La Doctrine Orthodoxe des Sacrements

La Doctrine Orthodoxe des Sacrements

Pierre KOVALEVSKY
Docteur de l’Université (1901-1978)

Chapitre IV
LA DOCTRINE ORTHODOXE DES SACREMENTS

Les sacrements sont des actes sacrés par lesquels l’Église communique aux fidèles la grâce du Saint Esprit qui les purifie de leurs péchés et qui leur donne les forces indispensables au salut.

Le nombre de sept sacrements est traditionnel, mais il n’est pas dogmatique. L’Église accepte des actes sacramentaux parallèles aux sept sacrements et qui possèdent la même force spirituelle. Ce sont : l’entrée dans les ordres monastiques et la fraternisation qui correspondent au mariage ; le service de l’enterrement avec l’absoute générale qui correspond à la pénitence ; la consécration de l’église qui correspond à la chrismation ; et la grande consécration des eaux de la Théophanie qui correspond au baptême.

Le sacrement est une aide nécessaire pour le salut que Dieu accorde aux hommes pour les libérer des péchés et pour transformer leur vie.

Il y a donc les sacrements qui libèrent l’homme du joug du péché, et ceux qui organisent la vie du chrétien sur cette terre. L’homme reçoit dans quatre sacrements la rémission des péchés. Pourquoi est-il nécessaire d’avoir tant de sacrements de rémission ? Le péché est une désobéissance aux commandements de Dieu. L’homme transgresse les lois divines à chaque instant. Sa vie est une suite discontinue de montées et de descentes. Dieu lui accorde donc, dans sa miséricorde, des possibilités différentes de se libérer du péché : dans le baptême, la pénitence, l’onction d’huile et l’eucharistie.

Si dans le sacrement du baptême, l’homme est libéré du «péché originel[16]», il est délié dans le sacrement de la pénitence des péchés qu’il a commis depuis sa naissance spirituelle ; dans le sacrement des huiles il est guéri des maladies corporelles et spirituelles, et dans le sacrement de l’eucharistie il reçoit la rémission des péchés et se réunit au Christ par la communion aux saints Dons.

Le sacrement de l’eucharistie a une double force spirituelle et forme le centre de la vie sacramentelle. Il est le sacrement à la fois de l’unité des hommes devant le même calice et de leur parenté en Jésus-Christ. Il est le fondement de toutes les relations entre les croyants, la base de toute la vie chrétienne.

Pour transformer sa vie, l’homme a besoin d’aide spirituelle ; elle lui est accordée, outre de l’eucharistie, dans les sacrements de la chrismation, de l’ordre et du mariage.

Si, lors du baptême, l’homme naît pour la vie nouvelle, il reçoit dans le sacrement de la chrismation la force du savoir spirituel et la possibilité de recevoir les dons du Saint Esprit, et de participer à la vie divine. Dans le sacrement de l’ordre l’action de la grâce du Saint Esprit s’élargit et fonde un organisme chrétien : la paroisse avec le prêtre et l’église locale avec l’évêque. Dans le sacrement du mariage et dans les actes sacramentaux de l’entrée dans les ordres monastiques et de la fraternisation, l’Esprit Saint sanctifie trois voies de la vie chrétienne : la fondation d’une famille qui est une église primitive, l’entrée dans une famille monastique et le travail confraternel à la gloire de Dieu.

Enfin, dans la grande consécration des eaux, la grâce édificatrice du Saint Esprit élargit encore ses limites et sanctifie tous les êtres et toutes les choses, la nature et ses éléments.

L’Église croit que dans les sacrements il ne peut y avoir de magie. Aucune parole, aucune formule ne peut avoir en elle-même la valeur sacramentelle. Par conséquent, la commémoration des paroles de notre Seigneur est suivie dans le canon liturgique de l’invocation (épiclèse), dans laquelle le prêtre demande la consécration des Saints Dons par le Saint Esprit. De même le baptême administré par un non-chrétien, n’est pas valable, même si les paroles ont été correctement prononcées.

1) – Le sacrement du Baptême

Lors de son baptême le Sauveur a détruit la force du péché d’Adam. Dans le sacrement du baptême l’homme se libère du joug ce péché originel et naît à une vie nouvelle. Le baptême est indispensable pour le salut : «En vérité, en vérité, je te le dis : nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu» (Jn 3, 5). «Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné» (Mc 16, 16). Le baptême signifie l’entrée dans l’Église du Christ, la libération du péché d’Adam, l’acceptation de la croix et la foi en la Sainte Trinité qui a paru lors du baptême de notre Seigneur.

