité du sacre de Mgr Jean, évêque de Saint-Denis. 

Ces règles qui prévoient, en effet, que le sacre d’un évêque doit être réalisé après consentement de tous les évêques de la métropole ou de la province, ou au moins, après consentement de la majorité (XlXème canon d Antioche), ne sont pas applicables à l’Église catholique orthodoxe de France car elle n’a jamais fait partie de la métropole de l’Église russe hors frontières. Elle était une Eglise autonome et cette autonomie est clairement affirmée dans ses Statuts. 

Ces Statuts, approuvés en 1948 par le Métropolite Séraphin, Exarque du Patriarche de Moscou, le furent aussi par l’Ordonnance Synodale de 1960 de l’Église russe hors frontières (Cahiers Saint Irénée n° 25, p. 15.

Paragraphes 2 et 3 : 

2/ « Dès ses origines, l’Église orthodoxe de France, fondée par les Saints Apôtres et leurs successeurs, était conforme aux règles canoniques de l’Eglise orthodoxe universelle et aux règles canoniques locales. Elle était une Eglise en communion avec les autres Eglises Sœurs, et cela jusqu’au schisme en 1054. Actuellement, eu égard au fait qu’elle n’a pas encore retrouvé une ampleur suffisante par le nombre de ses paroisses et de ses fidèles pour prétendre à tous les droits quelle a perdus par le schisme, une Instance canonique supérieure et la dépendance canonique d’une autre Eglise Orthodoxe sont nécessaires à sa vie. (Répétition d’un passage du discours de Monseigneur Jean à l’Assemblée Générale). 

3/ « L’Église orthodoxe de France reconnaît comme Pouvoir canonique supérieur le Sacré Synode de l’Église russe hors frontières et son représentant en Europe occidentale, qui est actuellement S.E. l’Archevêque Jean. Cette reconnaissance du Pouvoir canonique supérieur du Sacré Synode de l’Église orthodoxe russe hors frontières et de son Représentant, n’implique en aucune façon et ne pourra impliquer l’Église orthodoxe de France dans les affaires de l’émigration russe. L’Eglise orthodoxe de France sauvegarde son rite, ses coutumes, son autonomie dans ses nécessités spirituelles et l’indépendance de ses intérêts nationaux. 

Qu’est-ce qui ressort de ces deux paragraphes ? 

1) L’origine apostolique de l’Église catholique de France « en communion avec les autres Eglises-Sœurs. »

2) La nécessité actuelle et provisoire de la « dépendance canonique d’une autre Eglise orthodoxe ».

3) La sauvegarde de son rite, ses coutumes, son autonomie. 

La même Ordonnance Synodale précise que « la communauté de Mgr Winnaert considérait son entrée dans l’Orthodoxie non comme une conversion à une nouvelle confession, mais comme le retour à la foi de ses pères, c’est à dire comme la reconnaissance de l’Église des Gaules, absorbée en son temps par Rome et arrachée par elle au monde orthodoxe » (Cahiers Saint Irénée, n° 25, p. 11). 

La communauté de Mgr Winnaert est devenue au sein de l’Orthodoxie universelle « l’Église catholique orthodoxe de France « .

De plus, la Décision Synodale déclare : « Confier à Votre Éminence (Jean de San-Francisco)) à l’avenir la protection de l’Église de France ». L Archevêque Jean ne devient donc pas Archevêque de l’Église de France, mais est chargé de la protéger dans les cadres de ses Statuts.

(Son) Evêque est élu par les clercs et fidèles et non par l’Église russe hors frontières qui ne veille que sur sa canonicité. L’Eglise catholique orthodoxe de France est administréepar l’Evêque et protégée par l’Archevêque.

Le Saint-Synode a approuvé le sacre. Insistons que l’Église catholique orthodoxe de France n’est point le produit d’une mission à l’exemple de l’Église du Japon, mais la renaissance progressive d’une Eglise du lieu, faisant appel aux Eglises orthodoxes afin d’être protégée et reconnue. » 

Second appel à l’Eglise

Monseigneur Jean envoie à nouveau un rapport à toutes les Eglises autocéphales : Toute Sainteté, Sainteté, Béatitude, Eminence, etc.

Après un bref historique, il conclut :

«Cette rupture nous laisse toute liberté de nous adresser à une Eglise autocéphale d’Orient, afin de retrouver la communion universelle et régulariser notre situation canonique. Après avoir consulté l’opinion du clergé, je me permets de m’adresser à Vous. Seul Evêque, à la tête de l’Eglise orthodoxe de France, il m’est douloureux selon ma conscience canonique qui réclame la conciliarité épiscopale, de porter seul la responsabilité de mon troupeau. Votre N… ne pourrait-elle sans tarder, me tendre la main de la communion et nous prendre sous sa protection ?» 

L’année 1966 s’achève.

Pour quel motif l’avons-nous méticuleusement racontée ? Renferme-t-elle un abandon plus important que les deux premiers, celui de Moscou et celui de Constantinople ? Certes, non. Elle souligne le «péché» de l’Orient égoïste, mais elle souligne surtout l’effort de la petite Eglise orthodoxe occidentale divinement soutenue : «Ma puissance s’accomplit dans la faiblesse».

30 – Le Saint-Chrême – 1967

L’Evêque

Pâques solitaires

Le Patriarche Justinien

La condamnation

Le Printemps de notre âme

La Roumanie

Le baume du Saint-Esprit

Missive patriarcale

Les émigrés russes de Paris

L’Assemblée Générale des 1er et 2 Juillet 1967

Père Gilles Bertrand-Hardy

L’évêque-coadjuteur. 

«C’est comme l’huile précieuse qui, répandue sur la tête,

descend sur la barbe, sur la barbe d’Aaron,

c’est comme la rosée de l’Hermon,

qui descend sur les montagnes de Sion ; car c’est là que Dieu envoie la bénédiction, la vie, pour l’éternité. » (Psaume 133 ; 2, 3)

L’Evêque

(manuscrit de Mgr Jean)

«Je suis le seul Evêque parmi vous et je ne vous ai pas encore parlé du ministère de l’Épiscopat. On en a parlé théoriquement, sans réellement l’avoir vécu. Je pense que l’expérience de l’Evêque – j’insiste : expérience et non théorie – peut être intéressante et utile pour les membres de notre réunion ; c’est pourquoi je désire apporter mon témoignage vécu. (Mgr Jean réunissait régulièrement son clergé).

Le sacre épiscopal lui-même m’a moins ébranlé que la prêtrise. Lorsque je fus ordonné prêtre, il y a plus de trente ans, je ressentis une puissante lumière incréée pénétrer mon être. Mon sacre épiscopal se passa plus insensiblement. Cela peut être expliqué par le fait que depuis longtemps déjà j’étais appelé à agir comme évêque élu, prenant toute la responsabilité de l’évêque, sans être encore sacré. Le sacre fut comme une reconnaissance du fait charismatique. Si le sacre lui-même ne me procura pas dans l’immédiat une sensation forte et palpable, je dois reconnaître que plus j’avance en mon ministère épiscopal et plus je constate en moi un changement radical, ne provenant nullement de mes qualités ou de mon effort personnel et subjectif, mais d’une réalité qui me dépasse, qui s’est introduite en moi objectivement, agit et me transforme. 

Je constate, tout d’abord, qu’en dépit de mes efforts pour demeurer tel que je suis, une puissance, un pouvoir incontestable, quasi absolus, me sont donnés. Mais ce pouvoir ne m’est pas communiqué en tant que personnalité morale – Jean Eugraph Kovalevsky – mais en tant que j’agis comme évêque. Elle s’impose, on ne peut que s’incliner. Pourtant, je me sens spontanément plus limité dans mes démarches personnelles et inspirées, m’inscrivant dans l’Épiscopat universel, devenant membre organique, fraternel du collège apostolique. Je suis plus le porte-parole de l’Église entière de tous les temps et de tout lieu et, dans l’Église, de l’épiscopat, que le « prophète » d’inspiration individuelle, ceci non en vertu de la position sociale de l’évêque ou par prudence politique mais par une nécessité toute intérieure qui me transforme et ‘m’épiscopalise’: Ainsi, je discerne son double caractère complémentaire : d’une part, un pouvoir presque absolu et, d’autre part, sa soudure et sa limitation dans le contexte de l’Église et de la succession apostolique universelle. 

Le caractère de ce pouvoir épiscopal – ou apostolique – est inséparable du service des autres, c’est un diaconat plénier. On se tromperait si l’on supposait que l’évêque n’est que le serviteur des âmes à lui confiées. Il est le serviteur de toute l’humanité. Son cœur saigne pour les fidèles et les infidèles de son pays et des pays éloignés. S’il n’agit pas universellement, ce n’est que respect fraternel des autres frères Evêques. Il se limite volontairement ayant conscience de n’être qu’une partie du tout ; il n’est pas « Évêque », il est un des évêques, il n’est qu’un représentant de l’Église. 

Lorsque je devins évêque, un mystère se révéla à moi pendant la Divine Liturgie : il consiste en ce que l’unité de l’Église est exprimée d’une manière réelle par la triade : le pain, la coupe et l’évêque ; le Pain et la Coupe qui doivent être transformés par la volonté du Père, les paroles du Christ et la puissance de l’Esprit, en Corps et en Sang de notre Seigneur ; et l’Episcopat qui, par l’obéissance à l’Église le reconnaissant comme source des sacrements et bénédiction – image du Père, par l’évangile du Christ correctement prêché par l’évêque, et par l’appel du Saint-Esprit sur l’évêque, par les fidèles, unifie, sanctifie le corps de l’Église. Cette triade, le Pain, la Coupe et l’Evêque, forme sacramentellement l’authenticité de l’Eglise elle-même, construisant le Corps du Christ qui remplit tout en tous. 

Avant mon sacre, j’ignorais vitalement cette valeur de l’épiscopat. Tel est le témoignage sincère d’un évêque, pouvant servir à la méditation, témoignage vécu et icône intellectuelle apprise par l’expérience.» 

Pâques solitaires

L’Epiphanie est presque là. La coutume de l’Eglise veut que la date de Pâques soit annoncée publiquement le matin de cette fête. Les Eglises autocéphales n’ont pas répondu à son second appel. Plus que jamais il est seul et pleinement responsable de son troupeau. Il ne veut pas être sans ses frères, le deuxième commandement est semblable au premier. En outre, Pâques, ou plutôt les deux Pâques, orientale et occidentale, se lèvent à l’horizon, à nouveau séparées par cinq semaines. L’Eglise du Christ exige des Eglises terrestres une compréhension réciproque des nations qui apporteront chacune leur gloire dans la Jérusalem céleste. Alors, il s’adresse pour la troisième fois à tous les chefs d’Eglises orthodoxes autocéphales, en français, en anglais, en russe :

«Lorsque l’on relit les déclarations des Patriarches orientaux[77] tant aux Anglicans qu’aux Chrétiens de Rome, au cours des trois derniers siècles, la hauteur patristique et évangélique de leurs discours frappe d’admiration car ils laissent tant de liberté pour les traditions liturgiques locales, insistant uniquement sur l’unité dogmatique indispensable, que l’on retrouve le langage de ceux qui furent nos pères dans la foi orthodoxe : le Patriarche Serge et l’Archevêque Jean. 

Nous nous permettons de Vous demander respectueusement Votre opinion et Votre Bénédiction pour la date de Pâques qui diffère cette année de cinq semaines entre l’Orient et l’Occident; ceci représente une grande difficulté pour le rythme de la vie familiale et sociale des Chrétiens orthodoxes français. L’Eglise orthodoxe de France, ses fidèles, son clergé et son évêque implorent Vos prières et Votre Bénédiction apostolique. » (3 janvier 1967).

Les chefs des Eglises autocéphales ne répondent pas précisément à la question, mais lui envoient leurs vœux de Pâques, ce qui est un «laisser faire» implicite.

Le Patriarche Justinien[78]

Cependant, un homme a le courage de donner une opinion. Il se nomme JUSTINIEN et il est Patriarche de Roumanie. Son Eglise a aussi souffert, présentant une certaine analogie avec l’épreuve de l’Eglise de France[79], mais la grandeur de Justinien c’est de s’en être souvenu.

Il a télégraphié à Mgr Jean :

«En réponse à votre lettre du 3 janvier nous recommandons de continuer la pratique suivie pendant plus de 25 ans puisque le clergé et les fidèles ne veulent pas autrement».Justinien, Patriarche de Roumanie.

Reprenant courage, le 28 janvier 1967, le clergé de l’Eglise de France écrit immédiatement au Patriarche Justinien pour lui demander officiellement «de prendre l’Eglise orthodoxe de France sous sa haute juridiction. Le Carême approche et notre impérieux désir grandit de passer ce temps de pénitence avec l’âme pacifiée par Votre reconnaissance». 

La condamnation

Cependant que la réponse roumaine tarde, le 18 février 1967, le Saint-Synode de l’Eglise Russe hors frontières se dépêche d’envoyer sa décision prise le 13 février 1967 :

«Ont décidé : Le motif invoqué par Mgr Jean et ses adeptes (partisans) envers l’Église Russe hors frontières est, ainsi qu’il ressort des documents cités, qu’il n’y avait pas et ne pouvait y avoir d’accusation du Saint-Synode et de son Président sur la non observance d’actes non orthodoxes ou anti-canoniques. Le motif de leur décision est venu de la crainte de certaines directives de l’Autorité Ecclésiastique, directives avec lesquelles Mgr Jean et ses collaborateurs seraient en désaccord. Après étude de cette affaire, il est évident que Mgr Jean profitant de la bonté et de l’indulgence de l’Archevêque Jean, déployait une activité ne relevant que de sa propre autorité. » 

Outre la mauvaise foi de cette Décision, examinons les vrais motifs allégués par l’Eglise russe hors frontières, pour établir la condamnation, tous motifs d’ordre secondaire.

Considérons-les par intérêt psychologique :

1) «Le jeûne pré-eucharistique n’est pas assez prolongé. » 

Mgr Jean, d’accord avec son Archevêque, avait décidé que le jeûne pré-eucharistique serait de huit heures, donnant d’ailleurs comme exemple le cas du prêtre oriental qui trouve normal de célébrer à 6 heures du matin s’il s’est arrêté de manger à 24heures = 6 heures de jeûne. En Orient, la rigueur du jeûne a éloigné de la communion, allant jusqu’à une grave déficience liturgique; en effet, lorsque le célébrant se tourne vers les fidèles en présentant le Corps et le Sang du Christ et en appelant au Banquet Divin, en général, seuls quelques enfants et trois ou quatre vieilles femmes s’avancent. Notons, toutefois, qu’en Russie soviétique la communion s’en revient vers «ses» fidèles, «ses» invités.

2) «La communion apportée une fois par un sous-diacre à un malade. » 

Le sous-diacre, croyant bien faire, en avait pris l’initiative – Mgr Jean lui en avait fait la remarque – mais en soi, était-ce une telle faute ? La question se pose. Les premiers Chrétiens lorsqu’ils ne pouvaient se rendre à la messe, emportaient avec la permission du prêtre les Saintes Espèces chez eux.

3) «Une messe pour les défunts avait été célébrée selon le rite maçonnique» : faux.

4) «L’introduction de nouvelles fonctions ecclésiastiques. » 

A quoi ce blâme fait-il allusion ? Peut-être aux ordres de portier, d’exorciste, ces ordres mineurs ignorés du rite byzantin ?

Répétons-le : le moteur essentiel de la condamnation réside chez plusieurs Evêques du Synode de l’Eglise russe hors frontières dans leur incapacité d’accepter, après la mort des trois défenseurs de l’Eglise de France : le Métropolite Anastase et les Archevêques Tikhon et Jean, une Eglise à visage occidental. Et puis, le Synode est mécontent du départ volontaire de l’Eglise de France. Ce départ effectué avant tout acte de l’Eglise russe hors frontières, enlevait la valeur d’une interdiction proclamée par une Eglise à laquelle on n’appartenait plus.

Le Saint-Synode accorde deux semaines de délai à Mgr Jean pour qu’il se soumette, faute de quoi il sera remis à l’état laïc.

Deux mois plus tard, le 2/15avril 1967, un ukase déclare que Monseigneur Jean est «considéré comme étant défroqué et remis au rang de simple moine». 

L’Episode des Russes blancs est clos. Moscou n’avait jamais interdit. Le Métropolite Wladimir de l’Exarchat russe (rue Daru), avait interdit arbitrairement et enlevé presque aussitôt l’interdiction, l’Eglise Russe hors frontières ferme les portes à la France on ne peut être occidental dans l’Orthodoxie, pense-t-elle finalement.

Le Printemps de notre âme

«La pénitence est le printemps de notre âme. La pénitence est totalement opposée au sentiment de scrupule, au complexe de culpabilité, à l’autocritique mélangée d’autodéfense qui trouble notre sommeil et paralyse notre esprit», annonce Mgr Jean en saluant le Carême. «Où réside la différence ? La pénitence se place en face de Dieu, les complexes en face de notre personne. 

Le pénitent prie : Seigneur, aie pitié de moi ! Le complexé gémit : Comment ai-je pu faire ceci ou cela ? La pénitence c’est l’amour de Dieu, la culpabilité c’est l’amour-propre. Le pénitent s’élance vers Dieu miséricordieux et plein de bonté, il aspire au pardon et non à la justification. La pénitence s’alimente à l’amour divin blessé. La culpabilité, même si elle se souvient de Dieu, s’en souvient comme d’un Dieu qui pardonne difficilement ; inquiète, elle refuse le pardon gratuit parce qu’incapable en son inconscient de se pardonner. Posons-nous, par exemple cette question. Quand je souffre d’incompréhension, d’affronts, de calomnies, suis-je réellement chrétien ? Car cette « souffrance » est un sacrifice à mon idole et non une oblation à Dieu. Je vous en prie, mes fils, que chacun offre sa pénitence et que tous ensemble nous fassions la même, vérifiant autant dans nos communautés, nos paroisses et nos églises si nous sommes devant Dieu ou devant le moi « haïssable », personnel ou collectif» (Mars 1967).

Des amis élèvent la voix, un Russe écrit dans «La Pensée Russe» du 28 mars :

«Une grande œuvre est sacrifiée à une nouvelle dispute. D’un côté, la conversion de centaines de catholiques qui cherchent la vérité dans l’Orthodoxie et de l’autre une condamnation pour des raisons subsidiaires du chef et annonciateur de l’Orthodoxie en pays étranger, de l’évêque Jean.» (Comte A.)

Un journaliste catholique lui écrit :

«L’importance de votre tentative de réimplantation de l’esprit chrétien d’Orient dans nos pays occidentaux est considérable et vous semez héroïquement sur tous les sols comme le semeur de l’Evangile. Certains souhaiteraient que soient rédigées et publiées les vues théologiques et autres qui sont les vôtres. Les Fumet[80] le pensent comme moi. On aimerait vous faciliter cette tâche, d’autant plus utile, peut-être, que vous êtes attaqué des deux côtés par les systèmes de force de Rome et de l’Orthodoxie, à qui l’œcuménisme prophétique fait peur. » (J. Y.).

La Roumanie

Le Patriarche Justinien lui fait télégraphier : «Sa Béatitude attend la visite de votre Excellence et de vos compagnons. » 

Mgr Jean prend donc l’avion avec son vicaire général, le Père Gilles Hardy, et un de ses prêtres, le 5 avril 1967. Avant de partir, il s’adresse à Dieu :

«Seigneur notre Dieu, plein de miséricorde et de pardon, écoute ma supplication, non selon nos mérites que nous n’avons pas, mais selon Ta bonté et Ta clémence et fais que l’interdiction promulguée par le Synode soit annulée par l’Autorité ecclésiastique et que notre voyage soit profitable à notre Eglise ; nous Te supplions, ô Trinité Sainte, gloire à Toi, aux siècles des siècles. Amen». 

Au moment de son départ, il reçoit une brève missive de celui qui devint et demeure jusqu’à nos jours le Président laïc de l’Eglise de France :

«Mon petit Père bien-aimé, au moment où tu vas partir pour assurer le devenir de notre Eglise, je t’envoie ma bénédiction. Tu as été fidèle non seulement à cette Eglise mais à la véritable Eglise du Christ en portant sur ton dos infiniment plus qu’il n’est convenable pour un pauvre comme moi ! C’est pourquoi je te bénis et je t’aime et je t’embrasse»(Emmanuel Ponsoye).

Le pays de France est avec le suppliant.

Le baume du Saint-Esprit

Le Patriarche de Roumanie reçoit avec amour la délégation française. Il donne à son Chef la plus belle des offrandes : un grand flacon de Saint Chrême. Le Saint Chrême que seul prépare le Patriarche dans l’Eglise Orthodoxe est le baume vital, le signe d’unité dans l’Eglise, le parfum de vie de l’Epouse du Christ.

Monseigneur Jean demande alors au Patriarche Justinien de sacrer Père Gilles Hardy comme son évêque coadjuteur. Le Patriarche ne donne aucune réponse nette. L’Esprit-Saint a précédé la réponse de l’homme.

Missive patriarcale

Mgr Jean rapporte un message d’espoir du Patriarche :

«Message au Clergé et Fidèles de l’Eglise catholique orthodoxe de France. » 

«A l’occasion de la visite fraternelle que Son Eminence l’Évêque Jean de Saint-Denis, accompagné des T. R. Pères Gilles Hardy et Jacques, a faite à l’Eglise orthodoxe roumaine cette année, au début d’avril, nous avons appris avec grande joie spirituelle le zèle avec lequel vous avez embrassé la foi orthodoxe, et nous avons connu l’amour que vous manifestez envers l’Eglise orthodoxe roumaine, gardienne fidèle des trésors de la foi léguée par notre Seigneur Jésus-Christ et prêchée par les Apôtres et les Saints Pères de notre Eglise une, sainte, catholique et apostolique. 

Grâce à ce premier contact avec les représentants de l’Eglise orthodoxe de France, nous avons appris la manière dont elle s’est constituée, comment elle s’est organisée et développée de jour en jour, arrivant jusqu’à avoir des monastères, des paroisses et des œuvres, institués sur la vieille tradition orthodoxe. 

Le fait que vous, clergé et fidèles orthodoxes français, par vos représentants, vous êtes dirigés avec confiance fraternelle vers la hiérarchie, le clergé et les fidèles orthodoxes roumains, nous fait croire que vous êtes poussés vers nous par le Saint-Esprit et, en même temps, par la conscience de l’origine latine commune à nos deux peuples roumain et français. 

Nous espérons que les liens spirituels entre nous, Orthodoxes roumains et Orthodoxes français, se développeront de plus en plus et qu’ainsi, nous connaissant mieux et plus profondément, nous pourrons établir des rapports fructueux et utiles à la collaboration future, pour la gloire de notre Dieu, loué dans la Trinité et pour la fortification de l’Orthodoxie dans le monde. 

Avec ces sentiments et ces espoirs, nous prions notre Dieu tout puissant afin qu’il répande en abondance Ses grâces sur le clergé et les fidèles de l’Eglise catholique orthodoxe de France en vous assurant de notre entier amour et de l’estime de nos hiérarques, du clergé et des fidèles de l’Eglise orthodoxe roumaine. Je vous envoie de tout mon cœur mes paternelles bénédictions dans notre Seigneur,»

Bucarest, 12 avril 1967                       signé : JUSTINIEN, Patriarche de Roumanie

Aussitôt qu’ils ont lu ce bienveillant message, ne portant en fait qu’une espérance, Mgr Jean et ses deux compagnons rédigent à nouveau de longs rapports, redemandant l’annulation de l’interdit injuste et sollicitent l’accueil de l’Eglise de France dans la juridiction roumaine. Ils remettent ce rapport au Patriarcat avant de quitter Bucarest : le 12 avril 1967.

Sur le chemin du retour, le 14 avril 1967, Monseigneur Jean passe par Sofia. Le Patriarche Cyrille lui déclare : «L’Eglise de France vaincra, car sa cause et ses positions sont vraies, mais patience.» L’Eglise de Bulgarie ne peut rien faire d’elle-même étant surveillée attentivement par la Russie.

Les émigrés russes de Paris

L’attaque suit l’espoir. Le phénomène psychologique de l’émigration continue, Les Russes installés en France ne parviennent pas à s’enraciner dans le sol français, et supportent mal d’autres Orthodoxes qu’eux-mêmes.

Monseigneur Jean avertit le Patriarche Justinien :

« Une fraction de l’Eglise russe d’émigration a entrepris une attaque systématique contre l’Eglise catholique orthodoxe de France, ne reculant ni devant les calomnies, ni devant les déformations. Le Patriarche Athénagoras lui ayant proposé de revenir à son Patriarcat national, le Patriarcat de Moscou, elle déclina ce conseil et se proclama, le 30 décembre 1965, Eglise locale indépendante, prenant le titre d' »Archevêché de l’Eglise de France et d’Europe occidentale. » Elle faisait de cette sorte croire au Gouvernement et aux Français qu’elle devenait l’Eglise du lieu, cessant d’être une Eglise russe d’émigration. Au cours de son Assemblée Générale de février 1966, d’une part elle le déclarait solennellement et, d’autre part, soulignait par la bouche du Recteur de l’Institut Saint-Serge, l’Archiprêtre Kniazeff, son caractère russe : « Nous restons indissolublement liés avec notre passé, et surtout, nous témoignons de l’origine russe de notre Archevêché qui appartient à la tradition ecclésiale russe, de notre fidélité spirituelle à l’Eglise russe et à la Russie, à sa culture et à son peuple». 

Un des Français orthodoxes qui avait pris connaissance de cette prise de position, écrivit dans un article :

«Imagine-t-on vers l’an 170 le Smyrniote Irénée, évêque de Lyon, dire aux Lyonnais : Nous affirmons solennellement que nous témoignons de l’origine smyrniote de notre Evêché qui appartient à la tradition ecclésiale smyrniote, de notre fidélité spirituelle à l’Eglise smyrniote, à Smyrne, à sa culture et à son peuple. 

La France hospitalière accueille tous les émigrés et ne veut nullement imposer aux organisations religieuses ethniques un quelconque renoncement à leur culture ou à leur attachement à la mère patrie ; mais prétendre être une organisation orthodoxe française tout en demeurant profondément russe, est une imposture et une ignorance. 

Nous fûmes obligés à l’époque, de protester énergiquement en demandant, afin d’éviter la confusion, que le terme « russe » soit ajouté au titre, ce qui ne fut pas fait. Notre désir serait de voir se réaliser l’union des trois juridictions russes[81] qui se déchirent entre elles, en une Eglise nationale russe unie au Patriarcat de Russie et de voir aussi notre Eglise de France se développer en paix sur notre sol» (28 juin 1967).

De son côté, Monseigneur Antoine de Genève, sans tenir compte de l’ordination, conférée par l’Archevêque Alexandre de Bruxelles du Patriarcat de Moscou au «fils aîné» de Monseigneur Jean, pousse l’hérésie canonique jusqu’à le marier publiquement et le réordonner ensuite. Les deux autres font courir la surprenante révélation que Monseigneur Jean, loin d’être allé en Egypte et en Terre Sainte en 1966, a résidé plusieurs jours à Odessa, auprès du Patriarche Alexis, et qu’une enquête a été entreprise par le Quai d’Orsay pour confirmer ce fait etc. La calomnie est devenue de l’affolement.

En réalité, l’opposition a changé de tactique. L’Eglise russe veut devenir Eglise locale et, peu à peu, certains suggèrent d’établir une Eglise orthodoxe multinationale, de rite oriental, réunissant sous la houlette du Patriarcat Œcuménique tous les Orthodoxes, non résidents des pays orthodoxes. Cette conception se heurte aux principes mêmes de I’ Eglise du Christ. En 1931, le Métropolite Serge, futur Patriarche de Moscou, fut contraint déjà d’écrire une lettre de blâme au Patriarche Œcuménique.

Photius II[82], et l’on voit dans l’histoire de l’Eglise, les Eglises défendre âprement leur liberté d’expression et de vie locale. Rome a succombé à cette tentation.

L ‘Assemblée Générale des Ier et 2 juillet 1967

L’Eglise de France, dénuée de protecteurs, est durement isolée.

En 1967, sa situation historique est curieuse. Elle est environnée de défunts. Sa marche solitaire à travers la passivité des Orthodoxes qui la comprennent, la mesquinerie de ceux qui la fouettent et veulent éteindre son passé, ne peut s’accomplir qu’avec persévérance.

Le 28 juin 1967, le secrétaire du Saint-Synode de Roumanie fait savoir à Mgr Jean :

«Notre Saint-Synode n’ayant pas une documentation complète pour pouvoir apprécier l’aspect dogmatique, canonique et liturgique de Votre Eglise, n’a pas pu se prononcer, pour l’instant, sur votre demande» (écrit en français).

Les multiples rapports se désintègrent-ils dans les chancelleries ?

Pour la quatrième fois, l’évêque, le Conseil épiscopal, le clergé et les délégués laïcs s’adressent avant l’ouverture de l’Assemblée à l’Eglise Orthodoxe universelle :

«L’Assemblée Générale demande humblement Votre Bénédiction Apostolique et la sollicitude morale de Votre Eglise aimée de Dieu, afin que la lumière de l’Orthodoxie se répande parmi les peuples occidentaux comme elle illumine les peuples d’Orient et que, dans l’unité de la foi, l’Occident et l’Orient semblables à « l’accord harmonieux d’une cithare, joué par l’Esprit aux sept dons », glorifient la triple lumière de la divine et adorable Trinité qui nous appelle par le baptême et les dogmes apostoliques à être une seule race nouvelle, le peuple élu, dans la multitude des vocations, des rites, des nations, des langues, formant une seule famille – Eglise universelle». (1er et 2 juillet 1967). 

L’Assemblée s’ouvre.

Mgr Jean commence :

«L’Église orthodoxe de France est une Eglise autonome qui a son propre chemin mais elle est profondément unie en esprit et en vérité et dans son amour illimité à toutes les Eglises locales de l’univers. Il me serait difficile de ne pas dire un mot, cette année, de la crise difficile, profonde que nous avons traversée lors de la dernière Assemblée Générale d’octobre 1966. Ce n’est point pour rappeler des faits ou des sentiments qu’il me faut en parler ; je ne suis pas un homme prétentieux, mais je considère qu’après une semblable secousse, Dieu est avec nous puisque nous existons encore. Je ne vous cacherai pas que durant toute une nuit sans sommeil, je me disais peut-être ne serons-nous plus que deux, ou trois, cependant il faut continuer. Et voici, nous ne sommes pas que deux ou trois, et nous avons vécu, nous avons survécu, continué ; n’imaginons pas que ce soit chose si facile mais cela nous montre qu’en dépit de notre faiblesse la grâce divine agit. Certains d’entre vous – les anciens – savent et peuvent témoigner avec moi que si la volonté de Dieu est que l’Orthodoxie renaisse en Occident et que, ainsi que le prophétisait le récemment canonisé – malgré les Orientaux – Saint Nectaire d’Egine, elle ne peut renaître sans douleur. Comme une femme enceinte, elle est dans les douleurs depuis quarante ans, peut-être demeurera-t-elle dans les crises et les difficultés tout en ayant le dernier mot. » 

Mgr Jean trace encore une fois le passé historique de l’Eglise, mais cette fois il ne peut s’empêcher de ponctuer chaque épreuve échec par de courtes phrases :

«Je me trouve à zéro … On m’oblige à quitter l’Église de France … Il ne me reste que la prière. Moi, j’aime l’Église de France, l’Église occidentale, je me suis attaché à elle et j’ai dit : Seigneur, Tu me prives tout ce temps ! J’attendrai ! Donne Seigneur !… On m’ordonne de partir, on me prie de me retirer. Il y avait pourtant des paroisses à Nantes, à Paris, il y avait de la jeunesse ; bien ou mal, il y avait quelque chose et tout est détruit ! Pardonnez-moi, mes amis, je vous fais ma confession, j’ai 63 ans et je mourrai bientôt.» 

Puis, il dépeint sa dernière épreuve dans l’Eglise Russe hors frontières :

« Chaque fois que je me rendais au Saint-Synode pour parler de l’Eglise de France, on me plaçait au banc des condamnés, on m’assaillait de questions. Etes-vous des francs-maçons ? Non. Vous êtes alors des bolcheviques, vous donnez la communion à des non orthodoxes etc. Je n’osais même plus répondre parce que j’avais devant moi des gens qui ne voulaient pas que nous existions. Durant dix ans, seul l’Archevêque Jean nous a donné la possibilité de vivre. Enfin, en 1964, je suis sacré ; le Primat de l’Eglise Russe hors frontières, tout en bénissant, n’ose assister. Nous continuons. Et en 1966, encore une fois, la crise ! Nous sommes obligés de quitter le Saint-Synode pour sauver notre Eglise, mais cette fois, nous ne sommes pas à zéro. Dieu soit loué ! Pourquoi vous ai-je raconté cela ? C’est pour vous expliquer, mes amis, que ceux qui sont engagés intérieurement dans cette œuvre unique et admirable – dont nombre d’êtres, seront un jour reconnaissants – ne seront pas assis sur des coussins de soie, mais incompris partout. Si je vous expose cet exode, c’est pour que vous sachiez que nous avons tenu bon, que je demeure le fidèle serviteur de la renaissance de l’Orthodoxie en Occident, en France particulièrement. L’épreuve fortifie. Soyons fermes. » 

Il passe ensuite aux relations avec les Patriarcats :

«Il est nécessaire de distinguer l’attitude des Eglises réellement unies au sol que ce soit la Grèce, la Roumanie ou la Russie de celle de la « diaspora » en général accrochée au lointain sol natal, non incarnée dans le pays où elle vit. Sa mentalité est très différente. Pour nous, l’essentiel est – je désire que cela vous pénètre – que notre Eglise de France, canoniquement, au sens le plus profond, est l’unique Eglise inattaquable en Occident ; elle ne le sera pas plus si les Grecs, les Russes ou les Roumains la reconnaissent, car la base de tout l’esprit orthodoxe, est l’esprit de canonicité en sa propre existence. Nous devons tolérer, comprendre les Eglises de l’émigration parce qu’il est normal que celui qui arrive dans un pays désire conserver sa culture, sa mission ; nous devons les accueillir. Nous, nous sommes canoniques non parce que reconnus par tel ou tel patriarcat mais parce que nous sommes ce que nous sommes. Notre but actuel est alors d’avoir deux évêques, trois évêques afin que notre Eglise se complète et devienne une Eglise-sœur. Nous sommes dans une période de développement, mais ce qui compte c’est la racine et non l’opinion des voisins, positive ou négative. Notre Eglise est canonique parce qu’elle est « aimante » : Nous ne sommes pas responsables de la pensée des autres mais nous sommes responsables de ce que, nous, nous pensons des autres. Et quelle est notre attitude ? Continuer, honorer l’Eglise Russe hors frontières, l’Église de Moscou, l’Église de Constantinople, toutes les Eglises existant dans le monde. 

