L’anthropologie chrétienne, la prière

L’anthropologie chrétienne
À la lumière de la Révélation

I. Approche par la Révélation

(La connaissance de la Divine Trinité est expérimentation vécue et vivifiante, et non point du tout spéculation théorique et intellectuelle. Elle est contact personnel : plus précisément, contact de la personne qu’est chaque homme avec Chacune des Trois Personnes Divines. C’est pourquoi elle s’exprime et s’opère par la prononciation de leurs Noms. A l’homme qui, créé à l’image et à la ressemblance divines, est toujours porteur de l’image, mais a, par le péché, laissé échapper la ressemblance, cette connaissance fournit le moyen instrumental de restaurer en lui la ressemblance perdue, de revenir de la difformité à la conformité. Ce moyen instrumental consiste en un retour à l’équilibre vrai et à la juste hiérarchie intérieure de l’être, qu’on appelle retournement ou metanoïa, et qui résulte de la redécouverte par l’homme, en lui-même, de l’esprit et de l’Esprit – simultanément.

C’est ce qui est décrit dans ce qui suit, avec toutes les implications concrètes et quotidiennes de cette entreprise vitale.)

L’approche de l’homme au moyen de la Révélation nécessite le rappel de plusieurs triades qui donnent aux choses leur juste valeur.

Créé, incréé, et rapport entre créé et incréé.

Le créé et l’incréé sont interdépendants et, si on ne connaît pas l’action de l’incréé dans le créé, on ne peut parler ni du monde, ni de l’homme, ni des anges. On ne peut avoir une vision réelle de l’homme si on oublie l’un des deux éléments. Car il y a Dieu, l’homme, et le rapport de Dieu avec l’homme. Sans cette vision triadique, notre conception de l’homme et du monde est caduque.

Monde noétique, monde matériel, homme

Le monde matériel est ce que la Bible appelle Terre : c’est le cosmos visible, ce monde de milliards d’années que notre époque a considérablement élargi. D’un petit monde, en effet, il est devenu un monde immense, embrassant des espaces immenses. Le temps s’est élargi dans le passé, le présent et l’avenir, et les distances aussi, mesurées par des nombres prodigieux. Mais ce monde matériel n’est qu’un aspect de la Création, car beaucoup d’éléments ne sont pas visibles.

Le monde visible, ce cosmos avec tous ses systèmes solaires, ses innombrables années, ses distances infinies, son immensité, nous fait tourner la tête. Nous nous sentons plus que petits. Notre terre paraît inexistante et notre existence ridicule.

Pourtant, selon l’Évangile et les Pères de l’Église, ce monde immense ne représente qu’un sur neuf, ou un sur neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, face au monde noétique et spirituel. Tel est le sens de la parabole de la brebis perdue et des quatre-vingt-dix-neuf brebis : pour Dieu, ce cosmos visible est une toute petite chose, une brebis perdue, face à un monde qui le dépasse de beaucoup, et qui est le monde noétique.

Ce monde noétique, angélique ou spirituel, n’est pas du tout de notre catégorie, car il connaît un temps qui n’est pas notre temps, il connaît un espace qui n’est pas notre espace. Ce temps-espace nous apparaît comme une sorte d’éternité, comme une absence de temps et d’espace. En réalité, ce monde est une création et, de ce fait, s’inscrit bien dans un certain espace-temps. Si l’on compare notre espace-temps cosmique avec ce temps-espace angélique, on peut dire, sans erreur, que les hommes sont dans le temps et l’espace et que les anges sont en dehors du temps et de l’espace. Cet en-dehors n’est cependant pas absolu. Il n’est un temps-éternité que par rapport au temps-horloge ou au temps psychique, qui a une certaine durée. D’où les expressions : éternel, éon…

L’homme, troisième terme de la triade, présente quelque chose de tout à fait à part face à ces deux mondes. Du point de vue cosmique, il est tellement petit qu’il est insignifiant. Il disparaît dans l’humanité qui, elle-même, n’est qu’un petit point perdu dans l’infini. Mais l’homme n’est pas que ce petit élément du cosmos, car il appartient simultanément au monde noétique, spirituel. Et cette appartenance fait dire à saint Irénée : « L’homme ne sera jamais tranquille, sauf en Dieu. »

Cette deuxième triade ne doit cependant pas nous faire oublier la précédente, car le monde noétique aussi est créé, et tout cela est en contact avec l’incréé. Tel est le paradoxe de l’être humain : il n’est ni un ange dans un corps, ni un corps qui a produit un esprit, il est leur rencontre, leur compénétration, leur coexistence.

Voilà pourquoi nous sommes tellement agités, insatisfaits de notre vie. Nous cherchons à exploiter la lune, à aller dans les espaces, ou à faire des révolutions…

Un animal est un animal, mais l’homme n’est jamais homme, parce qu’il est cosmos, ange et Dieu. Toujours insatisfait, il cherche à pénétrer dynamiquement, à briser ou à conquérir, car il est au coeur de cette rencontre perpétuelle. Il est le dialogue permanent entre l’esprit et la matière, entre la création et la créature, entre le monde spirituel et le monde matériel. Par sa nature, et c’est le regard de l’anthropologie chrétienne, il n’est ni ange déchu dans la matière, ni matière enrichie d’un esprit, il est la rencontre des deux. Avec l’esprit il est un ange, sans l’esprit il est une bête intelligente.

Corps, âme, esprit

Cette triade est souvent oubliée dans beaucoup d’enseignements chrétiens actuels : l’être humain a corps, âme et esprit. Il y a une distinction nette à faire entre l’esprit et l’âme. Le psychosomatique est un monde réel. Et le grand et perpétuel problème est de ne pas confondre le monde psychique avec le monde spirituel.

Le corps est rythmé, autonome, et il exprime mieux la pensée divine que l’âme. L’âme, elle, est riche en émotions, pensées et actions dynamiques. Sa caractéristique essentielle est la transformation, la variation perpétuelle. C’est sans doute ce qui fait dire à l’humanisme moderne, pas seulement au marxisme, que l’homme est variable, que celui du XXe siècle n’est pas le même que celui du IIIe. On exagère ; en fait, il y a une certaine monotonie de l’homme.

Prenons par exemple le problème de l’amour-sexualité. On peut dire que deux mille ans avant Jésus-Christ on trouvait – avec quelques nuances – les mêmes psychologies, que de nos jours. Ainsi, datant de cette époque, en Egypte, on a trouvé l’inscription suivante : « Cette nouvelle génération n’est pas comme la nôtre; où va cette jeunesse absolument amorale ? Les parents ne peuvent plus rien en faire […] ; où va l’humanité ? Elle a perdu le sens du devoir […]. » On entend les mêmes discours aujourd’hui! Quand on est jeune on se révolte et, à quarante ans, fatigué, on critique la jeunesse…

Il y a néanmoins cette variation, cette instabilité dans la mentalité de notre âme que nous avons évoquée. Un exemple : ce père était pour donner leur liberté aux enfants. Très bien. Mais un jour, sa fille a quitté son mari pour partir avec un guitariste italien. Mon ami a dit alors : « Je mettrai les enfants chez les jésuites. » Et moi de lui répondre : « Mais tu as prêché pendant dix ans l’indépendance des enfants!… »

Telles sont les fluctuations de l’âme, qui la rendent très différente de ce qu’est l’esprit, que nous allons aborder dans la triade suivante.

L’esprit : noûs-logos-pneuma

L’esprit n’est ni l’âme ni le corps. Les Pères de l’Église nous enseignent qu’il est triadique. Nous ne parlerons pas ici de l’esprit en tant qu’il est troisième terme de la triade précédente dans laquelle l’esprit est supérieur à l’âme et le corps inférieur à l’âme. Nous le considérerons sous l’angle de la terminologie patristique, en tant qu’il est composé :

– du noûs ;

– du logos intérieur (intérieur car il ne concerne pas les paroles);

– du pneuma, ou esprit intérieur.

Et ces trois éléments n’en font qu’un.

Il n’y a pas de mots, en français, qui correspondent à ces trois termes. La pensée française est en effet entrée dans une vision duelle de l’homme : esprit-corps, ou esprit-âme, ou intelligence-corps, et la vision triadique a disparu. Les Russes, au contraire, avaient trois mots correspondant à noûs, logos et pneuma, restés dans la littérature mystique des XIVe et XVe siècles, et dans les textes liturgiques; mais ils ont disparu, et il n’est resté que le dernier. Ainsi les Russes ont confondu le pneuma avec l’esprit, l’ambiance, le climat, le bon esprit, qui sont des catégories psychologiques.

La triade de l’esprit : noûs-logos-pneuma, elle, est bien distincte du monde de l’âme et du corps, de la dimension psychosomatique de l’homme. Dépister, dans l’être humain, cette partie supérieure, différente, qui nous influence mais ne se confond pas avec les autres plans, tel est notre sujet.

II. L’expérimentation du noûs

Les trois volontés en l’homme

Les triades que nous avons évoquées au chapitre précédent sont initiales et du domaine de la nature. Il faut maintenant tenir compte d’une nouvelle triade, indispensable, non pas pour définir l’homme en soi selon la nature, mais pour comprendre l’homme concret, dans l’état d’après le péché. Le péché est en effet un élément nouveau dans le monde. Il a bouleversé les rapports entre les différents termes des triades.

L’être humain a toujours présentes en lui trois volontés :

– divine ;

– humaine ;

– diabolique ;

Trois choix, trois tensions qui font qu’il peut être dans trois états : ciel – terre – enfer. Parmi ces trois volontés, la volonté humaine est celle qui choisit, ou bien de s’harmoniser avec la volonté divine : c’est la synergie ; ou bien d’être captée par la volonté diabolique qui, notons-le, n’a rien à voir avec la chair.

On doit distinguer ces trois volontés. Saint Antoine le Grand dit que cette distinction est une des plus grandes vertus, qu’elle est le discernement. Prenons quelques exemples.

Ainsi, un acte de charité : un tel acte peut être bon ou mauvais par ses résultats. La volonté peut venir du diable – prétexte à se faire valoir – ou bien de l’Esprit Saint. Certains proclament une seule volonté honnête : « Je suis franc. » D’autres, tel Julien Green, font s’affronter deux volontés : divine et sexuelle. Ces deux attitudes sont des approximations, elles ne sont pas la Vérité. Car il y a trois volontés en l’homme : céleste, naturelle, diabolique. Si l’on en oublie une, on est dans l’erreur; on est dualiste, donc dynamique, mais on n’est pas dans le vrai. On se fatigue entre ciel et terre, ou entre le divin et l’infernal – dans lequel, d’ailleurs, on introduit en général le naturel, tandis que l’on qualifie de « célestes » des émotions humaines. La fatigue vient du fait qu’on a oublié l’humain. On s’installe dans un certain équilibre, mais on perd le sens des vérités jusqu’à ce qu’advienne une crise spirituelle.

Le noûs expérimenté

Saint Paul, dans la première épître aux Corinthiens, distingue l’homme psychique et l’homme spirituel ! et dans la première épître aux Thessaloniciens, il dit : « Que tout votre être : l’esprit, l’âme et le corps, se conserve irréprochable jusqu’au jour de l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ » Dans l’épître aux Hébreux il dit : « La parole de Dieu est puissance, elle partage le pneuma et le psychique. » Il a projeté auparavant la lumière sur le mot repos que nous employons dans la prière des défunts : le repos n’est pas la somnolence ou la quiétude, il est « non-agitation ». Ce texte marque nettement la séparation entre l’esprit et l’âme dans l’être humain.

Athénagoras d’Athènes, contemporain de Justin l’Apologète, montre que, dans la Trinité comme dans l’anthropologie, le noûs contient éternellement, par son existence même, le logos. De son côté, saint Irénée distingue clairement physis, psyché et noûs. Le terme physis est employé chez les Pères, de différentes manières. La physis de Dieu est sa nature. Saint Irénée, de son côté, donne à physis un sens corporel : soma, corps, chair.

Au Moyen Age, sous l’influence de la théologie, on distingue deux amours : l’amour physique, qui cherche l’union de deux natures, et l’amour extatique, qui s’oublie, se donne (ce n’est pas l’extase). Chercher l’union avec Dieu, c’est l’amour physique. Déjà, dans la genèse de la Création, les Pères distinguaient deux actes divins : le corps tiré de la terre (physis), et l’âme recevant de Dieu son esprit.

L’âme et le corps agissent en relation. L’âme, l’intermédiaire psychique, est un balancement entre le corps et l’esprit. Son rôle est, ou de se spiritualiser, ou d’incliner vers le corps. L’âme donne aux éléments tirés de la terre, au corps, à la nature-physis, leur déséquilibre et leur ampleur.

L’âme reçoit l’esprit, elle le contient, mais l’esprit n’est pas mélangé à l’âme. L’épée – la parole de Dieu – pénètre jusqu’à la jointure de l’âme et de l’esprit. Il n’y a pas de co-pénétration naturelle.

Pour l’esprit, saint Irénée emploie les trois mots, noûs, logos, pneuma, le premier étant souvent remplacé par l’un des deux autres. Saint Irénée introduit un élément nouveau : l’esprit n’est pas formé, il sauve, forme, organise ; tandis que le corps, lui, est formé, il appartient au monde objectif.

On a tendance à confondre l’esprit de l’homme avec l’Esprit de Dieu. Dans l’expérience de l’extase intérieure, non seulement il y a union de l’esprit avec Dieu, mais l’âme et le corps disparaissent.

A l’appui de ces trois termes, saint Irénée définit les notions d’image et de ressemblance. L’image de Dieu, c’est l’univers entier. Le corps, comme tout l’univers, est à l’image de Dieu. C’est un don. Mais la ressemblance est une acquisition, un progrès, qui se réalise par la volonté libre de l’homme. Un saint est « à la ressemblance ».

Saint Clément d’Alexandrie, au IIIe siècle, distingue, quant à lui, trois réactions dans l’homme :

– le corps, qui est sensation, sentiment ;

– l’âme, qui est désir ;

– l’esprit, qui est le noûs.

Un des caractères de l’âme est le désir. Quand l’homme vit dans le monde psychique, ce n’est pas le corps qui désire, car il sent. Ce qui désire n’est pas le corps. Mais l’âme sera toujours désireuse – inquiète ou non. Ce désir, par nature, va vers la chair; mais il doit aller aussi vers l’esprit, sinon, à un moment donné, il y aura insatisfaction.

Du point de vue de la Tradition, Origène commet une erreur : il ne considère pas que, par nature, l’homme a trois éléments. Pour lui, l’âme est la chute du noûs, elle est le noûs refroidi de son ardeur d’amour de Dieu (cf. Livre des Principes). C’est glisser vers une fausse conception de l’anthropologie chrétienne. Pour d’autres que lui, c’est le corps qui est la chute de l’esprit.

Ces erreurs nous amènent à faire une remarque, car il y a un piège et il faut être vigilant. En effet, la triade hiérarchisée qui forme l’homme en soi peut se transformer. Être spirituel ne veut pas dire mépriser le monde psychique, ce qui est facile. Et dans l’histoire humaine, il est arrivé que l’homme en quête de vie spirituelle, sans mépriser le corps, l’atrophie, et qu’en haine du psychique, il se mette à mépriser la culture. Ainsi, le liturgiste peut mépriser la musique profane, celui qui contemple les icônes peut haïr la peinture profane.

Au XIVe siècle, un anachorète qui s’était dépouillé de tout vivait ayant à jamais fermé sa fenêtre au soleil. Un fou en Christ est alors venu vers lui, a percé la fenêtre, a introduit des fleurs, des icônes et lui a dit : « Toi, sors et loue Dieu pour la beauté et l’émotion psychique devant la nature. »

On ne doit pas rejeter le monde psychique qui crée la littérature profane et façonne l’être humain. Dans le Christ, il y avait d’ailleurs un équilibre splendide : esprit, âme, corps. Le Christ pleure sur Jérusalem, ou sur Lazare, son ami mort, alors qu’Il sait qu’Il va le ressusciter. Il dit aussi : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Il dit mon âme, car l’esprit est toujours le spectateur, mais pas indifférent. Mais Il voit que Son âme souffre, et Il n’a pas tué la tristesse, catégorie de l’âme, au nom de l’esprit.

Didyme l’Aveugle distingue en l’homme les trois éléments : physis, psyché, noûs, comme saint Grégoire de Nazianze et saint Grégoire de Nysse qui discernent le corps, l’âme et le noûs, placent le noûs comme médiateur entre Dieu et la chair, et insistent sur le fait que le noûs humain a une essence telle qu’il est capable de connaître Dieu, alors que le corps et l’âme ne le peuvent pas. Le noûs est en effet à la ressemblance de Dieu, et médiateur entre Dieu et le monde. Il est le lieu de communication avec Dieu.

Pour saint Maxime le Confesseur : « Le noûs est une essence sans forme, précédant tous les mouvements et informant. » Voici un exemple éclairant cette parole. Au IVe siècle, apparut l’hérésie appelée apollinarisme. Apollinaire était ami d’Athanase et ennemi d’Arius. Il conçut que le Christ avait un corps et une âme, mais que son esprit était remplacé par le Logos divin : ceux qui combattirent cette hérésie dirent qu’il s’agissait d’un Dieu-bête et non du Dieu-homme.

Les Pères de l’Église ont produit quantité de textes sur ce sujet que nous allons maintenant aborder, ce qui va nous permettre d’apporter quelques précisions sur les trois termes de la triade : corps-âme-esprit.

Le Christ : corps-âme-esprit

Le Christ est pleinement Dieu et pleinement homme. Il a deux natures en Lui : une nature divine, et une nature humaine dans laquelle il est corps-âme-esprit. Mais il n’a pas deux personnes en Lui. Sa personne, Son hypostase, est divine.

Il faut donc distinguer l’esprit, le noûs, de l’hypostase. L’esprit, non formé mais informant, est presque un acte pur, et pourtant ce n’est pas l’hypostase.

Dans cette lumière du Christ, qu’est-ce que le CORPS de l’homme ? Il est individuel. Formellement : mains, bouche… nous appartiennent en propre; mais, par sa configuration, chaque corps est pourtant le corps humain. La combinaison est individuelle. Mais, dans chaque détail : cheveux blonds, noirs… nous entrons dans une même catégorie avec d’autres.

L’ÂME est également une combinaison, mais moins formelle que le corps, qui est stable, qui a un rythme et une certaine composition. L’âme, par nature, est une combinaison de différents éléments : tempérament et autres. Mais on ne peut la comparer avec le corps, car elle est mouvante, oh combien! Cependant, chaque composante de l’âme appartient aussi à d’autres, avec d’autres combinaisons : types lents, etc.

L’ESPRIT, lui, est nature, objectivité. Il n’est pas une combinaison mais mon esprit, mon noûs-logos-pneuma. Quand l’homme s’intériorise, il arrive à vivre dans l’esprit. Deux êtres peuvent ne jamais se rencontrer spirituellement, mais ils se rencontrent s’ils sont dans un même plan, quand ils parlent un même langage.

Cependant, l’homme spirituel n’est pas toujours un saint. Et deux êtres spirituels, par exemple un prêtre orthodoxe et un hindou, peuvent se comprendre, même si la Révélation est quelque chose de différent pour chacun.

Il n’y a pas des esprits, il y a l’esprit. Les dons ne sont pas l’esprit. On ne peut arriver à l’unité de l’humanité si on reste dans le plan physique ou psychique; il faut entrer dans le plan spirituel car, s’il y a des consciences différentes, l’esprit est le même.

Sur cette question, les conceptions hindoues comme la philosophie grecque emploient certaines terminologies troublantes. Aristote, par exemple, parlant de la bête raisonnable, confond le noûs, l’esprit, avec la raison. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est une approximation. Car une des qualités du noûs, c’est son contact possible avec Dieu, ce qui n’est pas du tout du domaine de notre raison. En effet, le noûs est ouvert à la connaissance divine.

Ces quelques précisions rendent compte de l’erreur d’Apollinaire. Si le Christ est Dieu mais pas homme complet, l’homme ne peut être déifié, il ne peut être sauvé. Le Christ doit donc être homme complet. Pour les Pères, les bêtes aussi sont raisonnables, elles ont une vie psychique – et une âme très forte – mais Apollinaire, répétons-le, supprime toute possibilité de déification.

Vers le noûs en nous

La quête du noûs et son développement en nous doivent permettre qu’il devienne roi de notre être à la place du psychique ou du physique. Comment le découvrir? Pour y répondre, citons trois Pères de l’Église.

Dans ses deux livres : Sur le Saint-Esprit et Sur la Trinité, Didyme l’Aveugle distingue avec clarté les trois éléments de l’être humain : noûs-psyché-physis. Pour lui, le noûs de l’homme n’est pas dans le temps. Contrairement à notre corps et à notre âme, qui sont nés de nos parents, l’esprit ne naît pas avec l’homme. Cependant il n’est pas immortel dans le sens divin : il est immortel par participation à la Divinité. Il n’est pas préexistant, mais en dehors du temps. Origène était dans l’erreur quand il exposait que l’âme et l’esprit de l’homme préexistaient. L’esprit appartient en fait à un temps supérieur, comme les anges, qui ne sont pas de notre temps.

Cela est compréhensible. Ainsi, notre mémoire, notre pensée ne sont pas dans le temps, bien que se déroulant dans le temps. Par la pensée on peut saisir tout à coup un événement passé depuis deux mille ans. On peut revivre à l’instant même un événement antérieur, un épisode de l’enfance, par exemple, un souvenir agréable ou désagréable. L’événement n’est pas alors dans le passé, mais dans le présent.

De même, l’esprit n’est soumis ni au temps ni à l’espace. Et cela va encore plus loin : un phénomène vécu par un ancêtre peut en effet surgir dans notre mémoire comme si nous l’avions vécu nous-mêmes.

Pendant la liturgie, le mémorial du Sacrifice n’est pas un souvenir d’il y a deux mille ans, mais un saisissement dans le présent, une actualisation de ce qui était dans le temps, mais qui, liturgiquement, dépasse le temps comme tout mystère. A Noël, nous revivons liturgiquement l’attente : « Que la Vierge engendre, ouvre une grotte à l’Inaccessible. » Et nous disons : « Christ est né, en vérité Il est né. » C’est le dépassement du temps, on revit l’événement de manière symbolique et spirituelle.

Le noûs, par sa nature, est donc en dehors du temps-horloge. C’est pourquoi l’apôtre Paul dit que nous avons tous péché en Adam. Dans notre corps et dans notre âme nous sommes les héritiers d’Adam. Dans notre noûs nous sommes présents en lui. Adam est l’humanité tout entière.

Saint Grégoire de Nysse insiste sur le noûs humain en Christ, et sur le noûs dans l’homme. Pour lui, le noûs jouit d’une volonté libre : il y insiste particulièrement.

Le noûs humain est défini par saint Grégoire Palamas de la façon que nous allons exposer maintenant.

Le noûs vient de Dieu

Précisons préalablement que les anges, les esprits, le noûs sont une création, comme le corps et l’âme, ils entrent dans l’univers créé, mais la forme de leur création est différente de celle de l’âme et du corps.

En effet, la Parole de Dieu crée le monde visible. Le monde visible, la matière et la psyché liée à la matière sont créés par la Parole de Dieu. Dans son Évangile, l’apôtre Jean dit : « Au commencement était la Parole… Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle…. » Tandis que le silence, le Verbeintérieur de Dieu, crée le monde invisible, le monde angélique et l’esprit. Il y a donc deux actions de création de Dieu : un certain extatisme, une extériorisation, c’est la création du monde visible; mais le monde invisible est créé dans le silence, le noûs est créé dans la contemplation.

C’est un grand mystère. Disons que la Parole crée la matière comme manifestation-symbole, comme expression de Dieu. De même font les mots, les lettres, quand nous exprimons notre pensée. Par eux, nous nous extériorisons, nous donnons quelque chose sans revenir dessus, en nous limitant. Mais pour retrouver le noûs, une des conditions essentielles est d’être dans le silence : silence de désirs, de peines, de sentiments – ce n’est pas l’apathie, qui a un autre sens.

C’est dans ce silence et par le silence divin que le noûs apparaît, car le silence divin est aussi créateur que la parole divine. Pour que les anges servent Dieu, pour que leur création soit ouverte à Dieu et vive par lui, elle doit se faire dans le silence. Dieu parle et se tait. Il se manifeste et se cache; il se manifeste et se cache encore. La création intérieure est comme une pause dans la grande musique. Celle-ci doit avoir des pauses de sonorité pour que la symphonie soit. Les anges et les esprits sont ces pauses. Ils sont créés par le silence. Dieu parle en eux.

Ainsi, la Création parle de Dieu. Mais dans le noûs, c’est Dieu qui parle. Sa racine est en Dieu silencieux. Toutes les extériorisations empêchent de retrouver le divin. Il faut donc s’intérioriser pour trouver le noûs.

Le noûs vient de Dieu, non pas comme une émanation, une énergie, une étincelle tombée de Lui ; mais dans le silence où Dieu se retire pour avoir quelque chose de semblable à lui.

Le noûs subsiste toujours et en lui-même

Cette définition n’est pas absolue. Si nous prenons toute la Création, rien ne subsiste en soi, il y a toujours une relation de dépendance avec autre chose. Mais le noûsn’est pas conditionné par l’extérieur. Il existe en lui-même.

L’âme peut être gaie ou triste, elle appartient au monde psycho-physique. Mais le noûs est en lui-même, il se nourrit de Dieu. Il peut être étouffé ou diminué par l’homme charnel, mais il n’est pas défini : il est en soi.

Le noûs humain possède la faculté de se dépasser

Cela explique pourquoi l’homme est inquiet et veut toujours se dépasser. Nous voulons toujours être plus que nous sommes. L’erreur est de croire que nous le pouvons sur le plan physique. Sans doute pouvons-nous organiser, combiner notre vie corporelle et psychique, mais nous ne pouvons pas la dépasser, car le corps est lié par la loi de la nature et n’a pas la fonction de dépassement. Celle-ci appartient au noûs, parce qu’il a pour caractère d’aller vers Dieu. Le noûs peut entraîner le corps (lévitation, marche sur les eaux), ou donner des puissances à l’âme, puisqu’il va vers Dieu. Mais la nature, comme la technique (l’aviation, etc.), ne se dépasse pas : elle se combine. L’organisation devient plus rationnelle, la rapidité s’accroît, mais il ne s’agit pas d’un dépassement.

Le noûs s’élève à l’intelligence divine

Quand l’homme vit uniquement dans le monde psychique et non spirituel, il peut avoir des élans de l’âme : piété, émotion… mais il ne peut s’élever à l’intelligence de Dieu, à la connaissance divine. L’âme peut croire et doit croire, elle peut donner l’élan de la prière, mais les élans sont fragiles et tout d’un coup les êtres tombent. Elle peut avoir une certaine élévation, être créatrice mais, par nature, elle ne peut s’élever car elle est changeante. C’est pourquoi toutes les fausses mystiques sont toujours psychiques. Elles ne sont pas stables.

Pour combattre cette instabilité, il faut lutter toute sa vie et se rappeler ce proverbe du mont Athos : « Si tu pleures, si tu ris, c’est le petit démon qui danse devant toi. » Le démon, c’est l’élément changeant.

En revanche, l’âme peut s’élever si elle est entraînée par le noûs, elle peut alors participer à la connaissance, mais c’est le noûs qui s’élève à l’intelligence divine, au-delà du rationnel, de la déduction, du sentiment, de la logique.

La grâce divine pénètre l’âme et le corps par le noûs

C’est par le noûs, comme par une porte ou une fenêtre, que la grâce divine pénètre dans l’âme et le corps. Le noûs reçoit la Lumière incréée. En même temps, il est purifié. Il n’est pas la lumière, il reçoit la lumière divine.

Le noûs devient lumière

Le noûs s’unit à la lumière divine. Il est complètement saisi par elle, dans une union telle que, expérimentalement, on a l’impression qu’il n’y a pas de différence entre lui et Dieu. L’apôtre Paul dit que cette union est plus forte que celle du fer avec le feu. C’est le corps déifié, Dieu en tout.

Le noûs est naturellement tourné vers Dieu. Quand il s’ouvre, il devient tellement consentant que, tout en étant différent par origine, il accède à ce moment de total silence où il n’y a que l’Inexprimable : Dieu !

Alors, commence la sanctification

Après cela commence la sanctification de l’âme et du corps. L’homme est placé devant Dieu, c’est le dialogue de deux amours. Le noûs reçoit donc la grâce avant l’âme et le corps. C’est pourquoi la grâce, l’énergie divines viennent toujours par lui.

S’il n’est pas éveillé, la grâce ne peut coordonner, éclairer l’être humain. La grâce se répand dans notre âme et dans notre corps proportionnellement à l’éveil du noûs.

Avant d’achever ce chapitre, disons quelques mots sur l’intelligence divine.

Il y a deux plans différents d’intelligence. Quand je fais une conférence, l’intelligence est déductive, analytique, synthétique. Il s’agit d’un système de rapports, de procédés, d’oppositions… C’est un travail d’explication qui se passe dans le temps.

Il existe une intelligence différente qui n’est pas contemplation, mais saisissement avant la formulation. Par exemple, je dis : « Le monde spirituel est créé dans le silence. » Si je comprends, je suis dans la profondeur de ce silence. Je ne trouve pas les mots. Je saisis en un instant cette vérité sublime qu’après j’essaie d’exprimer, de décrire : je décris le monde créé comme une coupe…

Pour discerner ces deux plans, il faut distinguer entre intuition et intelligence de l’esprit.

III. Les structures de l’homme dans l’anthropologie chrétienne

Le déséquilibre dans le monde

Nous avons déjà parlé des structures toujours triadiques de l’homme : esprit, âme, corps. A ces trois éléments s’ajoute un quatrième : l’hypostase ou personne, qui n’est ni esprit, ni âme, ni corps, mais avec laquelle est lié le destin de l’homme.

Cette triade, nous l’avons étudiée jusqu’à présent, non pas abstraitement, mais en soi.

Pour que l’homme retrouve l’esprit en lui, ne le confonde pas avec l’âme et qu’enfin il restaure cette triade et vive en esprit, âme, corps, nous devons parler du déséquilibre dans le monde.

Le déséquilibre dans le monde est survenu à cause du péché. En réalité, un homme normal ne pourrait même pas poser la question : Où est le noûs ? L’homme normal créé par Dieu, Adam avant le péché, devait vivre pleinement dans l’esprit, l’âme et le corps. Si aujourd’hui on se demande : Où est l’esprit ? Où se trouve-t-il ? c’est que dans l’être humain s’est produit un déséquilibre à cause du péché originel, et pas seulement à cause du péché personnel. C’est, en effet, à cause du péché originel que nous pouvons dire que nous sommes tous des déséquilibrés, ce n’est pas seulement parce qu’il y a des fous, des impuissants, des gens aux nerfs malades…

Mais qu’est-ce que l’équilibre humain ? C’est simple ! L’homme doit avoir une conscience claire, hiérarchique dans leurs valeurs, des trois éléments qui le constituent : l’esprit, l’âme et le corps, sans confusion et sans séparation. Or, chez nous, cette conscience est confuse et indistincte. Et disons naïvement que l’élément supérieur – l’esprit – est le moins clair à notre conscience.

Il est certain qu’il y a des gens qui sont surtout préoccupés par les nourritures terrestres. Mais ils ont néanmoins une certaine notion de l’âme, de la psyché.

En captivité, certains prisonniers perdaient leur âme et leur esprit tant ils étaient axés sur la nourriture. Quand on commençait à parler de Dieu ou d’art, ils s’écriaient : « Comment peux-tu parler d’autre chose quand on a faim ? » Leur unique souci était leur estomac. Mais, en général, les matérialistes, ou les marxistes, même les théoriciens, tout en affirmant que seule la matière existe, parlent en réalité de l’âme. Pour faire la révolution, ou en vue d’autres causes, bonnes ou mauvaises, on ne s’adresse pas au corps, on excite l’âme! Mais le noûs se trouve d’une certaine manière occulté, d’où le déséquilibre qui touche aussi bien l’âme que le corps.

« Le péché originel passe par l’hérédité », dit saint Augustin. Certainement, il passe ainsi, parce que nous sommes dans un certain courant de traditions, d’influences, d’hérédité physique et spirituelle.

Saint Jean Chrysostome dit de son côté : « Ceux qui vivent autour des chrétiens sont influencés même s’ils ne sont pas baptisés.» Il en va de même pour les animaux qui vivent près des hommes.

Il y a donc quantité d’hérédités, de multiples transmissions. Mais l’hérédité physiologique est très forte. Prenons un exemple : il y a des êtres qui naissent criminels, comme il y a des trisomiques. On sait que ces anomalies sont liées à des problèmes hormonaux. Ainsi, on a fait des expériences sur certains types de criminels; pas sur ceux qui avaient déjà tué dans leur vie, mais sur ceux qui étaient portés vers tel ou tel crime. On aurait pu croire que leurs causes de criminalité avaient un caractère moral, en fait, elles étaient physiologiques : ces individus avaient un chromosome en trop. On sait qu’en général, un chromosome en trop provoque une tendance à la criminalité, alors qu’un chromosome en moins donne des sujets impuissants ou manquant d’intelligence. Dans les deux cas, il y a déséquilibre, car en principe nous devons avoir quarante-six chromosomes, mais, dans la réalité, il peut y avoir excédent ou manque, ou mauvaise combinaison.

Ainsi, il peut y avoir déséquilibre du nombre des chromosomes et l’homme n’est pas responsable d’être né ainsi. Cela ne veut pas dire pour autant que le crime n’est pas amoral. Car même l’homme le plus moral, le mieux équilibré, est né avec un certain déséquilibre. Et nous devons tous reconquérir l’homme.

« Le chien est le chien, le chat est le chat, et l’homme doit devenir l’homme », disait un anthroposophe allemand. Nous devons prendre en considération que nous ne sommes pas pleinement hommes. Cela se vérifie d’ailleurs quand on observe un cerveau humain. On sait qu’une multitude de ses éléments sont en chômage et ne fonctionnent pas. Puis, tout à coup, tel ou tel élément entre en fonction chez nous, tandis que les autres dorment car on ne les a pas développés.

