PROPOS POUR L’EGLISE
Mgr Germain, évêque de Saint Denis
« Les princes des peuples s’unissent au Dieu d’Abraham, car ils sont à Dieu,
les puissants de la terre, le Dieu très haut et très digne de louange. » Ps 47, 9.
L’Eglise du Christ joue un rôle difficile au cours de l’histoire, celui d’un nouveau peuple élu. Son élection n’est pas la même que celle du peuple juif et elle n’annule pas cette dernière dont elle est la conséquence.
Comment envisager ces deux « élections ». Saint Athanase, évêque d’Alexandrie en Égypte, au IVe siècle, cherchait à exprimer l’essence du christianisme. Il trouva à cet effet la formule lapidaire, magnifique : « Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu » ! On peut le dire encore ainsi : « Le Verbe s’est fait chair pour que la chair devienne Verbe. »
Qui a permis à Dieu de devenir homme ? Sinon le peuple juif attaché par excellence, depuis Abraham jusqu’à Marie, à faire naître le Messie.
Et qui peut permettre à l’homme de devenir Dieu ? Sinon l’Église du Christ attachée par excellence, avec l’Esprit-Saint, à engendrer les hommes à la vie divine.
Le peuple d’Israël est élu pour faire venir Dieu chez les hommes, tandis que le Christ élit l’Église et envoie le deuxième Paraclet pour faire venir les hommes chez Dieu.
L’Église est ainsi formée de ces hommes appelés et qui aspirent à la vie divine. Ils y parviendront car le Verbe de Dieu, Jésus-Christ, né à la vie humaine, qui a vécu parmi les hommes, a ouvert la porte du Royaume des Cieux.
Les deux élections, celle du peuple juif, qui va permettre au Verbe de Dieu de s’adapter à l’humanité, et celle de l’Église, qui va permettre à l’Esprit-Saint d’adapter les hommes à Dieu, sont admirablement décrites par saint Irénée :
« …Cet Esprit (l’Esprit-Saint) est aussi descendu dans le Fils de Dieu devenu ‘Fils de l’homme’, s’habituant avec lui à habiter dans le genre humain, à se reposer parmi les hommes, à habiter dans l’œuvre modelée par Dieu, opérant en ces hommes la volonté du Père et les renouvelant de leur vétusté dans la nouveauté du Christ »1.
Et encore : «… (cet Esprit) est descendu sur les disciples à la Pentecôte car c’est Lui qui a le pouvoir sur toutes les nations pour les introduire à la vie et pour leur ouvrir le Nouveau Testament. C’est pourquoi, dans l’accord de toutes les langues, ils chantaient une hymne à Dieu, l’Esprit ramenant à l’unité les races éloignées et offrant au Père les prémices de toutes les nations. Telle est donc la raison pour laquelle le Seigneur, Lui aussi, nous a promis d’envoyer le Paraclet : c’est pour nous adapter à Dieu. »2.
L’Église est ici désignée et connue comme le rassemblement, opéré par l’Esprit de Dieu, de personnes de toutes les nations de l’univers, librement associées, spécifiques de chacune de ces nations, pour être adaptées à Dieu (déifiées) et pour entraîner à leur suite ces mêmes nations avec la totalité de leurs peuples.
Historiquement, le Christ a envoyé ses disciples au cœur des nations pour enseigner et baptiser. Il s’est alors formé, non pas une Église universaliste, mais desÉglises locales, chacune rassemblant sur un territoire limité un peuple donné et potentiellement baptisé avec sa culture, sa religion, sa civilisation…
Ces Églises, voulues et discernées par l’Esprit-Saint à travers les vicissitudes religieuses, politiques, sociales, locales des nations, sont travaillées, comme le dit saint Irénée, par les deux mains de Dieu, le Verbe et l’Esprit. Elles vivent sous l’action du Christ et sous l’action de l’Esprit, deux actions distinctes et conjointes : celle qui provient de l’adaptation de Dieu à l’homme et celle qui suscite l’adaptation de l’homme à Dieu.
Ces actions sont liturgiques en ce sens qu’elles qualifient l’être humain « et selon le Christ, et selon l’Esprit » (en esprit et en vérité). La liturgie du Christ et la liturgie du Saint-Esprit sont toutes les deux vécues et expérimentées dans les Églises.
La liturgie du Christ propose d’enseigner et de montrer aux hommes, dans leur lieu et dans leur histoire, dans le temps et dans l’espace, comment Dieu pense et de mettre en œuvre la rénovation de la nature humaine par la vie ecclésiale. En cela Dieu est « avec » l’humanité.
L’autre liturgie, la liturgie de l’Esprit, propose de modeler les personnalités ethniques, les nations, de les entraîner à des relations communes et réciproques et de les pousser, avec leurs moeurs et leurs conditionnements, ensemble, à expérimenter perpétuellement la sagesse divine qui vient communiquer sa propre vie à tous les hommes. Dans cette liturgie de l’Esprit qui « a puissance sur toutes les nations » (saint Irénée) les peuples expérimentent non pas une rénovation ni une réformation physique, psychique et spirituelle mais la pénétration par l’Esprit de leur vie existentielle là où ils se trouvent, pénétration qui suscite et définit leur identité et leur génie propre, qui les oblige à des relations et qui les adapte progressivement à la vie évangélique.
