L’art liturgique selon Maxime Kovalevsky

L’ART LITURGIQUE ET MAXIME KOVALEVSKY

Musique religieuse ou musique liturgique ?

Père Jean Doussard

Jean Doussard a appartenu à cette catégorie de chefs d’orchestre qui, par leur vocation réelle, ont été amenés à posséder une formation musicale complète, tant symphonique, que lyrique, que chorégraphique. Il a fait ses études au Conservatoire National Supérieur de Paris, où il a obtenu un premier prix de flûte (classe Marcel Moïse).

Il a travaillé, ensuite la direction d’orchestre avec de grands chefs français et étrangers et obtenu plusieurs prix internationaux (Besançon, Sienne, Hilversum) et il a débuté sa carrière comme chef de l’orchestre Radio Symphonique d’Alger (saisons 1953, 54, 55).

Puis, durant six ans, il a été chef d’orchestre de l’International Ballet du Marquis de Cuevas tout en dirigeant chaque année, des concerts symphonique dans le cadre de la Société des Concerts Populaires d’Angers où il a créé un orchestre de chambre permanent dont il est resté le Directeur Artistique jusqu’en 1969.

En plus des nombreuses prestations effectuées à l’étranger, il a été le premier chef français à faire une grande tournée en Chine, en 1965, au titre des échanges culturels.

Chef d’orchestre pendant plusieurs saisons à l’Opéra de Lyon, l’Opéra de Paris et l’Opéra Comique, il a fait en même temps des enregistrements chez Pathé Marconi et obtenu l’Orphée d’Or du Grand Prix National du Disque Lyrique en 1970, 1973 et 1974.

Après avoir dirigé pendant de nombreuses années les orchestres National, Philharmonique, Lyrique et de Chambre à la Radiodiffusion et à la Télévision française, il est devenu chef permanent du Théâtre de Nancy pendant quatre saisons. Jean Doussard a été ensuite chef d’orchestre de l’Opéra Régional du Nord à Lille, durant quatre ans. Puis, de 1984 à 1994, directeur du Conservatoire de Troyes, ville dans laquelle il a créé un orchestre symphonique.

Jean Doussard est entré dans les ordres mineurs en 1980, puis ordonné diacre à la paroisse orthodoxe d’Angers en 1994 et prêtre en 2000.

Nous sommes réunis aujourd’hui pour analyser, comprendre, expliquer et découvrir la vie de la liturgie occidentale ressuscitée, rénovée, revivifiée grâce à un théologien, prophète, visionnaire inspiré et à un liturge charismatique, c’est-à-dire à Monseigneur Jean Kovalevsky, évêque de Saint-Denis et à Maxime son frère. C’est la démarche spirituelle et musicale de ce dernier qui nous intéresse plus particulièrement.

Homme de grande culture, historien, musicologue, iconographe, théologien, mathématicien mais aussi et surtout compositeur liturgique et pédagogue, professeur d’Histoire de la liturgie, des liturgies comparées et d’art sacré à l’Institut orthodoxe de théologie de Paris Saint-Denys. Maxime a fait de sérieuses études musicales au Conservatoire russe de Paris : piano, classe d’écriture, harmonie, fugue et contrepoint, composition avec Nadia Boulanger, second grand prix de Rome, chef de chœur, qui s’était spécialisée dans l’enseignement de la composition et a vu passer dans ses cours bon nombre de jeunes compositeurs du siècle dernier et non des moindres.

Je profiterai de ce survol de la vie de Maxime, compositeur de musique liturgique pour répondre à certains qui contestent la validité de notre musique qui s’accole selon eux à une langue, française en l’occurrence, qui ne serait pas liturgique et que mille ans d’occultation ont coupés définitivement de la tradition. Quand on voit ce que sont devenues certaines liturgies en mille ans de non occultation on peut s’estimer heureux de pouvoir pratiquer une liturgie gallicane qui s’est endormie il y a mille ans mais qui n’a pas subi les outrages du temps. J’aurai, si vous me le permettez, l’outrecuidance par des arguments que j’espère convaincants et des preuves qui me paraissent difficilement discutables, de prouver le contraire et ceci en empruntant le chemin que Maxime a parcouru.

