Père Matta el Maskîne (Matthieu-le-Pauvre)
père spirituel du Monastère de Saint-Macaire Wadi-el-Natroun, Égypte
Présence Orthodoxe n° 154 – 3 – 2008
L’intégralité de cet article est parue dans le n° 48 de la revue Spiritualité Orientale. Nous en avions reproduit un extrait dans le n° 103 de notre revue Présence Orthodoxe avec l’aimable autorisation de l’Éditeur, en l’assurant de notre gratitude.
Père saint, toi qui as glorifié ton Fils Jésus, et lui as conféré pouvoir sur toute chair, afin qu’il donne la vie éternelle à tous ceux qui ont cru en lui comme Dieu etSauveur, nous te rendons grâce de ce que tu nous as accordé, à nous les hommes, de saisir la profondeur de l’union consubstantielle entre toi, ton Fils et ton Esprit-Saint à laquelle tu nous as appelés par la prière que ton Fils a élevée vers toi : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ». (Jn 17, 21) En vérité, nous croyons que cette unité à laquelle tu nous as conviés est nécessaire pour rendre témoignage du mystère de ton œuvre dans la nature humaine, nature encline à la décomposition et à la désintégration en raison du péché et de l’égoïsme. De même, cette unité est nécessaire pour que le monde croie qu’il n’y a d’autre espoir qu’en la personne de Jésus-Christ ton bien-aimé, que tu as envoyé pour unir les « célestes » aux « terrestres », le peuple aux nations, l’âme au corps. Nous confessons que la venue de ton Fils en nos cœurs – « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi » (Éph 3, 17) – crée nécessairement en nous une attirance spontanée et irrésistible vers l’unité : « moi en eux, et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un, et que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jn 17, 23). Par conséquent, toute opposition de notre part à la perfection de l’unité en toi, unité que tu as demandée pour nous, est une faiblesse dans notre foi et un manque dans notre charité. Ces imperfections nous font placer les controverses idéologiques, politiques et raciales au-dessus des exigences de l’esprit, de la foi et de la charité, et étouffent la voix du Christ en nos cœurs, pour satisfaire le monde et les hommes. Père saint, glorifie ton Fils dans la vie de ton Église ; afin que l’Église te glorifie et glorifie aussi ton Fils, lorsque tous se libéreront de tout ce qui entrave l’unité et empêche la charité. Ne permets pas, Seigneur, que la Communauté succombe et tente d’enlever le péché par le péché, de soigner le mal par un autre mal, ne permets pas que l’unité soit recherchée au moyen de controverses idéologiques, la charité confondue avec la politique, et les coalitions raciales considérées comme force spirituelle.
L’unité chrétienne
Parce que le chrétien recherche Dieu, il recherche l’unité ; il la ressent présente en son âme dans la mesure où il y ressent la présence de chrétienne est donc par excellence une exigence de la foi ; nous la recherchons parce qu’elle nous sollicite au plus profond de nous-mêmes. Cependant, tous n’ont pas le même sens de Dieu, et ils ne considèrent pas l’unité sous le même angle : chez les hommes l’unité se dilate ou se rétrécit dans la mesure où leurs cœurs sont en relation avec Dieu. D’aucuns ne la ressentent pas du tout ; d’autres même la renient : c’est une épreuve de la foi.
