Ecclésiologie orthodoxe pour l’Occident

DE L’ECCLESIOLOGIE ORTHODOXE POUR L’OCCIDENT

Mgr Germain, évêque de Saint Denis

Editions « Orthodoxie et Occident » C.O.E.D.

Tout chrétien a besoin d’un espace spirituel, sacramentel, greffé à la Tradition apostolique, lui permettant de louer la Divine Trinité d’une façon « digne et juste » selon sa sensibilité et là où la Providence le fait vivre.

Le rôle de l’évêque est de proclamer la saine doctrine (Tt 1, 9) afin de rassembler son troupeau conformément aux préceptes évangéliques.

Placé par la Providence divine et la volonté des hommes (élection par le peuple royal et sacre par l’autorité hiérarchique) comme pasteur d’une Eglise orthodoxe locale renaissante source de vigueur spirituelle pour un grand nombre de français et d’occidentaux, l’évêque Germain est dans la situation unique d’un hiérarque orthodoxe occidental.

   Une telle situation peut susciter l’incompréhension.

Pour éviter que la malveillance n’envahisse le cœur de certains, et afin d’éclairer ceux qui sont dans la méconnaissance de la tradition orthodoxe, il est nécessaire de rappeler les principes qui établissent la charité et de proposer des éléments traditionnels et prophétiques en réponse à quelques questions actuelles

– l’Ecclésiologie permet-elle d’être orthodoxe et occidental ?

 y a-t-il une pensée divine pour l’Occident ?

– l’Église de France a-t-elle une origine, une apostolicité, une place parmi les Églises orthodoxes

Nous souhaitons, en publiant ce texte, qu’un dialogue fructueux s’instaure, fondé sur le respect réciproque et l’écoute de la Volonté divine.

L’Editeur

INTRODUCTION A L’ECCLESIOLOGIE

L’Eglise partagée

L’empire de Rome, l’empire universel où est né le christianisme, a légué à l’Eglise et à son histoire une configuration semblable à la sienne. Lorsque les deux capitales, Rome et Constantinople, gouvernaient le monde, il y eut en effet un empire d’Occident et un empire d’Orient. Progressivement détruit entre le Ve et le XVe siècles, l’empire romain a survécu en politique, jusqu’au début du XXe siècle, avec l’empire austro-hongrois, et dans l’Eglise, jusqu’à maintenant, avec l’obédience romaine dite «catholique», et avec l’obédience constantinopolitaine dite «orthodoxe».

On peut ainsi souligner qu’il existe une Eglise d’Occident, où Rome, son organisation et ses actes tiennent la première place, et une Eglise d’Orient, où Constantinople et les communautés qu’elle a créées, présidées et influencées, sont prépondérantes. Ces Eglises sont enracinées dans les territoi­res anciennement occidentaux et orientaux de l’empire.

Cette distinction entre une Eglise d’Orient et une Eglise d’Occident n’englobe pas l’ensemble des Eglises chrétiennes : Eglises d’Egypte, d’Ethiopie, d’Arménie, syro-malabare des Indes et d’autres. Elle précise cependant le clivage réel qui s’est produit entre un héritage chrétien latin romain et un héritage chrétien grec byzantin. L’un est occidental, l’autre est oriental. Dans la perspective contemporaine, est «occidental» ce qui lie aux anciennes terres de l’Empire romain d’Occident ; est «oriental» ce qui lie aux anciennes terres de l’Empire romain d’Orient.

Est-ce pour autant que l’Eglise romaine catholique est occidentale et l’Eglise byzantine orthodoxe orientale ?

L’affirmer aurait pour conséquence de borner ces deux Eglises à un territoire, ce qu’elles ne veulent ni l’une ni l’autre – surtout la première -, et de poser un signe d’égalité entre Occident catholique et Orient orthodoxe. Dès lors, l’universalité serait l’apanage des chrétiens romains, et l’orthodoxie de la foi celui des chrétiens byzantins ! On se serait partagé l’héritage de l’Eglise primitive entre chrétiens d’Occident et d’Orient. Aux uns le catholicisme, aux autres l’orthodoxie !

Ne pas l’affirmer, en revanche, affecterait l’orthodoxie et la catholicité, ensemble, aux Eglises d’Orient et d’Occident. Peut-être est-ce la réponse évangélique ? Le catholicisme devient orthodoxe et l’orthodoxie devient catholique, et on ne sait plus que faire des caractères particuliers à l’Orient et à l’Occident.


Laissant de côté les termes «orthodoxe», et «catholique», nous essayerons de situer de manière aussi exacte que possible la place de l’occidental et de l’oriental dans la construction de l’Eglise du Christ. On peut même se demander si ces deux mots ne sont pas en train de disparaître du langage ecclésiologique devant la nécessité et la force des termes «orthodoxe» et «catholique». La question que nous posons est la suivante : l’ecclésiologie permet-elle d’être « orthodoxe et oriental » ou « orthodoxe et occidental » dans l’Eglise orthodoxe contemporaine ?

L’unité dans la multiplicité

   Les représentants de toutes les Eglises orthodoxes se réunissent avec régularité pour examiner l’avenir ecclésial de ce qu’il est convenu d’appeler la «diaspora» en Europe occidentale et dans les deux Amériques, surtout celle du Nord où le nombre des fidèles est important et la dissémination par l’origine nationale très anarchique.

Nous nous adressons ici particulièrement à ces repré­sentants dont nous connaissons l’amour de leur Eglise et la sensibilité nationale. Notre but est de leur faire entendre la voix de l’Occident chrétien et celle des Occidentaux de foi orthodoxe en présentant quelques principes et quelques idées que les chrétiens orthodoxes d’origine orientale vivant en Europe occidentale semblent délaisser ou même ignorer. Ces principes et ces idées pourraient, semble-t-il, éclairer les débats, et introduire dans les discussions la charité envers l’Occident chrétien.

1 – L’Eglise orthodoxe est la vraie Eglise du Christ dans son essence. Elle est l’Eglise de tous les peuples de la terre ; du Nord et du Sud, de l’Orient et de l’Occident.

2 – L’Eglise orthodoxe n’est pas seulement orientale, chaque peuple, chaque nation a son droit personnel dans l’Eglise orthodoxe, sa constitution canonique autocéphale, la sauvegarde de ses coutumes, de ses rites, de sa langue liturgique. Unies dans les dogmes et dans les principes canoniques, les Eglises épousent le peuple du lieu[1].

3 – Les Eglises locales naissent de la pensée divine pour les nations tant au sein de l’univers que de la Jérusalem à venir (Ap 21, 24). Leur communion forme l’Eglise universelle. Elles se fondent sur le commandement du Seigneur : «Allez enseigner toutes les nations, les baptisant au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit» (Mt 28, 19-20). Leur apparition historique ne sera donc pas due au hasard ni à un système ou à une organisation de conquête de l’univers, mais à la volonté divine qui, par l’Esprit saint, délimite les peuples, leur nombre et leur destin. 4 – De même que le Verbe s’est fait chair pour que la chair devienne Verbe, de même la mission chrétienne exige l’abnégation de ses membres qui se feront «Juifs avec les Juifs, Grecs avec les Grecs» (1Cor 9, 20-21) afin d’amener quelques personnes de ces nations et peuples au Christ s’ils le veulent bien. Ceux-là formeront l’Eglise locale d’une nation. 5 – Respectant le principe d’identité, toute Eglise locale doit entrer librement en communion avec les autres Eglises de l’univers. Elle évitera ainsi l’égoïsme isolant, la perte de vitalité, et elle formera la catholicité véridique, icône de la divine Trinité.

Pour conclure la présentation des principes, rappelons la position ferme de la confrérie Saint-Photius : «Nous nous opposons à, et nous condamnons, toute tentative

– de limiter l’Eglise orthodoxe,

– de séparer les Eglises les unes des autres,

– de soumettre une Eglise à une autre plus puissante.

Nous confessons l’unité dans la multiplicité et la liberté, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen[2].».

Ces cinq principes précèdent l’histoire et l’accompa­gneront toujours. Ils sont fondateurs et ne tiennent pascompte, par exemple, de l’œcuménique contemporain. Ils pourraient par contre lui servir de référence. Leur emploi, dans l’histoire, est synonyme de l’action apostolique qui va au-devant des hommes là où ils se trouvent, dans les nations, pour les élever progressivement, avec leurs œuvres, au statut de laïc. Le laïc, contrairement au sens qui lui est donné actuellement et le plus souvent en France, est le chrétien qui s’achemine dans l’Eglise vers le royaume des cieux. Il quitte, sans les renier, son père et sa mère, sa patrie, sa culture, sa civilisation et ses pensées, pour recevoir les pensées et la vie divines, ce qui fait de lui un être en déséquilibre. Quelle que soit sa fonction dans l’Eglise, il n’est plus seulement membre d’une nation et il n’est pas encore pleinement membre du Royaume des cieux.

L’HISTOIRE, L’EGLISE ET LES EGLISES

Tableau synoptique

Pour mieux discerner la naissance et la vie des Eglises dans l’histoire de l’Eglise universelle, nous les situerons au moyen de cinq échelles parallèles :

1 – une échelle dogmatique, formée par la succession des principales préoccupations dogmatiques des chrétiens depuis le Christ jusqu’à nos jours ;

2 – une échelle où s’inscrit l’apparition des Eglises telles qu’elles sont connues et nommées actuellement ;

3 – une échelle politique, formée par la succession des formes politiques vécues par les peuples au sein desquels le christia­nisme s’est implanté au cours des siècles ;

4 – une échelle que nous appellerons «de valeurs humanistes». Il s’agit de la hiérarchie des valeurs qui préoccupent l’âme de ces mêmes peuples christianisés dans la suite des temps ;

5 – une cinquième échelle, graduée en fonction des événement existentiels qui construisent l’Eglise, c’est-à-dire les actions concrètes du christianisme dans le temps.

L’histoire intérieure du christianisme est marquée par deux considérations importantes :

A – Le temps chronologique s’y déploie en un rythme de périodes égales à cinq cents années. Tous les cinq cents ans, environ, – et nous voici à la fin de la quatrième période écoulée depuis le Christ – l’Eglise expérimente une mutation. Cette mutation comporte :

– un changement de la préoccupation dogmatique. Le nouveau sujet d’intérêt n’annule pas le précédent, mais il le suit et le complète selon une logique rigoureuse qui met en scène successivement les trois acteurs de la vie le Christ (le Verbe incarné), l’Esprit saint, l’Eglise,

– l’apparition d’Eglises et de formes ecclésiales nouvelles plus ou moins schismatiques par rapport au tronc de l’Eglise indivise et primitive.

B Le symbole de Nicée, qui ne dit pas tout, sert de trame à la discussion dogmatique et périodique de l’Eglise à travers les siècles.

Périodes de mutation

Les deux premières périodes de cinq cents ans, de l’origine à l’an mille, ont élaboré tout ce qu’il est convenu d’appeler la «christologie». Il a fallu cinq cents années pour affirmer la plénitude de la Divinité et la plénitude de l’humanité du Christ. Cinq cents autres années ont ensuite été nécessaires pour contempler l’articulation de cette Divinité et de cette humanité dans la personne du même Christ. Et cette articulation permet d’envisager la transfiguration et la déification des hommes. La preuve humble et sainte de la «chair qui devient verbe», parce que le Verbe s’est fait chair, c’est l’icône.

La troisième période de cinq cents années s’est préoccupée ensuite de la pneumatologie. «Ce qui» et «Celui qui» met les hommes en route sur le chemin des cieux est l’Esprit saint. Son œuvre se fait en leur communiquant progressivement l’énergie divine incréée pour faire de tous et de chacun des christs. Il entraîne à réaliser personnellement ce que le Christ a proposé universellement. Cette réalisation s’accomplit dans l’Eglise.

La quatrième période de cinq cents années a posé la question, en conformité avec le symbole de Nicée, de l’unité, de la sainteté, de la catholicité et de l’apostolicité de l’Eglise. Ceci amène à comprendre le débat ecclésial de notre époque où l’Eglise apparaît comme la plus grande question sociale de tous les temps.

On peut se demander quelle sera maintenant la discussion dogmatique, au moment où s’ouvre la cinquième période de l’ère chrétienne. Le symbole de Nicée parle d’«un seul baptême en rémission des péchés». Ilsemble que cette phrase désigne le baptême, non plus des individus – il se fait depuis l’origine et il continue d’être accompli – mais des nations et des peuples. Et ce baptême doit les délivrer réellement des péchés, c’est-à-dire permettre la jonction des symboles et archétypes célestes avec la réalité quotidienne des hommes pris dans leur vie culturelle et civilisatrice. Un de ces archétypes célestes est le «nom inscrit dans les cieux» (Lc 10, 20) qui doit être connu, délivrant chaque homme de toute contingence extérieure et intérieure. La découverte du nom est synonyme de liberté.

De la Pentecôte au Ve siècle

L’Esprit saint lance aux quatre vents les Juifs aposto­liques. Ils inaugurent l’Eglise indivise dans l’enceinte universaliste de l’Empire romain. Ils le font sans préoccupation de centre spatial, allant où l’Esprit les envoie, et sans faire acception de peuple parmi ceux qu’ils rencontrent. L’Eglise de Jérusalem ne sera jamais le centre de la chrétienté et le peuple juif n’aura pas de prépondérance sur les autres au sein du christianisme.

La propagation évangélique se fait plutôt par cercles concentriques autour d’un axe allant de Jérusalem jusqu’à Rome. Elle atteint rapidement tous les peuples de l’Empire, si bien qu’on peut compter, selon les meilleurs canonistes (Zonaras et Balsamon), jusqu’à une centaine d’Eglises dans l’Empire même, vers la fin du IVe siècle.

Durant cette époque où, comme il a été dit, on témoigne de la divinité et de l’humanité du Christ, l’Esprit de Dieu prépare, par la piété, les cœurs et les esprits à vivre l’évangile concrètement. On imagine un prompt retour du Christ, on prie pour avoir un empereur qui accomplisse bien sa fonction, et le baptême, centre de l’initiation chrétienne, est la porte temporelle du royaume.

Du VIe siècle à l’an 1.000

Au début du VIe siècle, après que le concile de Chalcédoine, réuni en 451 en Bithynie, eut donné la meilleure formulation de la vraie doctrine du Christ pour tous les siècles, des Eglises nées dans les contrées situées hors des limites strictes de l’Empire romain se cristallisent dogmatiquement et perdent le dynamisme des relations avec les autres Eglises.

Citons ici les Eglises copte (Egypte), arménienne, éthiopienne, syrienne… dont les territoires seront bientôt envahis par les Arabes. L’envahisseur anéantit la liberté religieuse et les peuples chrétiens sont mis en tutelle. Les Eglises dites «préchalcédoniennes» sont celles qui n’ont pas souscrit à la formulation dogmatique du Concile de Chalcédoine.

À la même époque (vers 470), l’Empire romain d’Occident s’écroule sous les coups des Barbares. Rome connaît son dernier empereur, Romulus Augustule. En revanche, les Eglises des peuples de cet Empire d’Occident sont bien vivantes : on y compte les Eglises des anciennes Gaules (belge, cisalpine, transalpine…), d’Italie du Nord (Turin, Milan…), des pays celtiques (Irlande, Galles, Ecosse, Cornouaille…), d’Allemagne du Sud. Toutes ces Eglises connaissent encore le système antique de l’organisation métropolitaine. Les conciles du VIe siècle (concile de Turin) parlent des patriarches ou primats de Turin, de Lyon, de Milan, de Tolède, de Cantorbéry et, parmi eux, du patriarche de Rome.

Influencées par l’immense courant poétique et liturgique syrien antique, les liturgies s’élaborent conformément au génie des peuples. Elles sont connues de nos jours sous les noms de liturgies milanaise, wisigothique, celtique, ancienne des Gaules, en dehors de la liturgie romaine qui concernait seulement la ville de Rome et la campagne romaine.