Lorsque nous étions sans Evêque, étions-nous en schisme ? Nullement. Le schisme existe lorsque l’on déclare: Je ne veux pas. Ce ne fut pas notre cas. Nous voulons, nous voulons écouter ! A quoi serviraient les canons sans le contact fraternel ! 

Le problème de la date pascale s’est posé. Comment agir ? Si nous étions isolés, si nous étions une secte, j’aurais dit : on décide. Mais j’ai demandé l’opinion des Patriarches. Qu’ont-ils fait ? Le Patriarche Justinien a répondu positivement. Un autre : faites les Pâques occidentales mais gardez peut-être la date orientale, pour les Grecs et les Russes. Les troisièmes nous ont félicité pour nos Pâques. 

Enfin, les calomnies ne cessent de nous environner. Qu’annonce l’Evangile de Saint Luc ? « Bienheureux les persécutés ». Si les journaux nous citaient avec de gros titres, je dirais : Attention, malheur à nous ! 

Notre canonicité est en nous-mêmes. Soyons fermes, tranquilles. Lorsque cela changera, « ils » nous appelleront. Que peut-on nous faire ? Nous tuer ? « Cela ne se fait pas » nous empoisonner la vie? Mes amis, ce ne sont pas les hommes simples, les masses qui sont contre nous, ce sont les prêtres, les professeurs. Un professeur présente l’Orthodoxie, vous accueille, vous parle de liturgie, et nous voici dans l’impasse. Oh ! Seigneur, l’ignorance du monde occidental ! L’un d’eux me déclara un jour : Votre liturgie est une fantaisie. Pourquoi demandai-je? Vous chantez le Magnificat le soir, dans l’Orthodoxie on le chante le matin. Il ignorait que l’Occident chante le Magnificat aux Vêpres. Certains prêtres, certains professeurs, sont très français lorsqu’il s’agit de parler de littérature : de Camus, d’Aragon, de « pour ou contre » de Gaulle, se situer un peu à gauche, un peu à droite, mais aussitôt que l’on touche les problèmes religieux, ils entrent en un monde à part. Que Dieu les garde. 

Nous avons aussi une autre thèse à combattre : celle qui prétend que seul le rite de Saint Jean Chrysostome est valable ; par malheur, il n’y a pas de rite « de Saint Jean Chrysostome’, il y a le rite byzantin. 

De plus, en Alexandrie où ce rite n’est pas le rite traditionnel du pays, l’Église orthodoxe meurt. Ne serait-il point préférable de songer surtout à s’unir aux Coptes dont l’Église est florissante. Autre exemple, le 3 janvier de cette année, un groupe de jeunes, réunis rue Daru, déclarait : « Nous voulons l’Église orthodoxe de France ! » en oubliant que le 3 janvier est la fête de Sainte Geneviève, et ils passèrent outre. Certainement, si on le leur signale, ils accepteront Sainte Geneviève, mais leur cœur n’est pas là. 

Mes amis, mes amis, pour faire quelque chose il faut donner sa vie, ses entrailles ; il ne suffit pas d’être aimable, c’est – pardonnez-moi le terme – une foutaise de penser que l’on peut faire une Eglise en introduisant seulement les textes byzantins. Ce n’est plus vouloir la France. Néanmoins, nous devons respecter le phénomène de l’émigration, être reconnaissants pour ce qu’elle a réalisé, tout en restant lucides et ne pas trop compter sur eux. Religieusement, ils ne sont pas occidentaux.» 

Les mois s’écoulent. L’Eglise roumaine demeure silencieuse et l’on assiste à un évènement anti-canonique, ahurissant, au plus haut point de la part de l’Eglise Russe hors frontières :

« On réduit à l’état laïc un évêque qui refuse que son Eglise de France devienne russe, et on se tait lorsqu’un Archevêque insensé réordonne un prêtre ordonné depuis 16 ans (un des fils aînés de Monseigneur Jean) selon toutes les règles, par le Métropolite Alexandre de Bruxelles» (Lettre d’un fidèle).

Père Gilles Bertrand-Hardy

Alors, se détache un jeune homme, resté sereinement combatif à travers la tempête : le Père Gilles Bertrand-Hardy. Le temps est venu de le présenter à nos lecteurs.

Né le 22 septembre 1930, à Stoke-on-Trent, en Angleterre, il a pour père Jean Bertrand-Hardy, Directeur de l’usine Michelin et pour mère Agnès Fay. Il fait ses études au Collège des Bénédictins de la Pierre-qui-Vire, puis à Tours au Collège des Jésuites de Saint-Grégoire de Tours. A la Pierre-qui-Vire, il acquiert le goût du chant grégorien et la familiarité de l’Eglise. Après avoir passé son baccalauréat, il achève ses études aux Lycées Henri IV et Janson-de-Sailly, à Paris. Il fait ensuite son service militaire à l’Ecole des Officiers d’Application d’Artillerie, à Châlons-sur-Marne, avec des séjours en Allemagne (Witlich, à côté de Trêves) et en Tunisie. En 1954, en permission en France, il est conduit par son frère Grégoire en l’église Saint-Irénée (96, Bd Auguste Blanqui, 13e) et assiste à une liturgie vespérale. Il comprend, simplement, que «c’est là». Il ne fait ce jour-là la connaissance de personne, sinon de loin celle du Père Eugraph, mais il a fait la connaissance de l’Orthodoxie. De retour dans sa famille, il travaille avec son père qui est alors Président de multiples organisations agricoles (dont la F.N.S.E.A. pour le département de la Vienne[83]) et demeure un certain temps auprès de ses parents dans le domaine familial de Jallet.

Au courant de l’année 1957, il reçoit un mot du Père Eugraph :

«Cher Gilles, J’ai prié spécialement pour toi. Remets les affaires de tes parents entre les mains de Dieu. Il s’en chargera, et viens à Paris pour le Ier novembreCela paraît dur, mais telle est la volonté de Dieu. Je prierai pour que la rupture soit la moins difficile possible. L’Evangile est pour nous. Je t’embrasse et à bientôt. p. E. Kovalevsky. » 

Il vient.

Il cherche du travail, apprend le métier d’assureur et devient rapidement inspecteur d’assurances.

Il est ordonné Lecteur. Au cours de l’ordination au lectorat, l’ordinand lit un passage de l’Ecriture Sainte que l’ordonnant ouvre au hasard et qu’il lui remet :

«Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures, qu’il a été enseveli, et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures ; et qu’Il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, Il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton, car je suis le moindre des apôtres.» (I Cor. 15, 2-8).

Il existe une croyance qui veut que la péricope lue par le nouveau lecteur, dévoile la couleur générale de son futur ministère. Le Père Eugraph qui l’avait ordonné – il avait reçu la permission de son supérieur de conférer les ordres mineurs – dit ensuite sa satisfaction «Son chemin sera droit et liturgique, mort-résurrection. »

Le lecteur Gilles suit les cours de Théologie à l’Institut orthodoxe français de Paris-Saint-Denys, de 1957-58, 58-59, à 59-60, puis le 13 novembre 1960, il est ordonné prêtre par le saint Archevêque Jean de San-Francisco (Maximovitch). En 1967, Monseigneur Jean le nomme Vicaire Général. Le 2 décembre 1967, le clergé l’élit évêque. Le 3 décembre 1967, le Conseil Episcopal confirme ce choix. Le 4 décembre 1967, le Conseil Paroissial de la Cathédrale l’élit à son tour. Enfin, le 11 juin 1972, il est sacré Evêque en la Cathédrale Saint-Irénée de Paris, sous le nom de Germain de Saint-Denys par N.N.S.S. Nicolas, Métropolite du Banat, Antoine, Evêque de Ploiesti et l’Evêque Théophile Ionesco, Evêque des Roumains à l’Etranger qui a quitté l’Eglise Russe hors frontières dont il dépendait pour réintégrer son Eglise-Mère, le Patriarcat de Roumanie.

Dès le début, Monseigneur Jean de Saint-Denis s’appuie pleinement sur le Père Gilles et trace son portrait en une phrase : « Tout est simple avec lui. En quelques minutes, les affaires sont réglées.» Ilest son fils, son confident, son successeur.

Au mois d’août, Monseigneur Jean part avec le Père Gilles se reposer chez un vieux professeur au Lido de Venise. Il est déjà si affaibli qu’il reste de longues heures assis sur la terrasse de la villa-pension. Des draps, étendus dans le jardin, claquent en chantant au soleil, un chat très gros est casé sur ses genoux. L’évêque écoute le professeur plié par l’âge lui conter les derniers moments historiques de Trieste. Tout proche du jardin bordé de saxifrages roses, un groupe d’Italiens s’exprime du matin au soir à voix criarde devant une fraîche taverne. Mgr Jean, quand la lassitude le libère un peu, aime se promener dans le quartier Sainte-Hélène de Venise, silencieux et vide. Meurtri par les évènements, il sait alors s’arrêter et se plonge dans un dialogue continu avec Dieu. Cependant, il parle longuement de l’avenir de l’Eglise avec son Vicaire Général. Ces deux hommes sont paisiblement décidés à frapper, à appeler jusqu’à ce que la porte roumaine s’ouvre.

Le 24 novembre 1967, Monseigneur Jean écrit à nouveau au Patriarche Justinien :

«Béatitude, Vous nous avez écrit que le Saint-Esprit amenait notre Eglise de France vers l’Église de Roumanie. Je vous supplie de tout mon cœur, de reprendre notre cas en mains, et d’accepter de recevoir une délégation de notre Eglise. Notre Seigneur a dit : « Celui qui vient vers Moi, je ne le mettrai pas dehors », et encore : « J’étais sans abri et vous M’avez accueilli »:.. Nous sommes prêts à répondre à toutes les questions, à préciser tout ce qui pourrait sembler vague, de vive voix ou par écrit, selon votre désir. J’ai consacré ma vie entière à la confession et à l’enseignement de l’authentique doctrine orthodoxe, basée sur les Conciles, les Pères de l’Eglise et la Tradition ininterrompue. Qu’il me soit permis d’oser parler comme Saint Paul : « Sont-ils hébreux ? Moi aussi. Sont-ils Israélites ? Moi aussi. Sont-ils de la postérité d’Abraham ? Moi aussi. Sont-ils ministres du Christ? – Je parle en homme qui extravague – je le suis plus encore : par les travaux, bien plus ; par les coups, bien plus ; par les emprisonnements, bien plus. « Je crois, en conscience, avoir rempli, en dépit de mes faiblesses et à travers ma souffrance, la mission confiée par Dieu. Mes travaux et mes actions témoignent du respect que je porte envers les décisions canoniques. C’est en raison de ce respect que j’ai défendu et défendrai jusqu’à la mort le droit des peuples occidentaux, du peuple français en particulier, d’avoir leurs Eglises nationales. » 

Nous voyons surgir en ces quelques lignes le visage noble et humble de l’évêque, celui que l’on appellera rapidement après sa mort : «Père de l’Eglise du XXème siècle». Nous voyons son regard s’accrocher avec une espérance têtue à l’EGLISE qui doit lui répondre puisque son Unique Ami lui a imposé sa mission.

On ne lui répond pas.

Le 3 décembre 1967, le Conseil Episcopal envoie un rapport ; le 14 décembre, Mgr Jean demande au Patriarche de le recevoir avec son Vicaire Général. Le 17 décembre, le Père Gilles prend la situation en mains et s’adresse au Vicaire Patriarcal, l’évêque Antim :

«Le statut de l’autonomie interne de l’Eglise catholique orthodoxe de France pourrait être fixé à partir des bases existantes, déjà accordées par les différentes juridictions russes en occident mais remises en question par suite des craintes des fractions émigrées de leur voir échapper le contrôle de l’Orthodoxie. Toutes les formes du lien canonique peuvent être envisagées. Je prie intimement Votre Eminence de nous éclairer sur la voie de nos démarches. »

Et le 18 décembre, c’est une «Délégation de fidèles dé l’Eglise catholique orthodoxe de France» qui écrit dans le même sens. L’Eglise du Christ, répondra-t-elle enfin ?

L’évêque-coadjuteur

Monseigneur Jean ne veut pas être seul Berger de son troupeau. Suivant son habitude, il bondit dans l’avenir, et remet la mitre au Père Gilles élu à l’unanimité comme évêque-coadjuteur, la veille de Noël. Il a repris le vieux geste des Gaules : le peuple a élu, à la hiérarchie de confirmer.

Pour l’instant, seuls les émigrés, ameutés par ce geste de vitalité confirment avec véhémence auprès de la Roumanie leur calomnie.

31 – Le patient importun – 1968

La Roumanie répond

Il n’y a pas de cas désespéré

Le grand concile orthodoxe

L’Assemblée Générale des 6, 7 Juillet 1968

L’élément biblique

A la rencontre des évêques orientaux

Le Patriarcat de Roumanie

L’envoi

La fin de l’année 1968. 

« Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leur cœur. De peur qu’ils ne voient des yeux, qu’ils ne comprennent du cœur, qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse. » (Jean 12, 40)

Le Patriarche Justinien envoie des télégrammes chaleureux, mais aucune allusion canonique.

Mgr Jean cherche le moyen de briser l’obstacle. Il pense : Et si nous présentions au Patriarche toutes les possibilités, lui facilitant ainsi le travail, peut-être répondra-t-il ? L’Eglise de France frappe, frappe à la porte ; elle suggère, elle décrit, elle offre toutes les solutions entrevues, bouquet de fleurs suppliantes et filiales. Et l’on écrit.

Mgr Jean avec son Vicaire Général, son Archidiacre et son Président laïc, dispose devant les yeux du Patriarcat roumain les outils canoniques. Il y en a onze. C’est le 26 janvier 1968.

Voici l’essentiel des onze solutions canoniques :

« 1) Un acte d’annulation (du jugement anti-canonique du Saint Synode de l’Eglise russe hors-frontières) émanant du Patriarcat de Roumanie rendrait un service insigne à la réputation calomniée de notre Eglise.

2) Sa Béatitude accepte de faire sacrer un deuxième évêque, sans préciser nos rapports canoniques qui peuvent de ce fait, rester encore à l’étude.

3). Charger un évêque parlant français de se rendre en France afin d’étudier les problèmes susceptibles de se poser, et de remettre au Saint-Synode son rapport rédigé sur place.

4) Accorder l’intercommunion en faisant la réserve que les Statuts canoniques seront fixés ultérieurement.

5) Promulguer un acte reconnaissant que la liturgie de l’Eglise Orthodoxe de France (ancien rite occidental pratiqué en Occident avant le Grand Schisme) est conforme à la tradition orthodoxe.

6) En cas de questions dépassant la compétence d’un Évêque, le Patriarcat de Roumanie accepte d’envoyer ses instructions et d’agir en conséquence.

7) Permettre, en indiquant que les statuts sont encore à l’étude, de nommer « Sa Béatitude le Patriarche Justinien » au cours de la Divine Liturgie.

8) Créer une Commission mixte, se réunissant aussi bien à Paris qu’à Bucarest, pour étudier la situation.

9) Reconnaître officiellement que le peuple français a le droit canonique d’avoir son Eglise nationale avec son organisation et ses coutumes propres.

10) Sa Béatitude le Patriarche Justinien prend sous sa protection personnelle l’Église Orthodoxe de France laissant au Saint-Synode la possibilité d’étudier son cas dans l’avenir.

11) Enfin le Patriarcat de Roumanie accepte de proposer à l’Eglise Orthodoxe de France qui est dans l’attente, les conditions qu’elle juge indispensables.

Une réponse, ne serait-ce qu’à l’un des onze points, rendra courage aux fidèles de l’Eglise Orthodoxe de France qui souffrent en silence mais qui attendent avec espoir le geste maternel de l’Eglise de Roumanie.» 

Que décidera l’Eglise de Roumanie devant cet éventail de nuances canoniques ?

La Roumanie répond

Le 8 février 1968, l’Evêque Antim, Vicaire Patriarcal, transmet une réponse qui ne répond pas véritablement mais qui pose la difficulté de la Liturgie des Gaules :

« Vu les conditions spéciales dans lesquelles ont pris naissance et se sont développées les communautés ecclésiastiques dirigées par vous, nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que l’ancien culte des Gaules soit pratiqué, dans une mesure limitée, pendant l’année, ainsi que certaines Eglises Orthodoxes officient la messe de Saint Jacques, malgré les sérieuses objections qui existent sur l’authenticité et l’originalité de l’actuelle liturgie gallicane. Comment avez-vous la possibilité de réaliser l’unité de l’Orthodoxie française dans l’avenir si vous vous maintenez sur cette position divergente du point de vue culte ?» 

Comment expliquer, tâcher de comprendre ce raisonnement qui fait table rase des études, des rapports, des principes fournis maintes fois et des faits ? Pourquoi l’Orient s’obstine-t-il à enlever à la France sa couronne liturgique légitime ? Pourquoi ? Parce qu’une des racines de cette conduite – il en est plusieurs autres, mais celle-ci est robuste – est l’instinct de puissance chez l’homme, aussitôt qu’il croit discerner chez l’autre une faiblesse, l’Empire Romain d’Orient ayant disparu, l’Orient exerce son autorité là où il le peut, dans l’expression religieuse : la Liturgie. Puisque, pense-t-il, l’Eglise de Rome est « basileus » d’Occident, que la Liturgie de Saint Jean Chrysostome devienne, elle, « basileus » des pays orthodoxes. L’uniformisation de la Liturgie, aussi bien à Rome qu’à Constantinople a rompu l’universalité. La rencontre au divin carrefour des diverses âmes des nations, a disparu. Mais en dépit des évènements, l’Orient a conservé le principe local. l’Esprit-Saint, selon l’expression du Docteur Ponsoye, se « faufile », et soutient en Orient orthodoxe les Eglises locales.

«Nos frères orientaux croient peut-être que nous avons simplement exhumé une Messe de « St Germain de Paris », comme une sorte de folklore désuet, c’est exactement le contraire. Nous avons une liturgie complète, nous avons le cycle entier avec toutes ses fêtes, nous y sommes vocationnellement attachés, car c’est la nôtre propre, spécifiquement française, celle de nos pères ; elle est originelle, au point que le rite romain et même le rite oriental lui ont fait des emprunts ; elle est splendide par elle-même, et par son expression parfaite de l’esprit et de la vocation spirituelle de la France : nos âmes se ravissent de joie à sa pratique, ce que ne nous procurent ni le rite romain, ni les rites orientaux, si beaux soient-ils. » 

Le 22 février 1968, le Père Gilles écrit un rapport à l’évêque Antim :

«Deux commissions, liturgique et canonique, dans notre Eglise travaillent actuellement pour terminer des rapports qui seront prochainement envoyés au Saint-Synode de Roumanie. Si les Eglises Orthodoxes antiques savaient combien notre Occident gémit dans l’attente de la vérité orthodoxe, elles se précipiteraient comme vers le fils prodigue pour lui passer l’anneau au doigt et lui offrir le veau gras. Mais faudra-t-il, au contraire, restaurer l’Orthodoxie en Occident malgré l’Orient ? Ainsi l’Église de Roumanie, trait d’union entre l’Orient et l’Occident, peut hâter le temps.» 

Le 30 mars 1968, Monseigneur Jean répond à nouveau à l’objection soulevée par le Saint-Synode :

«Nous n’avons jamais prêché l’exclusivité d’un rite. Si l’on se trouve devant une communauté désirant conserver le rite romain (modifié orthodoxement, certes) ou le rite byzantin, nous n’y voyons aucun empêchement canonique». 

Le Père Eugraph, dès son adolescence, préconisait l’acceptation par l’Orthodoxie du rite romain pour les pays dont il est le cœur. Il aimait ce rite malgré l’anémie, l’atrophie de l’épiclèse mais, disait-il, toute liturgie est imparfaite, ainsi le veut le Saint-Esprit afin qu’elles se corrigent et se complètent mutuellement.

« Trois rites peuvent coexister dans une Eglise locale sans compromettre pour autant l’unité orthodoxe. Par contre, nous tenons fermement à la reconnaissance du droit sacré qu’a l’Eglise de France – Eglise d’origine apostolique – d’avoir ses traditions propres.»

Ilrappelle ensuite les phrases du Locum Tenens, Métropolite Serge à la Confrérie Saint-Photius, en 1939 (voir tome I, 23ème chapitre, p. 189) et il continue :

«L’usage parallèle de deux formes de liturgie, en particulier de la liturgie eucharistique, n’est pas contraire à la Tradition, par exemple gallicane pour les Français, ou romaine expurgée, ainsi que le rite oriental en langue française. Nos difficultés proviennent du plan canonique et non liturgique : l’absence d’intercommunion entre les différentes parties de l’Eglise Orthodoxe en Europe, l’esprit de concurrence et de minorité. Ainsi, répétons-nous, nous ne sommes en aucune manière isolés du monde orthodoxe par le rite, mais notre but est le développement de l’Orthodoxie en Occident et particulièrement en France. Ce but nous place devant une double tâche : l’unité avec l’Orthodoxie universelle dans son enseignement et sa vie spirituelle et l’union avec les peuples occidentaux et leur civilisation chrétienne. Si les Français se convertissent à l’Orthodoxie, c’est, ne l’oublions pas, poussés par l’élan de leur cœur vers la religion de leurs pères. Peut-être est-ce pour cette raison que les tentatives d’une Orthodoxie française orientale n’ont attiré que quelques intellectuels déracinés et jamais les masses. » 

Il n’y a pas de cas désespéré

Fidèle à sa doctrine intérieure, Monseigneur Jean célèbre la joie de Pâques dans sa lettre pastorale de 1968 :

«La première qualité d’un orthodoxe est de demeurer toujours joyeux, bienveillant, plein de confiance. Le Mystère de la Résurrection nous donne la certitude qu’il n’y a pas de cas désespéré, puisque du Tombeau est sortie la Vie « comme d’une chambre nuptiale ». L’hiver engendre le printemps éternel, la stérilité éclate par la fécondité enivrante, la nuit produit l’aurore sans fin, l’angoisse s’épanouit en allégresse, le crime s’efface devant le pardon, la solitude se déploie en communion agapique, l’abîme de notre subconscient ténébreux est dépouillé par la Descente du Christ aux enfers. Les faux Chrétiens disent comme la maison d’Israël : nos os sont secs, notre espérance évanouie, c’en est fait de nous (Ez 37, 11). Ou autrement : « Notre doctrine est périmée, elle ne porte plus, notre christianisme s’évanouit dans le monde moderne, »c’en est fait de nous. » Le vrai Chrétien, lui, reconnaît le Seigneur quand il dit : « Je vous tirerai de vos tombeaux, Je mettrai mon Esprit en-vous et vous vivrez.  » (Ez 37, 12). Le vrai Chrétien clame au Seigneur, avec l’immolatio pascal de notre ancien rite des Gaules : « Dans la nuit de la Résurrection, de l’homme vieilli Tu créas la race vigoureuse.  » Redressez-vous et soyez dans l’allégresse !». 

Le courrier apporte à l’évêque isolé des amabilités pascales le Patriarche Athénagoras lui annonce qu’il a décidé :

«en accord avec nos frères les très saints chefs des Eglises Autocéphales Orthodoxes de préparer un grand et saint Concile de l’Eglise, l’Archevêque Makarios de Chypre lui dit sa chaude affection et le Patriarche Justinien de Roumanie lui écrit : « Avec un amour paternel, je vous souhaite que la Fête de la Résurrection de Dieu vous apporte aussi cette année ceci : Que vous ayez la même joie qu’ont, eue les disciples quand Jésus ressuscité est venu parmi eux et qu’il leur a montré Ses mains et Son côté et leur a donné la paix et le Saint Esprit »». (Jo 20, 19-23).

Le grand concile orthodoxe

En l’été 1932, sur l’initiative du Patriarche Œcuménique, avait été projetée une réunion préconciliaire orthodoxe. Le 27 mai 1968, Jean le Patient, qui connaît la lenteur historique de l’Eglise humaine, écrit pourtant – en collaboration avec son Vicaire Général, Père Gilles – un rapport qu’il envoie aux Patriarches.

La perspective d’un Concile lequel, pense-t-il, sera essentiellement axé sur le Saint-Esprit, lui rappelle l’enthousiasme de son adolescence.

«… Nous pensons que cette assemblée devra étudier, ou poser au moins dans la liste des questions, la situation des Orthodoxes en Europe occidentale et dans les Amériques. Conscients de la gravité des orientations et des options qui seront définies et choisies pour confirmer l’universalité de l’Orthodoxie, en son sein et dans ses rapports avec les autres frères chrétiens qui résident en Occident, nous demandons à Votre N… d’être notre défenseur dans les débats afin de tenir compte de notre existence, évitant que nous ne soyons rejetés volontairement ou involontairement et que les solutions envisagées oublient les Occidentaux revenus à l’antique Eglise avec leurs traditions et leurs droits légitimes. »

Plusieurs années ont passé et le Grand Concile de l’Orthodoxie universelle en est toujours aux préliminaires.

Monseigneur Jean est seul. Ses collègues lui sourient, sans répondre avec précision. Aucun Patriarche ne lui accuse réception de son rapport.

L’Assemblée Générale des 6, 7 Juillet 1968

«La France a vécu au mois de mai des troubles, elle en vivra encore, il faut séparer les troubles estudiantins des troubles ouvriers. L’ouvrier, en général, n’est pas en accord avec les étudiants qu’il accuse d’être des trouble-fête, il désire, lui, des choses justes ou non justes. La réponse de l’Eglise, face au problème social, est toujours claire et invariable : elle est pour la justice sociale. Sans approfondir ce sujet qui n’est pas le mien je rappellerai seulement deux aspects : un élément biblique et une phrase des psaumes. » 

L’élément biblique

Vous le savez, le peuple d’Israël qui a fui l’Égypte, libéré par Moise et Dieu rédempteur, exprime par son exode à travers le désert jusqu’en terre de Canaan, la démarche et l’histoire de l’humanité. C’est pour cela qu’il est pour nous l’image de la Pâque éternelle, non en souvenir d’un passé juif mais parce que cette marche du peuple hébreu vers la terre promise, c’est l’évolution, le progrès, le cheminement de l’humanité vers les cieux nouveaux. Aspect eschatologique. Souvenez-vous des revendications de nourriture d’Israël. Dieu lui répond et lui donne le pain – ou le salaire – pain dans le désert, mais à Paris l’argent nécessaire pour acheter ce pain dans la boulangerie. Attention ! Il donne exactement ce dont l’homme a besoin : la manne céleste. Dieu accepte la revendication afin que le peuple soit rassasié mais pas plus. Et cette manne engendra le double sens du pain : pain quotidien de chaque famille, pour chacun et, d’autre part, le pain eucharistique éternel. Voyez-vous alors l’attitude de l’Eglise ? Nécessité de l’essentiel en tant que nourriture – je n’envisage pas ici le problème ouvrier, ni celui du sous-prolétariat, moins bien payé que les ouvriers en commençant par les prêtres jusqu’à certaines femmes qui ne savent comment vivre, mais laissons là la sociologie. Lorsque Israël réclama la viande qui est un aliment supérieur, une sorte de luxe car on peut subsister avec seulement le pain quotidien, que fit Dieu ? Il l’accorda en surabondance. La Bible ne contient donc pas que la notion de nécessité (ainsi, quand un clochard mendie un morceau de pain et qu’en réalité il veut boire, donnez juste le morceau de pain mais ajoutez le litre de vin) mais quand Israël essaie de troubler le rythme de la constitution et de la société en se révoltant contre les lévites et autres organisations, Dieu dit : Assez ! L’Eglise aime les partages justes. 

Je passe à mon deuxième sujet. Il s’agit d’un verset de psaume en général mal traduit : ce passage qui inspira tous les Pères de l’Eglise est particulièrement bien inspiré par la Tradition authentique vis-à-vis du problème social. Je le cite : «La Vérité se pencha (ou : descendit, ou : s’inclina) des cieux, alors la paix et la justice se sont donnés le baiser fraternel (ou : se sont embrassées).» (Ps 85, 11. 12).

Devant le Chrétien se dresse le problème très profond du conflit sur terre entre la justice et la paix. Celui qui veut la justice n’est pas dans la paix. Il va vers les grèves et les guerres, il se sacrifie parce qu’il voit l’injustice et ne peut la supporter. Celui qui veut la paix, abandonne la justice pour vivre tranquillement : «L’essentiel est que l’on me laisse en paix. Je suis en vacances avec ma femme et mes enfants, je veux vivre en paix !» Les pacifistes ou les partisans de la coexistence pacifiste, s’ils ne sont pas entraînés dans une intrigue politique, se basent, en fait, contre la justice. Ils font la paix avec les ennemis pour ne pas faire la guerre. «La paix à tout prix» est aussi faux que «la guerre à tout prix». Il y a rupture. L’Eglise prie toujours «pour la paix du monde entier» mais ne peut vivre uniquement pour une paix compromise. Elle trahit sa vocation si elle est seulement pour la paix ou pour la justice. La paix et la justice ne peuvent se réconcilier en dehors de la vérité, et ceci il faut le proclamer bien haut à «droite» et à «gauche» ! A l’époque de Charlemagne, il existait même de ravissantes miniatures où l’on voyait la paix et la justice s’embrassant sous le Doigt de Dieu qui est la vérité. Nous devons être conscients que tant que le monde refusera la clarté de la Vérité divine, il y aura toujours une fausse paix et une fausse justice. C’est un problème social et politique. Je vous citerai, entre autres exemples de coexistence pacifique, ou soi-disant pacifique, le cas de l’œcuménisme. Est-il possible de réaliser l’union des Eglises en disant uniquement que nous sommes tous frères, sans la tension profonde de la justice ? Sur le plan religieux, la justice, ce sont les dogmes et notre attitude dogmatique. Chacun de nous est ce qu’il est et ne peut tricher. Comme nous sommes tous plus ou moins coupables, nous trichons avec la justice, mais lorsque nous nous élançons en elle nous perdons l’aspect de la paix. Certes, nous prions pour la paix du monde, seulement ce n’est aucunement la paix de pacifistes, car si d’une part le Christ dit : «Je vous donne la paix, non comme le monde la donne», d’autre part, il ajoute : «J’ai apporté le glaive». La paix et-la justice ne pourront être réalisées que dans la Vérité. 

Abordons, à présent, la question de la jeunesse qui se soulève dans le monde entier. Ce n’est pas un problème propre à la Sorbonne, parce qu’on y a jeté des pierres ! Je comparerai les mouvements estudiantins aux mouvements cosmiques. Vous n’ignorez pas que nous devons passer par d’étranges troubles cosmiques, et le mouvement étudiant n’est ni technique, ni conscient, ni même politique. C’est un évènement jailli du subconscient, un signe de grands changements dans l’humanité. Ne fermons pas les yeux. Le monde sera troublé et nous ne pourrons pas faire grand’chose car l’humanité doit aller jusqu’à la limite de la négation de Dieu. Par contre, que l’on croit ou que l’on ne croit pas, l Esprit Saint inspire et donne la vie, même au démon – et veille dans tous ces mouvements. Grégoire le Grand, Pape de Rome, a dit que l’Antéchrist, tout en étant l’injustice, agira par le Saint-Esprit. Il faut comprendre la profondeur de notre histoire. Nous ne sommes pas encore parvenus au bout de l’athéisme. Et n’imaginez pas surtout que vous pouvez, que nous pouvons convertir quelqu’un. Nous verrons des conversions, à l’intérieur, mais notre mission est d’être présents et de «tenir bon» comme il est dit dans l Apocalypse. Ne croyez pas que votre parole sera écoutée, car l’homme doit arriver à un certain but, parce que la coupe doit être pleine. Mais, soudain, tout à coup, de ce chaos, de ces revendications souvent injustifiées, sortiront des Paul, des saints Séraphin, des Nicodème l’Hagiorite. Les apparitions de la Vierge prédisent qu’il y aura nombre de con, versions spectaculaires. 

On pense que l’on peut «tripoter» avec le mouvement actuel. Faites-le. Cela ne servira de rien. Je vous citerai le cas d’un Jésuite remarquable, ayant saisi l’aspect cosmique de la religion, Teilhard de Chardin. Pensant que son langage scientifique pouvait apporter quelque chose à la jeunesse soviétique, quelques unes de ses œuvres, lues clandestinement, furent traduites en russe. Etant donné que là-bas le pays est officiellement athée, la jeunesse est areligieuse. Donc, par hasard, j’eus un contact avec un jeune ingénieur porte-parole de la jeunesse soviétique. Je lui demandai ce qu’il pensait de Teilhard. «Surtout pas lui ! Me répondit-il, il est moniste. Nous voulons un Dieu transcendant, nous voulons une religion qui ne soit pas de ce monde, quelque chose qui nous complète dans ce monde où nous étouffons. Auprès de la dictature politique, il y a la dictature de la pensée. La nature ! Les lois naturelles ! La science ! Nous désirons que quelqu’un nous dise qu’il existe quelque chose qui ne soit pas quelque chose !» C’est dans ce plan, mes amis, que dans dix, vingt, trente ans, – je ne sais, dans l’Ancien Testament le Seigneur annonce : Me voici, Je viens, et nous l’avons attendu 300 ans – s’opèrera le changement. Prenez garde. Fréquemment, le péché des hommes d’Eglise est de se confondre avec la Providence, avec le Saint-Esprit, et de s’acharner à vouloir transformer le monde. Nous avons alors comme l’impression que Dieu agit à travers nous, les croyants. Voyons ! Dieu n’est devenu ni orthodoxe, ni catholique. Il est devenu homme et chair. Je puis vous assurer qu’Il connaît Son métier mieux que nous. S’Il tolère l’athéisme, la haine, voire l’incompréhension de Lui-même, il sait pourquoi, Il est éternel. 