En cela les nations découvrent non seulement que Dieu est avec nous (le Christ a dit : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps ») mais que Dieu est « en » elles, plus elles-mêmes qu’elles-mêmes.
Les Églises sont ainsi le lieu de Dieu avec nous et le lieu de Dieu en nous, le lieu du Verbe fait chair et le lieu de Dieu dans la chair. Ceci fait de l’Église la jonction concrète de ce que l’on croit en marchant avec Dieu – le Christ – et de ceux en qui Dieu croit, qui sont désignés, discernés par l’Esprit pour introduire les différents génies humains (« la gloire et l’honneur des rois des nations de la terre », dit l’Apocalypse) dans l’intimité divine, bibliquement nommée la Jérusalem céleste.
La première action, pour employer le langage contemporain, est structurante. Elle institue l’Église, elle la fonde. La deuxième action est libératrice. Elle délivre du régime des autorités (toutes) pour installer l’histoire et le cœur des hommes en Dieu. Elle épanouit l’Église. Selon un autre langage, la deuxième action fait de l’Église l’épouse du Christ, enceinte de ses œuvres et engendrant les hommes à la vie de Dieu. La première action est le service du Christ, la deuxième le service du Saint-Esprit.
Deux mille ans de christianisme ont appris aux Églises à marcher avec Dieu, avec le Christ, à garder ses commandements, à dégager progressivement le monde de l’emprise sans avenir du siècle (possession, jouissance, domination), à expérimenter le sacrement de la mort et de la résurrection, à initier quelques-uns à l’amour de Dieu pour les hommes. Les défaillances des Églises n’ont pas empêché le Christ toujours présent de se donner aux hommes (par exemple par les sacrements), d’admirer leur foi, de fustiger leurs perversions, de guérir les malades, de maintenir l’élue – l’Église – tournée vers le haut et d’opérer en ses disciples la volonté du Père : s’aimer les uns les autres.
Pendant ces mêmes temps, l’œuvre spécifique du Saint-Esprit – l’adaptation des hommes à la vie
divine – a connu et connaît toujours une carrière plus faible et plus lente que l’œuvre du Christ. L’Église, particulièrement en Occident européen, n’a pas vraiment entrepris de « baptiser les nations » en plus de baptiser les individus.
Et qu’est-ce que le baptême des nations ? Les aider à assumer leur propre identité, leurs cadres physiques, psychiques, spirituels, religieux, et à expérimenter en même temps la présence de l’Esprit de Dieu. Cette présence, celle de Dieu en nous, sauvegarde la réalité des peuples, écarte leur dissolution dans une culture et une civilisation uniformes, tout en les dirigeant vers la civilisation divine (l’unité de la Trinité ou l’union de ceux qui sont distincts).
Le primat accordé par l’Église à l’œuvre du Christ dans le monde par rapport à l’œuvre de l’Esprit fut sans doute nécessaire pour permettre de semer d’abord les graines de la puissance évangélique avant d’en espérer les fruits. Ce fut également nécessaire pour laisser l’Esprit de Dieu, qui pénètre au cœur des cultures et des civilisations, de différencier les nations de l’univers.
Une loi de l’histoire des peuples, après les crises de civilisation et après les guerres, se vérifie maintenant en ce début de XXIe siècle : les peuples, tous aimés de Dieu, tous discernés par l’Esprit, doivent être libérés par la vérité, par la prière et par la vie. Dieu prépare alors les conditionnements de cette libération. Il projette les Églises des nations, celles qui se sont formées au sein des peuples durant les périodes successives de l’histoire, dans tous les territoires. Et ces Églises se côtoient, se rencontrent et vivent maintenant partout dans l’univers sur un même territoire.
Alors tous ceux qui forment ces Églises, tous ceux qui ont marché avec le Christ, se questionnent maintenant sur le chemin à prendre pour introduire les nations, telles que l’Esprit qui vit en elles les a suscitées, dans la mentalité et l’expérience libératrice du Nouveau Testament.
Cette question est précisée dans le Symbole de Nicée comme la tâche chrétienne de notre temps. Après avoir proclamé en effet « l’Église une, sainte, catholique et apostolique » le Symbole de Nicée dit : « Je crois en un seul baptême pour la rémission des péchés… » L’Église a été la grande question chrétienne entre le XVIe et le XXe siècle. Il s’agit maintenant de joindre «l’Esprit-Saint et l’Église» pour baptiser les peuples.
Toute Église qui voit clairement ce rôle et qui commence sa réalisation prépare le deuxième Avènement du Christ et la Jérusalem céleste où Dieu sera tout en tous.
1. Saint Irénée, Contre les hérésies, ch. 3, p. 303, éd. Sources chrétiennes.
2. Saint Irénée, Contre les hérésies, ch. 3, p. 305, éd. Sources chrétiennes.