Le sacrement du baptême est accompagné, par conséquent, de l’imposition de vêtements blancs qui symbolisent la pureté, de l’imposition de la croix que le chrétien portera toute sa vie, et de la profession de Foi.

Comme la foi en la Sainte Trinité est indispensable pour le baptême, celui-ci ne peut être administré, en cas de nécessité, que par un chrétien, parce que la formule du baptême n’a pas de force en elle-même, mais devient active par la foi de celui qui la prononce.

Le baptisé reçoit, lors du baptême, le nom d’un saint, comme symbole de son entrée dans l’unité de l’Église qui est non seulement l’Église terrestre, mais aussi l’Église céleste.

Après la chute d’Adam, le mal de la désobéissance à la volonté de Dieu est entré dans toute la nature. L’homme est responsable du mal qui se produit autour de lui car il en est la cause première. Après la venue du Sauveur, l’humanité a reçu non seulement les moyens de transformer sa propre vie, mais aussi la possibilité de transfigurer la nature toute entière. Il y a un acte sacramentel qui sanctifie la nature, qui lui communique le baptême spirituel et qui la libère du joug du péché et de la damnation. C’est la grande consécration des eaux le jour de la fête de la Théophanie, quand tous les éléments sont sanctifiés par la force, l’action et la descente de l’Esprit Saint.

Par l’intermédiaire de l’eau consacrée, la grâce se communique à toute chose, aux saintes icônes et aux objets sacrés, aux maisons et aux bateaux, aux puits et aux fleuves, aux villes et aux champs, au bétail et aux abeilles.

2) – Le sacrement de Pénitence

Le sacrement de pénitence revêt un caractère spécifiquement hiérarchique dans la mesure où la rémission des péchés est accordée en vertu du pouvoir de lier et de délier donné par notre Seigneur aux Apôtres. Dans le sacrement de l’ordre le prêtre reçoit le pouvoir de retenir et de pardonner les péchés. La formule d’absolution est impersonnelle et en même temps personnelle («Moi, prêtre indigne, par le pouvoir qui m’a été donné par Lui, je te pardonne et je te délie»), tandis que dans les autres sacrements la formule est impersonnelle («Le serviteur de Dieu est baptisé» ou «Le serviteur de Dieu reçoit la Communion»).

L’orthodoxie n’accompagne pas la pénitence d’un acte de satisfaction. Elle voit dans ce sacrement un acte intérieur et volontaire, une résolution de ne plus enfreindre les commandements de Dieu. Elle refuse les indulgences en tant que pardon extérieur des péchés par l’autorité de l’Église. Si l’homme a commis de graves péchés, il se sépare de Dieu et il est indigne de recevoir les Saints Dons. Il est privé alors de la Communion pour un temps plus ou moins prolongé.

L’acte sacramentel parallèle à la pénitence est le service de l’enterrement avec l’absoute générale, dans laquelle le chrétien reçoit la rémission de ses péchés volontaires et involontaires.

3) – Le sacrement des Saintes Huiles

Dans le sacrement de l’onction d’huile sainte l’homme reçoit par la rémission des péchés la guérison de ses maladies spirituelles et corporelles. Ce sacrement se fonde sur les paroles et les miracles de notre Seigneur qui en guérissant les infirmes et les aveugles leur pardonnait les péchés qui étaient cause de leurs malheurs.

L’emploi de l’Huile pour guérir les maladies remonte également à notre Seigneur qui avait envoyé les apôtres pour la guérison des infirmes par l’onction : «Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient» (Mc 6, 13).

Ce sacrement est décrit par l’apôtre Jacques dans son épître : «L’un de vous est-il malade ? Qu’il fasse appeler les anciens de l’église et qu’ils prient après avoir fait sur lui une onction d’huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient ; le Seigneur le relèvera et, s’il a des péchés à son actif, ils lui sera pardonné» (Ja 5, 14-15).

Au sacrement des huiles se rattachent les autres actes d’onction : pendant le baptême, lors de la consécration de l’église et pendant les vêpres solennelles[17].

