Le Carême

LE CARÊME

EUGRAPH KOVALEVSKY

Mgr Jean, évêque de Saint Denis

AVANT-PROPOS

Le cœur liturgique d’un chrétien est tendu, chaque année, vers la célébration de la Pâque du Seigneur. Durant la Sainte Semaine, chacun renonce à sa biographie d’individu pour s’identifier avec l’Homme parfait. On meurt et on ressuscite avec Lui.

Ces Sept jours durant lesquels on peut vivre ainsi le destin unique de l’humanité, avec le Fils de l’Homme, sont préparés par le Carême. Comme le peuple des Hébreux au désert pendant quarante années avant le passage du Jourdain, comme le Christ lui-même au désert pendant quarante jours avant de passer à sa prédication publique, de même le chrétien se donne quarante jours pour inaugurer sa pâque liturgique annuelle et pour en devenir capable.

L’esprit et la vérité de cette Quarantaine sont présentés par l’évêque Jean dans ce livre. Celui qui se nourrira de ces textes liturgiques, homilétiques et exégétiques comprendra la détermination de l’univers et la volonté de Dieu. Et celui-là verra se préciser quelques réponses exactes à la question :

«Pourquoi vivre et pourquoi mourir ?»

GERMAIN
évêque de Saint-Denis

PRÉFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION

La première édition de cet ouvrage étant en voie d’épuisement, celui-ci risquait de devenir à bref délai indisponible. Accepter que soit tarie cette source de tant de richesses spirituelles – ceux qui en ont déjà bénéficié sont unanimes à rendre grâce pour leur valeur inappréciable – était chose inconcevable. Il fallait donc procéder à une réédition. Réédition ou nouvelle édition ? La question s’est posée à l’équipe en charge de ce travail, et elle a opté en faveur de la deuxième formule, pour les raisons que voici.

Ajoutons que l’homélie figurant page 90 de la première édition et intitulée «La Porte de la Quadragésime» n’était pas à sa juste place. Celle-ci se situe à la Quinquagésime, comme il ressort du début du deuxième alinéa.

Enfin, du vivant de l’évêque Jean, avaient été publiés trois recueils d’homélies, parmi lesquelles trois homélies de Carême, omises dans la première édition du présent ouvrage. Nous les avons donc incluses dans la seconde, malheureusement sans donner leur date, qui n’est pas indiquée dans les recueils en question.

Et puisqu’il fallait donc confectionner une nouvelle édition, nous avons signalé, pour chaque dimanche, les références des lectures du jour (Ancien Testament, épître, évangile), de façon que le lecteur puisse s’y reporter sans avoir à les chercher dans le calendrier liturgique, et qu’il comprenne ainsi pleinement les commentaires, souvent explicites, mais parfois aussi allusifs, de l’évêque Jean. Nous recommandons d’ailleurs vivement à ce lecteur de lire les textes sacrés du jour avant l’homélie, de façon à rétablir la séquence logique qui est celle de la liturgie. Ce n’est que dans cette perspective que cette homélie prend tout son sens.

Nous avons de même donné les références des citations explicites ou implicites de l’Écriture dont l’évêque Jean émaillait constamment son propos.

Telles sont les principales différences qui existent entre la première et la deuxième édition, et dont nous avions le devoir de rendre compte. Rien n’a été changé par goût du changement, mais uniquement par nécessité.

Il m’est agréable, avant de terminer, d’exprimer ma vive reconnaissance au P. Guy Barrandon, au P. Jean-Louis Guillaud, au P. Paul Gruber, au diacre Vincent Tanazacq et à M. Jean-Marc Demichel pour leurs conseils avisés, leur relecture minutieuse des textes et leur aide irremplaçable.

Pour l’Association Eugraph Kovalevsky
prêtre Jean-François Var

«Nous devons prévenir le lecteur que les sermons ou conférences que nous présentons sont dispersés dans le temps. Nombre de textes ont disparu. Nous le regrettons, nous avons fait ce qu’il était possible pour rassembler quelques rayons de ce Père de l’Église».

Vincent Bourne

LETTRES PASTORALES SUR LE CAREME
Cultivons la charité envers tous

Nous entrons dans la Sainte Quarantaine, temps salutaire de purification et de pénitence. Nous demandons au clergé et aux fidèles de notre Eglise de profiter de cette période pour scruter nos consciences, nous confesser, observer l’abstinence selon les possibilités, entreprendre la lutte contre la dispersion de l’esprit, le découragement de l’âme et toute forme de vanité. Parlons le moins possible, préférons le silence, entrons en nous-mêmes, recherchons la pureté du cœur, fixant notre regard vers le temple intérieur. En nous attachant avec force à la vertu et au sentiment d’humilité, considérons- nous, chacun en particulier, comme le dernier de tous, indigne par rapport aux autres ; avec patience supportons les opprobres ; cultivons la charité envers tous et écartons de notre cœur tout ce qui peut diminuer l’amour pour le prochain.

Supplions Dieu de nous donner de discerner nos péchés, de ne pas voir les défaillances des autres et de ne juger personne afin d’obtenir son pardon. Que l’Esprit-Saint renouvelle notre esprit, comme Il renouvelle la nature chaque printemps ! Si nous éprouvons quelque animosité à l’égard de nos frères, demandons Lui de toute notre âme de nous pardonner.

Nous aussi, nous vous demandons pardon si nous vous avons offensés, et nous implorons sur vous tous la bénédiction divine.

Jean, évêque de Saint-Denis

Le printemps de notre âme

Le Carême est la grande période de pénitence, le printemps de notre âme, le renouveau de notre vie. La pénitence est totalement opposée au sentiment de scrupule, au complexe de culpabilité, à l’autocritique mélangée d’autodéfense qui trouble notre sommeil et paralyse notre esprit.

La pénitence est vivifiante et fertile ; la fausse pénitence – complexe ou scrupule – est stérile, destructive et nous enchaîne.

Où réside la différence ? La pénitence se place en face de Dieu, les complexes en face de notre personne. Le pénitent prie : «Seigneur aie pitié de moi !», le complexé gémit : «Comment ai-je pu faire ceci ou cela !» La pénitence, c’est l’amour de Dieu, la culpabilité, c’est l’amour-propre. Le pénitent s’élance vers Dieu miséricordieux et plein de bonté, il aspire au pardon et non à la justification.

La pénitence s’alimente de l’amour divin blessé. L’homme qui se sent coupable se souvient de Dieu, mais comme d’un Dieu qui pardonne difficilement ; inquiet, il refuse le pardon gratuit parce qu’incapable en son inconscient de se pardonner lui-même.