Le fil d’or

Ce chemin que Maxime appelait le « fil d’or », représente la fidélité qui traverse toute l’histoire de l’Eglise. Pour lui être fidèle il faut le maintenir fermement :

« Ici, je le confesse, mon frère, moi-même et le groupe qui était avec nous avons fermement tenu ce fil d’or dans les circonstances difficiles de notre vie. Tout ce qui en fait dévier doit être écarté de la vie liturgique. Par contre, les choses qui ne s’écartent pas du fil d’or doivent être maintenues et, au besoin il faut même les ressusciter. C’est ce pas en avant qu’a fait mon frère paradoxalement pris pour un révolutionnaire, alors qu’il défendait la fidélité. Dès que nous dévions de ce fil d’or, nous dévions de la vraie doctrine chrétienne qui par une telle déformation ne peut porter les fruits qu’on est en droit d’attendre du christianisme selon la promesse que le Christ nous a faite ».

Ce fil d’or porte la pureté, l’éclat de la lumière et la richesse de la Tradition ininterrompue. Le suivre c’est servir Dieu d’une façon juste, sens même du mot « orthodoxie ».

Pour bien comprendre l’action liturgique de Maxime Kovalevsky il est nécessaire de rappeler certaines vérités :

– que l’Eglise universelle est composée dès le départ et jusqu’à nos jours d’Eglises locales confessant la même foi, se nourrissant des mêmes dogmes, s’appuyant sur les mêmes canons et ayant, grosso modo, la même structure liturgique mais s’exprimant à travers l’âme de la nation dans laquelle la semence évangélique a pris racine, d’où différents rites et coutumes de tradition orientale ou occidentale, autrement dit : diversité des rites dans l’unité de la foi.

– Si l’Eglise orthodoxe aujourd’hui est toujours l’Eglise vraie du Christ, la continuatrice de l’Eglise indivise des dix premiers siècles, on doit reconnaître la diversité des rites, on ne peut faire autrement. Si l’on considère l’historique, on s’aperçoit que dès le début : saint Athanase le Grand célébrait la Divine Liturgie selon le rite d’Alexandrie ; saint Basile le Grand celui d’Asie Mineure, Hilaire de Poitiers celui des Gaules et Ambroise de Milan celui de l’Italie du Nord. Aucun des quatre ne célébra la Liturgie dite de saint Jean Chrysostome, les quatre ignoraient le typicon byzantin formé tardivement, mais confessaient unanimement le Verbe divin incarné et luttaient ensemble contre l’hérésie arienne, tout en se compénétrant les unes les autres.

Que ce soit en ce temps-là ou maintenant, aucune Eglise ne peut se prévaloir d’une quelconque priorité, si ce n’est l’Eglise du Christ fondée à Jérusalem, toutes les autres sont nées à la foi par l’évangélisation apostolique et certains Pères de l’Eglise qui ont enseigné les nations (Saint Irénée, Saint Cassien, en émigrant dans différents pays).

Monseigneur Jean et Maxime s’appuyèrent sur cette constatation, d’autant plus que la découverte des textes selon saint Germain de Paris à Autun nous renseignent sur l’existence d’un rite véritablement orthodoxe avec une liturgie, des dogmes, des canons appartenant à l’Eglise indivise des premiers siècles. Il manquait malheureusement les cantilènes, lesquelles portaient les prières et la parole divine depuis les temps anciens. Toute religion authentique, quelle qu’elle soit dans le temps et dans l’espace, est de tradition orale. Ce n’est que plus tard qu’on voit apparaître quelques signes au-dessus des mots et petit à petit les premiers neumes qui conduisent une ligne mélodique. Ayant la certitude que cette liturgie des Gaules retrouvée est véritablement dans le droit fil de celle d’Alexandrie ou d’Asie Mineure mais avec sa spécificité locale, il fallait donc que Maxime trouvât le support sonore qui, en dehors de toute parole parlée, allait refléter l’âme de la Gaule contemporaine et porter la prière, du cœur à l’esprit, c’est-à-dire un art liturgique et non un art religieux. Avant de poursuivre réfléchissons à la différence fondamentale qui existe entre l’art religieux et l’art liturgique. Qu’entendons-nous sous le vocable art ?

