Le rôle de la liturgie dans le renouveau de la théologie et de l’anthropologie chrétiennes

LE RÔLE DE LA LITURGIE
DANS LE RENOUVEAU DE LA THÉOLOGIE
ET DE L’ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNES

Maxime Kovalevsky

n° 1 de la revue Présence orthodoxe

Dans notre article paru dans le n° 1 de Présence orthodoxe. « le problème liturgique au XXe siècle », nous avons montré que ce siècle présentait deux aspects contradictoires, l’un exaltant, l’autre particulièrement décevant. Nous présentions cette contradiction foncière non comme une maladie menant à la mort, mais comme une crise de croissance de la chrétienté, crise dans laquelle il n’était pas possible de se complaire mais à laquelle on ne trouvait pas d’issue.

Nous montrions plus loin que la rééducation de l’humanité par l’application d’une pédagogie toute nouvelle pour notre siècle – mais, au fond, traditionnelle – pouvait représenter cette issue. Analysant les caractères spécifiques de cette pédagogie, nous constations que ces caractères étaient présents dans les démarches liturgiques de l’Eglise encore indivise, et qu’ils présupposaient Certains préalables théologiques et anthropologiques. En réfléchissant aux caractères de ce préalable, il nous est apparu qu’ils ne devaient pas s’écarter des dogmes essentiels dégagés par la pensée patristique des premiers siècles.

Ces points étant établis, nous avons parcouru le panorama des Eglises chrétiennes pour déceler dans quelle mesure cette pédagogie pouvait être appliquée et devenir efficace dans le cadre de leur existence actuelle. Notre enquête a révélé que dans le monde catholique romain, la conscience de la nécessité d’un renouveau pédagogique véhiculé par un renouveau liturgique était vivement ressentie, mais que la réalisation de ce renouveau se heurtait à certaines routines de pensée et de vie encore insurmontables ; que dans le monde orthodoxe – aussi bien dans les pays d’origine que dans la diaspora – on n’éprouvait aucune nécessité d’un renouveau liturgique, et que seules les communautés formées de membres convertis à l’orthodoxie par conviction étaient touchés, nous pouvons même dire emportés par l’élan de ce renouveau ; et qu’enfin dans le monde protestant en majorité étranger à la pédagogie liturgique traditionnelle, ce renouveau s’est manifesté non seulement dans la théorie mais aussi pratiquement au sein de certaines communautés (Taizé, Grandchamp, Diakonieverein en Suisse et en Allemagne etc.).

Deux ans après, dans le n° 7 de la présente revue, nous avons repris le même thème en signalant que malgré l’affirmation pessimiste de notre premier article concernant les pays orthodoxes, un mouvement de renouveau s’est manifesté dans le sein de l’Eglise grecque d’Hellade.

A présent que trois années se sont écoulées depuis la formulation de nos réflexions premières, il est temps de vérifier nos prévisions et d’approfondir certains aspects de ce que nous avancions. Nous nous appuierons sur les témoignages récents de théologiens des trois confessions chrétiennes, ainsi que d’expériences réalisées dans le domaine de la pédagogie liturgique vivante. Empruntant un chemin inverse de celui suivi dans notre premier article, nous commencerons par l’examen du monde protestant.

Contrairement à ce que nous espérions, le mouvement liturgique amorcé par la Fraternité de Taizé n’a pas eu, parmi les communautés protestantes, le rayonnement qu’il aurait mérité. Dans le domaine purement liturgique, ce mouvement semble être arrivé à une sorte de saturation freinant un possible développement vers l’extérieur : ne se produit-il pas un glissement vers une stabilité purement institutionnelle, vers un style Taizé » ? Néanmoins l’ouverture qu’a apporté ce mouvement à la conscience liturgique de l’Occident demeure considérable. On ne saurait assez recommander à tous ceux qui ne sont pas indifférents au renouveau de l’humanité par la pédagogie liturgique, de lire attentivement les œuvres du Prieur Schütz et du Frère Thurian à ce sujet.

Un aperçu très complet et objectif du rôle de la communauté de Taizé dans le réveil de la prière liturgique consciente en tant que manifestation de l’Eglise conçue comme ensemble de l’humanité priante, est très bien exposé dans le livre de Jean-Marie Paupert, « Taizé et l’Eglise de demain »[1]. Cet ouvrage se termine par une postface de Paul Ricœur dont nous prenons plaisir à citer de larges extraits. En effet cette postface aborde les questions qui peuvent se poser à un homme contemporain conscient des problèmes de la rénovation de la liturgie traditionnelle, et y apporte des réponses. Paul Ricœur présente cette postface comme un dialogue avec lui-même :

« Q. – La liturgie que l’office de Taizé a recréée[2], dans la fidélité aux plus anciennes et aux plus sobres liturgies de l’Eglise ancienne, rencontre la même difficulté que toutes les liturgies : elle ranime un symbolisme désuet, celui des cultures agrestes et pastorales, aujourd’hui recouvertes par la civilisation industrielle. Le pain et le vin, l’eau et l’huile, le feu et le vent, la brebis et le berger parlent d’un temps disparu, à des hommes tournés vers la conquête du cosmos par la machine et le calcul. La liturgie ne condamne-t-elle pas alors à une sorte d’exotisme culturel, semblable à celui que nous pratiquons quand nous franchissons la porte d’un musée d’arts anciens ?