Comment reconnaît-on que l’amour-propre détrône l’amour de Dieu ? Par le désir de plaire, par une sensibilité aiguë de l’opinion des autres, par la souffrance intérieure devant la critique, par une exigence de justice vis-à-vis de sa personne, par la sensation d’être incompris ou mal jugé, par l’exagération de ses propres fautes, par la mémoire de ses vertus et des services rendus, par la crainte d’exprimer ses vrais sentiments, par le complexe d’infériorité qui peut se transformer en agressivité, par le désir de possession, de jouissance et d’honneur.

L’amour de Dieu naît lorsque l’homme est indifférent à l’amour ou à la haine, à l’admiration ou la critique portée à sa personne. L’opinion des autres sur lui ne détermine pas sa sensibilité :

«J’ai péché contre Toi seul !» (Ps 51, 6). Il accepte joyeusement les injustices envers lui, mais s’indignera des injustices envers les autres. Il est sobre et mesuré quant à ses fautes et ses qualités.

L’agressivité et la timidité sont étrangères à son âme. La possession, la jouissance et les honneurs ne le touchent pas outre mesure, ni ne l’obsèdent.

Afin de passer de l’amour-propre à l’amour de Dieu, du complexe de culpabilité à la pénitence, scrutons notre âme et demandons au Sauveur le pardon de tout ce qui nourrit l’idolâtrie de notre moi.

Posons-nous, par exemple, cette question : «Quand je souffre d’incompréhension, d’affronts, de calomnies, suis-je réellement chrétien ?» Car cette «souffrance» est un sacrifice à mon idole, et non une oblation à Dieu. Cet état d’âme est un péché ; sans tarder, implorons le pardon divin et reconnaissons notre faiblesse devant nos frères.

La pénitence peut être personnelle ou collective. L’amour-propre peut aussi bien s’installer dans un groupe que dans une âme.

D’une part, un seul membre peut, avec une sensibilité maladive, complexer la collectivité («on me traite mal, il n’y a pas de rapport entre la beauté de la doctrine et les agissements de la communauté ! Où est la charité chrétienne ?») ; il devient irrécupérable, si lui-même ne combat pas son propre moi. D’autre part, la collectivité peut se croire lésée par le monde extérieur, rechercher un succès facile, l’appréciation, au lieu de poursuivre l’amour et le pardon de Dieu.

Je vous en prie, mes fils, que chacun offre sa pénitence et que tous ensemble, nous fassions de même, vérifiant autant nos communautés, nos paroisses et nos églises, que nous soyons devant Dieu ou devant le moi «haïssable», personnel ou collectif.

JEAN
évêque de Saint-Denis

Chapitre I
DE LA PENITENCE
1 De la confession
(1964-1970)

Les prières de la confession dans l’Eglise orthodoxe d’Orient sont profondes et belles. L’une d’entre elles m’est particulièrement chère ; c’est celle que le prêtre prononce avant la confession elle-même : «Je suis seulement le témoin. Le Christ est invisiblement présent. Dis tout ce que tu as sur la conscience. Tu es venu dans une hôtellerie, ou plutôt un hôpital, afin d’en sortir guéri».

Une thérapeutique

Cette formule nous montre qu’il y a deux conceptions de la confession. La première voit dans la confession un jugement : le prêtre est un juge, il faut qu’il résolve des cas de conscience et le pécheur doit expier son péché, payer sa dette, si l’on peut dire ; tout est fondé sur l’équilibre de la justice.

L’autre conception est la conception orthodoxe : elle présente un aspect de la confession et de la pénitence tout à fait différent ; elle est issue des textes patristiques. Ce n’est plus un jugement, c’est une thérapeutique : «Je ne suis pas venu juger le monde, mais le sauver», dit le Christ.

Le monde moderne possède plusieurs terminologies, tant dans les langages de la psychothérapie et de la psychanalyse que dans tous les domaines où l’on cherche la guérison de l’âme, de l’être humain ; elles ne sont pas tout à fait exactes, mais rappellent la pensée patristique.

La majorité des théologiens orthodoxes modernes, sous l’influence des Pères de l’Eglise primitive et des Pères ascétiques, considèrent la confession comme un lieu où l’on espère la guérison, et non pas comme un règlement de comptes, un paiement de dettes à la Justice divine ou à la société de l’Eglise.

Je le répète, cette notion de la confession exprime la liaison intime entre la maladie et le péché, liaison que nous trouvons dans la Bible et dans l’Evangile. L’apôtre Paul insiste : le péché, dit-il, est une maladie qui apporte la mort.

Il est très curieux de ne point rencontrer dans le régime soviétique athée, marxiste, très sévère quant au problème de la liberté, mais poussé aussi par l’ardeur du tempérament prophétique d’un Karl Marx, une quelconque législation exprimant l’idée d’un paiement de dettes. Il en est de même dans la littérature soviétique ; elle regarde les camps de concentration comme un moyen de rééducation de l’être humain, de guérison ; ils guérissent ou… ne guérissent pas, peu importe !

Quelle est l’origine de ce langage du marxisme classique ? Est-ce la présence de l’Eglise ? L’Eglise orthodoxe, en effet, a toujours vu les pécheurs comme des malades et les malades comme des malheureux qu’il faut guérir et réconforter et à qui il faut permettre de retrouver la santé. Résurrection, ce roman assez artificiel de Tolstoï dans lequel le héros désire sauver une femme, ce roman, bien que faible littérairement et psychologiquement, est imprégné de cette pensée.

Nous devons montrer dans la confession nos plaies, nos maladies, non pas physiques, ni même psychiques, mais morales et spirituelles. Si nous allons vers le médecin plutôt que vers le juge, notre attitude, bien entendu, sera différente et il me semble que cela nécessite de notre part une certaine rééducation.

Par-delà la morale

Nous abordons ici un grand problème. Un moine du Mont Athos me disait que le christianisme ne connaît pas la morale (il parlait au sens juridique). Il la connaît sur le plan de la société dont il est bon de tenir compte, mais pas sur le plan intérieur spirituel ; il ne s’agit pas d’un «quelque chose» dont nous sommes punis parce que nous n’avons pas accompli un ordre reçu.

La morale chrétienne est évangélique, elle soigne la santé de l’âme, du corps et de l’esprit. C’est la raison pour laquelle le prêtre, après la confession, donne ce qu’on appelle l’épitimie : c’est un genre de régime qui a un peu disparu actuellement. Lorsque vous avez le diabète, on vous défend le sucre, n’est-ce pas ? De même existent des régimes spirituels, visant à ce que l’âme reconnaisse sa maladie révolte contre Dieu, agacement vis-à-vis du prochain) (pensées impures, et recouvre la santé.

L’Eglise ordonne un régime varié, parfois un genre d’abstinence : «Tu ne communieras pas durant six mois ou un an, et pendant ce temps tu suivras un régime, afin de revenir à la communion guéri de ta plaie interne». Tel devrait être le climat. Mais alors commence la difficulté, car dans la mentalité de nos contemporains, le péché sous toutes ses formes n’est plus envisagé comme une maladie.