Je crois que celui qui l’a le mieux formulé c’est Jean-Paul Sartre en disant que :

« L’art est une révélation vécue par un individu souvent exceptionnel, révélation que par des moyens sensibles il transmet à d’autres individus qui y sont réceptifs. Ce qui importe avant tout c’est qu’un artiste fasse participer l’auditeur, le lecteur, le spectateur à une transcendance supérieure. S’il ne fait pas participer à cette transcendance ce n’est pas un artiste véritable car il n’enrichit pas celui à qui il s’adresse ».

Mais à quelle transcendance l’artiste fait-il participer son auditeur, son lecteur, son spectateur ? Nous sommes d’accord, je pense, pour admettre qu’un artiste est capable de nous faire participer à sa propre transcendance. Bien sûr que cette transcendance venant d’un génie nous transporte au-delà de ce que nous sommes capables de voir, de ressentir, d’exprimer, d’expérimenter par nous-même et de découvrir une sensibilité ignorée. Il est certain que nous pouvons avoir accès à un autre monde, un monde intérieur plus tourné, entre autre, vers l’émotion, la joie, la paix, l’exubérance, l’excitation, l’exaltation et vers la beauté mais nous ne dépassons toujours pas la transcendance de l’artiste. Et je pense à ces œuvres, messe, requiem, oratorio, cantate… créées par Beethoven, Liszt, Fauré, Gounod, Verdi, Bach, Brahms même et Benjamin Britten pour ces derniers siècles, mais aussi Vivaldi, Cherubini, période baroque, et Palestrina à partir du Concile de Trente. Cet art là peut être dit « religieux » Si un compositeur de talent tend vers une beauté à laquelle par choix esthétique il attribue un caractère religieux ; il n’est pas exclu que cette musique qui véhicule une certaine religiosité puisse occasionner un sentiment de participation et de prière. Cela me paraît discutable en face de ce que doit être une musique liturgique. Dans ce type de musique que je viens de décrire, le mot religieux ne fait pas partie de sa nature, ce n’est que parce qu’elle comporte des paroles chrétiennes sacrées qu’on lui octroie ce qualificatif, car le même compositeur emploie les mêmes passages, les mêmes techniques, les mêmes supports intérieurs pour écrire une œuvre profane. De plus le compositeur et l’interprète (chef d’orchestre, chanteurs), occupent la première place et sont les acteurs principaux par lesquels l’auditeur doit passer. L’interprète a aussi sa propre transcendance qui est déjà soumise à la transcendance de l’auteur. L’auditeur ne vibre que grâce au caractère de l’écriture musicale, et selon la valeur de l’interprète la qualité de sa participation sera différente.

« Une musique, selon Maxime, qui tenterait de créer une atmosphère de prière ne serait pas conforme aux structures mêmes et aux intentions de la doctrine chrétienne. Ce serait alors par un pouvoir extérieur, quasi magique, que notre état intérieur serait modifié. Or ce n’est pas la beauté qui, par elle-même, peut susciter une vraie prière, c’est au contraire l’homme qui prie, qui chante la louange de Dieu, qui peint une icône ou une fresque qui construit une église, qui accomplit un geste liturgique de façon aussi consciente et aussi belle que possible – comme une prière, c’est cet homme qui peut parvenir à créer une certaine beauté capable d’enrichir l’art liturgique. C’est lorsque cet artiste a assimilé l’enseignement de l’Eglise et sait prier que le résultat de son œuvre artistique peut devenir liturgique. Il y a là une nuance qui peut paraître trop subtile ou au contraire, trop tranchée, mais elle est fondamentale : c’est là que se dessine, croyons-nous, la limite entre la musique religieuse et la musique liturgique, laquelle révèle les résonances secrètes, irradie, et amplifie le sens mystique du texte ».