En ce temps, l’Empire d’Orient demeure brillant et l’Eglise, centrée autour de Constantinople, la deuxième Rome, profite du goût admirable des Byzantins pour les liturgies : celles de saint Jean Chrysostome et de saint Basile le Grand. Dans l’Etat on recherche l’harmonie avec l’Eglise et se développe la théorie de la symphonie divino-humaine qui peut régler la question des rapports entre Dieu et l’homme dans tous les registres de la vie.

La querelle iconoclaste détruit les derniers remparts de la mentalité philosophique qui dit aux Pères de l’Eglise, aux penseurs théologiens, aux mystiques (le peuple chrétien pris en bloc) : « Vous avez gagné la partie, vous avez montré la véracité de l’incarnation du Verbe, et la puissance en Christ de l’union entre Dieu et 1’Homme ; le Christ lui-même a fait une démonstration éclatante, insurpassable, de l’intimité de Dieu avec les hommes. Cependant le programme du Christ est idéaliste, irréalisable par les hommes et chez les hommes, car il n’est pas vrai, ni vérifiable, que la nature humaine puisse devenir participante de la nature divine !».L’icône, formée à partir des matériaux les plus simples de la création, est la réponse à cette mentalité philosophique. En présentant le sens et la réalité de la Transfiguration de l’univers, elle emmène le monde vers la transformation radicale. Elle va servir de sacrement aux Eglises héritières de l’Eglise antique et indivise, elle qui donne la possibilité d’entrer dans le royaume à venir, dès maintenant, et permet de dire «Puisque le Verbe s’est fait chair, il convient que la chair devienne Verbe !».

La preuve concrète par l’icône, et la certitude que la puissance de l’incarnation du Verbe permet en retour à toute chair d’entrer dans le royaume, ont vivifié la tradition orthodoxe de l’époque (entre le VIIe et le XIe siècles) et promu la déification. Les Eglises installées dans l’espace de l’Empire romain d’Orient, sous l’influence de l’Eglise de Constantinople, s’enracinent dans ces expériences de la liturgie et de l’icône qui favorisent la transformation radicale de l’homme en Dieu. Les Eglises de l’espace de l’ancien Empire d’Occident vont connaître la même expérience liturgique, à la mesure de leur propre caractère ; elles vont aussi connaître la querelle de l’icône. La résolution des questions ne se fera pas dans la chair et le sang des membres de ces Eglises, mais par l’autorité d’un nouvel empereur apparu en Occident, Charlemagne, résolument iconoclaste et politiquement centralisateur.

Les peuples slaves se constituent. Ils vont trouver dans l’Eglise de Constantinople la continuité parfaite de l’Eglise indivise, « le ciel sur la terre », et entreront, par elle, dans le concert universel des Eglises.

A la fin du premier millénaire, les barbares venus en Occident et les slaves arrivés en Orient ont reçu le baptême. Tous ces peuples forment encore des Eglises nombreuses, chacune portant dans ses entrailles un peuple particulier. Pourtant, en ce même temps, l’organisation métropolitaine de l’Eglise universelle est mise à mal dans les Eglises d’Occident. Cet affaiblissement, lié à la soumission à l’autorité impériale dans l’appréciation de la révélation théologique, va aboutir à la destruction de la liberté et de l’identité des Eglises locales. Ces deux faits forment le germe du protestantisme à venir.

Du schisme de 1054 à la prise de Constantinople

Le XIe siècle va engendrer le schisme si préjudiciable entre les Eglises issues de l’empire romain d’Orient et de l’Empire romain d’Occident. Deux événements graves se produisent :

1 – Se détachant du tronc commun des Eglises auquel les Eglises d’Orient demeurent attachées, l’Eglise de Rome paraît sous une forme nouvelle,

– se voulant seule catholique,

– centralisant en elle-même, grâce à la politique de l’Empire carolingien, toutes les Eglises locales liées aux différents peuples de l’Occident chrétien.

L’Eglise de Rome «latinise» ou «romanise» tout ce qu’elle peut appréhender. Elle universalise le seul génie latin, suscitant de nombreuses réactions parmi lesquelles l’anglicanisme et le gallicanisme.

La discussion théologique et dogmatique de l’époque a pour sujet l’œuvre de l’Esprit saint. L’Eglise de Rome dé­laisse l’appréciation traditionnelle et biblique de cette œuvre, c’est-à-dire la pénétration spirituelle de l’univers entier en vue de la transfiguration de tout et de tous, pour résoudre elle-même les questions actuelles et à venir. Elle va mettre en place le magistère ecclésiastique, la morale, la « vertu ». L’action de l’Esprit saint, les énergies divines sont supplantées par l’acquisition des mérites, la soumission aux lois, aux organisations qui vont désormais transformer « la chair », c’est-à-dire le monde.

Alors, en Occident, le cœur et la tête commencent à se séparer, la révélation divine se fracture, donnant la théologie d’un côté et la mystique d’un autre. Cette coupure se répercute, dans la vie quotidienne des chrétiens, amenant à la discussion sur la grâce et les mérites.

Le contexte ecclésial en Occident change radicalement :

– plus d’Eglises, mais une seule Eglise,

– plus d’Eglises locales, mais un empire ecclésiastique,

– plus de déification, mais une obéissance et une discipline envisagées comme fin en soi.


Dans cette nouveauté les nations alors grandissantes vont se heurter à l’empire ecclésiastique. Et pour se débarrasser de la querelle, elles vont se séculariser.

D’autre part, dans cette nouvelle perspective ecclésiale, les nations, cultures et civilisations n’ont plus de destin eschatologique. Alors, en réaction, l’esprit des hommes en éveil s’échappe de la prison de l’autorité ecclésiastique, et crée une science humaniste : il cherche à se connaître en dehors de Dieu. On veut bien croire en Dieu mais on ne vit plus par Lui. L’époque engendre la poussée extraordinaire qui fait passer de la piété et de ses instruments, le baptême, la liturgie, l’icône, à la science qui ne recherche plus Dieu mais une connaissance de la nature, librement et sans contrainte.

2 – Pendant cette même période de 500 ans (entre les années 1000 et 1500), les Eglises dans l’Empire romain d’Orient, qui s’écroulera définitivement en 1453 (date de la prise de Constantinople par les Turcs), vont être toutes soumises à la persécution et à la douleur. Les Turcs, en effet, envahissent les anciennes possessions gréco-byzantines, les Tatars viennent en Russie, les Arabes ont déjà saisi Antioche, Alexandrie, Jérusalem. La prison devient un laboratoire pour les Eglises persécutées, les obligeant à diminuer l’extérieur au profit de l’intérieur.

– Le mont Athos est choisi par les moines attirés par l’hésychasme[3]. On peut appeler la Sainte Montagne «le conservatoire de l’Orthodoxie».

– Les fidèles, au sein des populations conquises, entretiennent la pratique de la liturgie, de l’icône et grâce au monachisme, de l’expérience intérieure de Dieu qui, Lui, n’est pas emprisonné par les puissances extérieures.

On peut discerner peut-être à travers cette description que toutes les Eglises sont prises à partie par le même sujet, « l’Esprit saint et son action», mais qu’elles ne le résolvent pas de la même manière.

Durant ce temps, en Orient comme en Occident, mais plus rapidement et plus sûrement en Occident, les nations se lèvent tandis que les empires (romain, germanique, russe, byzantin, turc) voient leurs jours comptés. Et l’Occident connaît le Moyen Age et la féodalité qui le différencient totalement de l’Orient[4].

On se retrouve ainsi à la fin du XVe siècle avec un christianisme universel qui compte :

– une Eglise occidentale, romaine,

– les Eglises préchalcédoniennes,

– les Eglises orthodoxes de l’ancien Empire d’Orient.

Ceci représente environ treize Eglises.

Du XVe siècle à nos jours

Nous voici à l’orée du XVIe siècle. Dans tout le christianisme on commence à se pencher sur la question de la nature même de l’Eglise et de sa relation avec les Etats nationaux. Toutes les Eglises, au cours des cinq cents années de ce cycle vont chercher à comprendre la signification pratique, pour leur constitution, des quelques mots du premier concile de tous les temps réuni à Jérusalem : «Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous… » (Ac 15, 28).Cette phrase simple lie indissolublement la vie concrète de l’Eglise à l’action de l’Esprit de Dieu, montrant ainsi que toute Eglise digne de ce nom est une société fondée sur la rencontre ou concordance de deux volontés, celle de l’Esprit saint et celle de l’Homme.

En ce temps, la nouvelle constitution impériale de l’Eglise de Rome se fortifie et produit logiquement une société à deux niveaux, l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée. Il n’y a plus l’expression de deux volontés, à moins d’identifier l’Eglise enseignante avec l’Esprit de Dieu et l’Eglise enseignée avec les baptisés. On s’incline devant la responsabilité et la volonté du magistère.

Au sein même de cet empire ecclésial une scission se produit alors : le protestantisme. Ce mouvement puissant, qui engendre maintenant encore des communautés particulières, naît essentiellement au nom du droit à la liberté des Eglises locales, ces Eglises qui ont été regroupées sous la férule de la seule Eglise des Romains. Ce mouvement est, aussi, en réaction contre l’emprise du génie latin-romain sur celui des autres peuples gouvernés par l’évêque de Rome.

Une même réaction plus nationale qu’ecclésiale provoqua en revanche la naissance de l’Eglise d’Angleterre, dite anglicane, ainsi que la montée successive des exigences gallicanes en France.

L’Eglise de Rome, devenue la seule Eglise d’Occident durant la première moitié du deuxième millénaire, était à l’origine fondée sur les apôtres Pierre et Paul. Après avoir enfermé en elle-même les Eglises des autres nations d’Occident elle éclate en deux parts :

– l’Eglise «catholique romaine» qui prend pour primat apostolique l’apôtre Pierre,

– les Eglises protestantes disséminées au milieu de toutes les nations et qui ont pour primat l’esprit prophétique de l’apôtre Paul.

A l’Orient de l’ancien Empire romain, les Turcs, après avoir mis un terme à l’Empire byzantin, décident de placer les Eglises de ces contrées sous la responsabilité du patriarche de Constantinople. Malgré la domination et la centralisation impériale turque, les nations se dressent et prennent un visage politique. En Grèce, en Roumanie, en Serbie, en Bulgarie, la liberté religieuse retrouvée permettra à l’Eglise, toujours orthodoxe, de retrouver son visage antique.

L’Eglise de Constantinople laisse alors s’organiser les Eglises grecque, roumaine, serbe, bulgare. A côté d’elles, l’Eglise de Russie jouit de son identité russe, avec une liberté intérieure diminuée par le joug de l’administration tsariste.

La formation politique du monde s’universalise progressivement. Les nations, de plus en plus nombreuses, font sortir la politique des carcans impériaux et l’orientation devient mondialiste.

Au sein de la nébuleuse des nations qui acceptent l’Eglise dans leur vie quotidienne, on peut désigner trois groupes distincts :

– premier groupe : les nations occidentales en Europe de l’Ouest et dans les deux Amériques,

– deuxième groupe : les nations orientales en Europe (Russie, Grèce, nations balkaniques…), en Asie et en Afrique,

– troisième groupe : les nations où se trouvent les Eglises préchalcédoniennes (Ethiopie, Arménie, Inde, Egypte, Syrie…).

On compte ainsi maintenant dans l’Eglise universelle :

– une Eglise romaine,

– seize Eglises orthodoxes,

– huit Eglises préchalcédoniennes,

– un nombre indéterminé d’Eglises protestantes.

La science, entre le XVIe et le XXe siècle, se développe avec une grande et prompte efficacité. Elle devient une valeur reconnue, remplaçant presqu’entièrement dans le cœur des peuples christianisés la résurrection, qui est le projet de l’Eglise, par le slogan du progrès. Elle va doter quelques nations d’instruments de domination et elles régneront par la force sur d’autres peuples. Elle permettra en même temps de cultiver l’univers physique, de l’exploiter, de le réorganiser.

Au XIXe siècle particulièrement, et durant la première moitié du XXe siècle, les rapports de force vont caractériser les relations entre les Eglises aussi bien qu’entre les peuples. La puissance des organisations, des missions, des écoles, des publications, favorise de nombreuses exactions et des tentatives d’absorption de peuples, de territoires d’Eglises, tentatives dont les fruits se récoltent cruellement de nos jours. Il semble que ces rapports de force prennent fin en cette nouvelle ère que nous avons à vivre.

L’Esprit de Dieu qui ne s’absente jamais des destinées humaines a permis que les Eglises orthodoxes et préchalcédoniennes vivent dans un contexte politique très rude, sinon perpétuellement esclavagiste. Les communautés chrétiennes oppressées ont expérimenté que l’Eglise est avant tout une société qui ne prend ses ordres ni dans le monde religieux, ni dans le monde ethnique, ni dans le politique, le social ou l’économique, mais dans l’Evangile.

Situation présente

Les territoires, les caractères psychologiques, les expériences spirituelles, et l’Esprit saint ont produit dans le christianisme quatre mentalités :

– la mentalité d’Eglise locale, celle de la première période du christianisme, conservée chez les orthodoxes, qui consiste à présenter une nation au sein de l’Eglise universelle, selon le contexte de la politique contemporaine ;

– la mentalité d’Eglise « religieuse »[5], celle des Eglises préchalcédoniennes, liées en majorité aux peuples mis en tutelle dans les empires : le christianisme et le peuple s’identifient l’un à l’autre ;

– la mentalité d’Eglise impériale, celle qui pratique la manière de l’Empire romain ou celui qui accepte l’empereur et qui se soumet à l’organisation juridique et sociale est considéré comme citoyen ;

– la forme individualiste, celle par excellence du protestantisme qui crée des morales strictes et une forte capacité de réunion et de communion malgré les divergences de pensée et d’inspiration.

Le temps à venir

Nous entrons dans la cinquième période du christianisme. Ce cycle durera-t-il cinq cents ans ? Nous aspirons de plus en plus à l’accomplissement des temps, à la deuxième venue de notre Seigneur Jésus-Christ, à la Jérusalem céleste. Le symbole de Nicée annonce la discussion et l’œuvre principale de ce temps, le baptême pour la rémission des péchés, le baptême des nations.

Verra-t-on naître prochainement un nouveau mode ecclésial en plus des quatre précédents, en analogie avec ce qui s’est passé au début de chaque période de cinq cents ans Ou bien verra-t-on paraître, sous l’influence des nécessités internationales, une tension vers une expérience évangélique commune ? Nul ne le sait.

On dispose cependant de quelques indications prophétiques assez précises pour dessiner une ligne ecclésiologique. Après l’ère de la pitié, celle de la science puis celle de la force que l’on peut estimer révolue, l’ère qui se profile est celle du discernement des esprits ou esprit de conseil selon le langage liturgique. Les peuples et la famille religieuse ont acquis de l’expérience. Le discernement va aider chacun à réaliser son destin.

Dans l’Eglise, le discernement des esprits – expression de l’apôtre Paul – est une autocritique qui examine dans les faits si chaque baptisé, et chaque Eglise, se conforme ou non au plan divin et si les personnalités peuvent ou non coopérer.

«L’expérience concrète de l’Eglise» s’en va moins vers la formation de la communauté des chrétiens, ou vers une organisation sociale que vers la conquête du royaume des cieux. Cette conquête consiste, selon nous, en deux actions simultanées :

– délaisser momentanément les questions physiques et psy­chiques, car Dieu réside dans l’esprit de l’homme,

– rechercher l’identité de chacun à travers les conditionne­ments héréditaires, religieux, raciaux, nationaux. Il s’agit de la recherche du nom inscrit par le Créateur dans les cieux.

Ces deux directions ne sont autres que celles que con­naissent les Eglises orthodoxes de ce temps. La quête spirituelle et la découverte du «nom» ont été déjà mises en œuvre par le christianisme primitif, entre le Ieret le VIesiècles. La référence la plus remarquable nous semble être celle du IVe siècle. L’Histoire amène ainsi à décoloniser l’Eglise des trois dernières couches ecclésiastiques (individualiste, impériale et religieuse), à garder les acquis dogmatiques, humanistes et existentiels de ces époques, et à retrouver «l’Eglise locale» là où l’Empire romain la connut à la fin du Ve siècle environ.