L’homme, tel qu’il a été créé, a en lui une richesse infinie de possibilités. On dit par exemple que les saints font des miracles; mais nous avons aussi en nous cette potentialité. Un saint n’est pas un surhomme, c’est au contraire un homme qui a reconquis un certain équilibre afin de redevenir l’homme tel qu’il est en réalité, et non pas en déséquilibre.

Sans le péché, le problème du noûs ne serait donc pas posé. Mais puisque le déséquilibre existe, comment devons-nous nous orienter face à ce problème, comment devons-nous agir ?

La dialectique esprit – âme – corps

Dans l’homme normal, en dehors du péché, l’esprit s’alimente de, par et en Dieu. Il est le temple du Saint-Esprit. L’Esprit vit seulement par Dieu et, comme il s’alimente de Dieu, il est puissant. Chez l’homme normal, il peut soutenir l’âme, comme l’âme peut soutenir le corps.

Le péché consiste en ce que l’esprit, le noûs, oublie Dieu, se sépare de lui. C’est cela, le péché originel : c’est le désir de vivre sans Dieu, ou de vivre comme Dieu, sans Lui. Dans ce passage de la Bible où le serpent dit : « Vous serez comme des Dieux » (sans Dieu), il n’a pas vraiment menti. L’homme est en effet appelé à être dieu ; mais à être dieu par Dieu, non pas sans Lui.

Lorsque l’homme se retrouve sans Dieu, inévitablement une coupure se produit entre l’Esprit de Dieu qui est, et l’esprit de l’homme qui veut vivre. Celui-ci n’a plus alors sa source qui l’alimente, il a perdu son but, son regard. Il se tourne alors vers l’âme, et au lieu de lui donner la force, de l’alimenter, de l’éclairer, de la purifier, il devient parasite de cette âme.

L’esprit recherche ainsi l’âme et s’alimente d’elle, car il s’est coupé de l’action de Dieu. Son regard est alors plongé au niveau inférieur et, en même temps qu’il donne la puissance à l’âme, il s’affaiblit lui-même. Et cette puissance donnée à l’âme est fausse. L’esprit est en effet de caractère absolu, et l’âme, relative par nature, étant parasitée par lui, donne une étiquette d’absolu aux choses qui ne le sont pas. La grandeur d’âme peut être émotion, pensée ou élan artistique, mais l’âme n’a jamais en elle-même un caractère d’absolu. L’âme est variété de relations, dont la valeur est relative.

Ainsi, quand l’esprit se détourne de Dieu, le premier élément passionnel arrive. L’esprit est parasitaire de l’âme et faiblit, il se plonge dans un plan inférieur, et en même temps l’âme est faussée, car elle reçoit de l’esprit au lieu de s’élever vers lui. Elle est alors alourdie de sa présence et, ne recevant pas de lui son soutien, car elle est déjà contaminée par lui, elle se tourne inévitablement vers le corps. Cela produit l’homme charnel.

Qui est l’homme charnel ? C’est celui dont l’âme veut se nourrir et jouir par les choses charnelles, corporelles. La bonne nourriture, la jouissance charnelle ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. Elles le deviennent quand on leur accorde toute puissance et qu’on les considère comme une élévation vers Dieu. Alors, obligatoirement, l’âme devient charnelle. Elle cherche dans le corps ce que le corps ne peut pas donner. Le corps en est bouleversé et où peut-il aller ? Vers la maladie et la mort.

Voilà pourquoi l’apôtre Paul et l’Écriture disent : « Si vous vous détachez de Dieu, vous mourrez. » Car si l’esprit ne s’alimente pas par Dieu, il se nourrit par l’âme, l’âme par le corps et le corps, n’ayant plus rien, incline vers la destruction, la mort, le néant. La souffrance est une résultante de ce que le corps n’est pas soutenu par l’âme.

Telle est donc la situation : nous devons recréer l’équilibre avec les vertus, les commandements, et une ascèse dialectique, c’est-à-dire habituer le corps à vivre par l’âme, élever l’âme pour qu’elle s’alimente à l’esprit, et diriger l’esprit vers Dieu. Ce renversement, ce travail, exige une ascèse. On ne peut pas dépister la vraie place de l’esprit sans un effort.

Chez les Pères de l’Église, cet effort peut prendre des formes qui nous paraissent un peu effrayantes, car ils doivent se détacher de tout sentiment corporel et limiter les émotions psychiques. Ce n’est pas du tout parce qu’ils méprisent le corps ou les éléments de l’âme, mais parce que ceux-ci ont pris une place trop importante au sein de la triade. Il s’agit de retrouver la juste hiérarchie des valeurs respectives de l’esprit, de l’âme et du corps.

Ce retournement forme toute la pensée ascétique et scripturaire. Certaines formulations contre les choses corporelles, charnelles ou psychiques nous paraissent violentes, mais ce n’est pas du tout contre leur nature qu’elles sont formulées. Le corps est en effet notre ami, notre élément essentiel en tant qu’être humain. Notre âme n’est pas du tout méprisable en elle-même. Mais pour retrouver la hiérarchisation des valeurs, pour que le corps se retourne et que l’âme se spiritualise, il faut faire un effort, un effort de pénitence, d’ascèse et d ‘ abnégation.

La richesse, disait saint Isaac le Syrien, n’est pas mauvaise, mais l’attachement à la richesse est mauvais. Le pouvoir n’est pas un mal en soi, mais le désir du pouvoir l’est… Il apparaît dialectiquement que si l’homme veut revenir à la véritable et pleine humanité, il doit faire tout un long travail de purification, de détachement, de lutte, d’accomplissement des vertus.

La passion

Au cœur des relations qui existent entre l’esprit, l’âme et le corps, entre en jeu un élément qui s’appelle d’un mot : passion, et qu’il convient d’expliciter. On entend souvent qu’il faut lutter contre les passions. Dans la bouche des Pères de l’Église, ce mot ne désigne pas, par exemple, le fait qu’un homme aime passionnément Dieu, la musique ou bien sa femme : un grand sentiment n’est pas une passion.

Il y a passion quand le supérieur est asservi à l’inférieur. Si vous bénissez Dieu quand, au cours d’un bon repas, vous appréciez tel ou tel plat et lui accordez un quart d’heure de jouissance, c’est magnifique. Dieu vous a donné l’intelligence pour apprécier, vous avez bu un bon vin avec plaisir, c’est bien. Mais si ce plat dégusté devient un sujet privilégié, vous commencez à vous attacher et vous cherchez à savourer. Votre âme et même votre esprit donnent alors un sens absolu à ce plat, et vous ne pouvez plus penser à autre chose.

Un gourmand fait de la gourmandise son Dieu. Mais un homme qui aime bien manger n’est pas forcément un gourmand. Tout le problème est là. Quelquefois, on a besoin de supprimer tel plat pour ne pas devenir gourmand. Si les moines mangent parfois du pain sec, ce n’est pas parce qu’ils méprisent la viande, mais parce que l’homme est ainsi conçu qu’il est facilement soumis aux forces du mal et que, s’il s’accorde une certaine facilité, il dérive tout d’un coup.

D’après les textes scripturaires, les passions surgissent donc en l’homme quand il inverse les éléments de la triade. Au lieu que l’esprit aille vers Dieu, que l’âme se nourrisse de l’esprit et que le corps soit soutenu par l’âme, l’esprit et l’âme se jettent dans le domaine charnel et poussent l’homme avec toute la puissance qui le caractérise vers une jouissance quelconque : orgueil, passion physique ou psychique, possession.

La passion est toujours un détournement des directions de l’homme intérieur, qui devient serf et idolâtre de tel ou tel élément qui, en soi, n’a rien de mauvais, mais devient mauvais parce qu’il accapare tout l’être humain.

Les Écritures saintes utilisent aussi souvent le mot monde. Il mérite d’être expliqué. « Vous n’êtes pas de ce monde » ; « Détachez-vous de ce monde. »

Au sens premier et superficiel, ce mot peut signifier milieu. Mais les Pères de l’Eglise l’emploient dans un sens très précis, différent du monde en tant que création de Dieu. Il y a en effet le monde qui est création de Dieu, comme la chair est création divine dans la formule « le Verbe fait chair ». Mais le monde se définit aussi, selon saint Isaac le Syrien, comme le complexe des passions. Vous aviez une passion, vous l’avez vaincue, mais il y en a d’autres. Ce monde est donc le complexe des passions, ou encore la mauvaise direction de votre esprit. C’est pourquoi, pour retrouver l’équilibre, il est indispensable de le quitter progressivement.

Dans ses Sentences, saint Isaac le Syrien dit encore : « Quand tu entends parler d’éloignement du monde, de la nécessité de s’épurer de tout ce qui est dans le monde, il te faut d’abord comprendre, non point selon les conceptions de la terre, mais selon celles de la raison réelle, le vrai sens de ce mot : le monde. Alors tu seras à même de savoir à quel point ton âme est éloignée du monde, et dans quelle mesure elle y demeure attachée. »

Dans ce sens, le mot monde est un nom collectif qui englobe ce que l’on appelle les passions. L’homme qui ne sait pas ce qu’est le monde ne pourra savoir par quels aspects, on pourrait dire par quels membres de sa personne il s’en est écarté, et par quels autres il lui est lié. Nombreux sont ceux qui, par deux ou trois membres, ont rompu le contact avec le monde, l’ont renié et croient alors que leur vie lui est devenue étrangère. Ils ne peuvent comprendre que le reste de leur corps et de leur âme vit dans le monde.

Le monde peut être considéré comme un collectif englobant les passions : nous leur donnons le nom de monde quand nous voulons les désigner toutes ensemble, et celui de passions quand il s’agit de les distinguer.

Elles constituent les diverses parties de la tendance prédominante dans le monde, et lorsqu’elles cessent, cette tendance connaît aussi son point d’arrêt. Voici quelles sont les passions :

– attachement aux richesses ;

– désir d’amasser ;

– obsession de la jouissance corporelle ;

– aspiration aux honneurs, d’où découle l’envie ;

– aspiration au commandement ;

– arrogance due à l’éclat du pouvoir ;

– goût de se parer et de plaire ;

– recherche de la gloire humaine, cause des rancunes ;

– crainte corporelle.

Là où se brise le cours de ces passions, on voit périr le monde. Vois quels sont ceux de ces membres dont tu vis et tu sauras pour lesquels tu es mort au monde. Quand tu auras connu ce qu’est le monde, toutes ces distinctions te permettront de déterminer en quoi tu demeures attaché, et dans quelle mesure tu es libéré. Pour résumer, le monde est la vie de la chair et la sagesse charnelle.

Si un anachorète quitte le monde et va dans le désert, ce n’est pas par mépris, mais parce qu’il se dit : « Je ne suis pas capable de me libérer dans les conditions où je me trouve. » C’est un acte d’humilité ou de réalisme. Il désire d’une manière ou d’une autre se libérer de cet attachement aux passions.

Les passions ne sont donc pas un sentiment puissant, elles existent au contraire quand l’âme est fascinée par le corps, ou l’esprit fasciné par le psychisme. Tel est le grand problème. Et alors, l’apathéia, état apathique, apassionnel dont parlent les Pères, ne consiste pas du tout à être apathique au sens commun, indifférent, mais au contraire à ne pas donner la puissance de l’esprit à l’âme, ni celle de l’âme au corps, à ne pas détourner la hiérarchie des structures de l’homme.

Les saints sont « apathiques » et ils sont. pleins de vie. Je connaissais un anachorète, un évêque tout à fait « apathique ». Il avait eu, à treize ans, une tuberculose de la gorge, qui se soignait très mal à l’époque. Il aurait dû mourir. Mais il avait une telle présence de prière, une telle vitalité, qu’il survécut. Il ne pouvait pas parler, mais à côté de lui on ressentait une extraordinaire vitalité spirituelle. Son esprit nourrissait son psychisme, et celui-ci soutenait son corps.

Autre exemple authentique où l’âme reprend ses droits. Je connaissais une femme profondément malade et ne pouvant quitter son lit. Son enfant tomba également malade. Sa psyché de mère aimante fut tellement puissante qu’elle put sortir de son lit et soigner son enfant. Par cet effort psychique, elle guérit aussi : elle avait vécu sa maternité, non seulement au niveau de son corps, mais aussi sur le plan psychique.

C’est aussi ce que peut faire une mère en aimant un enfant d’adoption comme celui de ses entrailles. Qu’arrive-t-il dans ce cas-là ? L’équilibre est rétabli, le psychisme est devenu maître du corps. De son côté, l’esprit aussi doit devenir maître du psychisme.

Un homme qui aime passionnément la beauté, s’il s’adonne à cette passion pour la beauté artistique qui voile Dieu, est passionnel, car il est attaché à la beauté abstraite. Mais le même homme, s’il est spirituel, aimera Dieu d’abord, et cette passion, même forte, ne sera pas idolâtre.

Malheureusement, nous sommes en état de déséquilibre, et tous les psychologues, thérapeutes, psychanalystes ne peuvent prétendre rééquilibrer l’homme. Ils font des hommes plus ou moins désagréables, plus ou moins sociables, mais le problème de la profondeur n’est pas résolu. Car le véritable homme équilibré n’est pas seulement celui qui passe partout, qui ne gêne pas son voisin et qui n’a pas de complexes. Là n’est pas le véritable équilibre. L’homme est appelé à aller vers Dieu, à entrer en communication avec Dieu et avec l’Esprit, et son esprit doit reprendre la place royale dans cette triade : esprit – âme – corps.

IV. La conquête de l’Esprit

Recherche de l’esprit par le corps

L’homme oubliant Dieu, le monde spirituel ou noétique, vu et pris comme quelque chose qui lui était naturel, a lui aussi disparu.

Un philosophe orthodoxe russe disait que l’Incarnation du Verbe n’est pas un accident ni un miracle, mais la base de l’existence du monde. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin a voulu faire un compromis entre la théologie d’un côté et la philosophie de l’autre. En distinguant le spirituel et le naturel, ces deux plans étant coexistants mais pas co-pénétrants, on en arrive à cette idée curieuse que l’existence de Dieu peut être prouvée par la raison. Ainsi Dieu est objet de la philosophie, tandis que la Trinité est objet de la Révélation. Puis Dieu, disparaissant ensuite, est sorti de l’objet philosophique, et l’on est resté, dans le monde devenu athée, avec la Trinité devenue un dogme auquel on doit croire mais sans aucun rapport avec l’existence du monde, ni avec l’Incarnation, ni avec la virginité de Marie.

Ainsi, se sont trouvées créées deux couches parallèles non co-pénétrantes, avec pour particularité que le monde surnaturel est très souvent cité dans la littérature mystique des saints. Aux XVIIIe et XIXe siècles, par exemple, ils parlent de l’esprit, du noûs, en le qualifiant de surnaturel. Or, cela n’est pas juste, car le noûs est naturel à l’homme. L’homme qui, au contraire, n’est pas pleinement corps, âme, esprit, n’est pas complet, il est diminué.

Après la crise du cartésianisme, ce dualisme esprit-matière, on est tombé dans le monisme de Hegel et de Marx. C’est en effet ce dualisme qui engendra la lutte et provoqua le déséquilibre de l’homme; la triade ayant disparu on chercha ensuite le monisme.

L’esprit est donc en nous, mais nous n’en avons pas conscience. Et sa recherche doit commencer, non par l’âme, mais par le corps. Car le corps est plus stable, et nous avons déjà vu que l’une des caractéristiques du noûs en nous est sa stabilité. Il n’est pas soumis au temps, au changement, alors que notre psychisme est par excellence un monde changeant.

Mais qu’est-ce que le corps ? Le corps, tout en étant changeant, a un certain rythme que l’âme n’a pas. Par exemple, une passion n’a pas de rythme ; elle peut être tout d’un coup très forte, puis s’évanouir instantanément. Elle n’est pas soumise au rythme des saisons. Notre corps, en revanche, est lié à certains rythmes : activité, repos, nourriture, jeunesse, vieillesse… La participation du corps à la prière et à la contemplation est un grand problème de rythme. La position du corps, les gestes sont en étroite relation avec les prises de conscience, et c’est là un problème constant.

Pourquoi, dans la liturgie chrétienne, n’y a-t-il pas de danses ? Ma pensée est que les danses sont réservées aux corps transfigurés. Isaïe dit en effet que les montagnes sauteront comme des béliers et que les arbres applaudiront. C’est l’image du monde libéré, dansant dans la liberté des gestes. En dehors de la danse, le christianisme, comme les autres traditions d’ailleurs, propose certaines positions du corps, certains gestes, en relation avec la prière; le signe de croix en est un exemple.

A ce sujet, je voudrais introduire une certaine initiation. Quand, j’étais jeune, je vivais au monastère de Kharkov où les moines tenaient justement à des gestes exacts pour mettre l’homme dans l’attitude orante. Chaque geste correspond en effet à une certaine attitude qui permet ensuite de retrouver consciemment son esprit. La position du corps vient d’abord, et l’attitude de l’âme ensuite.

Ce qui convient au corps est la discipline, l’ordonnance, la règle, alors que le psychisme ne supporte pas les règles. On peut être en position de prière devant une icône ou une vision céleste et en même temps avoir un psychisme troublé par des idées inattendues. Des pensées peuvent surgir, en désaccord total avec la situation. Discipliner l’âme est plus difficile qu’on ne le pense.

Mais le corps exige une certaine forme de discipline. Il y a toute une géométrie qui nous y prépare. Par exemple, j’élève les bras. Dans ce geste, je ne trouve pas le noûs : c’est un geste pathétique qui se donne. Il dépasse l’aura de concentration pour laquelle le geste ne doit être ni trop grand ni trop rétréci.

Les gestes que l’on a adoptés au XIIIe siècle pour la messe ne sont pas exacts spirituellement. Il faut trouver le juste équilibre entre les états de tension et de détente. Un homme trop tendu, en effet, ne peut entrer en soi. Trop détendu, il ne le peut pas non plus, car ses gestes sont désordonnés. Quant à celui qui a des gestes pathétiques qui sont une forme d’exubérance, il sort de lui-même.

Le geste exact est celui dans lequel les muscles ne sont pas tendus et pourtant ils le sont assez pour qu’après un certain temps apparaisse une certaine fatigue.

Pour la prière intérieure, les Pères adoptent la position assise, sauf saint Siméon le Nouveau Théologien, qui, cas d’exception, priait couché. En fait, on doit tenir compte de chaque personne, car les uns, couchés, s’endorment, tandis que d’autres peuvent être plus éveillés en étant allongés sur le dos.

A côté de ce problème de la position du corps, il faut noter celui du rachat du temps, de l’importance du silence.

Précisons que le corps ne finit pas aux contours de l’enveloppe corporelle. Il y a ce qu’on peut appeler : le corps élargi. C’est la manière de se vêtir. Il n’est pas nécessaire de s’habiller comme des vieilles filles ou d’être négligé. Ce souci appartient à la personnalité. Certaines personnes ont une tenue propre, recherchée, élégante qui les aide quand, au contraire, d’autres en seraient distraites. Là encore, il n’y a pas de solution standard pour tout le monde.

Outre le vêtement, il y a la manière de vivre, le rythme de la journée, le lieu, l’espace, la façon dont on organise sa vie. C’est ainsi que beaucoup de saints, avant de s’installer comme anachorètes, recherchent leur lieu et ne s’établissent pas n’importe où. Antoine avait choisi le parti difficile de s’installer dans un temple égyptien en ruine : et ensuite, il a été tenté…

Les anachorètes choisissent parfois des lieux arides, parfois des lieux élevés, ou encore très beaux. Chacun a sa propre mesure pour choisir son cadre et ce n’est pas indifférent.

Il y a aussi le problème de la nourriture. Saint Isaac le Syrien disait qu’après un bon repas, on ne s’élance pas dans la contemplation divine.

En somme, prenons conscience que le corps aide à entrer dans l’homme complet, car il agit sur le psychisme : il est le temple de l’Esprit.

Conquête par l’âme

Avec l’âme, nous sommes dans un monde de lutte perpétuelle, d’imagination, que nous ne pouvons plus régler ni discipliner. Connaissez-vous l’histoire typique d’un vieux prêtre qui baptisait les femmes ? A son époque, on les baptisait nues, et c’est pourquoi on avait choisi un vieux prêtre. Celui-ci, voyant la beauté des femmes nues, emportait des images qui n’étaient pas utiles pour sa sainteté. Aussi priait-il saint Jean-Baptiste de le délivrer de ces images. Les années passant, il devint inquiet. Jean-Baptiste lui apparut alors et lui demanda : « Veux-tu que je te libère ? » « Oh ! oui », répondit-il. Jean-Baptiste fit le signe de croix en disant : tant pis, et il le libéra.

Pourquoi : tant pis ? Parce qu’une des particularités de l’âme, c’est la conquête et la lutte. Souvent, si nous sommes éprouvés par telle ou telle chose, c’est pour que nous luttions intérieurement. Cette lutte donne deux résultats : la conquête, en cas de succès ; l’humilité, la possibilité de comprendre les difficultés des autres, s’il n’y a pas de réussite rapide.

Le monde psychique est très curieux : libérez l’homme de tous ses défauts psychiques et il ne pourra plus faire de conquêtes. Car ce monde est celui de la conquête et de la lutte.

Que trouve-t-on dans le monde psychique ? Il y a les désirs, les sensations, les imaginations et les pensées. L’un des plus grands dangers pour le monde psychique, à notre époque, est notre sensibilité. Nous sommes trop sensibles. Il y a d’ailleurs beaucoup de gens clairvoyants ou télépathiques qui sentent les atmosphères ou ce qui est en dehors d’eux. D’un côté, c’est une richesse de l’âme, de l’autre, c’est la perte de l’homme, car il ne peut exister dans cette sensiblerie psychique. Le type opposé est l’égoïste qui ne sent rien. Gardons-nous d’être celui-là. Mais luttons aussi contre une trop grande sensiblerie.

L’âme subit, telle est une de ses caractéristiques. Si elle pense activement, ce n’est pas dangereux. Si elle sent consciemment, elle peut se tromper, mais ce n’est pas dangereux. Mais le plus souvent, dans notre psychisme, nous ne pensons pas, nous ne sentons pas : ça se passe en nous, ça se sent en nous.

Nos humeurs sont témoins de cela. Tout d’un coup, nous sommes mal à l’aise. « Cela ne va pas, mon père, pourquoi ? » – « As-tu choisi ce sentiment ? » – « Non ! Il est venu tout seul. »

Quand on a un moment, dans la journée, et surtout quand on se couche, une multitude de pensées passent par notre tête, sans cesse, pensées stériles, inquiétudes, hypothèses… Cela tourne, retourne et revient…

Celui qui a vaincu les pensées est un homme libre, disent les athonites. La lutte consiste, en effet, à arrêter ce qui se pense. Si j’ai besoin de penser ma conférence, ou quand je dois régler mes affaires financières, ou si je veux résoudre tel ou tel problème, je suis occupé par une chose, mais je ne suis pas victime. Je suis normal, actif. Mais quand ça se pense, quand ça se sent, quand j’ai des émotions qui viennent ou qui partent et qui ne mènent à rien, alors je suis victime.

Je peux ainsi éprouver un sentiment de découragement par blessure d’amour-propre ou pour toute autre raison, et j’ai oublié comment ce sentiment est arrivé, et pourquoi je suis abattu. Et puis, tout d’un coup, par un autre je ne sais quoi, je peux entrer dans une autre atmosphère.

Tel est le problème de l’âme, et cela n’a rien à voir avec le corps. Car nous avons beaucoup de désirs qui ne concernent pas le corps, et même qui obligent le corps. Le corps de l’ivrogne, par exemple, n’exige pas telle quantité d’alcool, c’est le désir psychique, lequel est très fort, qui oblige le corps.

Il faut donc lutter contre les pensées, les désirs, les sensations, en tant que ça se pense, ça se sent, ça se désire. Et cela fait un tel mouvement, un tel bruit, que nous ne pouvons plus écouter, nous ne pouvons plus aller plus loin. Telle est la lutte spirituelle que nous devons engager dans le monde psychique.

Les philosophes pensent qu’il y a une pensée pure. Ils se trompent. Pensées et sentiments s’influencent réciproquement. Les pensées sont souvent liées aux sensations ou à l’imagination. S’il n’y a pas un désir, une sensation, un choc, il n’y a pas de pensée. J’ai remarqué une chose très curieuse : ma pensée commence à très bien travailler, à être constructive, si je suis agacé par la bêtise de quelqu’un. Le cas échéant, c’est le point de départ d’un réveil de ma pensée.

Les raisons qui éveillent la pensée peuvent être différentes selon les êtres. Mais n’oublions pas qu’elles ont toujours leur source dans le monde psychique, car nous ne sommes pas des hommes parfaits. On peut dire qu’il y a différents types d’hommes du point de vue psychique :

– Ceux qui ont l’esprit chaud et le cœur chaud. Ce sont des idéalistes révolutionnaires. Ils enflamment les hommes par leurs idées qui ne sont pas exactes.

– Ceux qui ont l’esprit froid et le cœur froid. Ce sont des raisonneurs. Ils disent des choses justes, mais ayant le cœur froid, ils tuent par leurs pensées bien ordonnées.

– Ceux qui ont le coeur froid et l’esprit chaud. Ce sont des hypocrites, des je-m’en-fichistes, mais extérieurement, ils brillent par des pensées émotives.

– L’homme parfait, lui, a l’esprit froid et le cœur chaud, ce qui est bien difficile, car il y a toujours une circulation complexe entre sentiments, sensations, pensées et intelligence.

La première et la meilleure chose, c’est donc d’avoir la possibilité d’arrêter les pensées. Ce n’est pas facile. Faites l’expérience suivante : à un moment donné où ça se pense en vous, essayez de stopper. C’est difficile. Pour cela, on conseille de fixer la pensée sur un seul sujet. D’où la prière de Jésus, les mantras hindous, ou les autres techniques que l’on peut pratiquer pendant un certain temps. Dans tous les cas, le sujet sur lequel on se concentre doit être suffisamment proche du sentiment pour se nourrir de lui et, en même temps, il doit le dépasser. En effet, l’expérience montre que, si on se fixe sur un sujet qui plaît uniquement au sentiment – par exemple, je répète le nom d’une personne aimée et je pense uniquement à mon amour pour elle -, c’est facile, mais non coordonné. Je dois donc trouver un élément qui m’aide à concentrer l’esprit et qui, en même temps, me dépasse et qui soit objectif.

La prière de Jésus est, à ce sujet, très caractéristique : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi. »

Si l’âme a une ouverture vers la pénitence, elle vibre à : aie pitié de moi, mais : Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, c’est trop pour elle. Elle aurait préféré simplement :Seigneur, aie pitié de moi.

En revanche, l’âme ouverte intérieurement à l’incarnation du Christ vibre à : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, nom divin et humain. Elle peut être indifférente à : aie pitié de moi.

J’ai remarqué que, quand je donnais la prière de Jésus en faisant répéter : Jésus – Jésus, cela émoussait le sentiment et ne concentrait pas l’esprit. C’était trop facile. Quand on prononce : Jésus, Marie, les noms saisissent le cœur. Quand on aime un être humain, il devient quelque chose de très précieux. Pour le nom de Jésus, c’est la même chose, il réchauffe.

Dans cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi », il y a plusieurs éléments, la pénitence, la confession de la foi, qui ne saisissent pas uniquement le sentiment. Mais le sentiment peut capter une de ces choses, et alors il nous oblige à concentrer notre intelligence sur un sujet objectif, qui nous dépasse et permette d’arrêter les pensées.

C’est un des chemins. Il y a d’autres voies dans lesquelles s’exprime la lutte de l’âme. Mais, sans cette lutte, on ne peut arriver à la porte du noûs, car on est toujours absorbé par le monde psychique.

La vocation de l’âme est donc d’être en perpétuelle conquête. Mais là-dessus, on peut se tromper. Nous avons vu en effet que la principale caractéristique de l’âme est le changement, disons même l’instabilité. Et pourtant certaines âmes sont parfois saisies par une passion qui n’est pas changeante, ou par une idée fixe, mais non pathologique. Certaines personnes ont ainsi une idée très arrêtée sur le monde, la politique… Elles y restent attachées toute leur vie. L’un dit par exemple : « Moi, je pense que Dieu existe », ou bien « n’existe pas ». L’autre peut être pris de passion pour sa patrie, ou pour une personne physique… Quel est cet élément qui envahit soudainement l’âme avec une telle ténacité ?

C’est justement la décadence de l’esprit, qui entraîne cette absolutisation vécue au niveau de l’âme alors qu’elle n’est pas l’âme. Le psychisme sain est relatif. Il doit arriver à une certaine concentration, mais il ne peut rien prendre dans un sens absolu. S’il le fait, il y a confusion. Car alors le noûs alimente l’âme au lieu que l’âme s’élève vers le noûs. De ce fait, le noûs communique à l’âme des catégories qui ne sont pas propres à la nature de cette dernière. Cela donne les fanatismes et autres formes du même genre, qui sont l’expression de la chute de l’esprit dans l’âme. Au lieu d’éclairer l’âme, l’esprit est envahi par le psychisme, et il place les catégories absolues là où elles ne doivent pas être.

C’est là une très grande difficulté pour l’être humain. Car il est, en puissance, esprit, âme, corps. Vivant psychosomatiquement, c’est-à-dire sans tenir compte de la relation esprit-âme, il a potentiellement le désir de l’absolu. Mais, comme il ne trouve pas l’absolu dans l’esprit, puisqu’il ne le distingue pas, il transporte la puissance de l’absolu dans un monde qui est relatif.

Cette incompréhension a donné, entre autres, une philosophie typiquement psychique, en quête de santé pour la psyché, qui eut une grande valeur et que l’on a appelée le stoïcisme. Le stoïcisme était, au fond, une sagesse d’homme psychique, ou un genre de moralisme, qui ignorait totalement l’esprit et qui a cependant fortement influencé la morale chrétienne. Ses préceptes étaient par exemple : Il ne faut pas trop manger, ni trop s’emballer ; on doit observer une certaine mesure en tout... C’est certainement très juste pour l’âme, mais tout à fait faux pour l’esprit.

Ce qui fait que, dans la morale chrétienne, il y a deux pour cent d’Évangile et quatre-vingt-dix-huit pour cent de tout ce que l’on veut, mais qui n’est pas l’Évangile. Un jour, ayant réuni des prêtres russes, je leur dis : «Vous êtes deux pour cent orthodoxes, chrétiens, et le reste est une réaction hégélienne, idéaliste…»

Dans la morale dite chrétienne, la majorité de nos réactions ne sont pas chrétiennes. Elles sont d’abord stoïciennes, moralistes, antiques ou romaines. Puis, au cours des temps, se sont ajoutés des éléments germaniques ou autres, un peu de Rousseau, un peu d’idéalisme allemand, des catégories de Kant ou des considérations pragmatiques du XIXe siècle. Mais nos réactions sont rarement évangéliques.

Des Béatitudes, où le Christ nous donne un enseignement pour arriver au bonheur évangélique, nous ne comprenons pas grand chose. Le Christ dit : « Si quelqu’un vous demande de l’argent, donnez. » Cela n’entre pas du tout dans nos mentalités. De même, lorsque nous recevons une gifle, physiquement ou moralement, même sans rendre le mal, nous entendons répliquer, tel ce franciscain qui a été giflé et qui tend l’autre joue pour être formellement conforme à l’Évangile. Il reçoit une deuxième gifle, et dit alors : « J’ai reçu deux gifles, j’ai accompli l’Évangile, maintenant je peux te bastonner… »

Tant d’autres problèmes vis-à-vis des parents, des enfants, et surtout vis-à-vis de notre psychisme, nous permettent de dire que nous sommes très loin de la vision évangélique.

Ici se pose le problème de l’âme, car l’être humain total a besoin d’absolu. Mais quand l’âme ne s’élève pas vers l’esprit, elle l’absorbe en captant ses qualités d’absolu, et elle donne la stabilité là. où, par nature, il n’y a pas de stabilité. Ainsi naît la routine, la fausse stabilité. La plupart des gens stables le sont purement et simplement, car ils ont donné la stabilité à quelque chose qui devrait changer. « Toute ma vie j’ai vécu sur un principe », disait quelqu’un. Ce principe était idiot : justement il ne devait pas le garder !

Parallèlement, il y a toute une catégorie de grandes passions. Par exemple, on meurt pour la patrie. Très bien, mais c’est le plus souvent un pathos qu’on se donne. Bien sûr, on doit aimer sa patrie, mourir pour elle si nécessaire, mais il ne faut pas se précipiter bêtement pour mourir.

Il est d’ailleurs curieux de constater que ceux qui vivent selon l’esprit, comme dit l’apôtre Paul, ceux qui désabsolutisent l’âme, réalisent mieux dans tous les domaines. Ainsi, sur le plan pratique, des grands saints chez les moines. Ils construisent des monastères. Ils savent aimer : pas trop, mais assez. Mais nous, nous aimons ou trop ou pas assez. Or l’amour psychique n’a pas le droit d’être absolu, d’abord parce que, s’il est absolu, il écrase en ne respectant pas la liberté, et ensuite parce que, dans ce cas, il est faussé.

L’âme en effet est multiple. Les sentiments viennent, vont. Nous pleurons, nous sommes abattus ou joyeux sans savoir pourquoi. En un sens, nous sommes lunatiques. D’ailleurs, le symbole de l’âme est la lune et le symbole de l’esprit le soleil.

Mais cette instabilité de l’âme peut être créatrice. Si vous prenez un élément de l’âme, pensée ou sentiment, et si l’esprit ne vient pas l’absolutiser, mais au contraire alimenter l’âme, comme dynamisme, comme conscience, alors tous les espoirs sont permis. D’ailleurs, toutes les oeuvres d’art sont psychiques, la culture humaine vient du psychisme. Les créations humaines sont souvent admirables si elles ont cette qualité de la psyché changeante et si elles ont tiré parti du changement pour créer, et si, par ailleurs, elles sont déjà une action du noûs.

Alors, pour dépister le noûs en nous comme une chose autonome, existante, ne supprimons ni les changements de l’âme ni les fluctuations des sentiments, car ils sont justes. Prenons-les comme si nous étions au-delà de ces sentiments en participant à eux.

Quand le Christ disait : « Mon âme est triste jusqu’à la mort », son esprit n’était pas triste. Mais s’Il avait dit : « Je suis triste jusqu’à la mort », Il aurait englobé son esprit.

