Les exigences de l’Orthodoxie

LES EXIGENCES DE L’ORTHODOXIE

Père André Borrely,
recteur de la paroisse grecque francophone Saint-Irénée à Marseille.

Premier exposé

Je vous propose de privilégier un mot, tout au long de cet après midi : le mot exigence. Et je voudrais tenter de vous communiquer un double message. D’une part, je voudrais vous présenter l’Orthodoxie moins comme une réalité confessionnelle particulière, orientale, que comme l’humble témoignage de l’Eglise indivise où s’enracinent, à des degrés divers de profondeur, toutes les confessions chrétiennes, témoignage qui peut constituer un apport irremplaçable dans le partage œcuménique. D’autre part, je voudrais montrer pourquoi et comment ce témoignage ne peut être crédible que si les communautés et les fidèles qui se disent orthodoxes consentent onéreusement mais salutairement à se convertir en se purifiant des péchés qui, en ce début du 21ème siècle encore, les défigurent lors même qu’ils ont l’audace de parler de transfiguration et de divinisation.

Pour traiter ce sujet à fond, il faudrait bien plus qu’un après-midi. Je m’en tiendrai donc à six thèmes, trois dans le premier exposé, trois dans le second, espérant aller ainsi à l’essentiel. Et chacun de ces six thèmes, je vous propose de le développer en deux temps : d’abord en exposant la doctrine orthodoxe, ensuite en montrant combien il s’en faut que les Orthodoxes vivent à la hauteur des exigences de cette doctrine. Et je reprendrai la formule du Seigneur à l’adresse des rabbins de son temps, en donnant la première partie de la formule pour titre à l’exposé de la doctrine orthodoxe, et la seconde partie de la formule à la description des infidélités des Orthodoxes à la doctrine dont pourtant ils se réclament : Faites donc et observez tout ce qu’ils pourront vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes : car ils disent et ne font pas (Mt 23, 3).

1) Les exigences d’une approche sapientielle de la théologie.

a) Ils disent…

On peut assez bien caractériser l’Orthodoxie en évoquant la manière qu’elle a, je ne dirai pas de concevoir mais de sentir la théologie. Dans l’Orthodoxie, le mot théologie n’évoque pas principalement une spécialité scientifique ayant l’ambition d’effectuer l’inventaire du dogme en l’enrichissant par la spéculation intellectuelle et en le prolongeant rationnellement. La théologie n’est pas une science, si par ce terme on entend un effort intellectuel pour construire une synthèse rationnelle du dogme. Il est tout à fait significatif que le plus grand théologien orthodoxe du Moyen-Age byzantin, saint Grégoire Palamas, n’ait pas cherché à forger un système théologique. A Marseille, nous sommes un certain nombre à avoir bien connu le patron d’une civette, qui avait toujours, sous son comptoir, une bible et une Philocalie. Dès que la clientèle lui en laissait le loisir, il s’empressait de se plonger dans la lecture de ses chers auteurs. Et si quelqu’un s’avisait de lui demander quel roman policier l’absorbait ainsi, il se faisait une joie de lui parler d’Evagre le Pontique ou de Maxime le Confesseur. Non seulement il n’avait aucun titre universitaire en théologie, mais sa scolarité avait été brève, la nécessité de gagner sa vie ayant été pressante très tôt. Toute la paroisse orthodoxe grecque de Marseille tenait Georges Théodorou pour un théologien. Et je me revois, diacre, passant dans la nef de l’église de la Dormition, à la neuvième ode des matines, et encensant indistinctement icônes et fidèles, l’unique destinée des fidèles étant de devenir des icônes. Quand j’arrivais devant cette colonne silencieuse de prière, j’avais conscience de me trouver en présence d’une icône vivante. La paroisse de Marseille était alors très fortement secouée par de graves divisions internes : malgré ce contexte, je n’ai jamais entendu alors cet homme dire du mal de qui que ce fût.

La seule théologie qui puisse jaillir en vie éternelle est celle qui sort de la vie en Christ d’un homme ou d’une femme qui consent à la déification. C’est le propre de la vie de ne sortir que de la vie. Jamais aucun concept n’a pu engendrer la vie, jamais un enchaînement d’idées ne pourra rencontrer le réel. Saint Grégoire Palamas a écrit cette phrase admirable : Toute parole peut contester une autre parole, mais quelle est la parole qui peut contester la vie ?

Pour être vraie, la théologie doit être existentielle. De saint Isaac le Syrien le P. Basile Gondikakis a pu écrire magnifiquement : Il ne dit rien qui n’ait passé en lui sans qu’il en ait souffert. Pour le théologien ainsi compris, connaître ne se sépare pas d’aimer, penser signifie nécessairement penser la vie en Christ avec soncœur au sens biblique de ce mot, qui ne désigne pas l’affectivité mais le fond très secret de l’homme où se jouent la fidélité et l’ouverture à Dieu, ou, au contraire, l’endurcissement à son égard. La théologie doit être fondée sur l’ascèse par laquelle l’homme parvient, tel un palmier, à faire monter son cœur dans sa tête. Le saint le moins doué intellectuellement est un authentique théologien si peu qu’il ait acquis l’intelligence de la divinisation de l’homme par le saint Esprit, ce qui ne signifie pas qu’il soit un intellectuel, lequel, au contraire, peut fort bien demeurer toute sa vie un hanneton aveugle, d’autant moins intelligent des réalités de la foi qu’il est un intellectuel. La vie en Christ, l’expérience chrétienne de la déification et la vraie théologie requièrent beaucoup d’intelligence et très peu d’intellectualité. Dans la lettre qu’ils adressèrent au pape Pie IX en 1848, les Patriarches orientaux écrivaient : Chez nous, des innovations n’ont pu être introduites ni par les patriarches ni par les conciles, car le protecteur de la religion consiste dans le corps entier de l’Eglise, c’est-à-dire dans le peuple lui-même qui veut conserver intacte sa foi. Les patriarches voulaient dire que tout laïc a reçu, à son baptême, le sacerdoce royal et prophétique, l’onction chrismale de l’Esprit, et donc que tout laïc est le gardien responsable du dépôt de la foi, de l’expression de la vérité de l’Eglise. Si les évêques ont pour mission de proclamer la vérité ecclésiale, les laïcs, eux, ont pour vocation de recevoir dans une démarche de liberté cette Vérité qui n’est pas quelque chose mais quelqu’un, à savoir le Ressuscité, lequel ne saurait demeurer pour les chrétiens une réalité extérieure qui leur serait assénée par le Magistère. Dans la proclamation épiscopale de la vérité de l’Eglise, tout fidèle doit pouvoir reconnaître la vérité existentielle dont il vit, pétri de grandes expériences. Et c’est à chaque fils et fille de l’Eglise, qu’il ou elle soit ouvrier, femme de ménage ou commerçant, et pas nécessairement évêque, prêtre, ou diplômé de l’Institut Saint-Serge ou de l’Université de Thessalonique, c’est à tout membre de l’Eglise que s’adresse la recommandation de la première épître de Pierre : Soyez toujours prêts à répondre, mais avec douceur et crainte, à quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous ( I Pi. 3, 15).