La Providence divine semble veiller à l’exécution de ce programme en projetant des orthodoxes dans tous les pays d’Occident, en ouvrant une ère d’œcuménisme entre chrétiens où l’on retrouve d’ailleurs les quatre caractères précédents, et en forçant les Eglises à la charité à l’égard des peuples con­temporains.

L’EGLISE ORTHODOXE EN OCCIDENT

Le fait historique

De nombreux chrétiens orientaux se sont établis dans pays d’Occident avec leurs organisations ecclésiastiques propres.

L’histoire des vingt dernières années en Europe occidentale a vu des occidentaux devenir membres des éparchies orientales de diaspora. Ce mouvement d’entrée dans l’Eglise Orient implantée en Europe a permis à des Français, des Belges et des Suisses de rejoindre l’orthodoxie. Ce fait indiscutable, qui peut aller en s’amplifiant, n’occulte pas les distinctions Orient et Occident, et ne supprime pas la variété des peuples et des cultures et leur vocation.

Le fait spirituel

L’Occident chrétien – l’Eglise de Rome et le Protestantisme – souhaite de plus en plus recueillir auprès de l’Eglise orthodoxe des éléments de spiritualité et parfois des éléments de liturgie qui lui manquent.

Les orthodoxes de la diaspora s’estiment honorés par cette recherche, ce qui est juste et bon, et, en même temps, ils tendent à minimiser, vis-à-vis de l’Eglise de Rome, leur caractère ecclésiastique.

Cette attitude annihile l’agressivité de l’Eglise de Rome à leur égard car elle ne les soupçonne pas de concurrence ecclésiastique. En revanche, cela renforce, dans certains milieux de la diaspora, le désir d’installer des Eglises (ou une Eglise) en parallèle avec l’Eglise de Rome. Celle-ci serait alors l’Eglise locale «catholique», l’Eglise orientale devenant l’Eglise locale «orthodoxe».

On s’acheminerait alors vers deux Eglises locales en Occident, et on retirerait ainsi à l’Occident sa liberté : c’est-à-dire la faculté et le droit de restaurer ou de susciter des Eglises orthodoxes autochtones, et renaissantes en ce temps par nécessité spirituelle et théologique. On prolongerait également la durée du mode ecclésiastique impérial de l’Eglise romaine, retardant son retour ainsi que celui du Protestantisme qui en est issu vers la tradition de l’antiquité chrétienne, la tradition orthodoxe.

Pour l’Eglise orthodoxe en général l’Occident deviendrait une terre de mission spirituelle, un conservatoire de la tension gréco-latine qui a mené au schisme et, surtout, un lieu de relativisme ecclésial très proche du «Cujus regio, ejus religio» des XVIIe et XVIIIe siècles. Les conservateurs d’usages et la consécration du temps, qui transforme les us et coutumes en habitudes, voire même en dogmes, se satisfont de ces états de fait psychologiques.




Le fait de l’œcuménisme

Deux sensibilités pèsent sur la conscience des Orthodoxes.

Celle de l’Eglise de Rome, très proche de la mentalité impériale, considérant comme fidèle tout chrétien qui reconnaît le chef visible de l’Eglise, le pape, et qui souscrit à sa doctrine sociale et à sa science, surtout juridique.

Celle du Protestantisme, pour qui il convient de s’asseoir honnêtement autour d’une table et de dialoguer, même si on ne partage pas les mêmes pensées, entamant ainsi un chemin vers l’Eglise oecuménique. C’est cette sensibilité là qui préside à la fondation du Conseil œcuménique des Eglises.

Ces sensibilités entraînent les Orthodoxes vers des rapports fraternels, même s’ils cultivent une autre pensée œcuménique. On doit se réjouir de cela. Pourtant, l’oecuménisme mène souvent les Orthodoxes à des manquements.

La traduction œcuménique du Notre Père en est un exemple flagrant. Cette traduction française trahit l’original de l’Evangile en plusieurs points. Les Orthodoxes orientaux ont cependant signé l’accord et accepté cette traduction qu’ils n’utilisent pas. Ils ont cédé à la tension œcuménique, ils n’ont pas fait d’effort pour présenter « la Prière » dans la tradition patristique aux Eglises romaine et protestante. Implicitement, ils ont méprisé les Occidentaux qui ne s’en sont pas aperçus. Aucun représentant de notre Eglise n’a été consulté pour cette traduction, à laquelle nous ne souscrivons pas.

Le devoir de sollicitude

L’histoire du développement du christianisme en Occident montre qu’il y avait de nombreuses Eglises locales jusqu’au IXe siècle[6]. Avant la centralisation romaine qui se fit entre le IXe et le XIe siècles, ces Eglises étaient libres et jouissaient des mêmes droits et devoirs que les Eglises locales d’Orient de l’époque.

Aucune Eglise d’Orient ne peut donc revendiquer de droit sur l’Occident. En revanche, l’Eglise orthodoxe entière a le devoir de sollicitude envers les Eglises locales d’Occident, soit «en principe», soit «concrètement».

Le besoin de renouveau

L’évolution historique du christianisme en Occident[7] fait apparaître de nos jours la nécessité d’un renouveau, Cette nécessité oblige à tenir compte de son passé religieux, car le royaume des cieux est fait d’ancien et de nouveau comme le dit l’Evangile. Or ce passé est apostolique. Les arguments de l’Eglise primitive, vécus dans l’antiquité chrétienne, permettent de décoloniser le christianisme contemporain de l’emprise des trois dernières couches ecclésiastiques de l’histoire, les couches «religieuses, impériales et individualistes[8]» et de réintroduire, dans les conditionnements contemporains, une tension salutaire aussi bien dans l’Eglise universelle que dans les Eglises locales.

Citons, ici quelques phrases du père Justin Popovitch (+ 1977), extraites de sa supplique au saint Synode de l’Eglise serbe :

«Les destinées de l’Eglise ne sont plus et ne peuvent plus être entre les mains d’un empereur[9] et d’un patriarche de Byzance, pas plus d’ailleurs qu’entre celles d’un puissant de ce monde, même pas entre les mains d’une « Pentarchie » ou d’une autocéphalie rigidement comprise. Par la volonté de Dieu, l’Église s’est ramifiée en un grand nombre d’Eglises de Dieu, locales, avec des millions de fidèles, et nombreux sont ceux qui, de nos jours, ont scellé de leur sang leur appartenance apostolique et leur fidélité à l’Agneau. A l’horizon se dessine la naissance de nouvelles Eglises locales qu’aucune « super-Eglise » de type papal ne peut priver de leur liberté dans le Seigneur (canon 8 du IIIe concile œcuménique), car ce serait une attaque contre l’essence même de l’Eglise. Sans toutes ces Eglises locales, il est impensable de résoudre quelque problème ecclésiastique que ce soit ayant une importance œcuménique, et encore moins les problèmes qui les concernent directement, c’est-à-dire les problèmes de la diaspora… ».

Les cinq faits que nous avons définis ci-dessus : le fait historique, le fait spirituel, le fait de l’œcuménisme, le devoir de sollicitude et le besoin de renouveau, expriment bien la nécessité de naissance ou de renaissance d’Eglises locales indépendantes de Rome et de Byzance.

En Europe occidentale, il s’agit bien d’une renaissance. Lorsqu’on remonte en effet aux origines du christianisme, dans des pays tels que la France, l’Italie, l’Espagne, l’Irlande (avec les autres contrées celtiques), la Belgique ou l’Allemagne du Sud, on rencontre les anciennes Eglises de ces lieux. Elles ont pour noms celtique, milanaise, wisigothique, des Gaules, de Tolède. Ces Eglises ont une histoire, une vie, des acquis canoniques, des traditions spirituelles qui remontent aux sources du christianisme.

L’arrivée des orthodoxes orientaux en Europe occidentale, et particulièrement celle des Russes en France, au début du XXe siècle, a réveillé la mémoire et le sens de l’Eglise primitive dans ces pays. Lorsque la famille Kovalevsky émigra de Russie en 1920 à travers la Mer Noire, elle se rendit à Salonique, et visita le métropolite orthodoxe grec de la ville. Celui-ci, apprenant que la famille se rendait en France, dit : «La France est le pays qui nous a appris la liberté en politique, plût au ciel que nous apprenions aux Français,



en retour, le sens de la liberté de notre Eglise !». 
Un tel événement est en train de se produire à travers les pensées et les actes de quelques Russes, laïcs et clercs, et particulièrement des deux frères, Eugraph et Maxime Kovalevsky, semblables aux saints Cyrille et Méthode. Les anciennes Eglises d’Eu­rope occidentale revivent progressivement et redonnent aux chrétiens autochtones le sens de la liberté.

La vie ecclésiale des orthodoxes « ethniques » – comme on les nomme aux Etats-Unis où toutes les Eglises sont représentées – et particulièrement des Russes, produit en Occident un effet qu’ils ne mesurent parfois même pas : celui de la résurrection dans les mystères, dans le dogme, dans la vie quotidienne. Ce sens nouveau et ancien de l’Eglise est apparu à quelques personnes comme une nécessité vitale.

Cette Eglise, qui existait en Occident entre les temps apostoliques et le IXe siècle, ressuscite dans le temps présent.

ORIGINE, APOSTOLICITE ET PLACE
DE L’EGLISE DE FRANCE

L’Eglise de France tire son origine des temps apostoliques et sa restauration doit tenir compte de cette apostolicité.

Un rapide aperçu «historique» de sa constitution est nécessaire si l’on veut mesurer exactement sa place au sein de l’Eglise orthodoxe universelle.

Cette histoire canonique se partage en trois périodes :

– des temps apostoliques jusqu’au schisme du XIe siècle (la racine ecclésiale est celle des anciennes Gaules),

– du XIe siècle jusqu’aux temps modernes (la lutte entre l’apport ancien et la centralisation romaine),

– le retour actuel vers la pureté orthodoxe et la réunion aux Eglises d’Orient.

Constitution canonique de l’Eglise des Gaules

 Les meilleurs historiens de l’Eglise primitive, tels que Hefelé, Dom Leclerc, Serge Troïtzky, nous indiquent que, vers le IVe siècle, l’Eglise était composée d’une centaine d’Eglises sœurs autocéphales et que chacune, comprenant plusieurs diocèses, avait son primat (règle apostolique 34) ou son métropolite (concile d’Antioche) et que les conciles locaux de ces Eglises jouissaient de la plénitude du pouvoir canonique.

Le premier concile œcuménique de Nicée (325) accorde un privilège d’honneur aux évêques de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, et le deuxième concile œcuménique de Constantinople (381) à l’évêque de la nouvelle Rome. Ces privilèges ne signifient nullement que l’Eglise du Christ fût partagée en cinq patriarcats, comme certains canonistes le prétendirent beaucoup plus tard. Auprès des cinq patriarcats, plusieurs Eglises «autocéphales» demeuraient indépendantes. Le troisième concile œcuménique d’Ephèse (431), dans sa huitième règle – au sujet de l’indépendance de l’Eglise de Chypre vis-à-vis de celle d’Antioche – le démontre sans équivoque et hausse cette règle en un principe éternel, en témoignage de la liberté que le Christ acquit pour son Epouse par Son sang précieux.

Pourtant nous devons noter que, tout en respectant le principe, les métropoles «autocéphales» se groupent progressivement autour des centres patriarcaux-exarchaux, formant des unités plus vastes et plus complexes. Il faut préciser que le titre d’exarque couvre différents pouvoirs. L’exarque dont nous parlons ici est tout à fait différent des exarques modernes nommés par les patriarches pour administrer les Eglises de la «diaspora» et représenter leur Eglise. Les diocèses correspondaient aux préfectures de l’Empire romain, les métropoles aux provinces et plusieurs provinces étaient réunies en exarchat. En un mot, exarque, patriarche, primat, n’étaient que différents titres disposant du même pouvoir canonique.

L’Eglise catholique orthodoxe des Gaules, au IVe siècle, ne fait pas exception à la règle. Elle se compose d’une quinzaine de métropoles «autocéphales», nombre variable d’ailleurs, comme dans d’autres Eglises, certaines métropoles naissant, d’autres se soudant.

Ces métropoles des Gaules coïncident à peu près avec les métropoles civiles.

Nous trouvons dans «Gallia christiana nova», la liste suivante : Vienne, Narbonne, Arles-Aix, Eluse (Eauze), Bourges, Bordeaux, Embrun, Tarentaise, Besançon, Lyon, Rouen, Tours, Sens. Dans la Gaule belge : Trèves, Reims. Dans la Gaule germanique : Mayence, Cologne. La métropole de Marseille est tantôt indépendante, tantôt rattachée à Arles.

Chaque métropole renferme environ cinq à huit diocèses. Par exemple : celle de Narbonne comprend les diocèses de Toulouse, Béziers, Nîmes, Lodève, Uzès et Agde.

Deux métropoles s’imposent peu à peu comme patriarcats-exarchats : Arles (siège apostolique de saint Trophime et résidence impériale) et Lyon-Vienne, deux villes très proches l’une de l’autre et, depuis saint Irénée (IIe siècle), honorées comme capitales du christianisme en Gaule. Nous groupons Lyon-Vienne car, si Lyon prédomine durant les premiers siècles, du IVe au VIIe siècle Vienne devient le centre ; plus tard, Lyon reprend la place primatiale. Ces deux centres de France rappellent, d’une certaine manière, l’existence, aux XVe et XVIIe siècles, des deux métropoles russes : Moscou et Kiev.

Les évêques d’Arles et, suivant les périodes, ceux de Lyon ou de Vienne réuniront des conciles généraux de plusieurs provinces et même de toutes les Gaules. Ces évêques seront appelés primats et, au VIe siècle, patriarches ou exarques. Au VIIe siècle, rappelons-le, le titre de patriarche est appliqué en Occident aux archevêques de Milan, Lyon, Tolède, Canterbury, sans parler de Rome ; on retrouve leurs signatures au bas des procès verbaux des conciles généraux.

Les deux centres gallicans : Arles et Lyon-Vienne (le premier rassemblant les métropoles du Sud et le second celles du Nord), ne vivent pas néanmoins isolément. Ils se réunissent souvent en conciles généraux de toute la Gaule. La conscience de l’unité de l’Eglise des Gaules est très forte malgré l’absence d’un centre canonique unique.

Au Ve siècle, saint Hilaire d’Arles veut unifier l’Eglise des Gaules sous sa juridiction apostolique unique, mais il ne réussit pas, saint Léon le Grand de Rome soutenant l’indépendance du primat de Vienne.

Au VIIe siècle, Arles perd son influence et, sans heurts, le patriarche de Lyon devient le seul chef de l’Eglise des Gaules.

Quelle est la constitution de cette Eglise ? L’évêque diocésain est élu par le clergé et le peuple ; son élection doit être approuvée par le métropolite, qui, avec d’autres évêques, sacre alors le candidat.

Le métropolite est élu par le peuple et le clergé, et son élection doit être ratifiée par le concile métropolitain et le patriarche-exarque.

Le patriarche ou exarque est élu par le peuple et le clergé, et son élection doit être approuvée par les métropoli­tes et archevêques du patriarcat ou exarchat. Le nouveau patriarche ou exarque annonce lui-même sa nomination au pape de Rome et aux autres patriarches d’Occident (voir le deuxième concile d’Arles, canons 4 et 7 ; le troisième concile d’Arles, canon 3 ; le quatrième concile d’Arles, canon 5 ; le premier concile de Clermont, canon 2 ; et le deuxième concile de Paris, canon 8). A propos des élections des évêques. le concile d’Orléans (VIe siècle) dit : «Toute élection d’évêque sans le consentement du peuple est nulle». Léon le Grand écrit à l’évêque de Narbonne : «On ne saurait tenir pour évêque quiconque n’est pas élu par le clergé et demandé par le peuple».

Quels sont les rapports de l’Eglise des Gaules avec les autres Eglises d’Occident, en particulier celle de Rome ?