Dans son essence l’unité est engendrée par la maturité de la foi et par un trop-plein spirituel qui déborde les barrières de la haine, les divergences de la pensée, les dissensions de l’âme, les artifices de l’intelligence et les préoccupations de la chair. Recherchée au niveau de Dieu, l’unité des hommes est un idéal qui dépasse les forces humaines. Elle surgit par contre comme une nécessité, comme une conséquence inévitable et directe de l’union de l’homme à Dieu. Ceci est une loi spirituelle bien connue, qui se base tant sur l’expérience pratique que sur le témoignage réitéré de l’Écriture ; le premier des commandements dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit (ta pensée) », et le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». (Mt 22/3739). L’Écriture affirme ici que le second commandement découle du premier. C’est de lui qu’il procède. Le second sans le premier n’aurait aucune valeur, il serait même proche du péché. Donc, l’insistance que l’on met à demander l’unité à l’époque actuelle, alors que les diverses Églises se plaignent de l’effondrement de la foi dans les cœurs des pasteurs et des fidèles, de la débilité de la vie spirituelle, et du refus des jeunes de consacrer leur vie au Seigneur, nous amène à nous demander : quels seraient donc les motifs pour lesquels l’insistance sur l’unité a pris cette forme envahissante ? S’il y avait eu vraiment une renaissance spirituelle, un zèle ardent pour la foi, l’unité aurait pris la forme d’un retour collectif et personnel vers Dieu, d’un mouvement impétueux de conversion, de repentir et de contrition, comme il arrivait toujours au peuple de Dieu après une période de tiédeur ou d’égarement. Mais tant d’insistance sur la recherche de l’unité, alors que nous nous trouvons dans une telle tiédeur et dans une défaillance si manifeste, alors que dans la pratique nous sommes ouvertement séparés de Dieu et loin de lui, amène cette interrogation accusatrice : d’où vient un tel enthousiasme ?
· L’homme à l’origine provient d’un être unique : Adam. Il est donc normal qu’il y ait en l’homme une tendance instinctive à la sympathie naturelle, tendance nourrie inconsciemment par l’affectivité.
· Par ailleurs, les hommes habitent un même monde, et parfois leurs intérêts concordent, parfois ils s’opposent violemment jusqu’à atteindre l’autre dans son existence et dans sa vie ; ainsi s’est formée chez l’homme une autre tendance, celle à se coaliser pour faire face aux facteurs contraires ; l’homme s’y unit contre l’homme.
L’unité basée sur la tendance affective
Il serait extrêmement grave de se méprendre sur l’affectivité et de la laisser s’introduire dans notre recherche de l’unité chrétienne et l’en imprégner. L’unitédoit être recherchée par l’esprit sans aucune ingérence de la chair ou de l’affectivité. « Ce qui est né de la chair est chair. ce qui est né de l’Esprit est esprit ». (Jn 3, 6). La satisfaction de l’affectivité, même quand elle semble juste et belle surtout en spiritualité, est cependant incapable de répondre aux exigences de la vérité, car la vérité, en définitive, annule l’affectivité : « Ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu » (Ro 8, 8). Ainsi donc, quand elle paraît s’accorder avec l’esprit au début du chemin menant à la vérité, elle représente néanmoins un danger qui peut contrarier la montée de l’homme vers la vérité et même l’en détourner. Sans qu’on en soit conscient, l’affectivité œuvre au profit de la chair, même si elle se soumet à l’esprit, ce n’est là qu’un artifice pour en emprunter les valeurs et les exploiter au profit de la gloire du moi.
Si l’unité des hommes – même sous des dehors spirituels – se base sur l’affectivité, elle ne peut servir que la gloire de l’homme, l’exaltation du moi humain ; Dieu en devient, au passage, comme une valeur surajoutée à l’homme. Les délibérations et négociations se transforment alors en une sorte de tentative sérieuse pour retrouver une langue commune pouvant servir au dialogue entre « les hommes de Babel », afin de reprendre la construction de la tour céleste. Le moi est en effet la source de la division qui règne dans le monde entier et, d’une façon spéciale, dans l’Église. Dieu demande l’unité des hommes de façon à en être, lui, la tête :« Qu’ils soient un en nous ». (Jn 17, 21) L’unité divine des hommes équivaut donc à ce que l’homme se dépouille de son moi individuel et collectif.
L’affectivité est la forme la plus trompeuse du moi car elle est la plus proche de l’esprit.