R. – Le sérieux de l’argument est évident : tout symbolisme est un mémorial. Il est aussi autre chose qu’on dira après. Mais il est d’abord un mémorial : « Faites ceci en mémoire de moi… » Et tout mémorial lutte contre l’oubli. L’usager de l’outil, de la machine n’a pas de mémoire : l’instrument s’épuise dans sa fonction actuelle ; il abolit son passé dans son usage présent. Le symbole au contraire a une mémoire, est mémoire ; il reprend d’autres symboles plus vieux qu’il intègre dans le signe présent. Faut-il donc céder à l’oubli, sous prétexte d’être compris de l’homme d’aujourd’hui ? La capitulation n’est-elle pas à son tour un facteur de l’oubli ? La liturgie est ici du même côté que la poésie. Il faut d’abord qu’elle dépayse pour atteindre l’être profond. La rupture, qui ouvre une autre dimension du dire, est la condition de son mouvement vers le centre. Il faut bien que l’homme moderne conclue un nouveau pacte entre technique et poésie et accepte d’être « progressiste » en politique et « archaïque » en poésie.

Q. – Archaïque en poésie… voilà bien le piège ! N’est-ce pas le propre d’un mémorial de se figer dans le rite, de n’admettre plus que sédimentations successives ? Ces surcharges font de la liturgie un texte illisible que seuls les archéologues peuvent déchiffrer et qui n’attirera que les instruits et les raffinés.

R. – Le péril du ritualisme est certain et touche au côté obsessionnel de l’homme religieux. Mais qui vous dit que l’on ne va pas, dans la «grande Eglise », vers une liturgie mobile, en refonte constante, qui intégrerait sans cesse anciens et nouveaux symboles dans une continuelle création ? Cette question, qui répond à la question, s’enracine plus profond que toute pédagogie ; elle concerne la nature même d’une liturgie « chrétienne ». Une liturgie chrétienne est-elle seulement un mémorial ? Est-ce même d’abord un mémorial ? Si le geste essentiel du christianisme est de donner un signe de ce qui vient, si le christianisme est eschatologique par essence, si « le futur de Dieu » engendre l’envoi de la Communauté, comme vient de le rappeler Jürgen Motlmann, dans sa « Théologie de l’espérance », alors une liturgie chrétienne n’est pas une « action sacrée ». Elle ne reprend une symbolique ancienne que pour se tourner vers l’annonce et vers l’envoi. La liturgie chrétienne est celle qui rassemble pour l’envoi : « Vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. ».

Q. – Comment la liturgie pourrait-elle envoyer les hommes, elle qui les détache de la vie réelle et qui construit ses gestes à côté de l’existence effective, dans une action fictive où l’homme rêve sa vie ?

R. – Je suis reconnaissant à la liturgie de m’arracher à ma subjectivité, de m’offrir, non ces mots, non mes gestes, mais ceux de la communauté. Je suis heureux de cette objectivation de mes sentiments eux-mêmes ; en entrant dans l’expression cultuelle, je suis arraché à l’effusion sentimentale ; j’entre dans la forme qui me forme ; en reprenant à mon compte le texte liturgique, je deviens texte moi-même ; orant et chantant. Oui, par la liturgie, je suis fondamentalement dé-préoccupé de moi-même. N’est-il pas salubre que, dans l’office de Taizé, la confession des péchés soit elle-même incorporée à une action liturgique essentiellement centrée sur la louange et la reconnaissance ? Ne suis-je pas ainsi délivré de l’anthropocentrisme commun aux théologies de la conversion, à celles de la décision existentielle, comme à celles de la mort de Dieu ? Voilà le dépaysement salutaire qui remet le moi dans la communauté, l’individu dans l’histoire et l’homme dans la création.

Q. – Comment voulez-vous que la liturgie tienne ce rôle de parole vivante ? C’est la prédication seule qui remplit cet office. Alors que la parole donne seulement à entendre, la liturgie reste de l’ordre de la représentation, au double sens du spectacle qui donne à voir et de l’imaginaire qui intercepte le sens sur la voie de l’intelligence.

R. – Mais il n’est pas question de couper la liturgie de la prédication ! C’est même ce lien du voir au dire qui décide du sens de la symbolique. Les symboles sont trop riches. Ils signifient trop. Chacun, pris séparément, signifierait n’importe quoi. Un symbole ne prend un sens déterminé que dans une « économie » du sens. L’objection part donc d’une idée juste : seule la parole de prédication centre et recentre la liturgie, d’abord sur l’invocation du Nom – Yahvé dans l’Ancien Testament est un Nom et non point un visage, une idole -, ensuite sur le Récitatif de la mort et de la résurrection. Le Nom et le Récit, qui ne donnent qu’à entendre, arrachent ainsi la symbolique à la tentation de l’image et de l’idole.

Mais la prédication, isolée de l’acte naturel complet, ne vire-t-elle pas de son côté au commentaire intellectuel, à la pensée de la tête, à la prose du monde ? N’est-ce pas la fonction du symbole de plonger dans les significations archaïques, dans l’enfance de l’humanité et de l’individu, pour en faire émerger les figures anticipatrices de notre activité spirituelle ? La symbolique n’est-elle pas le lieu concret où s’unissent réminiscence et anticipation, archaïsme et prophétie, projection du désir et promotion de sens ? La liturgie ne tire-t-elle pas ainsi un sens précis de sa correspondance à une herméneutique ? Celle-ci, en tant que discipline critique, décompose et recompose les sens multiples du symbole, mais seulement en idée. La liturgie accomplit, au sens de la représentation, quelque chose de cette naïveté postcritique que j’ai appelée quelquefois seconde naïveté et qui doit rester une « docte naïveté ». C’est pourquoi le jeu liturgique n’éteint point la recherche, car la figure reste figure ; elle fait cercle avec la réflexion. Et d’abord avec la prédication : s’il est bien vrai que seule la prédication dit le sens, la liturgie déjà le vit dans les figures. Ensemble, prédication et liturgie dessinent la totalité de la parole.