L’Eglise de Rome, appelée la «Chaire apostolique». jouit d’un prestige moral incontestable. On lui demande souvent conseil, mais canoniquement elle ne détient aucun pouvoir spécial sur une quelconque Eglise. Certes, il existe le «droit d’appel» du concile de Sardes, et nous voyons parfois des évêques des Gaules, tels que Chelidonius de Besançon et Contumeliosus de Riez, profiter de ce droit et en appeler à Rome. Cependant on fait plus souvent appel au patriarcat de Milan, comme le constate le grand historien Duchesne. D’autre part, la majorité des décisions prises par les conciles des Gaules ne tient pas compte des opinions romaines. Saint Hilaire d’Arles ira même à Rome pour signifier à saint Léon le Grand que la décision du concile général des Gaules qui a eu lieu sous sa présidence est irrévocable et définitive. Le «droit d’appel» n’est pas le droit, pour l’Eglise à laquelle on s’adresse, de se mêler de sa propre initiative des affaires intérieures d’une autre Eglise autocéphale. Nous devons attendre le IXe siècle pour constater cet empiétement vivement critiqué. Rome ne jouit pas de plus de droit sur les Eglises autocéphales d’Occident (Gaules, Espagne, Irlande, Italie même…) qu’actuellement le patriarcat de la Nouvelle Rome sur les Eglises orthodoxes autocéphales.

Cette Eglise catholique orthodoxe des Gaules des premiers siècles, qui deviendra l’Eglise de France, est indépendante, jalouse de son indépendance, et correspond canoniquement à ce qu’on appelle actuellement une Eglise autocéphale.

XIe siècle : rupture entre l’Orient et l’Occident

Consciente de son indépendance canonique, l’Eglise de France, malgré les violentes réformes de Grégoire VII marquées par une centralisation monarchique et un papisme absolutiste, résistera désespérément jusqu’au XXe siècle. Sa lutte sera inégale, car, ayant cédé sur l’essentiel, il lui sera difficile de défendre sa liberté. Longue et douloureuse histoire qui créera dans le peuple français une sensibilité et une irascibilité très vives. Cette défense prend, au XIVe siècle, le nom de «Libertés de l’Eglise gallicane» et, plus tard, s’appellera le «Gallicanisme». La littérature qui traite de cette question est très vaste.

Les historiens citent, en général, comme premier gallican, Hincmar, archevêque de Reims (+ 982). Cela est absurdecar le gallicanisme n’apparaît qu’après la formation de la centralisation romaine, deux siècles plus tard. Certes, rompant la communion avec Rome, Hincmar s’opposa violemment aux papes Nicolas et Adrien, lorsque ces derniers se mêlèrent des affaires de son Eglise abusant ainsi du droit d’appel. C’est la première attaque de Rome contre l’autonomie de l’Eglise de France. Nous sommes à l’époque des «Décrétales» du pseudo-Isidore dont le but était de saper les droits des métropolitains et patriarches en faveur du pouvoir papal ; le IXe siècle n’est que la préparation du schisme du XIe. Un des traits saillants du schisme est l’effacement total de la vision de l’Eglise catholique, communion d’Eglises sœurs, vision si chère à l’ecclésiologie de saint Augustin. Le Moyen Age amplifie le combat contre le système métropolitain et, à partir du pape Grégoire VII, les évêques diocésains cessent d’être des évêques par la grâce de Dieu pour devenir évêques par la grâce de Dieu et la volonté du Siège apostolique. Leur élection continue à être réalisée par les clercs (les chanoines) – le peuple est écarté -, mais l’approbation n’est plus réservée au métropolite, au patriarche et au concile, elle revient au pape seul. Un abîme se creuse entre l’Eglise primitive et celle du Moyen Age ; Mgr Battifol, historien du XXe siècle, avoue qu’il est impossible à un catholique romain moderne de considérer l’Eglise primitive sans «les lunettes du Moyen Age». Les titres d’archevêque, métropolite et patriarche subsistent encore, mais sont vidés de leur pouvoir.

Jusqu’au XIVe siècle, ce sont les empereurs, les rois et les princes qui s’opposeront surtout à l’empiétement romain et, dès le XIVe siècle, des voix s’élèvent de plus en plus en faveur des libertés canoniques des Eglises locales, surtout de l’Eglise des Gaules, et de la primauté du concile sur le pape. Des personnalités marquantes par leur courage et leur sainte­té se dressent pour défendre les droits canoniques des Gaules. Nommons, en premier lieu, Jean-Charles de Gerson, «Doctor christianissimus» (1363-1429) ; s’il n’est pas canonisé malgré l’éclat de sa sainteté, c’est uniquement parce qu’il demeura fidèle aux canons de l’Eglise primitive. Puis le Concile de Florence, ou plutôt le «brigandage de Florence», assène un coup quasi mortel à la résistance gallicane. La lutte contre le Protestantisme et la Contre-Réforme de Trente durcissent encore la position romaine. En France, la sourde résistance continue, le gallicanisme se fortifie, s’alimente et, suivant la juste remarque de Franck Brentano, c’est grâce à lui que la France n’est pas devenue protestante.

La Sorbonne, de la Renaissance à la Révolution française, est en tête de la résistance à Rome.

En résumé, le gallicanisme peut être basé sur les thèses suivantes :

– l’Eglise doit être régie par les canons (la règle apostolique 34 étant au centre de la polémique) ;

– l’Eglise et le pape n’ont reçu que le pouvoir spirituel (lutte contre la papauté qui veut dominer les problèmes politiques nationaux) ;

– les canons ecclésiastiques du Royaume de France doivent être maintenus inchangés (contre le Vatican qui ne cesse de faire des réformes qu’il veut imposer à la France) ;

– les décrets et les jugements des papes ne sont irréformables qu’autant que le consentement de l’Eglise est intervenu (primauté de l’Eglise sur la papauté, dont l’autorité dépend du consensus ecclesiae, consentement de l’Eglise). En France, les encycliques ne prennent force de loi qu’après que l’Eglise de France les ait étudiées et acceptées.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le gallicanisme passe à l’attaque. Voici quelques noms de défenseurs canoniques :

L’abbé C. Fleury (1640-1723), historien éminent, infatigable lutteur pour l’indépendance de l’Eglise de France, auteur en particulier du Discours sur l’Eglise gallicane.

Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), surnommé «l’Aigle de Meaux», célèbre par ses Quatre Propositions.

Ajoutons le cardinal de la Luzerne (1738-1821) et le cardinal de Bouisset (1798-1824).

Malgré la chute de la monarchie et la Révolution française, si tragique pour le gallicanisme, la lutte continue au XIXe siècle, dans des conditions beaucoup plus difficiles. En effet, auprès de l’athéisme qui va se répandant, naît en France un mouvement ultramontain dont le but est de soutenir l’absolutisme papal. La société catholique se partage alors en deux parties violemment opposées l’une à l’autre. Les ultramontains n’ont aucune unité idéologique ; leur seul point commun est le renforcement papal. La première grande figure ultramontaine est Joseph de Maistre, monarchiste, franc-maçon, ennemi de la Russie, et de l’Orthodoxie qu’il traitera de «cadavre frigorifié». Il sera suivi de la brillante personnalité de Lamennais, qui soutiendra la thèse du mariage de la papauté avec la démocratie. Le gallicanisme et la monarchie apparaissent comme des hérésies. Les idées socialistes prenant de plus en plus corps dans le monde romain, le mépris du gallicanisme s’accentue au nom de l’idéal d’une Eglise internationale dirigée par un pape «père des peuples». On opposera alors, en politique, l’idée païenne du patriotisme à l’idée chrétienne de l’internationalisme romain. Cette tendance se développera jusqu’à nos jours : le progressisme flirtera avec le communisme au nom de la papauté. Paradoxalement, après la dernière guerre, une certaine partie de la «droite» deviendra crypto-papiste par opposition aux idées communistes.

Néanmoins, le Gallicanisme poursuit son chemin. Citons l’abbé Fraysinnus (1765-1842) et son œuvre : Vrais principes de l’Eglise gallicane (1818) ;Mgr Grillon (1760-1847), célèbre patrologue, ami de l’abbé Grégoire, traducteur des Pères grecs et latins, adepte de l’ecclésiologie de saint Cyprien.

Indiquons ici un fait significatif qui illustre la psycholo­gie du peuple français : l’apparition de la Petite Eglise. Napoléon Ier,sapant tous les droits de l’Eglise des Gaules, conclut personnellement le Concordat avec Rome. À la suite de ce Concordat, les évêques légitimes, en majorité émigrés à l’étranger en raison des persécutions religieuses de la Révolution, sont déposés sans jugement. Le nouvel épiscopat de France est tout simplement nommé par le pape avec le consentement de l’empereur. En Vendée et dans le centre de la France, une partie de la population, surtout rurale, rompt alors la communion avec Rome, considérant le nouvel épiscopat comme illégitime et ses sacrements nuls. Ce schisme prend le nom de Petite Eglise. Cet événement typique dévoile à quel point l’instinct d’indépendance et le respect des droits sacrés de l’Eglise de France sont profondément enracinés dans la mentalité française.

En outre, même dans le nouvel épiscopat post-concordataire, nous verrons des figures telles que le martyr de la Commune, l’archevêque de Paris, Denis Affre, qui, dans son Traité de l’Appel comme abus, défend les droits sacrés de l’Eglise de France en faisant le procès serré des prétentions illégitimes du Vatican.

Notons que le vieux-catholicisme, né par opposition à l’infaillibilité papale du concile du Vatican (1870) et qui s’unit à l’Eglise janséniste d’Utrecht, n’eut aucun succès en France. Les Français avaient la nostalgie de la tradition de l’Eglise des Pères des premiers siècles et non d’une Eglise romaine sans pape. Le concile du Vatican rencontra chez les Français une opposition très vive, préparant ainsi l’avenir de la renaissance de l’Eglise orthodoxe de France.

Deux personnalités doivent être nommées ici, afin de souligner l’ampleur tragique de la situation : le père Gratry, célèbre orateur et théologien, et Vladimir Guettée. Le père Gratry éleva sa voix puissante contre l’infaillibilité papale. La contradiction que sa conscience déchirée dut supporter, entre le devoir de confesser la vérité et l’obéissance à la hiérarchie qui l’obligeait non à croire à l’infaillibilité, mais à se taire pour ne pas scandaliser les foules, le brisa et il en mourut. Le père Vladimir Guettée choisit franchement l’Orthodoxie, écrivit des livres, édita des revues, mais, en devenant archiprêtre de l’Eglise russe, perdit assez rapidement contact avec son ancien milieu.

Un des plus grands saints de l’Eglise catholique romaine, François de Sales, a laissé un témoignage de cette lutte inégale et poignante : «Rome est intraitable, elle n’écoute pas. Il ne nous reste qu’à prier et à pleurer».

Ces prières, ces pleurs, cette aspiration tenace à restaurer l’Eglise des Gaules, malgré les échecs, malgré l’ultramontanisme, demeure une exigence ineffaçable du peuple chrétien de France. Se tournant enfin vers l’Orthodoxie, il désire effacer neuf cents ans de lutte avec Rome et trouver au sein de l’Eglise Orthodoxe un soutien efficace et vrai, lui permettant de restaurer l’Eglise des premiers siècles avec ses droits sacrés, si longtemps piétinés.

Constitution canonique de l’Eglise orthodoxe de France

Le travail de restauration de l’Eglise orthodoxe occidentale, basée sur l’Eglise des premiers siècles, rencontre des difficultés canoniques nombreuses. Malgré son intense désir de stabilité canonique et malgré l’immuabilité de ses principes, l’Eglise orthodoxe de France fut contrainte de s’adresser à diverses Eglises orthodoxes, sans parvenir à obtenir complètement ses droits légitimes. En dépit d’une instabilité apparente, elle est toujours restée fidèle à sa vocation.

Dans une décision synodale du 16-29 et 17-30 juin 1960 (décision qui approuva les statuts de l’Eglise orthodoxe de France) le Métropolite Anastase de New York, président du synode russe hors-frontières qui s’occupait de recevoir l’Eglise de France dans son obédience, résume admirablement, en deux phrases, la situation : «Cette communauté (la communauté de Mgr Winnaert) considérait son entrée dans l’Orthodoxie, non comme une conversion à une nouvelle confession, mais comme le retour à la foi de ses pères, c’est-à-dire comme la renaissance de l’Eglise des Gaules absorbée en son temps par Rome et arrachée par elle au monde orthodoxe».

«La renaissance de l’Eglise des Gaules», selon la définition du métropolite Anastase, ne pouvait s’accomplir qu’à une double condition : l’union canonique avec les Eglises orthodoxes actuelles de l’Orient, gardiennes de la Tradition, et la sauvegarde de son autonomie locale et de sa fidélité à ses origines apostoliques. Cette double condition, simple en théorie, a rencontré et rencontre encore de nombreuses difficultés.

Il eût été normal que l’Eglise catholique orthodoxe de France reprît sa place ancienne d’Eglise sœur (autocéphale) et s’adressât à ce titre aux autres Eglises orthodoxes, mais l’absence d’épiscopat et le nombre restreint de ses fidèles l’obligeaient à rechercher, en plus de la reconnaissance, une juridiction canonique susceptible de la mener jusqu’à la maturité. Le problème se posait : à quelle juridiction se soumettre ? Le fait qu’aucune Eglise orthodoxe actuelle n’ait de droit sur l’Eglise d’Occident donnait à l’Eglise catholique orthodoxe de France la liberté de choisir la juridiction la mieux appropriée à son cas, mais le choix était difficile.

On aurait pu croire que n’importe quelle Eglise aurait été heureuse de l’accueillir et de lui témoigner sa sollicitude. Il n’en fut rien. L’habitude millénaire des orthodoxes de vivre dans des cadres orientaux, de confondre l’Occident avec l’hétérodoxie et, dès l’époque des croisades, de lutter contre les attaques et les influences de ce même Occident afin de sauvegarder le dépôt orthodoxe, avait formé un climat de méfiance ; la garantie de l’Orthodoxie organique était soudée, aux yeux d’un grand nombre, aux traditions orientales, d’où la difficulté de définir, au sein de l’Eglise orthodoxe, la place autonome de l’Eglise locale d’Occident.

Et le métropolite Anastase pouvait écrire avec justesse «L’autonomie des communautés françaises n’était pas précisée canoniquement de façon claire au temps de leur appartenance au pouvoir ecclésiastique de Moscou, ni par la suite, lorsqu’elles passèrent sous la juridiction du métropolite Vladimir en tant qu’exarque du Patriarche œcuménique en Europe occidentale».

Les paroles du métropolite Anastase éclairent l’épreuve de cette troisième période, que nous tracerons le plus brièvement possible. Celle-ci se partage en quatre étapes.

La première (de la Grande Guerre jusqu’en 1936), se caractérise par deux mouvements parallèles, l’un émanant du milieu orthodoxe ouvert aux problèmes occidentaux, l’autre issu du milieu occidental et évoluant vers l’Orthodoxie ; la deuxième étape (de 1936 jusqu’en 1958), par la rencontre de ces deux courants et, au travers de mille difficultés, par la réalisation de l’Eglise orthodoxe de France sous la direction de l’Eglise d’Orient ; la troisième (de 1958 à 1966), se caractérise par la clarification de la situation canonique et par l’évolution de l’Eglise ; la quatrième (de 1966 à 1993), voit revenir les difficultés de la deuxième, et la mise en place de l’Eglise locale avec l’hostilité du mouvement œcuménique héritier du statu quo ecclésial du deuxième millénaire.

1.      De la Grande Guerre à 1936

Deux figures ressortent : un Occidental en marche vers l’Eglise indivise, le père Winnaert, et un Oriental se vouant à la restauration de l’Orthodoxie occidentale, Eugraph Kovalevsky.

Le père Winnaert, ordonné prêtre dans l’Eglise de Rome en juin 1905, quitte son Eglise pour raison de con­science en 1918.