Certes, la majorité aura honte de certaines fautes, mais elle sera plus inquiète, en général, de ses états d’âme – tristesse, servitude, incapacité de prier – que du péché en soi. Et voici le décalage !

On entretient le prêtre de ses émotions, de sa mélancolie, de ses faiblesses : il y a pourtant la réalité du péché ! Une femme me raconta un jour qu’elle était «un peu ennuyée» parce qu’elle recevait chez elle un homme, qu’elle allait chez lui et… elle parlait de cela comme de fumer une cigarette ; en vérité, elle désirait surtout étaler son âme : «Je suis triste, je suis seule, je ne sais pas prier».

Mes amis, nous touchons un autre point : nous nous faisons des illusions, notre corps, notre âme ne nous appartiennent pas. Ils nous ont été confiés par Dieu : notre corps est le Temple du Saint-Esprit, annonce l’apôtre Paul (1 Co 3, 16). Dieu nous les a donnés en gage. Soyons donc attentifs à notre être humain. Il est à Dieu. S’imaginer que ce que l’on fait n’a point d’importance lorsqu’on n’en souffre point, c’est penser que le corps, l’âme et la vie sont nôtres. Alors, si mon corps est ma totale propriété, si je suis l’unique chef, le centre de gravité de mon destin, pourquoi ne ferais-je pas ce qu’il me plaît, puisque je serai malheureux si je fais ce qui me déplaît? Ce n’est donc plus la confession des péchés. Ainsi, la femme que je vous ai citée transformait l’affectif en problème et c’est cet affectif qui était blessé. Par contre, réaliser que le corps et la vie sont un don de Dieu, qu’ils sont à Dieu, nous conduit à une beauté que vous ne pouvez pas soupçonner. Vous appartenir à vous-même vous rendra toujours avide de divers plaisirs ; mais savoir que vous n’êtes pas votre propre propriété fera de vous un être tourné vers Celui qui est Maître. Le commandement et le désir de Dieu deviendront authentiques. Il ne faut pas demander : «Pourquoi cela m’arrive-t-il ?» mais : «Est-ce la volonté divine ? Dieu le veut-il ?» Les maladies morales et spirituelles s’éclaircissent dans ce contexte : j’ai remarqué que le grand obstacle dans la direction spirituelle et la confession est de faire du «moi», et non du prochain, le centre. «Moi, je ressens» ; «moi, je suis heureux» ; «moi, je suis malheureux, bien traité, mal traité» : tout se passe en dialogue, je suis le centre de l’univers, tandis que si Dieu devient le centre de gravité, la perspective change extraordinairement. Mon droit n’est plus mon droit.

Admettons qu’un esclave ait un maître qui lui accorde des journées, des dimanches ou des soirées libres : ces moments toutefois ne lui appartiennent pas, ils sont à son maître. Bien entendu, il n’est pas question d’esclavage avec Dieu ; il nous donne – nous retire – notre corps, notre âme et notre destin; mais si ce théocentrisme prend la place de l’égocentrisme, la vision de nous-même sera transfigurée, la confession deviendra réelle.

Un autre élément, assez redoutable, se dresse pour le confessant : c’est celui du Jugement dernier ; la totalité de nos pensées sera découverte. Nous réaliserons soudain que ce qui est voilé, camouflé en nous, est mis à jour ; ce n’est nullement aussi effrayant qu’on peut le craindre, si nous sommes humbles ; mais sommes-nous assez humbles ? Tout être renferme en lui des recoins fort désagréables, difficiles à dévoiler, n’est-ce pas ? Pourtant, tel est le mystère du Second Avènement : l’invisible sera visible, le dissimulé apparaîtra. Ne pensons pas que Dieu nous rappellera nos fautes, nous serons nos propres juges. Nous craindrons ce jugement, si nous sommes orgueilleux ; si nous sommes humbles, nous n’aurons pas «froid dans le dos» ! «Verra-t-on qui je suis réellement ?» Oui ! Alors, se vérifieront notre humilité et notre simplicité.

La guérison

Considérons un autre aspect important. Lorsque le prêtre donne ou ordonne, plutôt, une thérapeutique spirituelle, il ne faut pas croire qu’elle corresponde inévitablement à notre péché. Selon la loi spirituelle, l’homme se guérit par des cures spirituelles sans rapport apparent avec le péché commis. L’étonnant est qu’il guérisse au nom du péché commis. Prenons un exemple : vous avez éprouvé un moment de haine ou d’impureté ; le médicament approprié sera le jeûne, la prosternation, le silence, la prière de pénitence ou de louange.

N’oublions pas, pourtant, les paroles du prophète Isaïe qui ne diminuent en rien d’ailleurs la valeur des «épitimies» d’abstinence, de prosternation, de restriction : «Ne savez-vous pas quel est le jeûne que j’aime, paroles du Seigneur Dieu ? Rompre les chaînes du juste, délier les liens du joug» (Is 58, 6). Aux pratiques de jeûne, de prière, les actes de charité sont supérieurs. Saint Ambroise disait à un pénitent : «Fais abstinence quarante jours, mais n’oublie pas que l’argent ainsi économisé en te privant doit être pour le pauvre qui n’a rien à manger». Voilà déjà un aspect de la charité, une thérapeutique susceptible de nous guérir nous-même.

A la suite des Pères de l’Eglise, nous distinguerons à présent diverses formes de charité : la charité parce qu’on est «charitable», la charité parce que l’on aime son prochain ou parce que Dieu le veut, la charité enfin pour nous-mêmes, afin que notre âme devienne charitable ou soit guérie de ses péchés. L’acte de charité envers le prochain renferme non seulement de la grandeur mais de l’humilité.

«Pourquoi fais-tu la charité ? – Pour que Dieu me guérisse de mes péchés». Oubliez cet aspect de la charité, et le mécanisme de l’âme humaine vous entraînera facilement dans la satisfaction de votre action. Eh oui ! Le danger du mouvement charitable est qu’il nous rende heureux. Nous pouvons, par l’intermédiaire de la charité, tomber dans une grande maladie : l’autosatisfaction, l’encensement de soi, une santé de contentement charitable. Par contre, «faire la charité» (je ne parle pas de celle qui est spontanée, aussi naturelle que la respiration) pour guérir son âme, change la situation ; ce n’est plus nous qui faisons le bien, c’est Celui qui a accepté notre acte qui devient notre guérisseur, notre médicament. Réalisez-vous ce renversement ? Je le redis : mon esprit, mon âme, mon corps ne sont pas ma propriété ; je soigne simplement ce que Dieu m’a confié et je le soigne par la charité. C’est pourquoi les Pères de l’Eglise ajoutent au jeûne, à la prière de pénitence, les actes de charité : visite aux malades, dons d’argent, etc. La charité est pour eux une thérapeutique, mais ils suppriment la prétention d’être charitable.