4) – Le sacrement de lEucharistie

Le sacrement de l’eucharistie a une double vertu spirituelle. Nous recevons par lui la rémission de nos péchés et nous nous sanctifions par notre réunion avec le Christ Sauveur. En donnant la Communion le prêtre dit : «Le serviteur de Dieu N… communie pour la rémission des péchés et pour la vie éternelle». L’eucharistie a été instituée par le Seigneur pendant la dernière Cène. Son importance pour notre salut a été annoncée par le Sauveur Lui-même : «En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie. Celui qui mange ma chair et boit mon Sang a la vie éternelle et moi, je le ressusciterai au dernier jour» (Jn 6, 53-54).

Le sacrement de l’eucharistie est un sacrifice qui rappelle le sacrifice du Golgotha et la mort du Sauveur pour nos péchés. Mais après la mort du Christ l’humanité a participé à sa résurrection. Dans le sacrement «nous annonçons la mort du Christ et nous confessons sa résurrection» (canon eucha-ristique).

L’eucharistie est une fête pour tout chrétien, une rencontre avec le Seigneur. L’homme doit se préparer à cette rencontre par la prière et le jeûne. Ainsi, tout en demandant aux fidèles d’approcher souvent du calice, l’Église ne peut admettre une communion sans préparation.

Le sacrement de l’eucharistie est la réalisation de notre unité en Jésus-Christ. Le Seigneur a dit : «Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi» (Jn 6, 56-57). Tous les schismes, toutes les séparations dans l’Église commencent par une rupture devant le saint calice. Comme l’eucharistie n’est pas seulement une rémission des péchés, mais aussi un sacrement du salut et de l’unité, l’Église y fait participer les enfants dès leur plus bas âge, parce qu’ils ont tous reçus la chrismation et sont tous membres de l’Église.

L’orthodoxie garde précieusement la communion sous les deux espèces pour tout le peuple, se fondant sur les paroles du Sauveur : «Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés» (Mt 26, 27-28).

5) – Le sacrement de la Chrismation (Confirmation)

Le sacrement de la chrismation forme la base de la conception orthodoxe de l’Église, de son unité catholique et de sa direction par le Saint-Esprit.

Le caractère obligatoire du sacrement vient de la parole du Sauveur : «En vérité, en vérité, je te le dis : nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu» (Jn 3, 5).

Si le baptême restaure la nature de l’Homme, l’onction du Saint Chrême le sanctifie. Le baptême par l’eau nous purifie, le baptême par l’Esprit nous communique le don du Saint-Esprit. En oignant l’enfant avec le Saint Chrême le prêtre dit : «Le sceau du don du Saint Esprit». La prière pendant le sacrement définit avec précision la différence entre les deux baptêmes : «Sois béni Seigneur, Dieu tout-puissant qui nous a donné la sainte purification dans l’eau et la divine sanctification dans l’onction vivifiante».

Le sacrement de la chrismation est le fondement de la catholicité de l’Église. L’Église toute entière est gardienne de la foi, parce que tous ses membres portent le sceau du Saint Esprit. Comme dit l’apôtre Jean : «Quant à vous, vous possédez une onction, reçue du Saint, et tous vous savez», «Pour vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne ; mais comme son onction vous enseigne sur tout, – et elle est véridique et elle ne ment pas – puisqu’elle vous a enseignés, vous demeurez en lui» (1 Jn 2, 20 et 27).

En dehors de la chrismation personnelle il y a une chrismation des églises, parce que l’Eglise est la demeure de Dieu, qu’elle unit les chrétiens, et qu’elle est le centre de la vie liturgique.

Le Saint Chrême est le symbole de l’unité de l’Église. Il n’est consacré que par les primats des Églises et il est envoyé par eux aux évêques de leur juridiction.

6) – Le sacrement de lOrdre

L’ordre représente mystiquement le mariage de celui qui le reçoit (l’ordinand), avec l’Église. C’est un sacrement administré obligatoirement par un évêque par lequel l’homme reçoit un don spécial du Saint Esprit pour guider les fidèles dans la voie du salut et pour administrer les saints sacrements.

L’imposition des mains est un symbole visible de la descente de la grâce, mais ne constitue pas le sacrement en lui-même. Elle doit être accompagnée de l’invocation au Saint-Esprit. L’évêque le dit dans la prière secrète, lors de l’imposition : «Ce n’est pas par l’imposition de mes mains, mais par la communication de tes dons, Seigneur, que la grâce est accordée».

Les trois ordres majeurs sont l’épiscopat, la prêtrise et le diaconat ; les ordres mineurs en Occident sont : portier, lecteur, acolyte, exorciste, sous-diacre (en Orient, le sous-diacre et le lecteur-acolyte).