Le P. Cyprien Kern avait employé la formule suivante : La chorale de l’église est une chaire de théologie. Dans l’hymnographie liturgique de l’office byzantin, il y a une cohésion organique, mais ce n’est pas un système rationnel. Si, par exemple, vous voulez connaître la doctrine orthodoxe concernant la Mère de Dieu, plutôt que de vous plonger dans des manuels, allez donc à l’église chaque vendredi soir du Grand Carême et suivez l’office dit de l’Acathiste. Dans ses Chapitres sur la prière, Evagre le Pontique écrit : Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien. Durant quatre siècles, sous la domination ottomane, les chrétiens étaient mis à mort s’ils étaient soupçonnés d’avoir joué un rôle dans la conversion d’un musulman au Christ : on suréleva donc les fenêtres de sorte que rien ne fût visible ni audible de l’extérieur. Il en fut de même en URSS. En 1996, à Kassimov, en Russie, j’ai entendu le Recteur de l’église de laDormition évoquer la douce mémoire de son père, prêtre mort au Goulag, et comment on célébrait en ce temps-là la nuit de Pâques à voix basse pour ne pas attirer l’attention de la police. C’était l’époque où il était interdit de catéchiser les enfants, alors que l‘Etat enseignait dogmatiquement l‘athéisme. Et bien, que ce soit dans l’empire ottoman ou en URSS, c’est par la puissance festive et résurrectionnelle de la liturgie, c’est par la chaire de théologie de la chorale paroissiale, que la foi orthodoxe a survécu.

Vladimir Lossky a qualifié la théologie orthodoxe de théologie mystique. C’est exactement le sens du mot théologien quand on appelle saint Syméon le Nouveau Théologien; c’est comme si on disait : le Nouveau Mystique. Mais ici encore les mots sont piégés. De même qu’il ne faut pas penser à science en parlant de théologie, mais plutôt à prière, célébration liturgique, sagesse, amour de la beauté divine et de la Lumière incréée, de même, mystique ne signifie pas ici un état d’oraison déterminé selon la classification de Thérèse d’Avila. La théologie mystique dont il s’agit est le bouillonnement et le jaillissement de l’expérience que l’Eglise ne cesse de faire du Mystère chrétien. C’est une théologie vécue et vivifiante. La pensée qui la constitue est une pensée en fusion et dynamique, une connaissance vitale, expérimentée et cherchant à se communiquer par le symbole qui évoque, l’icône qui nous parle d’une humanité déifiée et transfigurée, la poésie qui ne conceptualise pas mais évoque, suggère, le chant qui unit le beau et le vrai en une synthèse qui s’adresse à l’homme pris dans son intégralité et non point comme s’il n’était qu’intellect pur ou pure affectivité. Cette théologie est mystique dans la mesure où elle est expérience du Mystère.

Elle exclut deux comportements hélas fort répandus : le dualisme et le juridisme. Le dualisme est responsable d’une multitude de déchirures que l’œcuménisme est jusqu’ici impuissant à raccommoder. Si les chrétiens sont désunis, c’est bien parce qu’ils ont introduit la division entre la sainte Écriture et la Tradition, entre la parole et les rites sacramentels, entre les clercs et les laïcs, entre l’autorité et la liberté, entre la foi et les œuvres, entre le corps et l’âme, entre la pensée et la vie, entre la connaissance et l’amour, entre la foi et la raison, entre la philosophie et la théologie, entre les réalités spirituelles et les choses sensibles, entre le terrestre et le céleste, entre le temps et l’éternité, entre la contemplation et l’action, entre la nature et la personne, entre la nature et la grâce, ou entre la nature et le surnaturel. Et ce dualisme paraît s’être prolongé dans la société déchristianisée avec la théorie marxiste de la lutte des bourgeois et des prolétaires. Je me demande même parfois s’il n’y a pas quelque chose de cela dans un certain féminisme.

Quant au juridisme, c’est un fait bien établi que la propension du droit est de nous donner ce que Leibniz a appelé un pouvoir moral. Il nous habilite à revendiquer, à exiger, au besoin par la contrainte, ce qui nous est dû. Avoir un droit, c’est détenir un pouvoir. Le droit constitue une barrière s’opposant aux empiètements d’autrui sur notre individualité. Il délimite la sphère en laquelle nous pouvons agir librement sans que notre activité puisse être entravée par autrui. En outre, le droit est essentiellement rationnel. Il se fonde sur l’esprit humain en tant que faculté d’ordre et puissance normative, comme raison qui légitime notre action et rend ses conditions moralement et socialement exigibles. La mentalité juridique nous accoutume inévitablement à une objectivation des situations existentielles, elle développe en nous la propension à substituer à l’indétermination dynamique de la vie, à l’unicité de l’événement survenu dans la vie personnelle, des modèles de vie définitifs et impersonnels se référant à l‘objectivité du cas général : cette femme de 22 ans qui, en quelques heures seulement, découvre avec horreur qu’elle a épousé un monstre, et qui veut continuer à être à part entière une fille de l’Eglise, ne va-t-on lui offrir que le célibat comme unique perspective de vie ? Plus une théologie est juridique, plus elle tend à rationaliser le mystère, moins elle est capable de réconcilier la pensée et la vie, la science et la sagesse, la connaissance et l’amour, et, plus généralement, toutes les réalités que divise la mentalité dualiste. Les Byzantins furent toujours étrangers au présupposé occidental selon lequel l’Eglise est une institution divine dont l’existence interne pourrait être définie de façon appropriée en des termes juridiques. Les concepts juridiques ne sauraient épuiser la réalité la plus profonde de l’Eglise.

Et c’est l’honneur et la grandeur de l’Orthodoxie d’avoir toujours témoigné de cette manière de sentir la vie en Christ. L’intelligence humaine doit se retourner, se repentir, devenir μετα−νοια, afin de convertir les structures que les chrétiens ont introduites dans leur existence ecclésiale au cours des siècles, les concepts qu’ils ont laissé pénétrer dans leur pensée bien que ces concepts soient étrangers à l’essence véritable de l’Eglise, les facteurs empiriques qu’ils ont fini par confondre avec cette essence.

Nous devons notamment nous interroger sur la place démesurée que le droit a prise dans la vie ecclésiale, dans la conception du mariage chrétien, du sacerdoce ministériel, de la rédemption, dans la représentation que les chrétiens se sont faite du mérite, du péché, de la prière pour les défunts, de la vénération des saints, du purgatoire et de l’enfer, du mystère sacramentel de la confession, de l’autorité et de la primauté dans l’Eglise.

Le souci que j’ai de ne pas abuser de votre attention m’oblige à ne prendre qu’un exemple, celui de la rédemption. Dans la discussion qui suivra mon exposé, nous pourrons revenir, si vous le jugez bon, sur la confession, le mariage, etc. C’est l’honneur de l’Orthodoxie d’avoir voulu éviter de chercher à démontrer que la rédemption était indispensable en insistant sur la figure juridique du Christ, substitut totalement innocent souffrant et mourant à la place des pécheurs, et acquérant pour eux un mérite infini en fournissant par sa mort une compensation infinie pouvant seule réparer adéquatement l‘injure infinie subie par Dieu. L’Offensé étant infini, infini est le péché qui offense. A la violation de l’honneur dû à Dieu, une satisfaction infinie serait apportée par les souffrances du Christ, satisfaction dont l’homme pécheur est foncièrement incapable de par sa finitude tragiquement accentuée par son péché. Sur ce thème, il y a une page de Bossuet qui est véritablement horrible ! Nous pourrons la lire après mon exposé.