Q. – Dites plutôt que la liturgie capte la prédication dans le culte ! Or le culte referme la communauté religieuse sur elle-même alors que le mouvement de la foi devrait jeter le croyant dans le monde, vers ses frères, dans une action utile, organisée, efficace, politique.

R. – L’objection est considérable ; elle dépasse la question purement sociologique de savoir si le rassemblement dominical de la paroisse géographique est aujourd’hui la forme appropriée de la communauté ecclésiale. (Taizé y échappe partiellement par le caractère non territorial de l’attraction que la communauté exerce au dehors.) Je veux bien croire que la paroisse n’épuise pas l’intention ecclésiale de l’Evangile, surtout quand la paroisse tend à devenir un cercle social, un club de la classe moyenne… Mais cette intention ecclésiale paraît bien requérir quelque chose comme un rassemblement en vue d’un envoi ; la forme sociologique peut varier, mais la fonction demeure. Si tel est le culte, un rassemblement en vue d’un envoi, il ne peut être une retraite, un refuge ; mais une reprise, un ré-enracinement dans l’essentiel, en vue d’un engagement plus libre et plus généreux dans le monde.

Or, la recherche de cette articulation entre un culte – quelle qu’en soit la forme – et une politique – quelle qu’en soit la modalité – n’aurait pas de sens, s’il n’y avait pas, dans l’action même, des niveaux d’insertion et d’efficacité ; au moins deux niveaux : celui de l’éthique de conviction et celui de l’éthique de responsabilité et de force. Tout ce que l’on peut dire sur l’action « poétique » face à l’action « politique », présuppose ces niveaux. L’opposition prétendue entre le culte et l’engagement les méconnaît et méconnaît ainsi la dynamique de l’action… »

Il faut se poser la question : pourquoi de telles réflexions aussi profondes que persuasives, et pourquoi l’efficacité pratique d’hommes rénovés et libérés des préjugés par une vie de prière communautaire saine dont les bienfaits apparaissent évidents, ne trouvent-elles pas d’écho dans le reste du monde protestant en dehors de quelques communautés d’Allemagne du Sud qui suivent un chemin analogue à celui de Taizé. Bien au contraire, nous sommes obligés de constater que la vie liturgique du monde protestant, et en particulier les offices de type « expérimental », s’orientent de plus en plus vers l’imitation des réunions « civiles », celles des « tables rondes », ou de réunions politiques, ou de rencontres de camarades discutant dans un café. Nous ne voulons pas du tout dire par là qu’on ne peut pas parler avec amour et efficacité de Dieu dans un café, mais qu’il paraît étonnant – disons même aberrant – que l’on cherche à recréer des « atmosphères » faisant partie de la vie oppressante et contraignante de notre civilisation actuelle, au lieu de chercher une situation « hétéro-topologique »[3] permettant à l’homme de se rééquilibrer pour, une fois libéré, aborder ensuite le monde.

Nous citerons un exemple : sous le titre « d’office expérimental » radiodiffusé, un groupe de pasteurs alsaciens a fait entendre une série de réflexions sous forme de dialogues d’ailleurs fort pertinents, accompagnés d’une musique à rythme assez monotone, préétabli en dehors de la rythmique du texte et contraignant comme le sont tous les rythmes de jazz ou prétendus tels, exécutée par un petit ensemble comportant une trompette. Dans son exposé sur la liberté selon saint Paul (« Tout m’est permis mais rien ne doit me posséder »), l’un des participants eut l’étrange idée de justifier l’emploi de la trompette dans l’office : « Nous sommes libres d’employer n’importe quel instrument dans l’office, par exemple la trompette ». Fait symptomatique, il ne prenait en considération que la liberté de l’exécutant ou celle du compositeur, sans même se poser la question fondamentale, bien plus importante : la sonorité percutante de la trompette n’entrave-t-elle pas la liberté des auditeurs en violant leur sensibilité, partant leur conscience ?

Ce n’est qu’un exemple, mais il révèle une attitude courante de nos jours dans le monde ecclésial : d’une part, les normes de notre civilisation sont systématiquement contestées, et l’homme – en particulier le chrétien s’il est honnête – est sensé s’engager dans la « lutte » pour la transformation de ces normes, voire leur destruction provisoire. D’autre part, quand on arrive à la réforme et à la rénovation du culte chrétien, on s’empresse de saisir sans tri préalable, tous les éléments de cette culture que par ailleurs on vient de contester… Le chrétien devient, à l’extérieur de l’Eglise, un contestataire des valeurs acquises tout en restant, dans son option à l’intérieur de l’Eglise, l’esclave et l’idolâtre de ces mêmes valeurs. Cette dernière réflexion nous amène au monde de l’Eglise romaine après Vatican II.

En effet, malgré le progrès considérable réalisé dans la théologie et l’anthropologie liturgique, progrès consécutif au développement d’une ecclésiologie tout à fait nouvelle pour le monde occidental et infiniment plus profonde et précise que celle enseignée jusqu’à la première moitié de notre siècle, les possibilités latentes de cette nouvelle pensée ne sont utilisées ni dans la nouvelle structuration liturgique de l’Eglise romaine, ni dans sa « pastorale » (mot essentiellement clérical et anti-traditionnel).