Que mon affectivité me trompe ou qu’elle trompe l’autre partie qui désire s’unir à moi par amour propre, c’est tout un ; car je peux renoncer au moi pour qu’un autre soit exalté et non pas Dieu ; mon renoncement ne serait alors qu’illusion, car j’aurais dû renoncer d’abord définitivement au moi et à tous mes sentiments devant Dieu, avant d’essayer de m’unir aux autres ; j’aurais dû, selon l’ordre de succession enseigné par l’Écriture, avoir aimé Dieu « de tout mon cœur de toute mon âme et de tout mon esprit (pensée) » afin de pouvoir aimer les autres d’un amour unifiant qui ne nuise ni à moi-même ni à eux. L’union n’est pas unecondescendance affective mais plutôt une ascension exempte de sentiments personnels égotiques ; ascension que l’on n’opère pas à partir du moi, c’est une attirance plus qu’un effort, pour nous rencontrer auprès de Dieu et non auprès de nous-mêmes : « Nul ne peut venir à moi si le Père ne l’attire ». (Jn 6, 44)
Or la voie de l’union à Dieu n’est pas une voie à sens unique qui se termine auprès de Dieu, et c’est tout. Non, au retour, elle ramène vers le prochain, versl’étranger, vers l’ennemi, et vers toute la création ; car celui qui s’unit à Dieu s’engage par le fait même à considérer comment il s’unira à tous et il ne prend de repos que ne soit accomplie cette union. Or cette voie qui mène à Dieu et en revient se trouve dans le cœur de l’homme.
Si donc l’unité chrétienne n’est pas encore réalisée maintenant c’est :
– parce que l’homme la recherche avant d’abandonner tout son cœur, toute son âme et tout son esprit à Dieu,
– parce qu’il la recherche hors de lui-même, c’est-à-dire qu’il cherche à la réaliser de manière objective et non pas intérieure.
Rechercher l’unité avant de parvenir à état de complet abandon du cœur, de l’âme et de l’esprit à Dieu, c’est aboutir, soit à un conflit affectif, chacun recherchant l’unité pour soi, soit à une illusion intellectuelle en demandant l’unité pour elle-même comme l’exigence nécessaire d’une foi conséquente. Or l’intelligence, ne l’oublions pas, est une force que l’affectivité exploite tant que l’homme n’est pas parvenu à l’état d’abandon total à Dieu. Rechercher l’unité hors de soi, c’est s’égarer dans le domaine de l’objectif et des spéculations. Or le domaine objectif occasionne toujours l’opposition des points de vue et d’insolubles désaccords : on le considère sous des angles différents, car chacun a sa propre optique qui lui paraît la seule vraie alors que pour les autres elle ne l’est pas du tout. L’unité n’est pas un « objet » qui puisse être examiné du dehors seulement de façon théorique, l’unité est initialement une réalité divine et, par conséquent, une vérité ; or la vérité divine n’a pas d’angles changeants ni « l’ombre d’une variation ». (Jc 1, 17) Elle est vue par tous en sa totalité, en une seule fois, car elle est simple. On ne peut la voir hors de Dieu ou sans lui, car qui voit les attributs de Dieu voit nécessairement Dieu : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 3). De même Dieu dit : « Je ferai passer devant toi ma splendeur » (Ex 33/19), et à cause de cela on a pu dire que « Moïse vit Dieu face à face » (Ex 33, 11), bien qu’il n’ait vu que la splendeur de Dieu. Lorsque Dieu habite le cœur de l’homme et s’y manifeste, le cœur se remplit des attributs de Dieu et saisit l’unité en sa profondeur et en sa vérité. L’unité est un des désirs de Dieu que le Christ nous a révélés : « Qu’ils soient un en nous ». (Jn 17, 21) C’est donc par le cœur qu’on la recherche et en lui qu’on la contemple, si toutefois le Christ est effectivement dans le cœur : « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi » (Éph 3, 17). L’unité est recherchée actuellement en tous les domaines, comme une réalisation objective qui préparerait l’union de tous en Dieu. Ceci n’est qu’une illusion ; l’unité ne peut être séparée de Dieu « provisoirement » pour être un moyen d’accès à Dieu. L’unité deviendra une réalité vraie lorsque tous seront en Dieu.