N’oublions pas que nous ne pouvons adhérer 100 % à tous les programmes qui nous seront présentés pour la simple raison que Dieu nous a confié un plan «quinquennal» eschatologique. Nous attendons le changement du ciel et de la terre. Un milliard d’années ? Dix ans ? Cela fait si peu de différence pour nous. Nous sommes quand même solides, pourquoi devenir enfantins. Ouvrant l’Evangile en Allemagne où je me trouvais, pour la première fois, je réunis deux textes que vous connaissez : «Père, je Te bénis de ce que Tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et que Tu les as révélées aux enfants», et un peu avant «A qui comparerai-Je cette génération ? Elle ressemble à des enfants assis dans des places publiques, et qui, s’adressant à d’autres enfants, disent : Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé nous avons chanté des complaintes et vous ne vous êtes pas lamentés.» (Mat. 11, 25 et 16-17) Matthieu nous présente deux sortes d’enfants : les sages, et les capricieux incapables de comprendre. Les enfantillages consistent à être capricieux, bouleversés par une chose ou une autre. Il y a une fausse enfance et une Vraie enfance. 

Je passerai maintenant à la situation de notre Eglise de France vis-à-vis du monde œcuménique, et du monde orthodoxe car c’est intimement lié. Je constate un certain désir de nous isoler, d’où plusieurs difficultés, beaucoup plus grandes que pour une Eglise «vagans», pentecôtiste ou hérétique. Pourquoi ? Parce qu’en dehors de nos défauts personnels – toutes les Eglises ont des défauts, ce n’est pas là la raison – l’Église de Rome ne peut accepter l’Eglise orthodoxe comme une confession universelle. Elle veut voir en elle le folklore, le message de l’Orient et des Pères grecs. Alors, dans ces conditions il est possible de rencontrer le pauvre petit Pape d’Orient, Athénagoras, et être frères ! Pourquoi pas ? L’Eglise de Rome veut que l’Église orthodoxe soit limitée à quelques peuples et là est le mensonge. Que quelques Hollandais, Suédois, Français, Italiens même, deviennent orthodoxes, ce n’est après tout que peu de chose. Il est même bon qu’ils le soient, l’Eglise de Rome en est même contente, car elle a beaucoup de Grecs, de Russes catholiques romains et cela compense. Si Monsieur Papadopoulos parle au nom de l’infaillibilité papale et que Monsieur Martin dise que le Pape n’est pas infaillible, cela fait bien dans les couleurs œcuméniques, mais dans la réalité, pas d’Orthodoxie occidentale ! Je puis être embrassé par les Patriarches d’Orient, nous serons et resterons mis en doute, hormis, bien entendu, les rapports personnels et l’ébranlement historique. Mais pour l’instant ? Le monde oriental qui vit depuis si longtemps en son cadre oriental, est effrayé par les Occidentaux. 

Que devons-nous faire ? Il est aisé de dialoguer si l’on vous traite fraternellement, d’égal à égal ; malheureusement, il n’en est pas ainsi. Il nous faut attendre. Nous ne sommes pas les premiers. 

J’ai souvent demandé à Dieu pourquoi nous nous trouvions en une telle situation ? Mon désir personnel serait de vivre les pieds dans des pantoufles, prêtre ou ouvrier, de gagner un peu d’argent, de boire un verre de vin blanc avec un ami du quartier, et de contempler tranquillement la Trinité. Dieu nous isole provisoirement, mes amis, pour le bien de l’Eglise universelle, afin que dans le laboratoire de notre Eglise isolée nous approfondissions ce que les autres ne peuvent approfondir. «Sept fois, l’or doit être épuré». Les crises ne sont pas que pour nous, elles sont aussi pour les autres. 

Conclurai-je par une confession à demi personnelle. En pourparlers avec le Patriarcat de Roumanie, nous avons constaté la totale bonne volonté de ce dernier pour nous aider. Nombre de gens ayant écrit contre nous, il a demandé des éclaircissements et cela est normal. Ici, j’apporte la pénitence, j’ai senti qu’il était nécessaire de leur présenter une étude sur notre liturgie d’au moins 60 à 70 pages (plus il y a de pages et plus cela paraît solide ; on ne les lit pas, mais les pages pèsent et la pensée est toujours pesée), les circonstances m’en ont empêché. Je prépare cette étude.» (Cette étude liturgique est imprimée dans «Présence Orthodoxe»)

Enfin, l’Assemblée Générale réclame «à l’unanimité le sacre ardemment souhaité de son candidat, le Très Révérend Gilles Hardy ; ceci non seulement pour le bien de l’Eglise catholique orthodoxe de France mais aussi pour celui de l’Eglise Orthodoxe universelle en Occident.» (6, 7 juillet 1968).

A la rencontre des évêques orientaux

Au mois d’août, Mgr Jean, le Vicaire Général Père Gilles Hardy, l’Archidiacre Jean-Pierre Pahud, et un fidèle se rendent dans les Balkans avec l’espoir obstiné de trouver une main tendue.

NOTES DE VOYAGE : «Mgr rencontre à Ulcinj l’Archiprêtre Trajan Mitrevitch qui l’invite à Skopje où il désire que Sa Béatitude Dosithée, chef de la renaissante Eglise de Macédoine, fasse sa connaissance. Le petit groupe français quitte Ulcinj le 24 août, mais heurte une auto sur la route étroite et glissante ; heureusement, le procès verbal est dressé par un agent aimable nommé :. « amant du monde » (Lioubomir). Nous pouvons repartir dans notre auto estropiée et, par une route particulièrement mauvaise, nous atteignons à Pec l’ancien Patriarcat de Serbie. Les fresques sont une des merveilles de la beauté chrétienne. A travers la fumée des cierges, elles sont familières à force de beauté ; nous comprenons que rien n’est plus simple, plus familier que l’authentique beauté. Un fait curieux nous frappe. Une femme a demandé un « acathiste » (office spécial de la Vierge) et, durant plus de vingt minutes, son petit garçon et elle-même se tiennent prosternés, immobiles, aux pieds du prêtre. L’hospitalité monastique nous entoure. Par malheur, cette hospitalité ignore le français et nous ignorons le serbe ; une moniale s’acharne à vouloir laver les pieds de notre évêque qui, ne comprenant ce qu’elle veut, croit qu’elle cherche des pantoufles et s’acharne, à son tour, dans cette recherche sans consentir à lui livrer ses propres pieds qui sont propres. A 5 heures du matin, a lieu la Divine Liturgie, suivie d’un repas arrosé de slivovitz (eau de vie serbe), puis, nous partons. Nous avons un dernier regard pour l’extraordinaire église où veille « l’Ancien des jours », le vieillard jeune aux cheveux de neige. 

SKOPJE : Après grande difficulté, nous découvrons le logis du prêtre Trajan, situé dans un quartier neuf et bourbeux de cette ville si blessée. Il nous emmène chez Sa Béatitude. Rapidement, on nous met au courant du litige qui sépare la nouvelle Eglise de Macédoine de l’Église de Serbie dont elle faisait partie. L’Eglise d’Ochrid, fondée au IXème siècle, était une Eglise autocéphale. Lors de la chute de Byzance et de l’invasion turque, elle passa sous la dépendance de Constantinople, responsable devant les Turcs de tous les Chrétiens habitant les pays occupés. Peu à peu, Constantinople grignota l’autocéphalie mais laissa l’autonomie jusqu’au jour où elle la vendit à la Serbie pour une forte somme. Restée autonome, elle avait toujours gardé en son cœur la nostalgie de son autocéphalie et elle venait de se séparer de l’Église Serbe pour la proclamer à nouveau. Non encore reconnue autocéphale par les Eglises-sœurs, elle a en son sein un million de fidèles en Macédoine, 40.000 au Canada et plusieurs monastères. Nous écoutons cette histoire que l’évêque Cyrille nous communique avec chaleur. L’Archevêque Dosithée écoute en fumant sans répit, puis, une conversation attentive s’engage. Plusieurs prêtres entourent l’Archevêque, cependant que l’eau fraîche de l’Orient et le café turc circulent. Nous visitons ensuite le nouveau Patriarcat, l’ancien ayant été anéanti par le tremblement de terre. En quittant la Macédoine, Mgr Jean nous dit : « Mouvement pénible toujours renouvelé des petites Eglises légitimes dans l’Église universelle ! Heureusement que le Saint-Esprit veille.  » 

En passant par Sofia, sur le chemin du retour, nous apprenons de la bouche de l’évêque Stephan que le Patriarche Cyrille soutient notre cause auprès du Patriarche Justinien mais qu’il ne peut agir personnellement, en raison de son puissant voisin. 

Enfin : Bucarest ! 

Nous traversons triomphalement la frontière et le pays, acclamés par les enfants des villages qui se demandent en riant comment une D.S. aussi aplatie d’un côté peut encore rouler ? Les maisons aux colonnettes, toutes peintes vivement, sont charmantes. Dans les agglomérations, les oies balancent leurs derrières le long des trottoirs souvent boueux. Une atmosphère de légèreté souffle dans les paysages. 

Nous allons directement au Patriarcat. Nous sommes accueillis par un prêtre affable qui désire nettement se débarrasser de nous. Il regarde avec secrète désapprobation notre auto endommagée et sale, et entend Mgr Jean répliquer à son regard, en désignant le Patriarcat : « Il vaut mieux être borgne mais entrer au royaume des cieux.  » 

Le Patriarcat de Roumanie

Le Patriarche Justinien reçoit avec bonté. Son visage est dépourvu d’intransigeance et de froideur, ce qui est précieux et rare. 

Quel est l’obstacle qui monte comme un mur de prison dans l’entretien ? La Liturgie, la Liturgie, la Liturgie ! Il faut célébrer, sentir, prier comme les Orientaux. Les arguments, les paroles qui sont des morceaux de notre cœur, tombent comme des cailloux anonymes dans l’océan. En revenant dans leurs chambres, l’évêque et le vicaire général de l’Église de France recommencent leur rapport : ils sont à nouveau « en retenue » et doivent allonger à nouveau « les lignes, les lignes et les lignes ». Nous ne donnerons que la répétition des idées essentielles, car nous espérons, si nos lecteurs nous ont lu, qu’ils sont capables de réciter la douce et triste supplique : Laissez-nous notre France liturgique ! Elle se résume en cette phrase :  » Toutes les Eglises Orthodoxes vivant dans notre pays sont en France mais pas de France.  » La lettre est déposée le Ier septembre 1968 au Patriarcat de Roumanie.

Avant de regagner la France, nous rendons visite au monastère de Cernica. L’Eglise est comble, la piété émouvante. A la Grande Entrée, les prêtres durant la Liturgie portant ce qui deviendra le Corps et le Sang du Christ, sont contraints d’enjamber les corps, les vêtements, les objets : jupes, foulards, bérets, étendus, jetés sur leur passage et bénis par l’attouchement de la sainte procession. Une femme a couché à terre son enfant aux cheveux noirs bouclés, immobile, les yeux fermés. Nous sommes remués par cette confiance fervente, mais, à la communion, deux ou trois femmes seulement s’extraient de cette masse d’êtres et acceptent d’apporter leurs péchés au Banquet du Miséricordieux. 

Certes, nous nous rendons compte que la France demande quelque chose de si neuf dans son ancienneté que cela paraît très difficile aux Orientaux, mais tout ce qui a pour base l’Evangile dépasse tout en difficulté. » (Notes de voyage).

L’envoi

En octobre, l’Eglise catholique orthodoxe de France envoie à tous les évêques roumains :

La liturgie selon st Germain de Paris, (éd. Présence Orthodoxe)

La liturgie de st Jean Chrysostome, (éd. Présence Orthodoxe)

Le Canon eucharistique de Mgr Jean, (éd. Présence Orthodoxe)

La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert, (éd. Présence Orthodoxe)

Le Commentaire sur la Liturgie, (éd. Présence Orthodoxe)

et surtout, le Rapport Liturgique, (éd. Présence Orthodoxe)

La fin de l’année 1968

De plus en plus épuisé, Mgr Jean écrit une brève lettre pastorale :

«Ainsi la descente du Verbe, le Fils Prééternel du Père, Sa condescendance, Son dépouillement, Son incarnation, ont deux motifs, deux buts, deux économies ; l’homme et son salut. En effet, Il serait descendu pour l’homme même si ce dernier n’avait pas péché. Il est descendu parce qu’il a péché, pour son salut. Dieu S’incarne pour nous déifier, Dieu S’incarne afin de nous libérer de la puissance du démon. Inséparables dans le temps, distincts dans la prescience divine sont le mystère de l’incarnation et le mystère de la Rédemption, l’un nous unit à Dieu pour l’union ineffable et étrange de Dieu à l’homme, l’autre nous arrache par Sa Passion volontaire et par Sa croix invincible au pouvoir du prince de la mort. Pâques nous invite au pardon, car le pardon est la résurrection de l’âme. Le jour de la Naissance du Christ, c’est l’hospitalité qui nous est proposée. Imitons la grotte qui reçut Celui qui tient dans Sa paume l’univers. Invitons pour cette fête les solitaires, visitons les malades, échangeons des cadeaux précieux par l’intention du geste et non par le prix. Et que le Roi de la Paix qui a manifesté Sa splendeur vous accorde la bienveillance et l’hospitalité intérieure, envers vos frères.» Il est bien las le berger de l’Eglise de France.

Toutefois, un rayon de soleil, émis par la main du Métropolite Nicolas du Banat, éclaire un petit coin de l’année écoulée : «En ce qui concerne l’attitude que nous adoptons envers l’Église de France, je crois que vous avez constaté pendant votre visite en Roumanie combien nous apprécions les efforts que déploient les successeurs de Saint-Irénée pour aboutir à une organisation ecclésiastique propre, fait qui correspond aux plus authentiques traditions chrétiennes. » (23novembre 1968).

32 – Le parvis – 1969

La dernière Assemblée Générale

Sainte Marie-Madeleine

Troisième voyage en Roumanie

Le jet d’eau

Les noces d’argent de l’institut 1944-1969

Dernière lettre.

«Dieu, votre Dieu, combat Lui-même pour vous, comme Il vous l’a dit. Et voici que, moi, je m’en vais aujourd’hui par la voie de toute la terre !» (Josué 23, 10 -14)

«Et maintenant, Seigneur, laisse Ton serviteur, Selon Ta parole s’en aller en paix. Lumière qui doit briller sur toute nation, et la gloire de Ton peuple, Israël. »(Luc 2, 29 et 32).

Dernière année. Monseigneur Irénée-Louis Winnaert avait vu l’aube de la Terre Promise de l’Eglise, mais il était mort aussitôt dans une douloureuse agonie. Jean de Saint-Denis, à la suite de Josué, traverse la frontière avec son troupeau et, comme Josué, il veut l’établir sur l’autre rive du Jourdain, dans le pays où «coulent le lait et le miel» que Dieu lui a promis. Mais Dieu dit à Josué : « Tu es devenu vieux, avancé en âge, et il te reste un très grand pays à conquérir» ; (Josué 13, 1) Il énumère au «serviteur de Moïse» toutes les régions qu’il lui faut prendre et donner en héritage aux douze tribus d’Israël, lui laissant en réconfort Sa parole : «Sois fort et courageux, car c’est toi qui mettras ce peuple en possession du pays que J’ai juré à leurs pères de leur donner» (Josué1, 6). Dieu donne ce qu’il faut conquérir ! Le temps se rapetisse pour Jean de Saint-Denis, il veut «racheter le temps», il augmente son action dans la certitude de l’accomplissement : «la certitude transcende la croyance», dit-il, il veut briser la crainte des hommes d’Eglise, afin d’éviter les «erreurs de parcours. »

Comme fascinés invisiblement, tous les Patriarches, en cette année 1969, lui écrivent en frère et régulièrement pour Pâques et Noël, le traitant en Chef d’Eglise, sans néanmoins l’accueillir canoniquement. Le Patriarche Alexis de Moscou laisse même percer de la tendresse dans ses messages, car il a toujours regretté son Eglise de France.

La dernière Assemblée Générale

Elle a lieu les 28 et 29 juin 1969. Elle réunit autour de son Evêque, le Vicaire Général, le Conseil Episcopal, dix-huit prêtres, un archidiacre neuf diacres, un proto-acolyte et vingt-cinq déléguer laïcs des paroisses, toute une Eglise classiquement composée.

Comment Jean de Saint-Denis ouvrira-t-il la séance ? Il n’a pas réussi à passer définitivement une porte juridictionnelle de l’Eglise, on le reconnaît sans le légitimer. La situation est déconcertante et affligeante. De plus, ses forces déclinent, il le sait et le cache. Les fils aînés ont trahi, les émigrés n’ont pas désarmé. Il songe alors à fortifier ta communauté. Il ressemble à un père qui, avant un long voyage, fait ses recommandations à ses enfants :

«L’enseignement de l’apôtre Paul est double ; d’une part, il élève l’esprit de la communauté vers les sommets – vision du Christ cosmique – et, d’autre part, il n’oublie pas les choses concrètes – jusqu’à la quête pour l’Eglise de Jérusalem. Il est très important que chaque Chrétien individuellement et chaque communauté en sa totalité, prennent en considération tous les plans de l’existence, du plan concret à la déification de l’être. Si vous ne vous préoccupez que du plan social, vous êtes un mauvais chrétien, si vous ne vous préoccupez que de la vie spirituelle, vous êtes aussi un mauvais chrétien, car le chrétien n’est ni matérialiste, ni spiritualiste, mais il est l’être total. Les divers plans sont coexistants, non contradictoires. 

Je vous supplie, mes amis, lisez non seulement pendant les vacances mais durant l’année, les épîtres de st Paul du point de vue de la communauté, particulièrement celles à Timothée et à Tite. Qu’y trouvons-nous ? La sobriété, l’union, l’harmonie entre le plan supérieur et le plan inférieur. Ajoutez à ces deux lectures l’épître aux Romains, du chapitre 12 à la fin. Paul s’adresse à une communauté qu’il ne connaît pas encore et fait une sorte de résumé des préceptes qui conviennent à une Église, préceptes forgés selon sa longue expérience et son objectivité due à sa connaissance des êtres humains. Dans ces chapitres, il reviendra sans cesse sur le fait que chacun doit, selon sa foi, trouver sa place dans l’Église. 

Après l’épître aux Romains où il insiste aussi sur les faibles, prenons, par exemple, l’épître aux Corinthiens. Ah ! Cette communauté, il l’a, en vérité, engendrée par son sang et il pourra dire « je suis votre père ». C’est un peu comme l’Église orthodoxe de France qui est véritablement pour moi « chair de ma chair et os de mes os » La communauté des Corinthiens est par certains côtés, basse, ignoble mais en même temps charismatique. Elle est trouble ; autrement dit : elle contient des aspects sublimes « trop de Saint-Esprit »‘ et pas assez de bonne conduite. « Je vous exhorte, frères, par le Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à tenir tous un même langage, et à ne point avoir de divisions parmi vous, mais à être parfaitement unis dans un même esprit et dans un même sentiment » (ICor. 1, 10). Je vous conseille également de lire l’épître aux Éphésiens. L’Apôtre insiste sur différents aspects de l’Église et de la communauté et nous présente, tout d’abord l’Église cosmique où le Christ remplit « tout en tous’: Le premier mouvement du Chrétien n’est pas de vivre les petites histoires de sa communauté, mais de vibrer à l’universalité, à ce Christ qui « récapitule », selon les paroles de st Irénée, et cette récapitulation c’est le corps cosmique. Il parle ensuite de ceux qui sont élus, de ce petit troupeau dont parle le Christ, petit troupeau issu du Corps universel du Christ, qui doit être le ferment du monde. Le petit troupeau n’est pas supérieur aux autres ; il doit servir de piédestal afin que les autres, précisément, montent. Et toujours dans la même épître, il souligne deux expressions de l’Église : d’une part, elle EST car vous êtes baptisés, vous êtes le Corps du Christ et, d’autre part, elle est en CONSTRUCTION, semblable au temple qui se construit, nécessitant un travail perpétuel. 

Nous sommes en chantier, mes amis ! Appelés à chaque instant à progresser afin de sortir de l’enfantillage et d’être adultes lorsque le temple sera construit. Nous voici donc en face de la vision d’une Église cosmique, d’une Église-ferment et d’une Eglise de progression personnelle de chacun à l’intérieur même de l’Eglise. 

Nul besoin d’être exceptionnel pour être aimé de Dieu, on vient à l’Eglise pour retrouver Dieu qui nous aime et non pour admirer telle ou telle chose. Surtout, soyons ordinaires, cela est magnifique ! Ce qui est grand, ce ne sont point les évêques, les prêtres, les diacres, les servantes de. L’Eglise ou même, nous, c’est Dieu venu parmi nous et Qui nous a sauvés. Sachons-le bien, la communauté n’est nullement basée sur notre vertu mais sur l’amour de Dieu. N’oublions pas que nous sommes des estropiés, des aveugles comme dit l’Evangile. Notre labeur consiste uniquement à nous rapprocher le plus possible de l’amour de Dieu. L’union dans l’Eglise ? C’est le Père, c’est le Fils, c’est l’Esprit. Beaucoup de dons mais un seul Esprit, beaucoup de ministères mais un seul Christ, beaucoup d’actions mais un seul Père qui est dans les cieux, nous dit Saint Paul. Alors, n’imaginez pas que vous pourrez construire l’unité et l’harmonie en vous basant sur vos vertus. Notre grandeur vient de notre réponse à l’amour de Dieu pour nous, « synergie », dit l’Eglise Orthodoxe : Dieu attend notre réponse, certes, mais Il a parlé le premier. 

J’ajouterai un autre enseignement de l’Apôtre : un seul corps mais beaucoup de membres. Nos conflits commencent là où nous voulons que l’autre soit moi, que l’œil devienne l’oreille et vice-versa. Trouvez chacun votre propre place dans l’Eglise. Il est aussi dangereux de faire plus que de faire moins. Ce n’est pas une question de supérieur ou d’inférieur, de haut ou de bas, c’est la nécessité de se réjouir de la place que l’on occupe. Si tu n’es pas intellectuel, permets aux intellectuels de penser pour toi et ne dis pas de bêtises si tu es intuitif, sois-le et ne reproche pas à ton voisin de ne l être pas. 

Dans toute hiérarchie ecclésiale, chaque clerc ou fidèle a sa place parce que serviteur des autres. On aime beaucoup dans nos communautés mais on aime mal. On ne peut aimer son prochain si on ne l’honore pas, si on ne le respecte pas profondément. Celui qui veut à tout prix sauver son voisin ou, à tout prix, lui donner le bonheur, aime négativement. Quelqu’un me demanda un jour : « Comment parvenez-vous à supporter les crapules ! » Je lui répondis : je vis toujours dans la pensée que demain je puis mourir et me remémore souvent les paroles de Jean Damascène dans l’office des défunts : « Je suis l’image de Ta gloire inaccessible malgré les blessures du péché.  » La difficulté est que cette image acquiert une telle opacité que l’on ne voit que le péché, et que l’on est saisi par l’inquiétude. En réalité, si nous étions convaincus que chaque être renferme l’image de la gloire inaccessible, et que le Christ est mort pour lui, nous n’aurions pas cette réaction. Honorez-vous donc mutuellement, on ne peut autrement porter les fardeaux les uns des autres. La communauté n’obéit pas à des règles collectives. Chaque membre coopère mais coopère en se changeant. 

Je vous conterai une histoire. Un moine ne parvenait pas à vivre dans son monastère : l’un faisait du bruit en mangeant, l’autre priait avec une certaine affectation, le troisième portait haut son humble ascétisme. Agacé, il se rendit au désert et s’installa dans une grotte. Mais, soit le petit diable, soit l’ange, la natte sur laquelle il devait dormir glisse, il trébuche et se casse le nez. Alors, il revint dans sa communauté. 

Si un compagnon vous agace, bénissez Dieu de ce qu’il soit là pour vous corriger. Il nous faut supporter les conflits, car notre religion est fondée sur la Résurrection, sur la pénitence et sur le pardon. Et alors, mes amis, que chacun ne pense pas plus haut que les autres ! 

Je conclurai en vous demandant : Soyez libres et non libéraux, soyez fermes et non fanatiques, écartez la susceptibilité personnelle, vous êtes membres les uns des autres, un seul corps, mettez votre moi en Dieu qui nous aime et si vous enracinez le centre de votre vie dans l’amour de Dieu, je vous assure que tous les problèmes seront bien facilités !» 

L’Assemblée est émue, tout conflit pour un certain temps s’est éteint, un délégué de province s’écrit : «Il me semble être revenu aux premiers siècles !» «Les premiers siècles sans les Corinthiens» rétorque en riant un Parisien.

Après les divers rapports des monastères, paroisses et œuvres, les délégués clercs et laïcs, signent une lettre au Patriarche Justinien. Les mêmes formules reviennent inlassablement. Voici l’essentiel :

«La renaissance de l’Orthodoxie en Occident, en France particulièrement, renaissance qui a derrière elle plus de quarante années de labeur, de lutte et de fidélité, présente un ‘intérêt pour l’Orthodoxie toute entière. Elle restaure dans les temps présents l’ampleur de l’Orthodoxie des premiers siècles qui unissait l’Orient et l’Occident dans la même foi, les mêmes dogmes et la même ecclésiologie. L’Eglise de France est le messager de la richesse inépuisable de la tradition orthodoxe dans tous les milieux et tous les pays d’Occident. Vers elle, se tournent les Orthodoxes occidentaux de l’étranger : suisses, allemands, anglais, norvégiens etc. conscients qu’elle seule peut apporter une solution à leur recherche angoissée. Le clergé et le peuple de France, avec les représentants des autres peuples d’Europe occidentale, frappent à nouveau, avec le Christ, à la porte de l’Eglise roumaine (Apo. 3, 20), et pressent leurs Pères en notre Seigneur de résoudre leur problème. » 

Cette lettre des 28 et 29 juin 1969, est envoyée en roumain au Patriarche Justinien et aux membres du Saint-Synode. Monseigneur Jean joint une demande au Patriarche « de bien vouloir le recevoir avec son Vicaire Général» et le, Patriarche lui fait savoir qu’il le recevra en Septembre.

Sainte Marie-Madeleine

Jean de Saint-Denis a la joie de célébrer en la Basilique de Vézelay, le 29 juillet 1969 pour la fête de Sainte Marie-Madeleine. Il vénère profondément Marie-Madeleine qui, un jour où il priait devant ses reliques exposées en l’église Sainte Maxime, l’avait emporté dans l’extase. C’est elle qui lui communiquera le signe suprême. Rapidement, une foule de touristes, surpris par les chants en français, se mêlent aux nombreux fidèles orthodoxes. A l’instant de la communion, Mgr Jean annonce qu’un prêtre catholique donnera la communion aux catholiques et lui-même aux orthodoxes. Il se place devant l’autel où il vient de consacrer le Corps et le Sang de Dieu incarné et le jeune prêtre romain se tient sur le côté. De manière inattendue, tous les assistants se présentent devant l’évêque, et le prêtre catholique, très «fair play», se retire en souriant. Une fois de plus, Jean de Saint-Denis, «pêche» les êtres avec le calice. L’après-midi, il se repose dans le petit jardin d’une paroissienne. Il demeure longtemps en silence, ses yeux bleus voilés de mélancolie.

On lui a remis un message d’une écriture ferme et claire : «22 juillet 1969. Ste Marie Madeleine. 

– Ecris ! 

Tu n’écriras que ce que JE te dirai… (Parle Seigneur, ta servante écoute) 

JE vais te dicter une lettre destinée à Mon serviteur…

Mon serviteur Jean évêque de Saint Denis. Tu lui diras: 

Tes jours sont comptés

Sur la terre

Mais voici venir celui qui te succédera ; après toi

Il conduira la petite Eglise ;

Dis encore à mon serviteur Jean

Évêque de Saint Denis

« Tu es vainqueur ! » 

La Voix est celle du Maître,

et Pasteur : la Voix que reconnaissent les brebis. 

(« vainqueur » : au sens précis donné par Saint Jean dans l’Apocalypse ch. 2 (7 fois) au vainqueur Je donnerai à manger…)» (sic) 

Troisième voyage en Roumanie

Il part, accompagné du Père Gilles son Vicaire, de son Archidiacre Jean-Pierre Pahud et de Madame Winnaert dont nous donnons les notes.

NOTES DE VOYAGE :

«Nous quittons Venise la Sérénissime. Sur l’autoroute menant à Zaghreb, une pierre tombe subitement sur le capot de notre D.S. et le perce d’un gros trou. La route est déserte. Quelle force méchante l’a-t-elle envoyée ? Nous apprenons plus tard, par le journal, que des débris de météorite ont dégringolé dans ces parages.

Nous nous arrêtons à Belgrade où nous cherchons vainement la tombe du Métropolite Antoine de Kiev. Nous trouvons l’église Russe. Le prêtre reçoit fraternellement Monseigneur qui se met aussitôt à concélébrer avec lui Vêpres, Matines, Prime. Il dit les offices comme s’il n’avait jamais cessé de le faire et tous trois nous sommes étonnés par cet homme qui n’est que liturgie ! Avant de le quitter, le vieux prêtre converse avec notre évêque, de l’Eglise française et de ce Père Kovalevsky dont tout le monde parle, autant à Moscou qu’au Saint-Synode ; il n’avait pas fait le rapport entre Mgr Jean et le Père Eugraph. 

30 Août : La Roumanie

La douane roumaine nous stoppe longuement. Un douanier constatant le trou de notre capot en demande la raison en allemand. Jean-Pierre Pahud se trompe de mot et lui répond en allemand : « C’est une étoile qui est tombée dessus. « Eclat de rire du douanier qui appelle ses camarades pour montrer ce que peut faire une étoile. A Timisoara, nous attendons le Métropolite Nicolas. Il est d’exquise manière, un « honnête homme ». Il nous emmène tout d’abord en diverses églises. Il est 18h et ce sont les offices du soir. Cette église est celle de l’Assomption ; elle est moderne et entièrement peinte à l’intérieur allègrement. Cependant que notre clergé visite le sanctuaire et que Monseigneur signe l’évangéliaire (c’est une coutume roumaine), le célébrant sort des portes royales et lit l’évangile. Une vieille femme prend un coussin, le dépose aux pieds du prêtre et me fait signe de m’agenouiller tandis que le célébrant pose son étole sur ma tête. Je suis très touchée de ce geste hospitalier de la Vierge. De retour au palais épiscopal, Monseigneur Jean décrit rapidement le chemin pénible de notre Eglise. Le Métropolite semble très surpris de tant d’obstacles, mais je ne devine pas son opinion. Il a soutenu notre cause auprès du Patriarche, nous dit-il mais lorsque Monseigneur lui demande la nature de la passivité du Patriarcat roumain vis-à-vis de notre Eglise, il ne sait que répondre. Peut-être est-ce parce que c’est la première fois que la Roumanie s’occupe d’une autre Eglise qu’elle-même ? Il conseille de voir le plus de personnalités possible et de trouver la formule susceptible d’aider le Patriarche qui est consentant, à trouver une solution positive. « On » ne sait comment résoudre le problème. 

31 Août : Le Métropolite nous a invités à une pittoresque cérémonie, l’inauguration de l’église du village de Sipet. A l’abord du village, sur une route bordée de champs, nous attendent plusieurs cavaliers en costume national. Des tapis multicolores sont leurs harnais et la crinière et la queue de leurs chevaux sont tressées de fleurs fraîches et de fleurs en papier. Ils encadrent l’auto épiscopale. Tout au long du chemin se tiennent les fidèles. Des femmes s’agenouillent à notre passage, les hommes saluent. Des tables recouvertes de dentelles et de broderies éclatantes sillonnent la route. Des coupes emplies d’eau et des plats débordant de grains de mars et de blé sont posés dessus. A mesure que passent l’auto épiscopale et la nôtre qui la suit, les femmes bénissent les voitures – surtout leur évêque – jetant de l’eau et des poignées de grains. Symboles païens de l’eau de pluie qui fertilise la terre et des moissons abondantes, symboles baptisés par le christianisme, eau de grâce et récolte prospère. Devant l’église est massée la foule. Plus un habitant dans le village, même pas un communiste. Des enfants lancent des fleurs sous les pas épiscopaux et nous écrasent de bouquets de fleurs serrées à la manière paysanne. Deux chœurs de paysans, collés les uns aux autres, en costumes nationaux se répondent. Les chants sont puissants et joyeux. Après l’aspersion des quatre murs extérieurs de l’église et le chant des quatre évangiles, notre délégation semble aspirée à l’intérieur. Il est nécessaire que le Métropolite envoie son archimandrite pour me dégager de la foule qui m’étouffe. Le Métropolite Nicolas accueille officiellement notre groupe et demande à notre Evêque de distribuer le pain bénit à la fin de la Liturgie. Puis, c’est le repas sans fin des campagnes, le discours plein de respect pour le Métropolite du représentant du « Kolkhoze » et les toasts, et les toasts, et les toasts ; et le défilé féerique des gâteaux chatoyants que nous ne pouvons goûter parce que nous avons trop mangé. Quand nous nous retrouvons entre Français, nous confessons notre « jalousie » d’une telle ferveur. L’Evêque est à eux ! 