Ainsi, nous ne pouvons pas arrêter dans notre âme les sentiments changeants, parfois pesants. Mais nous pouvons dire : « Mon âme est abattue », au lieu de : « Je suis abattu », et non pas : « Ce sont mes pensées », mais : « Ce sont des pensées qui envahissent mon âme. »

Nous devons apprendre à objectiver, c’est-à-dire à mettre les pensées à la porte, hors de nous, et à chercher au-delà de cette âme riche, de cette psyché changeante, quelque chose qui n’est pas de cette nature et qui la dépasse, et qui est l’esprit.

V. Les aptitudes du noûs

Le noûs écoute et contemple

Le noûs écoute : il est obéissance. Au premier contact, le noûs écoute, alors que l’âme est bavarde. Cette écoute ne signifie pas qu’il soit passif, car il agit aussi. Mais quand nous entrons dans notre esprit, nous sommes libérés, nous n’avons plus de préjugés, nous sommes en état de réceptivité, d’écoute.

Qu’écoute le noûs ? Ce qui se passe dans l’âme, dans le monde ? Non ! Il est là pour écouter Dieu. C’est ici l’essentiel. Mais s’il n’est pas tourné vers Dieu, il est inévitablement tourné vers l’âme. Il la contamine, et l’âme est troublée par l’esprit, par son absolutisme. A son tour, avec force et puissance, elle se tourne vers le corps, vers les excès, les passions, les meurtres… Et le corps se tourne vers le néant, la mort, parce qu’il n’a rien d’autre.

Saint Isaac le Syrien, à propos du noûs, dit cette phrase admirable : « Accoutume ton noûs à s’absorber toujours dans les mystères du salut du Christ. » Absorber l’esprit dans les mystères, c’est écouter, contempler : il ne s’agit pas de réflexions intellectuelles sur les mystères du salut du Christ, sur son incarnation. On peut aussi absorber son esprit dans le mystère de la Trinité, mais il est normal de commencer par les mystères de notre salut.

Il ajoute : « Mais ne demande pas pour toi-même la connaissance et la contemplation qui, en leur temps et en leur lieu, dépassent l’expression de toute parole humaine. » Si nous commençons en effet à demander la connaissance des mystères et la contemplation, nous allons descendre dans notre psyché inquiète, nous allons projeter nos pensées, nos sentiments non vérifiés, dans le mystère du salut.

Ici, il y a abnégation, attente, patience, ignorance voulue. « Ne désire pas, ne demande pas pour toi-même la connaissance et la contemplation. » Chaque fois que l’être humain a reçu dans la paix une certaine révélation, immédiatement il descend sur un plan inférieur et ses sentiments commencent à fonctionner. Il mélange alors éléments psychiques et éléments spirituels, il n’écoute plus, il commence à être bavard.

On doit laisser le temps à la connaissance et à la contemplation « qui, en leur temps et en leur lieu, dépassent l’expression de toute parole humaine ». Car la contemplation de l’esprit dépasse les paroles humaines. S’il les emprunte, c’est seulement pour incarner, pour donner ce qu’il a vécu, en connaissances et expressions qui ne correspondent pas totalement à ce qu’il a senti.

Purifier l’âme de ce qui contredit l’amour

Saint Isaac poursuit : « Ne te relâche pas dans l’accomplissement des commandements et des efforts pour atteindre la pureté. » Il y a une difficulté au sujet des commandements. Souvent ils nous paraissent incompréhensibles ou durs, et ils ne correspondent pas du tout à notre personne. Pourtant, expérimentalement, si nous commençons à les accomplir comme le Christ nous l’a appris, même ceux qui nous paraissent incompréhensibles ou difficiles, si nous les accomplissons volontairement alors que nous n’en avons pas le goût, si nous entrons dans cette lutte, alors nous habituons l’âme à les accomplir.

Car les commandements s’adressent à l’âme. Ils la purifient en ce sens qu’ils lui donnent la possibilité de vivre dans l’esprit. Les commandements de l’Évangile sont parfois très désagréables car ils ne nous correspondent pas du tout. Aimer le voisin, c’est facile. Aimer l’ennemi ou même quelqu’un qui nous agace, c’est déjà plus difficile. Admettons que nous arrivions volontairement à ne pas lui en vouloir, mais ce n’est pas encore l’amour.

Comment donc arriver à aimer quelqu’un qui nous fait du mal ? Où se joue la lutte ? La lutte consiste à dépister dans notre âme tous les mouvements qui ne sont pas conformes à l’amour.

Nous n’avons pas spontanément l’amour positif. Mais quand nous supprimons tous nos états d’âme négatifs : agacement, tristesse, abattement, nous conquérons une certaine pureté. Nous ne sommes pourtant pas encore arrivés à l’amour positif, car seul l’esprit le peut. L’âme ne peut aimer les ennemis parce qu’elle est une psyché : elle vit par réactions extérieures. Elle est comme le corps, qui sent le froid s’il fait froid, qui sent la chaleur s’il fait chaud. L’âme est de la même catégorie. Si on lui fait mal, elle ressent le mal, si on lui fait plaisir, elle ressent le plaisir. Alors que l’esprit, lui, n’est pas conditionné par les choses extérieures.

Comment peut-on alors aimer l’ennemi qui nous a trahi ? Certainement l’âme ressent ces impressions négatives. Toutefois elle peut lutter, elle peut les supprimer sans chercher le positif, sans l’attendre en retour – car l’amour, en lui-même, est un acte positif : c’est le rayonnement d’un être.

Bien sûr, on peut affirmer : « Je t’aime, je t’aime… » L’autosuggestion peut aider, mais elle aveugle aussi. Beaucoup préconisent ce genre de méthodes. Il arrive même que ceux qui les appliquent paraissent lumineux, apparemment rayonnent, mais quand on approfondit, on s’aperçoit que leur rayonnement est un vernis, leur âme n’a pas changé. De tels êtres se brisent à un moment donné, ou alors deviennent insensibles à leurs propres défauts.

Une personne qui s’autosuggestionne, en disant par exemple : « J’aime, tout est lumière, vous êtes tous mes frères… » souvent est sympathique, lumineuse, mais elle ne vit pas intérieurement. Au contraire, elle vit dans une extériorisation un peu artificielle. La lumière et la charité qu’elle manifeste font penser à la différence qu’il y a entre la lampe et le soleil : cette personne est comme une lampe électrique qu’on a allumée. Mais l’amour n’est pas quelque chose qui peut naître quand il n’est pas réellement.

La lutte de l’âme consiste donc à dépister en soi-même tous les éléments qui contredisent l’amour. Prenons l’admirable passage de l’apôtre Paul qu’on appelle : « L’hymne à l’amour » (1 Co. 13, 1-13). Il stipule : « L’amour ne cherche pas pour soi une réplique. » Si je cherche cela, ce n’est pas encore l’amour vrai, dynamique, transformant !

Il y a un paradoxe dans cet hymne à l’amour. Platon, on s’en souvient, évoquait la triade : beauté – vérité – bonté. Eh bien, pour saint Paul, celui qui a le langage angélique mais qui n’a pas encore l’amour est semblable aux cymbales sonores et creuses. Autrement dit, même la plus grande beauté, même le langage angélique ou l’harmonie des sphères ne sont rien s’il n’y a pas cet amour authentique.

Paul dit ensuite : « Celui qui a la connaissance des mystères, qui a la foi pour transporter les montagnes, mais qui n’a pas l’amour, n’est rien. » Et il ajoute la chose la plus paradoxale : « Si quelqu’un donne son corps pour être brûlé, se sacrifie pour un autre, mais n’a pas l’amour, cela ne sert à rien. »

Il est clair ici que le travail de purification de l’âme consiste à éliminer en elle les mouvements qui contredisent l’amour. Ces mouvements sont les oppositions que nous rencontrons quand nous essayons de suivre les commandements du Christ : aimer un ennemi par exemple.

Revenons à saint Isaac. Il parle des « efforts pour atteindre la pureté ». De quelle pureté s’agit-il ? Il s’agit d’expulser de nous ces sensations mêlées que sont le doute, la tristesse, le désespoir… Il faut purifier l’âme de ces sentiments multiples qui empoisonnent notre être et nos sentiments véridiques.

Il ajoute : « Demande à Dieu, dans chacune de tes prières, aussi ardentes que la flamme, le don d’affliction qu’il mit au coeur des apôtres, des martyrs et des Pères de l’Eglise. » Quand nous aurons entrepris cette lutte contre les petites choses qui nous rongent, quand nous aurons atteint une certaine abnégation, une pureté, alors, dit-il, demande ardemment et avec flamme le don d’affliction.

Pourquoi le don d’affliction ? Parce que si l’âme purifiée ne demande pas immédiatement à Dieu l’affliction de se sentir pécheur, elle se ferme à l’esprit. Elle devient satisfaite dans sa propre pureté. Alors, l’homme se sent pur, parfait. En réalité il n’est rien. Car, à quoi sert la pureté s’il n’y a pas de vie ? Cet homme qui était négatif n’a plus de haine : il a certes tous les éléments pour être « non psychique », mais le « non psychique » n’est pas encore spirituel. Nous entrons réellement dans la vie spirituelle, nous trouvons notre noûs, si nous demandons à Dieu l’affliction. Le cœur est alors contrit, et l’âme purifiée est comme un cœur contrit, elle gémit devant Dieu. Mais cela est un don.

La pureté peut nous perdre. Sans affliction, en effet, elle ferme toute possibilité de s’élever. Voilà pourquoi saint Isaac dit : « Demande à Dieu, dans chacune de tes prières aussi ardentes que la flamme, le don de cette affliction sainte. »

C’est là un passage essentiel dans la vie spirituelle. Perfection psychique, pas de passion, tout est mesuré… Vous êtes arrivé ? Non ! Au contraire, vous êtes en danger si vous n’avez pas l’affliction. Car cette pureté de l’âme vous donne la satisfaction et, dans cet état, vous n’avez besoin de rien – et vous mourez. Alors Dieu, dans sa bonté, vous replonge dans l’impureté jusqu’à ce que vous ressentiez cet état étrange, l’affliction, ce gémissement jusqu’aux larmes : « Seigneur, aie pitié de moi », qui est un don.

Il faut préciser ici que lorsque l’homme pleure sur une faute qu’il a accomplie, il pleure le plus souvent sur son amour-propre. « Comment, moi, ai-je pu accomplir cette faute-là ? » D’où cette réponse d’un confesseur : « Seulement celle-là ? » Voici une anecdote espagnole à ce sujet : « J’ai tué », dit un pénitent. « Combien de fois ? » répond le prêtre.

Cela exprime que notre affliction est souvent devant notre amour-propre, rarement devant Dieu. « Comment moi, un chrétien… ? » C’est un culte de l’amour-propre. Mais l’affliction réelle est un don « que Dieu mit au cœur des apôtres, des martyrs et des Pères de l’Église ».

Voilà pourquoi on constate ce paradoxe : les pécheurs atteignent parfois plus facilement l’esprit que les vertueux. Ce n’est pas la vertu qui est mauvaise en soi, mais sans affliction, sans pénétration vers Dieu, elle est une coupole fermée. Le vertueux sans affliction est refermé sur lui-même, alors que le pécheur sent sa faiblesse. Pour cette raison, une fille publique se sentant pécheresse est plus écoutée de Dieu qu’une dame de patronage. Car celle-ci fait de bonnes oeuvres, a de bons sentiments, est intègre… mais elle est morte.

Pour entrer dans l’esprit, il faut donc purifier l’âme et savoir que cette purification présente certains dangers. « Le premier des mystères, c’est la pureté que l’on obtient par l’accomplissement des commandements. » Cette pureté passe en effet par la purification nécessaire de toutes nos réflexions logiques, sentimentales, psychiques.

Connaissance et contemplation du noûs

Saint Isaac poursuit :

« La vraie contemplation est celle du noûs qui entre en extase, conçoit ce qui a été et ce qui sera. C’est la connaissance de l’esprit, dont l’extase s’opère par le mystère du salut de Dieu et devant lequel se révèle la gloire divine et la création du nouveau monde. Le coeur se brise alors de contrition et se rénove, il naît comme un nouveau-né. Et l’homme se nourrit dans le Christ, du lait de ses commandements spirituels jusqu’alors inconnus.

« Il se dépouille du mal, atteint les mystères de l’esprit pur, les révélations de la connaissance qu’il gravit par degrés, montant ainsi de contemplation en contemplation, de conception en conception, et s’instruit et se fortifie mystérieusement.

« Ainsi s’élève-t-il peu à peu jusqu’à l’amour suprême pour s’unir dans l’espérance, s’emplir de joie et parvenir à Dieu, couronné de la gloire naturelle dans laquelle il a été créé. »

– amour, joie, paix ;

– patience, bonté, bénignité ; – – – fidélité, douceur, tempérance,

Cette phrase exige des commentaires pour comprendre ce que sont la connaissance et la contemplation du noûs.

« La vraie contemplation est celle du noûs qui entre en extase… » Le mot extase est indispensable à comprendre. Entrer en extase, c’est sortir de soi. L’homme sort, non seulement de son moi, mais de son propre domaine. Être en extase n’a rien à voir avec crier, faire des gestes, prononcer un discours extatique. Que se passe-t-il ?

Quand vous avez dépisté le noûs, vous êtes tout à coup arraché à vous-même, comme le prophète est arraché par les cheveux et placé dans un autre lieu. Vous ne vous appartenez plus. Vous êtes en extase, c’est-à-dire sorti de tout ce qui vous était habituel, de votre manière de penser, de sentir, d’être. « … Entré en extase, le noûsconçoit ce qui a été et qui sera… » Telle est la particularité de la connaissance du noûs : elle n’est ni analytique, ni déductive, ni synthétique, ni intuitive.

Il ne faut pas confondre intuition et connaissance spirituelle. Dans l’intuition vous pressentez, vous faites un saut. Dans la connaissance du noûs, vous saisissez dans leur totalité, spontanément, le passé et le présent, ce qui était et ce qui sera. Ce n’est pas une divination comme celle d’un homme qui prévoit l’avenir, forme très faible de connaissance. La connaissance du noûs ne concerne ni l’intuition ni la prévoyance de l’avenir. Avant tout, le noûs s’ouvre dans une pensée inexprimable. Ensuite, il peut spontanément exprimer avec des mots le tout et les parties, le présent, le passé et l’avenir, la synthèse et l’analyse. Il n’est jamais partiel, il est la plénitude et la totalité.

Un jour, au tombeau de saint Nectaire d’Égine, j’ai eu une révélation. Elle s’est passée en trois secondes ou en trois minutes, mais si je devais l’écrire, elle couvrirait trois ou quatre volumes. J’éprouverais, en outre, de la difficulté pour observer une succession, un ordre, car il s’agit à la fois d’événements du passé et de ceux qui doivent arriver. C’est en fait un saisissement spontané, sans confusion, avec une extrême clarté. Voilà d’ailleurs pourquoi un des caractères du noûs est la lumière.

La connaissance spirituelle n’a donc rien à voir avec la connaissance métaphysique, philosophique, intuitive ou imaginaire. Elle saisit la réalité telle qu’elle est, dans sa spontanéité et sa multiplicité. En extase, le noûs conçoit ce qui a été et ce qui sera.

« C’est la connaissance de l’esprit dont l’extase s’opère par le mystère du salut de Dieu. » Cette nouvelle connaissance est justement unique. Elle s’opère en nous, non par notre effort, mais par le mystère du salut de Dieu, par cette lumière, par cette illumination, cette transformation, que le Christ a apporté – « Je suis la Lumière du monde » – car le noûs ne vit que par Dieu.

Le noûs ne peut être alimenté ni par le cosmos ni par rien d’autre. C’est le mystère du salut de Dieu qui opère dans l’extase cette nouvelle et unique connaissance.

Il n’y a pas de mot, en français, pour exprimer la connaissance du noûs. Selon la langue, la connais-sance est toujours conceptuelle. Or la connaissance du noûs est plus proche de la vision, car le noûs est spectateur de choses qui ne sont pas lui-même. Il voit ces choses, non comme un visionnaire qui perçoit des images ou un rêve, mais il les voit spontanément telles qu’elles sont. Il est très difficile d’exprimer cela en termes exacts.

« … Et devant lequel [le mystère du salut de Dieu] se révèle la Gloire divine et la création du nouveau monde… » Qu’est-ce qui se révèle ? Non pas la tragédie du monde ou les lois qui le régissent, mais la gloire divine, la puissance, la splendeur, la magnificence divines, et la création du monde nouveau.

Une des caractéristiques du noûs est qu’il est attiré avant tout par la splendeur de Dieu et par la splendeur du monde renouvelé ou glorifié ; il n’est pas seulement attiré par l’une, mais par les deux. Il contemple la Création, non comme nous la voyons maintenant, mais dans sa perfection et sa beauté. En cela, l’homme est restauré, car où est le plus grand déséquilibre de l’homme ? Il voit, sent, étudie, connaît – avec lourdeur – le monde non transfiguré, c’est-à-dire les zones tragiques, dures, inconnues, de notre monde psychologique, corporel. Et il ne voit pas que le monde nouveau et transfiguré est la gloire divine !

L’homme équilibré devrait voir le monde comme dans un verre contenant de l’eau et de l’huile : en bas, le monde dans sa tragédie, en haut, dans sa transfiguration. Si nous avions actuellement le goût de l’huile dans l’eau, nous serions presque des saints, mais en général, dans notre expérience, nous n’avons pas même le goût de l’huile. Et, au fond, nous ne voyons pas réellement les choses. Quand l’apôtre Paul dit que toutes les souffrances du monde ne sont rien vis-à-vis de ce qui nous attend, cela nous paraît cruel. Mais quand je vois un homme sympathique, actif, je ne vois ni la nouvelle créature ni la gloire de Dieu en lui !

On connaît l’anecdote de ce moine qui se prosterna devant un représentant du gouvernement soviétique. Celui-ci lui dit : « Mais lève-toi, tu ne dois pas te prosterner devant moi ! » Et le moine répondit : « Ce n’est pas devant toi, représentant de la Russie, que je me prosterne, mais devant Dieu resplendissant en toi. » L’autre dit : « Je ne crois pas en Dieu » – « C’est ton affaire, répliqua le moine, mais Dieu est en toi. » Cette histoire nous fait entrevoir la différence qu’il y a entre un homme psychique et un homme spirituel.

L’homme psychique est incapable de voir déjà la gloire divine et le monde transfiguré. Il n’est pas sur le mont Thabor, il est dans la plaine avec le possédé que l’on ne peut pas guérir. L’homme spirituel voit la plaine; le psychique ne peut voir le spirituel, mais le spirituel voit le psychique, il voit toute la souffrance, la tragédie, et il compatit. Car le noûs voit spontanément tout transfiguré et plein de splendeur. De temps en temps, nous avons de telles visions, mais elles sont fugitives. Alors que celui qui vit dans le noûs vit dans cette splendeur du monde tel qu’il est, car le monde que nous vivons n’est pas tel qu’il est. Ce monde est dévié, ce qui est une blessure due au péché.

Vision de la beauté divine

C’est pourquoi, dans les églises orientales et occidentales traditionnelles, on expose l’icône du Christ en gloire. En effet, dans cette icône Dieu nous rappelle symboliquement, sacramentellement, le Christ glorieux – et l’homme glorieux.

Qu’est-ce que la gloire divine ? C’est la présence de Dieu, la lumière divine, la splendeur, la beauté. La bonté est utile car il y a des malheureux, la vérité est utile car nous voulons connaître, mais la beauté est éternelle. La beauté, curieusement, n’a plus de valeur actuellement dans la religion. Et pourtant le sens de la religion, c’est la beauté. Quand Dieu a créé le monde, il a dit : Comme c’est beau !

Seuls restent l’amour et la beauté. L’amour est un sentiment, mais la nature et Dieu Lui-même vivent dans la beauté. Ils vivent dans la lumière inaccessible.

En effet, la lumière n’est pas seulement pour nous instruire ou éclairer notre chemin : il existe une lumière inaccessible qui est splendeur et beauté. « Le Seigneur est revêtu de beauté, de magnificence. » Le noûs contemple avant tout la beauté de la manifestation divine et ensuite le monde nouveau.

Quand on a vu la beauté divine autant qu’on peut la supporter, quand on a vu le monde nouveau, quand le monde de la plaine, avec sa laideur et sa souffrance, commence à être sous nos pieds et non au-dessus de notre tête, qu’arrive-t-il dans l’homme ? Dans cette beauté, son coeur se brise de contrition.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand nous contemplons la laideur du monde, nous pouvons souffrir, nous indigner, compatir, mais notre cœur n’est ni brisé ni contrit. Mais dans cette beauté divine, le coeur se brise, car il sent la miséricorde de Dieu. Plus on sent, en dehors de soi, cette miséricorde divine, plus on pleure sur ses péchés. Alors que plus on sent l’éloignement d’avec Dieu ou de sa justice, plus on est révolté, indifférent ou calculateur, mais le cœur n’est pas brisé.

Ici, « le cœur se brise de contrition » et, dans cette nouvelle et étrange souffrance, « il se rénove, pareil à un nouveau-né ». C’est en effet une nouvelle naissance.

« L’homme se nourrit dans le Christ du lait de Ses commandements spirituels, jusqu’alors inconnus. » Admirable phrase d’Isaac le Syrien ! Connaissons-nous les commandements du Christ ? Non ! Nous pouvons les énumérer, mais nous ne les connaissons pas. Nous l’avons vu en ce qui concerne l’amour des ennemis, nous n’aimons pas notre prochain, nous ne nous aimons même pas nous-même. Mais quand on a vu la gloire divine, quand le noûs s’est ouvert, quand le cœur s’est brisé, on peut commencer à se nourrir du lait des commandements spirituels jusqu’alors inconnus.

Cela nous amène à cette vérité profonde, authentique mais oubliée, que les commandements du Christ, l’Évangile, se découvrent peu à peu. Après deux mille ans de christianisme, nous ne sommes pas encore dans la connaissance de l’Évangile. Seuls quelques-uns y parviennent sur terre, et eux seuls commencent à boire le lait des commandements jusqu’alors inconnus.

Tous les autres, et, disons-le bien, nous y compris, nous balbutions devant les mystères de la Révélation et devant l’enseignement de l’Église. Ce que nous possédons est immense, mais il y a encore un chemin infini à faire pour chacun de nous.

« Il se dépouille du mal, atteint les mystères de l’esprit pur, les révélations de la connaissance qu’il gravit par degrés, montant ainsi de contemplation en contemplation, de conception en conception, et s’instruit et se fortifie mystérieusement. » Saint Isaac ne dit pas : il se dépouille du mal comme d’un vieux manteau. En effet, dès ce moment-là, le mal n’a plus d’emprise sur l’homme.

Dès que nous avons reçu cette vision totale, spontanée, dès que nous sommes entrés en communion avec la connaissance spirituelle divine, il n’y a plus d’arrêt : c’est ici le vrai progrès! Et toujours, de plus en plus, degré par degré, de découverte en découverte, d’illumination en illumination, le chemin n’a pas de fin parce qu’il s’enrichit à chaque instant.

Sans cette lumière dans les ténèbres de l’être humain, ce progrès n’existe pas. Il y a des hauts et des bas, des allers et retours sur le même sujet, quelques aventures ici et là, mais la vie devient monotone et souvent l’homme s’ennuie. Alors que, dans la vie spirituelle authentique, le renouveau est permanent. C’est un peu comme le premier amour, ou comme le premier sourire, qui ne s’achèvent pas. Le noûs commence par la connaissance, par ce dépassement de tout dans l’extase, quand l’homme sort de lui-même et retrouve la splendeur du créé et de l’incréé.

Mais tout mène vers l’amour.

L’amour comme but

« Ainsi s’élève-t-il peu à peu jusqu’à l’amour suprême pour s’unir dans l’espérance, s’emplir de joie et parvenir à Dieu. » L’amour est la seule vraie conquête. Saint Jean Climaque plaçait l’amour au trente-troisième degré.

On s’imagine que l’on doit s’aimer les uns les autres et que l’on doit aimer Dieu. « Aime ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit », dit le commandement. Mais on n’aime pas Dieu ! « Aime ton prochain comme toi-même. » On n’aime pas son prochain ! Et pourtant, sur ces deux commandements qui portent la loi et les prophètes, le monde entier est suspendu potentiellement, car ils en sont le but. Le monde existe parce qu’il doit conquérir l’amour absolu de Dieu et l’amour absolu du prochain. Ce sont ces commandements-programmes qui nous poussent à progresser. Mais le but, nous ne l’atteignons pas encore. Seule la Vierge Marie aimait Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée. Les saints eux-mêmes n’aiment pas Dieu. Et nous ne sommes pas près d’aimer Dieu de toute notre âme, de toute notre pensée. Mais, peu à peu, par cet amour, gravissant de contemplation en contemplation, se nourrissant de cette nouvelle connaissance, l’homme s’instruit et se fortifie mystérieusement. Il parvient enfin à cette union du noûs avec Dieu.

Il est alors « couronné de la gloire naturelle dans laquelle il a été créé ». Le dernier mot, le dernier stade, n’est pas Dieu, mais la gloire naturelle de l’homme dans laquelle il a été créé, pensé par Dieu ; c’est le monde transfiguré. C’est en s’unissant à Dieu, en parvenant à l’amour suprême, que l’homme retrouve sa gloire naturelle, cette gloire dans laquelle il doit être, ou est, dans la pensée divine. C’est la restauration de l’homme.

On croit qu’il s’agit d’un miracle mais c’est le chemin naturel de l’homme ! C’est plutôt l’absence de miracle qui est étonnante, car l’homme était créé pour marcher sur les eaux, pour guérir les malades, et non pas pour être malade lui-même. Il devait aller dans les autres sphères, porté par l’Esprit, et non pas à l’aide d’instruments ou de techniques. S’il ne s’engage pas sur cette voie, c’est parce que quelque chose est brisé en lui.

Quand le Christ fait des miracles, Il montre Sa divinité. L’homme devrait être saisi par cette divinité. Car le Christ restaure l’homme tel qu’il doit être, tel qu’il est. On parle de progrès instrumental. Certes, il y a les roues, les chars, le cheval, l’avion supersonique. Mais si l’homme était naturel, il se déplacerait naturellement, sans instruments. Ce serait le fait de l’homme normal s’il n’y avait pas eu le péché. L’instrument, c’est l’ersatz du noûs. Ne pouvant traverser le fleuve à pied sec, l’homme construit des pirogues, des bateaux. Ne pouvant monter au ciel, il crée les avions, les ballons. Tout ce progrès mécanique offre des icônes de ce que nous avons perdu !

Le progrès instrumental ne tue pas obligatoirement notre noûs, mais il le remplace défectueusement. Et l’homme n’y est pas normal, il ne progresse pas. Même si je prends l’avion, je ne progresse pas forcément en tant qu’homme. Nous pouvons nous déplacer dans la pensée, nous avons aussi d’autres capacités humaines. Mais ici, notons bien ce qui est remarquable : « Dans cet amour suprême pour s’unir dans l’espérance, s’emplir de joie et parvenir à Dieu, couronné de la gloire »… divine ? Non : naturelle, celle dans laquelle l’homme a été créé.

Le noûs et la psyché

Le problème de l’esprit de l’homme est difficile, car il doit toucher le côté pratique et immédiat de notre vie. Il est important, ici, de bien faire la distinction entre l’esprit,noûs, et l’âme, psyché.

Dans cette distinction, il pourra paraître que je parlerai de la psyché comme si elle était marquée par le péché et défaillante. Il n’en est rien. La psyché a sa juste place; mais, dans le combat spirituel, pour que le noûs se réveille vraiment en nous, et afin que la distinction entre l’esprit et l’âme soit claire, nous devons parfois mener une dialectique violente. Saint Paul dit : Le psychique est une chose, le pneumatique ou spirituel est autre chose, le premier Adam était psychique, le deuxième Adam est spirituel.

Ainsi, pour que l’être humain retrouve en lui l’harmonie et rétablisse la hiérarchie de ses valeurs : corps, âme, esprit, saint Paul choisit un langage qui peut paraître dualiste, manichéen ou platonicien. Il fait surgir l’animosité entre l’esprit et la chair.

« Vivre selon l’esprit et non selon la chair », telle est notre prière paulinienne après la postcommunion dite par le diacre. Une telle expression oppose violemment psyché et esprit. Toutefois cette opposition n’est pas ontologique mais dialectique et sotériologique. L’homme créé par Dieu a une hiérarchie : le corps doit être soumis à l’âme, l’âme à l’esprit, et l’esprit doit se nourrir de Dieu. Or le péché a entraîné déséquilibre et inversion de la hiérarchie des valeurs. Il s’agit donc de retrouver l’harmonie initiale, ce qui implique un retournement, une conversion en soi. Pour accomplir cette metanoïa, on doit se faire violence, et c’est seulement quand l’homme sera transfiguré, quand il sera dans son épanouissement, après la Résurrection, qu’il retrouvera en lui ces trois composantes, non seulement harmonisées et unies, mais égales.

C’est un grand mystère que le Christ ait pris la chair pour la placer au-dessus des anges. La matière sera au-dessus des chérubins et des séraphins, à la droite du Père. Elle sera égale au monde spirituel. Mais cette égalité de valeur entre la chair, l’âme et l’esprit ne se réalisera que dans le monde transfiguré.

Conquérir cet équilibre dans l’acquisition de l’Esprit Saint implique une lutte parfois violente. Nous devons donner moins d’importance au corps, qui a pris trop de place, parce que nous vivons trop selon la chair et selon la psyché et non selon l’esprit qui règne en nous. Il faut redonner à l’esprit sa place légitime, sa domination aimante sur l’être humain.

Cette conquête passe par la lutte, l’ascèse, et c’est seulement quand l’esprit aura retrouvé sa puissance, sa lumière pour éclairer notre être, que nous pourrons et que nous devrons revenir avec tendresse vers notre psyché. Car « si vous êtes selon l’esprit, vous êtes au-dessus des lois ».

VI. La conscience et les fruits de l’esprit

La lutte de la chair et de l’esprit

L’épître de saint Paul aux Galates (Ga. 5, 17-26) est un des chemins possibles pour retrouver la conscience de l’esprit et lui permettre d’être maître de céans. Elle dit : la chair va contre l’esprit, d’une part, l’esprit va contre la chair, d’autre part. Nous avons vu dans quel sens il faut comprendre cette opposition. Sans suivre les gens naïfs et spirituellement inexpérimentés qui apercevaient presque chez saint Paul une influence du dualisme platonicien ou même manichéen, il ne faut pas voir une contradiction entre « le Verbe fut chair » d’un côté, et « la chair qui lutte contre l’esprit » de l’autre.

En effet, le mot chair est pris ici dans deux contextes différents : « Le Verbe fut chair », pour justifier la chair et l’élever, car en soi la chair est bonne; et, en même temps, la lutte pour restaurer en nous le paradis perdu, car « la chair lutte contre l’esprit » par ses désirs. Le terme chair englobe ici le corps et la psyché, et plus la psyché que la matière, car il y a le désir. Et Paul dit encore : « La chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair. » Arrivons à l’essentiel. Saint Paul poursuit : « Si c’est l’Esprit qui vous conduit, vous n’êtes plus sous la loi. Or, les œuvres de la chair sont manifestes; ce sont l’impudicité, l’impureté, la dissolution, l’idolâtrie, la magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes, l’envie, l’ivrognerie, les excès de table et les choses semblables. »

Il est intéressant de noter que cette énumération des désirs de la chair et de ceux de la psyché est faite sans aucune ordonnance. Car ce monde-là est chaotique, et quand on veut faire la liste des péchés mortels, leur énumération est toujours plus ou moins fictive, car on ne peut demander à tout ce désordre d’avoir un ordre. Paul continue :

« Je vous dis d’avance, comme je l’ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses n’hériteront point le royaume de Dieu.

« Mais le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance ; la loi n’est pas contre ces choses.

« Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs.

« Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit.

« Ne cherchons pas une vaine gloire en nous provoquant les uns les autres, en nous portant envie les uns aux autres. »

Portons notre attention sur les fruits de l’Esprit. Ici, aucun désordre : saint Paul en donne neuf, car le nombre neuf exprime les cercles angéliques et, dans l’Esprit, il y a cette ordonnance, ce taxis. Ces neuf s’ordonnent en trois triades :

allant de l’essentiel, du plus élevé : l’amour, vers le plus extérieur : la tempérance, ou la retenue.

De ces neuf fruits de l’Esprit, je ne veux retenir que les trois premiers : amour, joie, paix, qui correspondent aux trois cercles angéliques les plus élevés : séraphins, chérubins et trônes. Paix, stabilité, trône, c’est la même notion. La sagesse correspond à la joie chérubique, et l’amour, c’est le feu des séraphins. Si nous sommes dirigés de façon permanente par l’amour, la loi, la paix, nous avons dépisté l’Esprit.

Mais il arrive souvent, et c’est intéressant, que notre âme n’ait pas en elle paix-joie-amour. L’âme est alors soucieuse, inquiète, troublée par les événements du monde extérieur, car elle est influençable, dépendante de l’esprit, du corps, de l’extérieur et elle n’a pas la paix.

La paix

L’inquiétude est un sentiment opposé à la paix intérieure. Quand nous la ressentons en notre âme, que nous sommes soucieux, mal à l’aise, quand l’âme n’est pas pacifiée, c’est le moment propice pour dépister l’esprit, car l’esprit est paix.

Nous devons savoir, dès ce moment, que derrière notre agitation, plus en profondeur, il y a en nous la paix. Il faut descendre dans cette chambre secrète et intime, dans ce qui est vraiment ésotérique.

Ce mot est employé deux fois dans la Bible, et les deux fois dans un sens extrêmement curieux :

– Une fois, quand David est dans la grotte. Il voit dehors s’agiter Saül et ne le tue pas tout en lui faisant comprendre pourquoi (Sm 24). Cela veut dire qu’il y a deux grottes, deux chambres, dans la profondeur. Dans la première, plus superficielle, est Saül avec ses inquiétudes. Dans la seconde, plus profonde, est David qui représente l’esprit. David a pratiquement la possibilité de tuer Saül. Il ne le tue pas, il laisse l’épée et sort à l’extérieur, prenant appui sur l’intérieur ésotérique.