Ne croyons pas non plus que de faire le bien autour de nous apportera nécessairement le bonheur. Nous faisons fréquemment des «bêtises», car la charité vraie est l’offrande d’une âme déjà sainte et très développée. Grégoire, le théologien de Novgorod, avait acquis le discernement de l’âme. Novgorod, république bourgeoise du Moyen-Age, était divisée en deux parties, de part et d’autre du fleuve, réunies par un pont. L’argent était dieu, le vol plus que l’assassinat était criminel, et le coupable devait périr noyé. Un jour, saint Grégoire, passant sur le pont en compagnie de quelques moines, vit un homme condamné que la foule se préparait à précipiter dans le fleuve. Le saint dit : «Confiez-moi cet homme», et il le prit dans son monastère. Quelques années plus tard la même scène se reproduisit. Saint Grégoire n’intervint pas, laissant la foule noyer l’homme. Ses moines s’étonnèrent : «Père, pourquoi ne l’as-tu pas sauvé ?» Il répondit : «Vous ne connaissez pas les âmes ; le premier était un criminel ; je l’ai pris dans le monastère pour le guérir, aujourd’hui il est notre économe ; quant au deuxième, il est non seulement innocent, mais tellement préparé à la mort que les Anges l’attendent».

Nous n’agissons pas toujours de la manière juste ; c’est pourquoi je préfère regarder les œuvres de charité en vue de la guérison de l’âme plutôt que pour le bien du prochain. Que de gens désirent faire votre bonheur de telle façon que, par délicatesse ou faiblesse, vous acceptez cette aide qu’ils vous imposent ! Ainsi, notre époque aime particulièrement établir la charité sur le plan économique. C’est bien, mais ne pensons pas apporter le bonheur au monde en élevant son niveau économique. Le bonheur est bien autrement complexe !

Un deuxième élément présente un problème délicat. Notre existence doit tenir compte de plusieurs aspects ou plusieurs plans. Notre regard doit percer, traverser notre idéal : est-ce la pureté (virginité de la Vierge), est-ce le mariage unique et pur (Adam et Eve, le Christ et l’Eglise), est-ce une vision spirituelle, morale, sociale, ou finalement le plus haut idéal : la Divine Trinité, car la société tend vers la vie divine, vers l’unité dans l’amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit, des Trois qui sont Un ?

Contemplons, scrutons avant tout les formes idéales dans la confession, c’est-à-dire : comme il faut être, la vocation divine, les relations avec les autres, les rapports de l’esprit avec le corps ; attachons- nous aux proto-images, aux prototypes.

L’idéal et le concret

Le plan concret suit le plan idéal, sur terre, car entre l’image idéale et l’image réelle se produit un profond décalage. C’est le cas, par exemple, de l’unique mariage authentique : un homme aime une seule femme dans sa vie, il n’en a jamais regardé d’autre, ne serait-ce qu’avec désir et sympathie du point de vue émotionnel (je ne parle pas de la sympathie humaine pour une sœur ou une mère). Au moment de sa rencontre avec la femme qu’il aime, tous deux sont vierges, c’est-à-dire qu’aucun mouvement sensuel ne s’est manifesté hors de cette unité, et ceci du début à la fin, sans fissure. Voici, contemplons cet unique amour, cet unique mariage, scrutons-le comme un reflet de l’incarnation de Dieu, de Celui qui a épousé notre nature, comme un reflet de l’amour du Christ pour l’Eglise, de Dieu pour l’homme. Voilà ce qu’est le mariage. Mais si nous examinons les statistiques, je crains que nous ne trouvions guère de mariage absolu sur terre, à l’image de l’unique mariage. Même parmi les mariages chrétiens, je suis convaincu que 99 % d’entre eux sont décalés par rapport à leur idéal. Il y aura fidélité, mais avec une petite ombre ici ou là, un amour unique, mais avec des conflits intérieurs…

Vous discernez, certainement, la multitude des problèmes qui peuvent se poser. Je me demande si quelqu’un osera dire qu’il a rencontré dans sa vie un mariage parfait au sens absolu. Ces premières constatations nous obligent à être humble et, par conséquent, dans la confession, toues les grandiloquences sont fausses. On confond trop souvent tension vers l’absolu et réalité absolue.

Un homme peut mourir pour son unique amour, un autre peut, dans un instant sublime, donner sa vie, mais penchons-nous sur l’être humain, de sa naissance à sa mort : si au lieu d’être martyr à 18 ans, il vit jusqu’à 50, 70, 80 ans, nous nous apercevrons qu’en aucun domaine de son être, il n’y eut réalisation sans fissure. D’impur il peut devenir pur, de désordonné ordonné, d’homme charnel homme spirituel, mais le passé ?…

Considérons à propos de notre idéal et de notre attitude la vie des saints. Nous discernons deux catégories de saints, ceux qui, dès les entrailles de leur mère et encore nourris par le lait maternel, louaient déjà le Seigneur, manifestant la sainteté : ils nous apparaissent presque sans fissure, je dis «presque» parce que, si nous pouvions les connaître de près, nous découvririons quelque faiblesse ; les autres saints, guère sympathiques dans leur jeunesse, un François d’Assise bondissant dans le désordre, un Augustin aux douloureuses blessures spirituelles, un divin Paul ancien meurtrier, etc.

Nous avons des exemples très curieux de saints entrant dans la sainteté à l’âge de 80 ans. Je cite souvent ce saint allemand, prussien de naissance, qui adopta la Russie. D’abord militaire à l’âge de 30 ans, à l’époque de Napoléon, il devint vers 40 ans un genre de vagabond russe romantique ; puis vers 60 ans, il découvrit un élément religieux qui le poussa à visiter les lieux Saints. A 83 ans, il parvint en pèlerinage au Monastère de Solivici et rencontra, là, la foi en Christ. Du même coup sa vie changea totalement. A 83 ans, il fonda un monastère, à 88 ans il faisait des miracles.

Sur le chemin de la sainteté, on part toujours vers… Si nous prenons l’homme dans sa biographie complète, si nous étudions n’importe quel aspect en lui, nous nous heurterons toujours aux défaillances. Ce n’est pas parce que nous le constaterons qu’il faudra s’écrier : «Que voulez-vous, c’est humain !» Nous devons aimer, viser, l’image prototype, sans nous donner l’illusion que nous y arriverons. Nous acquérons la lucidité nécessaire et les antennes pour nous diriger.