Ma mémoire n’est pas infaillible, mais je ne dois pas être loin de la vérité si je vous dis que je n’ai pas rencontré l’équivalent grec du mot français mérite dans la totalité de l’office byzantin dont l’ampleur est pourtant considérable. Parler de mérite issu de notre libre-arbitre surnaturalisé par la grâce, c’est indiquer un type d’action ayant pour conséquence que la personne à l’égard de laquelle on mérite nous doit, en retour de notre action, une récompense déterminée. Si l’on dit que l’homme mérite à l’égard de Dieu, ou même que le Christ a mérité pour nous à l’égard de son Père, on attribue à l’acte libre de l’homme ou du Christ la propriété de déterminer en Dieu l’obligation de récompenser son auteur d’une manière bien définie sous peine de se déjuger lui-même. Le seul texte qui pourrait amener la traduction française à parler de mérite, est un passage de l’anaphore de saint Basile le Grand, mais c’est pour dire que l’homme ne possède en aucune manière des mérites.

… Maître très-saint, nous aussi pécheurs et tes indignes serviteurs, que tu as jugés dignes de célébrer à ton saint autel, non point pour nos mérites, car nous n’avons rien fait de bon sur terre, mais par ta miséricorde et ta compassion que tu as répandues abondamment sur nous, nous avons la hardiesse de nous approcher de ton saint autel… En traduisant par non point pour nos mérites on cherche à rendre le grec : ου δια τας δικαιοσυνας ημων, dont le sens littéral est non point pour nos justices, c‘est à dire : non point à cause de nos oeuvres qui pourraient avoir la prétention de nous justifier. Le peuple chrétien s’entend rappeler cela chaque dimanche du grand Carême, alors qu’il pourrait être tenté de faire de l’ascèse une catapulte à mérites. Ainsi l’Eglise nous prépare-t-elle à entendre, durant la nuit pascale, la catéchèse dite de saint Jean Chrysostome, cette géniale relecture de la parabole des ouvriers de la onzième heure. Dans la parabole, les ouvriers de la onzième heure ont au moins effectué une heure de travail. Dans la catéchèse dite de saint Jean Chrysostome, l’Eglise va plus loin : Que vous ayez jeûné ou non, réjouissez-vous aujourd’hui. La table est préparée, goûtez-en tous; le veau gras est servi, que nul ne s’en retourne à jeun. … Dans les derniers dimanches qui ont précédé le pré-Carême, l’Eglise a préparé le terrain en nous donnant en exemple un publicain, Zachée, puis une Cananéenne, c’est-à-dire une païenne. Le pré-Carême a commencé par la méditation de la parabole du publicain et du pharisien : Vous allez jeûner, nous dit l’Eglise, mais que ce soit dans l’esprit du publicain, ne soyez pas, comme le pharisien, hyper-conscients de vos prétendus mérites, de vos vertus. Et l’Eglise d’insister en supprimant, non sans quelque humour, le jeûne durant la semaine qui suit le dimanche du publicain et du pharisien. Le troisième dimanche du grand Carême, consacré à la vénération de la Croix, le premier tropaire de chaque ode des matines est chanté sur l’air que la chorale exécutera durant la nuit de Pâques. C’est que, à l’instar des hommes de la Bible, les théologiens qui composèrent l’Office byzantin ont un goût prononcé pour le paradoxe dans la mesure où ce dernier déjoue les déductions de la logique rationnelle en la déroutant. Cette propension au paradoxe entend s’attaquer à la torpeur de l’esprit qu’engendre la mentalité rationnelle. C’est la zone vitale et profonde de l’intelligence humaine qu’il s’agit de gagner. La théologie que professe la chorale de l’église se plaît à rapprocher les contraires afin d’amener l’intelligence humaine du Mystère à s’engager vitalement et en profondeur dans la voie intuitive, en dépassant la zone trop superficielle de la rationalité.

La théologie orthodoxe de la rédemption s’est efforcée d’aller jusqu’au bout des affirmations du concile de Chalcédoine. Si, en Christ, la nature divine et l’humaine nature ne sont pas juxtaposées, mais véritablement unies, ce que nous appelons notre rédemption est en réalité une divinisation, la vie en Christ est fondamentalement un emmagasinement par l’homme des rayons ultraviolets divins, un coup de soleil divin ! La compénétration sans confusion, en Christ, entre les deux natures, fait de la rédemption davantage une régénération ontologique qu’une réconciliation morale, une glorification plus qu’une justification, une destruction de la mort plus encore qu’une rémission des péchés, un renouvellement de l’effigie de Dieu en l’homme, une restitution de l’intégrité de la nature humaine davantage qu’une réparation du désordre provoqué et de l’offense faite à Dieu par le péché, une immersion dans la lumière incréée plutôt qu’unesatisfaction à la justice divine.

Ici encore, consultons notre maîtresse ès théologie, la chorale de l’église. En la fête de l’Annonciation, elle chante : C’est aujourd’hui le point capital de notre salut. Σημερον της σωτηριας ημων το κεαλαιον. En grec, le mot κεαλαιον signifie : le point capital, la partie la plus importante.

J’ignore le slavon, mais je peux dire que la traduction utilisée dans ce qui est devenu la Vulgate des paroisses francophones : Aujourd’hui commence à poindre l’aurore de notre salut est poétique mais n’est pas théologiquement fidèle au texte grec. Le point capital, c’est l’entrée en contact et l’interpénétration sans confusion de l’humain et du divin, la divinisation de l’humain dans le sein virginal d’une petite galiléenne. Il se trouve que nous nous vautrons comme des porcs dans la boue, le sang et la sanie, ce qui nous vaut d’expérimenter la maladie, la souffrance et la mort. Le nouvel Adam vient donc, sans faire le difficile, nous rejoindre là où nous sommes. Sans même retrousser ses manches, il plonge ses mains et ses bras, lui le-seul-sans-péché, ο μονος αναμαρτητος, comme disent nos textes liturgiques, dans les profon-deurs immondes de notre pauvre nature animalisée par le péché, dans les abîmes où se déploient les racines chevelues de notre violence, de notre sexualité blessée et fragile, de nos angoisses et de nos névroses. C’est pourquoi le 25 mars aboutira aux affres du grand Vendredi et à la déréliction du Roi endormi dans le tombeau, le grand Samedi. Mais le Nouvel Adam est infiniment plus que Adam avant la chute, c’est l’Homme par excellence, le seul homme pleinement humain, qui ne fragmente pas la nature humaine, parce qu’il est en même temps pleinement divin.

On peut donc supposer que, quand même l’homme n’eût pas péché, les épousailles divines avec l’humanité auraient été malgré tout célébrées. Le point capital, ce n’est pas le Vendredi saint, mais le 25 mars. Parce que l’Epoux de l’Eglise est fou d’amour pour son Epouse, nous possédons le redoutable et tragique pouvoir de lui imposer la nécessité du Vendredi saint dès lors qu’il décide d’être le divin Mendiant d’amour frappant à la porte du cœur humain afin de pénétrer dans notre humanité. Mais nous ne devons pas croire qu’il n’est devenu l’un de nous que pour rattraper le Dessein de Dieu que nous avions fait échouer. Ce Dessein vient de bien plus loin : en lançant dans l’être la première molécule, Dieu, qui ne vit pas dans le temps et donc pense tout en même temps, Dieu le Père contemple son Fils et l’union divinisante qu’il réalisera de toute manière avec l’humanité, c’est-à-dire avec la sainte Eglise. C’est l’Incarnation qui nous livre la signification profonde de la création, ce n’est pas la chute qui suffit à expliquer l’Incarnation.