En effet, dans l’art liturgique le compositeur, le lecteur, le chanteur, d’une manière générale l’interprète n’occupe que la deuxième place bien que ces acteurs doivent être de qualité. Ils ne doivent pas interpréter la musique selon leur sensibilité ou leur pathos mais selon le sens théologique du texte, car l’objet de leur art est la relation directe avec Dieu à travers le culte, ils ne sont plus des artistes mais des servants. Il faut oublier et supprimer tous les moyens propres à émouvoir, à créer une certaine atmosphère, à diriger leur sensibilité en les forçant à s’enfermer dans une « humeur religieuse » comme disait Maxime. Il faut trouver une musique adéquate qui puisse s’effacer devant le verbe tout en le portant et en restant en adéquation avec lui. Le verbe devient musique et la musique devient verbe. Le texte fournit à l’homme l’aliment nécessaire à son esprit, la musique lui procure celui dont son cœur a besoin. L’émotion que nous apporte la musique, dite religieuse, s’adresse à notre nature (Maxime l’appelait ‘naturaliste’) elle atteint notre psychisme, elle déclenche des émotions et fait même vibrer notre corps par l’amalgame des ondes sonores qu’elle engendre (exemples). Elle parle donc à notre nature, à notre intellect, notre intelligence, mais non à notre esprit. La musique liturgique aussi porte en elle l’émotion, la joie, la paix, l’exaltation, la lumière, la compréhension, on s’évade du monde matériel et quotidien pour entrer dans un autre monde, en nous transportant dans une autre réalité, elle n’est plus naturaliste mais spirituelle, elle n’est plus émotion mais grâce, l’auditeur est alors capable de s’ouvrir à la grâce divine, de se laisser ensemencer par l’enseignement du Christ car celui-ci, disait Maxime, est « une semence et non une doctrine ».

Certains peuvent penser que je rejette la musique de type religieux ! Pas du tout ! Car il est souvent agréable, de communier à la transcendance de l’homme et partager l’émotion du compositeur et sa démarche intellectuelle : Mgr Germain à notre dernière assemblée générale a conclu le texte d’Isaac le Syrien qu’il nous a lu par une courte synthèse : « Ne pas rejeter le monde mais honorer et admirer les œuvres des hommes ». Pour bien comprendre la différence entre musique religieuse et musique liturgique, je pendrai comme exemple la peinture et l’iconographie. Dans la peinture la perspective fuit devant le spectateur et se dirige vers l’infini ; tandis que dans l’icône, les lignes de la perspective sont inversées et se rejoignent dans le cœur de l’homme (le cœur étant l’homme global). Prenons l’exemple de l’évangéliaire présenté par les saints, par la perspective inversée, la parole sacrée vient symboliquement au cœur de l’homme.

Prenons un autre exemple : dans la peinture l’artiste part de la lumière vers les ombres pour donner un relief ; dans l’icône : démarche inverse, on part des ténèbres pour faire sortir la lumière. On peut voir qu’il y a deux techniques différentes comme pour la musique religieuse et la musique liturgique.

La démarche de Maxime

A l’époque du manuscrit d’Autun (VIe s.) et pour la liturgie gallicane qui devait exister depuis un ou deux siècles au moins, aucune partition n’avait était écrite, ainsi qu’en Orient d’ailleurs, et pourtant un parler mélodique existait. Se pose alors pour Maxime le choix d’un support qui puisse remplir cette mission et être adaptée à la langue française en sachant que ce support sonore n’est qu’un rehaussement de la langue, c’est la langue qui donne naissance à quelque chose de sonore qui est la musique liturgique ; laquelle ne doit jamais avoir un caractère envoûtant, ni magique, elle ne doit ni exciter, ni bercer mais tenir le fidèle en éveil pour qu’il écoute (« Ecoute Israël… », écoute, nous répète le Christ : « Celui qui écoute ma Parole et la garde… »).