Les normes et la personne

Descendons sur terre et constatons nos faiblesses. Notre vie ordinaire ne comporte pas seulement les péchés que nous avons commis, elle nous place devant le dilemme, non plus de l’idéal et de la réalité, mais des formes normatives et des formes personnelles réalisées. Un problème surgit. Aucune société ne peut vivre sans normes, sans certaines lois, certaines règles économiques. Les normes coutumières d’une société, plus ou moins relatives, plus ou moins bonnes, reflétant l’idéal au plan relatif, on ne peut les supprimer. D’autre part, il est impossible que la vie propre de chaque homme soit toujours conforme aux normes. Nous rencontrons des êtres qui, tout en péchant contre elles, réalisent parfois quelque chose de plus authentique. Par exemple, les normes exigent des conditions pour le mariage légitime : la mairie, l’église, toutes les apparences sont là. On ne se marie qu’une fois, on élève les enfants, tout est en règle. Les formes sont normatives. Mais voici les formes personnelles :

il peut advenir que le mariage ne soit pas vraiment un mariage. Le mari n’aime pas sa femme, le conflit naît, une rencontre étrangère survient et les époux, homme ou femme, deviennent infidèles. Ce sentiment illégitime peut, soudain, pousser l’homme ou la femme à aller plus loin spirituellement. A l’opposé, ce qui est normatif (papa, maman, enfant) ne donne quelquefois rien spirituellement.

Il arrive souvent que ce qui est contre les normes soit plus salutaire et plus efficace, même du point de vue religieux. Un conflit, un déséquilibre, un manque de cohésion entre la vie personnelle et les normes imposées par la société existent; on s’écrie alors : «Jetons les normes, les lois, les coutumes par-dessus bord !» ou : «C’est illégitime, il faut couper !» La vie personnelle est sacrifiée aux normes. Déséquilibre. Qu’on le veuille ou non, il y a guerre entre l’élément normatif et la personne. Et se pose alors une étrange question. D’une part, il est plus aisé de dire : «Restez dans les normes, ne les brisez pas» ; d’autre part, l’homme risque de se consumer en un compromis entre les règles normatives et sa vie personnelle.

Prenons le cas suivant : un jeune homme entre au séminaire et devient prêtre. Il est animé de flamme. Il part dans une paroisse et voici, la flamme, surprise par le doute, le fait hésiter sur sa vocation, et même sur sa religion. Le problème est aigu : il en parle à ses camarades : «Je voulais tant apporter quelque chose, j’étais prêt, je m’étais engagé, ma mère avait prié toute mon enfance pour que je sois ordonné… D’autre part, il serait malhonnête de demeurer dans le sacerdoce, puisque je ne crois plus à ce que je fais». Un de ses camarades lui répondra : «Abandonne la prêtrise, sois honnête !»

Un autre lui rétorquera : «Demeure quand même !» Question bien ardue à résoudre, car il peut arriver que, s’il accepte la forme normative dans laquelle il est inscrit socialement, sa foi lui revienne, mais, en d’autres cas, il est préférable d’abandonner.

Les conflits ne sont pas uniquement en sens vertical; ils sont aussi en sens horizontal, entre norme et conscience, entre moi et ce que je sens devoir accomplir. On pourrait appeler cette situation (ce qui serait d’ailleurs injuste puisqu’elle est involontaire) «hypocrisie», «malhonnêteté», «ambiguïté». Il est paradoxal de déclarer : «Comme prêtre, je dis ceci, comme homme, je dis cela».

Que de luttes de conscience en notre vie ! Nous ne pouvons échapper entièrement à cette malheureuse et troublante dualité. Celui qui proclame : «Je suis intègre», ment ; celui qui affirme : « J’ai toujours tort», ment. Deux langages s’affrontent inévitablement.

L’hypocrisie

Alors, direz-vous, où est le péché ? Comment dans ce contexte évaluer le péché ? Hélas, c’est la très grande difficulté. Il ne faut pas opposer nécessairement la notion du péché à celle de la légitimité, ni accepter comme péché ce qui est illégitime. Ces deux problèmes nous poussent éternellement à la recherche de l’équilibre. Votre cheminement spirituel (je ne dis pas «vocation», car le cheminement spirituel est si curieux et si inattendu) peut rompre avec les normes ou avec les conflits. Saul devient Paul ; un saint peut devenir criminel. Dieu peut s’atteindre par des cheminements détournés.

Certains événements de notre vie, sans raison pour les autres, sont définitifs pour nous. Que de fois des chutes conduisent vers la lumière ! L’unique moyen de dépister cette forme d’hypocrisie, de compromis, sans aucune restriction, c’est de tout abandonner : si vous voulez Me suivre, abandonnez votre père, votre mère, vos biens, dit le Christ ; autrement nous traverserons une vie de compromis entre la norme et la conscience. Ainsi, comment un père de famille pourra-t-il préserver son autorité vis-à-vis de son fils, si ce dernier commet une mauvaise action semblable à celle que lui aussi a commise dans sa jeunesse ?

Pourra-t-il être vraiment sincère et confier à son enfant : «J’ai agi comme toi», sauf si ce mal lui paraît pédagogiquement préférable ? Notre position sociale nous contraint – parce que membres de la société- à un comportement plus ou moins étranger à ce que nous ressentons ; et la fonction normative nous oblige déjà à supporter des dualités. L’Evangile nous enseigne alors : celui qui désire avancer doit tout abandonner.

Pourquoi est-ce que je parle ainsi ? Est-ce prêcher l’amoralité ? – Non. La confession vraie est l’écartement de toutes les illusions. Rien n’est aussi nuisible que de s’imaginer supérieur à ce que l’on est, de se complaire en son propre mythe. Nous sommes des enfants de lumière et de vérité, non seulement de la vérité transcendante de la Trinité, mais de la vérité sur nous-même, sur ce qui se passe en nous. Je vous l’affirme, considérons lucidement notre vie, et nous dépisterons aussitôt la dualité du monde intérieur et du monde extérieur, avec les apparences qu’il faut souvent savoir garder

– ici je m’adresse aux anticonformistes, ceux qui se révoltent contre tout, surtout les jeunes gens qui inconsciemment s’inscrivent… dans d’autres normes, influencés par la foule des autres jeunes.

Aucune vie personnelle et sociale ne peut actuellement se maintenir sans défaillance. Elle sera toujours limitée par la société qui la pliera à certaines exigences. Cela ne signifie nullement – malgré cette relativité – l’impossibilité de progresser ! C’est l’hypocrisie que blâme l’Evangile : «Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !» (Mt 23, 13). Ces paroles du Christ s’adressent à des êtres ne vivant que pour les apparences. On ne peut être entravé dans la progression intérieure si l’on reconnaît lucidement la dualité agissant dans le monde. Que voyons-nous en cette dualité ? La vocation unique de tout homme n’a qu’un but : Dieu. Nous sommes créés pour devenir nous-mêmes des dieux : voici l’absolu ! Auprès de cet absolu s’en élève un autre : chacun de nous est un membre du corps de l’humanité. Certes, les formes normatives les mieux organisées sont limitatives ; toutefois, en les respectant, nous respectons les autres et nous nous inscrivons dans le corps. Pourquoi devons-nous respecter ces règles en dehors des nécessités sociales ? Par respect, par simple respect de ceux qui vivent en leur sein.