La recherche de l’unité est confiée actuellement à une méthode rationnelle exposée aux remous du sentiment ; c’est une forme spiritualisée de la recherche scientifique. Or l’unité n’est pas une science, elle n’est pas soumise au processus de la connaissance basée sur la distinction entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal. L’unité est une vérité ; or la vérité se communique par inspiration, et l’inspiration se fixe d’abord dans le cœur, ensuite dans la pensée : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous parlait (…) ? Leurs yeux s’ouvrirent et. ils le reconnurent » (Lc 24, 31-32). Cet ordre de succession apparaît encore plus clairement dans l’épître aux Hébreux : « Telle est l’alliance que je contracterai avec eux après ces jours-là, dit le Seigneur, je mettrai mes lois dans leur cœur et je les graverai dans leur pensée » (He 10, 16).
L’inspiration ne néglige jamais l’intelligence, mais l’intelligence néglige toujours l’inspiration. Nous ne voulons pas négliger la recherche de l’unité au plan rationnel, car la raison fait voir aux hommes leurs fautes et les corrige ; c’est là sa fonction et sa compétence basées sur l’analyse mais « utiles pour peu » (1Th 4, 8). L’unité par contre est l’œuvre de l’âme par la synthèse, et le rassemblement de ses forces. Ceci est du ressort de l’esprit. L’esprit remet et pardonne, il aime et unifie. L’unité dépasse les capacités de la raison. Tout ce que pourrait faire la raison serait de la comprendre une fois réalisée ; mais elle ne saurait saisir au préalable le « comment » de sa réalisation : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer » (Lc 17, 20).
Que des hommes se réunissent en telle ville, à tel endroit, puis en tel autre, à l’autre bout du monde, c’est une chose bonne. Cela prépare en vérité l’avènement de Dieu, à condition toutefois que cela se fonde sur la disposition de chacun à accueillir la présence divine et que ce ne soit pas simplement un rassemblement de la communauté. Si nous désirons une unité vraie, nous devons la demander et la rechercher en Dieu, en sa présence et non pas comme un objectif théorique séparé de Dieu, aussi théologique qu’il puisse être en apparence. En la présence de Dieu, la pensée de 1 ‘homme se met en attitude de réponse à la présence divine et non pas de proposition. Cette attitude de réponse provient de réactions du cœur plus fortes et plus violentes, qui font écho à l’inspiration, compagne nécessaire de la présence divine. C’est donc par le cœur qu’on recherche l’unité, en lui on la discerne à travers l’avènement de Dieu et en sa présence.
L’unité sans la présence divine n’est pas plus qu’une idée, un objet ou des vœux, mais en la présence de Dieu l’unité devient réelle et visible, débordante et vécue, de sorte que beaucoup déjà la vivent. Lorsque le Christ se rend présent au milieu de la communauté en conflit, la controverse doit cesser et chacun doit commencer à emplir ses yeux et son cœur de l’unité vraie, et préparer son être tout entier à recevoir l’unité et à la donner. Toute question posée à propos de l’unité au plan de la théologie objective et qui ne trouve pas de solution est justement une preuve suffisante que le Seigneur n’est pas présent au milieu de l’assemblée. Or l’absence du Seigneur oblige nécessairement à remettre en question le but de la réunion, la méthode de la recherche et les intentions des participants. II est certain que si nous nous libérons du moi individuel et du moi ecclésial tant au niveau du conscient que du subconscient, l’unité deviendra incontestablement une réalité.
Du moi, avec toutes ses particularités traditionnelles, idéologiques, canoniques et sacrées, on ne peut se libérer ; l’individu est incapable, quel que soit son pouvoir sur lui-même, de s’en détacher. Représenterait-il même l’Église à laquelle il appartient, il serait encore incapable de se désister du moi de cette Église qui est la sienne. Mais lorsque, en vérité, le Seigneur sera effectivement présent, alors se dissipera toute autonomie humaine et le Christ deviendra le « moi de tous » ! Ainsi l’homme n’aura pas fait de concession à son frère, ni les Églises ne se seront fait des concessions mutuelles, mais tous auront tout remis à Dieu. de même que toutes choses devront nécessairement se soumettre à lui à la fin des temps : « Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1Co 15, 28).