Et de tous les Pères orientaux, celui qui est allé le plus loin dans le refus de tout juridisme en théologie chrétienne, c’est très certainement saint Isaac le Syrien, ce grand moine du golfe Persique, au 7ème siècle. L’Abbé Isaac tient pour blasphématoire l’idée que Dieu puisse faire payer l’homme pour le mal qu’il a pu faire, et il rejette catégoriquement l’idée de rétribution. Il ne veut entendre parler que d’une sollicitude divine pouvant aller jusqu’à s’adresser aux démons eux-mêmes, sollicitude qui n’est pas moins grande que la plénitude d’amour qu’il porte envers toutes ses autres créatures. Pour l’Abbé Isaac, la miséricorde divine est opposée à la justice, et elle transcende toute justice. Il nous dit : S’il y a l’amour, il n’y a pas de rétribution; et s’il y a rétribution, il n’y a pas d’amour. Et il dit encore : L’usage que Dieu fait de sa justice ne fait pas le poids devant sa miséricorde. Pour lui, l’idée d’un châtiment éternel des hommes pécheurs et même des démons, est incompatible avec l’idée d’un Dieu dont saint Jean nous dit qu’il est amour, idée que l’Abbé Isaac situe au centre de toute son oeuvre. Si l’amour ineffable est constitutif de l’être même du Dieu tri-unique, unique mais non point solitaire, le salut que Dieu veut pour ses créatures, même pour les démons, ne peut être qu’un salut universel.

La seule limite à la réalisation de ce dessein divin est la liberté tragique que possèdent les hommes comme les anges de rejeter le salut accompli par le Christ et qui ne saurait être obligatoire. Pour l’Abbé Isaac, l’enfer est une sorte de purgatoire, plutôt qu’un enfer : son but est de sauver les anges comme les hommes. L’idée d’un châtiment que Dieu voudrait éternel lui paraît incompatible avec la bonté du Dieu qui est amour. Aucun discours religieux ne peut être plus actuel pour nos contemporains que l’annonce d’un Dieu d’amour et de miséricorde, et non pas d’un Dieu/Juge. La miséricorde, écrit saint Isaac, est opposée à la justice. En tout cas, dans le christianisme tel que le comprend l’Abbé Isaac, la miséricorde doit transcender toute justice. Saint Isaac a ce que Pascal appellera la force d’esprit de penser et d’affirmer que Dieu n’a fait tout cela – Isaac veut parler de l’Incarnation – pour aucune autre raison, sinon pour faire connaître au monde son amour. Et il ajoute que ladite Incarnation s’est produite non pas pour nous racheter de nos péchés, ni pour aucune autre raison, mais uniquement afin que le monde se rendît compte de l’amour que Dieu porte à sa création. Et il faut entendre ici l’amour non point principalement au niveau psychologique, comme un sentiment, mais au niveau ontologique – c’est-à-dire au niveau de l’être même de Dieu, de la vérité de l’existence divine, de la réalité existentielle de Dieu, de l’identité de son être proprement divin. Une des trois Personnes divines devient l’un des hommes afin de restaurer l’union de Dieu et de l’homme qui était tout le Dessein de salut divin sur les anges et les hommes dès avant la création du monde. Dire que Dieu aime les anges et les hommes, et qu’il ne saurait faire autre chose que les aimer, c’est dire qu’il pense tout le sens de leur existence et de leur destinée comme une déification, comme une ascension vers la gloire divine, vers la lumière incréée, comme une entrée dans l’acte générateur éternel par lequel le Père communique à son Fils unique toute sa plénitude de vie divine et incréée qu’est son saint Esprit. Vous pouvez bien chercher ce qui peut relever de la justice et du droit dans ce projet divin, on vous met bien au défi d’en trouver la moindre trace.

b) Ils ne font pas

Mais après avoir ainsi caractérisé l’Orthodoxie par sa manière foncièrement sapientielle d’expérimenter la pensée théologique, il faut s’empresser d’ajouter, hélas, que les Orthodoxes sont infidèles à cette approche de la théologie lorsqu’ils prétendent posséder la vérité. Le Christ a dit de lui-même, dans le quatrième évangile : Moi, je suis le Chemin, et la Vérité et la Vie (Jn 14, 6) La Vérité n’est pas quelque chose qui pourrait devenir objet d’une quelconque possession, mais Quelqu’un, la Personne divino-humaine du Λογος devenu l’un des hommes pour les diviniser. On ne possède pas une personne, on ne possède que des objets, des choses. C’est pourquoi il est odieux et immonde de dire qu’on possède une femme ou qu’on peut posséder la vérité. Parce que mon corps fait partie intégrante de mon être personnel, je ne dois pas dire que j’ai un corps, comme je possède une montre ou une paire de lunettes, mais que je suis mon corps, que mon corps c’est moi-même.

Et, de même, ton corps, c’est toi-même, c’est une dimension essentielle de ton être personnel. On n’a pas le droit de penser et de dire qu’on possède la vérité, mais le Christ nous dit encore dans le même quatrième évangile que nous avons le devoir de faire la vérité : Celui qui fait la vérité vient à la lumière (Jn 3, 21). Et dans sa première épître, saint Jean affirme : Si nous disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres, nous sommes des menteurs, nous ne faisons pas la vérité (I Jn. 1, 6. ). En nous demandant de faire la vérité, le Seigneur nous convie à être vrais, à être ce que nous osons dire lorsque nous osons nous dire orthodoxes, à être ce que nous prétendons croire lorsque nous récitons le Credo. C’est tellement facile de dire, d’écrire, il suffit d’être un peu doué pour cela. Et même si l’on n’est pas très doué, cela peut s’apprendre. Mais que c’est difficile, que c’est onéreux d’être ce que l’on dit, de faire ce que l’on écrit ! Les hommes de ce temps parlent trop de faire l’amour, et pas assez souvent de faire la vérité. D’ailleurs, on ne fait pas l’amour, c’est l’Amour – avec un « A » majuscule – qui nous fait, en ce sens que ce que nous appelons faire l’amour n’a de consistance et de sens, pour un chrétien, que si le mystère de ce que nous croyons faire est englobé dans un mystère encore plus grand, plus profond, celui de l’amour du Christ et de l’Eglise, son Epouse. Par contre, nous devons faire la vérité en ce sens que l’amour du Père céleste pour nous, l’extension jusqu’à nous de l’acte générateur éternel par lequel il fait à son Fils le don infini de son saint Esprit, cet amour ne peut nous faire que si nous sommes vrais face à lui et à nos frères les hommes, que si nous ne trichons pas. L’Amour divin et incréé ne peut nous faire, nous malaxer, nous pétrir, nous sculpter, c’est-à-dire ne peut nous diviniser, que si nous-mêmes commençons par faire la vérité.