Tous les évêques sont égaux entre eux du point de vue sacramentel. La différence de leurs titres sacrés se rapporte à l’étendue de leur juridiction. Chaque Église autocéphale (indépendante) a un chef spirituel qui porte le titre de Patriarche (Constantinople, Antioche, Alexandrie, Jérusalem, Russie, Serbie, Roumanie,), de Métropolite (Grèce, Pologne, Albanie), d’Archevêque (Chypre, Finlande, Estonie, Lettonie, Géorgie) ou elle est administrée par un Synode d’évêques (Bulgarie)[18].

7) – Le sacrement de Mariage

Le sacrement de mariage et les actes sacramentaux de l’entrée dans les ordres monastiques et de la fraternisation qui lui sont parallèles, sont d’origine plus récente. Ils sanctifient les différentes voies de la vie d’un chrétien. L’Église orthodoxe a deux bénédictions pour le sacrement du mariage : la bénédiction nuptiale et le couronnement, qui est le sacrement proprement dit. Il symbolise l’union mystique du Christ et de l’Église et la fondation d’une petite Église (famille chrétienne). Dans le sacrement du mariage la bénédiction de l’Église s’étend à deux fidèles qui deviennent les fondateurs d’une nouvelle génération de chrétiens.

Dans la profession monastique l’acte sacramentel de l’entrée dans les ordres, l’homme ou la femme reçoit la bénédiction de l’Église pour entrer dans une famille spirituelle nouvelle.

Dans le sacrement du frère l’Église sanctifie l’amitié spirituelle et l’union dans la charité.

POST-FACE
PIERRE KOVALEVSKY (1901-1978)

Né le 16 décembre 1901 à Saint-Pétersbourg, Russie. Études secondaires dans un lycée classique de cette ville. Étudiant à Paris (Sorbonne), à la Faculté des Lettres (1920-1922). Docteur ès lettres à l’Université de Paris (1926).

Professeur de littérature et d’histoire russe au lycée Michelet à Paris (1926-1941). Chargé de cours à la section russe de la Sorbonne (1931). Chargé de cours à l’Institut orthodoxe russe Saint-Serge de Paris. Professeur et doyen de l’Institut français de théologie orthodoxe Saint-Denys à Paris (1945-1978). Chargé de conférences à l’Université de Paris III (1970).

Il prit une part active au Mouvement des étudiants chrétiens russes et au Mouvement des étudiants chrétiens anglais, ainsi que dans les relations entre Anglicans et Orthodoxes.

Principaux ouvrages : Leskov, peintre de la vie russe, 1926 (Thèse de doctorat). Manuel d’histoire russe, Paris, 1948. Saint Serge et la spiritualité russe, Paris, 1958. Atlas historique et culturel de la Russie et des pays slaves, Paris, 1961. Histoire de la Russie et de l’U.R.S.S., Paris, 1970. Histoire de la diaspora russe(1920-1970), Paris, 1971.

Je me trouve en grande difficulté pour tracer les lignes qui vont suivre. Parler de son propre frère c’est comme dessiner un objet proche de soi et auquel, de ce fait, la perspective habituelle ne s’applique pas. Ne pourrais-je pas alors essayer d’utiliser une perspective «inverse», à la manière des iconographes traditionnels et des peintres du Moyen-Âge ? Avec une telle perspective, dans l’espace les objets, de même que dans le temps les événements, quand ils sont très proches, nous apparaissent plus petits, moins signifiants que d’autres objets, d’autres événements situés à une certaine distance privilégiée qui les place comme autour d’un point de mire choisi. C’est ainsi que l’écoulement apparent de l’existence (la biographie) et les œuvres publiées (la bibliographie prennent dans cette perspective une dimension moindre que les mobiles intérieurs qui ont déterminé les lignes conductrices de cette existence et les recherches d’approche qui ont permis la réalisation de ces œuvres. Ce seront certains détails biographiques dont seuls les proches peuvent avoir connaissance, certaines œuvres publiées bien que peu connues, et enfin les œuvres non encore publiées, qui nous aideront, ici, à mettre en lumière les aspirations intérieures et les méthodes de travail de l’homme, au fond très secret, qu’était Pierre Kovalevsky.

Les mobiles essentiels qui ont animé son existence sont d’une part un total dévouement à l’Église, et d’autre part l’amour de la vérité historique liée au besoin de remonter aux sources.