Dès son départ de l’Eglise de Rome, il confesse la catholicité traditionnelle et professe, sur la base des sept conciles œcuméniques, l’ecclésiologie orthodoxe. Il reproche à Rome d’être plus «héritière de l’Empire romain que de l’Eglise primitive conciliaire». Le but qu’il poursuit est la reconnaissance d’une Eglise catholique libre de l’autoritarisme «qui comprime les consciences et ne dilate pas les cœurs». Bien que sa doctrine soit déjà d’essence orthodoxe, il ignore à cette époque l’universalité de l’Orthodoxie. Les Eglises d’Orient lui semblent exclusivement orientales et nationales, étrangères à l’esprit français. Voulant rester fidèle à la tradition occidentale, il cherche alors un appui dans le catholicisme non romain (anglicanisme, vieux-catholicisme). Il ne trouve pas là le souffle de l’Eglise indivise et se voit obligé d’organiser une vie ecclésiale parallèle en devenant évêque de ses communautés. Il souffre cruellement de son isolement, et, le 11 novembre 1929, rencontre le père Lev Gillet, hieromoine français de rite oriental, qui lui découvre la possibilité de devenir orthodoxe en sauvegardant l’autonomie canonique et liturgique de l’Occident. En 1932, Mgr Winnaert écrit : «L’Eglise catholique évangélique[10] prit définitivement conscience que son vrai chemin était de s’unir à l’Eglise orthodoxe orientale, non seulement dogmatiquement, mais aussi canoniquement».

Afin d’écarter les difficultés créées dans l’Eglise de l’émigration russe par trois juridictions dont les rapports réciproques étaient tendus, le père Lev Gillet, sur le conseil d’Eugraph Kovalevsky, proposa à Mgr Winnaert de s’adresser au patriarcat de Constantinople, ce qu’il fit à la fin de 1932, par l’intermédiaire du métropolite Euloge. Le métropolite Euloge, évêque du père Lev Gillet, favorable à la création de l’Eglise orthodoxe occidentale, chargea les professeurs de l’institut Saint-Serge de donner leur opinion sur l’affaire.

L’institut Saint-Serge répond par un rapport au métropolite Euloge ; nous en extrayons les passages suivants :

«Au mois de septembre 1932, Mgr Louis-Charles Winnaert, évêque et chef de l’Eglise catholique évangélique en France, s’est adressé, par l’intermédiaire du métropolite Euloge, au patriarche de Constantinople, avec prière de réunir sa communauté à l’Eglise orthodoxe.

Nous avons ici un cas de réunion à l’Orthodoxie non pas d’une personne individuelle, d’un ecclésiastique ou d’un laïc, mais d’une communauté entière avec son évêque. La réunion d’une communauté s’accomplit par la réunion de son hiérarque, mais de façon que la communauté elle-même, soumise à son évêque, soit sauvegardée, c’est-à-dire que le chef de la communauté puisse être reçu seulement avec sa communauté, de même que, dans le cas contraire, le refus de recevoir le hiérarque a comme suite le refus de recevoir la communauté. En d’autres termes, la possibilité d’un compromis, par exemple d’une réunion séparée et indépendante de l’évêque et de son troupeau, avec désignation de nouveaux pasteurs pour ce dernier, est principalement exclue».

Concernant le rite occidental, le rapport dit : «Ce dernier ne peut être considéré comme un empêchement décisif, car le rite catholique occidental est aussi ancien que le rite orthodoxe et a existé avant la séparation des Eglises, correspondant aux particularités de la psychologie occidentale».

Enfin, en conclusion, les professeurs de Saint-Serge portent un jugement historique : «Les grands événements croissent imperceptiblement. Certes, il est impossible de prévoir l’avenir après la réunion avec l’Eglise orthodoxe de la communauté de Mgr Winnaert ; mais il est aussi impossible d’exclure la possibilité du fait que la réunion de cette communauté sera le commencement d’un mouvement nouveau, celui de l’Eglise orthodoxe occidentale. Les possibilités historiques sont diverses, mais elles sont pour la plupart uniques, et, il le semble, il ne faut pas négliger ce que nous offre l’histoire. L’Eglise orthodoxe occidentale ne sera-t-elle pas le premier pas vers la réunion de l’Occident et de l’Orient chrétien ?».

Ce rapport est signé par l’archiprêtre Serge Boulgakoff, le hieromoine Cassien, les professeurs A. Kartachov et N. Afanassieff.

Parallèlement au cheminement de l’Eglise catholique évangélique vers l’Orthodoxie, une recherche de l’Orthodoxie de la vieille France s’est manifestée parmi les jeunes orthodoxes dans l’émigration. Eugraph Kovalevsky est l’âme de ce mouvement. Arrivé avec ses parents en 1920 en France, il se consacre immédiatement au culte des saints locaux, organise des pèlerinages dans les lieux saints. Tout en faisant ses études de théologie à Saint-Serge, institut de théologie russe à Paris, il fonde avec un groupe de camarades la Confrérie de Saint-Photius, dont le but est la gloire universelle de l’Orthodoxie (le patronage de saint Photius leur est conseillé par le métropolite Antoine[11]). Eugraph Kovalevsky est nommé par la Confrérie chef de la province Saint-Irénée, dont la tâche est la restauration de l’Eglise orthodoxe des Gaules. À la même époque, entouré d’une vingtaine de Français, il fonde aussi la première paroisse orthodoxe française.

Les statuts de cette paroisse, approuvés par le métropolite Euloge, lui donnent un certain caractère d’autonomie ; elle est soumise au métropolite Euloge en tant qu’évêque le plus proche, sans se confondre avec l’administration diocésaine de l’Eglise russe. Eugraph Kovalevsky est simplement membre de la «commission française» qui travaille sous la présidence de l’archiprêtre N. Sakharoff ; cette commission étudie le rite des Gaules et tâche de l’introduire dans la vie de l’Eglise. La liturgie des Gaules est célébrée pour la première fois, avec la bénédiction du métropolite Euloge, en 1929, à Saint-Cloud.

Dès le début, Eugraph Kovalevsky pose comme principe immuable la pureté dogmatique de l’Orthodoxie, d’où la lutte contre le filioque, la «grâce créée», la sophiologie, etc., et proclame que l’Eglise orthodoxe n’est pas limitée à l’Orient ; elle est universelle. Il en découle une double action : la défense de la vérité orthodoxe sans compromis et la restauration de ses formes canoniques et liturgiques en Occident.

Providentiellement et naturellement, les deux mouvements, l’un dirigé par Mgr Winnaert, l’autre par Eugraph Kovalevsky, devaient se rejoindre.

2.      De 1936 à 1956

En 1936, Mgr Winnaert remet son œuvre entre les mains d’Eugraph Kovalevsky et de la confrérie Saint-Photius. Devant l’absence d’une réponse définitive du patriarche de Constantinople et la crainte de la mort de Mgr Winnaert, malade, la confrérie, par l’intermédiaire de Eugraph Kovalevsky, envoie un mémorandum, accompagné d’un rapport au métropolite Serge, locum tenens du patriarche de Moscou. Le 16 juin de la même année, paraît le décret de Moscou n° 1249, qui donne un statut à «L’Eglise orthodoxe occidentale», car tel est le nom donné par le métropolite de Moscou. Soulignons, dans ce décret :

1 – la sagesse du métropolite qui, dans les limites possibles des règles canoniques, sauvegarde le prestige du pasteur vis-à-vis de ses ouailles ;

2 – la délimitation nette des organisations occidentale et orientale ; l’expérience a montré que toute confusion était nuisible aux deux ;

3 – la reconnaissance de la tradition liturgique occidentale sans imposer prématurément un texte définitif

Au cours des pourparlers qui suivent le décret, plusieurs points sont précisés, en particulier :

– la célébration de Pâques selon le calendrier occidental,

– la possibilité du sacre ultérieur de Mgr Winnaert.

Le premier acte de Mgr Winnaert, de son clergé et de ses fidèles est alors de demander l’ordination immédiate de Eugraph Kovalevsky, dans le but d’en faire le successeur de Mgr Winnaert et l’intermédiaire entre les Eglises orientales et les orthodoxes occidentaux, assurant de cette manière l’avenir de l’Eglise.


Le 3 mars 1937, Mgr Winnaert naît au ciel.

Le 6 mars 1937, le diacre Eugraph Kovalevsky est ordonné prêtre par le métropolite Eleuthère.

Dès la mort de Mgr Irénée Winnaert, bien que la date pascale et le rite occidental ne soulèvent (et ne soulèveront jamais) aucune difficulté dans le patriarcat de Moscou (la lettre de 1939 du métropolite Serge à la confrérie est nettement favorable), l’autonomie de l’Eglise orthodoxe de France est sapée progressivement par le clergé et les fidèles de l’émigration. L’administration autonome glisse en un «doyenné» sans droits précis, puis, profitant de la guerre ainsi que de la captivité prolongée du père Kovalevsky, le Doyenné russe supprime même le Doyenné français.

Après la guerre, les Français protestent auprès du métropolite Nicolas de Kroutitsk[12] de passage à Paris ; en 1946, ils demandent au patriarche Alexis[13] un vicariat français, avec le sacre de leur chef, le père Kovalevsky, mais les émigrés russes de France s’y opposent vivement et, au contraire, essayent de supprimer totalement l’existence propre de l’Eglise de France en faisant entrer les paroisses françaises dans l’Union des paroisses russes.

Le patriarcat de Moscou continue cependant de prendre en considération l’Eglise de France. Le 14 juillet 1952, le saint Synode confère au fondateur et recteur de l’Institut Saint-Denys, l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, le titre de docteur en théologie et décide de distinguer le vicariat pour les Russes du vicariat pour les Français, ce dernier ayant comme vicaire l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky.

À la même époque, dans le milieu du patriarcat de Moscou à Paris, l’opposition contre l’Eglise française se fortifie ; elle veut supprimer tout vestige d’autonomie des paroisses françaises et s’efforce d’écarter l’archiprêtre Kovalevsky.

L’année 1953 voit la rupture de l’Eglise orthodoxe de France avec le Patriarcat de Moscou.

L’Eglise de France se tourne aussitôt vers le Patriarcat œcuménique. Elle envoie, en 1954, une délégation à Constantinople. Le patriarche Athénagoras la reçoit paternellement et prononce des paroles historiques :

«Eh bien ! Voici un grand événement. C’est une chose merveilleuse pour nous d’apprendre la renaissance de l’Orthodoxie en Occident. Mais nous ne sommes pas étonnés que ce mouvement vienne de France, de cette France qui nous a déjà donné tant de belles et douces choses. C’est un moment historique pour toute la chrétienté et ce serait une grande faute de notre part, si nous ne comprenions pas que nous devons travailler à sa réalisation.

Nous savons qu’il y a en Occident une grande soif de retour à la vraie tradition chrétienne. Nous savons aussi que le climat de l’Eglise de Rome, par son autoritarisme très difficile à supporter, ne peut pas permettre une vraie renaissance au sein de sa tradition. Puissiez-vous être le pont qui sera jeté entre l’Eglise orthodoxe dépositaire de la vraie lumière, et l’Église romaine que nous aimons. »

Et s’adressant au père Kovalevsky : «C’est un honneur pour nous de vous apporter une aide, à vous qui avez consacré toute votre vie à cette œuvre historique de l’Orthodoxie française. »

Le saint Synode de Constantinople ne suivra pas le Patriarche.

3.      De 1956 à 1966

Malgré les «souffrances canoniques», l’Eglise de France se fortifie, et, en 1958, l’Assemblée générale écrit à tous les patriarches et primats en implorant la Providence divine de lui indiquer à quelle Eglise s’adresser.

Du Mont Athos lui parvient le conseil de s’adresser au saint archevêque Jean[14] membre éminent de l’Eglise russe hors frontières. L’assemblée générale du 4 juillet 1959 de l’Eglise de France demande officiellement à l’Eglise russe hors frontières l’autonomie, le rite des Gaules et le sacre épiscopal de l’archiprêtre Kovalevsky, réélu à l’unanimité. Les événements se succèdent alors rapidement.

Le 11 novembre 1959, fête de saint Martin, le saint Synode place l’Eglise de France sous la juridiction de l’archevêque Jean, en acceptant son existence propre. Dès le début, l’archevêque Jean comprend que l’Eglise de France ne peut être mélangée et confondue avec l’Eglise russe de l’émigration.

Le 4 mai 1960, l’archevêque Jean célèbre pour la première fois la messe pontificale du rite des Gaules et les prêtres français concélèbrent avec lui. Cet acte liturgique solennel confirme la communion eucharistique. Le saint Synode reconnaît la légitimité historique de l’appellation «Eglise orthodoxe de France», et estime qu’il est «de son devoir de lui apporter un soutien total dans sa vie constructive, intérieure et extérieure».

Quatre années fructueuses passent sous la gouverne paternelle de l’archevêque Jean de San Francisco. Le clergé augmente, des paroisses sont ouvertes, des églises aménagées et un premier monastère fondé.

L’événement capital de l’an 1964 est le sacre épiscopal de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, le 11 novembre, fête de saint Martin, apôtre des Gaules. Sous le nom de Jean, évêque de Saint-Denis, il devient le premier évêque de l’Eglise orthodoxe de France restaurée. Après un millénaire de luttes théologiques, canoniques, ecclésiologiques et spirituelles, le sacre de l’évêque renoue avec la lignée sacerdotale interrompue depuis le XIe siècle.

L’archevêque Jean meurt en odeur de sainteté le 2 juillet 1966, jour de la fête de la Visitation. Le Synode de l’Eglise russe hors frontières remet aussitôt en cause le statut de l’Eglise orthodoxe de France, et s’efforce à son tour de supprimer l’autonomie de l’Eglise locale.

L’année 1966 voit alors la rupture de l’Eglise orthodoxe de France avec l’Eglise russe hors frontières.

4.      a) de 1966 à 1972

Responsable de son Eglise isolée, l’évêque Jean écrit avec persévérance aux patriarches orthodoxes pour demander conseil, particulièrement quant à la date de la fête de Pâques. Le patriarche Justinien de Roumanie lui écrit : «En réponse à votre lettre du 3 janvier 1967, nous recommandons de continuer la pratique suivie pendant plus de vingt-cinq ans puisque le clergé et les fidèles ne veulent pas autrement». Sur ce point sensible à la conscience des Eglises orthodoxes, on pourra donc continuer, avec le témoignage fraternel, de célébrer la Pâque en union avec les autres chrétiens du pays. Conformément au précepte évangélique et à la Tradition, cette « affaire » se traite et s’affermit sur le témoignage de deux ou trois !

Un événement fortuit et paradoxal se produit simultanément. L’écrivain et prêtre roumain, Virgil Gheorgiu, souvent prompt à assimiler l’épiscopat roumain à Satan, recommande néanmoins à l’évêque Jean de demander l’hospitalité canonique au patriarche Justinien dont il loue la clairvoyance ecclésiologique et la charité active.

Le 5 avril 1967 l’évêque Jean est reçu à Bucarest, au Patriarcat. Le Patriarche remet à l’évêque Jean le saint Chrême en signe de communion, et le reçoit en tant que « chef d’Eglise », ouvrant immédiatement la porte au projet de réception canonique de l’Eglise orthodoxe de France par l’Eglise de Roumanie.

L’épreuve apporte alors un sceau brûlant à l’Eglise. L’évêque Jean meurt d’épuisement, pris dans sa puissante activité d’apôtre, et retiré avec autant de brutalité que l’Esprit sépara les apôtres Pierre et Paul de la première communauté chrétienne en plein essor. Cette mort fut cependant la marque et le couronnement d’une œuvre ecclésiale exemplaire et prophétique. Elle eut lieu en effet le vendredi 30 janvier 1970, à quinze heures, jour de la fête des trois saints Docteurs de l’Eglise d’Orient, Basile le Grand, Grégoire le Théologien et Jean Chrysostome. Ces trois Pères de l’Eglise furent les inspirateurs constants de l’évêque Jean, par leur théologie lumineuse, leur création liturgique mystagogique, leur amour patient de l’Eglise dans ses membres fidèles, et par leur enracinement juste dans la civilisation et la culture de leur siècle.

