La liturgie : expression vivante de la Tradition

La Liturgie : expression vivante de la Tradition

Diacre Bruno Houver

Réformes liturgiques ?

Dans l’Eglise Catholique a lieu actuellement un débat intéressant autour de la Liturgie Eucharistique. Les efforts faits par le pape pour se réconcilier avec les « traditionalistes », la dernière exhortation apostolique (SACRAMENTUM CARITATIS) font de nombreux remous.

En résumé , les « modernistes » sont dans la crainte, les « traditionalistes » se réjouissent.

Entre ces courants, ou à coté, n’y a-t-il pas une autre manière d’aborder le sujet ? Je pense qu’un autre point de vue est indispensable ; c’est l’étude de la Tradition vivifiante, qui nous permet de passer au delà de ce dualisme, et de dégager une voie nouvelle.

Je voudrais ici me limiter à la question du chant et de la musique au sein de la Messe. Le chant, la parole tiennent une grande place dans la liturgie ; on peut célébrer sans icônes, mais sans le chant cela est impossible. Ce que l’on chante dans les églises, ou ce que l’on voit, est très révélateur des pensées.

De revisiter en profondeur la Tradition liturgique de l’Eglise est la condition indispensable pour que la liturgie reste  » SOURCE ET SOMMET DE LA VIE ET DE LA MISSION DE L’ÉGLISE ».

Etat des lieux : une grande confusion

Le panorama actuel du chant liturgique est extrêmement varié.

Comme le soulignait le pape, les cathédrales doivent servir de modèles. Je partirai donc de mon vécu de chanteur dans des plusieurs de ces cathédrales. Ces cathédrales ont des Maîtres de Chapelle, des organistes, des chœurs, tous de très haut niveau. On assiste à un curieux mélange des genres, la même messe pouvant contenir du chant grégorien, baroque, contemporain et des cantiques.

Les musiciens cherchent plutôt à faire de la « grande musique », c’est normal, c’est leur métier. Mais est ce que n’importe quelle musique dite « sacrée » est adaptée à la liturgie ? Il faudrait ici faire preuve de discernement dans le choix du répertoire. Est-ce que les cris de guerre du Kyrie de la Nelson Messe de Haydn ont un rapport avec la liturgie ?

Face aux musiciens se trouvent les tenants du latin et du grégorien, pour qui, seuls le latin et le chant grégorien peuvent apporter la dignité requise par la liturgie. A Metz par exemple, la Passion du Vendredi Saint est chantée en latin, et les pauvres participants a l’office n’y comprennent rien. Pourquoi ne la chanterait on pas en français ? C’est tout à fait possible !

Dans le répertoire des cantiques, c’est un peu l’auberge espagnole. On y trouve de tout, du bon (Berthier, Gouze, Rimaud… ) et le pire (musique style chansonnettes sur des textes creux).

Tradition = latin ?

Oui, le joyau de la tradition occidentale est le chant grégorien. Il est important de l’étudier, de la connaître, mais peut il encore être utilisé tel que dans nos églises ? Et si on l’utilise, pourquoi le chanter avec une esthétique du XIX siècle ?

La liturgie requiert une participation CONSCIENTE des fidèles. « Je prierai avec mon esprit, mais je prierai aussi avec mon intelligence, je chanterai avec mon esprit, mais je chanterai aussi avec mon intelligence » (I Cor 14,15). Or qu’en est-il de cette participation consciente si le texte entendu est incompréhensible ? On me rétorquera que l’écoute d’un beau chant est une prière etc. mais la liturgie n’est pas faite pour cela… A force de dire que la compréhension et l’imprégnation n’ont pas d’importance, le langage théologique se vide de tout contenu vital, la foi devient vague, style new age…

La tradition considère le chœur comme une chaire de théologie. S’il dit des paroles incompréhensibles, il ne remplit donc pas son premier rôle. « L’audition d’un texte incompréhensible rend la participation consciente à peu près nulle, ou ce qui est pire : magique » (MK). Le mystère glisse vers la magie et la foi se vide de sa substance.

Oui, il faut absolument garder le lien avec la tradition grégorienne, mais en veillant a ce que ‘l’essentiel reste le principal’ (comme aimait à dire mon professeur de Grec).

Messe = concert ?

Les « messes concert » font place à la grande musique.

Il faudrait se souvenir que la plupart des musiques d’église (sublimes parfois) ont été composées à une époque de décadence de la liturgie, à une époque ou les fidèles ne participaient plus activement à l’office, mais assistaient passivement.