– Une autre fois, le mot ésotérique est employé dans l’épître aux Hébreux, lorsqu’elle parle du Christ qui entre derrière le rideau, dans le Saint des Saints : il entre dans l’intérieur (Hé. 6, 19 ; 9, 11-12 et 24-25 ; 10, 20).

Ainsi, quand nous sommes agités, soucieux, insomniaques, en proie à toutes les formes de non-tranquillité, c’est le moment de commencer la lutte, d’aller en profondeur, là où règne la paix.

On se trouve alors pris entre deux éléments opposés : esprit-chair, pneuma-psyché ; on est pacifique intérieurement, et au contraire agité, bouleversé dans l’âme.

Cet état n’est pas mauvais en soi, mais il pourrait empirer et occulter totalement la paix. C’est ce qui peut arriver, par exemple, à cause d’une imagination excessive et exaltée. Et une âme exaltée, pleine de zèle, je dirai, pour faire court, qu’elle n’a pas seulement des troubles négatifs anti-paix, mais qu’elle peut avoir aussi un élan positif anti-paix. Car l’exaltation, comme les inquiétudes, appartient au domaine du psychique instable, et comme elles, est déterminée par des phénomènes extérieurs.

La lutte qui commence par la reconquête de la paix est très puissante. Il faut retrouver un point de cette paix, de ce trône intérieur, sur lequel siège le Saint-Esprit et la Divine Trinité en nous. A travers les vagues de notre agitation, nous devons retrouver ce point de repère intérieur. Dès que nous l’avons retrouvé, nous voyons qu’il est placé physiquement dans le coeur. Car c’est dans cette chambre intime, auprès du cœur, que réside la paix.

Peu à peu, nous devons agrandir cette paix pendant quelques secondes, minutes ou heures, et nous concentrer en elle. La paix grandissant, l’agitation subsistera certes, mais elle sera moins intense et ne saisira plus tout notre être.

Telle est donc la première lutte qui est permanente. Et si Dieu envoie une multitude d’épreuves pour notre psyché, c’est précisément pour que notre hypostase, notre conscience, lutte, dans la prière, en analysant ce qui se passe dans l’âme afin d’évincer tous ces éléments anti-paix.

Le Christ dit : « Je vous donne la paix; non comme le monde la donne, Je vous la donne, Moi. » Il s’agit de la paix de l’esprit, premier terme de la triade.

La joie

Les agitations qui demeurent malgré la paix produisent en nous abattement, angoisse, tristesse, usure chrétienne de l’âme, tout ce qui est opposé à la joie. Elles peuvent même saper toute espérance, ou bien nous mettre en face de certains compromis. Il est prudent de dépister ici certains pièges.

Un homme angoissé, par exemple, triste ou mélancolique, peut se dire : J’en ai assez, et se livrer à l’ivrognerie ou à tout autre excès, cherchant par là au-dehors quelque ersatz de joie ou d’équilibre. Or, dans l’église, nous chantons cet état d’angoisse : « Les angoisses de mon cœur se sont accrues… », précisément parce que ces angoisses doivent nous permettre d’entrer dans la chambre intérieure afin d’y retrouver la paix et de découvrir dans ce refuge la vraie joie qui n’a rien à voir avec les événements extérieurs : la joie en soi.

Dans son Dernier Discours, le Christ parle de cette joie que le monde ne peut ravir. On peut en effet nous retirer toutes les joies extérieures, mais cette joie est non conditionnée : elle est en Dieu, dans notre esprit. Telle est la deuxième conquête de l’esprit qui est aussi permanente.

Dans ces deux étapes, sachons bien discerner d’où vient la paix, d’où vient la joie. Si la paix vient de la lumière de l’esprit, elle est bonne. Mais elle peut n’être que paix de l’âme pacifique, tranquille, heureuse. On confond alors la paix de l’âme avec la paix spirituelle. La paix de l’âme prépare à la paix spirituelle qui est un don divin. Mais si elle reste au niveau de la psyché, elle ne sera qu’éphémère. C’est pourquoi beaucoup d’êtres mis à l’épreuve font une chute terrible disant : « J’étais bien, pacifique, tranquille, et, soudainement, tout s’écroule dans cette épreuve ! »

En revanche, la paix spirituelle peut être diminuée, mais elle ne change jamais, et plus nous oeuvrons, plus elle grandit et nous envahit. Voilà pourquoi saint Séraphim de Sarov disait : « Celui qui a acquis la paix spirituelle peut sauver mille hommes, celui qui a acquis la joie spirituelle, dix milles hommes. »

Les sentiments opposés à la joie : tristesse, mélancolie, dégoût, doivent donc nous permettre de mener le combat afin de retrouver cette joie en soi, non conditionnée, qui est la caractéristique des chérubins et de notre esprit.

L’amour

Quand l’âme est triste, abattue, voire désespérée, elle peut être habitée par des sentiments d’indignation, d’irritation… Cela peut prendre des formes littéraires comme les chants populaires, qui sont mélancoliques et pleins de nostalgie. En les écoutant, nous cultivons d’abord en nous la mélancolie et nous nous laissons envahir par l’angoisse ou le sentiment d’absurdité de la vie. Ensuite, une certaine irritation naît en nous qui peut se manifester parfois avec dynamisme dans l’attaque ou la critique du monde, de la société, de l’Église ou de soi-même.

Cette attitude peut apaiser temporairement notre âme, mais elle n’est pas juste, car elle est éloignée de l’esprit. Dès que nous sentons s’éveiller en nous l’irritation ou la malveillance, nous devons combattre sans même chercher à comprendre. Il nous faut entrer plus profondément dans notre chambre intérieure, derrière le rideau, et rechercher la charité, extérieurement absurde, qui aime non parce que, parce que…, mais qui aime.

Les grands mots du Christ : « Aimez vos ennemis », ainsi qu’une grande partie du Sermon sur la montagne, nous introduisent dans le monde spirituel, en ce sens qu’ils nous demandent de ne pas être conditionné par le monde extérieur.

En effet, le Père céleste fait briller le soleil sur les méchants et sur les bons. Le rayonnement de la paix, le rayonnement de la joie, le rayonnement de la charité dans l’esprit ne dépendent pas de ce que l’on est bon ou mauvais; simplement il rayonne. L’esprit est autonome : il rayonne l’amour, la joie, la paix. Et si l’amour, la joie, la paix sont dictés par un événement extérieur, ils ne sont pas paix, joie, amour spirituels mais psychiques.

Ce texte de l’apôtre Paul nous invite à profiter nous-mêmes de nos états d’âme. Nous devons savoir que l’état d’âme négatif permet d’aller plus facilement vers l’esprit que l’état d’âme positif, en raison de la confusion dont nous venons de parler. En fait, quand nous sommes irrités ou indignés, de façon passagère ou continue, nous devons renverser les choses et nous intérioriser tellement que nous retrouvions paix, joie et amour. Cela se fait progressivement car on ne peut passer immédiatement de l’irritation à l’amour. On revient d’abord vers une mélancolie passive, puis vers les soucis ou inquiétudes, et enfin on retrouve la paix.

Le Christ a exprimé cet élément essentiel en disant : Mon âme est triste jusqu’à la mort. Comme lui, nous ne devons jamais dire : « Je suis triste, soucieux ou irrité », mais : Mon âme est triste, soucieuse ou irritée. Nous devons placer l’âme, non comme le centre, mais comme une périphérie de l’esprit, non comme l’essence même de notre être, mais comme quelque chose qui est autour de nous, qui est nous, mais qui ne commande pas. Car quand mon âme est triste, mon esprit est joyeux.

En disant : Mon âme est triste, le Christ exprime la tristesse qu’il éprouve dans son âme vis-à-vis du monde, mais son esprit n’est pas triste. Cette distinction est importante; l’esprit est dans la joie car il n’a jamais quitté sa béatitude. Il est de même dans la paix et dans l’amour. Mais sans joie spirituelle, on ne peut avoir paix, joie, amour.

L’étude des autres triades dans le texte cité de saint Paul est moins essentielle, car l’esprit est déjà dans la hiérarchie des valeurs. Et si nous retrouvons en nous l’esprit de l’homme, en lui se fait la rencontre intime avec le Saint-Esprit et avec Dieu. « Nous viendrons, nous habiterons en vous. » L’apôtre dit : Le corps est temple de l’esprit, notre âme aussi, et : Quand Dieu siège dans le saint des saints de l’homme, Il siège dans l’esprit.

Le rayonnement de l’esprit et la présence divine commenceront alors à pénétrer notre âme et notre corps. C’est pourquoi les saints rayonnent même physiquement, car en eux tout est pénétré et divinisé. Mais cette pénétration commence par l’esprit.

Dans cette optique, qu’est-ce que l’Eglise ? Qu’est-ce que le plan de l’Eglise ? L’Église est l’homme couché attendant la résurrection universelle. Le sanctuaire, le saint des saints, est la tête, la nef est la poitrine, et le portique est le bas avec les pieds de l’homme. Ce symbolisme correspond aussi à la triade corps-âme-esprit.

Plus la paix grandit en nous, plus nos soucis, nos agitations diminuent. Il arrive un moment où la paix éclaire notre âme, et alors tous nos sentiments négatifs prennent leurs proportions exactes. Mais si nous ne vivons pas dans l’esprit, notre âme exagère ces sentiments et, a posteriori, nous constatons que les causes de notre tristesse ne se justifient pas.

La tristesse n’est pas mauvaise en soi. Mais si elle n’est pas éclairée par l’esprit, elle capte les qualités de l’esprit pour les projeter sur les sentiments de l’âme.

La faute d’un homme agité, irrité, soucieux, triste se produit lorsque l’âme envahit l’esprit au lieu de se laisser éclairer par l’esprit.

La paix de l’esprit au cœur des troubles de l’âme

Nous avons vu que les moments de tranquillité psychique ne sont pas les plus propices pour que notre âme découvre notre noûs. Au contraire, c’est justement quand notre âme est inquiète, triste, mélancolique, irritée, que, par opposition, nous pouvons retrouver l’esprit.

Autrement dit, dans les ambiances pacifiques et joyeuses, dans les états d’âme jubilants et fraternels, on ne distingue pas où commencent et où finissent le monde psychique et le monde spirituel. Un moine disait : Dieu m’aime, quand il était malade, Dieu m’oublie, quand il était bien portant. Heureusement, il est retombé malade, et il a dit : Dieu me « re-aime .».

Que se passe-t-il quand un homme est inquiet ?

Il peut certainement plonger dans cette inquiétude et s’y complaire. En tout cas, il ne sort pas facilement de son état. Le mélancolique dramatise et souffle sur le feu de cette inquiétude. Le neurasthénique refuse de sortir de son état tout en demandant sa guérison à un médecin.

Telle est la psychologie de l’homme lorsqu’il vit ces états d’âme opposés à la paix, à la joie, à l’amour. Si quelqu’un d’extérieur ne l’aide pas à sortir de ses sentiments négatifs, il s’enfonce, et éventuellement invente des histoires pour accroître son inquiétude.

Cette attitude témoigne qu’il y a opposition entre le spirituel et le psychique. Et si vous êtes inquiet, c’est le moment de rechercher la paix qui est au-delà, dans votre profondeur, et d’entrer dans l’esprit. Quand vous discernez la différence entre le plan psychologique et le plan spirituel, vous êtes sûrement dans le plan spirituel. Au contraire, quand vous êtes dans la confusion, très souvent vous restez au plan psychique et vous considérez la joie débordante comme quelque chose de spirituel.

Exemple classique : on peut, dans certaines ambiances, avoir des extases religieuses. J’ai ainsi assisté à des réunions de pentecôtistes, sortes d’assemblées d’Albigeois russes. Ils créent une atmosphère en demandant : « Que le Saint-Esprit descende sur nous ! » Alors, on est exalté, on danse, puis on prophétise et on guérit. Celui qui n’est pas prévenu a l’impression que le Saint-Esprit restaure l’atmosphère de l’Eglise primitive. Non, en réalité il s’agit d’une excitation psychique. Mais c’est séduisant et agréable. D’ailleurs, celui qui a un peu de discernement ou de bon sens sait apprécier l’état psychique.

Enfant, j’étais impressionné par cette histoire d’un moine qui était entré en extase. Un jour, une folle en Christ arrive au monastère et dit à l’abbé : « Ne vois-tu pas que ça brûle chez toi, ça sent le soufre ! » Avec un seau d’eau froide, elle se précipite dans la cellule de ce moine qui était justement en extase. L’abbé jette le seau d’eau sur le moine. Celui-ci se retourne avec des yeux égarés, lançant une imprécation.

Ce moine n’était pas dans une véritable extase. S’il l’avait été, ou bien il y serait resté, ou bien il serait descendu calmement des hauteurs, disant par exemple : « C’est froid » ou : « Que me voulez-vous ? » Or, ici, il y a une réaction opposée, il tombe dans une agitation quasiment haineuse.

Tant que nous restons dans le psychisme, nous n’avons pas la paix en nous. Nous sommes soumis à des changements : paix-joie-inquiétude-tranquillité. Ces mouvements prouvent que nos états n’ont rien de spirituel ni d’authentique. Ce sont des états psychiques qui sont surtout subjectifs et très peu objectifs.

Voilà pourquoi j’insiste sur le fait que ces moments opposés à la paix, la joie et l’amour, sont propices pour prier Dieu de nous faire découvrir la paix intérieure.

Quand vous saurez dire : Mon âme est inquiète, vous n’alimenterez plus votre inquiétude. Au moment de l’inquiétude, priez Dieu : Donne-moi la paix. Retrouvant cette paix intérieure qui, expéri-mentalement, ne saisit pas la tête, ni les bras, ni les cuisses, mais qui est immédiatement axée autour du coeur, vous savez déjà discerner entre l’âme et l’esprit.

L’âme est encore inquiète, mais l’esprit est en paix, et c’est seulement quand il aura transformé et vivifié l’âme qu’elle aussi sera en paix. Cette paix de l’âme émanant de l’esprit n’arrive pas immédiatement. Mais l’essentiel est d’abord de retrouver l’esprit.

L’être humain et le monde angélique

Nous avons précédemment analysé les trois premiers fruits de l’esprit. L’apôtre Paul, nous l’avons vu, en nomme six autres :

– patience, bonté, bénignité ; – – – fidélité, douceur, tempérance,

qui sont donnés selon une progression descendante. S’il commence par le bas, l’homme spirituel doit certainement rechercher une attitude presque stoïcienne : la tempérance, la mesure dans la nourriture et dans la vie. Cette ascèse est à la base et, ensuite, la progression spirituelle est ascendante.

Je n’analyserai pas ces six fruits. Je veux souligner ici l’analogie qu’il y a entre l’être humain et le monde angélique.

Selon saint Denys l’Aréopagite, le monde angélique comporte neuf phalanges, neuf cercles ou ordres, regroupés en trois triades :

– la première triade : trônes, chérubins et séraphins, correspond à notre esprit.

– la deuxième triade : puissances, vertus, dominations ou seigneuries, correspond à notre âme ;

– la troisième triade : anges, archanges et principautés, correspond à notre corps ou au cosmos.

Analogiquement, les principes cosmiques sont basés sur les principautés, d’où le pythagorisme ; les archanges sont la base des périodes de temps, des groupes humains, des peuples ; et les anges sont les messagers personnels de chaque homme.

La triade supérieure a été très bien définie par saint Denys l’Aréopagite. On trouve souvent dans l’Écriture sainte ces trois noms : trônes, chérubins, séraphins. Il existe une hiérarchie entre ces trois ordres, qui correspondent aux trois fruits essentiels de l’esprit :

– Les trônes : ils sont la stabilité dans le mouvement perpétuel autour de Dieu, l’immuabilité. La paix est trône.

– Les chérubins : dans l’Écriture, ils apparaissent avec la chute. Satan est chérubin. Ils sont la masse de connaissance et de contemplation. La joie est masse de sagesse chérubique, car elle arrive dans l’être humain quand il contemple les mystères de notre salut et les mystères de Dieu.

– Les séraphins : ils sont le feu brûlant de l’amour. L’amour est séraphique, mais pour être vrai, il doit d’abord passer par les trônes et les chérubins. Il n’y a pas d’amour authentique si on ne passe pas d’abord par ces étapes. Nous avons le potentiel de l’amour, mais l’authentique amour spirituel est, comme disait saint Jean Climaque, le trente-troisième degré de l’échelle sainte. L’amour est le but, mais il n’est pas une chose qu’on peut prendre avec la main.

– Il se cultive. Il forme le dernier degré angélique, celui des séraphins. Il est ce feu dont le Deutéronome dit : « Dieu est le feu dévorant du coeur des hommes. »

Ce feu de l’amour est au-dessus de l’échelle. Ayant distingué l’esprit de l’âme, nous ne devons pas penser que nous pouvons immédiatement dépister l’amour et vivre dans l’amour de l’esprit. L’amour flamboyant de l’esprit arrive quand nous sommes passés par les trônes, par la paix, et quand nous avons franchi la masse de connaissance et de contemplation de l’Écriture sainte, mystère de silence contemplatif : alors nous avons la joie et, en elle, naît cette flamme de l’amour.

Voilà pourquoi la première chose que nous devons acquérir dans notre esprit est la qualité de trône. Car sur notre « esprit-trône » réside Dieu. Il est ensuite contemplé par la sagesse qui voit sa providence et ses chemins. Il est contemplé dans la joie des chérubins. Et, après, l’esprit est enflammé par le Saint-Esprit. On peut dire, même si c’est un mot impropre, que c’est la flamme qui aime passionnément Dieu et la Création, non pas dans un sens inférieur, mais dans le sens supérieur.

Saint Isaac le Syrien dit : « Dans l’amour spirituel, on est incapable de ne pas aimer tous les hommes, ni toutes les créatures. On aime même une araignée. » On peut ainsi vérifier si on est dans l’amour spirituel, car chaque être humain a une répulsion pour quelque chose : souris, araignée, serpent… on est toujours dans la sympathie ou l’antipathie.

L’esprit a l’amour par excellence, dit saint Jean Cassien. Il a sans doute des préférences, mais il est incapable de ne pas aimer, même une araignée !

VII. De l’inquiétude vers la paix

Paix et silence

Aller de l’inquiétude vers la paix, voici le nœud. Le reste vient après. L’homme qui peut retrouver la paix pendant les moments d’inquiétude est l’homme complet : corps-âme-esprit. Mais l’homme qui, dans l’inquiétude, perd la notion de paix intérieure est l’homme psychique.

L’homme spirituel progresse s’il peut garder la paix en dépit de toutes les inquiétudes, des épreuves, des malaises, de tout ce qui le trouble. S’il augmente la paix et diminue l’inquiétude, il progresse encore plus. Mais s’il arrive, par sa paix intérieure, à supprimer ses inquiétudes, il est vraiment un homme spirituel. Cela est un test. Expérimentalement, cela n’est pas difficile. Ce qui est difficile, c’est de le transmettre aux autres par des paroles. L’autosuggestion ne donne rien : être dans l’inquiétude et dire : Je suis dans la paix, c’est se conditionner, ce n’est pas chercher la paix spirituelle.

Il y a, néanmoins, la possibilité de prendre conscience, même dans la plus grande inquiétude, que l’âme est pacifique par nature. Une telle prise de conscience, même si elle n’est qu’intellectuelle, volontaire et non vécue, est utile. Sans elle, nous ne pouvons pas encore atteindre le plan expérimental, car alors nous allons nous créer un dogme pratique en nous disant : Je suis inquiet, je ne peux rien faire.

Même sans en avoir l’expérience, je dois donc accepter que, dans la plus grande inquiétude, mon intérieur est en paix. Car ce ne sont ni l’expérience ni la connaissance qui créent la foi : les Pères de l’Église disent que c’est la foi qui crée la connaissance, et la connaissance qui crée l’expérience.

L’Église a deux mots clés pour inviter l’homme à être spirituel :

paix : elle répète inlassablement ce mot pendant la liturgie : En paix, prions le Seigneur… Je vous laisse ma paix… La paix soit toujours avec vous ; silence : « hesichia » en grec. Le silence est une des formes de la paix. L’homme essaie d’entrer en lui, écartant tous les bruits positifs ou négatifs, laissant de côté tout ce qui est multiple, trouble, exaltant, changeant.

Paix et silence ouvrent la porte à l’âme afin qu’elle entre en contact avec l’esprit, invitant notre conscience et notre personnalité à retrouver l’esprit en nous-même.

Sans la découverte de l’esprit, l’homme reste incomplet. Il peut être un chrétien intellectuel, sentimental ou volontaire, mais il n’aura pas l’union avec Dieu, car cette union se passe dans l’esprit.

A travers l’esprit, Dieu agit sur l’âme et le corps. Et c’est dans cette union que l’homme peut être déifié eschatologiquement. Car le royaume de Dieu est dans notre esprit, et ensuite il peut être dans notre âme et dans notre corps.

Comment agit l’esprit ?

Examinons le schéma suivant, même s’il est un peu artificiel :

Esprit

/ \

âme — corps

L’esprit peut agir directement sur l’âme ou directement sur le corps. Il n’y a pas une subordination totale de l’âme et du corps. Mais l’âme, ou psyché, et le corps sont co-pénétrants. Ainsi, si vous agissez sur le corps avec des pilules tranquillisantes, l’âme se tranquillise aussi. Inversement, vous pouvez agir psychiquement sur l’âme et le corps retrouve son équilibre.

De même, certaines maladies ont une cause psychique, d’autres une cause physique. La jouissance physique influence l’âme, et un trouble psychique affecte le corps.

Mais l’action de l’âme n’est pas toujours intermédiaire entre l’esprit et le corps, et l’esprit peut avoir une action directe sur le corps. L’esprit, de même, agit directement sur la matière ou sur les éléments. C’est pourquoi si nous prions le Saint-Esprit d’entrer dans notre esprit ou dans notre âme, nous insufflons également l’Esprit dans les eaux pour les sanctifier.

En effet, la matière : l’eau ou une pierre, par exemple, peuvent être influencées par l’homme autant qu’un être vivant animal. Ni les éléments matériels ni les animaux ne sont pourvus d’esprit, mais ils ont un corps et une âme et ont des réactions spirituelles. En revanche, les animaux ne sont pas plus le temple de l’Esprit que les objets inanimés.

On a commis bien des erreurs à ce sujet. Je me souviens de discussions interminables entre hommes de science lorsqu’on a découvert que des produits chimiques pouvaient guérir des maladies psychiques. Certains se demandaient alors : où est l’esprit ? Ils étaient dans la confusion. Certaines maladies psychiques ont une cause physiologique et, inversement, des maladies physiques ont une cause psychologique. Cela explique que les médicaments ou autres modes d’action sur le corps guérissent des maladies d’ordre psychique, et que les thérapies psychologiques améliorent des troubles physiologiques.

L’esprit source

L’âme est vivante, l’esprit est vivifiant. La paix n’est pas seulement qualité de l’esprit, l’esprit est source de la paix. La joie n’est pas seulement qualité de l’esprit, l’esprit est source de la joie. L’amour n’est pas seulement qualité de l’esprit, l’esprit est source de l’amour. L’âme aime, l’esprit donne l’amour. Telle est la caractéristique de l’esprit.

Sans être créateur, parce qu’il est création et qu’il ne crée pas du néant, l’esprit est source et c’est Dieu qui lui donne cette force. Ainsi quand le Saint-Esprit co-pénètre notre esprit, nous ne sommes plus seulement vivifiés, nous devenons source de vie.

C’est pourquoi nous devons bénir Dieu quand nous sommes dans un état opposé à la triade : paix-joie-amour. Car c’est le moment propice pour retrouver l’Esprit, source de vie.

Essayez d’en faire l’expérience. Il existe une descente de l’intelligence vers le coeur. Même si vous êtes envahis par divers problèmes, idées ou sentiments, essayez de prendre conscience de cette présence de l’esprit et de retrouver cette paix, alors la suite sera facile.

Voilà le point de départ. Après, commence le rude travail pour que l’esprit règne sur nous. Tel est le paradoxe en effet : nous sommes rois de l’univers, mais nous ne sommes pas rois de nous-mêmes. Pour l’être, l’esprit doit régner sur l’âme et sur le corps.

Or nous nous laissons mener par les idées, pensées, sentiments qui gouvernent en pleine anarchie et changent à tout instant. Nous n’avons pas pour roi l’esprit qui est roi selon l’ordre de Melchisédech et par la grâce de Dieu !

Nous nous faisons rois de l’univers mais, en réalité, c’est l’univers qui est notre roi. Nous allons dans l’espace sans savoir ce qui nous attend, ni pourquoi, ni comment. Et plus nous avons de puissance sur terre, plus nous sommes victimes.

On dit souvent que la machine écrasera l’homme. Tout peut l’écraser, même la poésie, s’il n’est pas homme spirituel. C’est pourquoi le riche entrera difficilement dans le royaume des deux, car s’il possède l’argent, c’est l’argent qui le possède. Et tous les pouvoirs psychiques que nous croyons posséder nous possèdent en fait.

L’esprit infiniment libre n’est possédé que par Dieu, et non par les choses.

VIII. Silence et liberté

Silence intérieur et agitation extérieure

Retrouver en nous l’esprit plus profond que l’âme est une expérience qui évoque l’obéissance – ouïr plus que parler – et le dépouillement du désir de pouvoir. Tous ces chemins sont bons, mais dans la liturgie nous disons : faites silence. Insistons sur ce point.

Quand nous parlons de silence, cela ne signifie pas que nous deviendrons pacifiques complètement. Car on peut avoir profondément le silence intérieur et être très agité sur le plan psychique : ces deux plans peuvent être en parfaite contradiction. Mais si nous retrouvons l’esprit par le silence intérieur, toutes les agitations troublantes, agaçantes ou même agréables, sans disparaître, ne pénétreront pas notre intimité.

Ayant découvert l’esprit, nous retrouvons ce coin intime où Dieu, l’Esprit Saint, peut venir en visite, mais où les imposteurs ne peuvent pénétrer. A titre d’illustration, je vais décrire l’expérience en détail, bien que chacun ne puisse la réaliser vraiment que sur lui-même.

Je vais donc analyser mon psychisme et mon esprit, essayant de regarder en moi et de voir en toute honnêteté et simplicité dans quel état se trouvent mon âme et mon esprit.

Actuellement, voici comment se présente mon état d’âme : fatigue, inquiétude, tristesse, lassitude, âme blessée profondément, saignante, en dépit d’une acceptation passive. Je ne dépiste aucun espoir dans l’âme. Je garde une fidélité à Dieu, à la vocation, certes, mais fidélité sans enthousiasme… Je peux analyser à l’infini parce que l’âme est très complexe et qu’elle se corrige. Mais enfin, ma tonalité est plutôt souffrante, même si demain ce peut être remplacé par la joie.

Maintenant, je vais avancer plus profondément dans mon esprit. Quelle est la prédominance présente de mon esprit ? Le sentiment de victoire du Christ sur le monde : jouissance, victoire spirituelle, très forte lumière.

Remarquez quelle contradiction il y a entre les deux plans. Comment arriver à voir ce qui est dans l’esprit ? Car souvent le psychisme est tellement dense qu’il est difficile de parvenir en son esprit. L’âme se laisse en effet souvent envahir par la passion ou par l’angoisse, la mélancolie, la sécheresse, l’indifférence… Ou bien nos sentiments s’entrechoquent, nos pensées travaillent, se greffent, s’alimentent. Comment, à travers cette forêt vierge opaque qu’est l’âme, pouvons-nous arriver à voir ce qui se passe dans l’esprit ?

La première impression que nous avons, passant de l’âme à l’esprit, est que nous allons plus profondément en nous, nous intériorisant davantage, mais non pas spatialement. Dans mon commentaire du Notre Père, j’ai souligné de même à propos des « cieux » (Notre Père qui es aux cieux) qu’il s’agit de quelque chose qui existe profondément en nous.

L’intériorisation donne l’impression que l’esprit est plus profond que le cœur, que l’âme. Et cela n’est pas une donnée spatiale, car le corps n’a pas de profondeur : il s’agit d’une autre forme de profondeur qui est en nous. Et si nous entrons encore plus avant en nous pour voir ce qui se passe, nous fermons les portes à toutes les sensations, à toutes les pensées qui habitent actuellement notre âme. Nous mettons en doute leur réalité absolue, alors que dans l’âme elles s’imposent toujours comme des éléments absolus, bien qu’elles soient en fait relatives.

Au fond, pour entrer dans l’esprit, il faut boucher toutes les sensations, afin de vivre cette fermeture, ce silence. C’est ce que signifie cette petite figurine bien connue des trois singes, l’un se bouchant les yeux, l’autre les oreilles, le troisième la bouche.

Quand nous arrêtons pensées, paroles, sentiments, entrant plus profondément en nous, nous avons un tout autre spectacle. On s’aperçoit que l’une des caractéristiques de l’esprit, qui est sa base, son fond, c’est l’immuabilité. L’esprit est non changeant – ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut changer de sentiment.

Ainsi, je ressens une très grande victoire du Christ, sa force lumineuse, mais cela pourrait être en même temps ivresse de l’amour divin ou autre chose. On ne peut pas dire que, dans l’esprit, il n’y ait pas de pensées ou de sentiments, mais ce sont d’autres catégories de sentiments et de pensées. Ces pensées et sentiments ne sont pas dictés par l’extérieur, ils ne sont pas soumis à un lien de cause à effet.

Il suffit, quand nous avons dépisté notre esprit, d’entrer et de demeurer dans cette chambre intime, comme dit l’Évangile. Alors, peu à peu, l’esprit nous éclaire en agissant sur le psychisme et en le transformant.

J’ai décrit l’état actuel de mon âme et de mon esprit. Ce n’est pas parce que j’ai dépisté l’esprit que je suis entré dans cette chambre intérieure. De même, lorsque je vois la victoire lumineuse du Christ, je ne peux pas forcément communiquer cette victoire. La densité de mon âme est encore trop forte et s’interpose entre mon esprit et autrui. Mon regard, mes gestes, tout ce qui est psychique en moi fait écran. Une certaine opacité demeure entre mon entourage et moi.

C’est seulement quand nous entrons dans l’esprit que nous avançons en profondeur; et lorsque nous y demeurons le plus longtemps possible, il prend de la vigueur, il éclaire le psychisme en l’écartant, et pénètre. Saint Siméon le Nouveau Théologien a dit : « L’Esprit pénètre jusqu’au bout de nos doigts, il pénètre notre corps. »

Mais il ne faut pas penser que la seule découverte de l’esprit fait qu’il va agir immédiatement sur nous avec puissance. En effet, le plan psychique reste souvent longtemps prédominant, et l’on rechute. Mais si on s’établit dans cette demeure, alors la progression peut se produire parfois tout d’un coup, elle peut éclater et ré-illuminer le psychisme. Les sentiments que nous avions se transforment alors et prennent une autre valeur. La souffrance devient parfois une souffrance réelle, sublime, ou bien quelquefois elle disparaît complètement. Après, il se produit vraiment une révolution, une transformation de la psyché et, à travers elle, du corps. On influence même l’ambiance, les gens d’alentour, le monde.

L’avez-vous remarqué ? Parfois, des gens arrivent à vous avec des problèmes. Ils cherchent des conseils et vous en donnez. S’ils vous comprennent, c’est déjà bien. Mais il arrive aussi que, tout d’un coup, dans la vie, surgisse une personnalité qui n’est pourtant pas douée mais dit un mot ou une phrase dont l’écho est inouï en nous. C’est comme une dé qui ouvre la porte de l’esprit. J’ai constaté cela plusieurs fois dans ma vie. Un mot exact est dit, et l’homme s’écrie : « Ah, enfin ! » Moi-même, j’ai rencontré des êtres simples, hommes de passage, ni gourous ni maîtres qui, par une phrase, me faisaient dire en moi-même. « Mais oui !… » Par cette phrase, comme par une porte étroite, j’entrais alors dans l’esprit.

Mais ce mot n’arrive pas quand on veut, comme on veut. Il faut considérer deux choses :

– Si, dans le domaine spirituel et psychique, on peut nous aider, personne ne peut cependant faire le travail pour nous. Si nous n’avons pas l’esprit, nous n’avons pas l’essentiel de l’être humain. Le corps, l’âme, l’esprit sont trois éléments qui nous définissent. Mais sans esprit, nous serons toujours victimes d’aveuglement. Quand le Christ guérit l’aveuglement, il guérit symboliquement quelqu’un qui vivait sur le plan psychique et n’avait pas la vue spirituelle. Quand il parle de l’œil de l’âme qui est miroir, il s’agit de l’œil de l’esprit, différent de l’œil psychique.

Esprit et liberté

L’homme qui a trouvé l’esprit en lui n’est pas encore l’homme spirituel dont l’âme, le corps et toute la conduite sont guidés selon l’esprit. Il va commettre des fautes dans sa vie parce qu’il ne va pas toujours vivre par l’esprit, mais plutôt selon des réactions psychiques ou passionnelles. Cependant, ses fautes ne seront pas mortelles pour lui, elles seront accidentelles car, ayant retrouvé l’esprit, il retrouvera son équilibre à un moment donné. En revanche, celui qui n’a pas retrouvé l’esprit se laisse entraîner dans le monde psychique sans savoir comment.

Nous sommes réellement libres dans l’esprit. Notre corps est conditionné. On est né ainsi et non autrement. J’ai une certaine liberté sur le plan psychique. J’ai la liberté de faire tel geste ou de ne pas le faire. Je peux refuser telle ou telle chose au nom des principes. Je peux tenir ou non la parole donnée, les lois ou commandements. Je peux diriger par ma volonté… Certes, il y a une place pour la liberté. Pourtant, celle-ci est très limitée parce que le tempérament de l’homme, son milieu le limitent. Au fond, beaucoup de choses dans notre vie ne sont pas libres. Ainsi, de simples médicaments peuvent changer nos pensées ou nos états d’âme. Si on peut guérir la folie avec des pilules, s’il n’y a plus de monde psychique, où allons-nous? se demandent certains, qui disent : c’est du matérialisme pur !