Au lieu de s’appuyer sur ces valeurs saines et, pour la majorité de l’humanité actuelle, nouvelles, en vue de construire une communauté libérée de tout préjugé et de toute entrave contraignante, communauté qui est le peuple de Dieu, corps du Christ, communauté qui pourrait « contester » non seulement les institutions et habitudes périmées dont sont formées notre société et partiellement l’Eglise (cette « contestation » là est si facile que tout le monde s’en sert) mais également les nouveaux préjugés et les nouveaux conditionnements aussi et peut-être plus contraignants que les anciens (« contestation » infiniment plus difficile et délicate, et en même temps plus utile)… les conducteurs et pédagogues de l’Eglise romaine contemporaine dans leur majorité tentent « d’ajuster » leurs doctrines et leurs pratiques par l’introduction d’éléments eux-mêmes sujets à contestation, au lieu de les rénover et les épurer par la pensée théologique elle-même déjà rénovée. Ce phénomène peut s’observer dans toutes les applications pratiques des décisions de Vatican II, mais tout particulièrement dans le domaine de la vie liturgique. Nous nous bornerons ici à expliciter – et dans la mesure du possible, à expliquer – ce phénomène.

Comment se fait-il qu’une doctrine aussi sainement formulée par une autorité incontestable, ait pu conduire à des effets dans l’ensemble contraires aux exigences essentielles de cette doctrine ? Nous nous expliquons : la Constitution du Concile de Vatican II sur la liturgie représente pour un historien de la liturgie et plus généralement pour tout chrétien attentif au développement historique de sa religion, une révolution exceptionnellement radicale. Rien que l’introduction de la langue du pays dans le culte et la proclamation de l’égalité en dignité de tous les rites traditionnels, ainsi que la réhabilitation de la parole comme partie essentielle, voir sacramentelle, de la liturgie, représentent un bouleversement impressionnant des habitudes tenues comme immuables et sacrées pendant plus de mille ans… Celui qui a la patience de lire attentivement et d’étudier les textes de cette Constitution, s’aperçoit que la ligne directrice des réformes accomplies est celle qui conduit à une restauration d’une tradition remontant aux premiers siècles du christianisme et continuant à subsister dans les usages des Eglises à travers l’histoire, malgré les déformations et les alluvions déposées par le temps. Il s’agit de donner au culte chrétien, à la liturgie de l’Eglise, sa forme vraiment sacrée, dépouillée des influences séculières qui, surtout durant les deux derniers siècles, avaient obscurci son sens réel.

On aurait pu s’attendre à ce que, dans l’application pratique, l’on aurait commencé par éliminer du culte liturgique tout ce qui lui est étranger, tout ce qui altère son originalité foncière. Dans ce travail de purification, il n’y avait nulle raison de supprimer les habitudes – certes parfois ridicules mais parfois aussi respectables – des siècles passés, sans éliminer parallèlement les nouvelles influences qui, automatiquement s’infiltraient depuis le monde contemporain extérieur à l’intérieur de ce culte. (Prenons un exemple : il n’y a pas de raison sérieuse d’exclure l’utilisation de la musique classique de la célébration liturgique… pour y introduire à sa place, sans tri préalable, une musique de compositeurs modernes ou du faux jazz, et ce, simplement par facilité. La musique classique actuellement expulsée de l’office, bien qu’absolument inadéquate à la célébration liturgique, avait au moins le mérite d’avoir été composée dans ce but).

Or, rien de tel, n’a pu être observé. Bien au contraire, la majorité des défauts hypothéquant le style de la célébration au XIXe et au début du XXe siècle, ont été conservés tout en étant vidés souvent de leur caractère sacré. (Un exemple frappant est l’exécution du Credo à chœur alterné ; cette confession de foi doit traditionnellement par son sens même, être soit chanté par tout le peuple, soit lu par une seule personne). En plus, on a introduit de nouvelles habitudes n’ayant ni justification traditionnelle ni sens esthétique, telles la lecture à « voix parlée » ou des commentaires rationnalisants coupant la structure de la liturgie. Ce qui est significatif et qui nous permettra de déceler les causes de ces phénomènes, c’est que les déformations abusives de la liturgie dans un sens sécularisateur sont dues non à l’initiative des fidèles (peuple royal) mais à celle du clergé. Nous arrivons ici à notre première conclusion.

La quasi impossibilité pratique de réaliser la réforme liturgique dans le sens voulu par le Concile Vatican II, repose sur le fait qu’au moment de cette réforme, le peuple croyant formant cette Eglise n’était pas assez informé d’une ecclésiologie vraiment chrétienne. Il en était de même du clergé sauf rares exceptions. L’Eglise était toujours « vécue » comme détentrice de pouvoirs, comme une institution, et non comme « peuple royal », corps mystique du Christ. En raison de cette formation superficielle et incomplète, le clerc et précisément le clerc contestataire, se croit toujours représentant privilégié de l’Eglise, un « chef », et se sent par conséquent capable, voire obligé, de réaliser « par lui-même » sans consentement du peuple, les réformes, à son point de vue, nécessaires.

En ce qui concerne la formation du clergé dans le domaine liturgique, celle-ci est encore restée au niveau des sciences du XIXe siècle. Les efforts du mouvement liturgique parti de Solesmes et ensuite développé en Belgique et en Allemagne, ayant abouti en France au Mouvement de pastorale liturgique, n’ont pas eu le temps de s’enraciner dans les habitudes des Eglises paroissiales et des Institutions d’enseignement religieux. Or la réforme de Vatican II présuppose d’une part une ecclésiologie rénovée et approfondie, d’autre part un contingent suffisant de clergé et de fidèles ayant assimilé dans la pratique les acquisitions du mouvement de renouveau liturgique.