Le Gloria, le Credo, le Sanctus sont des chants qui doivent être chantés par l’assemblée. Or on assiste à une grande démonstration musicale, dans laquelle il n’est même pas possible de reconnaître le texte, puisque ce dernier n’a pas de discours continu, et en plus est décalé entre les voix. Essayons de traduire en français le « Dona nobis » de la messe du couronnement de Mozart : cela donne : Donne nou-ous, nou-ous la paix, donne donne donne nou-ous la-a pai-aix, la-a paix…cela fait sourire… De plus, le Sanctus avec un long Benedictus rompt le rythme du canon eucharistique.

La confusion vient en premier lieu du terme « d’art sacré ». L’art sacré, « ça n’existe pas ? L’art est sacré dans son essence, s’il est bon il est sacré, sinon il est mauvais » (MK). La liturgie a besoin d’un art liturgique, cet art étant alimenté par une réflexion sur la Tradition de cette liturgie. La musique n’est pas automatiquement liturgique parce que les paroles sont celles de la messe, pas plus qu’une peinture devient une icône parce que le titre du tableau est « La Vierge »…

Citons Monseigneur Chevrot : « Je redoute la musique à l’église : ou elle est mauvaise et elle m’horripile, ou elle est bonne et elle me distrait. Dans les deux cas elle m’empêche de prier ».

L’interprétation du chant est aussi importante. Des voix formées à l’école lyrique ne sont pas adaptées à l’office. Ecoutez les vêpres à Notre Dame de Paris, chantées par des professionnels… le ton employé, le lyrisme et le vibrato ne s’accordent pas avec l’office. L’interprétation du chant liturgique doit répondre à certaines règles que nous verrons plus loin.

Qu’est ce que la Tradition

Pour avancer, il faut poser les bases de la réflexion ; l’absence de réflexion sur ce qu’est la Liturgie et la tradition ouvre la porte à tous les abus.

Comment définirions nous la Tradition ? Je ne fait que répéter ce que Maxime Kovalevsky a enseigné à tous ses élèves : « La Tradition, c’est ce qui est contraire aux habitudes ». Surprenant non ? Quand on parle des traditionalistes, l’image qui vient est plutôt le contraire… mais les traditionalistes ne sont pas attachés à la Tradition mais aux habitudes, ce sont plutôt des « habituditionnistes ». « L’habitude, c’est le moindre effort, c’est une attitude statique et passive. A l’inverse, la Tradition exige un effort incessant de recherche pour se conformer progressivement à un idéal, c’est une attitude vivante, extrêmement dynamique. Des que cette recherche s’arrête, la tradition devient habitude, et l’habitude en ce domaine, c’est la mort. » (MK).

La Tradition n’est pas non plus le laisser aller, surtout pas ! La Tradition est un fleuve qui traverse l’histoire de l’Eglise, un arbre sur lequel nous devons nous greffer. Cela nécessite un travail de recherche, d’étude, pour être dans la continuité de ce fil d’or. La Tradition, c’est l’Esprit Saint qui a soufflé dans l’histoire et qui souffle toujours aujourd’hui.

L’étude de la Tradition doit nous faire remonter aux racines, à la source. Nous devons aussi avoir l’esprit critique, voir les déviations que l’homme a apportées au cours de l’histoire, et avoir le courage de dépoussiérer ce qui doit l’être . Revenir à la fraîcheur et à la vigueur du message évangélique est un devoir absolu pour tout chrétien. Connaître les origines dans leur pureté initiale, étudier l’histoire nous permet alors de faire jaillir quelque chose de nouveau et d’ancré dans la Tradition.

Tradition et Liturgie

Un des premiers principes de la Liturgie, c’est que la participation des fidèles doit être consciente. Le Christ a longuement enseigné les foules et ses disciples…dans la langue du peuple (en araméen)

Rappelons saint Paul : « Dans une assemblé, je préfère dire cinq paroles intelligibles… plutôt que dix mille en langues » (I Cor 14,19). Dans l’histoire, la liturgie a toujours été traduite dans la langue du peuple. Les liturgies antiques étaient elles célébrées en latin ? Non, mais c’est le grec qui a été la première langue liturgique. Lorsque le grec ne fut plus compréhensible, il a fallu passer au latin, et la chose ne se fit pas sans discussions : « comment traduire les beautés de la théologie dans une langue de juristes et de militaires ? ». Les partisans du grec ne pouvaient se faire à l’idée de traduire les textes en latin, et pourtant cela se fit et la musique s’adapta. Lorsque la Russie fut christianisée les textes furent traduits dans une nouvelle langue forgée pour l’occasion (le slavon).