Le problème de l’unité est, de manière tranchée et décisive, celui de la présence du Seigneur, car c’est par cette présence que s’accomplira l’unité à un niveau divin et que prendront fin les séparations. Seul le Seigneur peut « des deux faire un seul peuple » et « détruire la barrière qui les séparait » (Éph 2, 14).
Ce problème comporte deux éléments : l’unité et la destruction des barrières. Ceci correspond au double commandement : d’abord : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », ensuite : « Tu aimeras ton prochain ». La logique humaine voudrait d’abord détruire les barrières pour accomplir l’unité, tandis que la logique de Dieu, exprimée au second chapitre de l’épître aux Éphésiens que l’on vient de citer, exige que l’unité s’accomplisse d’abord afin que tombent les barrières. C’est ce malentendu qui existe actuellement dans les réunions pour promouvoir l’unité chrétienne. La nécessité s’impose de remettre en question la formulation duproblème de l’unité afin qu’elle devienne selon Dieu.
L’unité basée sur la tendance à la coalition
L’unité est l’union de l’un dans l’autre pour mettre fin à la multitude ; dans son apparence l’unité est donc une faiblesse, mais en son essence elle est une forceimmense, indivisible comme Dieu.
Autre est la coalition ; elle consiste à assembler l’un avec l’autre pour qu’ils deviennent une multitude ;,dans son apparence, la coalition est donc une tendanceà la force ou à la domination, mais en son essence elle est une faiblesse, le comble de la faiblesse car elle porte en elle-même les principes de l’impuissance et de la crainte. Il est dangereux pour l’unité d’être promue par l’instinct de coalition, aussi bien de la part du faible pour se renforcer que de la part du fort pour augmenter son pouvoir ; car ce serait alors une simple lutte pour conserver la vie d’ici-bas, et ce serait incompatible avec les principes de la vie chrétienne : « Ne craignez rien deceux qui tuent le corps » (Lc 12, 4). La force dans la vie chrétienne ne provient ni de la multitude, ni de la coalition, mais de l’union à Dieu : « Dieu est là, qui opère envous à la fois le vouloir et l’opération même » (Ph 2, 13). Proposer l’unité chrétienne à une Église faible, exposée à l’injustice, à la persécution ou à la pauvreté, c’est la soumettre à une dangereuse tentation : c’est raviver en son subconscient l’instinct de coalition pour faire face au danger qui la tourmente. Il devient alors extrêmement difficile pour cette Église de distinguer entre l’unité divine telle que Dieu l’exige et une union de multitude telle que l’exige l’instinct de conservation. C’est pour cela que proposer l’unité chrétienne à une Église exposée aux conditions adverses représente pour sa conscience une épreuve mille fois plus dure que la persécution dont elle souffre.
Pour que cette Église – opprimée par la persécution – choisisse l’unité chrétienne d’un choix libre qui ne soit pas une évasion de l’amère réalité quotidienne, elle devrait jouir d’un discernement éclairé, de prudence, de sacrifice et d’abandon total à Dieu. Bien plus, tout cela ne suffirait pas si, avant d’examiner les possibilités d’union, elle n’était arrivée à accepter l’amère réalité quotidienne au point d’être disposée à y persévérer de plein gré jusqu’au dernier souffle de ses fidèles. Dès lors, l’aspiration à l’unité et ses mobiles seront vraiment suscités par la condition divine de cette Église, et ils proviendront de Dieu lui-même qui l’inspirera, au lieu d’être suscités par les circonstances amères où se trouve cette Église, et de provenir de l’instinct d’opposition aux conditions adverses. Pour que soit assuré aux Églises faibles et persécutées un sens exact de la notion d’unité chrétienne, dans leur comportement au cours de l’histoire et dans leurs frictions avec la réalité temporelle, et pour que s’éveille en elles la conscience divine, il est de première nécessité qu’elles conçoivent l’unité chrétienne comme un état de « faiblesse divine face au monde », comme leur Maître qui livra sa force infinie pour être crucifié par quiconque le voulait et de la façon qu’il voulait. Le Christ désirant nous révéler pour ainsi dire « la force de sa faiblesse » y fit allusion devant ses disciples, au moment même de son épreuve et bien qu’il fût soumis aux conditions les plus terribles qu’un homme démuni puisse affronter : « Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? »(Mt 26, 53). Qu’est-ce qui empêchait le Seigneur d’avoir un pareil cortège ? Être crucifié entouré de douze légions d’anges, était-ce possible ?