Mais le Christ ne nous a pas seulement donné ses paroles : il nous a aussi donné la coupe et le pain. Ce sont là des éléments chimiques qui peuvent influencer notre psychisme autant que peuvent le faire des piqûres ou des narcotiques.

Le milieu, le tempérament ou la chimie peuvent donc conditionner notre liberté. Mais l’esprit est autonome. En lui on est libre parce qu’on ne peut pas l’atteindre du dehors.

Si je me réfère aux images et au langage mystiques, l’esprit est la liberté, la stabilité, la lumière, la paix… quantité de mots auxquels peuvent s’ajouter ceux que j’ai prononcés : victoire, ivresse divine dont saint Siméon le Nouveau Théologien donne une image admirable : « Un vin de bonne qualité dans lequel se reflète le soleil. » Il ajoute : « Je ne sais pas ce qui est le plus enivrant : boire, ou voir la beauté du vin. » Pour lui, boire s’adresse au Saint-Esprit; voir la beauté, au Christ.

Mais cette ivresse divine, cette victoire qui arrive dans l’esprit, c’est l’après de la paix, c’est la liberté. Il y a même un passage entre l’âme et l’esprit qui apparaît comme une petite rivière de non-être. C’est exactement cette image que donnait l’Antiquité quand on devait passer de l’autre côté du monde : on traversait d’une rive à l’autre dans le bateau du passeur.

Il y a donc une coupure, et si des restes de liaisons demeurent ce n’est pas encore l’esprit. Cette coupure explique qu’on puisse avoir des états d’âme et des états d’esprit absolument différents, ou, tout aussi bien, corrélatifs.

Si l’esprit influence l’âme, celle-ci va nécessairement imiter l’esprit. Si l’âme est en paix, elle est contemplative et en harmonie avec l’esprit.

Retour à l’équilibre

Y a-t-il une relation entre le corps, l’âme et le cosmos ? Il faut avoir une vision juste. Le corps communie à l’univers par la nourriture, l’air, mais aussi par la vue, en regardant; il est nécessaire de voir les couleurs ou de beaux paysages.

Cette communion est l’eucharistie du corps, qui doit être en relation liturgique exacte avec la nature. Car toutes les relations a-liturgiques du corps avec la nature nous brisent.

Les peuples antiques étaient sages. Les mariages comportaient une liturgie de l’art sexuel. Ces peuples n’étaient pas désordonnés et savaient qu’il y a une corrélation entre le corps et le cosmos. Alors que maintenant nous sommes mal nourris, déséquilibrés.

L’âme se nourrit normalement du plan psycho-spirituel : amitié, pensées, art… Il est absurde de penser que l’art puisse être un élément de luxe, l’art est le pain quotidien de l’âme. L’art, sous différentes formes – la culture, la civilisation, les rapports humains -, est la nourriture de notre psychisme, aussi indispensable que le pain et l’eau au corps.

L’esprit, lui, se nourrit seulement de Dieu : il lui faut Le retrouver. Et pour qu’il grandisse, il nous faut prier Dieu. Il trouve ses muscles en Dieu ! La prière peut être de demande ou de louange, pénitence ou dialogue, mais elle doit être aussi une prière-nourriture. Sinon l’esprit devient parasite de l’âme et donne une fausse valeur à toutes nos réactions psychologiques.

Un sentiment amoureux normal, par exemple, peut devenir une passion absolue si l’esprit n’est pas nourri avec justesse. Comme l’esprit est absolu, comme il doit vivre de quelque chose et comme la matière du psychisme ne lui suffit pas, il donne à notre sentiment normal un caractère de passion absolue. Un homme amoureux qui doit quitter sa bien-aimée le lendemain dira malgré cela : « Je t’aime pour toujours. » Pourquoi? A cause de ce caractère d’absolu. Freud a analysé faussement ce type de propos. L’amoureux croit qu’il aime pour toujours parce que son esprit, n’étant pas amoureux de Dieu, se nourrit de sa petite passion psycho-physique et lui donne un caractère d’absolu qui ne lui est pas propre.

Le psychisme se déséquilibre parce que l’esprit a parasité l’âme. Celle-ci, non éclairée d’en haut par l’esprit, parasite le corps. Et cet envahissement du psychisme dans le corps donne naissance à bon nombre de maladies. Les maladies viennent de l’envahissement du corps par l’âme.

Images subjectives et icônes objectives

Sur le chemin de la contemplation pure en esprit, le premier mouvement est celui de l’intelligence qui descend dans le cœur. Quand on dit : Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu, l’intelligence pure descend dans le cœur chaud et voit Dieu. En revanche, si le sentiment monte vers l’intelligence, il n’y aura jamais de contemplation de Dieu, l’homme verra seulement ses propres projections, ses imaginations. Pour cette raison, les Pères ont beaucoup insisté sur la lutte contre l’imagination.

Qu’est-ce que l’imagination, sinon une faculté qui emploie les images. Elle peut être utile si elle est un instrument utilisé par la main intérieure. Un homme écrasé par la vie peut retrouver son équilibre par l’imagination; elle est alors un instrument, mais elle n’implique pas l’engagement de l’être.

Elle est utile aussi pour expliquer certaines connaissances spirituelles inexprimables autrement que par des images. Les paraboles sont des images. Quand nous disons : « Dieu est le feu dévorant le coeur de l’homme », c’est une image. Tous les grands mystères parlent comme des poètes et leur langue est splendide et imagée.

On dénombre deux sortes d’images. D’abord, celles qui expriment l’Inexprimable mieux que des définitions abstraites. Ainsi, on ne peut parler des profondeurs spirituelles sans images. Mais elles ne doivent pas être prises pour des formes authentiques, car elles doivent être abandonnées. Il faut aller plus loin, au-delà de toutes les images, vers ce qui est. L’âme est alors près de Dieu et elle chante son amour comme un banquet avec un vin aromatique, ou comme des fiançailles, l’union de deux êtres qui s’aiment. Mais il ne faut pas s’y arrêter car les images ne sont que des véhicules : Dieu n’est ni un vin ni un amour terrestre. Il est unique et au-delà. Mais les images viennent en nous pour l’exprimer.

Il y a ensuite les images que nous employons consciemment pour faire surgir des sentiments profonds enfouis sous d’autres sensations secondaires. C’est un genre d’aspirine spirituelle qui peut être ainsi employée : quand je n’ai pas envie d’aller à l’église, quand j’ai envie de faire tout, sauf d’y aller, je me dis alors : je suis heureux d’aller à l’église, et je m’en donne quelques images. Je découvre alors en moi le sentiment profond enfoui et qui m’empêche d’être joyeux pour aller au sanctuaire.

Ces deux types d’imagination sont inadéquats, mais nous les employons par nécessité pour la première – à cause de l’impossibilité d’exprimer l’Inexprimable sans images – et consciemment pour la seconde.

Les Pères étaient hostiles aux images. Elles surviennent spontanément à cause de nos émotions, et elles constituent un danger car on peut les prendre pour la réalité et perdre complètement l’équilibre et la réalité du spirituel. Ainsi, l’imagination des êtres spirituels et mystiques peut les entraîner, non seulement à la folie, mais à de faux schémas. Voilà pourquoi les Pères disent : « Attention, ne travaillez pas trop l’imagination », et ils demandent même de la supprimer.

En revanche, les icônes nous libèrent des fausses images subjectives car elles suppriment l’imagination. En effet, si nous n’avons pas ces images, nous projetons notre imagination. C’est pour cela, sans doute, que dans la mystique hindoue, qui est une spiritualité nettement par-delà les images, les temples en sont remplis !

J’ai remarqué que les chambres vides peuvent être belles et dépouillées, mais notre imagination s’y perd et s’y développe plus facilement. Nous y projetons comme sur un écran toutes nos images subjectives.

Au contraire, dans une église pleine de fresques, l’imagination s’arrête, même si on ne les regarde pas à tous les instants. Il y a une forme de l’art qui est une fausse beauté, mais les icônes, les images traditionnelles, forment un des éléments qui préservent de l’invasion imaginative.

L’attente de l’Esprit Saint

Il est indispensable de retenir ceci : pour arriver à la contemplation pure, l’intelligence doit descendre dans le coeur. Mais quand le sentiment monte vers l’intelligence, l’homme se perd, son évolution est fragile et il chute.

Ainsi en est-il dans les rapports du noûs avec Dieu. Dieu doit d’abord descendre, et ensuite l’homme s’élèvera vers lui. Quand la relation est inversée, quand l’homme décide de monter vers Dieu, il chute.

Voilà pourquoi, quand nous avons dépisté le noûs, l’esprit, nous devons faire en sorte qu’il soit trône, réceptacle, coupe qui attend l’arrivée du Saint-Esprit. Tandis que celui qui force pour attraper Dieu ne l’atteindra pas. Il trouvera un faux Dieu et tombera dans l’illusion.

Dans la triade spirituelle : noûs, logos, pneuma, nous devons d’abord conquérir le noûs inexprimable, le trône, « cela-qui-attend », et chercher la paix. Cette conquête est passive, elle est plutôt une attente et une non-violence dans laquelle on entre en communion. Il n’y a pas de je veux, je désire, toute violence et volonté disparaissent. Telle est l’action.

La vraie contemplation divine dans l’esprit est donc d’abord une attente de l’Esprit Saint ; l’involution précède l’évolution ; la descente de Dieu vers l’homme doit précéder la montée de l’homme vers Dieu.

Tout cela est normal et correspond à l’enseignement de l’Incarnation : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne dieu. » Cet enseignement ne doit pas rester théorique : nous devons l’intégrer dans notre vie intérieure et attendre pour laisser Dieu agir en nous, et ensuite monter vers lui. Dans la liturgie, ce rythme est présent – descente, montée – ce qui élève l’esprit.

Dans les dogmes également, on proclame que Dieu condescend en créant le monde par abnégation. Puis l’homme s’élève. Il chute, mais le Christ s’incarne, devenant homme : Il incline les cieux, disent les Psaumes, afin de relever l’homme.

Le Christ s’élève dans l’Ascension pour que l’Esprit Saint descende. Et le Saint-Esprit descend en nous afin que nous montions dans le royaume céleste. Il y a toujours ce grand mouvement, absolument exact.

L’apôtre Paul dit : « Nous connaîtrons Dieu comme nous sommes connus de Lui. » Il faut en effet se laisser connaître par Dieu, se laisser aimer par lui, être réceptacle. Cette attitude, dite spirituellement passive, ne l’est en réalité pas. C’est afin que Dieu s’incarne en nous qu’il convient d’être passif devant Lui. L’homme du XXe siècle ne veut pas être passif ainsi, et il n’accepte pas que Dieu agisse en lui car il veut agir lui-même. Il se trompe, car l’état passif est forgé justement pour que Dieu descende. L’attitude vraiment active viendra ensuite. Par contre, cet activisme, cette agitation brisent l’homme devenu passif devant ses propres passions et enchaîné par ses concepts intellectuels, par ses machines et par son progrès.

L’esprit doit être une coupe qui reçoit Dieu. Nous pouvons dire au Seigneur : « J’attendrai même six milliards d’années, et si Tu ne viens pas, que Ta volonté soit faite ! » Mais, étrangement, quand on est dans cet état d’esprit, Il vient !

TROISIÈME PARTIE
La prière

Avertissement

À l’origine de cet ouvrage, il y a un cycle de vingt-et-une «leçons» professées durant l’année 1958-1959 à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Denys par son recteur, l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, futur évêque Jean de Saint-Denis, et publiées à l’usage des étudiants sous la forme d’un cours ronéotypé, intitulé Technique de la prière, dont des extraits parurent dans plusieurs numéros des Cahiers Saint-Irénée en 1959 et 1960. Par la suite, le texte fut adapté et les «leçons» transformées en chapitres, afin de former la matière d’un livre publié sous le même titre en 1971 par Présence Orthodoxe. Suivit en 1979 une nouvelle édition, par les soins des Éditions Eugraph, où les chapitres se trouvaient, pour la commodité de la lecture, subdivisés en sous-chapitres. Enfin les Éditions Friant firent paraître en 1981 une nouvelle édition, proche de celle de 1971, à d’importantes différences près : la division en chapitres n’était plus vraiment respectée ; avaient disparu du corps du texte, «afin d’alléger la présentation», toutes les références scripturaires et patristiques ; étaient également supprimés les cinq derniers chapitres consacrés aux commentaires d’Origène, de saint Cyprien de Carthage et de saint Cyrille de Jérusalem sur le Notre Père ; enfin étaient omis les «exercices» qui concluaient précédemment les huit premiers chapitres et devaient servir à la mise en application des «techniques» enseignées dans ces chapitres. On peut mentionner aussi pour mémoire diverses versions dactylographiées ne constituant pas des éditions «officielles». Ce qu’il importe de relever, c’est que, de toutes ces éditions et versions, seule la première a paru du vivant et sous le contrôle de l’auteur (décédé en 1970).

Pour l’établissement du présent texte, nous les avons toutes collationnées avec soin, en donnant systématiquement la préférence, en cas de divergences, à la version originale, celle du cours, ce qui nous a permis de corriger un certain nombre d’erreurs de transcription et d’impression qui s’étaient fâcheusement perpétuées d’édition en édition.

Pour la meilleure intelligibilité possible du texte, nous avons un peu retouché la ponctuation en fonction de l’usage, lequel a passablement évolué en trente ans. Dans le même esprit, nous avons conservé la subdivision en sous-chapitres. En effet, bien que l’édition originale n’en comportât pas, elle nous a paru mettre utilement en relief l’articulation d’ensemble et de détail de l’ouvrage et de ses différents chapitres, tout en facilitant les recherches dans la table des matières. Toutefois nous n’avons pas hésité à la remanier chaque fois qu’elle ne nous a pas paru correspondre à la logique interne du chapitre considéré. Nous avons en outre ajouté un certain nombre de notes explicatives. […]

Une autre précision nous paraît s’imposer. Ce terme de «technique» ne doit pas égarer. Le lecteur friand de techniques corporelles risque une grande déception : il n’en est pour ainsi dire pas question. Rien de plus étranger, en effet, à la tradition chrétienne, que de considérer et traiter le corps isolément et à part, indépendamment de l’âme et de l’esprit qui, unis à lui, constituent le tout de l’individualité humaine. Il en va de même, d’ailleurs, dans toutes les traditions authentiques, et il y aurait beaucoup à dire sur la propension des Occidentaux contemporains à pratiquer un yoga purement corporel, ou, à la rigueur, psychosomatique, déconnecté de son support spirituel traditionnel.

Pour en revenir à la «technique de la prière» enseignée dans la première partie de l’ouvrage, elle est, on le verra page après page, indissociable d’une théologie et d’une spiritualité profondément et intimement nourries des Ecritures et des Pères. De même que, en sens contraire, les commentaires théologiques (scripturaires et patristiques, eux aussi) qui constituent la deuxième et troisième parties, inspirent des conseils spirituels, lesquels, à leur tour, induisent une démarche priante, construisent une «technique de la prière». En sorte qu’au bout du compte, le titre se trouve adéquat à la totalité de l’ouvrage.

«Notre vœu», écrivait l’auteur dans le texte cité plus haut, «est d’ouvrir ainsi à chacun, autant que nous le pourrons, le chemin de la prière». Nous en formons un autre : d’ouvrir de la même façon le chemin de la lecture des Écritures, c’est-à-dire de l’écoute de la Parole de Dieu. Les Écritures, le P. Eugraph, puis évêque Jean, à force d’en être quotidiennement nourri depuis sa plus tendre enfance, les avait totalement assimilées. Aussi advenait-il rarement, et uniquement dans un but pédagogique précis, qu’il en citât textuellement un passage, à livre ouvert. La plupart du temps, il citait de tête – ou de cœur – parfois en modifiant légèrement les termes, d’autres fois en combinant entre eux deux passages. Ainsi ont procédé, dans la suite des temps, tous les apôtres et tous les Pères, par exemple saint Paul, ou saint Irénée de Lyon, pour ne choisir que parmi les plus grands.

Comme nous espérons, s’il plaît à Dieu, que ce livre tombera entre les mains de lecteurs qui ne sont pas forcément familiers avec les Ecritures, nous avons mentionné en clair toutes les références, la plupart du temps implicites ou allusives, faites par l’auteur au cours de son propos. Nous avons appliqué la règle suivante : sont mentionnés dans le texte, entre parenthèses, les références correspondant à des citations littérales de l’Ancien ou du Nouveau Testament ; en revanche, sont renvoyées en notes les


références aux passages auxquels l’auteur fait allusion sans les citer précisément, ou qu’il cite en les transformant un peu. Nous avons en outre vérifié, et corrigé au besoin, toutes les références figurant dans les éditions précédentes. Très certainement, le lecteur, s’il prend la peine de se reporter à ces passages de l’Écriture – qu’il soit ou non familier avec elle, n’importe, le phénomène agira de la même façon – fera des découvertes utiles
pour lui àce moment précis.

La perfection n’est pas de ce monde ; pourtant, au terme de ce travail, on peut considérer que cette édition apporte un progrès sensible par rapport aux précédentes, notamment quant à l’exactitude du texte. Nous nous faisons donc une joie d’exprimer notre vive reconnaissance à tous ceux qui ont rendu notre tâche possible, en particulier M. Vincent Tanazacq, qui nous a aimablement communiqué son exemplaire personnel du cours de 1958-1959, et M. Guy Barrandon, qui a commencé le travail de compilation des éditions et assuré une part essentielle de l’élaboration matérielle de l’ouvrage. Bien entendu, nous n’aurions garde d’oublier Mgr Germain, successeur de l’évêque Jean, qui a encouragé et béni cette entreprise à chacune de ses étapes et de qui les conseils nous ont été précieux. À tous, nous rendons grâces.

L’Association Eugraph Kovalevsky
PREMIÈRE PARTIE
LES ÉTAPES DE LA PRIÈRE
Chapitre Premier
LA PRIÈRE-CONVERSATION AVEC DIEU

L’expérience de la prière

Toute parole est imparfaite lorsqu’elle veut exprimer ce qu’est la prière ; seule l’expérience peut nous en approcher.

Notre époque, malheureusement, ne facilite pas l’expérience de la prière. Comment devenir des âmes priantes dans une vie aussi trépidante que la nôtre ! Notre ennemi numéro un est le manque de temps, mais aussi une agitation telle que nous ne savons plus nous reposer. Même si nous partons en vacances, c’est pour nous baigner, prendre des bains de soleil coûte que coûte, escalader des pics, « faire de l’auto ». Peut-on demeurer en place lorsqu’à quelques mètres quatre roues vous invitent à courir vers des « points de vue », visiter des églises qualifiées de romane ou de gothique, etc. etc. ?

Néanmoins, un certain ascétisme pénètre notre vie. La mode est de manger peu, « naturellement », mais le faisons-nous dans un esprit de jeûne spirituel ? Certes non ! La cause de cette abstinence est plutôt un hindouisme confus ou la maladresse de l’homme qui, ne pouvant échapper à la nostalgie divine, se sert du jeûne de façon saugrenue.

Toutes ces circonstances modernes font que la technique de la prière a changé et que l’on ne peut appliquer à la lettre les leçons des anciens. Quelle sera donc la méthode à proposer à cet homme nerveux du XXe siècle, maladivement nerveux, tendu, bouleversé, changeant sans cesse de sujet ?

CONVERSER AVEC DIEU

Saint Jean Chrysostome, Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et un grand nombre de Pères que nous n’avons pas la possibilité de citer ici, appellent la prière « la conversation avec Dieu ».

Le commerce d’un homme intelligent et bon nous rend intelligent et bon ; la conversation avec Dieu nous « fait dieu », dira saint Jean Chrysostome. Conversation avec Dieu… Une des formes de prières les plus exactes, les plus directes, les plus simples, est précisément de ne jamais penser, mais de toujours parler à Dieu. Prenons un exemple : Nous sommes troublés, envahis par l’angoisse ; en place d’analyser, de nous demander : dois-je faire ceci, agir autrement ? – la pensée est une mise en scène intérieure, un dialogue qui devient souvent une foule où montent les voix des souvenirs et des inquiétudes du passé… – plaçons tout cela devant Dieu. Saint Augustin et J.-J. Rousseau sont les grands maîtres de la confession, à la différence que l’évêque d’Hippone racontait sa vie devant Dieu et l’écrivain devant lui-même !

Dès que l’on se situe devant le regard de Dieu, s’ouvrant à Lui sans chercher même de réponse, commence la transformation de l’être. Tandis que si nous nous adressons à nous-mêmes, nous devenons semblables à un serpent qui mangerait sa propre queue. Raconter objectivement, sans passion, ce qui se passe en nous, arracher au cercle tragique du moi nos sentiments et nos pensées, voilà une des étapes de la prière. La psychanalyse le sait bien, qui a volé le principe de cette forme de prière à l’enseignement de l’Église. Il est préférable pour l’âme d’aller jusqu’à accuser Dieu plutôt que de se taire. « Du fond de l’abîme, je crie vers Toi, Seigneur ! »(Psaume 130, 1)

Cette conversation n’est bonne que dans la sincérité absolue : ni excuse, ni humilité grandiloquente. Dieu est l’Ami de l’homme, Il nous connaît avant que nous soyons nés. Et progressivement, par notre propre monologue, nous serons mystiquement aidés, bien que cela nous paraisse encore un monologue psychique et que la voix intérieure ne se soit pas fait entendre. Si nous avons exposé consciemment notre trouble à Dieu invisible, la réponse se dégagera de notre exposé, et même si la voix intérieure ne s’élève pas, l’état de notre âme se sera clarifié, apaisé, harmonisé.

Jean Chrysostome et Maxime le Confesseur comparent cette prière conversation au système nerveux : elle doit prendre la place de notre nervosité, disent-ils, et régler notre sensibilité.

L’AMOUR DE DIEU, PREMIER FRUIT DE LA PRIÈRE

Le premier fruit de la prière, pour Isaac le Syrien, est l’amour de Dieu. Celui qui prie ardemment élève son esprit, atteint la contemplation, et dans la contemplation naît le désir d’aimer Dieu. L’amour de Dieu s’acquiert dans la prière et c’est elle qui fournit les motifs d’aimer Dieu, car aimer Dieu est presque impossible. Soyons sincères ! Sans le don de la grâce, nous ne verrions pas pourquoi aimer Dieu (je parle des êtres en général). Notre destinée est difficile, souvent désagréable, et si elle est agréable nous ne sommes pas satisfaits, car c’est le propre de notre nature, l’insatisfaction. Alors, ne devrions-nous pas être plutôt agacés par cette Providence que nous sommes appelés à prier (je parle toujours de la majorité) ?

L’athéisme a souvent pour racine la révolte de l’homme contre l’injustice. Notre sens inné de la justice n’essaie pas de résoudre le problème de la justice en soi – qu’est-ce que la justice ? – Nous nous jetons dans le dilemme angoissant de la bonté divine et de l’injustice apparente du monde et, ne pouvant pas rester dans la lutte entre ces deux pôles, nous préférons voter pour l’absence de justice, plutôt que de dire : je ne comprends pas, peut-être, la bonté de Dieu, ni la vraie justice.

Le Christ savait si bien que ce problème se poserait à l’humanité, qu’Il nous prévient : «Que votre lumière brille devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient le Père céleste» (Matthieu 5, 16), c’est à dire qu’ils reconnaissent en Dieu la paternité. La plupart des hommes ont besoin de la bonté des disciples pour discerner la bonté ineffable du Maître. Si l’image est bonne, pensent-ils, la Proto-Image le sera d’autant plus. La compassion d’un chrétien fait accepter la miséricorde du Dieu des chrétiens. Ne nous leurrons pas : Dieu n’est saisissable que par l’expérience intérieure.

C’est pourquoi la prière, nous explique saint Isaac le Syrien, est le seul moyen susceptible de fournir à notre cœur les motifs d’aimer Dieu. Je le répète, je ne parle pas des êtres chez lesquels elle jaillit spontanément. Je m’adresse à ceux qui ne possèdent pas ce don et pour lesquels la technique de la prière est nécessaire. Même ceux qui aiment sans effort sont soumis à la variation.

Comment donc la prière fera-t-elle éclore le désir d’aimer ? Parce qu’elle est la source de la connaissance de «plans multiples et immatériels» comme dira saint Isaac, et que la connaissance qui fournit la réponse à nos problèmes a pour conditionnement la prière. La plus grande vision de la gloire divine, la Transfiguration, est venue pendant la nuit, au cours d’une longue prière.

DEMEURER AVEC PATIENCE

Mais suivons la route indiquée par Isaac le Syrien : «Demeurer avec patience dans la prière, signifie pour l’homme se renoncer à soi-même», et plus loin : «La prière ininterrompue gardera l’intelligence de toute impureté».

«Demeurer», voici le mot-clé. Il y a, certes, des prières où l’âme est emportée par un élan, où elle appelle ; il y en a d’autres qui durent une, deux, trois heures. Demeurersignifie s’installer dans la prière comme dans sa maison, entrer en son ambiance et y demeurer.

«Avec patience» – pourquoi ? La prière, nourriture de l’âme, est traversée, au début, de nombreux troubles. Il semble qu’elle ne nourrisse pas, ou bien, si elle nourrit, qu’elle devienne soudain inefficace et nous ennuie. Rappelez-vous Thérèse d’Avila écartant légèrement les doigts pour regarder l’horloge et voir si le temps d’oraison touchait à sa fin. La prière nous fait découvrir âprement le va-et-vient de notre salle des pas perdus intérieure. L’essentiel alors est « de demeurer avec patience », et lentement mûrira le fruit d’où la prière s’écoulera comme une eau fraîche et tranquille. Ce fruit est le renoncement à soi-même. Les moralistes se pressent trop pour dépister dans l’âme l’orgueil, la vanité, l’égoïsme ou l’humilité… C’est juste, mais ces divers sentiments sont tellement mêlés dans l’être humain qu’un attentif examen de conscience risquera le plus souvent de l’égarer ou de le faire tomber à côté.

Lorsque l’on demeure avec patience dans la prière, on s’aperçoit qu’il est impossible d’épingler les sentiments, et que cette jeune fille lunatique et capricieuse qu’est notre « moi », nos « moi » plus exactement, perd peu à peu son autorité. Derrière sa tyrannie, nous la voyons telle qu’elle est.

La prière situe l’homme dans la conscience brutale des choses objectives.

LA PRIÈRE DU NOM DE JÉSUS ET LE DÉPASSEMENT DU MOI

Prenons la prière plus simple, celle du Nom de Jésus : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi». Mettons-la en face de notre moi ; elle n’a rien à faire avec lui.

«Aie pitié de moi» : le moi mental s’écriera de suite : « Mais c’est de l’égoïsme ! Pourquoi ne pas dire : aie pitié de nous ? Pourquoi désirer mon salut, mon pardon, sans inclure les autres ? » Ou bien, il pensera : « Oui, je suis pécheur, mais je n’ai pas besoin d’apitoiement ». Le pécheur ressent plus la blessure de l’amour-propre causée par le péché que le désir de la pitié divine. Les prêtres connaissent cette attitude chez leurs pénitents. Ces derniers sont surtout frappés par les fautes qui touchent leur dignité et ne prêtent guère attention aux péchés réels. Les pères spirituels demandent parfois d’écrire les péchés, et presque toujours les pénitents sont profondément surpris de voir indiquer comme grave un péché qu’ils considéraient à peine. C’est ce qui fera dire à saint Paul : «Je ne juge personne, mais vous, ne vous jugez pas vous-mêmes, car vous ne le pouvez».

La prière patiente nous force à nous objectiver. Ces six paroles : «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi», seront tout d’abord étrangères. Un de ces mots peut-être nous touchera, mais n’exprimera pas pour autant la totalité de la prière. Certaines âmes se plairont à répéter : «Aie pitié». D’autres ressentiront une certaine exaltation à redire le Nom de Jésus, mais la prière en elle-même doit dépasser les états de l’âme.

C’est en la répétant, en demeurant patiemment près d’elle, avec elle, que nous surmonterons notre moi limitatif, nous identifiant, au début, aux paroles ; puis, sortant de nous-mêmes, notre noûs, notre intelligence intérieure, se décantera des mélanges multiples.

LA PRIÈRE LITURGIQUE TRANSFORMANTE

Il en est de même pour la prière liturgique. Elle apprend au fidèle à maîtriser son humeur capricieuse et lunatique. Un fidèle est triste, pris à la gorge par des soucis d’argent, malade : il vient à Pâques et il lui faut chanter la Résurrection ! Il est heureux de vivre, le cœur plein de joie : c’est le Vendredi Saint et il lui faut chanter les plaintes devant Dieu crucifié par les hommes ! Entrer dans le rythme liturgique, c’est s’habituer à ne plus vivre dans son petit mythe à soi, évoluant suivant ses impressions, mais à vivre l’homme unique, le Deuxième Adam, à se réjouir et à pleurer avec l’humanité.

Attachons-nous patiemment au rythme de la prière. Les formes liturgiques modèlent et transforment.

Notre société a su fort bien se servir de ce principe en construisant sa liturgie profane. Quelle heureuse liturgie que celle des grands magasins, et combien grande est son influence ! Elle a inauguré la saison des jouets et des cadeaux inutiles, la « saison du blanc », la saison des arts ménagers et des cadeaux utiles… Les « iconographes » des vitrines soignent avec travail et imagination leurs étalages.

Par contre, dans nos églises, les périodes liturgiques se sont affaiblies. On trouve une crèche souvent défraîchie, un cierge pascal pudiquement caché derrière l’autel, et les fêtes chrétiennes, la mémoire vivante des événements de la vie du Sauveur, servent de vacances.

LA PRIÈRE SOURCE DE CONNAISSANCE

Saint Isaac continue l’analyse de la prière : «La prière est la racine de la connaissance multiple et immatérielle. Dieu introduit dans l’esprit de celui qui prie cette connaissance ».

Toute notre connaissance est compromise par les vagues passionnelles qui se précipitent de l’intérieur et de l’extérieur, s’entrecroisent et bouchent notre regard. Le caractère de ces éléments passionnels est d’alimenter notre pensée et notre action par quelque chose de matériel, de compact, d’une part et, d’autre part,

par quelque chose de faussement unique, une idée ou un sentiment qui s’impose à nous. A l’opposé, l’intelligence formée dans la prière devient immatérielle, une dans cette immatérialité, tout en ouvrant maintes possibilités qui libèrent notre intelligence, alors que les passions l’enchaînaient. La prière est la racine de cette connaissance immatérielle, parce qu’elle nous habitue à ne pas penser, plus exactement à ne pas être pensé.

Comment agir avec les sentiments et pensées qui nous assaillent malgré nous ? Les laisser passer comme un film de cinéma, les considérer comme des objets dans une vitrine, ne pas tenir compte de ce que nous ressentons : «demeurer avec patience dans la prière».

La nouvelle connaissance qui naîtra de cette prière n’aura plus de rapport avec nos pensées et nos sentiments. Elle sera donnée par Dieu, directe, et rappelant ce que l’on pourrait nommer la « connaissance-ignorance », sans curiosité, ni possession des objets qu’elle connaît, à l’image de cette prière patiente qui marche vers l’ineffable Trinité.

Chapitre Deuxième
LA PAIX INTÉRIEURE

SOYONS EN SILENCE

«En paix, prions le Seigneur» – l’Église ouvre ainsi les litanies. Les livres monastiques recommandent, avant de commencer toute prière, de se placer devant Dieu et de faire la paix intérieure. Au cours de la messe, nous chantons : «Que toute chair humaine fasse silence… Qu’elle éloigne toute pensée terrestre…» «Soyons en silence»,ordonne le diacre aux moments solennels de la liturgie.

Cette paix, ce silence sont les conditions nécessaires pour que la prière soit efficace. L’être qui s’élance dans la prière avec agitation ne peut prier. Certes, cette paix et ce silence ne sont pas encore ceux que l’âme acquerra vers la fin de la vie spirituelle, mais je dirai qu’ils sont le recueillement préparatoire, l’ « effort vers ». Nous avons besoin, pour bien écrire une lettre, d’un papier blanc, non raturé ; il est malaisé de peindre sur une toile déjà peinte. La prière, de même, réclame un nettoyage intérieur.

Le problème du recueillement et de la paix précède donc la prière. Voici ce qui advient en général ; le matin, nous essayons de prier, nous sommes alourdis plutôt qu’agités, endormis, et notre prière se traîne. L’Église le sait : elle n’exige pas le silence, au contraire, elle propose les psaumes d’entrée qui réveillent l’âme peu à peu, et conseille de courtes prières pour couper la journée. Mais si nous ne pouvons suivre le rythme liturgique des Heures, comment passer alors du remue-ménage des pensées au silence ?

Il existe diverses méthodes qu’il serait fructueux d’expérimenter dès la jeunesse.

LE SPECTATEUR

La plus antique est celle du spectateur. Vous êtes inquiet, angoissé ? Placez-vous devant votre état d’âme et votre conditionnement extérieur comme s’il s’agissait d’un autre. Parlez de vous-même à la troisième personne ; donnez-vous un diminutif un peu ridicule ou un nom solennel. Je penserai, par exemple, pour moi-même :« Aujourd’hui Monseigneur est plus agacé que charitable ». Saint Séraphim de Sarov disait de lui-même : « le pauvre Séraphim ». Cette méthode doit être pratiquée dans les bons comme dans les mauvais moments. En effet, si vous avez secouru votre frère ou si vous avez ressuscité un mort (tout dépend de vos capacités !), alors, plus que jamais, parlez de vous à la troisième personne.

Le maréchal Foch affirmait que les vrais militaires ont terriblement peur, et qu’il faut s’habituer à ne pas avoir peur de la peur. Seuls les insensés ne craignent rien : ils meurent héroïquement, se jettent sans réflexion sur l’ennemi qui les tuera avant qu’ils aient pu agir, et ils n’apportent rien au combat. Le courage consiste à ne pas avoir peur de la peur, la sérénité intérieure à ne pas avoir l’angoisse de l’angoisse, ni de sentiment sur son propre sentiment. Regardons-nous en spectateurs, nous ne sommes pas le centre de l’humanité… regardons-nous.

FAIRE LE VIDE

La seconde méthode est celle d’Ambroise d’Optino : «Fais de toi rien, afin que Dieu fasse de toi l’univers» ; autrement dit, c’est faire le vide, stopper les pensées, les désirs, les jugements sur les autres et sur soi.