Cette réforme est-elle venue trop tôt ? Une formation préalable des membres de l’Eglise romaine dans l’esprit de la liturgie retrouvée, rénovée par les efforts de personnalités comme Dom Lambert Bauduin, Dom Cassel et autres, avec conservation du latin et « réintroduction » du chant grégorien, aurait-elle été nécessaire, voire indispensable, pour sa réussite ? Probablement oui. Mais les faits sont ce qu’ils sont ; ne soyons pas pessimistes. Il est possible que le temps travaillera pour l’Eglise. Mais dans ce cas : patience… « La pauvre humanité est ainsi faite qu’elle ne progresse que grâce à ce que Bergson appelait la loi de double frénésie : on ne remédie à un excès que par l’excès opposé… Ce qu’un siècle a fait, il en faut un autre pour le refaire et le remplacer ». (Jean Lacroix – La crise intellectuelle du catholicisme français. Fayard 1970) Or l’abandon par les Eglises d’une ecclésiologie et d’une vision liturgique traditionnelles, ainsi que l’accumulation progressive des éléments parasites dans ce domaine, datent du XIIIe siècle. Donc patience…

Précisons maintenant ce que nous entendons par « ecclésiologie et anthropologie liturgique rénovées, retrouvées ». En dehors des auteurs orthodoxes qui, depuis le XIXe siècle déjà se sont penchés sur ces problèmes essentiels pour l’humanité, nous trouvons des penseurs catholiques tels que le Père de Lubac, le Père Congar, le Père Chenu, et tant d’autres. Les traits essentiels de leur formulation du problème liturgique se trouvent résumés dans un volume édité en 1967 : « Vatican II, la liturgie après Vatican II ». (Le Cerf.) Les titres des articles sont par eux-mêmes révélateurs : « Anthropologie de la liturgie » par le Père Chenu ; « l’Ecclésia ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique » et « Situation du sacré en régime chrétien » par le Père Congar. La densité de ces textes et leur mode de présentation dialectique interdit toute analyse partielle. Nous pouvons seulement affirmer que leur lecture attentive apporte une clarté toute nouvelle sur les points qui semblaient jusqu’ici traités différemment par les théologiens « orthodoxes » et « catholiques ». L’identité de vue sur les problèmes essentiels de la liturgie nécessairement sous-tendus par les problèmes ecclésiologiques, devient de plus en plus apparente. Citons le premier alinéa de l’article du Père Chenu, Anthropologie de la liturgie, page 159 :

« C’est l’homme qui est acteur de la célébration liturgique ; la liturgie trouve son sujet, sa matière, sa règle, son être même, dans l’homme. L’évidence est banale. Mais, à la moindre réflexion, et plus encore, à considérer l’histoire de la liturgie chrétienne, voire des cultes religieux en général, on s’aperçoit bientôt que, comme il arrive souvent, l’évidence surgit d’une perception globale qui, sous l’analyse, s’avère émaner en réalité de très complexes ressorts et motifs. Discerner ces ressorts, rendre conscients ces motifs est une besogne urgente pour la vérité et la santé de la liturgie, là surtout où elle doit retrouver sa capacité d’invention, ses intuitions créatrices. Tels l’art ou la poésie. Le temps est venu ».

Et deux autres citations de son dernier chapitre (page 176) :

« Le culte, la religion, le mystère de « l’Homme-Dieu » de l’histoire, saisiront l’homme dans sa nature sociale. La surface humaine de la liturgie sera une assemblée. C’est dans une assemblée que s’accomplit le mystère. L’Eglise est un peuple, et non un agrégat de saluts individuels. L’absolu personnalisme de la foi et de l’amour ne sera pas plus mis en échec par ce collectivisme, que la dignité de la personne ne sera menacée par la socialisation, partout où elle est vraie. (…) De tout temps, l’homme a vécu en société ; et dès ses premiers jours, la liturgie chrétienne s’est célébrée en communauté. Mais aujourd’hui cette dimension sociale de l’homme a pris des proportions massives ; la « socialisation » est le commun dénominateur des transformations du monde, non seulement dans le progrès technique, mais dans la culture de l’esprit. L’intensité et la rapidité du phénomène le rendent dramatique, et ses excès provoquent de vives réactions, y compris dans la « vie intérieure » des chrétiens. Nous ne pouvons cependant pas être infidèles à la logique de notre position : cette humanisation communautaire donne à la liturgie une chance inouïe par rapport à l’ère de la spiritualité individualiste dont nous sortons ».

Ajoutons une citation tirée du chapitre « Précision et synthèse », page 279, où le Père Congar développe une pensée proche et aimée de l’ecclésiologie orthodoxe :

« Il nous faut retrouver le sens, puis la réalité de ce régime de consentement qui marque toute la vie de l’Eglise. Ce fut pour nous une découverte inattendue quand, préparant « Jalons pour une théologie du laïcat », nous avons fait une enquête assez poussée dans les monuments de la Tradition. Il nous est apparu que le régime de vie de l’Eglise était un régime où la communauté devait coopérer aux décisions et aux actes de ceux qui, en elle, exercent l’autorité, au moins par son consentement. Elle devait même coopérer d’abord à la désignation de ses propres chefs. A l’inverse de ce qui se fait aujourd’hui, on considérait comme secondaire d’avoir le consentement de l’élu, mais comme nécessaire d’avoir l’accord du peuple. Ce large régime de consentement représente un aspect des choses qui a été passablement oublié par la suite au bénéfice d’un développement unilatéral de l’autorité et d’une conception trop étroitement juridique. Où se trouve-t-on aujourd’hui par rapport à l’état de choses qui s’exprime, par exemple, dans ce texte d’Hippolyte : « Qu’on ordonne comme évêque celui qui a été choisi par tout le peuple. Lorsqu’on aura prononcé son nom et qu’il aura été agréé par tous, le peuple se rassemblera avec le collège des prêtres et les évêques qui seront présents, le dimanche. Du consentement de tous, que ceux-ci imposent les mains… » Ce consentement, trois fois mentionné, signifie-t-il quelque chose ? A-t-il sa place dans la réalisation de l’Eglise-Peuple de Dieu et Corps du Christ ? Si les actions liturgiques ne sont la chose que du prêtre, on n’en a pas besoin. Mais si elles sont la chose de l’Eglise, le consentement est nécessaire. »