Si nous, chrétiens, nous ne faisons pas la vérité, les hommes, nos frères, qui ne partagent pas notre foi, ne pourront – à de très rares exceptions près – la découvrir tout seuls. Si nous ne sommes pas vrais, nous risquons de nous entendre dire, comme à Caïn : Où est Abel, ton frère (Gn 4, 9) ? Il n’y a peut-être pas d’athées véritables, mais seulement des agnostiques auxquels il est donné de ne rencontrer que des chrétiens qui ne font pas la vérité, qui font comme si : comme s’ils faisaient ce qu’ils croient, comme s’ils étaient ce qu’ils disent. Nous devons relire la parabole du Jugement dernier, en Mt. 25, 31-46 – J’avais faim et vous m’avez donné à manger, etc. – en nous disant que le Christ ne s’identifie pas seulement avec ceux qui sont dans la misère, malades ou en prison, mais également avec tous ceux qui, en ces temps de grande détresse spirituelle, sont en proie à ce que Paul Ricoeur a appelé le désespoir du sens. Face au comme si des chrétiens hypocrites et comédiens, il y a le comme si des hommes qui vivent désormais sous le regard aveugle de la mort, de la mort qui a cessé d’être investie de part en part par la foi chrétienne en la résurrection. Ces hommes essaient désespérément de vivre comme s’ils n’allaient pas mourir, comme si leur existence humaine pouvait être dégagée de la réalité aliénante et désespérante de la mort. Devant l’angoisse existentielle de la mortalité – c’est-à-dire que, dans un mois, dans un an, de toute manière, il faudra bien mourir -, les hommes de ce temps sont nus et seuls comme jamais ne l’avaient été les hommes auparavant. Leur vision du monde n’inclut plus la mort, elle s’efforce désespérément de l’oublier. Chacun vit comme si lui seul ne devait pas mourir. Les hommes, nos frères, qui vivent désormais sans espérance, en attendant la mort, en tentant simplement de la repousser le plus tard possible, ces hommes ont besoin que, devant eux, nous fassions la vérité, que nous soyons vrais afin que rayonne notre foi en la résurrection. Il n’est pas, pour un chrétien, de plus grande tristesse que de n’être pas vrai, et il n’y a pas de plus grande misère, pour les non-chrétiens qui nous entourent, – fussent-ils sociologiquement baptisés – que de passer toute une vie sans que leur soit accordée la grâce de rencontrer un vrai chrétien, un chrétien qui fait la vérité.

Chacun d’entre nous, mais aussi chacune de nos communautés paroissiales, chaque diocèse, chaque patriarcat, nous devons parvenir à jeter sur nous-mêmes un regard loyal, sans complaisance, sans astuce, un regard décapant, qui mette à nu toutes les sinuosités et duplicités, tous les replis et détours mensongers, tous les recoins par lesquels nous cherchons à résister à la pression d’amour que notre Père céleste, tout en respectant infiniment notre liberté, exerce sur nos pauvres cœurs de pierres préconstruits pour les épousailles divines. C’est terriblement plus difficile mais aussi merveilleusement plus fécond que de passer notre temps à rouler les mécaniques, à bomber le torse, à promener notre importance, à pratiquer allègrement le triomphalisme en répétant que nous possédons la vraie foi et la manière véritable de rendre gloire à Dieu, ce qui est exact, à ceci près que l’Orthodoxie, en sa double signification étymologique que je viens d’évoquer, nous l’avons reçue comme un don inexigible et immérité, tandis que l’orthopraxie, l’acte qui consiste à faire la vérité, cela nous incombe et, pour parler comme saint Paul, nous sommes les plus malheureux des hommes (I Co. 15, 19 ) si nous n’obéissons pas à cet impératif catégorique.

J’ajoute que si l’on prétend expérimenter la théologie comme sagesse et non point comme science, moins comme raison raisonnante que comme intelligence de l’expérience que représente la vie en Christ, on ne peut simultanément avoir de l’Eglise une conception statique. En effet, si rien d’hétérodoxe n’existe dans la doctrine comme dans le culte de l’Eglise orthodoxe, toute l’Orthodoxie, telle que Dieu la contemple en scrutant les reins et les cœurs, n’est pas contenue dans les limites visibles et conceptualisables de l’Eglise orthodoxe. Il y en a que l’on croit dehors et qui, aux yeux de Dieu, sont dedans, et il y en a qui se croient dedans et qui, en réalité, sont peut-être dehors. On ne peut simultanément vanter la supériorité de la théologie apophatique, et prétendre posséder la vérité au point de ne pas voir que des vérités sont crues fermement, des réalités sont intensément vécues, des actes sont posés parfois héroïquement, qui sont véritablement orthodoxes bien que se situant en dehors des limites visibles et institutionnelles de l’Eglise orthodoxe. Je rappelle que l’adjectif apophatique vient du grec αποασις dont le sens est négation. Par l’expression théologie apophatique on veut évoquer non seulement le fait que le Tout Autre est au-dessus du langage et de la raison de l’homme parce que celle-ci est impropre à l’exprimer, mais qu’il est inaccessible en lui-même. C’est ce dont témoigne le début de l’anaphore de la liturgie de saint Jean Chrysostome : C’est toi le Dieu inexprimable, qu’il est impossible de considérer sous toutes tes faces, invisible, insaisissable, toujours existant, toujours le même, toi et ton Fils unique-engendré, et ton saint Esprit. La théologie en son sens proprement orthodoxe ne demande pas à l’intelligence et à la parole d’exprimer des idées le plus adéquatement possible. Elle préfère partir d’une expérience intérieure, nécessairement concrète, et elle se trouve aussitôt devant l’impossibilité d’en exprimer adéquatement le contenu en mots mesurés, car celui-ci est d’un autre monde que le monde des sons. Cette théologie renonce en conséquence à exprimer et cherche plutôt à évoquer, à suggérer. Si l’on admet cela, comment ne pas voir que, pour être vraie, l’attitude apophatique doit inspirer aux Orthodoxes qui s’en réclament, la conviction qu’ils doivent demeurer dans l’ignorance des frontières réelles et invisibles de l’Eglise orthodoxe ? Dieu seul connaît les limites effectives de l’Eglise. N’oublions pas ce fait considérable que l’Eglise ancienne ne rebaptisait pas les ariens eux-mêmes. Le 7ème canon du concile œcuménique de 381 prescrivait seulement de les recevoir par chrismation. Ne pas rebaptiser quelqu’un qui a déjà reçu le baptême dans l’hétérodoxie, c’est reconnaître implicitement qu’il y a – plus ou moins selon les confessions chrétiennes, c’est entendu – de l’unité, de la sainteté, de la catholicité, de l’apostolicité en dehors des limites visibles et conceptualisables de l’Eglise orthodoxe. Nous devons refuser résolument de confondre la réalité effective de l’Eglise avec ce que nous pouvons humainement en percevoir et concevoir. Dans le langage des philosophes, on dira que le concept d’Orthodoxie est plus compréhensif que celui d’Eglise orthodoxe. Et ces remarques m’amènent tout naturellement à poser le problème des exigences d’une ecclésiologie qui appréhende l’Eglise sous l’aspect dumystère plutôt que de l’institution.