Obéissant au conseil du Métropolite Nicolas, nous visitons après notre départ de Timisoara tous les Métropolites ou Evêques qu’il nous est possible de découvrir sur notre route. En chaque lieu, nous recommençons à expliquer ce qu’est l’Église de France, et nous retrouvons le même étonnement – que sont devenus nos rapports ? – mais nous sommes choyés. Un évêque, un autre Nicolas, intelligent, ouvert, nous annonce « tout de go » qu’il n’a lu aucun de nos rapports, ayant tout remis aux professeurs afin que le cas soit résolu par le Patriarche et le Saint-Synode. Il a trop de travail. Pourtant, il perd deux jours à nous faire visiter son pays bien-aimé. A la fin de notre séjour, nous sentons qu’il nous aime et nous conseille d’attendre, perpétuelles paroles indifférentes au but. Nous nous obstinons à lui exposer nos arguments. Il cède, concède : l’Église roumaine est jeune dans le monde religieux, elle doit tenir compte, c’est si nouveau. 

Combien nous sommes fatigués, bien nourris et spirituellement tristes ! 

Nous longeons des monastères plus beaux les uns que les autres. Les paysages s’arrêtent pour nous à des visages divers d’évêques : le grand vieillard à longue barbe blanche qui nous ouvre les bras et se fâche parce que nous ne restons pas au moins trois jours dans son ravissant archevêché ; l’évêque hospitalier, vivant avec sa vieille mère, semblant sortir d’une cathédrale de France et lisant la Bible d’Osty ; l’évêque au gros ventre qui nous a préparé une multitude de cadeaux, d’une indépendance politique dangereuse pour un évêque de l’Est, et portant un « engolpion »[84] qui est un vrai jardin de pierres précieuses ; un évêque, image de la modération qui répond mystérieusement à notre plaidoirie-monologue sur l’histoire de notre Eglise de France : « Il arrive » ; un autre évêque nous reçoit en prince de l’Église et prie son chœur de clercs de chanter pour nous les vieux chants roumains, il remet au Père Gilles une splendide ceinture rouge en lui demandant de la porter (les Roumains sont légèrement choqués de voir combien notre évêque et nos prêtres attachent peu d’importance à l’habillement) et lorsque le Père Gilles revient à la salle à manger, avec sa ceinture rouge et son visage imberbe il semble voir entrer un « Monsignore » du Vatican… toute l’hérédité occidentale est remontée ; enfin, nous terminons notre « tournée épiscopale » par la visite à un triste évêque en retraite (pour quelle raison ?) il est aussi triste que le parc où il réside est beau. Chaque fois, à chaque visite, une pluie de cadeaux. L’Orient est venu jusqu’en Roumanie. 

Nous prenons le chemin du retour. Nous sommes joyeux, notre espérance alors ouvre les yeux, s’étire comme une adolescente et regarde en souriant nos compagnons de route : des échappées d’enfants, des poules et des oies qui se dandinent solennellement le long des soi-disant trottoirs. 

Enfin, début septembre : Bucarest. Bucarest, c’est à dire le Patriarche. 

Le Patriarche, c’est à dire la solution canonique de notre Eglise de France. 

Le dimanche, nous assistons à la Liturgie. Lorsque notre évêque pénètre dans la cathédrale, il est salué par : « Ton Despotin, ké archiréa imôn, Kyrie philaté, Ispola éti despota, ispola eti despota, ispola eti despota ! » cela signifie : « Seigneur, garde le despote, notre évêque pour de nombreuses années, pour de nombreuses années, pour de nombreuses années ! » Puis, le Patriarche qui est arrivé un instant après, l’invite à s’asseoir à sa droite. Au cours des Litanies, le nom de Jean, évêque de Saint-Denis, est prononcé aussitôt après celui du Patriarche Justinien. Notre espérance, à présent est presque certaine. L’évangile du jour est celui de Nicodème. Les chants sont fort bien chantés, mais ce sont des chants du XIXème siècle, sentimentaux, trop doux ou trop forts. Et le soir, enfin l’audience ! 

Le jet d’eau

Sa Béatitude nous fait visiter son musée personnel, puis nous emmène dans le cloître du Patriarcat où est dressée une collation. Le jardin intérieur est planté d’un grand nombre de rosiers sur lesquels descend la douceur du crépuscule. Tout à coup, le jet d’eau qui sommeillait au centre du bassin du doux jardin, est mis au plus fort de son action et couvre presque l’entretien. Le silence des rosiers n’est plus. 

Le Patriarche annonce : « Parlons immédiatement de notre sujet.  » Les yeux bleus de notre évêque s’éclairent et il se penche vers Sa Béatitude. Alors, le Patriarche commence un curieux monologue. De quoi parle-t-il ? Des Eglises d’Afrique. Il parle sans s’arrêter, expose longuement le processus d’abandon de ces Eglises d’Afrique qui désirent entrer dans la juridiction roumaine ; il raconte sa conversation avec le Patriarche Œcuménique, leur échange de vues au sujet de l’attitude que l’Orthodoxie devrait adopter vis-à-vis de Rome ; il en arrive, pour finir au fait qu’il est nécessaire de tenir compte de l’opinion des Eglises-soeurs et attendre patiemment le futur Concile panorthodoxe (où la voix de l’Occident véritable ne se fera probablement pas entendre). Nous sommes abasourdis. Le discours du Patriarche Justinien touchant à sa fin, Monseigneur Jean parvient à placer une phrase qui s’évapore dans le bruit du jet d’eau. En vérité, il n’a pas parlé, il n’a pas pu parler. Le Patriarche nous offre des cadeaux et lève la séance. 

Que reste-t-il à l Eglise de France ? Que s’est-il passé ? 

Sont-ce la nouveauté, les calomnies, la peur de la hiérarchie qui se sont cachées dans le chant du jet d’eau ?

Nos amis roumains s’attachent à nous consoler mais lorsque Mgr Jean a une dernière conversation avec l’évêque Antim qui était auprès de nous et du jet d’eau, ce dernier conseille – bienveillamment d’ailleurs – d’envoyer de nouveaux rapports canoniques, liturgiques etc. L’évêque de France et son vicaire général s’inclinent. Ils ne réagissent plus. Ils écriront, ils feront, ils recommenceront jusqu’à ce qu’ils comprennent. Les paroles du vieil Archimandrite Benedictos de Naples brillent et nous reviennent en mémoire : « Source pure et réalisation malgré les Eglises d’Orient. Ensuite, elles viendront.  » 

Nous quittons la Roumanie hospitalière et craintive, nous traversons la si triste, si neurasthénique Hongrie – où se sont enfuis les châteaux, les chevaliers légendaires, les broderies éclatantes ? – et l’Autriche nous envoie une bouffée d’air libre. La liberté a un goût ! 

Voici une anecdote qu’un laid roumain recueillit de la bouche même d’un témoin. Humour de l’Histoire : 

« Les parents du Président Ceaucescu sont très religieux. Lors de leur installation dans une ville, le secrétaire téléphone affolé au Président : 

– Ils ne veulent pas entrer dans leur nouvelle maison parce qu’il n’y a pas l’icône. 

– Mettez l’icône. 

Quelques instants plus tard, le secrétaire retéléphone : 

– Ils ne veulent pas entrer dans leur nouvelle maison, si un prêtre ne bénit pas la maison.

– Faites venir le prêtre. 

Enfin, un jour de grande fête (je croix que c’était Pâques) le père du Président se rend à l’église pour se confesser. Ceaucescu, se trouvant auprès de ses parents l’accompagne mais n’entre pas dans l’église, bien entendu. Le prêtre arrive. Alors, le Président l’arrête et lui confie rapidement :

– Mon Père ne vous dira pas tout, recommandez-lui d’être plus modéré dans la boisson, je vous prie.

Le Président Ceaucescu a libéré à son arrivée au pouvoir, nombre de prisonniers et le peuple lui en est reconnaissant. » 

Les notes sont terminées.

Les noces d’argent de l’Institut 1944-1969

« La Sagesse de la Théologie orthodoxe, inchangeable et toujours en marche, vieille et jeune, a sa source dans la Sagesse de Dieu. Elle est un esprit intelligent, saint, unique, multiple, subtil, agile, pénétrant, sans souillure, clair, impassible, ami du bien, acéré, incoercible, bienfaisant, ami des humains, constant, ferme, sans souci, qui pénètre tout, surveille tout, pénètre tous les esprits, les intelligents, les purs, les plus subtils. Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout grâce à sa pureté. Elle est un souffle de la puissance divine, une effusion toute pure de la gloire du Tout-puissant ; aussi rien de souillé ne pénètre en elle. Elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de son excellence. » (Sagesse 7, 22-26)

Jean de Saint-Denis rédige l’invitation à ses Noces d’Argent avec l’Institut Saint-Denys l’Aréopagite, sous le patronage de cette définition de la Sagesse. La lutte de son existence a été trop épuisante, il se tourne alors vers Celle qui est le repos. Est-ce clairvoyance, est-ce prophétie imposée par son ((Unique Ami», il a choisi comme sujet de son cours de l’année 1969-1970 «Naissances et morts». Nous donnons les extraits de son discours d’ouverture :

«Le nom de Saint-Denys s’est imposé de manière merveilleuse à notre Institut. Denys, Athénien converti parle discours de Saint Paul à l’Aréopage, Denys, premier évêque de Paris, Denys, divin auteur de la « Hiérarchie céleste »; Athènes, Paris et la théologie méta-cosmique se réunissent dans le même nom : Saint Denys ! 

Symboliquement, notre Institut traversant d’un bond audacieux les époques, retrouve son ancêtre à Saint-Denis, près de Paris. Par un jeu providentiel, dès le IXème siècle, séjournait à Saint-Denis un groupe de moines grecs. Un moine irlandais vint auprès d’eux vers 840, il se nommait Scott Erigène. Profondément influencé par la pensée hellène, il entreprit sa célèbre traduction du « Corpus areapagiticum.  » Scott Erigène, notre ancêtre occidental, s’appliquait à répandre, entre autres, l’enseignement de Saint Denys sous forme de « théologie affirmative » et de « théologie négative », autrement dit : de cataphatisme et d apophatisme, plaçant Dieu au-delà de ces deux formes de connaissance. Les bras chargés par l’éblouissante théologie grecque qu’il avait mise en lumière, il déconcerta vivement ses contemporains et ses œuvres, ses enfants, furent condamnés. L’influence de Denys l’Aréopagite subsista, néanmoins, au cours du Moyen Age, ses ouvrages furent maintes fois étudiés et exploités. Bernard de Clairvaux, Albert le Grand, Thomas d Aquin en particulier, Amaury de Bène également professeur de Théologie, Maître Eckart enfin, se nourrirent de son esprit. Mais nous retrouvons Saint Denys, mille ans plus tard; en 1944, tout près de la Sorbonne, dans la rue Saint-Louis en l’Isle, au Centre d Etudes Saint-Denys. Et nous revoyons encore la petite pièce de l’appartement de l’Isle Saint-Louis, communiquant avec l’humble Chapelle Saint-Irénée … » 

L’Assemblée chante l’HYMNE de SAINT-DENYS

Conseiller prudent et intègre,

Flambeau de la ville des dieux,

Messire Denys, noble Athénien,

Conduit le sort de son pays.

Un étranger, soudainement,

Se lève dans l’Aréopage ;

Verbe de feu en un corps frêle,

Seigneur Paul parle de son Dieu.

Ce Dieu unique et inconnu,

En Qui nous avons mouvement,

L’être, la vie et l’existence,

Lui fait blessure spirituelle.

Denys s’avance, émerveillé

Il suit les splendeurs angéliques,

Jusqu’en lumière d’ignorance,

Et source d’Abîme divin.

Mais le Christ l’appelle au combat,

La terre gauloise l’attend ;

Il quitte la brillante Athènes,

Et porte son cœur à Paris.

Il paît Lutèce avec amour,

Et dans l’île de la Cité,

Il établit les fondements,

D’orthodoxe théologie.

Les idoles d’or et d’argent,

Guettent Denys et le saisissent.

Théologie grande et sublime,

Tu n’es prêchée qu’avec martyre.*

Au long de sauvages supplices,

Qui les mordent sans les toucher,

Nobles amis, fiers compagnons,

Rustique, Eleuthère le suivent.

Sur la colline de Mercure,

Ces héros sont décapités,

Leur sang couronne notre ville,

Et magnifie la Trinité.

Saint Denys, Maître de Sagesse,

Patron benoît de notre Ecole,

Greffe nos cœurs et nos esprits,

A la Vigne qui donne vie !

Gloire au Père indéfinissable,

A son Fils et Verbe, Jésus,

A l’Esprit Saint dans le Mystère,.

Dès maintenant et dans les siècles ! Amen.

Dernière lettre

C’est en novembre que Jean de Saint-Denis envoie une dernière lettre à l’évêque Antim qui a assisté à l’entretien «Jet d’eau». Il le remercie d’un chapelet qu’il lui a fait parvenir :

«Témoin de notre prière commune à notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ce chapelet lie nos deux Eglises, pas encore canoniquement, mais déjà dans l’élan de nos cœurs vers le Chef de l’Église.

Pendant notre audience avec Sa Béatitude qui, dans son amour pour nous, nous a reçus avec tant de simplicité – je ne veux pas m’appesantir sur les motivations de Sa Béatitude – j’ai enregistré avec profonde tristesse que les solutions si vitales pour l’avenir de l’Eglise orthodoxe de France – sur sa reconnaissance canonique – reculent. Le problème des Orthodoxes en Europe et celui des Orthodoxes en Afrique n’est aucunement dans le même contexte canonique. Jusqu’à nouvel ordre, les Africains se trouvent dans la zone du Patriarcat d’Alexandrie, cependant que les Orthodoxes d’Europe n’ont pas un Patriarche ou un Primat susceptible de pouvoir les lier, et chaque Eglise orthodoxe nationale agit en Europe indépendamment ; les occidentaux n’ont aucune obligation canonique d’être soumis à l’un plutôt qu’à l’autre Patriarche et chaque Patriarche a le droit de se pencher sur leur sort et de résoudre leurs problèmes. » 

Nous imaginons Jean de Saint-Denis ‘rédigeant cette lettre qui sera sa dernière lettre. Son regard est infiniment désabusé. Il donne des précisions canoniques à un Patriarche qui les connaît aussi bien que lui, et lui sachant que le Patriarche les connaît.

Il n’a plus d’enthousiasme mais sa foi est invincible. Tous ceux qui le connurent savent qu’il avait cette foi invincible en l’Eglise, en la pensée évangélique, conciliaire et patristique, qu’il avait travaillé sans répit au réveil orthodoxe de la France, pays désigné à lui par Dieu. L’étonnant apport de la Divine Trinité est de Lui avoir donné ce peuple français, cependant que la majorité de ses collègues et de ses frères orientaux le persécutaient.

Sainte-Marie-Madeleine ne l’avait-elle point averti quelques mois avant son départ terrestre :

« Tu es vainqueur. »

33 – L’arrivée – 1970

« Le dogme grammatical »

«Je lève mes yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours. Le secours me vient de Dieu, Qui a fait les- cieux et la terre. Le Seigneur est Celui qui me garde, le Seigneur est mon ombre à ma main droite. Le Seigneur gardera mon départ et mon arrivée. Dès maintenant et à jamais. » (Psaume121)

Il ne parvient plus à garder ce qu’il mange et vomit plusieurs fois par jour. Après les fêtes de Noël, il part comme à la coutume se reposer quelques jours au soleil de la Côte d’Azur. Sa dernière promenade se fait à Vintimille. Il aime l’Italie et entraîne au marché l’ami qui l’accompagne. Les fruits, les légumes multicolores, la vie bruyante des Italiens semblent lui rendre un peu de santé et son regard de peintre s’emplit de mouvement. Comme il aime la vie où il immobilise sa contemplation ! A Paris, il se retirait fréquemment dans le même café, toujours à la même table, sur la même chaise, devant le même café crème versé dans un verre épais à pied, et dans le brouhaha, le va et vient du «zinc», il écrivait aisément ses articles, dressait le plan de ses projets pastoraux et théologiques. Les gens l’aiment. Après son départ définitif, le patron du café – bougon et amical comme tant de commerçants français – nous dit : «Je ne savais pas qui il était, mais il était là !»

Ce jour de janvier, au marché de Vintimille, il s’arrête soudainement. «Regardez, s’écrie-t-il, ces œufs de Pâques !» Un paysan vend de petits œufs de Pâques en pierres de diverses couleurs. Il en achète dix et ajoute : «Si nous revenons ici un jour de marché, j’en achèterai beaucoup pour les offrir à mes fidèles : la pierre qui chante Pâques !». Le soir, comme il revient avec son compagnon, ce dernier est impressionné par l’étrange ambiance qui les entoure. La nuit est tombée, peu, très peu de maisons éclairées, les arbres dont le feuillage semble se pencher sur eux, détaché du ciel nocturne, le silence est devant leurs pas, le silence est derrière leurs pas. Ce n’est pas de l’angoisse mais une joie extraordinairement immatérielle.

– Monseigneur, il me semble que nous marchons vers l’au-delà, nous allons l’atteindre, y pénétrer ! 

L’évêque sourit sans répondre. A-t-il été prévenu par son Unique Ami ? Nous le pensons, mais il a dû Lui demander : Laisse moi encore un peu de temps. J’aime tellement mon troupeau, néanmoins…

Le lendemain, il achète dans une pâtisserie deux grandes fleurs en dragées et en mousseline, car il doit baptiser deux enfants à Nancy, en sa Chapelle de la «Sainte Rencontre»,puis, il se rend au bord de la mer, il prend un café et reste longtemps sans parler en regardant le soleil dont les rayons galopent entre les nuages et font scintiller la plaine liquide.

Le 3 janvier, il part pour Nancy. Il ne devait s’y rendre que le 1er février pour la Fête paroissiale du 2 février. Sans raison apparente, il désire y venir immédiatement, il insiste, il presse le pas. Ses fidèles sont surpris et enchantés, espérant ainsi l’avoir deux fois plutôt qu’une. Le dimanche 4 janvier, il baptise Emmanuelle Jourdant, fille du Père Maxime et d’Anne-Marie Jourdant, et Marie Dominique Germe. Les prénoms sont significatifs. Il donne aux deux enfants les grandes fleurs en dragées et mousseline et environne de tendresse les «siens» de Nancy. Ainsi que le nota plus tard Anne-Marie Jourdant : «Prévoyait-il qu’il ne pourrait venir à la fête de la Sainte Rencontre à cause d’un autre rendez-vous, ô combien plus important, avec le Christ au seuil d’une nouvelle vie ?» 

Il arrive ensuite à Montpellier pour la fête paroissiale de l’église de «la Théophanie». Sa joie éclate, alternée d’épuisement qu’il s’applique à dissimuler. Nul ne se doute de la fin.

Et il revient en son domicile de Paris. Une agonie larvée commence. Il ne mange plus, les douleurs intestinales et les vomissements le tourmentent. Le docteur ne discerne pas ce, qui se passe. Mais son fidèle ami, le Président laïc de l’Eglise de France et chirurgien en province, le Docteur E. Ponsoye passe le voir. En sortant il murmure d’une voix imperceptible : «Le petit Père est perdu». 

Mme Winnaert ne quitte pas son chevet et ses filles spirituelles sont persuadées qu’il vivra. Il ne peut pas mourir ! A Paris, personne n’envisage son départ, d’autant plus qu’il parle, sourit, bénit. Brusquement, le mardi 27 janvier, il ordonne : «je veux aller en clinique». L’ambulance le conduit au Service de Médecine de l’Hôpital Notre-Dame du Bon Secours, (79 rue des Plantes, Paris) Mme Winnaert arrange dans sa chambre un petit autel. Il est gai, les douleurs ont été calmées. La vie, la vie peut-être reviendra ! Le soir, le chirurgien, un vieil homme plein de douceur, intrigué par ce qu’il a vu dans les radios, conseille vivement l’opération. L’opération a lieu le lendemain matin. Maxime Kovalevsky, retenu par son travail ne peut être présent, et le frère aîné, encore trop malade, refuse de «réaliser» ce qui se passe. Pendant l’opération Mme Winnaert attend le résultat dans un petit salon. Inquiète, elle fixe la fenêtre ; deux pigeons volent et se parlent pour s’envoler ensuite. Elle pense : non, ce n’est pas le symbole du départ de notre évêque, puisqu’ils sont deux, donc, il guérira.

Les infirmiers ramènent le malade. Il est joyeux, il ne souffre pas. La vie demeure ! Ses fidèles se succèdent auprès de son lit. Il leur parle et bénit chacun. Au crépuscule, le mercredi soir, le chirurgien le visite, accompagné d’une doctoresse. Monseigneur Jean a une brève conversation avec le chirurgien et cette fois c’est le chirurgien qui lui sourit. Mais lorsque dans le couloir Mme Winnaert lui demande ce qui s’est passé ?

– Madame, je n’ai rien pu faire. Il a eu un infarctus, mais tout l’intestin est gangrené… J’aurais dû tout enlever. On voit qu’il a été déporté, c’est un corps de déporté.- Pourra-t-il se remettre Docteur ?

– Je ne sais, Madame, un miracle…

Jean de Saint-Denis n’avait pas été déporté, mais prisonnier pendant trois ans à Mühlberg en Saxe et il disait lui-même de sa captivité qu’elle avait été une des meilleures époques de sa vie : «Non persécuté par mes collègues, aimé de tous mes camarades, sans travail fatigant, nourri, logé, je pouvais si facilement méditer dans ma baraque de deux cents « têtes de pipe », j’étais seul, débarrassé des soucis; que voulez-vous de mieux, c’était le monastère.» Oui, mais la famine en Russie pendant son adolescence, sa flamme vers Dieu, l’agressivité contre sa pensée universelle et la persistante calomnie avaient étendu dans son existence la déportation.

Le chirurgien avait annoncé avec discrétion la mort, personne n’y croyait. Le jeudi soir, Mme Winnaert cède la place à Mme Annick de Souzenelle qui, étant infirmière anesthésiste et fille spirituelle de Mgr Jean obtient la permission de le veiller.

Voici son récit :

«Pendant la première partie de la nuit, jusque vers 11 heures environ, Monseigneur avait envie de parler. De temps en temps, il s’exprimait réellement, à d’autres moments mentalement seulement. Ainsi à un moment il m’a dit : « Je te raconte tous mes soucis de l’Eglise, mais tu ne m’entends pas, n’est-ce pas ? » Non, Monseigneur, répondis-je » : Il voulait contrôler que cet entretien n’était qu’une impression de sa part. Je le comprenais très difficilement, non qu’il y eût la moindre confusion dans son esprit mais parce que sa bouche avait du mal à formuler. Ainsi je n’ai pas bien compris quand il situait dans le temps l’expérience qu’il venait de vivre (avant ou après l’opération ?). 

– J étais, dit-il dans une joie immense, mais plus encore une jubilation, une exultation et j’ai senti la Main Divine Se poser sur la mienne. Je n’ai pas vu, ni entendu, mais ressenti physiquement cette Main sur la mienne ». 

Et Monseigneur a insisté sur le mot « physiquement ». Après, il a fait avec sa seule main libre, l’autre étant retenu par une perfusion de sérum, un mouvement de fuite en avant, en même temps qu’il disait : « Et puis… » 

A un autre moment il m’a exprimé avec des mots qui m’échappent et dont la plupart m’ont échappé sur le moment même, l’idée que beaucoup de choses prenaient leur juste place, se décantaient et qu’il se débarrassait de tout l’inutile. J’ai voulu contrôler si j’avais bien compris et lui ai dit : « C’est le dépouillement, n’est-ce pas, Monseigneur ? » Et il m’a répondu : « Oh oui ! » avec un grand sourire, car il n’a jamais levé les yeux sur moi pendant cette nuit sans sourire. A d’autres moments, il ne disait rien mais ses lèvres bougeaient, il priait. 

J’ai dit à Monseigneur de se reposer, d’ailleurs à partir de ce moment là une piqûre l’a plongé dans le sommeil jusque vers 5 heures du matin. De temps en temps, il ouvrait les yeux pour sourire. A partir de ce moment aussi je me suis tenue plus à l’écart pour le laisser se reposer. Mais à regret car il m’avait dit combien c’était bon de sentir ma main sur la sienne – celle qui était immobilisée il avait dit : – Ces petites choses-là, c’est bon.  » 

Pas un moment je ne me suis assoupie, j’étais à l’affût de ses moindres gestes. Souvent il regardait l’heure, et comme sa montre n’était pas exacte, il m’a demandé de la remettre à l’heure. Je lui ai demandé s’il souffrait, il m’a dit que non. Les calmants lui donnaient cette rémission. Alors, trois fois dans la nuit j’ai ouvert la Bible. La première fois j’ai lu dans Jonas (4, 3) : « Maintenant, Seigneur, prends moi donc la vie car la mort m’est préférable à la vie. » La seconde fois, j’ai lu 2 Maccabées 7, 14 : Et lorsqu’il était prêt de rendre l’esprit il dit : Je préfère mourir avec la certitude de la Résurrection…  » Je crois avoir ouvert à la 3ème fois le Nouveau Testament, mais j’étais si troublée de la certitude que Monseigneur allait mourir pour la Résurrection, la SIENNE, la nôtre et celle de christianisme occidental auquel il avait consacré sa vie, que je ne me souviens plus de ce que j’ai lu. Mais peu à peu j’ai été envahie par la paix, la joie, l’immense joie qu’il communiquait». (Annick de Souzenelle).

Le Vendredi matin, Mme Winnaert relaye Annick de Souzenelle. Le malade la regarde profondément et ce sera le dernier regard. Il a rejeté toute couverture. Elle essaie de le couvrir à nouveau parce qu’il est glacé. Nerveusement, il lui fait signe d’enlever ce poids. Le chemin violet de l’abnégation sillonne d’abord ses doigts, puis son bras, puis son coude, puis toujours plus haut mais elle ferme les yeux pour ne pas voir. Il est si froid qu’il n’a plus froid. Peu à peu, un étrange mouvement agite son corps. Son corps bouge de droite, de gauche, sa tête balance de droite, de gauche, avec un gémissement inaudible que son cœur entend. Son esprit, son âme agitent leurs ailes et le corps résiste, retient. La vie ne veut pas sécher.

La porte s’ouvre de temps à autre, un groupe de têtes anxieuses se glisse par l’entrebâillement, mais l’infirmière le chasse. Résigné, le groupe se retire et l’on entend son murmure et son pas dans le couloir. Soudain, l’infirmière prend la tension. Elle laisse sur le bras de Jean de Saint-Denis le tensiomètre. Mme Winnaert tient la main de son évêque et elle sent la vie qui meurt. L’infirmière articule à voix à peine perceptible : 10, 9, 8, 7, 6 ; elle ne peut retenir la brûlure des larmes, l’infirmière lui dit sévèrement à voix encore plus basse : «Pas encore, il peut comprendre, 4, 3, 2, c’est fini, Madame.» Il a penché la tête, soupiré deux fois, et la tête s’est inclinée «comme la fleur des champs», coupée miséricordieusement par l’ange mystérieux.

Le combat terrestre est achevé.

Jean le Pardonneur est arrivé au domaine où l’on pardonne septante fois sept fois.

Sa majesté aux yeux des hommes commence.

Le Père Jean-Pierre Pahud – qui deviendra plus tard le Vicaire Général de l’Eglise – fait la toilette mortuaire de son évêque que l’on transporte ensuite dans une chapelle ardente. On l’étend sur un lit froid. Les fidèles sont accourus. Il est environné d’icônes et ses enfants se mettent à prier. Après l’office des Défunts, la lecture du Nouveau Testament ne cessera plus jusqu’à son ensevelissement. Chaque prêtre qui arrive dit un Office des Défunts. Lumière et prière continues. Avec la vitesse d’un télégramme le départ de l’évêque de l’Eglise de France s’est répandu dans Paris et en province. D’anciens captifs, des inconnus arrivent mais surtout le «fils aîné» vient en silence et près de la porte, regarde intensément son père en Orthodoxie et n’ose s’avancer. Son regard est si triste. Les religieuses de Notre-Dame du Bon Secours ont installé dans une petite pièce adjacente, du café chaud et des biscuits pour ceux qui veillent toute la nuit. Parfois, elles viennent prier auprès de lui et l’une d’elles dit: «Nous savons, c’était un saint !» Nous apprenons le lendemain qu’auprès de Jean de Saint-Denis reposent dans deux autres pièces deux défunts. Sa mort est à l’image de sa vie modelée par la Liturgie : il part vers son Unique Ami, au 33ème anniversaire de son ordination, le 30 janvier, fête des «Trois saints Docteurs», Saint Basile le Grand, Saint Jean à la bouche d’or et Saint Grégoire de Nazianze, le Chantre de la Divine Trinité, dont il n’a cessé de prêcher la théologie, et deux défunts l’entourent. Et l’on chantera son repos et sa mémoire éternelle à la Fête de la Sainte Rencontre, rencontre de l’Orient et de l’Occident, en sa propre église Saint-Irénée, il participera à son ensevelissement intercalé dans la fête !

IL EST BON, EN EFFET, DE ME COUCHER DU MONDE EN DIEU,

POUR ME LEVER EN LUI. (St Ignace le Théophore aux Tralliens)

Le dimanche 1er février, cependant que la prière ne s’arrête pas une minute auprès de Jean de Saint-Denis, le Vicaire Général, le Père Gilles Hardy, annonce la nouvelle au peuple réuni en la cathédrale.

«Notre Père aimé, notre Evêque en Dieu est né au ciel à 15 heures exactement, vendredi, suivant en cela Notre Seigneur Jésus-Christ qui, à trois heures, est mort sur la croix. Et comme toujours, comme toute son existence, il fut un liturge ; ce Vendredi était la fête des trois saints Docteurs : Saint Basile, Saint Grégoire le Théologien et Saint Jean Chrysostome ; Dieu a voulu que ce jour-là, cruellement pour nous mais glorieusement pour lui et pour notre Eglise, les trois Saints Docteurs viennent le chercher et le faire entrer dans la cité céleste. Nous parlerons mardi prochain de son testament spirituel et de son héritage ; immédiatement, je désire simplement vous annoncer les cérémonies qui auront lieu : tout d’abord, ce soir, à sept heures, nous chanterons les Vigiles de la fête de la Sainte Rencontre. La Sainte Rencontre est aussi dans l’histoire de notre Eglise, une date forgée par Dieu, car c’est en la Sainte Rencontre de l’année 1937 que Monseigneur Winnaert recevait sa communauté dans l’Église Orthodoxe, et ce sera en la Sainte Rencontre 1970, demain lundi, que Jean de Saint-Denis, avec tout son clergé présent, célèbrera sa dernière liturgie – présent parmi nous ! – Demain matin lundi 2 février, à 7 heures, à l’hôpital Notre-Dame du Bon Secours, aura lieu la mise en bière et la levée du corps. Vers 8 heures, le cercueil arrivera à Saint-Irénée, les prêtres et les fidèles l’attendront à la porte et les prêtres le transporteront eux-mêmes dans l’église. Lundi soir, à 19 heures, nous célébrerons solennellement la fête de la Sainte Rencontre, avec lui, et mardi matin, à partir de 10 heures, la messe étant célébrée à 11 heures 45, nous commenceront l’office de l’enterrement avec toute la solennité et la puissance de prière possibles. Ensuite, vers 14 heures, nous conduirons Monseigneur Jean au cimetière du Père Lachaise où il sera enseveli dans le même caveau que Monseigneur Winnaert, dans l’attente du jour où devenant propriétaires de notre cathédrale nous pourrons transférer leurs reliques et les placer sous l’autel, et prier sur les corps de ceux que vous me permettrez de considérer comme deux hommes éminemment saints. 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen. 

Dieu a permis que ce premier dimanche qui vous rassemble tous ici, soit celui de la Sexagésime, soixante jours avant Pâques, et que le divin Paul et l’Évangile soient comme un résumé de la vie et de l’œuvre de Monseigneur Jean. D’une part, Saint Paul devant l’agitation de ce peuple qu’il a engendré de ses entrailles, devant un certain judaïsme de ceux qui se laissent curieusement, « à notre honte » comme il le dit lui-même, dominer par des êtres qui ne pensent qu’à leur propre et vaine gloire, Paul s’écrie : « si je dois me vanter – je parle en insensé – et pourtant je vais le faire et je vais vous montrer tout ce que j’ai fait pendant mon existence » il dit : « s’ils sont hébreux, je le suis, s’ils sont israélites, je le suis, s’ils ont souffert, j’ai souffert plus qu’eux, s’ils ont été battus, j’ai été battu plus qu’eux, et si je dois encore me vanter davantage, de ma connaissance spirituelle, alors je connais un homme – et je ne sais même plus comment je parle, car est-ce dans son corps, est-ce hors de son corps – qui fut ravi jusqu’au paradis ‘et entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de redire’:Il ne dit pas : « c’est moi !’ , il dit : « un homme ». 