Pour comprendre le dévouement quasi amoureux de Pierre envers l’Église, il ne faut pas oublier qu’il appartient à la génération dont l’adolescence a vécu les premières années de la Révolution russe. Dans un monde dont les structures politiques, sociales et culturelles s’effondrent, seule l’Église subsiste. Elle se révèle comme une réalité nouvelle, comme seule Permanence. On l’aime avec ses beautés et ses faiblesses, les unes sublimes, les autres déroutantes. Cet amour pourrait être comparé à celui d’un chevalier pour sa Dame. On l’admire, on la sert et on la défend. C’est à travers elle qu’on retrouve Dieu, son prochain, et aussi le cosmos, le monde en route vers la transfiguration.

La tâche la plus urgente, la plus noble, est donc le service concret de l’Église dans la liturgie et dans son organisation. C’est la tâche d’un homme entièrement dévoué à son œuvre qui ne peut pas aspirer à la prêtrise. Il est compréhensible qu’avec cette génération de jeunes laïcs (génération à laquelle appartiennent parmi bien d’autres mon frère Eugraph qui ne se destinait pas encore à la prêtrise, Wladimir Lossky, Nicolas Ignatieff et moi-même) conscients de leur place dans la communauté ecclésiale, apparaisse en pleine Révolution dans l’Église orthodoxe russe, un renouveau des Ordres mineurs. Des garçons des meilleures familles et même des membres survivants de la famille impériale demandent à être ordonnés lecteur, acolyte et sous-diacre, dernier échelon avant l’entrée dans le clergé majeur. Ils assument les conséquences de leur ordination qui, bien que mineure, les classe «hommes d’Église», catégorie indésirable en un tel temps et en un tel lieu.

Transplanté en France, Pierre conserve ce dévouement chevaleresque pour l’Église vue comme structure survivante au cataclysme, ce qui n’est pas facile dans l’émigration, monde où des structures effondrées se trouvent conventionnellement reconstituées. Fidèle à cet idéal de jeunesse, ordonné sous-diacre en 1921 par le Métropolite Euloge, il reste volontairement en cet état jusqu’à la fin de sa vie, pendant 57 ans. Il organise dans l’ensemble des paroisses de l’émigration russe un enseignement pratique et théorique de la liturgie, en formant autour de chaque église un groupe de clercs mineurs qui s’engage à desservir les offices. Rien que pour la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky, trois cents jeunes gens au moins ont été formés par ses soins. En 1936, les clercs mineurs de la région parisienne sont réunis en confrérie (Confrérie Saint-Alexandre-Nevsky). Dans cet organisme de jeunes que Pierre préside jusqu’à la fin de sa vie, la tradition d’un dévouement chevaleresque à l’Église-mère se transmet et demeure encore vivace chez ceux qui l’ont connu.

Outre sa participation active aux offices et la formation des clercs mineurs, une grande part de son temps est consacré à l’enseignement des dogmes, des canons et de la liturgie qu’il dispense sous forme de cours, de conférences, de brochures et de travaux imprimés ou dactylographiés d’importance variée. Le nombre de ces manifestations est tellement important qu’on à peine à croire qu’un seul homme, par ailleurs de santé fragile, ait pu les réaliser.

Le domaine «organisation» de l’Église-institution lui prend également beaucoup de temps et de forces : conseil paroissial, conseil épiscopal, relations avec les représentants d’autres confessions, organisation de réunions œcuméniques… Les archives qu’il a laissées et que plusieurs spécialistes sont en train de trier et de classer montrent que cette activité débordante n’a pas été vaine : les lettres adressées à Pierre spontanément ou en réponse aux écrits reçus de lui témoignent en effet que dans la majorité des cas, de tels échanges ont porté fruit.

Mais passons au second mobile essentiel qui animait mon frère : cet amour de la vérité historique qui le poussait vers la recherche des sources. Dans ce domaine Pierre représente un exemple de chercheur patient et scrupuleux dont le langage reste toutefois simple et clair, sans artifice littéraire, sans jargon professionnel. C’est dans les documents inédits concernant les travaux préparatoires à ses ouvrages les plus importants, que se trouvent exprimées en clair les idées qui n’apparaissent qu’en filigrane dans le texte même de ses ouvrages. Les échanges d’idées avec ses collègues historiens retrouvés dans ses archives à propos des éditions successives et des nouvelles rédactions de ses œuvres, montrent qu’il ouvre véritablement une voie nouvelle dans l’étude de l’histoire de la Russie considérée non plus comme une discipline à part mais comme une part intégrante de l’histoire de l’Europe.