2) Les exigences d’une approche de l’Eglise comme mystère plutôt que comme institution.

a) Ils disent…

C’est encore l’honneur et la grandeur de l’Orthodoxie d’avoir maintenu dans son Credo, non point seulement l’affirmation que le saint Esprit procède du Père seul et non pas aussi du Fils, mais encore l’affirmation que les Orthodoxes croient en l’Eglise, alors que dans la tradition latine, depuis Pierre Chrysologue jusqu’au cardinal de Lubac, en passant par Paschase Radbert et Karl Barth, on considère qu’on ne peut croire qu’en Dieu seul. C’est oublier que la foi d’Abraham en Iahvé, au moment du sacrifice d’Isaac, n’a d’égale que celle de l’adolescent envers son papa. Nous croyons que demain il fera beau, ce qui signifie en fait que nous n’en savons rien, mais nous croyons en, nous avons confiance en ce chirurgien qui s’apprête à nous ouvrir la poitrine pour ponter nos coronaires. Dire que nous croyons en l’Eglise, c’est affirmer qu’elle n’est pas pour nous quelque chose mais quelqu’un. Or, l’Eglise est notre Mère. On croit en une mère, on ne croit pas en une institution, tout au plus peut-on croire que telle ou telle institution – l’Université, le palais dit de justice – est capable de ceci ou de cela.

Nous ne pouvons avoir foi, être sûrs que dans l’acte de croire en. La science s’oppose à la croyance, pas à la foi. Croire que Dieu existe, que le Christ est ressuscité, est à la portée mêmes des démons. C’est ce qu’affirme l’épître de Jacques : Toi, tu crois qu’il y a un seul Dieu ? Tu fais bien. Les démons le crient aussi, et ils tremblent. (Jac. 2, 19). Nous croyons en l’Eglise, notre Mère, en tant que Mystère, comme Corps pentecostal du Ressuscité et non pas comme institution. Une institution ne saurait être ma mère. L’usage du mot Mère pour désigner l’Eglise apparaît déjà dans l’œuvre d’Origène. Affirmer, dans le Credo, notre foi en la sainte Eglise, c’est dire que nous croyons en elle comme Epouse du Christ ne faisant qu’une seule chair ressuscitée avec lui, comme Eglise du saint Esprit, comme lieu divino-humain où l’œuvre divinisatrice du saint Esprit devient événement pour les hommes. Et vous remarquerez que l’Eglise, dans le Credo, nous donne le moyen de croire en elle en nous faisant affirmer d’abord notre foi en le saint Esprit. Nous croyons en l’Eglise dans la mesure même où nous croyons dans le saint Esprit.

b) Ils ne font pas

Mais si nous croyons vraiment, ce qui s’appelle croire, que l’Eglise est l’Eglise du saint Esprit, comment pourrions-nous ne nous en point faire une idéedynamique ? Sur cette question j’aime toujours citer un passage du livre du P. Sophrony sur saint Silouane.

L’archimandrite Sophrony rapporte une conversation que saint Silouane eut un jour avec un archimandrite de passage à l’Athos, qui exerçait une activité pastorale le mettant en contact avec des chrétiens non-orthodoxes, sans doute des catholiques. S. Silouane lui demanda en quels termes il s’adressait à ces chrétiens. – Je leur dis : « Votre foi, c’est de la fornication. Chez vous, tout est déformé, tout est faux, et vous ne serez pas sauvés si vous ne vous repentez pas ». Le Starets l’écouta, puis lui demanda : – Et dites-moi, Père archimandrite, croient-ils en Jésus Christ, croient-ils qu’il est le vrai Dieu – Oui, cela, ils le croient. – Et vénèrent-ils la Mère de Dieu ? – Oui, ils la vénèrent; mais leur doctrine à son sujet est fausse.– Vénèrent-ils les saints ? – Oui, ils les vénèrent, mais quels saints peut-il donc y avoir chez eux depuis qu’ils se sont séparés de l’Eglise ? – Ont-ils des offices dans leurs églises, lisent-ils la Parole divine ? – Oui, ils ont des offices et des églises, mais si vous pouviez voir ce que sont ces offices en comparaison des nôtres, quel froid, quelle absence de vie ! – A ce pharisien Silouane répondit avec douceur mais fermeté: – Eh bien ! Père archimandrite, leur âme sait qu’ils font bien de croire en Jésus Christ, de vénérer la Mère de Dieu et les saints, de les invoquer dans leurs prières; et si vous leur dites que leur foi c’est de la fornication, ils ne vous écouteront pas … Mais dites aux gens qu’ils font bien de croire en Dieu; qu’ils font bien de vénérer la Mère de Dieu et les saints; qu’ils font bien d’aller à l’église pour les offices, de prier à la maison, de lire la Parole divine, et le reste; mais que, sur tel ou tel point, ils sont dans l’erreur, qu’il faut corriger cette erreur et qu’alors tout sera bien. Le Seigneur se réjouira en eux, et ainsi nous serons tous sauvés par la miséricorde de Dieu. Dieu est Amour; c’est pourquoi toute prédication doit, elle aussi, procéder de l’amour, et alors elle sera salutaire et pour celui qui prêche, et pour celui qui l’écoute. Mais si vous condamnez, l’âme du peuple ne vous écoutera pas, et il n’en résultera aucun bien. Sans la vérité, l’amour devientpsychique, au sens que saint Paul donne à ce mot en l’opposant à pneumatique. Mais la vérité sans l’amour devient ce qu’elle était pour Torquemada et ce qu’elle est encore, hélas, pour certains zélotes intégristes dans le monde orthodoxe. Il y a une manière d’utiliser les canons de l’Eglise qui fait de ces canonistes des artilleurs. Il est des puritains et des puristes qui, à force de ne penser qu’à être purs, deviennent durs. Ils oublient simplement que, dans le christianisme bien compris, c’est-à-dire dans l’Orthodoxie, le contraire du péché, ce n’est pas la vertu mais la foi.

3) Les exigences d’une approche diachronique de l’unité de l’Eglise

a) Ils disent …

C’est encore la grandeur et l’honneur de l’Orthodoxie de ne jamais séparer, notamment dans sa participation au mouvement œcuménique, la dimensionsynchronique de l’unité de l’Eglise, de sa dimension diachronique, synchronique étant, à partir du grec, ce que signifie contemporain à partir du latin. L’Orthodoxie s’honore en ne perdant jamais de vue que nous avons à vivre l’unité ecclésiale simultanément à un moment donné de l’histoire de l’Eglise, et dans la continuité ininterrompue de la Tradition ecclésiale. La dimension diachronique de l’unité de l’Eglise, c’est la dimension sans rupture à travers le temps, c’est le fait que nous sommes roulés, pour ainsi dire, dans le même flot traditionnel, c’est le fait que l’Eglise du Christ est un développement de vie. Il s’agit de préserver à tout prix ce qui motiva essentiellement l’intervention du Dieu vivant de la Bible dans l’histoire des hommes, à savoir la révélation à ces derniers du mode d’existence même de Dieu. Et comme le contenu de cette révélation est pour les hommes une pensée dont le propre est de devoir être vécue, expérimentée, savourée, l’unité diachronique de la Tradition ecclésiale, sans rupture à travers le temps, a pour fin essentielle et unique, de sauvegarder l’expérience effectuée par chaque personne humaine, de ce mode d’existence qui est un mode essentiellement trinitaire, tri-personnel. Toute personne humaine, à l’image des trois divines Hypostases, ne sait ce qui s’appelle savoir, ne sait pleinement, ne savoure et ne sent ce qu’est le fait d’être une personne, qu’en expérimentant sa propre liberté, non point comme une autonomie, comme le fait de se donner à soi-même sa loi, comme une indépendance, ou une absence de contrainte, comme une individualité, mais dans la relation vivante et dynamique à l’Autre, dans l’altérité, c’est-à-dire dans la communion et l’amour.