De même, Jean, notre Evêque bien-aimé, dès son enfance, était le bien-aimé de Dieu, et s’il fut persécuté, chassé par les révolutions, comme Paul était persécuté, s’il fut trahi par les siens comme Paul a été trahi par des frères – lui aussi a été trahi par des frères – et s’il avait voulu se vanter, il connaissait des paroles qu’on ne peut répéter et vu ce que peu d’hommes voient. C’est pour cette raison qu’il était joyeux avec ceux qui étaient joyeux et si quelque personne se trouvait dans la peine, il brûlait de la même peine car, tel le divin Paul, il vivait pour Dieu et pour le peuple. Si nous jetons un regard sur l’évangile, où le Christ, le Semeur, sort pour semer sa semence, nous devons reconnaître que le Christ a semé la semence de notre Evêque ; il l’a semée à sa naissance, il l’a semée ce vendredi dernier lorsqu’il a pu dire : ‘Et maintenant, Seigneur, laisse Ton serviteur, s’en aller en paix » Et cette semence portera davantage maintenant les fruits de la charité, les fruits de l Arbre de Vie qui est ce peuple, qui est nous-mêmes. Ce qui est le plus extraordinaire, c’est que le Semeur et la Semence dans l’évangile sont une même personne et lorsqu’il se trouve que Dieu accorde au monde et à l’Église un apôtre, on remarque toujours qu’il est semeur et qu’il est semence, qu’il n’y a point en lui de séparation entre la semence qu’il sème, c’est à dire l’Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ, et son être intime et profond, ou sa connaissance qui est le Semeur, car il est l’image de son Maître. Nous dirons de notre Evêque aimé, Jean de bienheureuse mémoire, qu’il n’existait point en lui de séparation entre son enseignement et sa propre personne, entre ses actes et ses pensées, entre sa vie et ses contemplations, et il pouvait dire – comme le Christ dit : le Père est plus grand que Moi – je ne parle pas de moi-même mais j’accomplis les œuvres de Celui qui m’a envoyé. Mes amis, nous pouvons juger de l’authenticité d’un homme : « on jugera l’arbre aux fruits », mais nous avons un autre critère : juger si l’homme n’est pas formé d’abîmes. Qu’est ce à dire ? Qu’il n’y a point de séparation entre ses lèvres et son cœur, sa tête et son cœur, entre sa pensée et ses paroles. Et ainsi, il me semble que tel est l’hommage que nous pouvons rendre en ce jour de la parabole du Semeur à notre Evêque : en lui n’étaient point ces abîmes ou, plus exactement, ils étaient franchis, paradoxalement, par la Divine Trinité, Qui seule peut faire qu’il n’y ait pas de séparation entre le ciel et la terre, l’intérieur et l’extérieur. Réunissant donc le divin Paul et le récit évangélique, affirmons en ce jour si douloureux et pourtant glorieux car derrière toute mort se lève la résurrection : Seigneur, ton serviteur Jean est à l’image de ton Fils bien-aimé. Seigneur, Tu as voulu le semer afin que ton peuple grandisse et devienne un arbre aux feuilles et aux branches multiples, et s’il est semé en cette terre pour laquelle il donna sa vie, en particulier la terre d’Occident, de cette semence infime, quasi ignorée de tous, jaillira l’arbre de l’Église ! Cet arbre couvrira cette terre et sauvera des multitudes car nombreux sont à présent ceux qui viendront se nourrir à cet enseignement qui n’est autre que la Bonne Nouvelle. Nombreux sont ceux qui sont sauvés et nombreux ceux qui seront sauvés. 

Prions, mes amis, demandons à Dieu qu’ayant été engendrés par un apôtre théophore, nous grandissions à la mesure de la stature parfaite de l’homme nouveau, le Christ. L’homme se souvient mais de même qu’il pleure comme le Seigneur pleurait Lazare, la volonté de Dieu est qu’il vive, croisse, se réalise car le passé est derrière, le présent échappe et l’avenir n’est pas encore arrivé, et ce qui dépasse toute chose, c’est que si nous pleurons nous ressuscitons aussi avec Lazare pour manifester Dieu Saint, Vivant, Admirable et qui S’est semé Lui-même en terre afin que nous élevant nous atteignions les cieux. 

Prions pour notre Evêque aimé Jean, pour notre Eglise, devenons des théophores, porteurs de la Divine Trinité, nous appuyant sur les efforts de ceux qui sont les imitateurs du Verbe et dont le but était la vie de ce peuple. A la Divine Trinité soient honneur, gloire et force aux siècles des siècles. Amen. »

«JUSQU’A CE JOUR, QUAND ON LIT MOÏSE, UN VOILE EST JETÉ SUR LEURS CŒURS : MAIS LORSQUE LES CŒURS SE CONVERTISSENT AU SEIGNEUR, LE VOILE EST ÔTÉ. OR, LE SEIGNEUR C’EST L’ESPRIT ET LA OU EST L’ESPRIT DU SEIGNEUR, LA EST LA LIBERTÉ.»

(2 Corinthiens 3, 15-17)

Le 2 février, Fête de la Sainte Rencontre, Monseigneur Jean de Saint-Denis fait son entrée dans sa cathédrale. Ses prêtres se disputent l’honneur de porter son cercueil, face au sanctuaire. Il est environ 8 heures. La foule n’est pas encore dense. Les chaises ont été enlevées, remplacées par des gerbes et des gerbes. L’Evêque regarde l’autel, car on a obtenu de dévisser le couvercle et il est visible, presque jusqu’à mi-corps. Comme son prédécesseur Irénée Winnaert, il dirige sa dernière cérémonie sur terre, les rides profondes de son visage ont disparu, il est revêtu de sa chasuble et de sa mitre blanches. Ce n’est plus l’évêque à la démarche rapide, aux yeux célestes, au rire éblouissant, c’est une majesté, qui repose dans une paix «intègre». Il semble que soudain son être intime de stabilité et de puissance se soit dégagé visiblement (peut-être est-ce ainsi le corps glorieux ? il exprime ce qu’est véritablement l’homme). Les enfants se précipitent et l’embrassent spontanément, ils croient qu’il dort. La foule survient, les fleurs augmentent. La prière coule autour de lui comme à l’hôpital ; on se dispute aussi l’honneur de prier près de lui. Mais c’est le soir, à 19 heures, que le Vicaire Général et tout le clergé célèbrent la Fête. Elle a été placée le soir afin que tous puissent y assister. Et la foule a lentement grandi. La rencontre de l’Orient et de l’Occident naît avec la tombée du jour, la ténèbre divine.

Le chœur chante de toute son âme, rarement l’attachement pour un père éclate aussi fortement et le Père Gilles Hardy prêche :

«Il y a encore quinze jours, nul n’aurait imaginé que notre Evêque aimé, Monseigneur Jean, célèbrerait ce soir sa divine Liturgie d’entrée dans les parvis célestes. Je voudrais ce soir, avec vous, l’écouter lui-même en cette homélie qu’il prononça dans cette église, à la même date, il y a maintenant quatorze années, et je vous demande, mes amis, d’écouter dans cette nourriture théologique deux sonorités essentielles qui étaient deux de ses qualités, qui le sont maintenant plus que jamais et résident dans le lieu même de la foi de notre Evêque. La première est de supporter l’abaissement, l’humilité, la « kénose » divine, d’accepter que Dieu devienne enfant parmi nous. Car nous rejetons souvent, nous repoussons Dieu Lui-même. La deuxième vertu puissance consiste également à admettre d’abord, ensuite à constater, puis à expérimenter que la lumière créée et la lumière incréée peuvent coexister, cohabiter, communier ensemble, que l’incréé se mêle au créé comme les incorporels se mêlent aux corporels afin que tout entre dans la communion du feu de la divinité. Et voici ce qui disait notre bien-aimé Monseigneur Jean pour le vingtième anniversaire de l’Orthodoxie Occidentale. » 

Il y a exactement vingt ans, Monseigneur Irénée Winnaert, en donnant les cierges de la Chandeleur, introduisait dans l’Orthodoxie la première communauté occidentale. Vingt ans ! Non, ce n’est pas juste. L’Orthodoxie occidentale française n’a pas vingt ans, elle a deux mille ans et, selon les paroles de l’historien Eusèbe, elle a tous les mille ans. En effet, ce qui est arrivé il y a vingt ans, n’était qu’une manifestation de ce qui était déjà. Si, par instants, l’Église de France dévia de sa route et trahit sa vocation, elle fut quand même présente, du moins potentiellement et plus que potentiellement. Cette Eglise plantée par Jean le bien-aimé, Polycarpe, Irénée, par Lazare, Marie-Madeleine, Marthe, enracinée par tous ces apôtres et leurs successeurs directs, cette Eglise qui naquit comme un enfant des entrailles évangéliques, est immortelle. Lorsque nous célébrons la Divine Liturgie dans ce temple, nous sentons ces innombrables Saints connus et inconnus, témoins et lutteurs, inspirés et laboureurs de la grâce, présents parmi nous et chantant avec nous « Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu Qui était, Qui est, Qui vient, car Il nous a faits rois et prêtres » de ces mystères sacrés. Non, nous ne fêtons pas vingt ans, nous fêtons, comme disent les liturgies occidentales – car ceci est la nouvelle et éternelle alliance – l’éternelle alliance de l’Église de France avec la plénitude de l’Orthodoxie, de la Lumière éclairant tout homme avec nous qui sommes éclairés par cette Lumière. Nous fêtons les fiançailles du Christ et de Son Epouse. C’est pour l’Église de France que nous avons exprimé dehors sur le tympan de l’Église, la Vierge Royale, Mère de Dieu, l’inscrivant en forme d’orante, c’est à dire dans l’attitude de la prière perpétuelle, sur la carte géographique de la France. 

C’est pour cette France orthodoxe que nous prierons aujourd’hui pendant la messe. Et nous nous souviendrons de deux noms, celui de Serge le Grand, fière de l’Église du XXèmesiècle, et d’Irénée notre père dans l’Orthodoxie Occidentale. Amen. » (Homélie, Mgr Jean de Saint-Denis).

Il est temps, mes amis, d’ajouter à ces deux noms, deux autres noms, celui de l’Archevêque Jean qui, en 1957, entra dans cette église et qui, en 1964, conférera l’épiscopat à notre Evêque et chef lui donnant son deuxième nom : Jean de Saint-Denis. Jean de Saint-Denis notre père, « l’ouvrier divin », celui qui avait reçu de Dieu et de Monseigneur Irénée Winnaert, la tâche inexprimable – le fardeau – d’engendrer à la foi orthodoxe la terre française. Je terminerai en vous citant ce qu’il disait également de Lui-même : «Laissez-moi vous faire une confession personnelle, vous pouvez me demander à juste titre pourquoi un Russe comme moi a donné toute sa vie à cette « Orthodoxie Occidentale » et française… pourquoi il ne s’est pas trouvé un homme de son propre sang capable d’occuper cette place ? De 1925 à 1937 je suis resté en quête, priant Dieu de me faire rencontrer cet homme et disant : Seigneur, indique-le moi afin que je le serve et lui remette l’œuvre, qu’il vienne, qu’il prenne cette place ! Et je ne trouvais personne. Enfin, il vint, et c’était Monseigneur Winnaert, mais à peine avait-il posé les premières pierres de l’Église Orthodoxe Occidentale, à peine était-il entré dans l’Église Orthodoxe, que Dieu le rappelait à Lui et en mourant, il me dit : Incline ta tête et accepte de travailler à ma place. Je ne pouvais refuser à celui qui allait quitter cette terre. Je courbai donc la tête et fus ordonné prêtre. 

J’acceptai, mais en acceptant il me fallait réaliser un long travail car – et ici nous revenons à l’Orthodoxie occidentale, française – d’une part, j’avais, certes, l’assurance de sortir moi-même de cette source orthodoxe, des profondeurs des entrailles orthodoxes pour vous apporter la pure doctrine, mais je comprenais en même temps que j’avais un autre travail à accomplir, un travail d’abnégation. Le Christ a dit : « Celui qui ne quitte pas son père et sa mère, n’est pas digne de Moi » ; pour m’attacher à vous et à l’œuvre, je devais quitter mon père et ma mère, mon passé, ma tradition culturelle, épouser l’Occident et la France, tourner le dos à l’Orient, non à ce qu’il a de précieux, du point de vue de la sauvegarde de l’Orthodoxie, mais à ce qui lui est spécifique. Ce fut mon monachisme et maintenant je puis dire : Je suis vraiment le serviteur cent pour cent de l’Occident et de la France orthodoxe. Il est intéressant de noter que dans tous les pays d’Europe, en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, nous voyons des mouvements de retour à l’Orthodoxie, je pense néanmoins que c’est à fa France de prendre le flambeau ; le peuple français possède une qualité très particulière que l’on pourrait désigner par : esprit chevaleresque et missionnaire : « Dieu premier servi ». Un archimandrite grec me disait à Paris, il y a dix ans : « Les Grecs ont pensé, les Russes ont senti, les Français réaliseront » Il y a en France un esprit de conquête, un esprit de service, un esprit de sacrifice pour un idéal, voilà la raison pour laquelle je crois à la France qui réalisera, augmentera, fortifiera, propagera et confessera cette Eglise Orthodoxe en général et Occidentale en particulier, et Dieu me souffle que si nombre de peines nous attendent encore pour nous purifier, nous ne sommes pas loin cependant de réalisations merveilleuses et qu’en grandissant cette Eglise procurera une infinité de grâces aux âmes, qu’elle aidera quantité d’êtres à se retrouver, non seulement dans les épreuves personnelles, mais aussi dans les, épreuves mondiales, au cours des périodes très critiques que l Europe subira bientôt (c’était en 1956). Elle donnera la possibilité de connaître, avec l’espérance d’un Péguy, la puissance du Saint-Esprit, et permettra de traverser les vagues de ce monde, la tête haute et confiante». 

«J’ai terminé, mes amis. Nous souvenant du testament de notre Evêque que j’ai répété ce soir, demandons à la Divine Trinité qu’elle nous purifie de toute souillure, nous qui avons besoin de purification et qu’Elle daigne, dans Son abnégation, descendre durant les millénaires et les années qui restent, sur nos autels, afin que nous soyons des théophores, à l’image de notre Evêque et que nous chantions la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen» 

Le lendemain, mardi 3 février 1970, «la Divine Liturgie» de l’enterrement est célébrée à 11 heures 45. L’église est comble.

Avant le début de la Divine Liturgie, le couvercle du cercueil est à nouveau vissé, etle visage de l’Evêque de Saint-Denis, recouvert d’un voile de calice, disparaît jusqu’à l’accomplissement des temps. «Lors de l’absoute, alors que le T. R. P. Gilles appelait sur le défunt et sur les assistants la beauté de la Lumière Divine, un rayon de soleil perça, les nuages d’un ciel jusqu’alors gris, et traversant la rosace de l’église vint éclairer l’icône de la Sainte Rencontre qui se trouvait près du cercueil, puis le cercueil lui même fut illuminé.»(Message du Conseil Episcopal du 19 février 1970).

Monseigneur Jean de Saint-Denis, porté par son clergé, est transporté au cimetière du Père Lachaise et déposé dans le caveau où repose déjà Monseigneur Irénée Winnaert.

Dès le soir, le clergé se `rend aux vêpres, et des dispositions de «bonne volonté» se font jour. Comment dirigera-t-on l’Eglise sans lui, une Eglise sans évêque ? Chacun regarde chacun, les uns avec un désintéressement réel, les autres avec une pointe d’agressivité, sinon de jalousie. Tous savent que le Vicaire Général, le, Père Gilles Hardy aété expressément- nommé plusieurs fois par l’évêque défunt pour lui succéder et lui font confiance. Un moine parvient à se faire choisir comme aide du Vicaire Général et, à partir de cetinstant, signera ses lettres : E. E. (évêque élu.)

Qu’importe ! La route sans fin de l’Eglise indivise continue traversée par le Souffle de vie du Saint-Esprit, la stabilité du Verbe devenu Fils de l’homme et la Bénédiction inépuisable du Père.

Nous conclurons ce récit par un passage de la «Théologie trinitaire» de Monseigneur Jean de Saint-Denis qui exprime mieux son être réel que tout ce que nous pourrions ajouter.

« Le dogme grammatical »

«Je procéderai de la multitude des Noms vers cette pensée abstraite : DE, PAR, EN, abstraite non du point de vue rationnel, mais de l’abstraction des éléments secondaires naturels. 

J’ai souligné que les noms donnés au Fils, tels : Expression, Icône, Logos, Loi, Pensée etc. peuvent, en réalité, être résume par une formule : RAPPORT, rapport exprimé sous la forme de « A en rapport avec B »;pour qu’il y ait vérité, loi, ordonnance… il doit toujours y avoir rapport entre deux éléments. Le préfixe DIA (en latin : per) est un rapport. La Deuxième Hypostase s’aborde alors en contemplant un « DEUX » qui éclate, c’est à dire que A et B n’existent plus dans le rapport, la matière n’existe plus ! Le Rapport existe seulement, sans les objets qu’Il met en rapport. 

La vérité, comme la vérité hypostatique, est toujours sur quelque Chose. Michel a de beaux yeux, direz-vous et Jacques est en soutane, voilà deux vérités très simples ; de même que deux et deux font quatre est aussi une vérité. La vérité, les vérités sont toujours une chose, une attitude, une opinion, une décision, une opinion sur, ou, entre deux. Dans la vérité hypostatique, « DEUX » disparaît, le Rapport demeure. C’est pourquoi, lorsque nous disons : « Deuxième Hypostase », nous ne parlons ni d’un nombre, ni d’un chiffre, ni de quantité, ni même de qualité, nous nommons le « DEUX » qui éclate, le DEUX dépassé qui dépasse, « non calculable » selon la pensée de Saint Grégoire le Théologien. C’est le FILS. 

Prenons à présent (pour arriver ensuite au Père, comme je le souhaite) prenons à présent la Troisième Personne. Elle est célébrée dans cet hymne : « Tout est de Lui, par Lui, en Lui » (Romains 11, 36) par « EN » Lui ! Quels noms donne-t-on au Saint-Esprit dans les Ecritures Saintes, dans la patristique et dans la contemplation de cette Personne ? Ces noms sont énigmatiques, presque imprononçables parce que l’on peut les employer pour les autres Personnes de la Trinité. Leur regroupement, cependant, leur insistance, peuvent nous diriger d’une manière aussi exacte que les noms du Fils. 

Quels sont les noms ? 

Souffle, Vie, Esprit de Vie, Souffle de Dieu, Esprit, Feu, Langues de feu, Vent, Amour, Amour comme Eros opposé à Phylia laquelle renferme le rapport, Amour comme une puissance, un feu surgissant en notre âme, Mouvement, Déplacement, Changement, Rénovation – « Tu envoies Ton souffle et Tu renouvelles la face de la terre » – Renouvellement, Transformation, Transfiguration, Régénération, Épanouissement, Plénitude – qui remplit tout – Saisissement. Le Saint-Esprit s’empare : Choc, Inspiration, Ivresse, Transport… 

Lorsque nous énumérons les noms de Celui qui transporte, transfigure, change de place, meut, procure les énergies, les dons, qui pénètre, choque, inspire, enivre, insuffle, donne la vie et procure la chaleur de l’Eros, lorsque nous groupons tous ces noms, lorsque nous les regardons (comme nous l’avons fait pour les noms du Fils), et nous pouvons en trouver et ajouter d’autres, nous sommes amenés vers une réalité différente de celle du Logos. Comment les saisir dans leur déplacement multiple ? Comment, par ces nombreuses appropriations, aller vers une certaine contemplation directe ? Que discernons-nous en eux ? Y a-t-il une vie sans mouvement ? Non. Quelle est la forme la plus simple de la vie ? Un mouvement. Et qu’est-ce un mouvement ? Un changement. Lorsque nous parlions du rapport entre A et B, nous contemplions le Rapport, en rejetant tous les objets qu’il met en rapport. Mais ici, nous regardons la VIE, ce que nous nommons « vie » Et le mouvement résulte d’un choc par un changement ; si la chose se déplace, elle « change », la vie est impensable sans changement. Comment alors le changement qui procure la vie, se produit-il, et comment donne-t-il l’énergie ? Prenons un exemple avec un atome : le voici : bombardons-le avec un neutron, le changement survient, ce n est pas le neutron qui m’intéresse mais l’atome ! La bombe atomique est caractéristique comme image du Saint-Esprit – qu’elle soit constructive ou destructive, peu importe pour le moment et chacun sait que le feu est destructif et constructif. Mais que ce produit-il ? Quelqu’un bombarde la particule, provoque le choc, et pénètre dans ce quelque chose d’où surgit le changement, une force naît.

Reprenons les valeurs A et B employées précédemment pour désigner un rapport, et bombardons A avec B. Des énergies, des forces surgissent – appelons-les « C » – et A est transformé. Il n’y a point de changement sans qu’il y ait trois éléments, et nous dirons : « trois », c’est la vie, tandis que « deux », c’est la lutte ou l’harmonie. 

Donc, si nous voulons contempler la vie en elle-même, l’éros, l’Esprit-Saint comme énergie hypostatique, ce qui emplit le « EN » nous supprimerons A et B et C, et il restera ce « Quelque chose » d’énigmatique qui engendre le changement, qui donne l’énergie sans être Lui-même le changement, parce que c’est A qui change. Nous pouvons alors discerner que l’énergie et la vitalité sont, précisément, ce « Merveilleux » qui se trouve « derrière » : L’inexprimable ! 

Le rapport est exprimable mais ce qui fait le changement n’est ni A, ni B, ni C, leur résultat ou fruit. Le changement est inexprimable ! Dans l’accouplement même, deux forces se rencontrent et donnent naissance à un troisième terme ; ce ne seront pourtant ni deux, ni le troisième que nous nommerons « vie », mais la rencontre des trois. 

Ce qui est en soi, ce qui est la VIE divine, ou Esprit, est un TROIS qui, lui aussi, a éclaté et qui, comme le DEUX, s’est débarrassé de toute contingence, de tout ajout. Ainsi, il est TROIS, non parce qu’il est le troisième par ordre (« taxis », dira Saint Basile), mais parce qu’il est Vie, Esprit. De même, le Fils est deuxième « après » le Père ;je dis « après », bien qu’il n’y ait ni « après », ni « avant », par ce qu’il est le rapport, l’icône, le Verbe (ou Fils), l Expression. 

Approchons-nous maintenant du Père ; serrons-nous le plus près possible et le plus humblement possible de cet « EX » ou de ce « PROS », c’est à dire de ces : « de » et « vers », les deux termes exprimant la même chose. Je parlerai ensuite des différentes expressions dans ce domaine car nous ne devons pas nous illusionner : tout n’est qu’appropriation. Comment pouvons-nous selon les Ecritures et la patristique cerner et entourer le Nom du Père ? Par quels autres noms nous approcher de Lui ? 

Citons déjà : Origine, Source, Principe, Père, Celui qui engendre mais est inengendré, de Qui est, VERS Qui est, Principe sans principe, Source sans source, Origine sans origine, Qui est et Qui n’est de personne, Qui est et Qui n’est vers personne, Abîme sans fin, Entrailles, Fond sans fond ? Comment, comment le pressentir, par quels verbes ! Nous dirons ceux-ci: extraire, sortir, engendrer, tirer de, extase, sortie de soi, expansion ? Par quels noms négatifs, élèverons-nous notre contemplation ? NON engendré, SANS principe, inexprimable (autrement Il serait le Fils) et, simultanément : Toute-Possibilité, Toute-Puissance, Toute-Probabilité, Toute-Potentialité ou encore : Celui qui est l’Origine de Dieu et de tout, Père de Dieu et de tout, Qui est le Silence non retenu. Je dis « non retenu », parce que le silence qui ne peut s’exprimer n’est plus une source, c’est une retenue, une fermeture, donc une imperfection.

Et nous touchons la « monade » : UN. De quelle manière ? Attention-Il est UN sans être Un dans une série – c’est normal. Il n’est pas le « premier » de la série, Il est « UN » Mais attention : Un sans être Un en Soi, sans être infécond, stérile, statique, satisfait de son Etre-Un, car le Un en soi n’est pas extatique, ne s’ouvre pas, s’oppose au multiple, voire il se « pose » et n’est plus la Source. 

Ici, se dresse alors, devant notre regard, un autre mystère : UN fécond de Dieu. Je ne sais si vous comprenez que Un, refermé sur lui-même, deviendrait un nombre. Un est dépassé de même que Deux est dépassé par le Rapport, de même que Trois est dépassé par cette transformation, et nous approchons du centre, du Noyau-Un, de la Source ou Paternité. Pour aller, précisément, vers la contemplation des Trois Personnes, les « quelque chose » doivent disparaître. 

L’Hypostase n’est pas « quelque chose », elle n’est pas « toute » la chose, elle n’est pas non plus la nature. Voulez-vous contempler les Hypostases ? Alors, sachez-le : le moindre coloris, la plus infime pesanteur, la nature la plus subtile, je dirais même la plus sublime comme l’amour, sont lourdes par rapport à Elles. La Trinité AIME en tant qu’un seul Dieu, chacune des Trois Personnes participe à l’amour en tant que Trois Personnes, mais même cet amour est pesant, s’il est semblable à un élément accroché à la contemplation de la Personne ou Hypostase. 

Telle est la raison pour laquelle la Monade éclate : le Père est UN qui a un trou dans le ventre, Un impénétrable et Source pourtant, « les Entrailles paternelles » comme chante l’Eglise, ce But sans fin. Ecoutez St Grégoire le Théologien, en son langage imagé : « La Monade se dirige vers la Dyade et s’arrête à la Triade, étant Un.  » 

Ces essais de contemplation nous permettent de dire : la Première, la Deuxième, la Troisième Personne de la Trinité, mais nullement – je le répète – parce que l’Une conditionnerait l’Autre. Chacune est l’Un, en rapport avec l’Un, avec l’Autre et avec la Troisième, toutes Trois en rapport dans l’unité mais différentes et distinctes. 

L’Un-Source est en rapport avec le Fils et l’Esprit. Le Père n’a pas engendré le Fils pour le placer en face de Lui, Il l’engendre prééternellement (le Fils dans l’Incarnation sort de la mère, certes, mais dans le Père). Le temps n’existe pas dans la Trinité. L’Un engendre perpétuellement, le Fils sort toujours de la Source de même que l’Esprit, mais toute divinité se manifeste PAR le Fils et devient le rapport, et toute divinité VIT le changement perpétuel dans l’immuabilité, dans l’Esprit. 

Nous proclamons : du Père seul est le Fils, du Père seul est l’Esprit; par le Fils seul, le Père se manifeste, par le Fils seul l’Esprit est donné ou se donne, dans l’Esprit seul le Fils est engendré par le Père, et dans l’Esprit seul le Fils manifeste le Père. 

Si nous revenons au Saint-Esprit dans le plan de l’économie, si proche de nous, nous rencontrerons un étrange mystère : c’est, en effet, le Fils qui se manifeste, s’incarne et supporte les deux natures. Etant Dieu-Rapport, Il accepte d’être le rapport harmonieux entre A et B, entre la divinité et l’humanité, sans mélange ni confusion. L’œuvre du salut, l’économie du Fils, sont basées sur : Dieu devient homme pour que l’homme devienne dieu ! Il meurt pour ressusciter, Il descend pour monter, sauvegarde la nature humaine tout en l’unissant en Lui, en un rapport parfait à la nature divine. Mais aussitôt que l’on arrive à l’économie du Saint-Esprit, apparaît le « Trois ». Quel « Trois »? 

L’action de l’Esprit et l’énergie de l’Esprit, l’action de l’Esprit et l’énergie de l’homme ? Y a-t-il possibilité d’avoir le rapport entre l’Esprit et l’homme ? Non, si l’on n’a pas le troisième le Christ incarné et ressuscité ou… le diable. 

Dès que nous touchons expérimentalement ou historiquement à l’action du Saint-Esprit – chacun de nous a en lui l Esprit Saint, son propre esprit et un autre esprit – il faut comprendre que seule la pénétration du Christ en nous et notre pénétration dans le corps du Christ, peuvent expulser le diable. Nous sommes trois : le Fils, l’Esprit et nous, qui agissons en nous. Le Christ nous l’enseigne : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps », et ‘J’enverrai le Paraclet, l’Esprit qui viendra en vous’: 

La Pentecôte nous envoie et le Christ et le Saint-Esprit qui sont tous deux avec le Père. L’action immédiate en nous, la voici Père, Fils, Saint-Esprit, et nous voilà, nous : nous, Christ et Saint-Esprit. Rester dans « deux », c’est demeurer en dehors de la Pentecôte. 

La vraie sanctification dans le Saint-Esprit n’est jamais duelle (Dieu et homme, fidélité au Christ et renoncement à Satan etc.), elle est trielle, car on ne peut recevoir la grâce divine sans la conscience des valeurs humaines, on ne peut unir les dons naturels aux dons surnaturels (pardonnez un tel langage !) sans connaître les « inférieurs » à la nature, c’est à dire le péché. Seule, la vision trielle peut nous mettre en contact avec la Troisième Hypostase. Lorsque l’on commence à ‘enseigner, par exemple, une anthropologie composée de deux éléments : esprit et matière au lieu de : esprit, âme et matière, immédiatement le Paraclet s’estompe, et devient une « chose » imprécise. Dans l’action puissante du Saint-Esprit, dans l’expérience pentecôtiste, tout se triodise, tout devient « trois » bien que l’on ne voie pas les Trois.

Mes amis, combien il est difficile de penser « trois », combien plus aisé de penser ‘deux » ! Toutefois je vous l’affirme, je le souligne, l’action de l Esprit Saint après la Pentecôte, nous a divinement ouvert la TROIS. » 

Achevé le 10 juin 1977 

Appendice

Son œuvre liturgique

Les Vêpres

Les Laudes

La divine Liturgie

L’année Liturgique

La Semaine Sainte

Pâques

L’Ascension

Pentecôte

Les Saints

Office des défunts

Anciennes coutumes

La Musique. 

Quelle fut son œuvre liturgique ? Auprès de sa lutte pour l’universalité de l’Orthodoxie en Occident et en France par excellence, il cultiva autant que cela est possible à un homme, l’iconographie, la théologie et la tradition liturgique occidentale-orientale. Sa pensée, son cœur s’exprimaient spontanément en prières et en icônes. Avec la collaboration attentive de son frère Maxime (leur mère disait de ses deux fils : «ils sont les deux doigts de la même main»), nous avons essayé de distinguer ce qui est l’apport spécifique de Jean de Saint-Denis dans la liturgie et la musique, indépendamment des éléments dont il sut enrichir l’Eglise catholique orthodoxe de France. Quant à sa pensée et son enseignement théologiques, ils sont ceux de l’Eglise. Durant vingt-sept ans, il fut la doctrine vivante de l’Institut Saint-Denys, toujours placé en dernière heure, car lorsque l’on savait que le «Père allait donner son cours», personne ne quittait la salle et de nouveaux auditeurs apparaissaient. Il entrait rapidement, disait un mot aimable, racontait souvent une petite histoire, puis entrait dans le vif du sujet. Le silence se faisait immédiatement. Un soir, lorsque la cloche eut sonné, un groupe d’étudiants s’approcha et lui posa la question «Qu’est-ce que l’amour de Dieu ?» Ilse tut un bref instant avant de répondre. Bientôt, il oublia les jeunes gens. Encore assis au bureau du professeur, il se tourna lentement vers la broderie du Christ, accrochée au mur au-dessus de sa tête, et parla de l’amour de Dieu. Les étudiants se trouvèrent debout derrière Monseigneur Jean leur tournant le dos, le regard levé vers le Christ. Lorsqu’il se tut, bouleversés, ils n’osèrent lui poser de questions et se retirèrent. La béatitude de la Trinité avait passé.

Nous avons énuméré dans sa bibliographie une petite partie de ses sermons et cours, mais il reste encore un grand nombre de manuscrits non encore imprimés.

Les Vêpres

Il emprunte à la coutume byzantine le psaume 104 encadré d’une antienne, l’antienne se rapportant au Propre du dimanche ou de la fête et le place au début. Ainsi, en accord avec la Genèse, les vêpres présentent l’éventail de la création : «Il y eut un soir, et il y eut un matin». (Le rite romain n’a gardé qu’un verset de ce psaume, chanté après l’hymne). Après la psalmodie biblique de trois psaumes, il introduit le Psaume Ecclésiastique, tiré des «Couronnes» prises dans l’Octroïkon qui est le livre des Huit Tons slaves, dont le sens est celui de la mort et de la Résurrection du Christ. La Lecture, lorsqu’elle n’est pas formellement indiquée par le Propre, est celle d’un sermon des Pères de l’Eglise. Le Phos-Hilarion : «Lumière joyeuse de la Sainte Gloire… » est (presque) toujours l’hymne vespéral, Monseigneur Jean développe surtout le Psaume Lucernaire qui suit l’hymne. Il y intercale des strophes patristiques, empruntées aussi au Livre des Couronnes (Octoikon). Enfin, il place après le Magnificat, le Chant Dogmatique, chant théologique à la Vierge, tiré en général des œuvres de Saint Jean Damascène.

Les Laudes

Les laudes paroissiales précèdent la liturgie dominicale. Elles sont proches du rite romain, enrichies cependant par les antiennes du Propre des vêpres et les strophes du Psaume Lucernaire. L’Evêque liturge plonge de cette manière ses fidèles dans une préparation théologique d’allégresse adaptée au temps, avant le déroulement de la Divine Liturgie.

La Divine Liturgie

Nous renvoyons nos lecteurs à «La Sainte Messe selon Saint Germain de Paris», «Le Canon Eucharistique», «La Commission Liturgique» etc. publiés par les éditions «Présence Orthodoxe». 

L’année Liturgique

Il célèbre régulièrement les QUATRE TEMPS, «rites de pénitence, sortes de retraites trimestrielles. Le Pape Saint Léon y voit une ancienne coutume de la Synagogue… d’autres, une transformation des féries païennes» (Liturgia p. 622). Lui, Monseigneur Jean, y retrouve la fête de la création et des créatures, les semailles, les récoltes, lesvendanges avec son vin nouveau ruisselant des collines, et il unira la pénitence aux dons précieux de la nature, rétablissant, par exemple, aux Quatre Temps d’Automne, l’offrande des olives et des raisins apportés par les fidèles.

La Semaine Sainte

C’est l’un de ses chefs d’œuvres. Elle est scrupuleusement restaurée : les Heures avec la divine douleur de Job, le récit de la Passion chanté par l’évêque, le clergé, le peuple, la Vénération de la Croix et ses poignants Impropères, l’Ensevelissement du Christ auréolé des Plaintes sur le Tombeau… le génie occidental s’est appuyé sur la splendeur jérusalémite, source de toutes les liturgies.

Pâques

Nous avons déjà présenté dans le cinquième chapitre les MATINES PASCALES, précédées d’une Introduction de Monseigneur Jean lui-même. Dans l’église éteinte, comme un joaillier inspiré, il sût enchâsser en un même bijou, le Feu nouveau, la lumière donnant naissance à l’Exultet puis, quittant le sanctuaire avec tout le clergé, revenir, comme du fond de l’espace, en chantant : «Ta Résurrection, ô Christ Sauveur, les Anges la chantent dans les cieux ; accorde à nous qui sommes sur terre, de Te glorifier avec des cœurs purs» et, parvenu à la grand’ porte, laisser éclater l’ALLÉLUIA, les cloches (de retour de Rome !) et : «Christ est ressuscité des morts, Par la mort, Il a vaincu la mort, A ceux qui sont dans les tombeaux, Il a donné la vie !», ce chant du visible et de l’invisible exhalé par tous ! Ensuite, il s’avançait : «d’un pas précipité et léger» vers le sanctuaire, et entonnait les Matines pascales, terminées par le Baiser Pascal, coutume existant autrefois en Occident. La Liturgie pascale paisible et solennelle suivait les Matines. Sa «bataille de Pâques», selon sa propre expression, qui lui valut tant d’échecs et de souffrances, est devenue sa victoire.