Êtes-vous capable de vous asseoir et soudain de ne rien faire, de n’être rien ? Alors, c’est parfait. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas facile, car aussitôt affluent les images et les soucis. Songez alors : « Tout ce que j’ai fait, tout ce que je fais, tout ce que je dois faire, tout ce que je n’ai pas fait n’a aucune importance, et si je dois demeurer dans l’état où je me trouve pour l’éternité, que Dieu soit béni ! » Videz votre être intérieur, arrivez au néant ».

LES DEUX POSSIBILITÉS

Très proche d’elle est la troisième méthode est celle des deux possibilités. Une des inquiétudes humaines réside dans le choix. L’homme peut choisir la vie spirituelle ou matérielle, dans la maladie il peut guérir ou mourir, etc. Ces deux possibilités suscitent le trouble, et le plus grand est l’hésitation. Une attitude fausse est préférable à l’hésitation. Les Pères enseignent de ne jamais s’immobiliser dans l’indécision, entre deux chemins. Celui qui hésite est un perpétuel déserteur. A la guerre, il y a deux moyens pour ne pas être tué : attaquer ou « filer », et sera certainement tué celui qui se demandera s’il doit attaquer ou reculer. En face de votre péché, l’hésitation est l’attitude la plus dangereuse.

Le choix appelle deux décisions. La première : je choisis ce qui m’est facile, je renonce à la vie parfaite, spirituelle et monastique, je m’occupe de mon commerce, Dieu me pardonnera, je choisis une bourgeoise petite route. La seconde : je choisis la prière et le Christ, supprimons le confort, les voitures et la quiétude.

Le choix semble, à première vue, aisé. Eh bien ! non. L’être humain, la plupart du temps, est composé de sentiments si différents, « complexes » comme dirait notre langage moderne, qu’il n’a pas la force de choisir totalement son but. Jean de Cronstadt disait que l’on doit se jeter dans la décision comme dans le feu, et Mgr Winnaert déclarait, dans un de ses sermons, que pour aller vers la sainteté, il suffisait de dire : « A partir de cette seconde, je me jette dans la sainteté », mais on ne le fait pas ! Si l’on choisit, aussitôt – telle est la nature humaine – une foule d’arguments contraires se précipitent.

La voix de la décision est celle des grands êtres, dans le péché ou la sainteté. Elle n’est valable que si l’on sacrifie patiemment tout au but.

LE REFUS DU CHOIX

Il existe un autre chemin pour atteindre la paix avant la prière : accepter les deux possibilités en se remettant à Dieu. Ce n’est pas une hésitation, mais un refus de choix.Demain, je serai riche ? J’accepte. Je serai pauvre ? J’accepte. Je suis un raté ou un génie ? Comme Dieu voudra. La répétition de cette phrase nous donnera la paix.

C’est donc la troisième méthode, après celle du spectateur et du vide : renoncer au choix lorsqu’il se présente. Vous pouvez même aider votre âme intérieure en pensant que l’insuccès est aussi utile en Dieu que la réussite contre sa volonté et vous fortifier par l’exemple de certaines vies dites ratées, supérieures spirituellement à tant d’autres taxées de merveilleuses. Combien sont des « morts-vivants » dans l’abondance ou le succès !

Il est donc nécessaire de s’incliner devant les deux possibilités : j’accueillerai cette journée, qu’elle soit faste ou néfaste. Je viens de prononcer les mots : faste et néfaste. J’ai remarqué que l’influence de l’astrologie ou autres sciences du faste et néfaste diminuent beaucoup d’âmes en les plongeant dans l’inquiétude. Je reconnais que cette tension a pu parfois développer la sensibilité de certains esprits et que la Providence tire souvent le bien de l’équivoque, mais il est aussi certain que cela risque d’altérer le jugement.

Certes, nous sommes tellement accoutumés à tendre notre âme vers quelque chose, qu’il nous est difficile d’accepter ou de nous arrêter dans le vide, ni passé, ni présent, dans le « je ne suis rien ». A ce propos, faites une expérience, pensez : « Si l’on m’ordonne de tracer des cercles sur la place de la Concorde, ou de planter un arbre les racines en l’air, je le ferai ». Ah ! Si vous pouvez intérieurement faire n’importe quoi, vous dépouiller de la « jugeote » inutile qui anéantit notre intelligence, alors vous n’êtes rien ! Ne vous y trompez pas, les hommes intelligents ne « pensent » pas, et dès que l’on « pense » – dans le sens vulgaire de ce mot – on n’est pas intelligent. Les êtres qui aiment profondément, sont-ils distraits par de petits désirs ? Un proverbe russe nous apprend que : « Seuls les dindes et les crétins pensent ».

On ne peut malheureusement demander à tous de ne pas penser. Sans doute avez-vous remarqué que les gens bêtes pensent énormément ; ils « mijotent », ils jugent, ils composent, ils réagissent, ils protestent, ils approuvent – toujours en mouvement…

S’ACCROCHER A UNE IDÉE FIXE

L’Église nous offre une quatrième méthode : « nous accrocher à une idée fixe ». C’est une forme d’entêtement, le principe de la prière répétée, du chapelet, mais avec une pensée. Admettons que ce qui compte pour moi est de prononcer six cents fois par jour le Nom de Jésus, ou de m’appliquer durant tant de minutes à telle pensée. Ayant posé ce but unique, le reste perdra de son importance. Cette conduite me procurera l’équilibre et m’enlèvera l’inquiétude.

RIEN NE M’EST DÛ

Ajoutons enfin la cinquième et dernière méthode : incruster dans son esprit : Rien ne m’est dû.

Les agitations, en général, ont comme source la prétention que telle ou telle chose nous est due, que l’humanité doit agir avec nous de telle ou telle manière. La prétention est le sol de l’inquiétude. «Comment ? Il m’a abandonné ! Il n’a pas reconnu le bien que je lui ai fait ! On me traite avec injustice. Dieu ne me comprend pas !».Et la crise est née. Mais si vous considérez que rien ne vous est dû, ni le salut, ni la santé, ni l’amitié, si vous vous émerveillez de ce que vous avez des yeux pour voir, une bouche pour embrasser ou pour manger, et que, de plus, vous tenez debout ; si vous pouvez faire une liste des dons reçus, en constatant : « Tiens, j’ai encore cela »,la sérénité sans crépuscule montera dans votre cœur.

« BIENHEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT »

Une seule expression du Christ réunit ces cinq méthodes : «Bienheureux les pauvres en esprit» (Matthieu 5, 3).

Car, en réalité, le spectateur qui se regarde se dépouille, celui qui fait le vide se dépouille, celui qui décide ou celui qui se confie en Dieu se dépouille, celui qui ne prend que l’essentiel se dépouille, sans parler du dernier qui ne réclame rien. Pauvreté en esprit.

Ne l’oubliez jamais : la loi de progression de la vie spirituelle est de ne point soumettre son âme aux jugements abstraits ou à sa propre utilité. Je m’explique. Du point de vue objectif, il est exact de concevoir, par exemple, qu’ayant travaillé toute sa vie pour sa famille, il serait normal qu’elle ait de la reconnaissance. Oui, c’est exact, mais votre âme sera troublée. Tandis que si vous dépassez le jugement objectif, vous serez susceptible de prier.

Parvenons, peu à peu, à ne pas être touchés par le monde des appréciations passionnelles, méta-physiques, philosophiques. Pénétrons au sein du monde intérieur d’équilibre et de paix. Ce dernier exige, du moins provisoirement, le sacrifice du jugement dit objectif. Considérez ce paradoxe d’un saint qui, ayant atteint le sommet de l’humanité, se regarde – et ceci très sincèrement – comme « un avorton ». Parlant avec un pécheur puant le péché, il se juge inférieur à lui. Il est indéniable que ce plan spirituel nécessite le non-jugement. Celui qui dressera la liste suivante : « Je jeûne, lui non, je suis chaste, il est débauché, j’ai donné ma fortune aux pauvres, il exploite les malheureux », arrivera automatiquement à la conclusion suivante : « Il est pécheur et moins beaucoup moins que lui ». Ce sera la vérité, mais un arrêt immédiat de la vie spirituelle.

Féconde antinomie, l’accroissement spirituel n’a rien à faire avec le jugement ! Faut-il rejeter le jugement ? Non, il réapparaîtra dans l’âme fortifiée, sur un plan objectif qui ne la troublera plus. Ne posons pas le pourquoi métaphysique, adoptons l’attitude qui donne la sérénité et la paix, afin que, soudain, la prière gonfle ses bourgeons et s’épanouisse.

Qu’importe la conquête du monde entier, si notre âme s’abîme ! En cela, notre âme est supérieure à l’univers.

Attention ! Ici arrive le Tricheur, il questionnera sournoisement : « Le salut de ton âme est donc supérieur ? » Répondez : « Non, le salut de mon âme n’est pas supérieur au monde, mais le travail vis-à-vis de mon âme l’est bien ». La conception du salut de l’âme a été déformée. On s’imagine que l’accomplissement de certaines actions conduit « au Paradis ». Non, ce qui conduit au Paradis, c’est le désir de sacrifier certaines choses pour se reposer dans la paix intérieure, et cela ne peut pas être l’égoïsme, car je sais que mon âme ne m’appartiens pas, qu’elle m’est confiée et que je ne suis qu’un artisan.

LA PERSÉVÉRANCE

Je terminerai ces quelques traits sur les différentes méthodes d’acquérir la paix, en soulignant que tout réussit avec la persévérance. L’homme le sait consciemment et inconsciemment, et un grand nombre de romans et de films l’illustrent. La parabole moderne du chercheur de pétrole dont l’obstination est récompensée en est une des images. Même lorsque l’espoir s’éloigne, il faut continuer ou recommencer. Le déserteur s’en va à moins cinq ! L’Évangile le précise : « Celui qui persévèrera jusqu’à la fin sera sauvé ». (Matthieu 24, 13 ; Marc 13, 13 ; cf. aussi Luc 21, 19).

En effet, ces méthodes ne donnent pas de résultat au début, les résultats ne sont pas rapides. Examinons, alors, ce qui nous gêne ; comme le ferait un ingénieur consciencieux, chacun construit personnellement son âme, les autres n’ont la possibilité que de fournir des conseils et des coups de pouce. Et bien que les saints nous communiquent un enseignement universel, chacun le fait selon sa manière propre. Il n’existe pas de règle générale. C’est pour cette raison que notre Seigneur nous prévient : «Je reviendrai comme un voleur, nul ne connaît l’heure et le jour». Tout est gratuit, puisque Dieu vient quand Il le veut, mais tout est en quelque sorte mérité et conquis, parce que c’est à celui qui a pris que Dieu donne.

Un dernier conseil : ne lâchez pas la prière, même si elle vous ennuie. Choisissez ou recevez une formule simple à votre convenance et tenez ferme ! La vie spirituelle ne fait pas irruption par des impressions et des émotions. Oh non ! Elle avance en nous silencieusement, comme un élément biologique et naturel, sensible seulement lorsqu’elle se retire.

Ces diverses méthodes sont heureusement résumées en une phrase d’Origène : «Avant de prier, détends-toi et retrouve le silence». Ce ne sont que des propositions, des instruments plus ou moins adaptés aux différents tempéraments.

La technique de la prière cache deux périls dont il faut prévoir le dépassement : des résultats apparemment trop rapides ou trop lents. Certaines catégories d’âmes commencent la prière perpétuelle, elles pratiquent, persévèrent, et rien ne vient ; elles se fatiguent et se détournent. D’autres, au contraire, obtiennent des résultats immédiats et des phénomènes inattendus les envahissent, la chaleur du cœur ou l’exaltation. En réalité, celles qui éprouvent une grande difficulté ne sont pas moins privilégiées que leurs opposées. Les deux possibilités ont un double aspect. Si la lenteur aboutit au découragement, la facilité peut créer le déséquilibre, car elle se manifeste avant que le champ de l’âme soit transformé intérieurement. Le vin spirituel a besoin d’être baptisé d’un peu d’eau.

LA SIMPLICITÉ DU CŒUR

Tout cela nous montre que la paix préparant la prière n’est pas la paix absolue, mais une tranquillité provisoire à rechercher. Les méthodes sont des thérapeutiques qui aideront l’âme à maîtriser le mouvant. Elles se complètent et se vérifient l’une l’autre. Revenons à celle du « spectateur » ; elle recèle le danger du théâtre. Théâtre, parce que regarder ses propres souffrances est original et agréable. Dans l’auto-spectacle, nous sommes metteur en scène et acteur de notre âme ; c’est impossible à éviter. Un seul remède : tendre à la simplicité du cœur. Saint Grégoire le Théologien dit avec dureté et justesse : «Se prendre pour un grand pécheur est plaisant tout autant que se considérer comme saint ou génial. Mais se regarder tel qu’on est, ni plus haut, ni plus bas, semble médiocre». Là, pourtant, repose la solidité de la méthode du spectateur.

L’ABSENCE DE JUGEMENT

Autre remarque : l’âme débutante en prière enregistre assez vite les impressions ; la sensibilité s’affirme vis-à-vis du monde extérieur et vis-à-vis aussi du monde intérieur. Les Pères conseillent alors l’attitude apathique, l’enregistrement sans réaction des images. Aujourd’hui dans l’enfer, demain devant le Christ ; aujourd’hui est faste, demain sera néfaste, peu importe, écoutez et ne tirez pas de conclusion. C’est un immense apprentissage de ne pas juger son cas ! Je dirai même, de ne pas l’apprécier, de le voir simplement. Vous pouvez vous adresser à un père spirituel, mais soyez prêt à vous incliner s’il vous indique comme tragique ce qui vous paraît banal, et sans gravité ce qui vous semble tragique. Ici, nous devons renoncer à nous juger.

L’entrée dans la vie intérieure est accompagnée d’une foule d’impressions, de signes, de voix propices ou funestes qui peuvent précipiter l’âme dans la folie. Prenez garde ! L’homme qui laisse ses conceptions charnelles, bourgeoises, coutumières, rencontre des paysages inconnus, sans points de repère, ni lieux communs, un monde dépourvu de critères solides. Une des formes dangereuses, c’est le balancement entre ce que j’ai déjà nommé faste et néfaste, entre Dieu et le diable, tristesse et joie, vrai et non-vrai, et encore plus dangereux est le jugement de soi-même : Je suis bon, ou je suis mauvais. Prenez garde ! Enregistrez, enregistrez seulement. En dehors de la santé de la tradition de l’Église, l’entrée dans la vie intérieure peut désaxer.

LA RÉVÉLATION DES PENSÉES

D’où l’excellence de ce principe de tous les « starets », depuis saint Jean l’Évangéliste jusqu’à nos jours : la révélation des pensées.

Ce principe n’est pas éloigné de la psychanalyse (les psychanalystes n’ont rien inventé) : il s’agit de raconter – de se raconter ou de raconter à Dieu – ce qui se passe en soi sans aucun commentaire, dire objectivement : « J’ai envie de tuer, de mourir, de prier… Est-ce bien, est-ce mal ? Suis-je coupable ou innocent ? Dans le vrai ou le faux ? Je ne m’en occuperai pas ».

Je le répète, dans la vie spirituelle, ce qui paraît vrai peut être faux, et c’est naturel. Nous vivons avec des données extérieures, ni vraies, ni fausses, mais dont nous avons pris l’habitude, l’accoutumance : obéir à maman, serrer la main à ceux que l’on rencontre, aller à l’église, gagner son pain. C’est ainsi. L’humanité entière vit selon des conditions et des lois qu’elle a acceptées, conditions et lois bien relatives, souvent discutables et jusqu’à quel point non absolues ! Mais elles contribuent à un équilibre extérieur. Conçues par l’expérience, elles sont, bien qu’imparfaites, empreintes de stabilité. Nous en avons une image dans la réforme de l’éducation des enfants : les Américains, affirmant qu’il ne faut les contrarier en rien, les enfants dépassent la mesure et touchent parfois le crime. Bien entendu, l’application du fouet et des disciplines trop dures de l’Antiquité était aussi coupable. L’équilibre ne se saisit pas aisément.

ACCEPTER SANS JUGER

Nous sommes des apprentis dans la vie spirituelle, moins que des apprentis, livrés à une expérience nouvelle : le rythme de la prière. Alors, semblables à des reporters – des reporters qui seraient sérieux ! – au sein d’une société inconnue, écoutons en suivant une extrême prudence. Le processus de la compréhension d’un peuple et du monde intérieur est identique ;

l’un comme l’autre demande une longue patience. On observe d’abord les coutumes sans le moindre préjugé, comme on observerait la vie de papillons, puis ce n’est qu’après avoir renoncé à peser les valeurs, que peut s’ébaucher le premier jugement. Vous avez à transformer votre ancien marché, ou supermarché, en temple de prière. La différence entre le supermarché et l’Église, c’est que le premier apprécie la marchandise avant d’acheter, tandis que la deuxième accepte sans juger.

Quand notre Seigneur déclare : «Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés» (Matthieu 7, 1), Il s’adresse en premier au jugement porté sur notre frère – mais nous sommes aussi notre propre frère. Voici la raison pour laquelle une véritable confession est si rare. En vingt ans de ministère, je n’ai entendu que deux ou trois confessions vraies, les autres sortaient du supermarché. La majorité des pénitents arrivent à la confession avec leur solution personnelle ; le prêtre n’a qu’à s’incliner.

Chapitre Troisième
LA PRIÈRE-NOURRITURE

NOURRITURE DU CORPS, DE L’ÂME, DE L’ESPRIT

Le corps a besoin, pour ne pas s’éteindre, de manger et de respirer ; la santé est basée sur l’air et une bonne nourriture. Par contre, on peut vivre sans voir – un aveugle vit ; sans entendre – un sourd vit ; sans percevoir les parfums et les saveurs, on vit tout de même. Il en va de même pour la vie spirituelle, elle est alimentée par la prière nourriture et la prière respiration. Quant aux visions, auditions, voix, sensations, elles se comptent peu. Souvent les âmes, éblouies par les apparitions et les phénomènes psychiques, sont tellement captivées qu’elles oublient la nourriture saine et la respiration du bon air spirituel. Elles sont peut-être visionnaires, mais malades et à demi-folles.

La prière-nourriture et la prière-respiration nous découvrent l’essentiel de l’anthropologie humaine. L’homme est composé de trois éléments : l’esprit (pneuma), l’âme (psyché) et le corps (soma).

Qu’est-ce que la nourriture du corps ? Que ce soient légumes, viande, poisson, c’est la communion avec le cosmos, les bêtes et les plantes, le contact avec la nature qui nous pénètre, la communion avec l’univers. La nécessité de manger pour vivre est aussi le mystère de l’unité de la nature, si je puis dire, la « messe naturelle ».

La nourriture de l’âme est composée des rapports avec les êtres, les cultures, les arts. Notre époque prise particulièrement les régimes sains quant à l’alimentation ; de toute part, on parle de naturisme, végétalisme, végétarisme, que sais-je ! Mais nul ne se penche sur les régimes psychiques. Les livres pourtant sont une nourriture ; engouffrés sans discernement, ils provoquent le désordre, l’angoisse que l’on pourrait qualifier de « manque d’hygiène ». Nous n’observons certainement pas le jeûne psychique ! On s’ingénie plutôt à nous fournir une sorte de suralimentation irréfléchie : les Reader’s digest en tous genres. Notre palais ne mange pas n’importe quoi, son goût étant très développé ; mais considérez votre âme : elle avale n’importe quoi, musique, films, livres, rencontres. L’hygiène psychique est absente. Je vous citerai l’exemple d’un saint. La Vierge lui étant apparue, il s’aperçoit qu’elle demeure à la porte de sa cellule. Il lui demande : « Reine des Cieux, pourquoi n’entres-tu pas ? Je sais que je suis indigne ». Et la Vierge de lui répondre : « Trop de livres sont inutiles dans ta bibliothèque. Lorsque tu les auras brûlés, j’entrerai ».

Dieu est l’unique nourriture de notre esprit et Il ne se communique à nous que par la prière. Ni contacts, ni livres, ni pensées, ni sentiments, ni ce qui appartient à la culture, à la civilisation, à la religion, ne nourrit ce qui est divin e nous. Seul le Divin nourrit le divin.

On se demande parfois pourquoi le Christ, Dieu-Homme, passait des nuits en prière. Parce qu’Il était esprit, âme et corps. Par les aliments, Il nourrissait son corps ; par la contemplation des fleurs, la conversation avec les apôtres, l’amitié… Il nourrissait son âme ; et par la prière, Il nourrissait son esprit. Il priait, non par besoin de demander quoi que ce soit à son Père, Lui qui avait tout, mais pour nourrir son esprit.

Sans prière, l’esprit s’étiole et meurt ; le corps vit, l’âme s’émeut, mais l’esprit est mort. Elle est la nourriture indispensable, vitale. Néanmoins, il faut apprendre – à moins d’être assez simple pour le posséder naturellement – à avancer dans la prière, à choisir sa forme de prière : perpétuelle, intérieure, liturgique, avec ou sans paroles, etc. Nous essaierons de l’envisager dans la suite de ce livre.

Les diverses méthodes que nous avons exposées nous aident à atteindre l’état de la pré-prière. Ce n’est pas encore la prière, c’est un état, tandis que la prière est uneaction intérieure.

LA PRIÈRE SINCÈRE

Surgit alors un grand malentendu.

D’aucuns déclarent : je préfère une prière sortie du cœur aux prières mécaniques ou qui contredisent ma nature et mes sentiments ; ainsi, pourquoi prierais-je quand j’ai envie de danser ?

Le problème est là. Un homme se trouve exceptionnellement dans un état de prière sincère : c’est un don direct ou indirect de Dieu qui lui accorde soudain la possibilité de prier, ou bien ce sont des circonstances extérieures qui le soulèvent, le désir ardent de quelque chose… Cette prière sincère ne sera pas la nature, la nourriture de cet homme ; il ne sera pas un être priant, mais un être qui prie.

Saint Séraphim de Sarov cite un exemple classique, tiré d’un texte ancien : On transporte le cercueil d’un enfant (à cette époque, le couvercle des cercueils n’était vissé qu’au cimetière) ; derrière le cercueil marche une veuve qui pleure. Passe dans la rue une courtisane qui, voyant ce spectacle, arrête le cortège et s’écrie : « Seigneur, que je sois punie pour mes mauvaises actions, je le comprends, mais que Tu prennes l’enfant de cette veuve intègre… Je T’en supplie, ressuscite-le ! » Et l’enfant revient à la vie.

Analysons cette prière : elle est absolue et sincère, d’abord parce que cette femme possède la foi et l’humilité ; les courtisanes ont souvent plus de foi que les autres, car leur conduite les plonge dans l’humilité et elles se considèrent indignes. Cette femme aurait pu s’indigner devant Dieu : «Tu n’as pas le droit…!», mais son humilité totale supprime en elle toute exigence. De plus, la maternité étouffée de cette courtisane s’élance simplement avec une telle puissance psychique qu’elle est exaucée. C’est une prière don, gonflée d’amour maternel. Une série de motifs ont aidé cette femme à engendrer une prière qui a fait que l’enfant ressuscite sans qu’elle soit sainte.

Nous disons « sincère » ou « non sincère », mais cette fille publique ne s’est pas demandé si sa prière était sincère ou non sincère. Tout s’est réuni comme sur une pointe géométrique ; maternité, humilité, foi, ardeur. Sa prière est sincère, parce que tous les éléments de son âme y sont conformes, alors que, dès que nous prions, nous distinguons en nous maints empêchements.

Le mot « sincère » est, en général, extrêmement équivoque. Combien disent : « Je suis sincère » ! Qu’est-ce à dire ? Ils s’imaginent être sincères. « Je ne cache pas mon opinion, je dis net ce que je pense, je suis sincère » ; si l’on commence à gratter, la superficialité de cet état se découvre, ce n’est que du laisser-aller dans un sentiment passager. Quel « moi » parle alors ? La dignité de monsieur Dupont, son amour-propre blessé, son élan psychique ? Il est sincère vis-à-vis de ce « moi », d’un de ses « moi ». Cette sincérité n’est pas la sincérité, ni d’ailleurs une hypocrisie, mais un élément inférieur dominant notre être.

L’obstacle essentiel est notre instabilité. Dans la vie sociale, nous mettons à la porte les intrus, nous coupons les ponts avec ceux qui nous agacent, mais nous ne savons pas chasser les impressions pénibles, les pensées sautillantes, car nous sommes faibles et nous n’avons pas pris conscience qu’il faut les chasser. Les théosophes enseignent que les bonnes pensées créent les bons sentiments et vice-versa. L’Église, elle, enseigne que nous devons nous débarrasser des bons et des mauvais éléments, ne pas les prendre en considération.

PRIÈRE LONGUE OU PRIÈRE COURTE ?

La question peut se poser. De prime abord, l’Écriture Sainte semble contradictoire : «Ne priez pas comme les hypocrites et les pharisiens en étalant de grands discours», et pourtant les paroles de l’apôtre Paul : «Priez sans cesse» semblent nous inviter aux longs services, à la prière perpétuelle, à l’hésychasme. La prière dominicale est longue et difficile si nous voulons la prononcer consciemment, et c’est le Christ pourtant qui nous l’a donnée.

Prière longue ou courte ? Notre Seigneur déclare qu’il ne faut pas imiter les pharisiens qui prient longuement, et Lui-même passe la nuit dans la prière : sa conduite est celle de ceux qui prient perpétuellement.

Voyons tout d’abord ce qu’est la prière demande. Il est certain que la meilleure formule de la prière-demande est brève : « Dieu, ressuscite-le, amen ! » ; ou : « Dieu, sauve-moi, amen » ; ou même un élan d’âme dans le silence. Les demandes des litanies sont courtes, elles rappellent et ne s’ « installent pas ». Alors, pourquoi prier longuement ?

Parce que la prière brève, unique, efficace, jaillit difficilement de notre âme : nous prolongeons les prières non pour les allonger, mais pour « attraper » la courte prière. Toutes les prières doivent conduire à la prière du silence. Elle est presque parfaite lorsque le cœur prie sans paroles. Saint Jean de Cronstadt était parvenu, après des torrents de louanges à Dieu, à guérir les malades par une phrase ou un geste. La brève prière efficace est obtenue par la longue prière.

Saint Macaire le Grand raconte que la prière est un invité. On nettoie l’intérieur, on dresse la table, et l’invité vient. Mais s’il est déjà présent, on ne répète pas : « Viens encore », on n’invite plus l’hôte déjà présent. Sitôt que la prière a produit son fruit, la prière conquête s’écarte. Elle ne se calcule pas à la longueur mais à la qualité. Deux heures de prière ne sont pas nécessairement supérieures à une seconde.

Sans doute, on peut dire que le Christ condamne la prière du pharisien ; c’est parce que ce dernier, en réalité, s’écoute et s’admire tandis que le publicain guette la miséricorde divine. La grandiloquence est le plus grave danger de la vie spirituelle. Si l’âme commence à se prêter l’oreille, que ce soit en ses vertus ou en ses vices, automatiquement, elle bavardera avec elle-même : bon, mauvais, joyeux, tragique… ce sera une prière qui s’écoute. En bénissant Dieu, le pharisien se regardait ; en suppliant Dieu : « Seigneur, aie pitié ! », le publicain s’effaçait, perdu dans un coin du temple.

Le sens de la prière perpétuelle est le même que celui des prières longues. D’une part, elle retient la pensée vagabonde en concentrant l’esprit ; d’autre part, elle guide vers l’instant où les lèvres ne prononceront plus de mots, la prière s’écoulant sans interruption. Tout ceci ne peut advenir qu’une fois construit le château de prière, qui est sérénité et tranquillité, dont les portes sont fermées aux « clochards » spirituels qui peuvent être revêtus d’idées magnifiques, de visions sublimes aussi bien que de pensées charnelles et d’inquiétudes mesquines.

PRIÈRE NOURRITURE ET PRIÈRE RESPIRATION

Nous revenons là à la prière nourriture et à la prière respiration.

Comme je l’ai déjà dit, la prière est la nourriture et la respiration de l’esprit. Elle est non seulement louange de Dieu, elle est l’alimentation de notre esprit qui, sans elle, s’endort et perd vie.

La prière nourriture et la prière respiration sont nettement différentes.

L’homme ne se nourrit pas sans cesse ; il mange deux, trois fois par jour. Il mange, puis digère et enfin assimile. Il est donc une prière utile à prendre périodiquement, une, deux ou trois fois par jour, qui doit être digérée et assimilée pour donner des résultats.

A contraire, nous respirons tant que nous vivons, et la respiration ne peut s’arrêter ni jour, ni nuit. Une respiration normale est régulière et rythmée. Mais un air trop fort peut nuire à des poumons malades, une vie spirituelle très supérieure peut ne point convenir.

La prière-nourriture, pour qu’elle nourrisse réellement, ne doit pas être que demande ou louange, mais aussi méditation et confession. Une pensée, un passage de l’Écriture, une phrase d’adoration : saisissons cela par le mental. Ainsi, dans « Seigneur, Tu es grand », que « grand » reste en nous. Elle ne s’adresse pas inévitablement à « Toi » ; l’esprit peut penser « Dieu est grand » comme « Tu es grand ». Et quand elle entre en nous, il n’est nullement nécessaire de la comprendre de suite en la disloquant et en l’analysant ; laissons-la reposer jusqu’à ce qu’elle s’assimile à notre esprit. Les réponses, souvent, viendront beaucoup plus tard !

La prière se conforme à l’être, elle peut durer un quart d’heure par jour comme six heures ininterrompues. Certains moines la reprennent toutes les trois heures, d’autres la pratiquent plusieurs fois en une heure.

PRIÈRE ET MÉDITATION

Elle donne naissance à la méditation. Mais prenons garde : comme « sincère » le terme « méditation » est équivoque. Fréquemment employé dans la littérature, il exige des réserves. On croit que la méditation est le fait de broder autour d’un thème choisi. L’imagination se met en branle et crée sans tarder le climat. Vous méditez sur la lumière, tout devient lumineux, vous marchez sur la pointe des pieds, vos ailes s’ouvrent… mais le moindre accident de votre vie détruira lamentablement ce monde d’apparence paradisiaque. Ou bien vous êtes un intellectuel tourné vers le rationnel ; vous composez alors une hiérarchie savante : la lumière divine, la lumière angélique, la lumière sacrée, la lumière profane ; vous l’inscrivez dans un beau livre, un très beau livre… ce sera aussi artificiel. Néanmoins, ces méditations sont réussies, mais lorsqu’elles tombent dans la banalité, car l’âme n’est pas toujours imaginative ou intelligente, combien de choses inutiles et discutables s’en emparent !

Je préfère donc, à la place de « méditation », dire « saisie par le mental ». Ne vous pressez pas d’approfondir cette formule, elle s’expliquera d’elle-même et s’épanouira en vous.

La prière nourriture nécessite des périodes et une assimilation. Elle contient l’élément méditatif dans le sens exact de ce mot : écouter attentivement, enregistrer, être présent – c’est tout.

DISCIPLINE ET ÉQUILIBRE

Son grand principe est la discipline. Autant que possible se nourrir régulièrement, à la même heure, dans les mêmes circonstances, comme pour notre corps. Régime sain pour le corps, régime sain pour l’esprit.

Il faut ici dépasser l’erreur qui confond le monde psychique, émotionnel avec le spirituel. On admet que la machine réclame la technique, que la médecine est salutaire au corps,

et l’on pense que l’esprit échappe à cela. Non. L’esprit est une nature à organiser, vivifier, transformer, et l’instrument de formation est la prière nourricière, donatrice de capacités perdues, versant la vie saine avant la santé : la santé spirituelle avant la sainteté.

J’ose croire qu’après vous être accoutumé à venir régulièrement aux services liturgiques, après quelques mois, un an, deux ans peut-être – cela dépend – vous découvrirez soudain quelque chose de changé en vous. Une source de rythme et d’équilibre. Notre participation à l’Église est l’unique remède susceptible de nous sauver des hauts et des bas, c’est à dire des maladies. On passe par la santé pour aller vers la sainteté ; autrement, nous pourrions être des saints aujourd’hui et des criminels demain. Évidemment, la création artistique touchant des plans sublimes se sert parfois du désordre, de l’illumination, mais c’est un autre chemin, et quelle en est la fin !…

Chapitre Quatrième
LA PRIÈRE-RESPIRATION

LE DÉSÉQUILIBRE ORIGINEL

La tragédie du péché originel consiste en ce que le monde s’est renversé : l’esprit devait se nourrir de Dieu et Le respirer, l’âme se nourrir de l’esprit et le respirer, le corps se nourrir de l’âme et la respirer, le cosmos se nourrir du corps humain et le respirer.

Détourné de Dieu, ayant renversé les valeurs, coupé le contact entre lui et le Créateur – ce qui est la première mort, l’esprit humain a perdu la nourriture et la respiration véritables. J’ai dit nourriture et respiration, vous devinez déjà que c’est pour cela que le Christ dit : «Je suis votre nourriture», et que le Saint-Esprit est Esprit, Pneuma, Respiration, Air, Vent.

Ayant arrêté volontairement cette alimentation divine, l’esprit humain a recherché une autre nourriture, une autre respiration, et s’est tourné vers les plans psychiques, donnant ainsi naissance à nos civilisations. Nos civilisations sont un phénomène maladif, tout comme notre culture et notre art, résultat de l’esprit humain s’alimentant de choses inférieures à lui. Que désire-t-il, en réalité, dans l’amitié, l’art, la musique, la sociologie ? Dieu. L’exigence de l’esprit est absolue ; l’amour, l’amitié, l’art, ne correspondent pas à sa nature, d’où l’insatisfaction et le drame des douleurs et des déséquilibres de l’homme. Il passe d’une illusion à l’autre, cette nourriture étant privée du sel divin.