Ce qui doit signifier, pour l’homme vivant en ce début du troisième millénaire, une communion au passé. Or, notre civilisation hyper-individualiste pense que l’homme n’appartient pas à son passé mais à son futur, qu’il n’est guère connaissable qu’à partir de ce qu’il fait présentement et en fonction de ce qu’il est ici et maintenant, et que le passé n’est qu’un pays perdu, notamment le passé humain de l’Eglise. Très souvent, pour nos contemporains, le passé n’est guère plus qu’un trop pesant fardeau dont le présent doit tendre à se libérer. Pour nos contemporains, le passé, le présent et le futur ont tendance désormais à n’être plus intimement mêlés. Depuis Zola, l’hérédité engendre l’anxiété plutôt que la fierté. Notre propension contemporaine est de situer la vérité, non plus tellement dans le passé mais dans l’avenir, et, comme l’a écrit excellemment le P. Congar, non dans ce qui est transmis et donné, mais dans ce qui est à trouver à partir d’une mise en question de l’acquis. Une société fondée désormais sur le postulat selon lequel on n’arrête pas le progrès, a de la peine à comprendre la nécessité de la communion au passé.

On méconnaît ainsi le fait qu’en réalité tout homme incarne un passé dans le présent. Etre un homme, donc aussi un chrétien, c’est être un jour entré dans une chaîne pour commencer là où d’autres que nous – ancêtres, pères, patriarches, prophètes, apôtres prédicateurs, évangélistes, confesseurs, ascètes, selon les termes que nous employons dans la divine liturgie orthodoxe – là où d’autres que nous ont fini et en sachant bien que d’autres encore commenceront là où nous finirons. Nous ne pouvons pénétrer dans l’avenir qu’à reculons, les yeux fixés sur un passé qu’il ne s’agit, certes, pas de répéter, avec attendrissement et nostalgie, de considérer comme une momie – il est bien évident que les fleuves ne remontent pas vers leurs sources – mais, ce passé, il s’agit de nous l’approprier, de nous le rendre présent, d’en faire une réalité fondatrice et nourricière parce que toujours jeune et vivante, et en lequel nous avons à puiser la sève qui irriguera, pour le présent et l’avenir, notre pensée et notre action. Si l’œcuménisme est fondamentalement l’effort des chrétiens pour recomposer leur unité perdue, cet effort n’est correctement orienté que si l’unité que l’on cherche à recomposer est située dans le temps de l’Eglise et pensée dans son appartenance et sa provenance, si l’unité synchronique, entre contemporains, est tenue pour totalement inséparable de l’unité diachronique, sans rupture à travers le temps.

b) Ils ne font pas

Mais, ici encore, les Orthodoxes ne sont crédibles que s’ils consentent à tirer toutes les conséquences ecclésiologiques de leur théologie. Car, si, avec la théologie orthodoxe des énergies divines, on admet que Dieu a créé l’homme pour le diviniser, l’a préconstruit pour les épousailles divines, on ne peut simultanément affirmer que Dieu existe de façon dynamique, qu’il explose, si je peux dire, et agit en dehors de sa propre essence inaccessible, et se recroqueviller sur soi-même en se fermant aux autres, et en l’occurrence à l’Occident. L’Orthodoxie ne doit pas devenir un coffret précieux sur lequel on s’assiérait en se gardant bien de l’ouvrir, ni une huître contenant une perle de grand prix mais qui, dans la tempête, devrait demeurer hermétiquement close.

En l’occurrence, la tempête, c’est la modernité. Les Orthodoxes doivent faire un effort considérable pour être davantage attentifs aux interrogations de la modernité occidentale. Face à cette modernité, trop d’Orthodoxes sont déboussolés, empêtrés dans leurs contradictions. Dans le monde slave, le poids de l’histoire, ce furent soixante-dix ans de totalitarisme au sortir desquels les Orthodoxes se sont brutalement trouvés confrontés à un phénomène – la modernité – venu de l’Occident non-orthodoxe et de sa société de consomma-tion. Durant tout le 20ème siècle, l’Occident chrétien a couru le risque de l’ouverture aux autres. Certes, ce fut un risque. Et pourtant, le 20ème siècle aura été, pour les chrétiens occidentaux, un temps de réflexion et d’approfondissement. Durant le même temps, l’Orthodoxie slave expérimentait la persécution et la destruction. Il en est résulté une attitude défensive, une peur de l’autre. Des pays comme la Russie ou la Roumanie s’inquiètent de la perte des valeurs traditionnelles, de la permissivité sexuelle et de la propagande des sectes protestantes américaines. On comprend que, dans la période de totalitarisme et de persécution, l’Eglise orthodoxe, dans ces pays-là, se soit crispée sur les expressions liturgiques les plus fondamentales de sa foi. Mais l’heure est maintenant venue de penser la modernité, de la regarder en face en comprenant notamment que la théologie des énergies divines oblige les Orthodoxes à apercevoir avec joie ce qu’il y a d’orthodoxie en dehors des limites visibles de ce que l’on appelle l’Eglise orthodoxe.

Là où ils passent d’un monde où ils étaient persécutés à un monde où ils ne comprennent plus rien, les Orthodoxes doivent se convaincre de cette vérité essentielle à savoir que, si divisés qu’aient été et que demeurent les chrétiens, à un certain niveau de profondeur cependant, ils n’ont jamais cessé d’être un. Lorsqu’avec saint Cyprien de Carthage on affirme qu’il ne peut y avoir de baptême hors de l’Eglise, on ne doit pas comprendre qu’il n’y a pas de baptême hors de l’Eglise orthodoxe, mais qu’il y a de l’Orthodoxie là où il y a baptême. Dans la mesure où des communautés chrétiennes non-orthodoxes célèbrent une liturgie eucharistique qui nourrit des saints, elles témoignent d’un degré d’ecclésialité que seule une théologie dynamique de l’Eglise peut prendre en compte comme il se doit. L’existence d’un saint suffit à contester radicalement la division des chrétiens en ce sens qu’en lui, d’une certaine manière, est dépassé l’état de division consécutif au péché des chrétiens tout au long de l’histoire tourmentée de l’Eglise. Des hommes et des femmes tels que saint François d’Assise et sainte Thérèse de Lisieux, le saint curé d’Ars et saint Maximilien Kolbe sont là pour témoigner qu’il y a une puissance divine de sanctification et de divinisation réellement à l’œuvre dans des communautés non-orthodoxes, pour montrer qu’en des chrétiens non-orthodoxes, le corps et le sang divinisants du Christ reçus dans la divine communion sont parvenus à réaliser la destinée chrétienne, à savoir la déification par le saint Esprit. C’est ce que pensait le métropolite Euloge qui, en octobre 1934, à Lyon, remarquait : Il me semble bien que saint Séraphim ou saint François d’Assise, ou d’autres grands serviteurs de Dieu ont déjà réalisé dans le labeur de leur vie l’idée de l’union des Eglises. Ce sont des saints citoyens de l’Eglise universelle unique, qui ont pour ainsi dire surmonté les divisions confessionnelles dans les sphères suprêmes. Dans les hauteurs, dans leurs saintes âmes, ils ont déjà abattu les murailles dont parlait naguère le métropolite Platon de Kiev : « Les murailles de nos divisions n’arrivent pas jusqu’au ciel».