Derrière le cortège de l’unité chrétienne se cache un danger humain, qui, si l’on peut dire, menace la faiblesse de l’unité. L’unité des églises chrétiennes donne l’illusion aux esprits faibles de garantir aux chrétiens une situation de force temporelle, alors que la faiblesse temporelle de l’Église est ce qu’elle possède de plus précieux ; c’est sa fierté et sa force car c’est une faiblesse divine et, comme dit l’apôtre Paul : « Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (1 Co 1, 25). L’Église qui a une puissance temporelle ne peut être contrainte à la crucifixion forcée car l’homme ne peut être crucifié que par faiblesse, comme le Maître de tous, qui « a été crucifié en raison de sa faiblesse » (2Co 13, 4).
Pour les Églises considérées comme temporellement puissantes ou pour celles qui sont soutenues par les puissances du monde, la perspective de l’unité chrétienne représente une tentation, celle de tomber dans un complexe de supériorité en se donnant une attitude de libérateur. Tel a pu être le sentiment de Pilate, tandis qu’il siégeait à son tribunal en ayant devant lui le Seigneur enchaîné et revêtu du manteau infamant : « Tu ne veux pas me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher ? » (Jn 19, 10).
Que quelqu’un descende de la croix ne prouve en rien qu’il soit « Fils de Dieu ». Qui croit pouvoir faire descendre un autre de la croix prouve assurément qu’il ne comprend pas la volonté du Père. La faiblesse temporelle accompagne nécessairement la croix ; or la croix est essentielle à notre vie. La croix est « la force de Dieu pour le salut » (Ro 1, 16), et « elle se déploie dans la faiblesse » (2Co 12, 9).
De plein gré, nous demandons la faiblesse et nous la supportons sans crainte quand elle nous atteint, car à la faiblesse est toujours attachée une grâce : « Ma grâce te suffit car ma puissance se déploie dans la faiblesse » (2Co 12, 9). Avant la crucifixion, le Seigneur lui-même mit en pratique cette répression de l’instinct de coalition. Comme toutes ses actions, il la vécut d’une manière à la fois volontaire et involontaire : « Alors les disciples l’abandonnèrent tous et s ‘enfuirent » (Mt26/56) « Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là partir » (Jn 18, 8).
La force, le Seigneur s’en est moqué lorsqu’il dit à ses disciples « Vendez vos manteaux et achetez un glaive » (Lc 22, 36).
La force dépouille l’homme du pouvoir de l’Esprit. L’on ne peut à la fois revêtir le Christ et revêtir le monde. Lorsque Pierre décida de porter le glaive et d’employer la force, il se dépouilla de la grâce et il renia avec sa langue Celui même qu’il voulait défendre par le glaive. Car lorsque Pierre prit le glaive avec l’intention de tuer, l’Esprit le quitta, le démon l’envahit et le frappa par le glaive du reniement et du blasphème.
Ainsi s’accomplit la parole du Seigneur : « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive » (Mt 26, 52). Le Seigneur n’indiquait par là que le périlspirituel, au sujet duquel il avait déjà dit : « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne périsse pas » (Lc 22, 32).
Si l’unité chrétienne s’allie à l’idée de force temporelle, même si ce n’est que pour assurer les intérêts des faibles, ou si elle paraît utile pour faire pression sur les brebis égarées, elle perd tout de suite sa valeur divine, elle n’est plus alors qu’un ensemble de coalitions vouées à la désintégration puis à la disparition comme toute entreprise temporelle édifiée par l’homme.
Nous voulons et nous demandons à Dieu pour les Églises une unité divine dans son apparence et dans son essence – une unité qui déborde le temps.