L’Ascension

Il offre aux fidèles l’élévation du Christ au milieu des hiérarchies angéliques ; nous pensons qu’il est le seul à l’avoir fait. Voici de quelle manière : lorsque la lecture de l’Evangile est terminée, cependant que le diacre reste dans la chaire, le peuple s’exclame: «Qui est cet Homme qui monte, le plus beau parmi les fils de l’homme ? Pourquoi sommes-nous troublés, pourquoi la chair aveugle-t-elle notre esprit ? C’est votre Roi, répond le Paraclet, c’est le Fils Unique. C’est Dieu Lui-même qui revient vers Son Père pour Lui offrir l’humanité sauvée. »

Le vendredi, le diacre dit[85] : «Ô Anges et Archanges, Actualisations lumineuses de la Providence et de ses prédestinations, prosternez-vous et adorez-le en disant : Saint ! Saint ! Saint ! Le Seigneur Dieu tout-puissant, Celui qui était, Qui est, Qui vient. » 

Le samedi : «Ô Principautés, Hégémonies des formes idéales et ordonnatrices, prosternez-vous… »

Le dimanche : «Ô Vertus, Réceptacles harmonieux des dons célestes, prosternez-vous … »

Le lundi : «Ô Puissances, Virilités courageuses et inébranlables de la contemplation, prosternez-vous… » ,

Le mardi : «Ô Seigneuries, Élévations immatérielles et sans relâche, prosternez-vous… »

Le mercredi : «Ô Trônes, Stabilités sublimes, pénétrées de lumière incréée, prosternez-vous… »

Le jeudi : «Ô Chérubins, Masses de connaissances et Effusions de la Sagesse prééternelle, prosternez-vous… ».

Le vendredi : «Ô Séraphins, Brasiers de l’amour de l’inaccessible Trinité, prosternez-vous et adorez-le en disant : Saint !… » 

Ainsi, la vision angélique de Saint Denys l’Aréopagite est entrée dans l’octave de l’Ascension.

Pentecôte

Face aux fidèles, après l’Épiclèse, il s’agenouille et dit la GRANDE PRIERE AU SAINT-ESPRIT, de Saint Siméon le Nouveau Théologien, ponctuée par le chant du chœur :

Viens, Lumière sans crépuscule,

Viens, Espérance qui veut sauver tous,

Viens, Haleine et Vie mienne,

Consolateur de mon humble cœur.

Quand la Divine Liturgie est achevée, il conduit son troupeau au dehors et, sur le parvis de l’église, fait lire l’Evangile de Saint Jean (15, 26-27) en plusieurs langues.

Les Saints

Il développe le PROPRE DES SAINTS locaux pour chacune de ses paroisses, suivant en cela l’exemple d’Ambroise de Milan.

Office des défunts

Comme on ne peut imposer à toute l’assemblée les messes pour les défunts (anniversaires), il introduit un office personnel, inspiré de l’office byzantin (pannychides). Cet office débuté par les Strophes de st Jean Damascène, rythmées du refrain occidental «Donne-lui, Seigneur, le repos éternel, et que brille à jamais sur lui la lumière», embelli des fréquents alléluias (sauf en Carême) et des trois tours de l’autel, exécutés à l’opposé des aiguilles d’une montre, symbolisant la vie nouvelle, tandis que l’on chante : «Mémoire éternelle !» Les fidèles peuvent donc faire célébrer et prier pour leurs défunts, autant de fois que cela leur semble désirable.

Monseigneur Jean désirait écrire un office d’Action de grâces (il existe dans l’Église Orthodoxe) pour les mêmes raisons. Il n’en eût pas le temps.

Anciennes coutumes

Monseigneur Jean reprend d’anciennes coutumes paraliturgiques. Le DOUTE DE JOSEPH : c’est un admirable dialogue entre Marie-la-Vierge et Saint Joseph, placé à la fin de la liturgie du sixième dimanche de l’Avent. Il est tiré des Heures Royales byzantines de Noël.

La HONTE ET LA NUDITÉ D’ADAM. Ce rite termine la messe de la Sexagésime, avec le refrain que le premier homme en se cachant, adresse à Dieu : «J’ai entendu Ton bruit dans le jardin et j’ai eu honte, car je suis nu !» Il correspond aux Matines byzantines de la Quinquagésime.

L’ENTERREMENT DE L’ALLÉLUIA. L’alléluia s’éteint peu à peu au cours du nostalgique psaume 137. Ce rite existait probablement avant Grégoire le Grand, à Rome et dans le bréviaire mozarabe (chanoine A. Rose). Il se chante en Orient les trois dimanches avant le Carême. Le génie de Monseigneur Jean est de l’avoir placé à la Quinquagésime, afin que l’alléluia ressuscite en Occident la nuit de Pâques.

Le FEU DE LA SAINT-JEAN. «La fête du Précurseur se trouvant fixée dans le calendrier chrétien le 24 juin, jour du solstice d’été ou du dieu Soleil, on porte des brandons ou des torches de feu et l’on fait des feux qui sont le symbole de Saint Jean, lequel fut la lumière et le flambeau ardent, précurseur de la vraie Lumière» (Dic. d’Arché. chrét. et de Litur, t. 5). L’Evêque Jean allume le feu dans les églises, au narthex s’il n’y a point de cour ou de jardin. Il exorcise le feu grâce auquel «les ténèbres irradiées de lumière et la nuit embrasée par les flammes communieront à la joie du soleil sans crépuscule, repousseront les ombres impures et les touches glaciales des terreurs nocturnes». Cette cérémonie campagnarde d’Occident, surtout en Gaule, n’existe pas en Orient.

La COUPE DE SAINT JEAN. Le 27 janvier, fête de Saint Jean l’Evangéliste, Jean de Saint-Denis rappelle cet épisode, légué par la tradition : «l’empereur Domitien (considérant Jean comme un dieu) l’embrasse, mais exige comme preuve de son origine divine qu’il absorbe le contenu d’une coupe empoisonnée. Saint Jean s’exécute et ne ressent aucun mal, le poison sort sous forme de serpent» (Actes de saint Jean). Le prêtre trempe ses lèvres dans une coupe emplie de vin et la présente à chaque fidèle qui s’avance vers les portes royales.

Le PREMIER MAI «LE RENOUVELLEMENT DES ICÔNES». Monseigneur Jean unit dans la liturgie de ce jour le travail humain, avec le travail des Anges. Il écrit au début du Propre de ce jour : «Nous fêtons aussi le renouvellement des icônes en mémoire de l’évènement qui se produisit en Russie, peu après la Révolution de 1917 : des icônes et des coupoles d’églises retrouvèrent spontanément l’éclat du neuf». Ala fin de la Liturgie, il amène ses brebis raisonnables devant la fresque de Notre-Dame du Labeur, qu’il peignit en pensant qu’elle deviendrait l’étendard des Compagnons de France (cela ne se réalisa point), et tous répondent aux Litanies qu’il composa lui-même :

«Ave, Mère des cultivateurs et des vignerons, de ton sein très pur est sortie la Vigne de la Vie éternelle.

Ave, Mère des jardiniers, tes entrailles sont des jardins de délices pour le Nouvel Adam.

Ave, Mère des pêcheurs, tes filets de vertus on pêché ICHTYOS, Dieu plongé dans les eaux de nos misères.

Ave, Mère des forgerons, ayant frappé le fer rouge du feu divin, tu forges des chaînes d’amitié entre Dieu et l’homme.

Ave, Mère des fondeurs, carillon qui annonce par ton Fils la bonne nouvelle au pauvre et la paix au monde.

Ave, Mère des mineurs, dans la grotte tu as frappé la terre de ta maternité et, demeurant Vierge, tu as donné naissance au Christ, Charbon ardent de l’amour.

Ave, Mère des menuisiers et des charpentiers, tu charpentes le ciel nouveau où Dieu est avec nous.

Ave, Mère des bouchers, l’Agneau immolé est ton Fils dont le Sang donne la vie aux mortels.

Ave, Mère des maçons, tu as bâti le temple pour la Sagesse prééternelle et Sa gloire y habite.

Ave, Mère des imprimeurs, le Nom qui est au-dessus de tout nom, Jésus, l’Alpha et l’Oméga, Lui, la plénitude de l’alphabet, S’est imprimé en toi.

Ave, Mère des verriers, tu as soufflé une coupe de cristal sans défaut, le Corps parfait d’un Dieu parfait.

Ave, Mère des orfèvres, de toi se détache une Pierre précieuse, joyau inestimable, fondement du monde nouveau. 

Ave, Mère des jongleurs, l’enfant d’Elisabeth en te voyant a tressailli dans le sein de sa mère et toutes les créatures sont entrées dans une ronde d’allégresse.

Ave, Mère des alchimistes, de la terre vile, tu a retiré l’or plus brillant que celui d’Ophir et tu as extrait la Pierre d’angle, couronnement de l’œuvre divine.

Ave, Mère des tailleurs, tu as tissé le beau corps de l’inaccessible et, voyant sa splendeur, l’humanité se presse de revêtir le Christ.

Ave, Mère des troubadours, la parole exquise bouillonne dans ton cœur et de tes entrailles jaillit le chant nouveau de la Résurrection.

Ave, Mère des chirurgiens et des médecins, tu as engendré le Médecin du monde, Qui, par Sa Croix, nous guérit de la mort.

Ave, Mère des teinturiers, tu as peint en blanc, ô merveille ! Les habits noirs du péché de l’homme déchu, par l’écarlate du Sang de ton Fils.

Ave, Mère des serruriers, tu as ouvert la porte du Paradis avec la clef virginale, demeurant toi-même la porte close et donnant passage au Héros de notre salut.

Ave, Mère des épiciers et de tous les commerçants, tu as donné naissance à Celui Qui nous vend, gratuitement l’or de l’évangile et l’argent éprouvé de la Parole pure.

Ave, Mère de tout labeur humain! En. toi, nous reconnaissons la Mère de Dieu et l’œuvre parfaite que dans l’Esprit Saint l’homme a forgée, sculptée, cultivée, battue, imprimée, teinte, ciselée, taillée, mesurée, pêchée, fondue, extraite, polie, édifiée et produite, ô Très Pure.

Protège tes enfants, sauve-les, Marie, pleine de Grâce, Notre-Dame du Labeur. » 

La Musique

Souvent, Monseigneur Jean compose les mélodies et son frère Maxime les harmonise. Il le fera aussi pour :

Le GLORIA (« Gloire à Dieu au plus haut des cieux »)

Le SONUS-LAUDES, chant de l’Offertoire : «Que toute chair humaine fasse silence… »

Le « SALUT MARIE, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi… » 

Les Ô : qui se chantent aux vêpres de la semaine précédant Noël. Ce sont les antiennes du Magnificat ; elles annoncent les Noms prophétiques du Christ : «ô Sagesse…, ô Adonaï:.., ô Rejeton de Jessé…, ô Clef de David…, ô Orient…, ô Roi des Nations…, ô Emmanuel…, ô Jésus !» 

Les IMPROPERES du Vendredi Saint : «Ô Mon peuple, que t’ai-je fait, en quoi t’ai-je affligé… ?» 

La PLAINTE SUR LE TOMBEAU, le Vendredi soir : «Agios o Theos, Agios Ischiros, Agios Athanatos, eleison imas» Jean de Saint-Denis le chantait seul, debout, devant l’autel.

Les OS SECS, lecture du Vendredi soir du Prophète Ezéchiel. Il la chantait selon une mélodie hébraïque, entendue en Russie durant sa prime jeunesse et dont il se souvenait.

Les MATINES PASCALES sur le ton VI grégorien.

Son œuvre paroissiale et l’Iconographie

Saint-Irénée, paroisse-mère

Les Incorporels

Saint Jean le Théologien

La Théophanie

Notre-Dame de Laghet

La Transfiguration

La Sainte Rencontre

Le Moutier Saint-Martin

Notre-Dame des Anges

Saint-Maire

La Transfiguration

Saint-Jean le Baptiste et Sainte Odile

Notre Dame, Source Vivifiante.

«Entrez par la porte étroite, mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie. » (Mat. 7, 13 -14)

Nous ne séparons pas l’iconographie de son œuvre paroissiale, c’est à dire de l’Eglise. L’iconographie était pour lui, «Dieu des murs et du bois», les visages divins qui devaient consoler, réjouir, fêter les êtres qu’il aimait ou rencontrait. Les Paroisses sont les enfants de l’Eglise. Elles naissent facilement ou douloureusement, et l’on ignore ce qu’elles deviendront. Solides, capricieuses, traîtresses, fidèles, obéissantes, adultères, Monseigneur Jean les appelait en riant : «Mes terribles paroisses !» Comme un roi conquérant, aussitôt qu’il demeurait un certain temps en un lieu, il déclarait : «Où pourrais-je organiser une paroisse ?» et il partait à la chasse d’un local. Il était convaincu que la semence de la mission était la LITURGIE.

SAINT-PANCRACE fut se première paroisse que l’on pourrait surnommer la paroisse de l’exil. En 1937, chassé à Nice[86]dans une paroisse de rite oriental par ses collègues français, il accroche un oratoire au flanc de la colline Saint-Pancrace. C’est une grange entourée de vignes. Il peint somptueusement les murs rugueux, rassemble quelques Français et célèbre régulièrement la Liturgie de Monseigneur Irénée Winnaert. Des paysans niçois et calabrais viennent parfois l’écouter. La guerre éclate. Lorsqu’il est de retour de la guerre, la grange est vendue.

Saint-Irénée, paroisse-mère

Sitôt de retour à Paris, le Père Eugraph (Mgr Jean de Saint-Denis) songe à la chapelle Saint-Irénée que son frère Maxime et Mme Winnaert installèrent pendant qu’il était encore prisonnier, dans un appartement à Paris, 6 rue Saint-Louis en l’Isle. Il bénit ce local, y célèbre immédiatement le 12 décembre 1943, mais c’est en la fête de Saint Martin, le 11 novembre 1944, que cette chapelle est canoniquement érigée en paroisse sous le vocable Saint-Irénée. Elle change de siège, en octobre 1946, et devient plus tard la cathédrale (voir les chapitres 1, 2, 4 et 23).

Les Incorporels

Trois êtres profondément priants ont une villa, route de Montesson, au Vésinet, près de Paris. Ils proposent leur plus belle pièce au Père Eugraph en lui demandant d’en faire une chapelle au nom de l’Archange Gabriel. Le Père Eugraph, dès 1952, transforme cette pièce par «des peintures légères, songeuses, priantes, paradisiaques», l’Archange Michel s’élance de son pinceau, face à Gabriel et l’Archange Raphaël apparaît, lui aussi, les deux ailes déployées, très grand auprès du jeune Tobie qui se tient à ses pieds, une mèche tombant sur son front d’adolescent et un poisson à la main. Le Père Eugraph amplifie alors le patronage qui devient celui des «Incorporels». Le 2 février 1952, fête de la Sainte Rencontre, il inaugure la chapelle.

Saint Jean le Théologien

La grève des chemins de fer de l’année 1954 est à l’origine de cette paroisse. Le Père Eugraph, immobilisé à Grasse, rencontre à une exposition de tableaux de la ville des parfums, un couple d’amis russe, habitant Lyon. Ils conviennent ensemble de créer un centre orthodoxe occidental dans la cité de Saint-Irénée. Quelques mois après, ces amis russes invitent les Orthodoxes français à une conférence sur l’hindouisme. Le conférencier est un ancien élève des Jésuites, devenu athée. Il est complexé, orientalisé et répond nerveusement aux questions. Un homme se lève, son visage est nuancé, intelligent, ses cheveux neigeux. Etonné par les propos des Orthodoxes présents dans la salle, il entre en rapport avec eux et s’intéresse à ce qu’ils exposent. C’est un Protestant, nommé Jean-Paul Schoen. Des semaines passent. Jean-Paul Schoen fait la connaissance du Père Eugraph qui deviendra pour lui l’incarnation de l’amitié. Peu après, un local est découvert dans une ancienne maison Renaissance, dite de François Ier, accotée au pied de la colline de Fourvières et dont l’élégante architecture garde encore quelques reflets roses. Peu importe ! Le Père Eugraph la transfigure avec une fresque, la «déisis» oùle Christ puissant est imprégné du Père, des cierges s’allument et un poêle est posé. Cette chapelle deviendra, hélas, le glaive dans le cœur de l’évêque. La paroisse grandit, organise des cours de théologie. En 1965, Monseigneur Jean la confie à ses «fils aînés» qui la divisent et la dressent contre leur père. Elle se donne, en 1966, à l’Eglise russe hors frontières, sans prévenir son Président laïc, Jean-Paul Schoen. Ce dernier, comme son ami Monseigneur Jean, est tellement blessé qu’il tombe gravement malade et ne s’en remettra plus. Le berger du petit troupeau occidental avait peint la Vierge sur la porte d’entrée et inscrit au-dessus : Porte du Paradis. Les dissidents la badigeonnent en vilain marron. L’Evêque célèbre alors au Temple du Change, prêté une fois de plus par les Protestants mais les heures du Temple et de l’Eglise coïncident. Il émigre chez des particuliers et quitte la terre sans avoir retrouvé un lieu à Lyon où déposer le calice orthodoxe occidental. Les Français «russes-blancs»ont transporté dans la chapelle la liturgie de Saint-Jean Chrysostome qui n’en peut mais.

La Théophanie

Le Père Eugraph se place souvent devant une grande carte de France. Il a piqué des punaises où sont déjà des lieux orthodoxes français. Il soupire, et murmure : «Trop de vide ! Il faut remplir tout ce vide !» Dans les années 1947, 48, un étudiant de l’Ecole des Langues Orientales lit une annonce des Cours de l’Institut orthodoxe Saint-Denys. «Orthodoxe», pense-t-il, a une résonance orientale. Comme il cherche l’Orient, il se rend à l’Institut et rencontre la France. Il se nomme Maurice Rouch. Il s’éprend de l’Orthodoxie, il affirme qu’il est possible de créer une paroisse à Montpellier où réside sa famille. En effet, un noyau se forme autour de lui, et le Père Eugraph célèbre la première liturgie dans la famille de Maurice en 1948, mais le local ? Le Père Valentin de Bachst, un Protestant converti propose à son ami Eugraph un minuscule grenier où il officie de temps à autre la liturgie de Saint-Jean Chrysostome. «Il y a, lui dit-il, une famille cévenole qui vient parfois. Elle est plus pour toi que pour moi, prends-la». Cette famille cévenole, fascinée par l’Orient si différent du protestantisme, demeure très réservée. L’Orient devenu brusquement français, la surprend. Les Protestants, mettent leur salle paroissiale à la disposition des Orthodoxes français, avenue de Maguelonne. Le Pasteur est charmant, la concierge redoutable. Il faut traverser un jardin embroussaillé, balayer, épousseter, ranger la salle chahutée par les scouts, installer un petit autel sur une table. La famille cévenole est présente. Elle s’approche lentement de ce prêtre d’origine russe, prêchant en langage de France l’Orthodoxie universelle. Et l’homme protestant, le Docteur Emmanuel Ponsoye, deviendra par la suite le Président laïc de I’ Eglise catholique orthodoxe de France, sans cesse réélu. Il continue la fidélité de Jean-Paul Schoen de Lyon, soutenant sans faiblir son évêque dans les épreuves. Enfin, un local est acheté par le Dr E. Ponsoye lui-même, pour la célébration du rite orthodoxe occidental, 15, rue de l’Ancien Courrier, à Montpellier. C’est un beau local dans une maison des XVème, XVIème siècles, comportant un pilier médian où se raccordent des arcs de voûte brisés. Le Père Eugraph peint des journées entières, invitant sur les murs des Saints plutôt locaux, saints Cosme et Damien, saint Flour, saint Roch et son chien (Roch est agenouillé, non debout, parce que non encore canonisé par l’Eglise orthodoxe). Sainte Marie-Madeleine lave de sa chevelure les pieds divins cependant que Lazare contemplatif et ressuscité est auprès du Seigneur ; près de l’entrée, le Christ tire Adam de l’enfer si magnifiquement que toute la ville s’envole. Entre ses heures de labeur, le Père Eugraph parcourt les rues, les hume, prend son café quotidien au bistrot du coin pour parler avec les habitants. En accord avec E. Ponsoye et les fidèles, il nomme l’église l’Epiphanie, puis la Théophanie, la fête paroissiale étant le Baptême du Christ. La liturgie de la fête de la Théophanie à Montpellier, en 1970, sera sa dernière célébration sur terre.

Notre-Dame de Laghet

Nice est une terre pierreuse, ingrate parce que trop belle, terre cosmopolite de touristes passagers et de retraités prolongeant leur vie au soleil. La grange de Saint-Pancrace est vendue, les Russes repoussent leur frère, il ne reste plus que quelques Français. Pourtant, c’est Nice la grande ville de la Côte d’Azur, au bas de l’ancien monastère de Cimiez où Saint Siagre, aide de camp aimé de Charlemagne, vécut une vie de prière, c’est Nice («victoire») bordée par le chemin liquide menant à Rome et à Athènes. Personne n’accueille le Père Eugraph, enfant de Nice depuis sa jeunesse. Mais ! Une amie suissesse tient un restaurant végétarien sur la Place de l’Hôtel des Postes. Elle offre l’hospitalité à la liturgie orthodoxe-occidentale. Alors, le samedi soir, le prêtre s’assied patiemment sur un banc du square, face au restaurant. C’est l’heure du crépuscule où les moineaux pépient trop fort. Il guette la vitrine du restaurant. Le rideau se baisse enfin. Il entre par la porte de derrière. Avec son agilité coutumière, il range les tables, plante des cierges sur des verres renversés, retourne les annonces de plats végétariens accrochés au mur, les remplace par des icônes et dresse le couvert du banquet divin. Trois femmes et un homme arrivent. Là Divine Liturgie est chantée et l’on se sépare après avoir partagé la pissaladière aux oignons. Les mois se succèdent sans augmentation de fidèles. Nice est si loin de Paris ! Le missionnaire est découragé. Sa décision de ne plus revenir sous le ciel bleu inhospitalier, le gagne peu à peu. Il décide d’abandonner la Côte d’Azur et de l’annoncer la prochaine fois. «La prochaine fois», une des fidèles amène sa petite-fille de quatorze ans. Dieu l’a choisie. Dans sa joie de prier, elle est persuadée que le prêtre viendra régulièrement et l’en remercie. Le Père Eugraph cède. Des êtres arrivent un par un. Le Recteur de l’Eglise épiscopale américaine, étranger à l’influence russe, lui ouvre chaleureusement ses portes. Alors, un agent immobilier israélite propose comme local un dépôt de charbon au Père Eugraph. Il répond : «Le salut vient des Juifs, c’est certainement ce qu’il nous faut». Le dépôt est situé 3 rue Fodéré, près du port. Il est entièrement encharbonné, noir, du sol au plafond. Le Père Eugraph se met au travail, un maçon niçois dont il a fait son ami découvre les murs en vieilles pierres, laissant apparaître des arcades encastrées. Un matin, une niçoise très âgée passant devant l’ancien dépôt, dit avec surprise : «Tiens, on refait la chapelle de l’évêque de Cimiez ? Il ne pouvait plus monter là-haut et s’était installé ici». Le Père Eugraph peint les douze apôtres, accompagnés des douze Saints locaux. Le grand Saint Pierre regarde la petite martyre Réparate, l’incrédule Saint Thomas est auprès de Sainte Marguerite de Lérins dont la confiance et l’amour fraternel firent fleurir un cerisier en plein hiver… Mais c’est la Vierge qui est la Patronne. Toute sa vie se déploie au-dessus des apôtres, tout autour de l’église et lorsqu’elle annonce à Elisabeth l’ineffable Nouvelle, un brillant flamboie dans les entrailles de la mère de Jean-Baptiste. Le Père Eugraph laisse auprès de la «déisis» un coin de mur intact pour y peindre, lorsque l’instant sera venu, la VIERGE BLANCHE qui doit apparaître, pense-t-il, en France et en faire le guide – si elle l’accepte – de l’Orthodoxie. Il ajoutait :«Notre-Dame de Laghet d’en haut[87], est descendue chez nous». Il écrit à l’extérieur de la porte d’entrée : «Ti saludi Maria plena de Grassia». La Chapelle est inaugurée en août 1967.

La Transfiguration

La paroisse de Vichy naquit «apostoliquement», en 1957La femme du Père Lucien, Madeleine-Marie Marivain, «mon curé en jupe» ainsi que l’appelait le Père Eugraph, avait suivi son mari appelé en province. Aussitôt qu’elle le peut, elle rassemble dans son modeste meublé, sa marchande de «diététique», sa marchande de fromages, sa marchande de légumes et sa pédicure. Par bonheur, elle habite près du marché ! Peu après, se joint une fidèle portant avec dignité sa profession de cartomancienne unie à un respect sans bornes pour «le Père».Le groupe s’agrandit. L’amical pasteur Fischer (fils de rabbin) ouvre la crypte de son Temple. Il reprenait l’hospitalité, l’agapè de son prédécesseur envers les Orthodoxes. (voir ch. 15 «La veuve protestante»). Un local humide et vieux se présente rue Beauparlant, il est loué. Comment le baptiser ? De, retour d’une promenade dans les beaux Parcs de Vichy, le Père Eugraph confie à son curé en jupe : «On me conseille de l’appeler la Transfiguration». Le surlendemain, Madeleine-Marie lui décrit une vision qu’elle a eue pendant la nuit. «Je voyais un Prophète tenant un rouleau, ses pieds étaient posés sur de la terre fraîche et, à ses côtés, se tenait un homme grand, une grappe de raisin dans les mains». Le Père Eugraph prie et lui répond :«Je crois que ce sont le Prophète Zacharie et Saint Vincent d’Espagne, Patron des vignerons.» Il les peint, alors, de chaque côté de la «déisis». En 1966, les Français russes blancs essaient de s’accaparer de la chapelle; ils échouent. Après la naissance au ciel de Monseigneur Jean de Saint-Denis, les vichyssois acquièrent dans la même rue un spacieux local qu’ils transforment en chapelle.

La Sainte Rencontre

Le Père Eugraph, sur l’initiative d’un ami de jeunesse, Paul Golikoff, loue à un Israélite une pièce dans une cour, au 61 rue Jeanne d’Arc, à Nancy. Ce local est anonyme. Paul Golikoff s’adresse à une entreprise d’électricité voisine pour emprunter une échelle. Le patron vient lui-même l’apporter. Cette demande venant d’un ingénieur important de Pont-à-Mousson l’intrigue. Pourquoi une échelle dans le fond de cette cour triste ? Il pose de nombreuses questions sur l’Orthodoxie à l’ingénieur Paul Golikoff, d’origine russe. Ils lient amitié et le patron de l’entreprise d’électricité – une des plus grandes de Nancy – devient orthodoxe. Il s’appelle Roger Baverez. Comme J.P. Schoen, comme le Dr Ponsoye, il soutiendra jusqu’à sa mort le berger de l’Orthodoxie française. Ce dernier se met à l’ouvrage. Il place derrière l’autel un vitrail à travers lequel la lumière illuminé le Christ de la «déisis», et Paul fait confectionner des portes royales en fer forgé pour recevoir l’Annonciation. La Sainte Rencontre, fête de l’Orthodoxie Occidentale, protège l’église, ainsi que Melchisedech, Elie et Saint Euchaire un des Saints locaux. Tous les quinze jours, le Père Eugraph prête la chapelle à des Protestants ; pour une fois, les Orthodoxes remercient de cette manière l’hospitalité de leurs frères protestants ! Et le 11 novembre 1959, fête de Saint-Martin si souvent présent dans l’Eglise de France, l’église de la Sainte-Rencontre est inaugurée. En 1963, Roger Baverez, personnalité aimée de la ville, obtient de la Mairie de Nancy la chapelle du Château de Remicourt de Villers-lès-Nancy. Au fronton de cette chapelle, est gravé : «Ils sont morts et maintenant ils parlent». La Providence définit parfois étrangement le labeur de l’homme. Le 14 juillet 1963, la première liturgie est célébrée. Des années passent, le terrain vague et le manège qui entouraient la petite chapelle sont attribués à la construction de nouvelles universités. Mais l’an 1970 est là. Jean de Saint-Denis baptise en janvier deux enfants, Emmanuelle et Marie et part rejoindre dans l’invisible son ami Roger Baverez. Il s’en est allé avant d’avoir pu peindre dans la chapelle la grande Sainte Jeanne d’Arc qu’il voudrait que l’Eglise Orthodoxe introduise en son calendrier des Saints.

Le Moutier Saint-Martin

Georges Lechat est né en Seine et Marne. Il est comptable et vit sagement dans la maison familiale. La baronne Tatiana de Sievers appartient à une grande famille russe. Elle a épousé l’homme qu’elle aime et vit heureuse à Moscou. Un souffle inattendu s’empare du jeune comptable et l’emporte au Nouveau Mexique où il étudie les Indiens et s’intègre lentement à leur vie et à leur pensée. La Révolution bolchevique fusille comme otage l’époux de Tatiana et la chasse avec son fils en France, où elle s’engage comme bonne à tout faire afin d’élever son enfant. Georges Lechat rencontre le Père Eugraph et Tatiana de Sievers est amenée à l’église Saint-Irénée par une princesse russe. Chacun, de son côté, désire sereposer dans le silence et, tous deux font profession monastique. Lui s’appellera Germain, elle Marie. Le dimanche, après la Divine Liturgie, ils se réunissent dans la sacristie, mangent une ascétique bouillie et prient tout l’après-midi. La famille Bret, Gertrude et ses deux fils, Roger-Michel et Jacques – devenus plus tard prêtre et diacre – possèdent une propriété sur les bords de la Loire, près d’Amboise. Ils veulent faire don de la moitié pour fonder un monastère. Le Père Germain, Mère Marie s’y installent, en 1961 et Jacques Bret devient l’aide inlassable de l’Abbé Germain. Le 11 novembre 1962, le Moutier Saint-Martin est inauguré. Bientôt l’orante Mère Séraphine vient partager leur vie. En plus des offices, ils disent chaque soir la prière du cœur :«Jésus, Fils du Dieu Vivant, aie pitié de moi, pécheur !» La vie est si bien rythmée que l’Abbé Germain ayant dû s’absenter quelques jours, un oiseau le remplace et tape du bec à la fenêtre jusqu’au retour du moine. Germain part vers Dieu le 22 mars 1967 et Marie le 13 décembre 1969. Ils sont ensevelis dans une grotte mitoyenne de la chapelle. Le Père Eugraph a merveilleusement peint la grotte-chapelle, dressant les Saints moines Nectaire d’Egine, Jean de Climaque, Séraphin de Sarov… mais il part, lui aussi, avant d’avoir pu agenouiller auprès de la porte un Indien pensif.

Notre-Dame des Anges

C’est la dernière paroisse de Jean de Saint-Denis. Le Père Lucien Marivain, prêtre de Vichy, est obligé de quitter cette ville et d’habiter Pau. Les visites de locaux recommencent. Sans résultat. Madeleine-Marie, l’épouse du prêtre, découvre pour finir une fabrique de yoghourts. Elle est dans le coin d’une cour très claire, 5, rue Carrère. Monseigneur Jean la bénit, l’inaugure les 6 et 7 juin 1969. Ses fidèles le photographient devant la porte d’entrée où il a représenté l’Archange Gabriel annonçant la bonne Nouvelle à la Souveraine des Anges. L’évêque Jean tient à la main une rose rouge et il sourit.

Saint Maire

Vers 1959, le Père Eugraph ayant fait à Bruxelles la connaissance de Nadine Boucher, de passage en Belgique, cette dernière invite le prêtre à planter l’Orthodoxie à Lausanne où elle demeure. Le Père Eugraph commence alors à célébrer en Suisse. Un groupe s’étant formé, le Pasteur Diserens offre l’hospitalité aux Orthodoxes, en son temple de Chamblandes, à Pully. Il est possible, enfin, d’organiser une Paroisse sous le patronage de saint Grégoire Palamas, dans un local, auprès du beau lac Léman. Monseigneur Jean, selon sa coutume, peint la Déisis, mais sa santé décline. Il se fait remplacer par ses prêtres, et après sa «naissance au ciel», la paroisse change de local. Elle s’installe aux abords de la colline de la Cité où habita Saint Maire, fondateur du siège épiscopal de Lausanne et son premier évêque (VIème siècle). Elle prit alors tout naturellement Saint Maire comme Patron. Saint Grégoire Palamas, le grand théologien de la grâce incréée, fut sans aucun doute heureux de céder sa place au grand Evêque Suisse, en son propre pays.

La Transfiguration

En 1958, le Père Eugraph fait une conférence à Laval, en Mayenne. Il rencontre des Belges qui s’enthousiasment et le prient de venir parler à Bruxelles. Bien entendu, il célèbre aussitôt chez des particuliers qui ont arrangé une chapelle dans leur sous-sol, puis chez son ami l’Archevêque Alexandre de Bruxelles. La communauté émigre dans un local loué, rue Stécin et fonde une filiale de l’Institut Saint-Denys l’Aréopagite. La crise de 1966 déchire la paroisse dont le diacre passe chez les Russes, entraînant avec lui la majorité des fidèles. Mais le souffle orthodoxe occidental ne s’éteint pas pour autant et environ dix ans après, l’Eglise belge renaît, rue des Chasseurs, sous le nom de la Transfiguration.