Ces normes – si on les comprend bien – unissent et provoquent le dynamisme dans la dualité de notre être. Qu’est-ce à dire ? Il faut continuer notre évolution personnelle vers Dieu, avancer de plus en plus et, parallèlement, penser au respect des autres qui s’exprime dans le respect des lois de la société, du milieu où nous vivons, dans les règles canoniques. Ayons conscience que nous sommes membres d’un seul et même corps.

Ce déséquilibre, cette prétendue imperfection apparaîtront comme le point de départ de la conquête de la vie trinitaire. Prenons garde ! Si nous disons que la vie personnelle est supérieure à la vie normative et sociale, nous voterons pour la personne absolue et la Trinité sera brisée. Acceptons, mes amis, le conflit entre la conquête de la personne et le respect des normes. Que ce conflit demeure !

Spirituellement, il est dynamique. Voulez-vous diriger votre vie spirituelle ? Saisissez alors lucidement ces deux opposés. Perfectionnez les deux, discernez au sein de ce conflit si ce ne sont pas notre petite vanité, notre orgueil et notre égocentrisme qui se révoltent contre les normes, plutôt que notre personne, et nous nous trouverons devant deux conflits imprégnés de parasites et non devant deux conflits abstraits. Notre premier effort n’est point de les dresser l’un face à l’autre mais de découvrir attentivement (s’il y a lieu) l’impureté des motifs qui nous font, brusquement, rejeter les règles et qui sont fréquemment des formes de lâcheté.

Quelques conseils

Je conclurai cet aperçu sur la confession en me permettant de vous communiquer quelques conseils. J’ai déjà souligné qu’elle n’est pas le jugement mais la guérison de notre âme. On pense souvent : «Je ne puis me confesser, il m’est impossible de promettre ceci ou cela, car je ne tiendrai pas ma promesse». En réalité, pourquoi l’homme ne peut-il promettre ? Parce qu’il est profondément attaché à tel péché, et sa promesse l’effraie parfois tragiquement. Les promesses, ainsi que les vœux, ont quelque chose d’inexact et toutes les formes de vœux ne sont pas toujours évangéliques. Les vœux peuvent, s’il le faut, s’exprimer dans un domaine extérieur, non en un domaine touchant profondément l’être humain.

Ecartons complètement l’idée que nous pouvons promettre. L’absurdité de la promesse que nous donnons vient de ce que nous surestimons notre volonté. L’apôtre Paul s’exclamait : «Je fais ce que je ne veux pas faire, et je ne fais pas ce que je veux faire» (Ro 7, 15 et 19). Si le divin Apôtre constatait son impuissance, comment pouvons-nous exiger de nous-mêmes d’obéir à une promesse donnée en confession ? Il ne s’agit pas de promettre, il s’agit d’avoir le désir de sortir de là – je dis «désir» et non«exigence», parce que l’exigence arrête et enfonce davantage – il s’agit d’avouer : «Je suis faible, mais je cultive le désir d’être un autre».

Nous touchons le fond du problème. Comment faire naître ce désir ? Envisageons l’état positif et négatif de l’âme : l’état négatif sera la tristesse, le positif sera la joie :

négatif : agitation positif : paix

négatif : animosité positif : amour

négatif : exigence positif : pardon

négatif : révolte positif : obéissance

négatif : découragement positif : courage, sérénité

Les éléments négatifs sont désagréables. Nous en souffrons. Je parle surtout des états désagréables du péché. Pourquoi dis-je cela ? Parce que le péché, prétendu agréable, nous est, en général, inspiré afin que nous retombions ensuite dans un état désagréable. Le diable en profite pour nous glisser une sucette au moyen de laquelle il nous infiltre du poison. Nous sommes tristes, agités, découragés, abattus. Nous aspirons à nous évader et c’est la première difficulté. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas suffisamment le désir, simplement le désir, de posséder la joie, la paix, l’amour, même dans un état de tristesse, d’agitation ou de haine. Voici la raison qui nous entraîne à la confession : exhaler notre tristesse ! Sachons-le, le péché n’est pas tant la tristesse que l’absence de désir de joie. Alors, me répondrez-vous : «Comment augmenter ce désir ?» – Vous êtes dansl ‘agitation ? Dites-vous : Je dois tout sacrifier, même si cela est pénible, pour parvenir à la paix. Si j’arrive à tout sacrifier pour la joie, les paroles du Christ seront près de moi et me secourront. A mon cri : c’est difficile ! le Christ répond : «Mon fardeau est doux et léger !» (Mt 11, 30). Vous ne pouvez pas combattre la tristesse ? Le trouble vous envahit ? Mettez- vous dans la paix artificiellement, volontairement, écartant ce qui peut alimenter le négatif, vous attardant au contraire au positif.

Lorsque vous arrivez à la confession, sachez qu’il est aisé de ne pas avoir tel ou tel état d’âme ; si vous gardez la pensée que vous n’y parviendrez pas, vous ne serez jamais guéri. Regardez la tristesse, la jalousie, la haine comme des plaies, et non comme étant vôtres. Vous n’êtes pas totalement tristes, totalement jaloux : c’est pourquoi vous avez la possibilité d’en sortir. Que votre prière ardente commence par : «Seigneur, donne-moi la joie». David crie : «Du fond de l’abîme je crie vers Toi. Mon âme est triste». Et soudain : «J’espère dans le Seigneur !» (Ps 130, 1-5). Lorsque vous confessez vos plaies, vous recevez l’absolution, l’effacement de la tristesse, de l’agitation, de la haine. Lorsque le prêtre vous donnera la thérapeutique vous permettant de les dépasser, à l’instant même, je vous le dis, cette puissance guérira votre âme.

2 – Du jeûne eucharistique
(1960)

Nous connaissons votre ardeur et votre empressement aussi bien dans la prière que dans le jeûne. J’en connais même parmi vous qui entreprennent des jeûnes au-dessus de leurs forces et je suis obligé de réfréner leur enthousiasme de peur qu’ils ne défaillent. Par contre, certains ont négligé le jeûne, non par manque de ferveur car ils se dépensent pour l’Eglise en travail et en charité, mais à cause de la fragilité de leur santé ou des conditions de leur vie. Saint Paul nous enseigne que : «Ceux qui mangent ne doivent pas juger ceux qui ne mangent pas» (Ro 14, 3), et la 69e règle apostolique, ordonnant aux clercs et aux laïcs de jeûner aux jours et temps désignés par l’Eglise sous peine d’excommunication, ajoute : sauf empêchement ou faiblesse corporelle.