Maxime abandonna rapidement le chemin de la musique de type « religieux » (il avait pourtant les capacités pour l’écrire), il se refusait à introduire des créations musicales nées de sa seule inspiration personnelle car il voulait être fidèle à la tradition (toujours ce « fil d’or »). Mais quelle tradition choisir ? Il avait le choix entre rite byzantin et romain. Le rite byzantin n’avait jamais été célébré comme rite local organique en Europe occidentale avant 1920, et d’ailleurs lequel adopter ? Le russe, le grec, le serbe, le roumain, aucun n’avait la même musique et aucun ne s’inscrivait dans notre passé.

Le rite romain ? Laissons parler Maxime :

«… C’était un rite en évolution qui aboutit à Vatican II, l’adopter, même en ajoutant des éléments orthodoxes (épiclèse, communion sous les deux espèces..) aurait été une erreur conduisant à des malentendus qui auraient provoqués une réplique de l’uniatisme (identité de rite, différence dogmatique) ».

Malgré cela il étudiait les différents rites orthodoxes et leur musique en les analysant scrupuleusement, ce qui lui permit de découvrir dans chacun de ceux-ci la même technique d’écriture, c’est-à-dire des groupes de notes composant une formule facile à mémoriser par les fidèles. En étudiant le grégorien il s’aperçut que celui-ci procédait de la même manière ; il décida de s’en inspirer.

Mais quel grégorien choisir ? Celui-ci se développa lentement jusqu’au VIIe siècle, mais après une période courte entre le VIIe et le IXe siècle de conservation à peu près intacte, petit à petit et jusqu’au XVIe siècle il subit des transformations : son rythme s’altère sous l’influence de la polyphonie naissante, peu à peu les neumes ne reproduisent plus fidèlement le groupement de notes, l’application authentique de la mélodie au texte subit de profondes modifications dues aux « idées du temps », (exemple : Palestrina), les mélismes s’agrandissent, les vocalises interminables, souvent sans grande valeur expressive, s’expliquant seulement par la nécessité d’une longue durée du chant pendant que les fidèles apportaient leurs offrandes à l’autel. Il est vrai qu’au XIXe siècle, Solesmes remit de l’ordre dans ce fatras de corrections et de mutilations, mais sans revenir vraiment à la pureté du grégorien du début. Maxime cherchait toujours la Tradition véritable (« Le fil d’or »).

Vous savez sans doute que nos offices s’appuient sur ceux des Bénédictins et Maxime retrouva dans certains monastères un grégorien authentique qui n’avait pas trop subi de détériorations. Il adopta donc les structures musicales qui furent celles de la tradition bénédictine. Pourquoi ? Cette tradition prend sa source dans la théologie patristique classique (Basile le Grand, Jean Chrysostome, Jean Cassien…), donc une tradition mûrie dans l’Eglise universelle.

Les bénédictins venus en Gaules au début du VIe siècle avec saint Maur, que saint Benoît envoya d’Italie en Gaule pour établir des monastères, devaient vraisemblablement célébrer la liturgie locale ; de plus ils vécurent la naissance, l’élaboration et la composition de ce grégorien qu’ils adoptèrent et qui allait devenir prière et n’être que prière. Maxime avait trouvé dans cette naissance du grégorien, se stabilisant entre le VIIe et le IXe siècle, le lien musical avec un art liturgique occidental de l’Eglise encore indivise, il fallait simplement l’adapter à la langue française. Il s’attacha à cette tâche avec l’aide de son frère, Monseigneur Jean.

Il garda les formules principales du grégorien, c’est-à-dire l’introduction, les flexes pour les virgules, les médiantes et les formules conclusives, il se servit des cantilènes recto-tono sur différentes hauteurs de sons comme dans les premiers siècles, ponctuées par des flexes montantes ou descendantes (arsis-thesis, c’est-à-dire élan et retombée, départ et arrivée, inspir et expir) pour en faire ce que nous appelons les notes de récitation. Ce procédé permet à un texte de servir de trait d’union entre deux idées théologiques, ou un groupe de mots importants qui sont mis en valeur portés par les formules mélodiques pour attirer l’attention de l’auditeur. Il composa une musique simple, car il a toujours dit qu’une musique liturgique doit être simple, non chargée d’éléments superflus pour obtenir un effet esthétique avec peu de moyens. Cela ne l’empêcha pas, selon la Tradition, d’écrire pour le chœur, des cantiques, des hymnes, des grandes antiennes, des tropaires, par exemple, une musique beaucoup plus élaborée, plus recherchée soutenant un grégorien souvent orné par une harmonisation subtile que seul un groupe de chanteurs, rompus à l’exercice musical, peut réaliser.