Saint-Jean le Baptiste et Sainte Odile

Le 24 février 1961, le Maire de Mulhouse informe l’Archiprêtre E. Kovalevsky qu’il a reçu la demande d’un local pour «beaucoup de croyants et de réfugiés russes, hongrois, slaves»orthodoxes et qu’il est prié de «réfléchir à la question.» La lettre, ajoute-t-il, n’est pas signée. Le Père Eugraph ignore d’où elle vient mais se laisse attribuer avec joie cette demande. «Mulhouse appelle», conclut-il. La Ville, d’ailleurs, ne donne rien. Toutefois, l’idée est lancée. Il envoie en pionnier un de ses prêtres faire une conférence sur l’Orthodoxie à la Chambre des Métiers. La conférence est difficile, «quelques vieilles bonnes femmes sommeillent ; » un jeune homme tient jusqu’au bout et discute avec le conférencier. Deuxième conférence : le jeune homme amène son ami. La Paroisse est née. Le «Diaconat» prête sa salle de prières. Il s’agit alors de tout préparer une demi-heure avant la célébration, de tout apporter, de se servir parcimonieusement de cierges, car la cire tache le parquet… Mais l’on trouve enfin un local ! Un genre cabane, rue Flammarion. La cabane est nettoyée, consolidée, chauffée, peinte et la Providence veut qu’une belle route soit construite devant. Les deux jeunes hommes sont devenus l’un diacre, l’autre conseiller épiscopal de l’Eglise de France. Saint Jean le Baptiste partage le patronage avec Sainte Odile qui le vénérait particulièrement. L’Alsace s’incline filialement devant «le plus grand parmi les fils de l’homme». 

Notre Dame, Source Vivifiante

En juillet 1952, un Breton découvre l’Orthodoxie au cours de ses études sur les anciennes Eglises d’Irlande (celtiques). Il se renseigne à l’Exarchat russe du Patriarcat Œcuménique qui le dirige vers le Père Eugraph. Il passe la nuit de Pâques 1953 dans l’Eglise Saint-Irénée et le Père Eugraph lui conseille de devenir prêtre pour la Bretagne. Il étudie la théologie, réussit ses examens, est ordonné prêtre par Monseigneur Sylvestre. Il commence par célébrer à Rennes dans le temple protestant, 22 bd de la liberté. Mais Monseigneur Jean veut un local. Après avoir loué un certain temps un magasin, rue du Chapitre, l’Eglise de France s’établit finalement chez elle, rue Saint-Michel. L’Archange a ouvert les portes. La Paroisse a pris pour Protectrice Notre-Dame Source Vivifiante et la petite église est dédicacée par Monseigneur Jean en mars 1966, en la fête de Saint-Patrick. Monseigneur Jean a peint auprès de la Déisis, Saint Joseph d’Arimathie, «maître évangélique du Saint Graal», Saint Gildas, père des moines, Sainte Tréfine, reine de Bretagne et Saint Tremeur son fils. Notre-Dame, Source Vivifiante, préside l’Eglise de Bretagne, face à la porte d’entrée ; son regard est doux, songeur, et trois ruisseaux bleus de grâce s’écoulent de son icône.

Flashs

Quelques-unes de ses paroles

Pardonnez-moi de répondre avec un assez long retard à votre lettre. Je ne savais comment vous répondre. Voici ce que je peux vous dire au sujet du Père Eugraph, Monseigneur Jean de Saint-Denis à présent. Je l’ai bien connu, surtout dans le début de son ministère, et je l’ai revu ensuite plusieurs fois lorsqu’il venait sur la Côte, parce que j’habite Nice et que Nice était pour lui comme son deuxième pays natal. C’est un ami qui m’a profondément touché, même bouleversé par son ardeur et son désintéressement que je qualifiais autrefois de naïveté. Mais il m’a fait poser une question et cette question fit naître dans mon esprit – peut-être trop intellectuel – un doute presque désagréable. Voilà ce que c’est. Je ne comprenais pas pour quelle raison ce Père Eugraph était si persécuté, calomnié, et quand on ne le calomniait pas, on l’ignorait. Je posais alors ce problème à un starets qu’il me fut permis de rencontrer quelques heures. Je lui racontai l’histoire de mon ami. Il ne me répondit pas immédiatement, je crus l’avoir importuné, puis, il me répondit : Il crée et le démon hait l’incarnation. Tu dois vénérer un tel homme. Il m’a révélé ce que fut et est pour moi, en profondeur, mon ami Eugraph. Il crée. Merci de le mettre en lumière. » (S. B. 8/2/76). 

Quelques unes de ses paroles 

Au sujet d’un de ses prêtres très orgueilleux : « Il a cassé son jouet. Un murmure de vie monte des morceaux épars. Il pense que ce sont les autres qui l’ont poussé à casser son jouet. Il serre les dents et en fait le centre de ses préoccupations. » 

Au sujet de certains fidèles à tendance astrologue : «Ils ont toujours des yeux clairs qui se regardent eux-mêmes, des cheveux clairs, des paroles douces, persuasives, sûres de guérir, de pouvoir guider. Ils scrutent les cieux qu’ils connaissent bien et l’un d’eux s’écria un jour : J’ai découvert l’insaisissable, le Saint-Esprit, c’est le Zodiaque !» 

«Nous étions en promenade avec Monseigneur Jean dans une vieille forteresse, au-dessus de Sesimbra (Portugal). Le vent était sauvage, débridé. Nous avions peine à nous tenir debout et, dominant l’océan, nous admirions le paysage étonnant. Soudain, Monseigneur me dit : « J’ai tant admiré que j’ai commencé à « profiter » de cette beauté. Puis, tout à coup, j’ai pensé : salaud, tu profites et tu ne donnes rien. J’ai parlé alors à l’océan. Christ est ressuscité ! Et il m’a répondu : il y a 1200 ans qu’on ne me l’avait pas dit.» (Père Gilles).

« Tout élément découvert par l’homme dans la nature, ou fabriqué par l’homme en se servant de la nature, possède une valeur authentique : les temps modernes ont fourni aux mains des artistes nombre de matières neuves avec lesquelles ils sont embarrassés, ne connaissant pas encore leur nature, l’électricité, le ciment et tant d’autres. L’électricité, évoquée par les prophètes, fils des éclairés, dans leur vision céleste ! Qu’Elie instruise les travailleurs et que Boanergès Jean le bien-aimé, les initie à la connaissance de la nature électrique. » 

«Lorsque les mains impures touchèrent l’Arche d’Alliance, elles furent terrassées comme par un courant électrique, non par le courant électrique, mais par la force spirituelle comme par un courant électrique. Lorsque les mains impures touchèrent le corps très pur de la Vierge divine, Michel Archange coupa les mains audacieuses par un glaive de flamme, comme par un courant électrique. » 

«La lampe à huile et la bougie de cire sont les images de l’âme priante consumée par l’amour pour l’ineffable Trinité. L’électricité est redoutable, elle se promène dans le ciel sombre, elle nous annonce la Venue du Christ, le jour redoutable du Jugement. La découverte de l’électricité est une étape vers la fin. » 

«Dans la glaise rouge Dieu sculpta artistiquement l’homme, et employant la matière humble forma l œuvre unique, le diamant de la création, et cette matière humble, façonnée par l’Artiste devint le temple de l’Esprit, l’être vivant ayant reçu le souffle chaud de l’énergie divine. Artiste, tiens compte de la matière que tu emploies, aime-la et connais-la avant de l’employer. Que tes mains inspirées ne se jettent pas sans discernement à façonner la nature. Tout doit communier dans le monde mais tout ne peut communier directement, sans un intermédiaire de l’un à l’autre. Le vin et l’huile ne se mélangent pas, pourtant le Bon Samaritain les donna pour panser les plaies du malade, mais si la Charité est audacieuse, l’ignorance peut faire les pires mélanges !» 

«Lorsque le riche exploite le pauvre, l’homme moderne s’indigne et il a raison, mais lorsque l’homme exploite pour lui la nature, les dieux, les anges et la création, il n’y a personne sur terre pour protester et s’indigner. » 

«Les rapports entre l’art et la matière sont les mêmes que ceux de l’homme et de la femme mariés : une seule chair. » 

De l’électricité – manuscrit

Il peignait la chapelle du Moutier Saint-Martin, à Chandon, près d’Amboise. «Je ne sais jamais, disait-il, ce qui va sortir du mur. Je regarde, et cela se dessine. » Brusquement, il vient nous trouver et nous raconte, tout impressionné : «Pendant que je peignais Saint Martin, j’ai senti une présence. J’ai cru que c’était l’une de vous. Je me suis retourné et j’ai vu Saint Martin, appuyé sur sa canne. Il m’a souri et m’a dit : Ma barbe est un peu trop longue. Puis, il a disparu.» Mère Marie, la religieuse vivant au Moutier, grava sur la pierre où s’était tenu Saint Martin, les contours et la position de ses deux pieds.

Comme il recevait toujours ceux qui l’assaillaient et qu’il appelait lui-même «les bizarroïdes», un de ses prêtres s’en étonna. Il répondit : «Que veux-tu, ce sont des messagers.» 

Pendant qu’il demeurait au Foyer de Colombes, il avait recueilli un échappé de Nanterre (Maison de retraite pour les vieux). Cet homme devenu insupportable et voleur, réintégra Nanterre. Quelques mois plus tard, il frappa à la porte. Monseigneur écouta sa plainte et lui conseilla de retourner d’où il venait, en lui disant : « Tiens, voilà quelques sous, achète-toi un litre, en face». Devant la surprise de l’étudiant proche de lui, il expliqua rapidement : «Je ne pouvais pas lui donner le Saint-Esprit, il n’aurait pas compris. Alors, j’ai remplacé… ». 

Un clochard ayant refusé du pain et exigeant de l’argent pour s’acheter à boire, le Père Eugraph consola la paroissienne indignée d’une telle exigence : «Que voulez-vous, mon amie, le pain certes nourrit, mais le vin réchauffe !». 

Au guichet du métro Glacière, on refuse de me changer un gros billet. Je demande à Monseigneur :

– Monseigneur, pourriez-vous me prêter de la monnaie ? 

– Mon petit chef-d’œuvre, lorsque je suis avec toi, je ne prends jamais d’argent. D’ailleurs, je ne sais plus ce que j’ai fait de mon porte-monnaie. 

Un clochard vient vers nous.

– Monseigneur, voici un carnet de première. Depuis le temps que vous me donnez de l’argent, je peux bien vous donner ce carnet.

– Merci. J’accepte, mais viens ce soir à la liturgie. 

Le clochard obéit. Il vient à l’église, mais il est «rond», et pendant que l’évêque parle, il commente à haute voix le sermon. Alors, de la chaire, Monseigneur l’interpelle :

– Je sais que tu parles très bien, mais pour le moment c’est moi qui parle. Tais-toi. (M. M.)

En remerciement d’une bénédiction d’appartement, on lui remet un paquet de vêtements neufs pour lui. Nous prenons le métro pour rentrer. Soudain, il me dit :

– Veux-tu me permettre de faire ce que je veux de ce paquet que j’ai eu par toi ? 

– Certainement, Monseigneur. 

– Bon. Alors, je te quitte. Je descends. Je le porte à X. Il en a besoin. Comme cela, je célébrerai mieux la liturgie ce soir. 

Sa voix chaude fait dire à une passagère qui l’a entendu – Mais quel est cet homme ? (M. M.)

Comme on lui reprochait fréquemment son indulgence, il dit un jour : «Je vois ceux qui me trompent, mais je préfère être la « poire » mangée devant la Face de Dieu. » (J. R.)

– Il n’y a que une chose à craindre : le péché. Le reste n’est que fables et racontars. » 

– Une servante de l’Eglise m’ayant malmenée injustement, je me réfugiai en haut de l’escalier montant à la tribune, et je pleurai. Un jeune prêtre venant à passer me demanda la raison de cette peine et le nom de la servante de l’Eglise afin de lui parler. Je refusai de le donner. Monseigneur survint. Il prit ma tête entre ses deux mains : «Ma petite, nous ne sommes pas sur terre pour supporter les choses justes, mais pour supporter les choses injustes, à l’instar du Christ» Toute ma peine disparut subitement. (N.G.)

Un jour où j’étais dans l’épreuve, il vint vers moi : «Je prie pour toi, surtout ne crois pas que je t’oublie ; je ne t’oublie pas, je prie» et il ajouta humblement : «Beaucoup de personnes s’imaginent je ne sais quoi, que je puis faire quelque chose pour elles; peu comprennent que je ne puis que prier. » (Y. L.)

Le Père Grégoire m’annonce qu’il veut me présenter à l’évêque. J’imagine aussitôt un «cinéma» intérieur pour montrer que j’avais déjà parcouru un chemin sérieux dans des fraternités mystiques ! Père Grégoire me présente ; je me prépare à composer mon personnage.

– Monseigneur, je vous présente Pierre qui a découvert par hasard notre Eglise. 

Je m’écrie : 

– Il n’y a pas de hasard ! 

Monseigneur me regarde, me tape sur l’épaule et part en disant – Bonsoir, bonsoir. 

Le lendemain, après la liturgie, le même Père Grégoire lui présente une vieille femme «pleurante». Les yeux de Monseigneur s’illuminent, il embrasse cette vieille femme et lui dit toutes sortes de bonnes choses. Je suis peiné, très décontenancé. Le dimanche qui suit, l’évangile du jour est celui du publicain et du pharisien.

Je comprends alors qui est le pharisien … (Père Pierre).

Mon mari était très intimidé par Monseigneur. Il me disait qu’il se sentait comme «enfoui» devant sa sainteté. Une réunion de la paroisse ayant lieu dans un beau jardin de Rambouillet-, nous nous y rendîmes et mon mari s’arrangea pour éviter l’évêque Jean. Monseigneur s’en aperçut, il s’approcha de lui et lui demanda avec tant de douceur : «Alors, Michel, tu ne me trouves pas assez bien ?» (O. B.)

Un soir, à l’église, je vitupérais contre une personne et me disposais à lui faire une remarque. Il vint vivement vers moi : «Ne fais pas cela. Laisse faire et pense à moi qui vois tout et ne dis rien » (Y. L.)

Durant toute une période, il s’astreignit à lire quotidiennement le bréviaire et à se rendre à la messe romaine afin de la connaître. Il dira ensuite : «Dans l’Eglise romaine, je suis maintenant chez moi. J’aime tant la tradition slave qu’il est naturel que j’aime autant la française, et je me suis tellement attaché au pays où Dieu m’a envoyé, que je ne sais plus prier qu’en français. » 

Il insistait particulièrement pour que les fidèles essaient de chanter toute la liturgie. « Tant pis, s’ils chantent faux, déclarait-il ; que le chœur les entraîne. L’essentiel est qu’ils chantent.» 

Lorsqu’il n’y avait pas suffisamment de chanteurs, il se joignait au chœur qui était pris alors d’une certaine panique, car il inventait sa partie avec sa magnifique voix. En vieillissant il se rendit compte de cette gêne et, avec une pointe de mélancolie, ne vint plus au chœur.

Le chœur, ayant cessé trop tôt le chant du baiser de paix et l’évêque s’étant retourné pour bénir, les fidèles continuaient à transmettre le baiser de paix cependant que Monseigneur commençait la bénédiction du Canon Eucharistique. Interrompant la bénédiction il cria d’une voix forte : «Arrêtez le baiser de paix ! Quand l’évêque bénit au Nom de la Sainte Trinité, on reçoit la bénédiction. » (Y. L.)

Pendant l’épiclèse nous vîmes parfois qu’il ne se relevait pas. Il nous avoua qu’il entrait en extase et qu’il devait faire un effort pour en sortir.

Un jour, au cours de la Liturgie, il se tourna légèrement et regarda derrière lui. Lorsque je lui en demandai la raison, il me dit : « J’ai senti une présence. C’était l’apôtre Jean. Simplement, il était là »

Nous marchions ce matin-là dans une rue de Busset. Un homme s’agenouilla sur son passage, baisa sa soutane en lui demandant «Bénissez-moi, mon Père.» Monseigneur Jean posa fortement ses mains sur sa tête et le bénit. C’était un inconnu.

– «Monseigneur, mon enfant croit aux fées, aux lutins, aux elfes. Existent-ils vraiment ou dois-je le détromper ? Bien sûr, ils existent. Entre l’homme et les animaux, entre l’homme et la nature, existe toute une chaîne d’êtres différents de nous, moins formés ou différemment, charmants mais (en souriant) ils sont très susceptibles. Il ne faut pas les vexer. » « Les avez-vous vus Monseigneur ?» «Je puis les voir lorsque je le désire, mais c’est inutile, nous avons Dieu. » 

Le Rotary-Club l’invite à une de ses réunions dans une grande ville thermale de France. Certains membres sont des Noirs. Au cours du repas et des entretiens, des différences péjoratives de race se font jour. En partant, du seuil de la porte, Monseigneur Jean s’écrie : «Messieurs, il y a ici des torchons et des serviettes. Mélangez-les !» Ilne fut plus invité par ce Rotary-Club, mais un des membres noirs insista pour qu’il vienne célébrer régulièrement en Afrique, ce qu’il ne put faire, à son regret. Cependant un des Blancs du Rotary, gros négociant en cafés, impressionné, s’occupa dès lors de son personnel.

Geoffroy de Souzenelle et moi-même rendions visite à l’Archimandrite Emilianos Timiadis, dans l’ancien local du Conseil Œcuménique de Genève. L’Archimandrite, très surpris par notre Orthodoxie française questionne Geoffroy : «Mais enfin qu’est-ce qui vous a converti à l’Orthodoxie, vous, un Catholique ?» Ce dernier, décontenancé, ne sachant comment expliquer, ne répondit pas immédiatement. Père Eugraph, élevant la voix, lance : «C’est le Saint-Esprit qui l’a converti !» 

Un soir, après la Divine Liturgie, s’avançant devant les portes royales, il nous confia d’une voix défaite : «Mes amis, vous êtes ce soir peu nombreux, mais il y a des choses qui se passent seulement devant un petit nombre. Je dois vous dire… je suis encore tout tremblant… Tout à l’heure, au moment de l’Epiclèse, j’ai vu l’Esprit Saint descendre sur l’autel sous la forme d’une boule de feu. » (Y. L.)

Il nous raconta plusieurs fois un de ses rêves qu’il aimait : «J’étais dans une succession de salles vides et tristes, le cœur déconfit. Soudain la Vierge s’avança. Elle avait un manteau à longue traîne. Je me glissais dans un pli de son manteau et, avec Elle, je glissais. Rien d’extraordinaire. Mais j’étais dans un pli de son manteau avec tous mes péchés. » 

Pour prolonger le bonheur de sa visite – ses visites étaient toujours un cadeau nous l’accompagnâmes au métro de Boulogne-Billancourt. Georges s’exclama en secouant la tête :«Comme c’est laid, toutes ces usines !» Le Père Eugraph s’arrêta brusquement. Il regardait l’usine. Il regardait le ciel avec un sourire indéfinissable, presque triomphal. «Non, mon ami. Cette usine, toutes les usines sont de futures étoiles. Dans le royaume de Dieu, rien ne sera laid. Tout sera transfiguré !» (Une moniale).

J’éprouvais de grandes difficultés dans la communauté. J’en parlais à Monseigneur Jean ; il me dit : «Je veux que tu comprennes, je prierai pour toi». Quelque temps après, je m’éveillait une nuit, le cœur tout brûlant au-dedans de ma poitrine. Il avait dû prier pour moi. J’avais enfin compris ce qu’était la communauté ; je me levai immédiatement pour lui écrire une lettre, joyeuse. Le lendemain, lorsque j’arrivai à Saint-Irénée, Monseigneur Jean était dans la cour. Il vint vers moi en riant et disant « Te voilà ! Tu m’as écrit une lettre d’amour. Donne, je la lirai tout à l’heure, quand je serai tranquille. » 

J’osai me permettre, au cours d’une conversation de lui dire : «Mais Monseigneur, ne soyez pas trop triste. Voyez les saints, beaucoup ont souffert et Il me coupa la parole et presque férocement : « Laisse-moi tranquille avec tes saints ! J’ai l’exemple du Christ et cela me suffit ! »» Puis,se calmant, il me fit un merveilleux sourire.

En 1966, ayant obtenu un rendez-vous, je le trouvai accablé. «Pourquoi, dit-il, pourquoi ont-ils fait cela ? Ils étaient mes fils. Je leur avais tout donné, je leur avais donné mes entrailles. On me critique aussi de l’extérieur, ceci je puis le supporter mais eux ?» Après ce cri de douleur, il me regarda : «Pardonne-moi. Tu es venue pour me parler de toi, te confesser et je parle de moi. Oui, ils ont tous raison, je suis indigne !» (Y. L.)

Monseigneur me dit un soir, avant la liturgie : «Il faudrait peut-être que j’ai des mitres de même couleur que les ornements liturgiques. Qu’en penses-tu ?» Je réponds en hésitant : Peut-être, serait-ce bien. L’évêque Jean : «Oui, peut-être, mais il faut étudier, ne pas se précipiter.» Ainsi agissait-il pour les moindres détails, étudier, ne pas se précipiter. (P. Jean-Paul)

Le 11 novembre 1969, il se rend au Moutier Saint-Martin pour la fête paroissiale. Pendant la liturgie, le diacre se trompe de chapitre et lit comme Evangile une péricope se terminant par «Judas, ayant pris le morceau, se hâta de sortir. Il était nuit. » (Jean 13, 23-30) au lieu de 14, 23-30) Monseigneur Jean qui bondissait ordinairement pour rectifier les erreurs que pouvaient commettre les lecteurs, demeure en silence. Il avait certainement fait la liaison avec l’avertissement de Sainte Marie-Madeleine, en juillet 1969. A la sortie de la messe, Mère Séraphine l’arrête et lui fait remarquer que sur le visage de l’icône de Saint Séraphin de Sarov, une longue trace de larme est visible. «Heureux serez-vous d’être prévenus.» Après sa mort, la trace qui avait duré plusieurs mois disparut.

Le 30 janvier 1970, je marchais sur le boulevard Sébastopol. A 16 heures, je lève la tête vers le ciel et je vois le Christ prendre l’âme d’un tout petit évêque Jean, comme on voit le Christ prendre l’âme de la Vierge sur l’icône de la Dormition. Je sais que mon évêque est mort ! Et je l’apprends en rentrant. (P. Jean-Paul)

«Mes amis, l’amour de Dieu pour nous est total, comprenez-moi, comprenez par analogie : lorsqu’un être aime un autre être, essayez de passer votre petit doigt dans son cœur, même un cheveu n’y passerait pas, c’est un bloc tourné vers l’autre coeur.» (J.R.G.)

MANUSCRIT DE MONSEIGNEUR JEAN DE SAINT-DENIS

«Le mot ORTHODOXIE est composé de deux termes grecs : « ortho » : debout, droit, ligne verticale qui s’élève vers les hauteurs, jusqu’en la Divine Trinité, et descend vers le plus bas, jusqu’au néant et « doxie » : gloire, pensée-louange, glorification contemplative où l’élément émotif est confondu avec l’élément cognitif, et cette pensée glorification a comme un mouvement : debout vertical, une flèche, de l’abîme jusqu’en très haut lieu, ou encore : plus haut, jusqu’à l’unité. Ni à droite, ni à gauche, ni dans le passé, ni dans le futur. L’ORTHODOXIE, c’est le rayon traversant chaque chose, chaque évènement, chaque date de l’Histoire, chaque pensée, chaque tradition, au milieu d’eux. 

Le monde actuel est trouble comme l’eau troublée. Et qui dira son nom ?

Son nom est redoutable, il ouvre les tombeaux, l’humain cède la place aux anges et aux diables.

C’est le sacrifice, la victime égorgée sur l’autel de notre existence par des prêtres-robots, entourés d’anges sans vie et de démons sans formes. 

La matière est spiritualisée, elle est devenue plus fine qu’une toile d’araignée suspendue dans l’espace infini et incolore, et l’esprit se matérialise comme des gouttes de boue liquide. 

Le monde actuel est crucifié sur une bulle de savon.

Quel rapport entre les deux ? Orthodoxie et monde actuel ? Aucun. Le même rapport qu’entre idée et fatigue, entre être et cruauté, entre debout et malade. 

Aucun rapport dans leur nature mais l’ORTHODOXIE traverse le monde actuel et le sauve. Comment ? 

Par sept actions :

Elle aime ce monde actuel,

Elle pardonne ce monde actuel,

Elle ne juge pas ce monde actuel

Elle accepte ce monde actuel,

Elle prie pour ce monde actuel,

Elle pleure avec ce monde actuel,

Elle meurt dans ce monde actuel pour le ressusciter, Amen»

TRANSLATION DES CORPS DES PONTIFES IRÉNÉE et JEAN de SAINT- DENIS

Le vendredi 6 avril 1973, à huit heures du matin, Monseigneur Germain, le clergé, Maxime Kovalevsky et Madame Y. Winnaert se rendent au cimetière du Père Lachaise. La Préfecture de Police a permis l’exhumation des corps des deux Evêques. Le cercueil de Monseigneur Jean de Saint-Denis est intact, celui de Monseigneur Irénée, enseveli depuis 1937 (36 ans), est brisé. Ses reliques sont précieusement recueillies et la translation des deux saints serviteurs de l’Orthodoxie s’effectue. A la porte de la Cathédrale Saint-Irénée, Monseigneur Germain, le clergé en soutanes et étoles blanches, les diacres et sous-diacres en dalmatiques blanches et les ordres mineurs en aubes, conduisent les cercueils au chant du Grand Trisagion :

Agios ô Theos,

Agios Ischiros,

Agios Athanatos,

eleison imas.

Sanctus Deus,

Sanctus Fortis,

Sanctus Immortalis,

miserere nobis.

Saint Dieu,

Saint Fort,

Saint Immortel,

aie pitié de nous,

dans l’église illuminée. Les corps sont déposés au centre de la nef et un «aigle» est déposé sur chacun. Le chœur chante les

STROPHES DE L’ARRIVÉE

« Ô saints Pontifes, Bergers courageux, votre houlette fut sur terre louange divine. Notre louange filiale vous porte pieusement.

Car aujourd’hui nous conduisons au Berger d’Israël vos corps mortels.

Bergers courageux, vos racines développées en terre de France, se sont épanouies au Royaume sans commencement ni fin.

Nous déposons aujourd’hui vos corps mortels, devant le Berger d’Israël.

Le silence attentif de la terre de France vous recouvrait, aujourd’hui le chant de l’Eglise a ouvert votre tombeau.

Et nous offrons vos corps mortels, au Berger d’Israël.

La Vierge féconde, la Mère immaculée, la Souveraine de votre troupeau vous accueille, vos combats sont ses pierreries, vos douleurs ses regards de lumière.

Elle est auprès du Berger d’Israël, pour recevoir vos corps mortels.

Vous voici, fondements théologiques de l’Occident, nouveaux athlètes dont les mains tressèrent notre couronne, vous voici, amis des Pères, vénérateurs des Saints, humbles suivants des Apôtres.

Nous apportons aujourd’hui vos corps mortels, au Berger d’Israël.

La Divine Liturgie passera sur vous, comme le héraut précède la victoire.

Car aujourd’hui nous conduisons vos corps mortels au Berger d’Israël en chantant : Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit, un seul Dieu, aux siècles des siècles. » 

Suit la prière épiscopale :

«Ô Seigneur, dans Ton amour infini pour nous qui sommes Tes agneaux perdus dans les sentiers du péché, Tu es descendu jusqu’à nous et Tu T’es plongé comme une semence de vie dans la terre, cette terre dont Tu nous formas un jour dans le premier Paradis pour faire de nous un jardin de grâce et dans laquelle Tu vis éternellement. Ô Soleil du Printemps, viens aujourd’hui et bénis ces corps qui te furent consacrés, emplis ces sépulcres de Ta gloire inaccessible, afin que tous ceux qui viendront ici trouvent la paix, la joie et la charité et que, s’étant rassasiés de ces trois fruits suaves de l’Esprit Saint, ils Te louent et Te bénissent dans leurs cœurs avec Ton Père et l’Esprit vivificateur dans tous les siècles des siècles. » 

Monseigneur Germain célèbre ensuite la Divine Liturgie de la Translation.

«Par ouï-dire j’avais entendu parler de Toi, mais à présent mon œil T’a vu. » (Job 42, 5)

TABLE DES MATIERES

  1 – La terre promise (1943-44)

2 – Le monde respire (1944-45)

3 – L’aurore (1945)

4 – La vie (1946-1947)

5 – L’équilibre (1948)

6 – Le combattant (1949)

7 – Le remous (1950)

8 – Le sacre de Dieu (1951-52)

9 – Moscou s’effondre (1953)

10 – L’Egypte (1953)

11 – Mon Eglise, où es-tu ? (1953)

12 – Le poteau d’exécution (1953)

13 – Le labyrinthe (1954)

14 – Le Patriarche Œcuménique (1954)

15 – Le veuvage (1955)

16 – L’indifférence (1956)

17 – La Sainte Montagne (1957)

18 – Le Saint (1958)

19 – La patience de Dieu (1959-60)

20 – A la dérive (1961)

21 – Les noces d’argent (1962)

22 – Le visage de l’Eglise orthodoxe (1963)

23 – L’apogée (1964)

24 – L’Eglise (1964)

25 – Le retour (1964)

26 – Le long chemin (1965)

27 – La lapidation (1966)

28 – La géhenne (1966)

29 – La rupture (1966)

30 – Le Saint-Chrême (1967)

31 – Le patient importun (1968)

32 – Le parvis (1969)

33 – L’arrivée (1970)

APPENDICE

Son œuvre liturgique

Son œuvre paroissiale et l’iconographie

Flashs

Un manuscrit de Monseigneur Jean sur le monde actuel

Translation des corps des Pontifes Irénée et Jean de Saint-Denis

[1]. Voir «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert» ch. 7 éd. Présence Orthodoxe, 96 Bd Auguste Blanqui, Paris (13ème).

[2]. L’Archiprêtre Michel Belsky, né en Russie en novembre 1884, entre à l’Ecole Militaire de Moscou. En 1920, prisonnier des Polonais, il est évacué en Allemagne. Ignorant la situation exacte de la Russie, il passe chez les catholiques romains, étudie à l’Institut catholique, est ordonné diacre en 1930 par l’Archevêque de Homs du Liban, Basile Houry. Il revient à l’Orthodoxie, entre dans le clergé du Patriarcat de Moscou, est ordonné prêtre en 1933 par l’évêque Benjamin. Il fonde l’église de la Mère de Dieu, joie des Affligés. En décembre 1936, il reçoit Mgr Winnaert dans l’Orthodoxie. En 1937, il est nommé doyen et administrateur des paroisses orthodoxes occidentales. En 1942, il est arrêté par la Gestapo ; libéré en 1945, il reçoit la mitre d’archiprêtre et naît eu ciel en 1963. Il a joué un rôle très positif dans le déroulement de l’Église de France, rôle entièrement stoppé par ses collègues à partir de son arrestation.

[3]. La «Confrérie Saint-Photius », fondée à Paris en 1925, par de jeunes Russes, avait pour but de travailler à l’indépendance et l’universalisme de l’Orthodoxie. Le Père Eugraph, un de ses membres les plus actifs, s’en éloigna lorsque la Confrérie prit le chemin de devenir uniquement russe. Elle fut fermée par son Président Wladimir Lossky, le 8.1 1.50 (voir «La Divine Contradiction», tome 1 ch. 7).

[4]. Lucien Chambault, photographe au Daily Mail, avait été remis sur le chemin de l’Eglise par Mgr Winnaert. Après la mort de ce dernier, il s’opposa farouchement au Père Eugraph désigné par Mgr Winnaert pour continuer son œuvre, et parvint à le faire exiler en 1937, à Nice, dans une paroisse russe. Il fit profession monastique sous le nom de Denis, échoua progressivement dans sa paroisse (36, rue d’Alleray, Paris 15e) et s’éteignit dans la solitude.

[5]. La Chapelle de l’Ascension (72 rue de Sèvres, Paris VIIème) fut fondée par l’Abbé Louis Winnaert, après son départ de Rome et son passage dans l’Église vieille – catholique. Devenu orthodoxe en 1936, il reçut ses fidèles dans l’Orthodoxie dans cette chapelle, en février 1937. Il avait été élevé lui-même à l’archimandritat en 1937 par le Métropolite Eleuthère. (voir : «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert» éd. Présence Orthodoxe 96 Bd Auguste Blanqui Paris (13ème).

[6]. Auprès de la Liturgie et de l’Office Divin (les Heures) existent dans l’Eglise Orthodoxe, des offices à intention personnelle, rassemblés dans le Grand Livre de Prières, ex. : Office de la Vierge (Acathistos), Office d’action de Grâces, Office des Défunts…

[7]. Archimandrite Athanase (Netchaev) 1886-1943. Fils de prêtre, il se convertit pendant la Révolution à l’Armée du Salut, mais revient peu après à l’Orthodoxie. Il se réfugie au monastère de Valaam. L’Abbé l’envoie faire ses études de théologie, à Paris, à l’Institut russe Saint-Serge, où il fait profession monastique. Ne pouvant rentrer en Russie, il demeure en France, mais reste profondément fidèle à son Eglise-Mère, le Patriarcat de Moscou. Il vit en ascète, donne tout ce qu’il possède aux pauvres et déborde de foi joyeuse. Un jour, les habitants d’un village de France lui ayant demandé de prier afin d’arrêter la sécheresse, il arrive avec son parapluie, il prie et la pluie se forme dans le ciel. Pendant la guerre, il sauve Juifs sur Juifs ; lorsque la Gestapo le trouve enfin pour l’arrêter, il est sur le point de mourir. Le Métropolite Antoine (André Bloom) de Londres, dira de lui : «Ce fut le seul homme parmi tous ceux que je rencontrai au cours de ma vie, dont je puisse dire qu’il était un homme LIBRE. Libre de cette liberté royale, incomparable, dont parle le Christ, cette liberté que prêchaient les Apôtres, lorsqu’ils étaient en prison ou dans les fers.» Il meurtà Paris, et est enterré au Cimetière russe de Sainte-Geneviève des Bois.