Nous louons ceux qui jeûnent et nous rappelons à ceux qui n’ont pas encore compris la valeur spirituelle du jeûne, que le Christ jeûna quarante jours avant de commencer sa prédication publique, et qu’Il nous a révélé que le diable ne peut être vaincu que par le jeûne et la prière. Nous vous donnons une règle d’or en vous conviant tous à l’abstinence et au jeûne. Conformez-vous le plus possible aux sages conseils de l’Eglise, consultez les prêtres pour chaque cas particulier afin de ne pas vous priver au-dessus de vos forces, ni de vous relâcher.

Il existe un jeûne quotidien, un jeûne de période et le jeûne eucharistique. C’est de ce dernier que nous voulons vous entretenir particulièrement.

Saint Cyprien insiste, avec la puissance de son verbe, sur le fait que le chrétien doit communier quotidiennement. Le «pain substantiel» demandé chaque jour dans la prière dominicale n’est pas le pain ordinaire, c’est le Pain de Vie, la communion au Corps et au Sang du Christ. L’évêque de Carthage n’est pas seul ; un grand nombre de Pères de l’Eglise primitive réclament la communion quotidienne, saint Basile le Grand en est un témoin précieux.

Malheureusement, dès le IVe siècle, un relâchement se produisit. Nous trouvons des règles de cette époque exigeant la communion au moins tous les trois dimanches, sous peine d’excommunication. Plus tard, l’éloignement des chrétiens de la communion s’était tellement accentué, la tiédeur s’était tellement répandue en Orient aussi bien qu’en Occident, qu’on en était arrivé à ce que les fidèles ne communient qu’une fois par an, en «faisant leurs Pâques». Par bonheur, la faim et la soif du

Christ ont reparu ces derniers temps, et si les masses ne sont pas encore parvenues à la communion quotidienne, les chrétiens progressent de plus en plus vers la communion fréquente. Nous enregistrons des résultats remarquables : les âmes se réveillent, le diable faiblit, les péchés sont combattus, un souffle de vie divine parcourt le peuple chrétien. Je bénis Dieu de ce que notre Eglise de France soit si ardente pour la communion ; en elle sont notre salut et notre force.

Vous connaissez notre zèle à vous appeler à la table sainte. Les règles apostoliques 8 et 9 condamnent ceux qui s’abstiennent de communier. Quelle joie spirituelle se propage lorsque toute la communauté participe au banquet divin ! Quelle tristesse mortelle se dégage d’une messe à laquelle personne ne communie, ou pendant laquelle deux ou trois croyants seulement se détachent pour réclamer le Pain substantiel, tandis que le gros des fidèles demeurent semblables à des catéchumènes ou des excommuniés, étrangers à l’hospitalité du Seigneur.

Nous vous exposons ceci afin de vous faire comprendre et de vous répéter «à temps et à contre-temps» le bienfait de la communion fréquente. Néanmoins, il est indispensable de tenir compte des conditions nécessaires à une bonne communion : réconciliation avec ses frères, pureté, chasteté, prière… enfin, le jeûne eucharistique.

L’Eglise primitive ne connaissait pas le jeûne eucharistique, mais, dès le IVe siècle, le respect du sacrement et le désir de donner la primauté à la nourriture céleste sur la nourriture terrestre développèrent la pratique du jeûne eucharistique, qui s’implanta dans l’Eglise universelle, à quelques exceptions près. Hélas, étant donné notre faiblesse humaine, cette louable attitude, dictée par une piété nombre de croyants de la communion fréquente et, authentique, détourna repoussées parla faim, les messes vespérales furent mises au matin. Voyant combien le diable change le bien en mal et convertit la ferveur en négligence, nous avons, afin de le confondre, allégé le jeûne eucharistique.

C’est la sollicitude qui nous dicta cette manière d’agir.

Le saint Concile des évêques de l’Eglise orthodoxe russe hors frontières[1] a jugé utile, comme nous l’avons déjà dit dans notre lettre pastorale du 12 mars 1960, d’appuyer sur la nécessité du jeûne eucharistique. Je vous ai demandé, alors, d’accepter avec humilité la volonté conciliaire. Pourtant, je constate qu’il en est parmi vous qui commettent encore des négligences. Une fois de plus, nous insistons fermement auprès de vous afin que vous pratiquiez avec fidélité le jeûne eucharistique, sauf empêchement légitime – faiblesse corporelle, par exemple – et, dans ce dernier cas, en accord avecvotre prêtre.

En vous adressant cette exhortation, nous prions nos prêtres de traiter ce sujet en chaire dans toutes nos paroisses et de l’expliquer en détail à leurs enfants spirituels, durant la confession ou la direction pastorale.

Nous terminons cette lettre en demandant instamment à nos fidèles de s’adresser aux prêtres pour savoir dans quelles conditions ils peuvent ou non communier et comment ils doivent jeûner.

Que Celui qui était, qui est, qui vient, soit avec vous et en vous.

3 – Metanoïa
(1955)
Conversion de l’être
La loi de la mort et de la résurrection

Le mot métanoïa se traduit en français par «pénitence» ; ce terme est peu adéquat, car le mot grec exprime parfaitement, au contraire, le changement de l’être, la «transformation», la nouvelle naissance.

La vraie pénitence ne consiste nullement, en effet, à s’installer dans le remords ou dans le regret d’avoir commis telle ou telle action.

L’expression et le geste liturgiques qui expriment le mieux la pénitence, sont : «Fléchissons les genoux – Levez-vous» ou : «Prosternez-vous – Levez-vous». Tel est le rythme. Quand vous êtes tombé, ne restez pas dans la contemplation de votre chute, prosternez-vous devant Dieu, et puis, relevez-vous : rythme de la mort et de la vie. Je m’élève aujourd’hui contre une fausse doctrine de la pénitence :

s’agenouiller intérieurement et ne pas se relever. Oui, il est beau de se sentir pécheur, le dernier de tous, oui, il est beau de verser des larmes de repentir, de se frapper la poitrine comme le publicain et de répéter : «Dieu, purifie-moi, pécheur !» Mais le sentiment d’un publicain ne doit pas exclure le sentiment complémentaire : ne pas douter un instant de la miséricorde divine. Ne manquons pas, après nous être humblement prosternés, de nous relever promptement en confessant l’amour de Dieu pour nous.

Ce double sentiment, humilité et certitude du pardon de Dieu, cette double confession de notre qualité de pécheur et de la miséricorde divine, est une attitude simple qui ne se complique que dans les âmes compliquées. Souvent, ce n’est qu’insouciance : «Dieu est bon, Il pardonne tout, ne nous inquiétons pas». Cette attitude ne permet pas d’avancer. Les autres, par contre, ne voient que leur indignité, il leur semble que leurs péchés sont plus forts que le pardon divin, ils ne veulent pas approcher Dieu, ils doutent de son amour, et ce doute ferme, dessèche leur âme.