Le psychique est donc affaibli par le spirituel qui, privé du sel divin, de l’alimentation divine, en quelque sorte le « suce » ; dépourvu de sa nourriture normale, l’esprit humain, qui ne le nourrit plus mais au contraire l’exploite, l’âme se tourne par conséquent vers ce qui peut lui procurer un certain complément : elle se réfugie dans la matière. Et nous voyons alors cet étrange phénomène d’un monde complexe, le psychique, accroché à des éléments qui le laissent affamé et engendrent les passions. Les maladies apparaissent inévitablement. L’esprit abreuvé de psychisme procure l’angoisse ; comment l’âme mangeant le corps ne déclencherait-elle pas les maladies ? Que dire alors du corps qui, au lieu d’être le soleil, le rayonnement, la nourriture du cosmos, se tourne vers le cosmos et l’use progressivement ! La matière, ne trouvant rien d’inférieur à elle pour se nourrir, s’anémie, les portes de la destruction et de la mort s’ouvrent devant elle, la seule nourriture servie est le néant.

Restaurez la prière, et l’équilibre sera rétabli. Mais est-il possible de rétablir l’équilibre entre le corps et l’âme, lorsque l’âme est parasitée par son supérieur, l’esprit humain ?

LA GUÉRISON DE L’ESPRIT

Avant tout, guérissons l’esprit en l’entourant de l’hygiène convenable. Cette hygiène vitale, c’est Dieu, ou – comme dit la Genèse – l’« Arbre de Vie ». Le contact avec Dieu est la prière. Voici pourquoi les deux formes de prière alimentant l’esprit sont la prière nourriture et la prière respiration.

La raison de la prière, avant de transformer le monde, est de ramener l’homme à son équilibre premier, celui qui lui fut enlevé par le péché.

Étant donné que nous ne savons plus vivre dans ce retournement de valeurs, que nous nous sommes habitués à voir le supérieur puiser dans l’inférieur, le retour est pénible, et nous constatons que la conquête de la prière n’est pas aisée. Néanmoins, c’est par elle que nous commençons, puis entre en jeu l’équilibre de l’esprit et de l’âme, de l’âme et du corps, du corps et du cosmos. Mais pour atteindre ces équilibres, il faut réorienter notre esprit vers la Source de Vie.

La vie quotidienne règle notre nourriture selon les heures. Autant que possible, nous mangeons à heures fixes. Nous laissons à l’organisme le temps de digérer. La nourriture est conforme à notre tempérament et à notre état de santé ; de plus, nous la désirons naturelle, de bonne qualité, etc. Le même principe s’applique à la prière ou nourriture divine. Un être dont le champ intérieur est aussi bien réglé que les repas, selon les heures, se construit peu à peu une santé spirituelle.

Par contre, la prière-respiration doit être permanente : nous respirons dans le sommeil aussi bien qu’à l’état de veille. Elle est, en conséquence, perpétuelle, ininterrompue, que nous soyons conscients ou inconscients. L’hésychasme en est un des aboutissements. La bonne respiration ne dépend pas que de poumons solides, mais aussi du climat dans lequel nous vivons ; une usine de produits chimiques, une maison obscure rendent malade. La condition du climat spirituel se pose dans la prière perpétuelle.

PRIÈRE LITURGIQUE ET PRIÈRE INTéRIEURE

La prière nourriture est par excellence la prière liturgique ; la prière respiration, la prière intérieure. Il est aussi inexact de dire que seule est nécessaire la prière respiration ou la prière nourriture. Certains suivent entièrement le rythme liturgique : ils mangent spirituellement ; mais s’ils ne respirent pas Dieu, ils seront malades et asthmatiques. D’autres, qui respirent Dieu, peuvent tenir un certain temps sans nourriture, mais ne résistent pas à la vie extérieure.

Le Christ n’avait nul besoin d’invoquer Dieu, étant Dieu Lui-même ; pourtant Il passait, le soir, six heures en prière. Et les critiques du XIXe siècle de se demander ce qu’Il faisait !… Il alimentait son esprit. S’Il n’avait pas prié, son esprit humain eut été imparfait.

Quelques-uns prétendent que la musique ou la beauté de la nature leur remplace la prière : encore une fois, c’est la confusion de l’esprit avec l’âme. Ils ont l’impression d’être nourris, mais ne le sont point par Dieu. La pointe divine de l’esprit plonge en Dieu. La beauté cosmique ou artistique lui communique l’illusion de la santé, parce que le psychisme reçoit malgré tout un élément de beauté ; l’esprit est au-delà, créé par Dieu, pour Dieu seul.

Ces deux formes de prière sont indispensables : prière liturgique réglée par les Heures, liturgie intérieure perpétuelle portée par la prière respiration. La prière respiration ne signifie pas qu’il faille obligatoirement l’accorder à l’aspiration et à l’expiration physiques obligatoirement, de même que la prière nourriture ne nécessite pas toujours l’Eucharistie.

LA PRIÈRE NOURRITURE ÉQUILIBRÉE

La nourriture physique est bienfaisante lorsque, selon le jargon moderne, elle contient différentes vitamines, calories, etc. Des menus calculés sont élaborés en accord avec les régimes. Il en est exactement de même pour la nourriture spirituelle : art culinaire, art liturgique.

Un des conciles d’Afrique énonce que la liturgie repose sur deux principes : le bon goût et la vérité. Une forme liturgique qui imprègnerait l’esprit de fausse extase ou susciterait des sentiments comparables à l’orgueil, ne serait pas authentique. Ce domaine recèle un grand nombre de pièges.

Les traditions se servent de plusieurs plans : elles éveillent l’intellect par les lectures, l’âme par les formes poétiques, les images, la musique. Si elles n’offraient qu’un seul aliment, l’esprit serait appauvri. C’est l’être total qui converge vers l’esprit qui le place vers Dieu. Les Heures liturgiques, prévues par les religions, sont des menus, des préparations dont le centre et l’unique Nourriture est Dieu.

Vous voulez prier ?… Admettons que vous soyez seul : vous priez une heure, non mentalement, mais avec vos propres paroles ou celles de prières déjà existantes, cela ne présente aucune importance. Comme dans l’art abstrait, ce n’est pas le sujet qui compte, c’est l’art. Passez, si vous le voulez, un temps x à implorer, à louer Dieu, à faire pénitence ; mélangez les élans, les pensées, approfondissez tel ou tel mystère divin. Le sujet doit exister, bien entendu, mais ce qui doit être absolu, c’est quedurant ce temps x, vous soyez en face de Dieu, pour Lui et en Lui. N’essayez pas d’obtenir un résultat. Pratiquez une heure de prière, à votre choix, afin que votre esprit et votre âme commencent à manger, à se reconstituer après une grande famine, et qu’ensuite – excusez l’expression – ils digèrent ! Ils reprendront des forces, même s’ils sont assoupis comme le furent les apôtres, incapables de supporter la prière puissante et longue du Christ.

A propos d’assoupissement, vous avalez souvent des somnifères, pour décontracter votre vie agitée ; priez, et vous verrez qu’au deuxième ou troisième psaume, vous vous endormirez en paix sous le regard de Dieu.

La prière, consciemment ou inconsciemment, nourrit notre être. Elle est si présente qu’un pasteur qui prête sa salle paroissiale pour la célébration des services orthodoxes, me disait dernièrement qu’il lui semblait que, dans cette salle, « on pourrait la prendre avec la main ». C’est vrai, en cette pièce quelconque, elle avait construit un temple invisible. A l’image de cette salle, notre esprit s’adapte à la prière. Nous traversons des périodes de « digestion » où nous n’avons pas soif de Dieu. L’instinct nous guide dans le monde matériel, parce que nous vivons au sein d’un monde déformé, mais au sein du spirituel nous avons oublié cet instinct. En perdant la santé spirituelle, nous n’éprouvons plus nécessairement la faim de prière. Pourtant, habituons-nous aux liturgies et nous en serons affamés de nouveau.

Il ne faut pas espérer une contemplation rapide. Certains repas sont servis au champagne, d’autres au vin ordinaire, les troisièmes à l’eau de Vichy ; toujours du champagne serait fatigant.

La prière-alimentation est liée à la lecture, à l’image, si possible au chant, à la méditation. Elle dépend toujours de plusieurs aspects, car, si vous ne vous concentriez que sur la lecture, par exemple, Dieu deviendrait un objet intellectuel ; que sur l’image, Il ne serait que sentimental ; le Dieu Vivant disparaîtrait.

LA PRIÈRE RESPIRATION PERMANENTE

La prière-respiration doit tendre à devenir perpétuelle. L’homme est demi-mort, demi-vivant. Une condition de guérison est le bon air. Mais attention au péril ! Le Sermon sur la Montagne revient à dire que le bonheur repose dans l’intériorisation, l’insoumission aux conditionnements extérieurs, mais j’ai souvent noté une fausse intériorisation, l’être scrupuleux créant tout un monde lugubre et triste qui tourne autour de son petit « moi ». Voilà un des cas où le maître spirituel dira au contraire :« Sors, occupe-toi des autres, car tu n’as pas accès sur Dieu et le Divin en toi, tu n’as accès en toi précisément que sur ce qui te sépare de Dieu et des autres ».

La prière-respiration vit à l’air pur. Avant d’y entrer, écartez totalement toute pensée étroite, micro-psychique, comme disent les Pères. Si votre Dieu est mesquin, votre prière intérieure est dangereuse. Placez votre esprit face à une conception ample de Dieu. Plus Il sera immense, bon, large, plus votre prière perpétuelle portera de fruits savoureux. Un des périls est de se pencher avec sollicitude sur son iniquité et sa non-réussite, de cultiver en quelque sorte, au lieu de l’amour de Dieu, son amour-propre.

Ensuite, il nous faut trouver, chacun à notre manière – c’est la raison d’être des pères spirituels – le moyen de laisser notre âme en permanence en cette prière respiration. Il y a la répétition des noms : Jésus, Marie. Il y a un autre chemin : se tenir perdurablement devant Dieu. En soi, cette méthode est très accessible et je la résumerai en deux mots : permanence de la respiration, permanence de Dieu.

LE RYTHME DE LA PRIÈRE

Les bonnes méthodes fournissent les recettes simples. Tout comme notre respiration doit être régulière, ni essoufflée, ni ralentie, il en est ainsi de la prière, les changements sont inutiles. Vous respirez, vous priez, vous respirez, vous priez – et cela deviendra plus que vous-même.

La respiration s’effectue par l’aspiration, la retenue de l’air une ou quelques secondes et l’expiration. Il serait bon que la prière adopte le même rythme. On aspire le Nom divin, on le retient, on le donne. Un des exemples classiques est l’hésychasme ou prière de Jésus :

aspiration : « Seigneur Jésus-Christ »,

retenue,

donation : « Aie pitié de moi ! »

L’expérience a démontré que si l’on ne fait que le mouvement positif ou que le mouvement négatif, on n’acquiert pas la pulsation normale priante. Il est nécessaire, après avoir reçu les Noms Divins, de les redonner.

Une gymnastique extérieure y est ajoutée dans la vie monastique : on se prosterne, on demeure prosterné, on se relève. Un mouvement semblable harmonise la prière liturgique bienfaisante : sobriété, solennité, réception, pénitence.

ACCUEILLIR SANS EFFORT

Certains missels offrent pour le matin une catégorie de prières sous le nom d’actes d’adoration, de foi, d’espérance, etc., et pour le soir : actes de contrition. Certains groupes protestants et des instructions scoutes conseillent de prendre une décision au lever, afin de passer la journée de telle manière ; c’est leur B.A. (bonne action). Cette forme de prière est à écarter complètement et pour toujours ! Ni prise de résolution, ni effort essentiel intérieur surtout.

Évidemment, en tant que l’homme mange, il ouvre la bouche, prend une fourchette, mâche, puis digère. En temps qu’il respire, il aspire et expire l’air, et il peut apprendre à respirer convenablement. Mais si ces mouvements physiques – manger et respirer – réclament de nous un effort, ils sont nuisibles. Nous devons recevoir, assimiler, et non vouloir faire. Je dis cela pour la prière nourriture et la prière respiration. Toute décision volontaire ferme la possibilité de santé. Sans doute, nous pouvons lutter contre une certaine distraction. Tout comme nous pouvons surveiller notre mastication si elle est mauvaise, nous pouvons veiller à prononcer les mots lentement : c’est une hygiène, non un effort de volonté.

Je donnerai trois images pour essayer de représenter l’état de l’âme pendant la prière-nourriture-respiration. Que l’âme imite une coupe, un récipient, un « vaissel » comme disent les textes du Moyen-Age – les initiations religieuses sont symbolisées par une coupe : une coupe en laquelle Dieu verse son vin, sa grâce, sa force. Que l’âme ressemble à un lotus, une tulipe qui capte les rayons du soleil ou la rosée céleste du matin. Que l’âme devienne une rose dont le cœur est le soleil.

Imaginez que votre cœur est Dieu rayonnant en votre être ouvert ; ou, comme en ce tableau que j’aimais dans mon enfance, semblable à saint Sébastien ouvrant sa poitrine pour recevoir les flèches. Lorsque j’eus la première révélation du Saint-Esprit, Il descendit sur moi comme un oiseau venu du ciel et me piqua le cœur, mais mon cœur était ouvert pour recevoir cette blessure, cette nourriture.

Coupe, lotus, tulipe, rose : quelque chose qui s’ouvre pour accueillir et s’alimenter. Vos gestes, votre attitude ne doivent pas vous demander plus d’efforts que d’être bien assis dans un banquet.

Acceptez et gardez. La Vierge conservait en son cœur les précieuses paroles de son Fils (Luc 2, 51. Cf. aussi Luc 2, 19).

J’ai souligné cette conduite, car beaucoup s’inquiètent. Ils croient que la prière nourriture s’appuie sur une activité intérieure dans laquelle il faut se tendre, imaginer, vouloir, fixer, se concentrer, au lieu de sauvegarder, écarter ce qui retient, et creuser la coupe intérieure où Dieu pénètre. La concentration, la conception intellectuelle sont des coupoles qui se ferment et la grâce ne peut s’y répandre.

Chapitre Cinquième
PRIÈRE, TRAVAIL, REPOS
LE RYTHME DE LA VIE

RÉGULARITÉ

Je le répète, l’important dans la nourriture étant le dosage des aliments et la régularité de l’absorption, la prière nourriture exigera de l’être un canon de règles prescrites à l’avance, autant que faire se peut. Sagement réglée, modelée sur notre vie, elle nourrira notre âme et fera notre esprit plus rigoureux. Le désordre est particulièrement négatif. Malheureusement, de même que nos occupations dérèglent souvent nos repas – et ceci est mauvais, nous ne vivons pas dans un monastère, qui est une « usine » où la prière est réglée, ajustée, harmonieuse.

Il y eut une période où chacun me demandait de lui communiquer un « mantra », c’est à dire en termes hindous, une formule personnelle de prière perpétuelle. Perpétuelle… pour la plupart, c’était impossible. Je répondais alors : priez seulement quinze minutes par jour. Et lorsqu’un mois après, la même personne revenait, elle avouait inévitablement n’avoir prié quinze minutes que deux ou trois jours dans le mois. Quinze minutes par jour ne sont pas faciles à trouver dans notre vie. Cependant, coûte que coûte, il faut établir une certaine régularité. La prière nourrira notre esprit en proportion de sa régularité. Le défunt swâmi Siddhewarânanda enseignait que pour avancer spirituellement, il est nécessaire de consacrer six heures par jour à la méditation et à la prière pendant cinq ans. Alors, la première étape est franchie. Il avait raison. Mais qui le fait ?… Nous sommes tellement agités qu’un quart d’heure journalier nous paraît déjà très long, ce qui ne nous empêche pas de perdre des heures à des occupations inutiles. Ce n’est pas la faute de l’extérieur, c’est celle de notre instabilité intérieure.

TROIS FOIS HUIT HEURES

Quel est le régime classique du partage spirituel de la journée, partage dont le but est l’équilibre physique, psychique et spirituel ? Les Pères ont répondu : huit heures de travail ; huit heures de repos (sommeil, nourriture, détente…) ; huit heures de prière. Ceci est logique et semble aisé. C’est l’idéal !

Nous sommes tous au-dessous de cet idéal. Immanquablement, l’esprit est diminué, sous-alimenté. Nous faisons tous de la tuberculose spirituelle.

Travail : c’est à dire huit heures d’effort ; travail intellectuel, manuel, commercial. Le seul travail intellectuel n’est pas toujours salutaire à l’équilibre. Il est préférable qu’il soit manuel et intellectuel. En tous cas, l’intellect mange trop nos moments libres. Que ce soit ma vie ou la vôtre, que remarquerons-nous ? Beaucoup plus de huit heures de travail intellectuel. Quant à moi, j’en fais douze à quatorze heures ; pour la prière – sauf la liturgie – il ne me reste pas grand’chose, de même pour le repos.

Ne l’oublions pas, la détente est aussi utile que la prière et le travail. Elle ne consiste pas à ne rien faire, d’ailleurs. Maintes fois, notre sommeil n’est pas un repos, parce que nous sommes si las que nous ne pouvons détendre nos muscles et nos pensées. Lorsque saint Antoine le Grand sortit un jour de son désert, un prince voulut connaître cet homme exceptionnel dont la cellule s’emplissait de flammes ; il ne rencontra qu’un moine jovial discutant chasse, pluie et beau temps avec un paysan. Le noble seigneur fut très choqué de cette allure simple chez un moine éminent. Celui-ci lui dit alors : « Mon ami, si la corde d’un arc est trop tendue, elle se casse. Notre Seigneur S’accordait des instants de détente ».

La majorité dort huit heures, mais c’est parce que la vie est mal « balancée » ; six heures de sommeil et deux heures de détente réelle suffisent. Le travail, donc, c’est l’effort ; la détente, l’absence d’effort.

VIGILANCE

Et les huit heures de prière, sont-elles actives ou passives ? Un troisième terme les définit : vigilance. Ni actives, ni passives, ni effort, ni détente, ni repos, ni laisser-aller. « Vigilance » est le mot dont le Christ se sert : «Veillez et priez». L’esprit n’est pas tenu par un monologue avec sa volonté, son sentiment ou son intelligence, imposant à soi-même ou aux autres quelque chose ; il est dans un état simultanément passif parce qu’il écoute, capte pour recevoir, et actif parce qu’il écarte les distractions : debout, présent, la corde tendue juste pour que la main divine puisse en tirer une note.

Une préparation progressive précède la vigilance : une place dans la journée à l’activité, pédagogue de notre intelligence, volonté et capacité psychique, une place aussi à la détente, et enfin une chaise-longue psycho-physique afin que le troisième état de vigilance puisse être facilement obtenu et se situer entre le travail et la détente, synthèse des deux. L’homme toujours passif n’atteindrait pas la présence active, et l’homme toujours actif serait en dehors de la possibilité réceptive.

LA VIE JOURNALIÈRE

Comment, pratiquement, partager ces huit, huit, huit ?

Mon conseil est d’avoir malgré tout la norme absolue et universelle devant les yeux, d’y comparer notre existence, de discerner dans quelle proportion nous en sommes loin. Nous n’espérons pas réaliser cette formule parfaite, et cela nous permettra de mesurer ce qui nous sépare de l’équilibre dont nous tâcherons de nous rapprocher.

Ceux qui n’ont ni prière, ni repos, qu’ils les introduisent dans leur vie. Que l’expérience précise leurs défaillances et qu’ils s’efforcent ensuite de remplir, autant que possible, la case vide en diminuant la case trop gonflée.

Le partage de notre vie journalière avec, hélas, l’interruption de deux heures au méridien, n’est guère commode. Un arrangement plus compliqué s’impose. Dans les monastères, d’ailleurs, la prière ne se fait pas d’une traite. Il est des heures plus ou moins propices à la prière, au travail et à la détente. Nos occupations modernes nous donnent huit heures de travail que nous ne pouvons déplacer. Et encore, aux huit heures de métier pour « gagner son beefsteak » se superposent les heures de travail personnel… Je ne pense pas que l’on puisse affirmer qu’il y ait beaucoup de travailleurs qui ne travaillent que huit heures par jour. Cependant, pour l’équilibre humain, 40 heures par semaine (je parle pour les usines et les bureaux) ne devraient pas être dépassées, car il faut ajouter le labeur personnel indispensable à la plénitude de l’homme. Ce fut l’idée des socialistes, appliquée entre les deux guerres, supprimée depuis.

LE DIMANCHE

Trois fois huit heures, c’est le partage de la journée fériale, mais le septième jour – le dimanche ? Les jours de fêtes, les vacances, payées ou non ? A vrai dire, notre vie moderne n’a pas assez de fêtes. Quand l’Église influençait profondément la société, on « chômait » beaucoup plus fréquemment, mais d’une autre manière : non plusieurs semaines à la suite. Jusqu’à la Révolution française, tous les pays chrétiens du monde réservaient deux semaines à Pâques, deux semaines à Noël, un ou plusieurs jours à différentes fêtes, etc. Les usines n’existaient pas et le travail s’arrêtait autant que possible dans les ateliers.

Se pose, maintenant, le problème du dimanche ; j’excepte, bien entendu, le prêtre.

Évitons, ce jour-là, le système puritain ou très catholique, très pieux, très « religieux ». Comment un homme appartenant à ces milieux passe-t-il le dimanche ? Il prie le matin, ensuite il mange bien (cela fait partie, sans doute, de la prière), il lit la Bible, se promène pas trop loin, s’ennuie ferme, écoute les vêpres, et comme il est interdit de travailler et de se distraire le jour du Seigneur, il se soulage en disant des méchancetés des autres.

Saint Augustin avait déjà remarqué que les dimanches doivent être adroitement distribués entre la détente et la prière. Les embryons de cette détente sont les petits verres de vin et les bavardages après la messe.

On m’a parfois posé la question : pourquoi ne reste-t-on pas à l’église, après la messe dominicale, pour se recueillir ? Si quelqu’un désire se concentrer, qu’il se concentre. Mais celui qui veut bien « digérer » la liturgie, être alimenté par elle, doit savoir entrer dans le repos sous une multitude de formes – beaux paysages, cinéma, réunion. Dans l’Église primitive, ces détentes prenaient une grande place, à tel point qu’elles devinrent un peu bruyantes et que les Pères furent obligés de prendre des mesures. Les fidèles, animés du Saint-Esprit et de joie pascale, franchissaient parfois les frontières spirituelles utiles à l’esprit humain… Il n’en reste pas moins que la détente est indispensable.

LES VACANCES

Les vacances doivent adopter aussi deux caractères. Sous-alimentés spirituellement pendant l’hiver à cause de notre activité, nous avons absolument besoin de détente complète et de retraite priante. La meilleur solution est quelques jours (cela dépend des êtres) de retraite – je veux dire : isolement – se retirer même dans un monastère pour écouter simplement les services, le moins possible de prédications. L’âme dans la retraite est nourrie de prière, non à la manière de ces retraites organisées où l’on subit des missionnaires souvent indigestes.

EN ESPRIT ET EN VÉRITÉ

Pour terminer, j’amorcerai le sujet que je traiterai dans le chapitre suivant : notre attitude vis-à-vis de notre être intérieur.

Le Christ dit à la Samaritaine : «Maintenant on adorera Dieu en esprit et vérité» (Jean 4, 23). Certainement, esprit et vérité désignent le Saint-Esprit et le Christ qui s’est nommé Lui-même la Vérité. On adorera en Esprit-Saint et en Christ ; appliquons-nous ces paroles : notre prière doit nous alimenter en esprit et en vérité.

Quel en est le sens ? Ne cherchez pas des moyens subtils pour avancer dans la vie spirituelle. L’esprit, ici, est votre cœur, votre inspiration intérieure, votre élan, votre âme : votre sentiment religieux. La vérité est votre pensée, votre intelligence, votre mode mental.

La prière, nourriture spirituelle, répond au cœur et à l’intelligence, cependant que les deux y participent spontanément. Elle est toujours composée de deux éléments : notre amour et notre désir de Dieu, notre pénitence devant Lui, dont l’aboutissement sera le jaillissement des larmes – larmes de la vision de la miséricorde sans bornes, don des larmes de joie ; le deuxième élément abreuve notre intelligence par la confession et la contemplation des vérités révélées, et son regard intérieur est ravi par la magnificence de la splendeur divine et son rayonnement sur le monde.

Chapitre Sixième
LA PRIÈRE « EN ESPRIT ET EN VÉRITÉ »

EFFORT, DÉTENTE, VIGILANCE

Effort, détente, vigilance, voici les trois attitudes qui devraient composer notre journée.

Je ne pense pas qu’il soit utile de nous attarder à l’étude de l’effort. Nous savons tous ce qu’est l’effort, qu’il est nécessaire de le conformer au rythme de celui qui le pratique – car certains s’épanouissent dans la rapidité et d’autres dans la lenteur – et que l’effort agité est nuisible.

Quant à la détente, elle est malaisée à notre époque, et réclame un attentif apprentissage.

Nous voudrions considérer particulièrement la vigilance à laquelle notre enseignement moderne ne réserve qu’une place minime, et qui cependant est intimement liée à la prière.

La médecine parle de détente, de nombreux cercles : hindous, naturistes… parlent de détente, il existe une série de techniques pour acquérir la détente. L’effort, lui aussi, a fait naître une abondante littérature, la rationalisation du travail par exemple. Nous possédons des pilules pour dormir, des pilules pour nous réveiller, nous n’avons pas encore de pilules de vigilance ! Cela montre que la médecine n’a pas reconnu la place éminente et légitime de la prière, se penchant seulement sur le rendement de l’homme ou son équilibre dans la détente.

La vigilance, ainsi que toutes les catégories de prière, apparaît de prime abord comme une qualité antinomique.

J’ouvrirai une parenthèse, afin d’habituer votre intelligence à approcher les mystères chrétiens. Qu’est-ce que penser antinomiquement ? Le comprendre ne sera certes pas la perfection, mais déjà un bon exercice. Penser antinomiquement, c’est prendre les opposés non comme des éléments de lutte : c’est dépasser leur opposition. Le dogme des deux natures en Christ est antinomique ; Dieu-Homme : l’Humanité, bien qu’inséparée et inséparable de la divinité, ne se confond pas avec elle. Le dogme de la Trinité est antinomique : Trois et Un.

La technique intérieure et spirituelle réalise cette prise de conscience des antinomies. La vigilance contient, en effet, un élément antinomique, actif et passif. Si l’on n’écoute pas, on ne peut recevoir la grâce et l’âme est tendue ; la détente est donc indispensable. Mais dans la vigilance, l’intelligence et les sentiments ne sont pas assoupis. Entendons le terme « vigilance » en son sens le plus concret : ne pas dormir la nuit, « faire la veille », c’est à dire quitter le climat troublé de la journée, entrer dans une zone de tranquillité où la nature se repose et où, simultanément, on demeure debout et éveillé.

La vigilance renferme, par conséquent, la détente, le refus de toute tension, de tout activisme, et la lutte contre le sommeil. On pourrait presque dire que l’élément actif est négatif, occupé à écarter l’assoupissement, et que l’élément passif est positif, occupé à créer et maintenir un état de présence.

« APATHEIA »

De là cette technique exprimée par un mot étrange que les Pères emploient apatheia.. Ce terme ne signifie nullement apathie, indifférence. L’apatheia est un des instruments donnés par la vigilance. Elle repousse les impressions extérieures tout en permettant de rester « présents ». Elle est semblable à un homme qui écoute attentivement. Celui qui parle est dans l’action, celui qui n’écoute pas est endormi, mais celui qui écoute avec attention n’est pas actif à proprement parler, tout en l’étant, puisqu’il est attentif.

Avant et pendant la prière, le travail consiste à lutter pour garder cet état de vigilance : absence de sommeil et absence de tension. Cela se manifeste de la manière suivante : soudain, une parole de prière vous frappe, ou une révélation se découvre à vous, ou votre cœur brûle d’amour, de pénitence. Vous vous sentez semblable à une coupe ouverte à la grâce. Attention ! Acceptez cette grâce sans vous y installer. Par contre, si vous êtes entravé dans la prière, par incapacité, distraction, pesanteur de l’âme, maintenez l’effort et priez quand même. «Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation» (Matthieu 26, 41). La tentation surgit précisément lorsqu’on n’est pas vigilant.

Cette vigilance vous nourrira spirituellement à condition de la mêler, dans le cours de votre vie, à la détente complète et au travail : harmonie du laisser-aller et de l’effort sur vous-même et parmi les autres. Que votre temps emprunte à la vigilance son double visage !

APPROFONDISSEMENT DE LA PRIÈRE RESPIRATION

Revenons à la prière respiration et approfondissons-la.

Auprès, donc, de la prière nourriture, qui est la prière liturgique, vit la prière respiration. Sa nature même la fait permanente, car l’être qui ne respire pas, meurt. La prière nourriture se déroule, s’arrête, reprend, tandis que la prière respiration ne devrait pas cesser. L’esprit atteint la santé totale lorsque l’homme prie sans arrêt, conformément à sa respiration, en analogie avec elle.

Le Christ enseigne que le culte au Père doit être rendu « en esprit et en vérité » (Jean 4, 23). La première leçon de cette phrase est qu’il faut prier le Père dans le Saint-Esprit, par le Fils ; « esprit » désignant le Saint-Esprit, et « vérité » le Fils. Mais le sens immédiat qui en découle comme s’il en était le reflet, est que la prière respiration a deux caractères : esprit et vérité.

Elle se présente sous diverses formes : sans paroles, avec paroles, sans paroles avant les paroles, en silence après les paroles.

Je m’explique : la prière « sans paroles avant » est perpétuelle ; l’âme « marche devant Dieu », selon l’expression biblique. C’est agir et vivre devant Dieu. Mais nous constatons qu’une multitude d’obstacles nous empêchent de vivre perdurablement sur ce plan.

Nous nous servons alors de la prière perpétuelle nommée par les Hindous « mantra ». Ses formules sont multiples ; l’enseignement orthodoxe en cite une principalement : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi». Cette forme, la plus fréquemment adoptée, la plus aimée, la plus professée, n’est pas unique.Kyrie eleison, «Seigneur, aie pitié», est une prière perpétuelle qui nous vient de l’Église primitive. Il peut en exister quantité d’autres.

BRIÈVETÉ

La brièveté, en accord avec la respiration, est le caractère extérieur de ces formules. Il ne s’agit pas d’un banquet !

Je dirai, en passant, que nombre de personnes prétendent que les services orientaux durent trop longtemps. C’est une question d’habitude ; les banquets nuptiaux de Normandie ne duraient-ils pas cinq, six heures et plus ? Notre estomac physique et notre estomac spirituel ont diminué ! L’Orient n’a pu s’habituer à célébrer les services comme on mange un sandwich sur le zinc. Il a gardé le rythme de ceux qui savent fêter. Les églises de l’époque mérovingienne avaient encore d’immenses services.

La brièveté suit la respiration. La prière perpétuelle commencera donc par la répétition de phrases courtes, toujours les mêmes. Cette phase prépare la prière sans paroles, où notre nature devient prière qui « coule de notre cœur » et règle sa respiration.

Récapitulons. La prière-respiration débute par une attitude : marcher devant Dieu, puis se réalise en prière perpétuelle qui transforme tout notre être, pour aboutir à la prière sans paroles, où l’homme est prière et la respire à pleins poumons. Elle est de tradition sethique, le troisième fils d’Adam étant le premier à invoquer le Nom du Seigneur.

L’ESPRIT ET LE CŒUR

J’ai eu, hier, un exemple frappant de prière basée sur le seul esprit. Il s’agissait d’un non-chrétien, de tendance hindouisante, vivant de prière et de longues, très longues méditations qui alimentaient son sentiment. (Je souligne que la prière nourricière du cœur place l’homme entre les mains de Dieu ; il écoute la volonté divine, s’efforce de l’accomplir ; il est pris par Lui, il éclaire les autres et son chemin est noble). Je pensais depuis longtemps que cet homme s’apercevrait un jour de la déficience de cette prière basée uniquement sur le sentiment et l’écoute de la volonté divine. C’est ce qui arriva. Avec simplicité, il constata qu’il perdait pied sur terre, ainsi que la capacité d’agir par lui-même, que son rayonnement au lieu d’apporter des solutions aux difficultés d’autrui, les froissait, les agaçait, disons le mot : manquait de tact. Certes, il disait vrai souvent, mais ses paroles étaient privées d’analyse tranquille et de discernement… sans parler de ses propres affaires qui périclitaient. A cela, me répondrez-vous : un priant ne peut-il vivre en anachorète ? Mes amis, même la vie d’un anachorète a besoin d’être organisée. Cet homme avait voulu axer sa prière sur le sentiment, sans fortifier son intelligence. Par bonheur, il avait compris ; mais il me dit tristement : Si je change, je perdrais cette prière intense, cette présence de Dieu, cette union ! Oui, lui répondis-je, vous les perdrez, provisoirement, pour les retrouver ensuite.

Si nous recherchons le réchauffement du cœur, l’obéissance à Dieu, la réception de la grâce, il est indispensable d’éloigner la pensée qui distingue, diffère et analyse. La seule pensée ne contrariant pas le cœur est celle de l’identification avec Dieu, de l’union. Tout ce qui est deux, multiple, nuancé, empêche aussitôt le cœur d’être disponible, d’être dans les mains de Dieu, d’accueillir sa lumière. La conception hindoue : « Je suis dieu », dans le sens que « moi » se confond avec Lui, que « moi » en réalité n’existe pas, que tout est Dieu, n’est pas en soi une vérité, mais une pensée au service de l’expérience du cœur, parce que le cœur exige l’unité parfaite. Cette conception instrumentale, au service de notre cœur, amène expérimentalement la perte de contact réel avec le monde et même avec soi-même. Et c’est pourquoi le Christ enseignera la prière « en esprit et en vérité ».

« SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, FILS DE DIEU, AIE PITIÉ DE MOI »

Analysons, à présent, un exemple de prière perpétuelle, le plus classique : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi».

Elle est partagée en deux parties : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu» et «aie pitié de moi». Ces deux parties sont différentes. La première confesse et s’adresse à notre intelligence ; nous la « sentons » difficilement : c’est la Vérité. «Aie pitié de moi» frappe notre cœur : nous comprenons la nécessité de la miséricorde de Dieu. Cette deuxième partie est subjective, tandis que le début de la prière est objectif.