Enfin une dernière citation du même auteur (Page 402) concernant les deux principes pouvant être pris comme critères dans une restauration liturgique :

« Ces formes matérielles sont nombreuses et variées ; chaque époque, chaque culture peut et doit y ajouter celles qui conviennent à son génie et à ses ressources. Elles sont cependant limitées et l’on retrouve fatalement certaines constantes. Il existe des formes « religieuses » analogues dans toutes les religions. On ne peut guère éviter de les utiliser dans le christianisme. Mais le christianisme est autre chose qu’une religion parmi les autres : il consiste tout entier en la Personne de Jésus-Christ, centre et consommation de l’Histoire sainte, (…) Noël ne peut se dégrader en fête de l’enfance, Noël, c’est Jésus-Christ. Pâques est autre chose qu’une célébration du printemps, c’est la Résurrection du Seigneur crucifié. Dans notre célébration des saints, dans notre prédication des pèlerinages etc., il faut toujours veiller à ramener ce qui se loge là-dedans d’instinctivité « religieuse » ou de sens naturel du « sacré » au positif de la Foi, c’est-à-dire des faits de l’histoire du salut. C’est à cette condition que nous éviterons le « mythe », avec ses accompagnements faciles de superstition et de magie. (…) Le sacré est ce qu’il faut, dans l’authenticité de sa vie de communion avec Dieu par Jésus-Christ en l’Esprit Saint, « édifier » (au sens biblique, et non pas « pieusard » du mot). La critique des formes du culte, commencée par le mouvement liturgique et poursuivie par le Concile, doit être poussée plus loin encore. La part du sacré purement cérémonial, parfois d’origine séculière, est encore très excessive. Non qu’on doive la réduire à rien, nous l’avons assez montré, mais il faut encore l’alléger, la simplifier, la critiquer selon le critère de vraies significations « chrétiennes » et d’une intelligibilité réelle. Nous n’aurons jamais fini de devenir chrétiens, libres citoyens du peuple messianique en itinérance sur cette terre vers le Saint des Saints auquel, déjà, nous avons spirituellement accès ».

Nous n’avons cité que quelques auteurs français, mais un penseur liturgiste allemand tel que Karl Rahner s’inscrit dans la même lignée. Il est possible d’avoir un avant-goût de sa théologie et de son anthropologie liturgiques, en lisant un ouvrage très bien traduit en français par C. Muller, édité chez Mame : « L’homme au miroir de l’année chrétienne ». Sa méditation pour le premier Dimanche de l’Avent commence ainsi :

« Avec ce dimanche, nous entrons en Avent. L’Avent, la « venue », implique dans son vocable même l’idée d’avenir, si bien que le langage nous met déjà devant une étrange imbrication de présent et d’avenir, d’existence et de non-existence, de possession et d’attente ».

Nous retrouvons la même constatation traditionnelle et pourtant nouvelle pour l’homme issu du « stupide XIXe siècle », d’une cohabitation organique du passé, du présent et de l’avenir, dans la société divino-humaine qu’est l’Eglise. Le chrétien (en tant que membre du corps-Eglise) est un « futuriste traditionnel » ; il vit dans le présent, dans le réel sensible, en actualisant dans sa vie courante les fins premières et dernières. Ne prie-t-il pas : « Notre Père qui est au ciel » (origine éternelle) et « Notre pain du jour à venir, donne-le nous « aujourd’hui » (perspective eschatologique actualisée) ? C’est cette intemporalité, cette dimension acquise par l’homme « social » à l’intérieur de la communauté de l’Eglise, qui est méconnue d’une manière presque systématique par les réformateurs de la liturgie pratique. S’appuyant sur la notion « d’aggiornamento » (terme, il faut l’avouer, ambigu), on veut dire « au goût du jour ». On cherche les éléments jugés nécessaires à la rénovation du culte, dans une tranche très mince du temps, sans se préoccuper des couches profondes de conscience dans lesquelles s’est déposée la masse considérable de connaissances religieuses expérimentales, et d’habitudes de penser et d’agir pas du tout condamnables et supprimables en bloc, et sans se préoccuper des suites que l’introduction non réfléchie d’éléments puisés dans une tranche d’expérience aussi mince peut produire comme effets, car tout usage imposé inconsidérément devient, hélas, rapidement une habitude engendrant une pseudo-tradition.

Or ce sont les « constantes » défiant les caprices des « modes » successives que veut refléter la liturgie chrétienne. La science liturgique des vingt dernières années a rendu apparentes ces constantes qui déterminent avec assez de précision les exigences auxquelles doit répondre le culte chrétien aussi bien dans l’organisation de l’espace (temples) que dans celle du temps (cycles liturgiques et mode d’expression verbo-musicale), ainsi que dans la ligne de sa « pédagogie » (« édification de l’homme nouveau à la stature du Christ »). Ces constantes maintenant bien « révélées », tout en donnant des critères précis pour l’édification d’un culte vivant et traditionnel, c’est-à-dire valable sans réserve (comme certaines œuvres d’art) pour le passé, le présent et l’avenir perçus par une démarche intellectuelle et sensible comme un tout indissoluble, laissent une liberté suffisante dans le domaine de la création plastique, poétique et musicale. C’est précisément le respect de ces constantes qui peut présenter pour un artiste vrai une source d’inspiration volontairement maîtrisée et, par là, humainement sublime (cette pensée personnelle ne reflète pas nécessairement l’enseignement de l’Eglise).