Sachez que, dans cet état, les doutes sur la miséricorde de Dieu viennent du malin, ils sont illusions, tentations. La véritable vie spirituelle est comme une corde tendue entre deux opposés :

«Dieu pardonne tout», et «je ne suis pas digne de m’approcher de Lui». Fils prodigue, je courbe le front, je n’ai pas le droit de revenir, je n’ai aucun droit, et pourtant je reviens, sûr du pardon.

Simultanément, je fixe Dieu et j’incline ma tête devant Lui. Comment réaliser cet état antinomique ? S’habituer, d’abord, au rythme liturgique : «Prosternez-vous», je ne suis rien, le dernier des pécheurs… et «Levez-vous», je suis tout en Dieu. L’apôtre Paul nous enseigne : «Je suis le dernier des pécheurs, mais je suis tout en Christ» (2 Co 12, 9-10).

La liturgie chante aujourd’hui : «Je me prosterne devant ta Croix et je chante ta Résurrection» (Trait de la liturgie du 4e dimanche de Carême). Apprenons à ne pas nous fixer sur la croix seulement ; mais ne l’oublions pas non plus. Nous, orthodoxes, ne pouvons nous arrêter, ni sur l’une, ni sur l’autre attitude. Nous ne pouvons oublier, ni la Croix, ni la Résurrection. Homme, tu dois mourir à chaque instant et revivre à chaque instant. Chaque matin, en te levant, considère ton passé comme mort ; sache mourir et ressusciter. Et, particulièrement à Pâques, que tout meure en toi pour ressusciter, peines et joies réduites à néant avec ton passé, et renais en Christ à une vie nouvelle !

Deux hérésies ont toujours poursuivi l’Eglise ; détestez-les. Un enseignement prétend que l’homme n’est que poussière, rien, néant ; l’autre, oubliant la poussière que nous sommes, fait de nous des idoles. Oui, nous sommes poussière, mais nous sommes aussi dieux par la grâce et, comme l’annonce le psalmiste : «Dieu siège parmi des dieux !» (Ps 82, 1).

Lorsque cette opposition naîtra clairement en vous, lorsque les deux tendront votre corde, alors votre cœur chantera les louanges du Seigneur et vous entrerez dans la pénitence vraie. Car, si nous ne sommes que poussière, rien n’a d’importance, nous ne pouvons que constater : nous sommes ainsi, que voulez-vous ! … Et la vie perdra tout sens.

Non ! Bien que tirés du néant, nous sommes tout en Christ et aucune parcelle n’est sans Lui. Nous devenons, tout à la fois, derniers et bien-aimés.

Devant la souffrance et les épreuves, gardez cette attitude. Dites : je suis digne de ces douleurs et non des grâces. Mais, en même temps que l’acceptation et la résignation, ayez cette prière :

«Seigneur, je suis ton œuvre, Tu es venu me chercher comme une brebis perdue, prends-moi dans ta lumière, dans ta joie». Audace et humilité, conscience que nous sommes, et poussière, et de race divine. C’est le plan de Dieu pour l’homme, cet être où les deux extrêmes se rejoignent et qui, dans le déchirement des deux, collabore avec le Seigneur, poursuivant le chemin de la transformation du monde et de son âme.

Ne vous étonnez pas des contradictions que vous rencontrerez sur votre route. Inévitablement, sur votre chemin, vous aurez conscience, tantôt de votre royauté, tantôt davantage de votre servitude, tantôt de votre liberté en l’Eglise, tantôt davantage de votre enchaînement par les passions et de votre nature déchue. Mais un jour vous découvrirez sur votre corde intérieure la note juste, ce «la» où en toute pureté résonnera le cantique au Seigneur.

Point d’évolution de l’être sans ce rythme, sans la connaissance et des moments d’écrasement et des moments de résurrection. Ceux qui poursuivront ce chemin parviendront progressivement à cet étrange, ce merveilleux état de bonheur avant le bonheur, de paradis avant le paradis, ils goûteront la vie éternelle avant la vie éternelle, ils verseront les larmes de leur indignité en étant joyeux comme des dieux et grands par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ. A Lui soit la gloire et l’honneur dans les siècles des siècles. Amen !

SOMMAIRE

Avant-propos par Mgr Germain de Saint-Denis

Préface à la deuxième édition par Jean-François Var

Lettres pastorales sur le Carême, par Mgr Jean de Saint-Denis

Cultivons la charité envers tous

Le printemps de notre âme

I – DE LA PENITENCE

De la confession

Du jeûne eucharistique

Métanoïa

II – COMMENTAIRES DU CREDO

Il y a deux Credo

Et en un seul

Seigneur Jésus-Christ

Qui pour nous, hommes

De la résurrection cosmique et universelle

III – LES GESIMES

SEPTUAGÉSIME

Comme dans les contes

Vie spirituelle et rythme de la vie moderne

La onzième heure

SEXAGÉSIME

Les trois combats spirituel..

Notre âme devient printanière

Marche vers le Christ ressuscité

QUINQUAGÉSIME

Ecoles cosmiques et théologiques

Trois lectures

Monseigneur Winnaert

La charité

Entrer dans la pensée du Carême

IV – CREDO DE LA PENITENCE

Sur une prière de saint Ephrem le Syrien

V – HOMELIES DE CAREME

PREMIER DIMANCHE OU QUADRAGÉSIME

L’origine de la Quadragésime

Dimanche de l’Orthodoxie

Ceux qui se sentent perdus

Le culte des icônes

Triomphe de l’Orthodoxie

Vingt-cinq ans de prêtrise

De la Vérité révélée

DEUXIÈME DIMANCHE

De la méditation et de la prière

Quatre-Temps de Printemps

TROISIÈME DIMANCHE

Chaque lettre de l’Ecriture contient une richesse inépuisable

La chambre balayée

L’appel de l’Eglise

Des angoisses

QUATRIÈME DIMANCHE

La vraie liberté

La mi-temps

Laetare

Du fils libre et du fils d’une servante

Période de libération

CINQUIÈME DIMANCHE OU DIMANCHE DE LA PASSION

Pourquoi la Passion?

VI – DIMANCHE DES RAMEAUX

Pas à pas la vie du Christ

VII – LES QUARANTE DEGRES

ou quarante Immolatio de Carême

Sauf mention contraire,

tous les textes figurant dans ce texte

sont d’Eugraph Kovalevsky,

évêque Jean de Saint-Denis

[1]. Dont dépendait alors canoniquement l’Eglise catholique orthodoxe de France (cf. n. 1, p. 111).

Pour commander l’ouvrage :

Centre Orthodoxe d’Edition et de Diffusion

96, bd Auguste Blanqui 75013 Paris

Léon Navick : [email protected]