Un même esprit d’universalité anime ses travaux concernant l’histoire de l’Église. L’Église orthodoxe orientale et en particulier l’Église russe y sont étudiées en rapport avec l’Église universelle et en tant que partie intégrante de celle-ci. Dans cette vision historique, Pierre Kovalevsky envisage de façon réaliste le problème de l’existence d’une Église orthodoxe occidentale, problème qui, dans une telle perspective, ne peut être éludé. Il participe à des travaux de recherche dans la piété occidentale – et en particulier française – d’éléments appartenant à l’Église indivise d’avant le Schisme et demeurés vivants jusqu’à nos jours, capables d’être intégrés avec naturel dans la piété orthodoxe d’aujourd’hui. Nombreux sont ses articles qui traitent des saints, des sanctuaires et des pèlerinages de France. Il n’hésite pas à prendre part aux grands offices de rite occidental de l’église Saint-Irénée bien qu’il reste fidèle à sa paroisse russe de la rue Daru et au rite oriental en slavon (fidélité d’amour vis-à-vis de l’Église-mère, mais en même temps liberté d’expression).

Depuis 1965 jusqu’à son décès, il remplit la charge de Doyen de l’Institut Saint-Denys où il occupe la chaire d’Histoire de l’Église universelle. Il y forme de jeunes disciples auxquels il lègue non seulement des archives mais également sa conception de l’Histoire et de l’Église. Le tri et le classement de ses archives qu’ont entrepris de jeunes savants russes et français permettra, espérons-le, d’en faire éditer certaines parties. Ses amis survivants et ses nouveaux élèves-disciples pourraient ainsi apprécier à leur juste valeur les résultats du travail de leur ami et maître.

Ajoutons quelques mots sur les relations de Pierre avec son entourage et ses amis, aussi bien proches qu’éloignés. Il était très attentif, très fidèle bien que sans démonstrations de sympathie exubérante, se montrant même parfois bourru envers ses proches. Jamais il n’oubliait les anniversaires et les fêtes de ses amis : une petite lettre, un petit cadeau leur rappelait qu’il ne les avait pas oubliés. Son total désintéressement et son peu de besoin lié à un style de vie ascétique lui faisait négliger des possibilités financières qu’il aurait pu retirer de ses travaux, et pourtant, chaque fois qu’il le pouvait, il aidait ceux qui faisaient appel à lui, mais discrètement, en cachette. On peut dire qu’il semble n’avoir jamais vécu pour lui-même. Une vie sentimentale purement personnelle a passé devant lui sans vraiment le saisir. Il est resté célibataire et pourtant il aurait pu être bon époux et bon père. Il aimait beaucoup les enfants qui le lui rendaient bien. C’est de bon cœur qu’il se faisait exploiter par les enfants de ses amis tant qu’il était jeune et pouvait partager leurs jeux. Jusqu’à la mort de notre mère, il a vécu avec elle, lié à elle non seulement par cet amour filial si développé dans les familles traditionnelles, mais aussi par une solidarité de métier, une sorte de complicité : tous deux étaient historiens et ils collaboraient.

La mort de notre mère survenant au moment où il commençait une longue et douloureuse maladie, a marqué une cassure de plusieurs années dans sa vie. C’est avec difficulté qu’il reprit le fil de ses activités. La fin de sa vie de chercheur fut surtout consacrée à préserver jalousement ses archives, ce précieux héritage qu’il nous lègue. Bien que le souvenir apparent qu’il nous laisse soit celui d’un survivant d’un âge déjà révolu, dans une perspective plus pénétrante il se découvre à nous comme un homme réellement de notre temps, un homme de tous les temps.

Maxime Kovalevsky
(Ce texte est paru pour la première fois dans Présence Orthodoxe, n° 40).

[16]. Voir p. 10 à 12, les distinctions qui opposent orthodoxes, catholiques-romains et protestants, quant au «péché originel» (Note de l’éditeur).

[17]. Dans le rite byzantin.

[18]. Ce texte, écrit avant 1939, ne reflète pas l’état actuel de l’Église orthodoxe. Après 1945, la Bulgarie s’est donné un patriarche, la Géorgie un «catholicos», et l’Église Russe a proclamé l’autocéphalie de l’Église d’Amérique du Nord, présidée par un archevêque (Note de l’éditeur).