Maxime employa avec bonheur les 8 tons grégoriens, mais aussi les tons slaves même les tons hébreux (« Chantons le Seigneur… »). Pourquoi (toujours ce « fil d’or »), parce que l’Orient et l’Occident se sont liturgiquement influencés pendant des siècles créant une certaine consanguinité spirituelle entre les frères d’Orient et d’Occident. Ce qu’il fit surtout, c’est d’effacer les scories accumulées par des siècles d’habitudes et qui perdurent encore. Ecoutons Maxime :

« Craignez les habitudes plus que vos ennemis, l’habitude c’est le moindre effort, c’est une attitude statique et passive. La Tradition exige un effort incessant de recherche pour se conformer progressivement à un idéal »

Le chant grégorien issu du chant gréco-syrien, entre autres, donne une nouvelle naissance à la langue latine et à la sensibilité occidentale (de même pour le chant slave issu du chant byzantin). Maxime l’a de nouveau revivifié en lui redonnant une musique congénitale au texte qu’elle porte, et ceci en langue française, ce qui permet aux fidèles de l’Eglise Orthodoxe occidentale au XXIe siècle d’être capable de s’ouvrir à cette grâce qui nous rend apte à recevoir la transcendance divine, voilà la grande différence entre la « musique dite religieuse » qui nous conduit vers la transcendance humaine et « l’art liturgique » qui nous ouvre les portes de la transcendance divine.

Maxime a laissé une grande liberté d’expression dans les formules musicales qu’il emploie, sauf lorsqu’il écrit précisément une mélodie (psaumes, cantiques) symbolisée par des signes sur les mots, comme dans les premiers temps, c’est pour dessiner un chant par lequel l’assemblée doit passer pour louer Dieu d’une seule voix et bien ensemble.

Par contre, il laisse une grande liberté aux clercs majeurs pour proclamer la Parole. Les lecteurs ont à leur disposition pour chaque lecture une mélodie spécifique et les formules qu’elle comporte ; à lui de les employer selon le sens théologique du texte, des mots, ou groupes de mots, qu’il veut mettre en valeur pour que l’auditeur les mémorise bien. Cela nécessite une étude du texte et déjà un parcours certain dans le domaine de la spiritualité. Il en est de même pour le clergé majeur, qui a à sa disposition une certain nombre de cantillations, fixes d’une part (immolatio), mais qu’on peut quand même orner ; et d’autres qu’il adapte lui-même au texte musicalement et théologiquement, en effet, le célébrant ne crée pas les formules mais il crée avec ces formules qu’il n’a pas inventées. Et Dieu sait si pour ceux qui célèbrent la liturgie, la richesse de la Révélation permet de nombreuses cantillations, selon les règles admises, pour louer, sanctifier, magnifier l’enseignement du Christ.

Comme pour les compositeurs de musique profane, Beethoven, Berlioz, Debussy, Ravel, Dutilleux, etc. à qui on peut décerner le mot de génie, on peut aussi pour Maxime lui attribuer le qualificatif de « génie de l’art liturgique ».

Maxime se vit conforté et absolument rassuré sur le travail qu’il avait effectué pour retrouver « la source oubliée » en découvrant le livre d’un Père jésuite, le Père Jousse, malheureusement né au ciel sans que Maxime ait pu le connaître alors qu’ils travaillaient sur le même sujet depuis une trentaine d’années. Le Père Jousse étudia toute sa vie la technique de la tradition orale depuis les temps anciens, il avait trouvé le formulisme sous différentes formes (cinémimisme, gestes corporels et phonomimisme laryngo-bucal ).