L’évêque Jean, allié au musicologue et liturge Maxime Kovalevsky, son frère, suscita la résurrection de l’Eglise locale de France. Disciple à la fois du Verbe et de l’Esprit, logique et vital, il rendit à l’Eglise de ce pays l’essentiel de la constitution canonique originelle[15] et lui procura ses instruments liturgiques, canoniques et spirituels.

Cette « naissance au ciel » laisse pourtant l’Eglise orthodoxe de France dans une situation extrême : sans évêque et sans lien eucharistique avec les autres Eglises orthodoxes. Certes, elle dispose d’une conscience et d’un statut canonique d’Eglise accordé et béni par le synode d’évêques de l’Eglise russe hors frontières. Elle a reçu le Saint Chrême du patriarche roumain. Elle est cependant coupée de ce qu’exige la vie plénière de l’Eglise.

Tel un nouveau Jean Chrysostome, le patriarche Justinien convainc le saint Synode roumain de prendre l’Eglise catholique orthodoxe de France sous sa protection ecclésiale et canonique. Il convaincra également le César roumain, le gouvernement communiste omnipotent, de laisser l’Eglise roumaine libre de s’occuper d’une telle tâche en Occident.

Entre avril et juin 1972, le synode de l’Eglise roumaine va revoir et accepter la demande officielle de la communauté orthodoxe française d’être «reçue dans l’obédience de l’Église roumaine en tant qu’Eglise catholique orthodoxe de France» disposant de l’autonomie interne réglée par un statut canonique. Cette Eglise est en outre reconnue apte à multiplier les diocèses et à recevoir les ressortissants d’autres pays de l’Occident qui commenceront chez eux l’établissement de communautés orthodoxes locales, autochtones.

La bénédiction synodale est donnée le 29 avril 1972, et l’évêque est consacré le 11 juin 1972, fête de saint Barnabé et dimanche du Bon pasteur, sous le nom de Germain.

Par la voix du métropolite Nicolas du Banat, l’Eglise de Roumanie exprime ainsi sa bénédiction :

«Il nous est particulièrement agréable, aux autres hiérarques et à nous-même, qui aujourd’hui – comme suite à la décision du saint Synode de l’Eglise orthodoxe roumaine et de sa béatitude Justinien, patriarche de Roumanie – avons célébré le sacre de son excellence Germain Hardy, et son intronisation comme évêque du diocèse catholique orthodoxe de France, d’exprimer notre grande joie d’avoir pu accomplir pareille mission. Cet événement important est très important… En second lieu, et spécialement pour la chrétienté de France, car celui qui commence maintenant son activité épiscopale est appelé à diriger une communauté de confession orthodoxe, constituée par des fidèles de votre peuple et cette communauté appartient aux Français eux-mêmes, apportant par sa présence, en tant qu’Eglise locale et nationale, un enrichissement au trésor spirituel de la France. Il ne s’agit pas d’une nouvelle Eglise, car elle assume et continue la vénérable tradition des anciennes Gaules… ».

b) de 1972 à 1993

L’Eglise catholique orthodoxe de France reprend une vie plénière. Avec la grâce divine et l’abnégation de ses clercs et fidèles, elle fructifie.

En bénissant l’Eglise catholique orthodoxe de France, l’Eglise de Roumanie n’avait pas approché ni consulté d’autres Eglises orthodoxes. Elle agit sous l’inspiration de l’Esprit saint et conformément à la charité d’un homme : le patriarche Justinien. Elle s’aperçut alors rapidement qu’elle n’avait pas mesuré ni discerné toutes les difficultés qu’allaient provoquer cet acte.

Le patriarche de Constantinople refusa la décision. Les représentations grecques et russes en France de ce même patriarcat œcuménique manifestèrent leur opposition, non pas aux orthodoxes français, mais à la constitution de l’Eglise orthodoxe de France. Deux opinions canoniques se firent jour :

– Le patriarche de Constantinople estimait au nom de la 28e règle du quatrième concile œcuménique, concile réuni à Chalcédoine en Bithynie, qu’il avait seul le droit de gouverner le territoire de l’Europe occidentale.

– Les grecs et russes (surtout) d’obédience constantinopolitaine en France qui tâtonnaient pour savoir s’ils demeuraient orthodoxes grecs et russes, ou s’ils devaient se prévaloir de la nationalité française pour se dire Eglise orthodoxe locale, tentèrent de faire passer l’Eglise catholique orthodoxe de France pour une branche uniate de l’organisation orthodoxe en Occident.

La volonté du patriarche de Constantinople et son fondement canonique avait déjà fait, en 1931, l’objet de cette mise au point du patriarche Serge de Moscou qui écrit :

«À Sa sainteté Photius II, archevêque de Constantinople, Nouvelle Rome, et patriarche œcuménique. La lettre de votre Sainteté, datée du 25 juin 1931, et portant n° 1428, a fait l’objet d’une étude très attentive de notre part et de celle des membres du saint Synode patriarcal… Quant à ce que la lettre dit concernant le territoire de l’Europe occidentale où l’affaire du métropolite (Euloge) a lieu, et qui appartient soi-disant à la juridiction du patriarche de Constantinople, cela ne nous paraît pas indiscutable. Le canon 28 du III concile œcuménique fixe très nettement les limites du patriarcat de Constantinople : la Thrace, le Pont, avec l’Asie proconsulaire et les diocèses se trouvant chez les étrangers des provinces ci-dessus, c’est-à-dire, suivant Balsamon, les Alans et les Ross, parce que les Alans font partie de la région du Pont, et les Ross font partie de celle de la Thrace ; autrement dit des régions auprès de la Mer Noire qui étaient soumises à Constantinople… C’est pourquoi l’Eglise russe, tout comme l’Eglise grecque et toute autre Eglise autocéphale pouvait librement organiser en Europe occidentale ses propres paroisses qu’elle dirigeait… ».

On voit bien ici les limites tracées par la sagesse canonique au devoir moral de veiller aux besoins des Eglises, devoir qui incombe à chacune des Eglises autocéphales.

La deuxième opinion a trait à la manière d’envisager le phénomène uniate. Sans poser ici la question historique dans toute son ampleur, on précisera seulement qu’il s’agit dans l’uniatisme d’ajouter à la foi et au saint Esprit un critère extérieur et juridique pour fonder et appuyer l’Eglise. On a voulu, par exemple, appuyer des communautés orthodoxes sur l’autorité de l’évêque de Rome, sans changer leur foi, leur liturgie et leurs canons. Lorsqu’on professe que l’Eglise orthodoxe de France serait un phénomène uniate de l’orthodoxie, on professe une erreur et on fait preuve de malveillance. L’Eglise catholique orthodoxe de France ne recherche en effet aucun, critère extérieur pour fortifier et fonder sa personnalité Celle-ci lui fut donnée dès l’origine du christianisme en France par l’Esprit saint et par l’activité missionnaire des familiers du Christ, premiers à évangéliser les anciennes Gaules. En demandant la bénédiction et l’appui d’une Eglise autocéphale, l’Eglise orthodoxe de France demande seulement ce qu’elle ne peut obtenir seule, c’est-à-dire la succes­sion apostolique (le sacre des évêques) et la communion dans la foi et dans la tradition orthodoxe.

Revenant à l’histoire, on pourra voir et comprendre le trouble du synode roumain après son acte canonique de 1972. Sortant pour la première fois, grâce à l’Eglise orthodoxe de France, de leur isolement par rapport à l’Occident depuis l’avènement du communisme en Roumanie, les évêques découvrent avec étonnement, et parfois avec irritation, leur divergence avec l’ecclésiologie du patriarcat œcuménique et, dans les faits quotidiens, avec l’émigration (diaspora), et les organisations ecclésiastiques en Europe occidentale. A l’opposé du synode de Constantinople, n’ayant pas eux-mêmes d’expérience historique dans le soin d’une autre Eglise que la leur, les évêques roumains vont hésiter dans les applications de leur bénédiction sur l’Eglise de France.

Voulant cultiver l’entente fraternelle et les bonnes relations avec les organisations orthodoxes en France, organisations où ils étaient également partie prenante puisqu’ils souhaitaient s’occuper aussi des Roumains émigrés en Occident, les évêques roumains rencontrèrent l’Eglise de Rome. Ils la rencontrèrent ainsi pour la première fois sur « ses terres » et la découvrirent hostile à toute implantation orthodoxe autochtone, locale, non russe, non grecque, non roumaine… en Occident.

Le synode roumain prit alors une série de mesures en vue de résoudre fraternellement les questions litigieuses :

– Il invita des hiérarques et des responsables (théologiens, professeurs, ecclésiastiques) orthodoxes d’Occident à venir le visiter et à se rendre compte de la vie de l’Eglise roumaine. Ceci ouvrait un peu vers l’extérieur la porte d’une Eglise très opprimée et permettait de mieux faire connaître la piété admirable et la vie réelle d’un peuple orthodoxe persécuté. Par ailleurs les évêques et les théologiens de l’extérieur pouvaient être favorablement impressionnés par la bonne foi de l’Eglise roumaine, ce qui les inciterait à admettre ses pensées et ses actes en faveur des Occidentaux, particulièrement des Français. Toutefois, ceci ne se produisit pas.

– Il imposa, en 1974, un protocole à l’Eglise catholique orthodoxe de France, sorte de décret d’application du statut canonique de 1972. Dans ce protocole, afin de plaire au patriarche de Constantinople, il était tenté d’occulter la constitution d’Eglise de la communauté orthodoxe française, pour la remplacer dans les faits par une simple constitution de diocèse ou d’évêché.

Alors commença pour l’Eglise catholique orthodoxe de France une épreuve qui dure encore, épreuve à trois visages :

1 – La vie interne.

Nul membre de la communauté française ne contestait la réalité «diocésaine» de l’Eglise, ni d’ailleurs sa faiblesse numérique. Tous cependant avaient bien la certitude d’être membres de l’Eglise locale orthodoxe de France, et, au delà, de celle de l’Occident. Tous espéraient que de nouveaux diocèses seraient formés si la grâce divine les donnait, comme le prévoyait le statut canonique béni successivement par le synode de l’Eglise russe hors frontières et par le synode de l’Eglise de Roumanie.

Cette Eglise locale ne supprimait ni ne diminuait, aux yeux des fidèles de l’Eglise catholique orthodoxe de France, la valeur des autres Eglises orthodoxes implantées en France par les émigrations. Elle avait seulement conscience de son être ecclésial. Elle s’adressait au peuple héritier du christianisme des anciennes Gaules.

Lorsque le synode roumain voulut imposer la réduction de l’Eglise au statut de «diocèse», strictement et définitivement, il devint clair qu’il fallait lui résister. Cette résistance a créé une tension chez les fidèles et chez les clercs sommés de se remettre en cause, de se définir, alors qu’ils consacrent leurs forces à vivre pacifiquement leur foi orthodoxe dans la vie quotidienne et à forger des relations simples et fraternelles avec les autres milieux orthodoxes en France et, en général, en Occident.

2 – La diaspora orthodoxe en France et en Occident.

Préoccupée de sa propre définition d’Eglise orthodoxe «en» France, inspirée par ses hiérarques, la diaspora orthodoxe en France commença à repousser toute idée d’Eglise locale orthodoxe «de» France et, au delà, d’Eglises orthodoxes occidentales. Elle préféra suivre deux chemins :

– un essai pour réunir progressivement tous les fidèles et clercs orthodoxes locaux de toutes Eglises en une seule organisation qui serait l’Eglise orthodoxe orientale en France,

– la reconnaissance de celle-ci par les autres Eglises non orthodoxes en Occident, surtout par l’Eglise de Rome.

Pour aider ce projet et diminuer celui de l’Eglise catholique orthodoxe de France aux yeux de tous, orthodoxes ou non, les dirigeants ecclésiastiques et les penseurs de la diaspora (surtout les citoyens français assimilés, comme il arrive presque toujours en pareil cas) cherchent à jeter le discrédit sur l’Eglise de France en plus du refus de la considérer comme «Eglise». Les accusations pleuvent : ésotérisme, sectarisme, auto-encensement, laxisme sacramentel et canonique…

L’ignorance volontaire de la communauté orthodoxe par les hiérarques orthodoxes (réunis en «Comité inter-épiscopal» d’où l’évêque Germain est exclu par la prépondérance du patriarcat de Constantinople malgré la présence d’un évêque roumain) et la malveillance systématique de certains «frères» orthodoxes sont une épreuve rudement ressentie par les fidèles de l’Eglise orthodoxe de France.

Cette attitude fait penser à celle des prêtres et des pharisiens de Jérusalem au temps de la naissance du Christ. Responsables du peuple, priants, intelligents, cultivés, bien enracinés dans la Tradition, de bon conseil, ils donnèrent aux Mages le nom de la ville de Bethléem. Eux-mêmes, cependant, n’iront pas vers le Christ, pris comme ils le sont par une passion immodérée : l’amour exagéré de leur peuple, amour qui leur ferme les yeux et leur fait ignorer, et même combattre, la vie et la voie divine à laquelle ils sont consacrés !

3 – Le synode roumain.

Le patriarche Justinien, qui voulut bénir l’Eglise orthodoxe de France en tant que telle et en toute connaissance de cause, naquit au ciel en 1976. Ses successeurs, de plus en plus intéressés à établir ou à rétablir les relations avec les Eglises orthodoxes et non orthodoxes, abandonnèrent progressivement le soutien de l’Eglise catholique orthodoxe de France. Ils s’inquiétèrent des accusations d’hérésie, de prétention isolationniste, de galvaudage sacramentel… Et surtout, ils ne firent pas effort pour connaître cette Eglise, ni pour faire comprendre ce que le synode roumain avait accompli en 1972, à savoir la bénédiction d’une Eglise orthodoxe occidentale, locale, et de sa constitution canonique.

Lassé par les récriminations incessantes des milieux constantinopolitains en Europe occidentale, lassé par le refus de l’évêque Germain et de son Conseil de remettre en cause le statut ecclésial accordé dès l’origine à 1’Eglise orthodoxe de France, lassé aussi par la poussée des instances œcuméniques auxquelles il participe, instances hostiles à la formation de nouvelles mentalités dans l’Eglise orthodoxe universelle, retenu enfin par la crainte de se trouver accusé d’uniatisme à rebours, en parallèle avec celui qu’il combat de la part de l’Eglise de Rome, le synode de l’Eglise roumaine décide (1991 et janvier 1993) de ne plus assumer sa responsabilité vis-à-vis de l’Eglise de France.


Pour la troisième fois, depuis sa bénédiction (1937) par le patriarche Serge de Moscou, la communauté orthodoxe française ne se trouve plus en relation canonique avec son Eglise protectrice. Elle dispose cependant de l’autonomie interne et de sa constitution, et elle est libre de se tourner vers les autres Eglises orthodoxes pour leur demander leur conseil, leur aide et leur bénédiction.

L’Eglise de France prie pour l’Eglise roumaine. Elle aime ses évêques, ses clercs et ses fidèles avec lesquels de nombreux liens se sont tissés. Forte de la piété de son peuple et de l’abnégation de ses clercs, admirable dans ses saints et dans ses martyrs, cette Eglise a béni et accompagné pendant plus de vingt ans l’essor de la vie ecclésiale dans les nations de l’Occident.

L’Eglise orthodoxe de France n’est pas grande par la quantité de ses membres ni par leurs vertus. Elle n’a pas de prétention universaliste ni de goût pour la solitude. Elle représente cependant une espérance, au sein des nations occidentales : celle de vivre la foi orthodoxe.

ORTHODOXIE OCCIDENTALE ET EGLISE LOCALE

Principes d’établissement

Notre analyse se fonde sur l’expérience de l’Eglise catholique orthodoxe de France que le patriarche Serge de Moscou, son père canonique, nomma, en 1936, «l’Eglise orthodoxe occidentale[16]» et tient compte de l’irruption de l’Esprit saint pédagogue dans le déroulement historique des événements.