Nous passons imperceptiblement dans le monde « orthodoxe », car ce monde, aussi bien dans les personnes de ses théologiens liturgistes que des praticiens de l’art liturgique et même dans les personnes des membres simplement participants comme fidèles à l’action liturgique, n’a jamais mis en doute la valeur des « constantes » représentant les bases mêmes du culte orthodoxe. D’autres dangers guettent ce monde : par exemple le fait de prendre pour constantes immuables des apports occasionnels devenus habitudes sacrées, ou encore la méfiance exagérée vis-à-vis de toute nouveauté non sanctionnée par une habitude et une « institution » ; enfin le refus presque systématique de toute réforme pratiquement appliquée, même si cette réforme a pour but de rénover, de ressusciter une tradition incontestable mais « pratiquement » oubliée. Le drame des « Vieux-Croyants » (ceux-ci prenaient volontiers l’appellation de « Zélateurs de la Vraie Piété ») qui secoua l’Eglise russe au milieu du XVIIe siècle en est la preuve historique. L’existence d’un quasi-schisme existant actuellement dans l’Eglise d’Hellade au sujet du « vieux calendrier » en est une autre.

Toutefois ce danger ne touche pas les nouvelles communautés formées de membres d’origine française, allemande, anglaise ou italienne, ayant adhéré à la foi orthodoxe par conviction personnelle et non pour des raisons d’ordre ethnique. Tel est en particulier le cas des communautés de l’Eglise catholique orthodoxe de France. Sans aucune réserve qui serait due aux atavismes ancestraux liant l’homme aux formes de la « religion de ses pères », ces communautés peuvent (nous n’affirmerons pas qu’elles le font suffisamment) appliquer directement à l’édification et à la pratique de leur culte les résultats des recherches des penseurs aussi bien protestants que catholiques que nous venons de citer – entre autres -, mais également et surtout les résultats des études de théologiens et liturgistes orthodoxes grecs, russes, serbes, bulgares, roumains… Trop peu de ces travaux, malheureusement, sont traduits en langue française. Ils peuvent toutefois bénéficier des travaux de la nouvelle couche de savants liturgistes orthodoxes français et allemands. Nous signalons ici, en plus des ouvrages édités par notre Institut Saint-Denys et des articles parus dans la présente revue, un livre sérieux du Prince Andronikoff qui vient de paraître cette année : « Le sens des fêtes » (Bibliothèque œcuménique – Le Cerf, 1970), pour lequel l’auteur prend comme exergue cette pensée du P. Cyprien Kern : « Le chœur de l’église est une chaire de théologie ». Dans son introduction, il expose d’une manière compréhensible et heureuse la théologie et l’anthropologie de la liturgie orthodoxe. Les termes qu’il emploie restent acceptables pour tous les lecteurs de notre « oekuméné », tout en gardant les accents particuliers et originaux de la doctrine orthodoxe russe (le Prince Andronikoff est l’un des plus dévoués disciples de Boulgakoff).

Enfin nous avons eu la chance de rencontrer deux études sérieuses et inspirées, écrites en russe malheureusement : « L’Eucharistie » par l’Archimandrite Cyprien Kern, ancien recteur de l’Institut Saint Serge aujourd’hui décédé. Ce livre, édité à Paris en 1947, est un peu vieilli, mais il contient des résultats de recherches toujours valables sur les origines et le sens des rites des Eglises russe et grecque. En particulier sont mis en évidence la forme de la Liturgie eucharistique du temps de Saint Jean Chrysostome[4] et le rapport assez éloigné de celle-ci avec le rite célébré de nos jours par les Eglises de l’Orient chalcédonien. Il est intéressant de noter que, dans son ouvrage, l’auteur précise avec franchise les déformations qui se sont introduites dans le culte orthodoxe surtout depuis leXVIIe siècle, et préconise avec compétence les corrections permettant de se débarrasser de ces déformations. Toutefois cette lucidité sur le plan scientifique s’estompe dès qu’il passe – dans les derniers chapitres – à la partie pratique de la célébration : son ton change, et toute atteinte aux habitudes devient « erreur de goût », « manque de tact » de la part de l’officiant. En ce qui concerne la possibilité d’une réforme envisagée « d’en haut », il n’en est même pas question. On mesure la distance qui nous sépare de 1947.

Le deuxième livre, peut-être plus remarquable – malheureusement écrit en russe – est : « Introduction à une théologie liturgique » (Paris, 1961) du Père Alexandre Schmemann, de l’Eglise orthodoxe autonome d’Amérique, pour lequel il prend comme exergue : « Toi (…) qui n’as cessé de tout faire jusqu’à ce que Tu nous aies élevé au ciel et nous aies fait don de Ton Royaume à venir… » (Préface de la Liturgie selon Saint Jean Chrysostome). Le Père Schmemann construit sa théologie d’une manière « dynamique », en suivant le développement des règles de célébration liturgique (« typikon ») à travers l’histoire de l’Eglise. Il met l’accent sur le « pourquoi », sur le but profond de l’institution de chaque règle. Les trois grandes couches de règles liturgiques sont nettement dégagées : celle de l’Eglise d’avant le IVe siècle (caractère eschatologique) ; celle des églises-cathédrales et paroissiales de la période post-constantinienne (amplification, développement des aspects dramatiques et solennels) ; et celle créée par les mouvements puis les institutions monarchiques (réaction ascétique, éléments pénitentiels et d’intériorisation individuelle). Il donne ensuite leur synthèse dans les typikon de Jérusalem et de Constantinople (« studion »). La majorité des questions concernant l’authenticité des caractères fondamentaux – parfois non explicités – des cultes actuels, se trouvent être éclairés. Sur ce fond se détachent alors avec netteté les déformations pas du tout évidentes à première vue. L’auteur indique leur genèse et poursuit avec rigueur leur développement historique. Son analyse reste consolante : elle montre que la majorité de ces « obscurcissements » sont dus à la « piété » liturgique des zélateurs de rubriques et des amateurs d’interprétations exclusivement allégoriques des actes liturgiques. Le contenu, le sens réel de ces règles le plus souvent ignoré et même parfois inconsciemment bafoué par ces mêmes zélateurs, se retrouve aisément dans les « règles » écrites parvenues à nos jours.