La prière de Jésus composée du seul nom de Jésus ne peut satisfaire, ai-je remarqué, l’exigence du Christ en esprit et en vérité. La raison en est psychologique : les derniers siècles ont entouré le nom de Jésus d’une ambiance émotive. Celui qui le prononce perpétuellement, peut ressentir rapidement la chaleur du cœur, mais son intelligence ne sera pas soutenue (le nom « Jésus-Christ » est déjà plus étranger au sentiment spontané). Car la caractéristique de la nourriture de l’intelligence, du moins au début, est d’appartenir toujours à quelque chose qui n’a pas de correspondance directe, immédiate avec nous – on pourrait employer le terme « objectif » -, mais qui est semblable à la pierre sur laquelle se bâtit l’Église, une pierre stable, une pierre solide, cimentant l’intelligence au cœur. Notre Seigneur désire que notre prière perpétuelle attrape la vie divine comme avec des pinces, des pinces à deux faces.

La prière capable de déployer nos poumons et de les emplir de santé contient l’élément de vérité, de révélation, et celui qui émeut notre âme subjectivement. Toute prière, même momentanée, doit obligatoirement avoir les deux, sous peine d’être déficiente. Sans cela, nous ne respirerons pas l’air frais de Dieu.

Un principe de la prière perpétuelle dont nous devons tenir compte, c’est qu’elle est donnée par le ciel ou par le père spirituel. Nous en avons de diverses, entre autres l’admirable prière de saint Joannic : «Le Père est mon espérance, le Fils est ma protection, ma couverture est l’Esprit-Saint». Vous voyez, l’action frappe le cœur, mais les Noms divins frappent notre intelligence. Cette prière est trinitaire, en trois phases.

Quant à la prière liée à la respiration, voici le processus classique : en aspirant, nous confessons et servons notre intelligence ; en expirant, nous donnons à notre cœur.

Ne dit-on pas couramment « recevoir la vérité » et « rendre l’esprit » ? « Celui qui reçoit la vérité, comme dit le Christ en son Sermon sur la montagne, construit sa maison sur un fondement solide ; celui qui ne reçoit que l’inspiration, habitera une maison sans fondations. L’inspiration entraîne dans les hauteurs, mais aussi dans les chutes.

J’ai rencontré beaucoup d’âmes sortant de milieux romains ou hindouisants (je ne parle pas des Hindous, dont la situation est très différente), deux mondes qui s’intéressent à la prière perpétuelle, et qui m’ont confié que la prière «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi» ne leur « disait rien », qu’elle leur paraissait sans goût, ne leur procurant aucune expérience rapide où le cœur brûle, où l’intelligence se pénètre de lumière. Qu’est-ce que cela signifie ? Que notre intelligence n’est quasiment plus alimentée par la vérité chrétienne. Ainsi que l’écrit méchamment Henri Petit dans son livre L’honneur de Dieu (Grasset 1958) : «Tous les Français vivent richement du point de vue argent, mais acceptent dès leur enfance de vivre chichement du point de vue esprit». Les Hindous nourrissent abondamment leur intelligence par leur métaphysique, alors que les chrétiens restent sur leur faim, la révélation chrétienne ne formant plus la base de leur repas spirituel.

Chapitre Septième
LES ÉTAPES VERS LA PRIÈRE PERPÉTUELLE

LES TROIS ÉTAPES DE LA PRIÈRE

Une vérité confessée ne résonne pas tout de suite dans l’âme, et il nous est plus aisé de capter le rythme cosmique que la Pensée divine. Il faut donc prévoir, inévitablement, nous disent les Pères, plusieurs périodes permettant d’aboutir à la prière perpétuelle :

– la période mécanique,

– la période mentale,

– la période cordiale.

L’orant, durant la période mécanique, s’applique à prononcer la prière régulièrement (cent, mille fois… ou bien un quart d’heure, une demi-heure ou une heure, par jour). Il peut réserver à cette prière des instants déterminés ou des moments disponibles : travaux manuels, transports, etc. Cette prière se réalise sans que l’esprit fixe les paroles. La seule préoccupation du priant sera de ne pas manquer à la décision prise, que ce soit tant de fois ou tant d’heures par jour.

Dans la prière mentale, l’orant assimile les mots de la prière. Il les énonce consciemment, afin qu’ils ne soient pas « auprès » de sa pensée, mais « sa » pensée. Cette seconde étape est déjà si efficace, que l’âme commence à se débarrasser complètement de l’ennemi numéro un de sa santé spirituelle : l’air empoisonné des pensées inutiles, ce climat en partie inconscient où l’homme est pensé par les pensées.

Il existe, en dehors de la prière perpétuelle, d’excellentes méthodes pour parvenir à penser des mots. Le mot choisi, on l’articule, puis on l’introduit dans le mental. Avant que ne naisse la psychanalyse, les anciens appliquaient déjà cette sorte de thérapeutique aux êtres violemment tourmentés par de graves problèmes. Ils les obligeaient à tracer, d’une grande écriture et suivant un rythme très lents, le nom d’un objet placé devant eux : lampe, par exemple. Si les patients arrivaient, au bout d’un certain temps, à s’identifier pendant une seconde à la pensée de la lampe, ils pouvaient guérir, sortir de cette maladie où la multitude des pensées – géniales ou bêtes – bousculent, étouffent, comme la foule du métro aux heures de pointe. Cette méthode, aussi vieille que le monde, cette culture traditionnelle (tradition = transmission), s’appuyait sur la répétition.

La troisième étape est définitive. Le priant descend sa prière dans le cœur, afin qu’elle s’allume et s’écoule sans paroles : «Celui qui croit en Moi, des fleuves d’eau vive (la prière perpétuelle) couleront de son sein». (Jean 7, 38).

LA PRIÈRE MÉCANIQUE

Une personne ayant accepté récemment, sur le conseil de son père spirituel, de pratiquer une demi-heure par jour – malgré ses occupations nombreuses – la prière de Jésus, me confia qu’en dépit de la distraction et du vagabondage de la pensée, la pratique « mécanique » l’avait tranquillisée, avait pénétré son âme, les inquiétudes et les excès de nervosité s’étaient pacifiés, la pression tyrannique de son psychisme malade perdant sa force. Sans avoir acquis la paix profonde, elle avait constaté du moins qu’elle n’était plus en désarroi, et qu’un point stable s’était formé dans son âme. Cette expérience peut être réalisée par chacun. Il convient seulement de s’ancrer dans cette pratique régulièrement et sans interruption.

L’étape « mécanique », bien entendu, n’opère pas la transformation de l’homme intérieur, car elle reste extérieure à la conscience. Son caractère secondaire n’est pourtant pas dépourvu de qualités : la bonne volonté de prier ou valeur morale ; et l’influence puissante et objective des paroles sacrées et des Noms divins, ou valeur divine.

Le fait de qualifier cette période de « mécanique » ne signifie nullement que l’on puisse capturer automatiquement l’énergie du Nom de Jésus. Cette énergie redoutable ne se livre à l’homme qu’en tant qu’il peut la surmonter. On pourrait attribuer à cette étape le terme de « volitionnelle », mais nous préférons « mécanique », afin d’écarter l’argument des « mérites ».

LOI SPIRITUELLE ET LOI MORALE : LES « MÉRITES »

La bonne volonté du priant s’astreignant à répéter la prière, est susceptible, en effet, d’engendrer le sentiment des « mérites » et de la récompense. Certes, Dieu apprécie l’effort humain, Il n’est pas ingrat, « pour un sou, Il S’empresse de rendre mille francs », comme disait un moine. Un sacrifice, minime pour Lui, est accueilli dans le ciel avec joie. Mais bien qu’Il tienne compte du moindre mouvement de volonté bonne, bien qu’Il le reçoive comme un cadeau de grand prix, cela ne nous octroie pas un droit de réclamation, ni l’impression que nous sommes quittes avec Dieu. Perdurablement, nous serons ses débiteurs à cent pour cent.

La conception des « mérites » durcit l’âme, immobilise le progrès. Notre cœur cesse d’être affamé de salut, notre « moi » se gonfle et le JE divin est expulsé de notre esprit. La Philocalie (littéralement : « amour du beau »), encyclopédie des maîtres de la vie spirituelle du Ier au XVIIIe siècles, livre précieux par excellence pour la technique de la prière, ignore ce terme.

Nous ne voulons pas rejeter ce mot de notre vocabulaire, sa place y est légitime, mais nous désirons souligner que dans le travail intérieur de l’homme et pour l’efficacité de la prière, il est indispensable de l’écarter. Lorsque nous disons qu’un être qui a beaucoup souffert sur terre « mérite le Paradis », nous ne commettons pas de faute, mais si nous affirmons : « J’ai mérité le Paradis et la grâce », nous commettons une faute vis-à-vis de notre âme qui nous est confiée. Ici se dévoile une loi peu comprise, qui paraît même injuste et illogique : nous parer des mérites est nuisible, les répandre sur les autres est excellent. La bonne volonté, l’effort personnel, d’une valeur morale incontestable, ne peuvent servir de monnaie d’échange.

La loi spirituelle diffère, sans la contredire, de la loi morale, elle la dépasse et déplace même les problèmes. Ainsi, des actions, des états indifférents ou neutres moralement, sont mortels parfois spiri-tuellement.

L’inconscient, le subconscient, provoquent des actes involontaires dont l’homme n’est pas responsable sur le plan moral – de même en est-il pour le sur-conscient (état de grâce) ; tandis que sur le plan spirituel il est nécessaire de les prendre en considération. Il faut alors dépister, purifier l’inconscient ou le subconscient qui peuvent saper sournoisement ; mais sans sur-conscient, ou état de grâce (conscience éclairée par Dieu), point d’évolution spirituelle.

EFFICACITÉ DE LA PRIÈRE MÉCANIQUE

Je reviens, encore une fois, à la vertu des Noms divins, même s’ils sont prononcés sans intention ni conviction. Au cours du déroulement mécanique de la prière, alors que notre cœur et notre intelligence sont encore en dehors de Dieu, nous ne pouvons ressentir véritablement la grâce. Ce n’est qu’après avoir tourné toutes nos capacités vers Lui, sans partage avec ce monde, que nous apercevrons sa lumière.

Ne méprisons pas pour autant la prière mécanique, acceptons les chapelets ; même si cette première étape se présente faussement, pour certains, comme définitive, elle n’est ni inutile, ni infructueuse. Je fus témoin de la prière de Jésus, récitée régulièrement à mi-voix dans la pénombre, pendant environ une heure ; je ne crois pas que les orants qui la pratiquaient avaient dépassé la première étape, car ils la prononçaient du bout des lèvres et si rapidement qu’il était impossible qu’ils saisissent par la pensée les mots sacrés… Et voici : cette heure de prière dégageait une force pacifique non seulement sur les assistants, mais sur le lieu même, effaçant les fantômes psychiques et les ombres troublantes, exhalant la tranquillité de l’aurore invisible, mais discrètement palpable pour l’âme.

LA PRIÈRE MENTALE

La deuxième étape, celle de la prière « mentale », appelle des précisions. Certes, j’ai déjà indiqué l’essentiel, mais l’homme moderne ayant perdu la connaissance directe et compliqué à l’extrême les réflexes intellectuels et sentimentaux, il est bon d’essayer de la définir.

Il ne suffit pas de la comprendre, de la commenter, de la méditer, de la sentir : il s’agit d’articuler consciemment les mots qui la composent, de les « voir » par l’intelligence.

La sagesse Zen se propage à notre époque en Occident ; ceux qui la connaissent nous comprendront plus aisément. Sur le plan pratique, cette sagesse asiatique nous enseigne à considérer les choses telles qu’elles sont : le bâton est le bâton. Quelques médecins l’emploient sans le but de restaurer l’équilibre mental et psychique : ils obligent le patient consentant à ne plus se cantonner dans son monde fermé, et, au moyen de sensations simples, à sortir vers des objets : écouter le son, simplement, tel qu’il est ; regarder les couleurs, simplement, telles qu’elles sont, etc. Spirituellement, nous sommes tous des malades, en état clinique plus ou moins, nous sommes tous des pécheurs, nous sommes tous dans le péché.

Prenons comme exemple les cinq paroles de la classique prière de Jésus : «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi» (dans les langues anciennes – grec, latin, slavon –« aie pitié » ne font qu’un mot : le quatrième, et « de moi » un mot : le cinquième). Saint Paul écrit : qu’«Il est préférable d’énoncer cinq mots consciemment qu’une multitude distraitement» (1 Corinthiens 14, 19). Quand nous disons : « Seigneur », il faut nous rendre compte que nous avons dit « Seigneur », et non « Jésus » ou« Christ », ou « aie pitié » ou « de moi » ; et quand nous articulons : « Jésus », que nous n’avons pas articulé « Seigneur » ou « Christ », etc. Lorsque nous continuons :« aie pitié », avoir conscience que nous ne demandons pas : « aime-moi » ou « purifie-moi », et lorsque nous achevons : « de moi », distinguer que ce n’est pas : « de toi » ou : « de nous ».

Frapper le mental par le mot de telle sorte qu’un contact direct s’établisse entre la pensée et le mot, sans parasites sur la route, ni glissement vers d’autres paroles ou idées analogues. Être attentif à la prière. La Vierge était en plénitude « attentive », conservant les paroles dans son cœur, dépouillée de réflexes et de réflexions ; elle étaitintègre.

Cette période de prière mentale éclaire notre être, nous fait passer de l’extérieur à l’intérieur, nous guide vers le seuil du temple du Saint-Esprit construit en nous. Notre regard sur le monde extérieur et sur nous-mêmes s’approfondit et « s’exactifie ». Les rapports avec les orants de la prière mentale sont salutaires. Ils exhalent l’intelligence et la prudence, ils ne jugent plus leur prochain, car leur pensée est pleine du Nom divin et leur âme cultivée par la supplication : «aie pitié de moi». La mesure, la lucidité, la bienveillance germent en leur cœur. Mais ceux qui s’élancent dans la prière de Jésus avec le désir de diriger les autres, au lieu de fuir le commerce humain afin de n’être qu’avec Jésus, vont à la rencontre d’un péril spirituel. Qu’on y prenne bien garde : celui qui pense que lui seul a besoin d’être sauvé est sur le chemin de l’esprit : celui qui croit pouvoir sauver les autres prend le chemin des illusions, il est proche de la folie spirituelle.

RÉPÉTER ET APPROFONDIR

Si l’on éprouve trop de difficultés pour entrer dans la prière mentale, je propose deux exercices qui seront secourables :

– Répéter chaque mot, plusieurs fois, durant un certain temps : Seigneur, Seigneur

Jésus, Jésus

aie pitié, aie pitié

de moi, de moi…

Imprimer, confirmer, enfoncer, clouer le mot dans notre cerveau.

Approfondir la valeur théologique de chacun de ces mots redits ; par exemple : Seigneur est le Nom qui confesse la divinité du Christ, Jésus confesse son humanité.

Le Nom : JÉSUS est une force redoutable pour les puissances infernales, et la délectation suave des âmes justes.

Ces deux exercices : répéter et approfondir, ne sont pas donnés pour remplacer la prière, mais pour la soutenir. La prière mentale n’est que la porte royale du sanctuaire-cœur, car le cœur pur – et non l’intelligence – voit Dieu dans sa lumière : «Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu» (Matthieu 5, 8). Et nous atteignons la dernière étape.

LA PRIÈRE DU CŒUR

Cette troisième étape doit être envisagée sous ses deux aspects : l’effort humain et l’action de l’énergie incréée de la Trinité. Elle plante la prière mentale dans notre cœur. Le moine s’incline et recherche le cœur. Le Christ, selon les écrivains de l’Église primitive, avait souvent la tête penchée sur sa poitrine, non par tristesse ou abattement, mais par intériorisation de sa nature humaine, toujours unie, au travers de son corps humain, à sa nature divine. En Lui, l’homme obéissait et écoutait Dieu, le Fils obéissait et écoutait le Père.

Il faudrait ici procéder à l’anatomie du corps humain. Cela ne nous est pas possible maintenant. Constatons simplement que ce centre, le noyau de notre corps qu’est la poitrine-cœur est la partie la moins « ressentie » par nous. Notre tête est en travail continu, nos organes inférieurs s’enflamment rapidement ; l’organe cœur est presque oublié. Quand les passions éclosent en lui, souvenez-vous des paroles du Christ : «Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux-témoignages, les calomnies» (Matthieu 15, 19) ; elles se propagent à la manière d’une tiède humidité, le long de nos tissus vers deux directions : le bas et le haut. A l’antipode du cœur pur, elles ne sont que les grimaces de la Ressemblance divine assise en notre cœur.

Le cœur pur est acquis, conquis par la purification ascétique du bas et la descente du haut dans le cœur. Le priant, en se penchant vers son cœur, établira progressivement la prière dans ce centre sacré, ensevelira en lui le « verbe » de la prière, y cachera le trésor, entrera spirituellement dans la chambre intime jusqu’au jour où Dieu Lui-même, par sa grâce et son énergie incréée ressuscitera, où fleurira la prière permanente, sans parole, sans rupture, se précipitant comme un ruisseau, brûlant comme une lampe de sanctuaire, rafraîchissant, réchauffant, parfumant, illuminant notre être.

Mais je crains d’aller trop loin. Progressons avec courage, pas à pas. Évitons le saut périlleux au-dessus des abîmes. Avançons dans notre ascension spirituelle avec conscience et prudemment.

Chapitre Huitième
LE DÉSIR DE DIEU,
MOI, LE MONDE EXTÉRIEUR

« FAIS-MOI VOULOIR CE QUE TU VEUX »

Nous avons parlé de la prière brève, répétée sans arrêt ; pouvons-nous toujours la réaliser ? Nous pouvons prier dans le métro, dans l’autobus, en épluchant des légumes, peut-être même en discutant. Mais lorsqu’il s’agit de résoudre un problème matériel, pratique, intellectuel ou métaphysique, l’esprit se tend ; il est des moments où l’âme prie difficilement, et il n’est guère commode de prier en dormant.

Pourtant, sans prière perpétuelle, l’esprit bien qu’alimenté, ne respire pas. Les chrétiens étrangers à ce mode de prière sont des demi-morts. Comment sortir de cette impasse ?

Ne nous décourageons pas, acceptons que l’état actuel de notre esprit soit celui d’un demi-vivant, d’un somnolent. Certes, au-delà de la prière perpétuelle, se profile un domaine de présence unie à la « respiration de Dieu », où tombent les paroles… Comment y pénétrer ?

Nous voici en face d’un paradoxe. D’une part, Dieu sait ce qu’Il veut – admettons, par exemple, qu’Il veuille (et Il le veut) notre perfection ou notre sainteté. Et, d’autre part, Il ne nous aide guère à accomplir ce qu’Il veut. Prenons une image : un patron ordonne à son employé d’écrire et de porter une lettre à la poste, et celui-ci répond à son maître : « Je t’en supplie, par ta pensée et ta force, aide-moi à poster cette lettre » ; cela semble ridicule logiquement, mais s’avère exact dans la vie spirituelle. Il nous faut implorer Dieu : « Fais-moi vouloir ce que Tu veux, secours-moi dans l’exécution de ta volonté ».

L’ÉVEIL DU DÉSIR FILIAL DE DIEU

Et alors apparaît une autre possibilité, susceptible de remplacer la prière perpétuelle, pouvant s’acquérir assez rapidement et devenant, en fait, la prière perpétuelle de notre vie. Elle consiste en l’éveil, la création en nous du désir ardent, filial de Dieu. Nous n’avons pas ce désir, ou si peu ! Notre cœur indifférent vit d’autre chose. Comment faire jaillir ce désir fervent, ce cri ? En une seconde, il peut être créé pour toute la vie, ou monter d’une période de prière, ou se dévoiler dans une retraite, chaque cas étant individuel. L’apôtre Paul dira du Saint-Esprit qu’Il crie dans nos âmes : «Abba, Père !».

«Et si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Christ d’entrée les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. Ainsi donc, frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair. Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’Esprit vous faites mourir les actions du corps, vous vivrez, car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. Et vous n’avez point reçu un esprit de servitude, pour être encore dans la crainte ; mais vous avez reçu un esprit d’adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père ! L’Esprit Lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Or, si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes aussi héritiers : «héritiers de Dieu, et cohéritiers de Christ, si toutefois nous souffrons avec Lui, afin d’être glorifiés avec Lui» (Romains 8, 11-17).

Expérimentalement – non ontologiquement – nous sommes un avec l’Esprit. Il nous a rendus fils de Dieu ; c’est Lui qui crie en nous, avec notre esprit : «Abba ! Père !». De plus, saint Paul ajoute que nous souffrons avec le Christ pour être glorifiés avec Lui, ce qui nous identifie intérieurement au Christ : «Je ne vis plus, c’est Christ qui vit en moi» (Galates 2, 20). Ceci, c’est la grâce ou acquisition de l’Esprit Saint.

Si nous ne pouvons toucher le but par le moyen d’une longue technique ou une quelconque méthode d’oraison, nous pouvons l’atteindre par la grâce. Mettons-nous en prière de sorte que l’Esprit descende palpablement en nous, Se mélange à notre esprit, Se confonde avec Lui, faisant d’une certaine manière un avec nous – que Lui-même prie en nous. Si nous n’avons pas la force de respirer Dieu, laissons l’Esprit de Dieu respirer Dieu en nous. Que l’Esprit porte notre esprit !

Comment procéder pour que l’Esprit vienne sensiblement en nous ? Que faire pour que notre esprit, attrapé par l’Esprit, crie : «Abba ! Père !» ? Pour que l’acquisition de l’Esprit Saint ne se manifeste pas alors comme lumière, mais comme prière (c’est une des manifestations de son acquisition) ? Si nous avons le don, la question est résolue, sinon que faire pour le posséder ? L’apôtre Paul affirme : «Vous êtes des fils de Dieu et l’Esprit crie en vous : Abba ! Père !». C’est comme ses enfants que nous crions : «Abba ! Père !».

Pouvons-nous commencer par demander à Dieu : « Fais-nous T’aimer » ? Je ne pense pas que cette supplique soit suffisante, car notre cœur n’est pas encore ouvert. Cette prière est bonne ; elle ne peut néanmoins, même si elle est ardente, nous préparer à l’idée que nous n’aimons pas réellement. Nous examinerons notre âme pour découvrir si nous aimons ou non. Notre amour de Dieu ne sera peut-être qu’une projection, une imagination, une conception mentale, volontaire, sentimentale, une structure abstraite… Nous crierons : « Je T’aime ! » et notre cœur restera indifférent.

« AIME-TOI TOI-MÊME EN MOI »

Ajoutons alors une deuxième partie à notre prière, faisons suivre le soupir de notre cœur : « Fais-nous T’aimer, ô Dieu » ! Par : « Seigneur, comme je ne T’aime pas, aime-Toi Toi-même en moi » ! Cette deuxième partie sera la pointe de notre âme, la plus difficile à saisir, semblable à une aiguille plongée dans le Feu divin et porteuse de l’étincelle divine.

Le labeur de la vie spirituelle, selon la pensée de saint Grégoire le Théologien, c’est de toucher ce point géométrique divinement alimenté, cette pointe, comme l’appelle Maître Eckhart.

Cette formule priante ; «Aime-Toi Toi-même en moi !», sans que nous ayons même à prononcer « mon esprit », emporte notre « Je » essentiel. Intellectuellement, elle frôle l’hérésie, parce que Dieu réclame notre amour et n’éprouve nul besoin d’être aimé par Lui-même. Et voici : elle est d’une efficacité absolue, expérimentale. L’apôtre Paul enseigne que l’Esprit présent en nous est presque unité avec notre esprit. Si l’Esprit Saint est la main droite s’élevant vers le Père et notre esprit la main gauche, joignons-les l’une à l’autre – la main droite tirera et la gauche suivra.

Cette prière d’un double amour, accomplie avec vigilance, transforme, enflamme le cœur de telle manière qu’elle lui permet, sans prière répétée, de vaquer aux occupations les plus distrayantes sans cesser de respirer Dieu. Elle amène des résultats presque similaires ; je dis « presque », car le corps n’est pas encore harmonisé au cœur. Elle sauve notre esprit, mais le psychique et le corps chercheront quelque chose, s’attarderont encore « autour » de la pointe de notre « Je », de l’étincelle divine. L’homme total ne sera pas… je dirai : sauvé – mais le point central se sentira attiré, aspiré par Dieu.

LA OÙ EST TON TRÉSOR, LA AUSSI SERA TON CŒUR

J’ai fréquemment employé le terme « désir ». Grand problème ! L’Évangile du Mercredi des Cendres nous dit : «Où est votre trésor, là est votre cœur» (Matthieu 6, 21). Or, nous désirons le trésor. Savez-vous qu’une très vieille méthode spirituelle est de ne pas exterminer son désir, même mauvais ? Tout désir est mû par une vibration de vie : déviez-le sur une autre voie.

Nous n’insisterons jamais assez sur un point : l’homme contemple, l’homme aime, c’est bien. Cependant, il n’avancera que si son désir est travaillé, pétri ; s’il ne le modèle pas, d’autres désirs le surprendront.

L’homme sans désir est endormi. Saint Denys l’Aréopagite enseigne que Dieu a introduit dans le chaos primordial le désir, que l’on pourrait nommer l’humidité du monde, l’aspiration vers l’être, l’élan vers Dieu. Quand le psaume chante : «Je Te cherche dès l’aurore» (psaume 63, 1), il chante le désir de Dieu. En vérité, la profondeur de l’amour n’est pas jouissance, mais appel de présence. Ne méprisez donc pas le désir, orientez-le vers Dieu.

Le Christ, nous raconte l’Évangile, guérit les malades par sa puissance divine et, ajoute-t-il plus loin, par compassion pour les malades. La compassion envers le malade provoque chez ce dernier le désir de guérison, et la puissance divine l’exauce. Sans compassion, vous n’irez pas à la rencontre du désir, et sans désir, même si vous êtes tout-puissant, vous n’agirez pas.

Ici, se touchent le monde supérieur : «Dieu, aime-Toi Toi-même en moi», et le monde humain, la culture du désir : «Je gémis de Toi». Le cœur bat d’espérance, de souffrance, de nécessité intérieure, de demande, il « gémit de Dieu ». L’âme souffre, et alors la prière : «Aime-Toi Toi-même en moi, Toi agis» ne rebondit pas comme une pierre, mais entre dans la chair. On s’écrie, avec le prophète Ézéchiel : « Le cœur de pierre est devenu un cœur de chair ». Et ce cœur de chair, nulle circonstance extérieure ne pourra arrêter son gémissement vers Dieu.

VIVRE LE CHRIST

Notre huitième chapitre termine la première partie de l’enseignement sur la technique de la prière.

Après avoir proposé plusieurs chemins, indiqué des sentiers étroits menant par la prière à l’union avec Dieu et par la purification de notre être à la restauration de l’homme en sa première beauté, nous conseillons à nos lecteurs d’appliquer à eux-mêmes, sans hâte ni retard, les « recettes » que nous avons données.

L’assimilation d’une phrase des Écritures ou des Pères spirituels, faite chaque jour, fortifiera et enrichira le cœur raisonnable.

Nous avons donné des conseils sous forme, non d’une œuvre littéraire, mais d’un libre entretien, afin d’écarter le leurre des structures rationnelles et d’obliger à palper existentiellement, à « manger », à « respirer » Dieu. Ils aideront dans leurs premiers pas, nous l’espérons, ceux qui désirent vivre le Christ et ne pas être chrétiens de nom seulement.

OBJECTIVITÉ ABSOLUE DE DIEU

La conception moderne du monde est faussée à sa base. L’apprenti de la prière devra énergiquement renoncer à l’hérésie de notre siècle, s’il veut que le joug de la prière devienne léger, et doux le fardeau de la vigilance.

En effet, nous avons pris l’habitude de considérer que ce qui est objectif est en dehors de nous, et que, par contre, notre vie intérieure est spécifiquement subjective. Cette forme de pensée s’est transformée en évidence, en certitude indiscutable. Ainsi, ceux qui s’opposent au progrès scientifique et technique s’imaginent devoir défendre désespérément la subjectivité de la vie intérieure, rejoignant paradoxalement un Lénine pour qui la religion est « chose privée ». L’homme du XXe siècle croit, en général, que la science, la nature, la matière sont objectives, que le social lui-même est objectif, et que la religion et la vie intérieure sont subjectives. Alors, par réaction, d’aucuns proclament que toute objectivité est un mal écrasant l’humain.

Sommes-nous en face d’un dualisme sans issue : esprit, vie intérieure et subjectivité égalent bien ; matière, extérieur et objectivité égalent mal ?

Le dogme chrétien affirme que la réalité divine – Dieu en nous – est objective, cela n’étant aucunement le produit de notre conviction, de notre choix, de notre imagination, de notre foi, de notre pensée ou de notre effort ; non, la réalité divine est objective transcendentalement à toute subjectivité, bien que réellement présente en nous. Si le Dieu que nous cherchons est le résultat de notre « moi », nous devenons des idéalistes, des spiritualistes, nous ne sommes plus des chrétiens.

Dieu en nous doit être conquis comme la cime d’une haute montagne. La technique de la prière est un appareillage d’alpinisme. Les cordes, les piolets, les souliers à clous, les exercices d’escalade, la résistance à la pureté de l’air, à la fatigue, au froid, à la faim, sont indispensables pour atteindre le sommet qui demeure objectif à tout cela. Le sommet était, est, sera, même si aucun alpiniste n’entreprend d’y parvenir. Ainsi en est-il de Dieu objectif en nous.

Nous devons enfoncer, imprimer dans notre tête que Dieu est plus, beaucoup plus, incompa-rablement plus objectif que le monde visible. L’objectivité du monde extérieur est relative, nous pouvons la modifier ; rien ne peut modifier Dieu.

Certes, Dieu n’est pas un objet, une chose, une énergie a-personnelle, ni même « Être », Il est Celui qui est, Il est Sujet, Tri-Hypostatique, d’où la nécessité de la prière, du dialogue ; mais être Sujet ne signifie pas qu’Il se confonde avec notre individualité. Transcendant par sa nature, Il est immanent par son énergie. De même que nous ne pouvons imposer notre loi à la nature créée, mais seulement la scruter et appliquer ses propres lois à nos besoins, de même – de façon incommensurablement absolue – ne pouvons-nous imposer notre loi à Dieu. Cette évidence n’est d’aucune évidence pour la logique de l’homme moderne : Il passe son temps à construire son Dieu !

FACE À DIEU

Rejetons le dualisme factice : esprit-subjectivité et matière-objectivité. Posons l’axiome que Dieu en Soi, et en nous, est une objectivité totale. Plaçons notre être psycho-spirituel, variable, instable et si complexe, en face de cette cime objective : Dieu en nous, et contemplons-la par l’œil de notre cœur, sans pour cela renoncer à regarder avec nos yeux extérieurs à la nature.

Nous obtiendrons le schéma suivant :

– Dieu : objectivité absolue

– moi : subjectivité

– monde extérieur : objectivité relative

En conséquence, sous un autre angle :

– Dieu : le centre

– le monde extérieur : la périphérie

– moi : le mouvement des rayons

Le déséquilibre actuel résulte du fait que l’objectivité absolue, en dehors de nous et en nous, a disparu de la conscience. Alors, les uns, grisés par le succès technique, s’aperçoivent soudain que les valeurs humaines sont piétinées, tandis que les autres, défenseurs de la vie spirituelle, ne possèdent plus l’appui efficace pour combattre le robot. Dieu, objectivité absolue, a disparu.

***

EUGRAPH KOVALEVSKY

Né à Saint-Pétersbourg en 1905. Émigré en France avec sa famille en 1920. Animateur à partir de 1925, avec notamment Vladimir Lossky (qui devait devenir ensuite un des théologiens orthodoxes les plus réputés de son temps) de la Confrérie Saint-Photius, laquelle avait pour programme «la renaissance de l’Orthodoxie en Occident» et, par l’étude et la remise en œuvre des liturgies locales du temps de l’Église indivise (c’est-à-dire d’avant le Grand Schisme de 1054 entre Occident et Orient), «la restauration, dans l’Orthodoxie universelle, du visage légitime, immortel et orthodoxe de l’Occident». D’où l’institution en 1936, par décret du métropolite (et futur patriarche) Serge de Moscou, de l’«Église orthodoxe occidentale» – qui prit par la suite la dénomination d’Église catholique orthodoxe de France (E.C.O.F.).

À l’usage de cette dernière, Eugraph restaure, avec le concours de son frère Maxime Kovalevsky (1903-1988) pour le chant liturgique, l’ancien Rite des Gaules, pratiqué en Occident avant les réformes de Charlemagne et décrit par l’évêque saint Germain de Paris (VIe siècle) dans plusieurs de ses lettres : d’où son nom de Rite selon saint Germain. Ordonné prêtre en 1937. Sacré évêque en 1964, sous le titre de Jean de Saint-Denis, par l’archevêque Jean de San-Francisco, protecteur canonique de l’E.C.O.F., un authentique saint, reconnu comme tel de son vivant par les fidèles, et actuellement (1992) en voie de canonisation officielle par les instances ecclésiastiques. Il meurt à Paris en 1970, laissant une œuvre immense et inspirée de théologien, canoniste, liturge, hymnographe, iconographe.

Une bonne part en est encore inédite ou bien n’existe sous forme de cours aux étudiants de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Denys, dont il fut le fondateur et le recteur jusqu’à sa mort ; ainsi que de conférences et d’articles (en français et en russe) dispersés dans diverses revues, notamment celles qu’il avait fondées (Contacts,Cahiers Saint-Irénée, Présence Orthodoxe).

***

Table

Première partie – Approche de la Divine Trinité par les Noms divins

I. Noms et nombres

II. Vers le Fils

III. Le Saint-Esprit

IV. Le Père

V. Le Plan de l’économie

VI. Vers le silence total

Deuxième partie – L’anthropologie chrétienne à la lumière de la Révélation

I. Approche par la Révélation

II. L’expérimentation du noûs

III. Les structures de l’homme dans l’anthropologie chrétienne

IV. La conquête de l’esprit

V. Les aptitudes du noûs

VI. La conscience et les fruits de l’esprit

VII. De l’inquiétude vers la paix

VIII. Silence et liberté

Troisième partie – La prière

I. La prière conversation avec Dieu

II. La paix intérieure

III. La prière nourriture

IV. La prière respiration

V. Prière, travail, repos. Le rythme de la vie

VI. La prière « en esprit et en vérité »

VII. Les étapes vers la prière perpétuelle

VIII. Le désir de Dieu

Table