Cette Eglise a été établie sur des principes ecclésiologiques et canoniques simples :

– Aucune Eglise orthodoxe actuelle n’a de droit, canoniquement, sur l’Occident. Cet Occident, nous l’avons vu, comprend les territoires de l’ancien empire de Rome dans sa partie occidentale. D’est en ouest se trouvent des pays tels que la Croatie actuelle et les Gaules anciennes. Du sud au nord, l’empire s’étendait de la bordure méditerranéenne jusqu’aux pays celtiques et à l’Angleterre contemporaine. Ces dispositions géographiques et historiques ont été celles de l’empire jusqu’au Ve siècle environ.

– Toutes les Eglises orthodoxes actuelles peuvent aider les chrétiens des pays d’Occident qui veulent adopter la foi confessée par elles. Elles ont même le devoir de sollicitude lorsque ces chrétiens sont abandonnés.

– On tiendra le plus grand compte du lieu où l’Eglise s’enracine pour permettre à ses habitants de vivre leur foi chrétienne dans leurs catégories spirituelles, psychologiques et physique propres. Et lorsque l’histoire du lieu indiquera les prémices chrétiennes de ce lieu, il conviendra de se souvenir de ces prémices, le baptême d’un peuple[17], par exemple, pour agir en sachant que les origines étendent leur force sur toute la durée de l’histoire d’un homme ou d’un peuple.

– Des organisations ecclésiastiques diverses, orientales et occidentales, peuvent coexister sur un même territoire dans le respect des dites origines et prémices.

– La foi orthodoxe donne la réponse de l’Evangile aux questions ecclésiales de toute époque. Elle enseigne là où se trouvent les hommes, c’est-à-dire dans leurs nations. Si quelqu’un désire transmettre la foi aux habitants d’une nation, il devra commencer par se faire habitant avec les habitants, c’est-à-dire français avec les Français, occidental avec les occidentaux… pour paraphraser l’apôtre Paul.

À l’aide de ces principes et avec la bénédiction initiale du patriarche Serge de Moscou, des occidentaux ont entrepris la construction d’une Eglise orthodoxe occidentale. Cette Eglise provoque le refus ou la suspicion de nombreux ortho­doxes orientaux, vivant en Occident, et dont l’Eglise de Rome se fait l’écho.

Pourquoi obstacles et épreuves se dressent-ils avec tant d’âpreté et de façon réitérée ?

Obstacles et épreuves

Les notions d’Eglise catholique s’attribuant l’Occident et d’Eglise orthodoxe se réservant l’Orient serviront d’obstacle tant qu’elles seront systématiquement mises en pratique. Ce partage correspond à un rétrécissement de l’attitude évangélique. Vouloir élargir l’espace spirituel, est-ce semer de manière inconsidérée ?

Ce faisant, à quoi s’expose-t-on ?

Nous savons, d’une part, que « celui qui persévère jusqu’au bout sera sauvé », à condition que le but soit juste.

D’autre part, souffrances et épreuves sont données pour le bien de tous et en communion avec ceux qui n’ont pas la même espérance que nous.

Ces deux considérations sont de l’ordre de la providence divine.

Demandons-nous alors si nous ne faisons pas fausse route, collectivement et personnellement.

Arrêtons-nous à quelques faits. L’évêque Jean de Saint-Denis meurt en 1970 laissant une Eglise sans évêque et sans attache canonique. Deux années après le patriarche de l’Eglise de Roumanie, Justinien, accorde à cette Eglise une constitution canonique et un évêque. Si Dieu ne l’avait pas voulu, il aurait endurci le cœur du patriarche, sollicité dès 1967 par l’évêque défunt. Et, en s’abstenant, le patriarche Justinien aurait certainement soulagé son Eglise et son synode d’un poids difficile à porter et d’une question très délicate à résoudre devant les autres Eglises orthodoxes !

Après la mort du patriarche Justinien et sous la pression des orthodoxes orientaux et de l’Eglise de Rome, le Synode de l’Eglise de Roumanie a imposé à l’Eglise de France des restrictions canoniques. Nous avons accepté avec confiance la tutelle, voulant croire que cela permettrait d’aller vers une solution pacifique de la question ecclésiale. Ces restrictions, sans amener de solution, ont engendré le trouble et une nécessité de lutte pour retrouver un statut plénier au-delà de la « paix » visée.

Le Synode de l’Eglise de Roumanie en est finalement venu à résilier son engagement vis-à-vis de l’Eglise de France. Il l’a signifié le jour de la fête de l’archange saint Michel, protecteur de la France, le 8 mai 1991.

La place de chacun

Tout membre de l’Eglise apporte une pierre à la construction de l’édifice. Il n’est pas suffisant d’œuvrer, d’être utile ; il est nécessaire de discerner clairement la place que nous devons occuper selon la volonté divine, selon nos dons. A quelqu’un qui lui demandait : «Que faire ?», Mgr Winnaert répondit : «Ne fais pas, maischerche ta place !» Si, hors de notre cercle individuel, nous faisons le bien sans discerner clairement la place que nous devons occuper, nous agissons mal devant la face de Dieu. Car, alors, nous sommes des voleurs de la propriété de notre prochain.

Voilà bien la question débattue avec la diaspora orthodoxe orientale en France et avec l’Eglise de Rome.

La place de l’Eglise

Cependant pour trouver la place individuelle, il faut savoir aussi exactement quelle est la place de l’Eglise, sa voie, où se situe l’Orthodoxie en Occident ? Car Dieu ne donne pas seulement des missions privées aux apôtres et tous les disciples, Dieu définit l’œuvre : l’Eglise et la mission de l’Eglise.

Il arrive que l’on pressente plus qu’on ne la confesse clairement l’Eglise orthodoxe occidentale. Ce n’est qu’en mettant au point la ligne générale de cette œuvre, à tout moment, que nous trouverons la paix et la clarté de l’esprit. Nous devons donner une définition exacte de l’Eglise orthodoxe occidentale par la vie même, sans être, ni refléter, ni copier l' »autre ». 

Ce qu’est l’Eglise locale 

L’Eglise orthodoxe occidentale serait-elle un «mouvement», même liturgique, comme l’a dit un jour Maxime Kovalevsky pour dégonfler les passions ? Serait-elle une résurgence historique, un gallicanisme, une réforme, une secte, un groupe, une tendance, une recherche ? Certes non. Toutes ces définitions procurent un trouble malsain, elles n’éclairent pas, mélangeant les réalités aux désirs. Elles ne s’incarnent pas, ni ne fortifient. En vérité, l’Eglise orthodoxe occidentale n’est ni un mouvement, ni une récupération archéologique et psychologique de l’histoire, ni une réforme, ni une secte, ni une tendance, ni une recherche.

L’Eglise orthodoxe occidentale est «une partie» de l’Eglise «une, sainte, catholique et apostolique». Elle se place dans l’esprit de la supplique que nous avons adressée à Sa Sainteté le patriarche de Constantinople, Bartholomée, en date du 5 mai 1992 :

Votre Toute Sainteté,

Apprenant que vous recevez prochainement les patriarches et primats de toutes les Eglises orthodoxes, j’ose revenir m’adresser à vous en cet événement unique et solennel.

La communauté chrétienne universelle ne souffre pas seulement de désunion mais du fait que l’Eglise orthodoxe ne proclame pas son universalité, tendant plutôt à rester dans le cadre historique et local hérité de l’empire. Les nations anciennes et nouvelles aspirent toutes à la fondation de leur Eglise orthodoxe lorsqu’elle n’existe pas encore, compte tenu certainement de leur contexte religieux et social personnel.

Pourquoi ne donneriez-vous pas au monde contemporain cette déclaration d’universalité catholique et orthodoxe qui précipiterait le christianisme prophétiquement en sa constitution évangélique : «Allez, faites de toutes les nations des disciples» (Mt 28, 19), au-delà des querelles stérilisantes héritées des Eglises grecques et latines ?

Nous, orthodoxes de France et de l’Occident, Européens, aspirons de tout notre cœur et de tout notre esprit à cet universalisme orthodoxe. Nous serions ainsi libérés du soupçon d’uniatisme à rebours comme de celui d’orthodoxie au rabais, jugements qui nous sont attribués par les partisans du statu quoecclésiologique hérité de l’empire.

Votre Toute Sainteté, nous vous adressons cette supplique de n’être pas seulement «primum inter pares» des Eglises orthodoxes établies, mais aussi le nouvel apôtre André qui amène son frère Pierre vers le Christ.

Notre demande est humble, non prétentieuse, mais pressante et vitale.

Base et but de l’Eglise

1 – L’Eglise est l’œuvre du Christ. En tant que telle, elle est la «base», le point de départ vérifié et infaillible de toute activité. Faire partie de l’Eglise, c’est avoir la certitude d’être bien planté. A l’instant le plus critique de sa vie, saint Jean Chrysostome proclamait : «Je ne crains rien ! Certes, les vagues des passions sont grandes, la tempête fait rage, le vent est déchaîné, mais je ne crains rien car je me tiens sur le roc, et ce rocher c’est le Christ. »

Cette pierre angulaire que les bâtisseurs du monde ont méprisée, est objective à nos efforts. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, quelles que soient nos propres fautes et celle des autres.

2 – L’Eglise est aussi notre œuvre, notre mission, nos efforts, car nous sommes les «collaborateurs du Seigneur» (saint Paul), à l’image de saint Jean auquel le Christ confie sa Mère juste avant d’expirer sur la Croix. Et c’est ici que nous devons placer l’étude de nos missions personnelles : nous sommes des collaborateurs, comme tous, mais particulièrement dans la construction de la «partie de l’Eglise» qui nous est dévolue.

3 – Il faut pourtant bien se garder de penser que l’Eglise est le «but final» du monde et de chacun d’entre nous. L’Eglise est l’Epouse du Christ. Le but, et notre but, est l’union mystique et totale de l’Homme avec Dieu, de l’Epouse avec le Christ, de chacun d’entre nous avec le Créateur, source d’amitié infinie pour chacun. «Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis» dit le Seigneur aux disciples au repas de Pâque. L’Eglise est une mère qui engendre virginalement des enfants au Père céleste.

Construire en collaboration 

La base et le but étant les mêmes pour toute l’Eglise, ainsi que pour les «parts de l’Eglise», seule la «collaboration» diffère selon les circonstances. Le mot «occidental», tout comme le mot «oriental» d’ailleurs, n’ont rien à faire ni avec la base, ni avec le but de l’Eglise, mais uniquement avec la «collaboration».

La base et le but que les collaborateurs occidentaux assignent à leur œuvre font l’objet d’incessantes accusations, alors qu’ils n’agissent pas autrement en leur propre domaine que les collaborateurs des autres Eglises orthodoxes. L’accusation, on le comprend, vise à anéantir la «différence de collaboration» avec le Seigneur de cette partie de l’Eglise par rapport à la collaboration des autres parties. La manière orientale ou byzantine est affirmée comme la seule conforme à l’orthodoxie de la foi, et la collaboration de l’Eglise occidentale avec le Seigneur est considérée comme non significative.

On peut cependant définir l’attitude de l’Eglise orthodoxe occidentale de la manière suivante : «Sur la base de Dieu incarné, aller vers la déification en collaboration avec le Seigneur».

Telle est l’œuvre de tout fils de l’Eglise.

La mission occidentale 

L’Occident a une mission, celle de collaborer à la construction de l’Eglise universelle. La part qui lui est confiée est nommée Eglise orthodoxe occidentale.

Depuis sa restauration, bénie par Dieu à travers les actes successifs du patriarche Serge de Moscou, du saint archevêque Jean de San-Francisco et du patriarche Justinien de Roumanie, la mission occidentale expérimente deux types d’épreuves :

– on tend à la séparer de son Eglise protectrice ;

– les actes et les efforts de ses membres sont mal interprétés par des responsables d’autres Eglises orthodoxes en France et remis en cause par l’Eglise protectrice.

Nous serons exposés à ces épreuves voulues par Dieu tant que nous n’aurons pas acquis le caractère plus plénier d’Eglise. Ce caractère là s’obtient avec le sacre d’un ou deux autres évêques. C’est ainsi que l’on fortifiera la mission occidentale. On y parvient, selon la Tradition :

– à l’initiative d’un synode (il y a longtemps que la question s’est posée ; voici plus de dix ans déjà, le patriarche Justin de Roumanie voulut la résoudre)

– et à la demande du peuple des fidèles, à qui les circonstances font apparaître la nécessité d’un épiscopat plus nombreux.

Tout autre chemin serait celui de l’intrigue et ne pourrait aboutir.

Pour un esprit chrétien, les idées divines inspirent le peuple et gouvernent les circonstances. Elles libèrent de l’inconscient et ouvrent les yeux des aveugles. Le Christ dit en effet nettement : Connaissez les temps et les époques.

En connaissant ces idées divines pour l’Occident, pour la France, pour chaque Occidental, pour l’Eglise occidentale, en cette époque et en ayant la force de les confesser et de les propager, on obtiendra ce que l’on souhaite et ce dont on a besoin.

Le discernement

Dieu bénit l’Eglise orthodoxe occidentale en lui envoyant ses témoins et il la fortifie par les épreuves. Quelle est exactement sa mission ?

L’ordre, l’unité, l’annulation des difficultés dites insurmontables, sont liés à l’élargissement de son épiscopat, élargissement qui permettra à l’Eglise orthodoxe occidentale d’avancer. Mais pour trouver l’attitude ecclésiale juste nous devons nous attacher au discernement de l’économie divine. L’effort, le dépouillement, la pénitence, l’abandon confiant sont les armes nécessaires.

Moïse reçut les lois du Tout Puissant sur le Mont Sinaï après quarante jours et quarante nuits. Le Christ garda le silence pendant trente ans et enseigna pendant trois ans !

La vie de nos prédécesseurs fut un effort égal à celui de Moïse : ils amenèrent le troupeau à la foi orthodoxe, ils formulèrent expérimentalement l’Eglise orthodoxe occidentale, ils la dégagèrent du flou ecclésial.

Nous avons acquis le statut d’Eglise, la liturgie, les canons, et nous travaillons. La conscience de l’Eglise ortho­doxe universelle n’est pas encore éveillée au fait que nous sommes une partie de l’Eglise, sans doute parce que nous commençons seulement à porter « des fruits de charité ».

Nous n’avons pas à être plus actifs que Dieu. Lui seul est source de vie et profondeur de la sagesse. Nous avons à nous mettre à l’écoute du Chef de l’Eglise. S’il réclame dix, douze, quinze années, que sa volonté soit faite. Que vaut le nombre des années au regard de l’œuvre mise en route ? Enfin nous n’avons ni à rétrécir ni à outrepasser notre mission commune. En cela, ce qu’à Dieu ne plaise, nous bâtirions sur la borne du voisin.

Quant à nos missions personnelles, que chacun se vérifie, se confesse dans l’humilité et cherche sans se préoccuper de son voisin. Souvenons-nous des paroles du Christ à Pierre : «Que t’importe, toi, suis-moi !»… Travaillons dans le cercle qui nous est donné par la charité. Cherchons incessamment la parole divine pour la France et pour l’Occident. Ce faisant, nous serons serviteurs, collaborateurs du Seigneur.

En envoyant ses disciples évangéliser les nations, notre Seigneur confiait à chacun la mesure de sa collaboration avec Lui-même. Fondés sur le Christ, associés à lui pour un but universel, les disciples allèrent donner à chaque peuple et nation le goût de Dieu au sein même de la vie quotidienne.

L’Eglise est la mère de ceux qui vont vers la vie, la mère du monde et de tout pays. Si Dieu, qui vérifie tout, veut montrer sa force dans notre faiblesse, il fera grandir l’Eglise orthodoxe occidentale comme un lys.

L’oriental et l’occidental ont le même fondement et le même but. Mais il convient :

– de discerner le caractère exact de la «partie de l’Eglise» qu’ils construisent,

– que chacun s’en tienne à sa collaboration spécifique à la mission commune.

PROPOSITION CANONIQUES
applicable aux liens entre l’Eglise locale de France
et les organisations orthodoxes
d’origine extérieure au lieu

L’attitude canonique et son application

Comment enraciner l’Eglise en un lieu et en un temps donnés ?