Pour terminer je ferai référence à un fin spécialiste de la musique liturgique par une citation de Nicolas Lossky (« Essai sur une théologie de la musique liturgique » aux Editions du Cerf) :

1° – « Le chant grégorien est le fruit d’une très haute compétence musicale par des compositeurs fins pédagogues ».

2° – « Le chant grégorien est composé et organisé de façon à ce qu’il soit toujours en étroite connexion avec le moment liturgique, pour le prêtre, les chœurs et l’assemblée avec des difficultés spécifiques pour ces différents partenaires de la liturgie ».

3° – « Pour la musique liturgique portée par la prière et la manducation de la Parole de Dieu, le compositeur doit connaître la profondeur des textes sacrés qu’il emploie, sachant les faire parler avec une grande finesse au-delà de ce qu’ils expriment ».

Nicolas Lossky ajoute plus loin : « Il ne fait aucun doute pour moi que le meilleur compositeur de chant liturgique au XXe siècle est Maxime Kovalevsky »

Comme vous le savez le grégorien ne comporte pas de notes, mais des signes, qui définissent un intervalle entre eux. A priori donc, pas de lien entre les neumes et les notes que nous connaissons. Malheureusement, à l’heure actuelle, quel est le paroissien désireux de chanter et susceptible de lire les neumes ? Par contre beaucoup de nos concitoyens connaissent les notes de musique ; Maxime s’en servit donc pour définir les « intervalles grégoriens » permettant immédiatement la possibilité de chanter les neumes transcrits en notes, mais ces notes n’ont aucun rapport avec la musique telle que nous la connaissons maintenant. Elles ne suivent pas les mêmes règles, de rythme, de valeur de note, donc d’interprétation. Elles restent soumises aux règles du grégorien ne s’appuyant que sur la parole, en mettant en valeur les notes d’élan, les notes de récitation, les médiantes, et les mélodies conclusives, qui sont des formules. Ces formules ont leur propre rythme qui ne peuvent se mesurer en croches, noires ou blanches car on entrerait là dans un carcan qui est contraire à la liberté du chant grégorien qui s’appuie sur la valeur théologique des mots. Maxime emploie peu de signes : des croches presque uniquement pour définir grosso modo un tempo, des notes plus longues qu’il a matérialisées par des noires et des blanches, mais qui n’en sont pas vraiment quant à leur valeur. En effet les figures de notes selon le mot qu’elles supportent, et leur place dans la phrase sont plus ou moins longues ou courtes s’évadant de la rigueur rythmique de l’écriture. Maxime n’avait pas d’autre choix pour mettre à la portée de chacun d’entre nous ce grégorien qu’il avait dépouillé de ces scories accumulées depuis plusieurs siècles. Il m’a laissé entendre qu’il craignait qu’on en fasse une musique réglée, en l’enfermant dans une interprétation obligatoire, soumise à la rigueur des croches, des noires ou des blanches, définissant pour tous les textes le même style alors que la souplesse rythmique grégorienne doit s’adapter à la valeur théologique des mots.

Maxime utilisa les notes de musique, aussi, pour harmoniser les mélodies grégoriennes ; il fallait un système qui permette la vision verticale du déroulement d’une partition chorale de notre liturgie, permettant avec facilité la synchronisation des différentes voix. Mais, là aussi, la matérialisation de cette technique d’ensemble, ne change rien à la spécificité de l’interprétation des mélodies grégoriennes à travers leurs formules qui définissent un rythme.

N’oublions pas qu’avant la musique il y a le ‘mot’ et que cette musique s’incarne pour porter la parole et il ne doit y avoir aucune tyrannie de l’un envers l’autre, mais communion !

Sans être présomptueux, on peut dire que la démarche liturgique de Maxime est unique, car on ne trouve pas d’exemple similaire, et si elle est unique au XXe siècle on s’aperçoit que même au cours des derniers siècles, personne n’avait entreprit une œuvre aussi magistrale d’une telle ampleur.