[8]. Le Comité Saint-Irénée fut fondé en 1940 parles amis du Père Eugraph alors qu’il était sur le front. Son but était «l’assistance spirituelle, morale et matérielle en période d’hostilités, plus particulièrement destinée aux militaires» (voir «La Divine contradiction», tome I, ch. 25).

[9]. Le Rapport de 1947 fut rédigé par le Père Eugraph sur la demande de Monseigneur Séraphin, à l’époque Métropolite du Patriarcat de Moscou en Europe occidentale. Le Père Denis Chambault, ayant écrit un rapport de médisance et de calomnie sur son collègue, le Métropolite jugea nécessaire d’avoir la réponse de l’accusé.

[10].«Ecclesia» (Librairie Bound et Gay, 1928 pages 76, 77).

[11]. A Noël 1930, le Métropolite Euloge et sa cathédrale (St Alexandre Nevsky, rue Daru, à Paris), ainsi que les paroisses qui en dépendent, quittèrent le Patriarcat de Moscou, se plaçant dans la juridiction du Patriarcat Œcuménique (Constantinople). Entraîné, presque contraint par son entourage tsariste, le Métropolite Euloge avait participé à des manifestations anti-communistes qui avaient provoqué de pénibles représailles en Russie (voirLa Divine Contradiction tome I, ch. 10).

[12]. Traduction littérale.

[13]. Soloviev Wladimir (1853-1900). Célèbre philosophe, fils de l’historien russe Serge Soloviev, il exerce une profonde influence sur les penseurs des 19ème et 20ème siècles. Il avait introduit un élément féminin (la Sophia) dans la Trinité, et professant l’unité des Chrétiens, provoqué une forte tendance vers le catholicisme romain. Il combattit le matérialisme et le positivisme. Ses œuvres principales sont : «Trois dialogues» 1900, «Ex Oriente lux», le «Panmogolisme»; «La justification du bien», «La Russie et l’Eglise universelle» (écrit en français, 1889).

[14]. Nicolas Berdiaeff : il est né en 1874 à Kiev. Ayant participé à une manifestation d’étudiants, il est arrêté et ne peut continuer ses études supérieures. En 1898, il est de nouveau arrêté et expulsé de l’Université. Après son exil, trois ans environ, il s’installe à Moscou, et fonde l’Académie de la Culture spirituelle. En 1922, il est à nouveau arrêté et cette fois expulsé de Russie par les Soviets. Il demeure deux ans à Berlin, vient ensuite à Paris où il habite jusqu’à sa mort, en 1948. Il fonde l’«Académie de Philosophie religieuse», 10,bd Montparnasse. «Sa pensée sera diffusée non seulement en Europe, mais en Asie, en Amérique, en Afrique». C’est le défenseur de la liberté humaine. Œuvres : «Philosophie de l’esprit libre», « Vers un nouveau Moyen-Age», «De l’esclavage et de la liberté de l’homme» etc. (Consulter : «Nicolas Berdiaeff, L’homme du huitième jour» par M.M. Davy, Flammarion).

[15]. Voir «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert» : S’adresser à «Présence Orthodoxe», 96bd AugusteBlanqui, 75013 Paris.

[16]. Voir : La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert 21ème chap. Consummatum est.

[17]. Le métropolite NICOLAS (Boris Dorofeevitch Yarouchevitch), né en Russie, à Kovno, est ordonné prêtre en 1917 ; supérieur aussitôt de la Lavra et de St Alexandre Nevsky, il est sacré évêque en 1922 et devient le bras droit du Patriarche Alexis, en tant que Vicaire Patriarcal, chargé des relations extérieures. II mène les premiers pourparlers avec le Conseil Œcuménique des Eglises et, dès mai 1958, lors de la célébration du 40èmeanniversaire du rétablissement du Patriarcat de Moscou (1917-18),(qui avait été supprimé par Pierre le Grand en 1721 et dont le Chef ne s’appelait plus alors que «Président du Synode»), le Métropolite Nicolas prononce un discours qui constitue une véritable révolution dans l’attitude de l’Eglise orthodoxe russe à l’égard de l’œcuménisme dont il justifie pleinement l’existence. Mais le 19 septembre 1960, il est libéré de toute fonction et relégué dans l’isolement. Il naît au ciel le 13 décembre (19 décembre) 1961.

[18]. voir : «La Divine contradiction» tome I, ch. 19 : «L’Exil».

[19]. Le Métropolite Eleuthère (Dimitri Iakovlevitch Bogoïavlensky), (14.10.1868 – 31.12.1940) est né dans la province de Koursk. Fils de sacristain, il fait ses études au Séminaire, se marie, est ordonné prêtre en 1890. Devenu veuf, il entre en 1900 à l’Institut de Théologie de Saint-Pétersbourg dont le Recteur (le futur Patriarche Serge de Moscou) lui fait faire sa profession monastique sous le nom d’Eleuthère. Le 21 août 1911, le même futur Patriarche Serge, à l’époque Archevêque de Finlande, le sacre Evêque de Kaunas. Le 15 novembre 1926, il est nommé Métropolite. En février 1937, il confère l’Archimandritat à Monseigneur Irénée (Louis-Charles) Winnaert et accueille sa communauté dans le Patriarcat de Moscou, sous le nom d’Orthodoxie Occidentale. Le 3 décembre 1940, il naît au ciel et est enterré au Monastère du Saint-Esprit de Vilno.

[20]. Les «Servantes de l’Eglise» forment un groupement de femmes de bonne volonté, désireuses de donner leur temps libre au service régulier, matériel et spirituel aux paroisses auxquelles elles appartiennent. Leur premier Evêque est le Métropolite Nicolas de Kroutitsky et leur premier Aumônier le Père Eugraph Kovalevsky.

[21]. Serge le Grand, Patriarche de Moscou, (Ivan Stragorodsky). 11 janvier 1867 – 15 mai 1949, est né à Arzamace. Fils de prêtre, il fait ses études au Séminaire, puis à l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg. En 1890, il devient moine et peu après il est ordonné prêtre. Sa thèse de licence : «Les Rapports de la Foi et des Œuvres dans la doctrine Orthodoxe», étudie les thèses romaines et protestantes, face à l’Orthodoxie. En 1901, il est sacré Evêque ; en 1905 il est promu Archevêque de Finlande. En 1934, il est élu Béatitude comme chef de l’Eglise russe. En 1936, son célèbre Décret de 1936 adressé à Mgr Winnaert, ouvre la porte de l’Eglise historique à l’Orthodoxie Occidentale. Le 12 septembre 1943, il est élu Patriarche de toutes les Russies. Le 15 mai 1949, il naît au ciel. Esprit universel, il est considéré comme un Père de l’Eglise du XXème siècle. Pour plus de détails, consulter La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert : chap. XX : Serge le Grand.

[22]. Patriarche Alexis de Moscou (Serguei Vladimirovitch Simansky) 9 novembre 1877 – 17 avril 1971 – est né à Moscou dans une vieille famille de noblesse. En 1888, après des études secondaires, il entre à la Faculté juridique de Moscou. Le sujet de sa licence est : Les combattants et les non-combattants en temps de guerre. En 1900, il entre à l’Académie de Théologie de Moscou où il fait profession monastique sous le nom d’Alexis. En 1904, il devient Inspecteur au Petit Séminaire de Pskov. En 1913, il est sacré évêque et occupe le siège de Tikhvine. Dans les années vingt, déjà Archevêque de Novgorod, il collabore étroitement avec le Métropolite Serge (futur Patriarche de Moscou). En 1933, il devient Métropolite de Leningrad, et en 1944, succède comme Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, au Patriarche Serge décédé. Il entretient de nombreux contacts personnels avec les autres Patriarches et soutient, en 1961, l’entrée de l’Eglise Russe au Conseil Œcuménique de Genève auquel il rend visite en 1964.

Esprit remarquablement cultivé, bienveillant et courtois, il parlait le français comme un Français et se plaisait à écrire notre langue. Il s’intéressa fréquemment à l’action orthodoxe occidentale, sans toutefois la soutenir publiquement. 11 naquit au ciel le 17 avril 1971.

[23]. Monseigneur Irénée (Louis-Charles Winnaert) 4 juin 1880, 3 mars 1937, était un liturge par excellence. Dès son départ de l’Eglise de Rome, en 1918, après la Grande Guerre, il garde précieusement la Liturgie et ne cessera jamais de la célébrer. Son évolution spirituelle l’amène inévitablement à l’orthodoxiser, avant même de devenir orthodoxe. En 1936, il reçoit le Décret de 1936 de Serge, encore Locum Tenens du Patriarche de Moscou ; le 8 février 1937, quelques semaines avant sa naissance au ciel, il apporte les dernières retouches orthodoxes à sa liturgie, aidé par Monsieur Eugraph Kovalevsky et, invisiblement, par Serge, le futur Patriarche de toutes les Russies. Pour plus de détails, voir La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert chapitre IX, Le Liturge.

[24]. Archiprêtre Basile Zenkovsky, 1881-1962. A fait ses études à Kiev, y soutient sa thèse de psychologie, devient professeur à l’Université de Kiev, puis, en 1918. Ministre des Cultes du Gouvernement Ukrainien. Professe ensuite à Belgrade, à Prague. Il fonde et préside le Mouvement chrétien des Etudiants Russes. De 1925 à 1962, il professe la Philosophie et la Pédagogie à l’institut russe de Théologie Orthodoxe Saint-Serge. Il préside le Conseil Diocésain de l’Exarchat russe et a été ordonné prêtre en 1945- Son Histoire de la Philosophie russe esttraduite en français.

[25]. Théophile Ionesco, (14/10/1894 ; 9/5/1975) est né à Cochirleanca, département de Buzau, Roumanie. Après des études à la Faculté de Théologie de Bucarest, il obtient sa licence en Théologie pour sa dissertation sur :Le problème de la mission au point de vue de l’Eglise Orthodoxe. Moine et diacre en 1915, premier chantre à la cathédrale de Bucarest, il est ordonné prêtre en 1921 et nommé directeur de l’Ecole de Chantres de Bucarest. Le Patriarche Miron l’envoie à Paris comme supérieur de l’église roumaine et il est élevé au rang d’Archimandrite. Il soutient sa thèse : La vie et l’œuvre du Métropolite Pierre Moguila de Kiev et reçoit le titre de «Docteur en Théologie». Il quitte le Patriarcat de Roumanie, est sacré évêque par le Métropolite roumain Bessarion et l’Archevêque Jean de San Francisco. Entré dans la juridiction de l’Eglise russe hors frontières, il part aux Etats-Unis. Le 11 novembre 1964, il participe au sacre de Monseigneur Jean de Saint-Denys (Eugraph Kovalevsky), à San Francisco. Il revient à Paris où il est évêque de l’église roumaine de la rue Jean de Beauvais. Mais il demande au Patriarche Justinien de le reprendre dans l’Eglise de Roumanie. Il participe au sacre de Monseigneur Germain de Saint-Denis (Gilles Hardy). Le 13 décembre 1974, le Patriarche Justinien l’élève au rang d’Archevêque. Il meurt à Paris le 9 mai 1975. Mgr Nicolas, Métropolite du Banat, célèbre son enterrement en l’église grecque Saint-Etienne (rue Georges Bizet, Paris). Il est inhumé au cimetière Montparnasse.

D’esprit œcuménique, l’Archevêque Théophile Ionesco fut toujours prêt à tendre la main, mais il souffrit de n’avoir pu réconcilier la paroisse roumaine de Paris avec son Eglise-mère, le Patriarcat de Roumanie, la majorité des renseignements ont été extraits de «Romanian Orthodox church News» Juillet-Septembre 1975.

[26]. Wladimir Lossky (1903-1958). Philosophe et disciple du Père Eugraph, il devint un théologien éminent ; il était à l’époque Président de la Confrérie Saint-Photius.

[27]. Voir : La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert. Ch. VII : «Le Pèlerin ».

[28]. Le «typicon» est un livre contenant l’ordo général et toutes les rubriques du temporal et du sanctoral orientaux.

[29]. Le célèbre décret acceptant au sein de l’Orthodoxie Mgr Irénée Winnaert et son troupeau. Voir La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert Ch. XX : Serge le Grand.

[30]. Paul L’Huillier quittera l’Eglise orthodoxe de France quelques années plus tard et sera sacré évêque dans le Patriarcat de Moscou, sous le nom de Pierre.

[31]. Antimension : Tissu de lin ou de soie sur lequel est dessiné l’ensevelissement du Christ et au revers duquel est cousu un petit sachet contenant des reliques. Déposé sur l’autel, on célèbre dessus la Liturgie ; il correspond à la pierre d’autel occidentale.

[32]. Métropolite Wladimir (Tikhonitsky), 1873-1959, né à Orlov, le Nord de la Russie, appartient à une famille de prêtres. Il fait ses études au Séminaire de Viatka et à l’Académie Ecclésiastique de Kazan où l’on préparait des missionnaires pour les pays de l’Est. Ordonné en 1898, il est envoyé en mission chez les Kirguizes (Monts Allai). Il sanctifie et y purifie le lac possédé des démons, qui faisaient la terreur de toute la région. Devenu Abbé de l’Abbaye de Souprasl, une des frontières de la Pologne, il est en 1907 sacré évêque de Biélostock. En 1915, l’invasion allemande le fait partir à Moscou où il devient l’aide du futur Patriarche Tikhon. Avec le Patriarche, il est le premier à vénérer l’icône de Notre-Dame de Toute-Puissance, apparue le jour de l’abdication du Tsar Nicolas 11, le 2 mars 1917. Retourné en son diocèse qui fait désormais partie de la Pologne, il est arrêté et incarcéré au monastère de Dermanovo, puis expulsé. En janvier 1925, le Métropolite Euloge le nomme évêque coadjuteur pour le Midi de la France et l’Italie. Il siège à Nice de 1925 à 1947, puis succède au Métropolite Euloge décédé, et meurt lui-même à Paris le 18 décembre 1959.

[33]. N. Minezac, d’origine ukrainienne, né en 1910, est un ami intègre et profondément fidèle du Père Eugraph. Secrétaire successivement de deux Métropolites orthodoxes, Docteur en Théologie, Professeur de l’Histoire de l’Eglise à l’Institut Saint-Denys, il est particulièrement utile dans l’administration de l’Eglise et devient un conseiller du Père Eugraph.

[34]. Mgr Haug : voir 5ème ch. «Les Diaconies».

[35]. Saint Séraphin de Sarov : voir 8ème chapitre, page 110.

[36]. Voir chapitre 8 du tome 1 « La Divine Contradiction ».

[37]. L’Archimandrite Sophronios, né en Russie tsariste, est profondément attiré par la prière dès son enfance, et s’intéresse ensuite au bouddhisme, à la culture de l’Inde, au mysticisme oriental. Il fait ses études à l’Ecole des Beaux-arts de Moscou et, en 1921, cherche à émigrer en France. Il étudie les grands maîtres de la Renaissance en traversant l’Italie, arrive à Paris, où il expose ses peintures au Salon d’Automne et au Salon des Tuileries. Il s’inscrit à l’Institut de Théologie russe de Paris, puis part au Mont-Athos. Au bout de quatre ans, il rencontre le starets Silouane dont il devient le disciple et demeure avec lui pendant huit ans. A la mort du starets Silouane, il vit en ermite, mais des circonstances politiques, indépendantes de sa volonté, le contraignent de revenir en France. Il forme un monastère dans la banlieue de Paris, et part ensuite s’installer en Angleterre dans le Sussex (Tolleshunt Knigts) où, fidèle en esprit à son maître spirituel, il fonde une petite communauté et se consacre particulièrement à la Liturgie. Appartenant d’abord au Patriarcat de Moscou, il est passé ces dernières années dans la juridiction du Patriarcat œcuménique. Son rayonnement est bénéfique et efficace.

[38]. Saint Séraphin de Sarov (Prokhor Mochnine) 1759-1833. Né à Koursk, il entre à 19 ans au monastère de Sarov où, en 1786, il fait profession monastique sous le nom SERAPHIN. Il se retire dans un «désert» (on nomme«désert» le lieu isolé où se retire un anachorète), une forêt auprès de Sarov, et y mène une stricte vie d’anachorète ; mais des brigands l’ayant attaqué et blessé il est obligé en 1804 de revenir au monastère où il continue sa vie d’ascète jusqu’en 1825. La Sainte Vierge lui donne alors l’ordre d’ouvrir largement la porte de sa cellule, il sera jusqu’à sa mort un des plus grand «staretz» (vénérable). Il accueille chacun en disant : «ma joie» et en guise d’au revoir : «Christ est ressuscité !» Il fonde le monastère de femmes «Divéevo». Son éblouissant entretien avec Motovilov sur «l’acquisition du Saint-Esprit» est traduit en français (éd. Présence Orthodoxe, 96 Bd A. Blanqui, 75013 Paris). Saint Séraphin est canonisé en 1903.

[39]. Saint Gérard, né à Cologne, sacré en 963, il devient le 35ème évêque de Toul. Il est charitable par excellence, construit nombre de monuments et naît au ciel en l’an 994.

Saint Germain l’Auxerrois, fils des seigneurs d’Auxerre, se destine d’abord au droit, se marie et aime par dessus tout la chasse. Cependant Dieu avertit l’évêque Amateur que Germain devrait lui succéder. Amateur rassemble ses fidèles, on se saisit de Germain et on le tonsure. Amateur meurt le 7 juillet 418, Germain est sacré. Les démons l’attaquent violemment. Germain fait miracle sur miracle, ressuscite un mort, établit des écoles en Grande-Bretagne, combat les hérésies et naît au ciel, le 31 juillet 450, lors d’un voyage à Ravenne. On bâtit routes et ponts pour pouvoir ramener son corps à Auxerre.

Saint Victrice (330-407) D’abord militaire, il se retire ensuite à Ligugé, près de Poitiers, sous la direction d’Hilaire et de Martin dont il est l’ami. Sa charité rétablit la paix en Grande-Bretagne. Il meurt à Rouen dont il est le 8èmeévêque.

Saint Patrice, apôtre de l’Irlande, né en 377, capturé par les pirates, parvient à s’enfuir, mais enlevé par les barbares, il est vendu comme esclave. Racheté par des Chrétiens, il entre au monastère de Saint Martin de Tours. Il devient le disciple et l’ami de Saint Germain l’Auxerrois mais finit par venir en Hibernie (Irlande) et évangélise tout le pays. Il naît au ciel le 17 mars 464. Grâce à lui, l’Irlande devient «l’île des Saints».

[40]. Père Séraphin de Zurich du Patriarcat de Moscou (Wladimir Rodionov) est né à Moscou en 1905. Arrivé à Paris en 1927, il est ordonné prêtre en 1939 dans l’église des «Trois Docteurs». Il réside ensuite en Suisse pour cause de santé ; Sa Sainteté Pimène, Patriarche de toutes les Russies le sacre évêque, à Leningrad, le 19.12.1971. Esprit particulièrement ouvert à l’universalisme de l’Orthodoxie, il appartient au rare groupe d’hommes courageux qui osent penser et sont fidèles à l’amitié.

[41]. L’évêque Sylvestre (Jean Tvinsk Haruns) est né à Latvia,en Lettonie le 19.10.1914. II fait ses études à Paris à l’Institut russe de Théologie, Saint-Serge. En 1938, il fait profession monastique, puis occupe différentes paroisses. Sacré évêque en 1952 pour le sud de la France et de l’Italie, il demeure en France quelques années et, en 1963, part pour l’Amérique du Nord où il est élu évêque de Montréal et du Canada en 1966, il est nommé Archevêque. Il appartient à l’Eglise orthodoxe autocéphale en Amérique.

[42]. «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert» ch. XX p. 290.

[43]. Le père Arbogaste Serge (Heitz) ancien prêtre romain.

[44]. L’Exarque Métropolite Séraphin et l’Archevêque Alexandre de Bruxelles.

[45]. La «première victime» de «l’affaire de l’évêque » est l’évêque Benjamin (Fedchenko). Né en Russie, il arrive à Paris avec l’armée de Wrangel et il est nommé vice-recteur de l’Institut russe de Théologie Saint-Serge, par le Recteur : Métropolite Euloge. En 1930, il quitte le Métropolite Euloge qui est entré dans la juridiction du Patriarcat Œcuménique, et demeure fidèle au Patriarcat de Moscou. Avec la Confrérie Saint-Photius, il fonde la paroisse des «Trois Docteurs» (rue Pétel, à Paris). Ses collègues parviennent à le faire partir en Amérique. Convoqué pour l’intronisation du Patriarche Alexis, il est ensuite nommé Métropolite. Il a dirigé les diocèses de Riga, de Rostov sur le Don et de Saratov. Il prend sa retraite dans la Laure de Pskovo Petchora, où il meurt et où il est enterré. C’est avant tout un grand liturgiste.

[46]. Voir la Note 38, page 99 dans «La Divine Contradiction» tome I.

[47]. Basile ZENKOVSKY (1881 – 1962) Professeur, Archiprêtre fait ses études à Kiev, y soutient sa thèse de psychologie, professe à l’Université de Kiev ; en 1918, devient Ministre des Cultes du Gouvernement Ukrainien. Il devient ensuite professeur à Belgrade, puis à Prague. Il fonde et préside le Mouvement Chrétien des Etudiants russes. De 1925 à 1962, il professe la philosophie et la pédagogie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge de Paris. Il est membre, puis Président du Conseil Diocésain de l’Exarchat russe en Europe Occidentale (rue Daru). Il a été ordonné prêtre en 1945. Ses œuvres philosophiques et pédagogiques sont nombreuses et son«Histoire de la Philosophie Russe» (2 volumes) est traduite en français.

[48]. Antoine KARTACHOFF (1875-1960) Eminent historien de l’Eglise, il fait ses études à l’Académie de Théologie de Petrograd, enseigne en Russie, puis, chargé d’un cours d’Histoire de l’Eglise Russe à la section russe de l’Université de Paris, il devient un des fondateurs et animateurs de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge (à Paris, rue de Crimée), où il professe le cours d’Histoire de l’Eglise Russe, de 1925 à 1960. Il est l’auteur d’une Histoire de l’Eglise Russe en deux volumes et d’une Histoire des Conciles Œcuméniques.

[49]. Ce que le Père Eugraph ne dit pas c’est qu’il avait décidé de ne pas tuer.

[50]. Les Russes traduisent fréquemment, par ignorance du français, «dragaï» qui signifie «chères» par «chéries».

[51]. L’Eglise de France ne fit jamais partie de l’Exarchat russe.

[52]. Voir «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert ».

[53]. Nous donnons le texte tel qu’il fut rédigé.

[54]. La Commission n’accepta jamais d’étudier la documentation envoyée par le Père Eugraph qui se demanda même si elle l’avait lue ?

[55]. «La Queste de Vérité de Mgr Winnaert», ch. 13.

[56]. voir ch. 13.

[57]. voir ch. 13.

[58]. Édition «Présence Orthodoxe» 96,Bd Auguste Blanqui, Paris 13e.

[59]. Archimandrite Venedictos (Jean Katsanevakis) 1887-1963. Né en Crète, il devient moine sous le nom de Venedictos, au monastère de Ghonia. Elevé ensuite à l’archimandritat, il est nommé Recteur de l’église Saints Pierre et Paul de Naples, en 1930. Il commence alors son action, non de prosélytisme mais de Vérité. Durant la seconde guerre mondiale, il est interné pendant 55 mois. Décoré par la Croix Rouge, puis par l’Ordre Royal Georges Premier, l’Académie Internationale américaine l’accueille comme Membre, en 1955, avec le motif d’avoir «promu par ses œuvres, son action et son idéal la collaboration entre les peuples et les nations». En plus de nombreux écrits théologiques et philosophiques, il se consacre «au nouveau climat œcuménique. Cela marque sa stature d’apôtre.» Il meurt à Naples le 23 avril 1963. Il demande à ses fidèles de dire fréquemment la prière qu’il a composée : «Notre Seigneur Jésus-Christ, nous Te supplions pour que cessent les schismes entre les Eglises, les cris de rage des infidèles et des hérétiques, pour que les rébellions de l’hérésie soient vaincues par la vertu du Saint-Esprit, et que les errants s’unissent à l’Église Une, Sainte, Œcuménique et Apostolique.» (Traduit de l’italien.)

[60]. Le Père Lev Gillet : Nous rectifions quelques légères erreurs commises dans le tome I note 37, page 96, sur le Père Gillet. Voici ses propres paroles : «Je n’ai jamais été moine basilien. J’ai été ordonné diacre et prêtre par le Métropolite ukrainien et uniate, comte André Cheptitsky, lequel m’a également conféré l’habit monastique dans le monastère dont il était archimandrite et dont son frère (mort martyr) était hégoumène, près de Lvof. Je n’ai pas été réuni à l’Eglise orthodoxe par le P. Serge Boulgakoff, sur simple confession de foi. Je n’ai été soumis à aucun rite d’abjuration, ni de réunion et aucune confession de foi n’a été émise, sauf le symbole de Nicée chanté au cours de la liturgie à Clamart. C’est cette liturgie que j’ai concélébré avec Mgr Euloge qui m’a introduit dans la communion orthodoxe». Le Père Gillet, français d’origine, avait été nommé par le Métropolite Euloge pour diriger la première paroisse orthodoxe en langue française, au bd. Montparnasse, dans les années 27-28. En février 1938, il quitta définitivement la France pour s’installer à Londres, envoyé par «ses supérieurs pour accomplir certaines tâches précises, d’ordre œcuménique dont je n’ai pas cessé jusqu’aujourd’hui d’être le serviteur en Europe et dans le Moyen Orient.» Actuellement, le Père Lev Gillet, âgé de 80 ans environ, s’occupe du«Fellowship st Serge et st Alban», ainsi que de divers groupes orthodoxes, à Londres et Oxford. Un mot le caractérise, nous semble-t-il : Messager. Il fut le Messager de l’Orthodoxie auprès de Mgr Winnaert en 1929 (voir «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert»), et suivit toujours avec «attention les développements parisiens». Aumônier des hôpitaux et des prisons, assistant des condamnés à mort orthodoxes, ami des chômeurs, son action est caritative et celle d’un ami spirituel. Il signe ses livres : «un moine d’Orient». (Lettre du 21 mai 1976, du Père Gillet à Mme Winnaert)

[61]. Séraphin de Zurich : voir p. 133.

[62]. Voir «La Divine contradiction» Tome 1 – 10ème chapitre : «La Rupture».

[63]. Ed. Présence Orthodoxe, 96 Bd A. Blanqui Paris 13ème.

[64]. Overbeck : Eminent professeur allemand de théologie. Se convertit à l’Orthodoxie en 1868. Très mal accueilli en Allemagne, il part en Angleterre où il meurt quelques années après.

[65]. Le Patriarcat de Moscou fut restauré en septembre 1917, sous le Gouvernement Provisoire de Kerensky. Le premier Patriarche, jusqu’en 1925, fut Tikhon. Les «Locum tenens» Métropolites Pierre et Serge lui succèdent. Ce dernier devint Patriarche de toutes les Russies en 1943.

[66]. Père-Archimandrite Sophrony : L’archimandrite Sophronios, est né en Russie, en 1896. Etudiant à l’Ecole des Beaux-arts de Moscou, il est attiré par le mysticisme oriental et la culture de l’Inde. En 1921, après la Révolution, il émigre en Europe, traverse l’Italie et s’installe en France. Il expose au Salon des Tuileries, mais se tourne de plus en plus vers la théologie et s’inscrit à l’Institut russe Saint-Serge. Il quitte ensuite Paris pour le Mont Athos. Au bout de quatre ans, il rencontre le starets Silouanos et devient son disciple pendant huit ans. A la mort de son maître, il se retire dans son «désert» (lieu de solitude). Pressé de devenir père spirituel, il accepte d’abandonner son «désert». Mais des circonstances indépendantes de sa volonté l’obligent à laisser le Mont Athos et à revenir en France. Il fonde un monastère dans la grande banlieue de Paris, puis, finit par partir près de Londres où il installe un monastère qui devient sa demeure. Il a écrit la vie du starets Silouanos, suivie des pensées de son maître qui l’avaient tant guidé et illuminé. Cet ouvrage est traduit en grec, français, anglais et allemand.

[67]. Le Starets Silouanos (1865-1938), né en Russie dans le Gouvernement de Tambov, devient moine, en 1892, au Mont Athos. Ses écrits sont publiés en russe (1948) en anglais (1958) et sa vie en français (1973) «Starets Silouane – Moine du Mont Athos – Vie – Doctrine – Ecrits» Editions PRESENCE. Il naît au ciel en odeur de sainteté.

[68]. Voir 2ème chapitre du Tome I.

[69]. Effectivement, vient d’être prononcée dans le «Colloque sur la date commune de Pâques : (une) recommandation aux Eglises orthodoxes de la Diaspora d’éviter d’adopter la date de Pâques prévalant dans les pays où elles vivent en minorité, afin de sauvegarder l’unité de l’Eglise orthodoxe en la matière» (Episkepsis n° 172,  8ème année 15 juillet 1977).

[70]. Voir page 326.

[71] L’Archevêque Théophile Ionesco (14.10.1894 – 9.5.1975) est né en Roumanie, à Cochirleanca, département de Buzau. Il fait ses études à la Faculté de Théologie de Bucarest et prend comme sujet de licence : «le problème de la mission au point de vue de l’Eglise orthodoxe». En 1915, il devient moine et diacre ; en 1921, il est ordonné prêtre, et nommé directeur de l’Ecole des Chantres de Bucarest. En 1939, il est envoyé à Paris pour diriger la paroisse roumaine. Il continue ses études et obtient son doctorat en théologie. Il part en Amérique où il demeure quelques années. De retour en France, il est sacré évêque en 1954 par Monseigneur Jean (Maximovitch) et le Métropolite roumain Bessarion.

[72]. Le texte du sacre a été imprimé «in extenso» dans le n° 50 des «Cahiers Saint-Irénée», janvier-février 1965.

[73]. J.C.M. Willebrands, Cardinal Président de la Commission Pontificale pour l’Union des Chrétiens

[74]. Monseigneur Vitaly est actuellement, en 1977, archevêque du Canada, résidant à Montréal. C’est un homme dur, fanatiquement russe, appartenant à l’Eglise russe hors frontières.

[75]. «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert» édition «Présence orthodoxe» 96bd Auguste Blanqui, 75013 Paris.

[76]. L’Abbé Louis Winnaert, né à Dunkerque le 4 juin 1880, décédé à Paris le 3 mars 1937précurseur de Mgr Jean de Saint-Denis dans la restauration de l’Eglise catholique orthodoxe. Non encore orthodoxe, il célébra durant quelques mois dans l’église du 96 Bd Auguste Blanqui, son cheminement est relaté dans «La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert».

[77]. «Présence orthodoxe» n.s 29, 30 et 31.

[78]. Le Patriarche Justinien (Ioan Marina) né le 21 février 1898, à Cermegesti-Vâlcea, fait ses études de théologie à la Faculté de Théologie de Bucarest. Ordonné prêtre après son mariage, il est, tour à tour, curé de campagne, directeur de séminaire et d’imprimerie religieuse. En 1945, il est élu évêque auxiliaire pour la Métropole de Moldavie et, en 1948, Patriarche de Roumanie. Homme particulièrement courageux, son œuvre a suivi («deux directions : d’une part, l’apostolat social 12 volumes, écrits par le Patriarche lui-même), par lequel il s’efforce d’aller au-devant de certaines requêtes de justice du socialisme ; d’autre part, la renaissance philocalique, en favorisant la publication des textes philocaliques et le rayonnement des spirituels roumains contemporains» (Sop n° 17, avril (1977). Le Patriarche Justinien est mort en mars 1977, violemment ému par le séisme qui dévasta quelques semaines avant son pays, la Roumanie.

[79]. Voici ce que nous lisons dans la Revue R.O.C. Bucarest octobre, décembre 1975 : « Éditorial, l’aspiration des Eglises chrétiennes locales vers une direction synodale propre dans l’esprit de l’enseignement du Seigneur dans l’esprit de la règle apostolique 34 et de la règle 17 du Concile de Chalcédoine, s’est manifestée depuis les temps les plus reculés de l’histoire de la chrétienté, comme conséquence naturelle de la liberté des peuples dont faisaient partie leurs membres. L’autocéphalie est le principe fondamental sur la base duquel l’Eglise Orthodoxe s’est organisée.» Les Métropoles de Moldavie et de Valachie, autonomes dès la deuxième moitié du XIVème siècle sous le Patriarcat Œcuménique, proclament en 1872 leur autocéphalie. En 1885, le primat de Roumanie fait connaître au Patriarche Œcuménique Joachim IV, l’autocéphalie de l’Eglise roumaine. Le 1erdécembre 1918, la Transylvanie orthodoxe roumaine est érigée en Patriarcat. En 1948, Justinien devient Patriarche succédant aux deux Patriarches, ses prédécesseurs.

Plus tardive encore est la reconnaissance de l’Eglise Bulgare. Dépendant de Constantinople, elle est proclamée Exarchat de Bulgarie par le Sultan de Turquie en 1878, mais reconnue par Constantinople et les autres Eglises autocéphales qu’en 1945. Pourtant, elle était une des plus anciennes Eglises orthodoxes. Même l’Eglise de Grèce (l’Eglise de l’Hellade), proclamée indépendante de Constantinople par le Parlement du Nouvel Etat Grec en 1833, n’est reconnue par Constantinople qu’en 1870.

[80]. Stanislas Fumet, écrivain catholique, et sa femme.

[81]. La juridiction du Patriarcat de Moscou, la juridiction du Patriarcat Œcuménique et la juridiction de l’Eglise Russe hors frontières.

[82]. Voir «La Divine contradiction» tome I, chapitre XI.

[83]. Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles.

[84]. Grand médaillon représentant le Christ que portent les évêques.

[85]. Toutes les définitions hiérarchiques sont prises chez Saint Denys l’Aréopagite.

[86] Voir «La Divine Contradiction», tome I.









[87]. Notre Dame de Laghet, près de la Turbie, est un pèlerinage très aimé des Niçois.