Prenons appui sur la querelle que connut l’Eglise naissante au sujet de la circoncision. L’apôtre Paul envoie son disciple Timothée, grec donc incirconcis, comme premier évêque de Salonique où vivent beaucoup de juifs circoncis, alors Paul circoncit son disciple, faisant ainsi un acte contraire à l’esprit de sa propre démarche auprès des apôtres, en particulier auprès de Pierre.

Paul s’était en effet élevé fermement contre la circoncision des gentils (les non juifs, par excellence les grecs détenteurs de l’autre culture). Ceux qui devenaient chrétiens parmi les grecs étaient soumis à la circoncision par les premiers apôtres en esprit de compromis avec la synagogue, malgré la Pentecôte qui avait mis la communauté des premiers chrétiens à part de la communauté juive. Paul s’était attaqué aux trois colonnes de l’Eglise, Pierre, Jacques et Jean. En brisant toute entrave du type «circoncision», Paul apportait la distinction salutaire et définitive pour l’histoire entre ce qui est secondaire, la circoncision, et ce qui est absolu, la réception de la grâce divine, la distinction entre la Loi de Moïse et la Loi du Christ.

Ayant ainsi anéanti toute compromission, Paul apparemment en contradiction avec lui-même, circoncit Timothée, réalisant cependant son autre propos qui consiste à être juif avec les juifs, et grec avec les grecs. L’action paulinienne révèle la règle des règles, à savoir : «que le bien de l’Eglise préside à toutes les applications canoniques». L’attitude canonique juste est finaliste, elle recherche le bien général et le bien local.

Paul anéantit la timidité de Pierre qui craint les judaïsants. Il recherche le bien général. Puis, l’ayant dégagé, révélé, il recherche le bien local et circoncit Timothée qui s’en va vivre parmi les circoncis. Paul discerne l’essentiel, résolvant ainsi tous les problèmes. Tel est le mystère du treizième apôtre.

L’Eglise doit donc cultiver l’unité de la vérité et, dans l’application canonique, recevoir la multitude des opinions possibles sans compromettre cette unité.

Ajoutons que la concorde doit s’allier à la vérité et à l’opinion dans la vie pratique. Cette concorde est la bonne volonté, la bonne entente. Le monde canonique et légal a horreur de l’absolutisme. Il est relatif aux situations des hommes, au bien général de l’Eglise et au bien local. Il propose plusieurs solutions et il s’interdit toute abstraction. Paul agit ainsi lorsqu’il circoncit son disciple.

Cette attitude nous intéresse dans le temps présent. La reconnaissance de l’Eglise orthodoxe française et occidentale crée en effet avec les autres Eglises un problème analogue à celui de la circoncision survenu entre Pierre et Paul, problème qui oppose ou associe «mission et routine», «local et universel».

Quelles sont les questions soulevées à propos de la construction de cette Eglise renaissante et quelle solution a-t-on proposé ?

1 – La question du terrain ou principe territorial.

L’Eglise chrétienne se construit sur trois types de terrains :

– une terre où les graines poussent (les nations orthodoxes),

– une terre où pousse une partie des graines (l’Occident européen),

– une terre non évangélisée dans les premiers siècles (les Amériques).

L’Europe occidentale, et en particulier la France, ressortit au deuxième type. Cette terre porte des traditions locales auxquelles il convient de faire attention, elle est riche du sang des martyrs et d’un christianisme vivant, et de mœurs déjà baptisées depuis les origines du christianisme.

2 – La question de la méthode.

Il y a deux méthodes possibles :

– œuvrer pour l’enracinement de l’Eglise en tenant compte du passé. Cette vision paulinienne, aussi souple qu’elle soit, exige beaucoup de nuances. Elle est délicate à réaliser car il s’agit de distinguer la vraie Tradition de la fausse ;

– apporter à cette terre la doctrine et les coutumes qui conviennent à d’autres types de terrain. Cette attitude est sans nuances et sa raideur peut susciter des rejets.

L’Eglise orthodoxe de France espère communiquer la foi orthodoxe sans adopter nécessairement les coutumes des Eglises orientales.

Les Eglises formées par les émigrations russes, grecques, ou autres en France, apportent légitimement leur mode ecclésial. Cependant, ceux qui entrent dans leur sein en venant des traditions chrétiennes locales d’Occident, se coupent de leur passé.

Nous retrouvons ici la circoncision et l’incirconcision.

L’attitude face aux contingences

La vie de l’Eglise connaît en effet deux conditionnements : la psychologie humaine (l’état de fait) et la constitution canonique. Ces deux contingences sont nécessairement liées l’une à l’autre, car la vie ne peut dépendre de la seule constitution, ni de l’exceptionnel seul, (situation psychologique, inspiration, révélation divine, etc.). Les deux sont indispensables.

Il doit exister une correspondance fraternelle entre l’extraordinaire, l’inattendu, et l’ordinaire, l’attendu. C’est une loi très profonde.

On le constate avec la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ à trois heures de l’après-midi, le vendredi, lorsque le peuple égorge l’agneau pascal. Ce qui est attendu, l’égorgement, rejoint l’inattendu, la mort du Christ. De même, le Seigneur est déposé dans le tombeau le samedi, jour du repos.

Et que penser de Socrate qui meurt en citoyen ? Ici encore, l’attendu : donner sa vie, rejoint l’inattendu : céder la philosophie à la vie.

Tous les grands événements du monde s’enracinent dans cette «rencontre» du révolutionnaire et du traditionnel, de l’inattendu et de l’attendu, de l’ordinaire et de l’exceptionnel, du contingent et de l’extraordinaire. Les hommes qui passent de miracle en miracle, comme ceux qui vont de routine en routine, peuvent très bien faire ; pourtant, dans ces deux cas la situation devient intenable et finalement fausse.

Il est donc de très grande importance de savoir que la société véridique et la vraie Eglise doivent reposer sur ces deux éléments :

– le respect des contingences,

– la conscience de la volonté divine.

Ceci n’est pas assez souvent perçu par les ecclésiologies et par le droit canonique.

L’Eglise catholique orthodoxe de France :

– est soumise, il convient de le comprendre, à des contingences psychologiques et matérielles qui ne dépendent pas d’elle ; les Eglises orthodoxes orientales ont leurs propres constitutions, leurs codes, et abordent très difficilement la question occidentale.

– scrute la volonté divine et il convient de ne pas éteindre l’esprit.

Elle se comporte en se référant à ce que disait l’évêque Jean de Saint-Denis : «Tirer le maximum de ces contingences pour, par la certitude intérieure, trouver la certitude divine dans le respect des contingences».

Rappelons l’attitude de Bernard de Clairvaux. En brisant de nombreuses familles et en envoyant leurs membres dans les monastères, il a violé le respect des contingences. Ceci a donné, dans les générations suivantes, le monachisme agité du Moyen Age, et l’hérésie non formulée de la dissemblance entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain.


Propositions pour l’unité des orthodoxes en Occident 

L’attitude canonique et le lien entre la constitution canonique et la vie nous dictent ces quelques propositions visant l’unité des orthodoxes en France et, plus généralement, en Europe occidentale.

En posant la question de l’Eglise orthodoxe en Occident :

– Il serait bon que la diaspora résolve ses problèmes internes, celui des obédiences grecques, de trois obédiences russes, de deux obédiences roumaines… et envisage une réunion éventuelle en une seule obédience.

– Il serait juste que la diaspora entretienne des relations fraternelles avec l’Eglise orthodoxe locale en respectant ses contingences, et qu’elle évite de se substituer à elle, ce qui aurait pour effet d’annuler la liberté pour laquelle notre Seigneur et Sauveur a donné sa vie sur la Croix et a ressuscité le troisième jour.

– Il serait fructueux que la diaspora connaisse le contexte du lieu et du peuple où elle se trouve. Elle comprendrait mieux, par exemple, le caractère de l’Eglise de France dont l’origine est marquée par les familiers du Christ, Lazare, Marthe, Marie-Madeleine.

– C’est avec légitimité et fierté que les orthodoxes orientaux cultivent l’héritage liturgique et spirituel de leurs pères, enrichissant ainsi les lieux où ils se trouvent. Compte tenu des états de fait, il peut co-exister en un seul lieu plusieurs Eglises orthodoxes qui pratiquent chacune leur rite et leurs traditions – liturgiques, canoniques – propres[18]. Cependant, lorsque la diaspora substitue les états de fait et l’œcuménisme à l’ecclésiologie de la Tradition, elle pratique nécessairement une politique ecclésiastique à caractère colonial à l’égard de l’Europe occidentale.

– La diaspora fait fausse route lorsqu’elle prétend à l’héritage orthodoxe de l’Occident. Cette visée repose surtout sur la confusion entre le principe territorial propre à l’enracinement de l’Eglise en un lieu particulier, et la nationalité de ses membres. Il ne faut pas renverser les perspectives, et tenter d’expliquer les difficultés de la diaspora par la mauvaise disposition des orthodoxes occidentaux à son égard. Citons, en exemple, un des griefs formulé contre l’Eglise catholique orthodoxe de France, celui d’ethnophilétisme. Or le caractère national de cette Eglise n’est pas déterminé par la nationalité de ses membres. La nationalité ne constitue nullement un critère d’appartenance à cette Eglise. En revanche, cette Eglise se définit par «l’osmose naturelle avec le tréfonds culturel et cultuel de son propre terroir, ce terreau orthodoxe dans lequel plongent ses racines, et qui détermine sa personnalité. Un phénomène identique d’osmose avec leur substrat naturel lie les orthodoxes d’Orient au rite byzantin auquel ils sont viscéralement attachés, et avec lequel ils ont tendance à identifier l’Orthodoxie[19]»

– Une autre erreur consiste à croire que l’Eglise orthodoxe tout entière serait en diaspora comme l’écrivait en 1966 (le 22 janvier) Olivier Clément dans le journal Réforme : «Constantinople n’existe plus et les Orthodoxes ne sont pas chez eux à Constantinople – Istanbul. Ils y sont en diaspora. La Sainte Russie n’existe plus et les chrétiens russes sont des chrétiens en diaspora (..). Quand les hiérarques d’Orient auront compris, oseront dire, qu’ils sont aussi, non certes politiquement mais spirituellement en diaspora, alors les problèmes concrets de l’Orthodoxie en Occident seront prêts d’être résolu». Siune telle pensée devait être suivie, l’Eglise orthodoxe deviendrait un organisme spirituel sans corps historique, et l’Incarnation du Verbe perdrait toute signification.

– Il faut veiller à ne pas prendre la routine pour la Tradition. Quelques « personnalités » assimilent volontiers l’Orthodoxie à des habitudes.

– Le 37e canon du VIe concile œcuménique, confirmé par le 18e canon du concile d’Antioche, dit que «la domination des étrangers ne doit pas nuire aux droits de l’Eglise» et que «les circonstances ne doivent pas entraver l’exercice de l’administration de l’Église».

De cela et de tout ce qui précède, on peut inférer positivement que la diaspora et l’Eglise locale :

– s’occupent chacune de leurs fidèles selon leur tradition liturgique, canonique, sans domination de l’une sur l’autre,

– s’échangent le baiser pascal effectif,

– recherchent le bien de leurs fidèles sans soupçon de l’une sur l’autre ni esprit de « concurrence »,

– sont liées par les faits et les idées, et la perspective de la vie quotidienne,

– évoluent vers la formation d’un synode unique où il pourrait exister, au départ, une métropole orientale et une métropole occidentale.

Ces propositions ne traitent pas toutes les questions en suspens. Toutefois, elles s’inscrivent dans une conquête réelle de la grâce divine pour établir l’Eglise icône de la Trinité divine.


L’EGLISE CATHOLIQUE ORTHODOXE DE FRANCE
ET LE CHRETIEN EN OCCIDENT

Pour compléter ce travail, il est évangélique et conforme à la charité de proposer une perspective plus universelle à notre christianisme en Occident.

En effet, l’établissement des orthodoxes en Occident et l’établissement de l’Eglise orthodoxe locale ne sont pas des phénomènes isolés ni dépourvus de sens pour le christianisme en Occident.

L’Eglise de Rome qui vit sur le sol d’Occident depuis un millénaire sous sa forme actuelle, et les Eglises protestantes qui ont un demi millénaire de vie locale, ne sont pas indifférentes au comportement des Eglises orthodoxes.

L’Esprit saint et les chrétiens de notre temps semblent susciter la création d’une «Eglise locale». Cette perspective se retrouve dans toutes les Eglises qui la nomment de la même manière. La personnalité locale, autonome, vivifiante pour la nation, est une nécessité. Le début du 24e canon du concile de Carthage dit que«Toute localité située loin d’une autre doit avoir son autonomie».

D’autre part, chaque peuple a droit à une organisation ecclésiastique autonome[20]capable de le baptiser.

En vertu de ces deux «lumières», le caractère local de l’Eglise et le baptême potentiel de tous les peuples de l’univers, il s’avère que les travaux et la présence de l’Eglise orthodoxe de France peuvent compléter ceux des Eglises d’Occident dans les domaines suivants :





– l’accroissement de la vie spirituelle qui manque souvent aux chrétiens contemporains,

– la célébration des rites locaux,

– l’enrichissement issu de la source orthodoxe,

– la nécessité de considérer que les canons sont constructeurs, protecteurs et curateurs et que, loin de l’excès juridique et du formalisme moral, ils cherchent à aider le chrétien à passer de l’image à la ressemblance par la force du Christ et l’immortalité du Saint-Esprit.

«L’Église orthodoxe s’oppose toujours à l’esprit totalitaire, et défend l’esprit conciliaire, démocratique ; pour elle la centralisation dans l’Eglise est un danger pour la liberté de ses membres[21]. »

L’Eglise du Christ est un chantier. Puissent ces quelques propos contribuer à la construction de la part orthodoxe réservée par Dieu ànotre Occident contemporain.

[1]. Ces deux premiers principes sont affirmés dans le Manifeste de la Confrérie Saint-Photius fondée à Paris en 1925 par huit jeunes théologiens russes émigrés dont V. Lossky, N. Ignatieff, E. Kovalevsky. La Confrérie avait pour but de travailler à l’indépendance et à l’universalisme de l’Ortho­doxie. Elle est à l’origine de la fondation de l’Église orthodoxe d’Occident par le patriarche Serge de Moscou.

[2]. Vincent Bourne. La Divine Contradiction, tome I, p. 79.

[3]. = Du grec hesycha : tranquillité, solitude, silence. Faire le silence de l’être pour entrer en rapport avec le silence divin.

[4]. Etienne Gilson disait à juste titre qu’on ne peut comprendre l’Occident si l’on ne connaît pas le Moyen Age.

[5]. C’est nous qui donnons cet épithète.

[6]. Cf. Présence Orthodoxe, n° 90, pp. 22 à 34.

[7]. Op. cit.

[8]. Op. cit.

[9]. Même transposé en évêque, à Rome par exemple (Note de l’auteur).

[10]. Tel est le nom pris à l’époque par sa communauté.

[11]. Antoine Krapovitsky, ancien métropolite de Kiev en 1917, émigré en Yougoslavie.

[12]. Nouveau patriarche de Moscou.

[13]. Métropolite russe chargé des relations extérieures du patriarcat de Moscou.

[14]. Jean Maximovitch (? 1966) canonisé le 2 juillet 1994 à San-Francisco.

[15]. Cf. Présence Orthodoxe, n° 91, p. 15 à 19.

[16]. Décret n° 75 du 16 juin 1936.

[17]. Baptême des Francs avec Clovis ou baptême des Slaves avec Vladimir.

[18]. Ce propos se fonde sur les termes d’une lettre (n° 517, du 25 août 1939) écrite par le métropolite Serge de Moscou à la Confrérie Saint-Photius.

[19]Orthodoxie et Occident, Maxime Kovalevsky, Paris 1990, Editions Carbonnel, p. 45.

















[20]. 34e règle apostolique.

[21]. Jean, évêque de Saint-Denis, in La Divine Contradiction, Vincent Bourne, tome 1, Librairie des Cinq Continents, p. 205.