Il est intéressant de noter la parenté des vues du Père Schmemann sur certains détails de la liturgie, avec celles de Monseigneur Jean et de notre Ecole. L’application pratique de ses remarques conduirait à l’organisation d’un rite voisin de celui pratiqué dans nos paroisses. Il serait également intéressant de savoir quelle application pratique de ses recherches le Père Alexandre Schmemann pourrait apporter à la liturgie en anglais et – pourquoi pas ? – de rite occidental, dans les paroisses purement américaines de l’Eglise autonome d’Amérique… Le livre du Père Alexandre mérite d’être traduit en français et discuté par les jeunes théologiens orthodoxes d’Europe.

Récapitulons ce nouvel essai d’aperçu sur la théologie liturgique actuelle. Le monde occidental aussi bien catholique-romain que protestant, vit dans un climat de crise liturgique. La situation ne s’est pas encore améliorée depuis Vatican II. Toutefois cette crise se situe beaucoup plus sur le plan de la praxis que sur celui de la pensée. En effet, cette dernière a fait, durant les dernières années, de nouveaux progrès qui mettent à la disposition de tout homme de bonne volonté des matériaux d’excellente qualité permettant de construire une liturgie parfaitement adaptée à l’éducation (à l’auto-éducation) de l’homme actuel.

C’est le manque de courage, une sorte de capitulation, de lâcheté devant le « monde », qui est une des raisons de la crise dans le domaine de la praxis. Au lieu de chercher à se rééduquer en buvant aux sources vives maintenant mises à jour, on prend soi-même et par conséquent le « monde » – tels qu’ils apparaissent -, comme définitifs, comme valables sans retouches, et l’on tente « d’ajuster » à cette fiction passagère et peut-être maladive, les valeurs qu’on sait pourtant être bonnes et efficaces pour tous les temps. Une autre raison est l’ignorance des possibilités pratiques que nous offre l’exploitation sérieuse des matériaux mis à notre disposition par la science des vingt dernières années. On reste dans le climat d’une science ecclésiologique du XIXe siècle, et l’on s’étonne d’être submergé sans aucune résistance sérieuse, par des doctrines et des pratiques désuètes et complètement hétérogènes à la doctrine chrétienne.

Pour surmonter cette crise plus profonde qu’on veut le croire, un travail de longue haleine est nécessaire. Dans ce travail la participation de l’Eglise orthodoxe pourra occuper une place importante. En effet le monde orthodoxe, comme nous l’avons déjà signalé, n’est d’aucune façon tenté de céder à l’invasion d’éléments hétérogènes dans sa liturgie. On y a plutôt tendance à défendre la forme de son culte comme une sorte d’absolu. C’est une position certes excessive, mais dans la conjoncture actuelle du monde chrétien, elle peut être utile. Elle peut assurer l’évolution sans discontinuité – des formes liturgiques – périmées – des deux derniers siècles, vers des formes nouvelles inspirées par la résurrection de celles qui sont intemporelles et nous relient organiquement, par une sorte de tradition ininterrompue, directement au Fondateur de la chrétienté.

Mais pour ceci, il faudrait que les catholiques romains et les protestants se décident à étudier sérieusement l’Orthodoxie, non seulement telle qu’elle apparaît dans les écrits ou les manifestations officielles, mais aussi telle qu’elle se manifeste dans la vie liturgique des communautés. Cette recherche en profondeur indispensable est rendue possible par l’existence, dans les pays occidentaux, de nouvelles – et cependant traditionnelles – communautés orthodoxes formées de membres intégrés dans la vie et l’histoire même du pays et célébrant leur liturgie dans la langue de ce pays.

En ce qui nous concerne, nous les orthodoxes, pour que nous puissions jouer ce rôle d’intermédiaire dans le passage de formes périmées de la liturgie vers des formes renouvelées mais traditionnelles, nous devons – tout en maintenant notre amour ardent pour ces formes préservées jalousement à travers l’histoire – rendre cet amour plus exigeant, plus « critique », dirons-nous, afin de ne plus offrir à la table commune de la chrétienté, que des fruits authentiques, inaltérés par les flétrissures du temps.

[1]. Ed. Fayard.

[2]. On peut en dire autant d’autres communautés nouvelles, par exemple celles de l’Eglise catholique orthodoxe de France.

[3]. Expression heureuse de Michel Foucault. Cet auteur cite les jardins persans ou, en petit, le tapis de prière des musulmans, image du jardin.

[4]. Il est nécessaire de noter que le rite restauré de Saint Germain de Paris célébré dans l’Eglise catholique orthodoxe de France, se trouve beaucoup plus proche de cette forme initiale de la Liturgie de Saint Jean Chrysostome que, par exemple, le rite russe actuel.