La traduction des textes liturgiques est chose difficile, mais toute langue sur cette terre est apte à témoigner des merveilles de Dieu, l’Esprit Saint ne parlait il pas toutes les langues, tous les dialectes ? Maxime Kovalevsky, d’origine russe, disait souvent que le français est une belle langue liturgique…

La liturgie est le lieu par excellence où nous apprenons, où nous assimilons les textes bibliques et patristiques. Cette assimilation se fait par l’écoute et par le chant et ne peut donc se faire que dans notre langue. « Le chant est un langage qui permet de présenter d’une manière non doctrinaire et non scolaire, mais vivante, un enseignement dont la profondeur dépasse les possibilités de l’exégèse purement verbale » (MK) Qu’est ce qui nous reste à 40 ans de nos études de langues étrangères ? quelques poèmes et quelques chants car le chant a un pouvoir d’assimilation extraordinaire. Qui aujourd’hui peut encore réciter par cœur quelques passages de l’évangile ou quelques psaumes ? Réponse : ceux qui les chantent !

La place du chant dans la Liturgie est énorme. D’ailleurs, dans toutes les traditions religieuses, il en est ainsi… Quelle que soit la tradition religieuse, les textes sacrés sont chantés, jamais lus à voix parlée…. Le chant est un constituant organique de la liturgie. Hormis l’homélie, tout devrait être chanté : les lectures, le canon, le Pater etc.

La musique liturgique est un art précis qui a pour but

– de porter la parole avec dignité

– de sortir l’homme de ses conditionnements extérieurs

– de le rendre disponible à la prière

– de le nourrir par l’assimilation des textes.

L’étude des trois grandes traditions musicales chrétiennes (Grecque Russe et Grégorienne) nous révèle qu’elles sont bâties sur des structures similaires :

– la modalité

– l’absence de rythmique préétablie

– le style formulaire (voir les travaux du père Jousse)

– l’interprétation « a capella »

Ces principes sont à la base de ce que doit être le chant liturgique.

Avec la musique tonale et mesurée, c’est la musique qui prend presque toujours le pas sur le texte. Or c’est le texte qui doit guider la musique et non l’inverse ; c’est un véritable retournement à effectuer dans l’interprétation que de partir du texte et de baser toute l’interprétation sur ses inflexions…

Témoignage d’une réponse possible

Quand je parle autour de moi de ces principes, à savoir que la liturgie peut être en français tout en étant enracinée dans la tradition grégorienne, on me répond invariablement que c’est impossible.

Or, cela fait maintenant soixante dix ans que la démonstration de cette possibilité a été faite. Cette démonstration n’est pas abstraite, mais elle est vécue et expérimentée au sein de l’église Orthodoxe de France. Ce n’est pas ici le lieu de débattre de l’existence de cette communauté, mais de regarder objectivement son expérience liturgique.

La musique a été composée par Maxime Kovalevsky, émigré d’origine russe. Comme il composait pour des français, pour une Eglise De France, il s’est plongé dans l’étude de la tradition grégorienne. Et de son travail, de son attachement viscéral à la Tradition est né une musique tout a fait originale. La musique de Kovalevsky est basée sur les tons grégoriens harmonisés. Parfois certaines mélodies grégoriennes ont été reprises telle que, le texte ayant bien sûr été traduit. Les harmonisations sont d’une grande sobriété, le compositeur ne cherchant jamais à se mettre en avant, mais s’effaçant avec humilité.

Maxime Kovalevsky a composé un cycle liturgique entier, ce qui donne à l’année liturgique une grande cohérence.

La rencontre avec cette musique a été pour moi un choc. J’entendais là quelque chose que je n’avais jamais entendu, et en même temps j’avais l’impression immédiate d’être chez moi, dans ma tradition.

Je ne dis pas que tout le monde doit chanter du Kovalevsky. Mais il a ouvert une voie nouvelle, qui est au delà du débat entre traditionalisme et modernité. Cette voie est celle de la Tradition qui ne se répète pas tout en gardant une profonde continuité.

L’expérience vaut mieux que tous les grands discours, vous pouvez écouter de larges extraits sur : http://orthodoxie.free.fr/la sonotheque.htm

Pour ma part, je pense que l’avenir de la liturgie chrétienne passe par ces quelques point :

– la communion eucharistique sous les 2 espèces pour tous ; c’est tout de même incroyable qu’une minorité se réserve ce privilège, contrairement aux paroles de notre Seigneur qui a dit « Buvez en tous » !

o de retrouver le goût de la célébration, de la prière en commun, en Eglise (la liturgie n’étant pas le lieu de la prière individuelle)

o le retour à une liturgie entièrement chantée et en français

o l’utilisation d’une musique adaptée aux exigences de la liturgie.

Si vous désirez entrer en contact avec moi : [email protected]

Note sur Maxime Kovalevsky (MK 1903-1988) :

o Mathématicien et actuaire, musicologue et compositeur, liturgiste, maître de chapelle, professeur d’Histoire de la liturgie, des liturgies comparées et d’art sacré.

o « Retrouver la source oubliée » (éditions Présence Orthodoxe)

o « Orthodoxie et Occident » (éditions de l’Ancre)