Les Orthodoxes qui, à l’heure actuelle, cèdent à la facilité du passéisme, prêtent l’oreille aux discours apocalyptiques et tournent le dos à un christianisme ouvert, à la perspective d’une réforme créatrice de l’Eglise, ces Orthodoxes-là sont inconséquents avec la théologie apophatique qui, pourtant, est consubstantielle à la théologie orthodoxe. Dans la grande Tradition orthodoxe est transmise la conscience la plus vive que le mystère est la réalité en ce qu’elle a de merveilleusement inépuisable. Dieu est au-delà de tout ce que nous pouvons en penser et en dire. Mais, parce que l’homme a été créé à l’image de Dieu et pour lui ressembler en étant par lui divinisé, l’amour humain et l’expérience que l’homme fait de sa liberté pour le meilleur et pour le pire, dans la science et la technique, dans l’art et dans la vie de la cité, autrement dit dans toute la chair de la modernité, tout cela, ce sont des mystères, c’est-à-dire des réalités sans fond. Et l’Eglise, bien loin de se réduire à n’être qu’une institution, une réalité du monde spatio-temporel, un phénomène sociologique et juridique, la sainte Eglise est un mystère divino-humain qui se situe bien au-delà de ce que nous voyons, disons et comprenons. L’apophatisme devrait inspirer à tous les Orthodoxes la conviction qu’ils doivent demeurer dans l’ignorance des frontières réelles de l’Eglise. Dieu seul connaît les limites effectives de l’Eglise. Nous devons refuser résolument de confondre la réalité effective de l’Eglise avec ce que nous pouvons humainement en percevoir et concevoir. De l’apostolicité, de la catholicité, de la sainteté, de l’unité, bref de l’ecclésialité existe, à des degrés divers, certes, mais réels, en dehors des limites visibles, institutionnelles et conceptualisables de l’Eglise orthodoxe.

Pour conclure sur ce point mon premier exposé, je prendrai un seul exemple qui me paraît à lui seul très éloquent. Dans les années qui précédèrent la seconde guerre mondiale, un franciscain polonais avait développé une théologie de la Mère de Dieu, dans la lignée de Louis-Marie Grignon de Montfort. Cette réflexion mariologique ne peut être tenue pour orthodoxe dans la mesure où, en partant du dogme de l’Immaculée Conception, on en arrive à dire de la Vierge Marie qu’elle est le complément de la Sainte Trinité, que l’Esprit saint et l’Immaculée sont deux personnes qui vivent en union si intime qu’elles ont ensemble une seule et même vie, que l’Immaculée est, en un certain sens, l’« incarnation » de l’Esprit saint, … la personnification de l’Esprit saint. Nous sommes assez loin de la théologie développée par Serge Boulgakov dans son beau livre, publié en 1926, le Buisson ardent.

Oui, mais, en août 1941, ce même franciscain se trouvait interné à Auschwitz. A la suite de l’évasion d’un prisonnier du blok 14, l’officier SS Fritsch, désigne, représailles, dix victimes qui seront condamnés à attendre la mort dans le bunker de la faim et de la soif. C’est alors que le P. Maximilien Kolbe s’offre à prendre la place d’un père de famille. Le 14 août 1941, encore vivant après deux semaines passées dans un bunker, sans rien boire ni manger, le P. Maximilien Kolbe reçoit l’injection d’un produit létal. Il a été canonisé par le pape Jean-Paul II le 10 octobre 1982, en présence du sergent Francis Gajowniczek, le père de famille à la place de qui était mort le saint franciscain. Le Seigneur a affirmé qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.

Maximilien Kolbe avait développé des thèses théologiques très discutables, mais il a expérimenté l’amor Dei usque ad contemptum sui, l’amour de Dieu (et de ses frères en Dieu) poussé jusqu’au mépris de soi. Une nuit de Pâques, à Saint-Irénée, dans ma paroisse, je me souviens d’avoir développé l’idée que le P. Maximilien Kolbe fut un violoniste de génie qui disposait d’un violon de mauvaise qualité, tandis que moi, pauvre prêtre orthodoxe, j’ai dans les mains, sans aucun mérite de ma part, un Stradivarius, alors que je ne suis rien d’autre qu’un misérable violoneux. Les Orthodoxes doivent être prêts à admettre avec joie et action de grâce que, par et dans l’Esprit saint, la rédemption du Christ ressuscité atteint, hors des limites institutionnelles, visibles et conceptualisables de l’Eglise orthodoxe, non seulement des chrétiens plus ou moins éloignés de l’Orthodoxie et de l’Eglise indivise des premiers siècles, en fonction de la confession chrétienne dans laquelle le plus souvent ils sont nés, mais aussi des hommes et des femmes pour lesquels la réception du baptême n’a jamais pu se poser, pour des raisons historiques, culturelles, sociologiques, géographiques ou psychologiques. L’Un de la sainte Trinité devenu l’un des hommes est l’unique Sauveur de tous les hommes. Les Orthodoxes doivent donc se dire que le chrétien non-orthodoxe, le juif, le musulman, le bouddhiste, l’agnostique, voire l’athée, les païens privés de la Tora, dont parle saint Paul au début de l’épître aux Romains, mais qui accomplissent naturellement les prescriptions de la Tora, tous ces hommes moralement droits comme des « i », seront sauvés par le Christ dans l’Islam, dans le bouddhisme, voire dans l’agnosticisme ou même l’athéisme mais par le Christ, et non point par le bouddhisme, le Judaïsme ou l’Islam. Et mon dernier mot sera pour affirmer que, si nous devons bien jeûner en Carême, vénérer les icônes, célébrer en respectant le typikon fixé par l’Eglise, nous ne devons pas perdre de vue que tout cela est comparable à la femme de ménage qui astique une vitre pour la rendre translucide : ce qu’elle fait est indispensable, mais il ne lui viendrait pas à l’idée de se dire que, ce faisant, elle produit de la lumière. Elle ne frotte la vitre qu’afin de la rendre apte à laisser passer la lumière. Toute notre orthodoxie, c’est-à-dire toute notre rectitude dans notre manière de penser Dieu et le monde, et aussi toute notre rectitude dans notre manière de rendre gloire à Dieu, dans le culte que nous lui rendons, tout cela est un excellent moyen d’aller en enfer si tout cela est autre chose qu’un moyen de nous transformer en vitres si totalement humbles qu’elles ne songent qu’à la lumière divine et incréée, sereine et joyeuse qui doit pouvoir les traverser, en vitres comparables à ces portes vitrées contre lesquelles il nous arrive de heurter notre front parce que leur propreté nous les rend invisibles.

Nous devons devenir de telles vitres au point que nous en arrivions à ne pas même interposer nos vertus, nos prétendus mérites entre la Lumière divine et nous : c’est bien pour cela qu’avant d’entrer dans l’ascèse du grand Carême, la sainte Eglise nous propose comme père spirituel le publicain et nous demande de fuir comme la peste la tentation d’imiter le pharisien.