Unité, séparation, réunion à la lumière de l’ecclésiologie orthodoxe

UNITÉ, SÉPARATION, RÉUNION
A LA LUMIÈRE DE L’ECCLÉSIOLOGIE ORTHODOXE

R.P. Alexandre SCHMEMANN,

Séminaire orthodoxe Saint-Vladimir, New-York.

Revue « Contacts » n° 26
1959

« Garde la plénitude de ton Église ».

La recherche actuelle de l’unité chrétienne nous amène à élaborer ce qu’on prétend nommer, malgré l’étrangeté des termes, une « théologie du schisme ». naît d’un paradoxe qu’elle tente de surmonter. D’une part, nous sommes confrontés à la réalité historique de la division des chrétiens. Mais de l’autre, l’Eglise orthodoxe se définit comme unité organique et affirme que cette unité se manifeste dans la structure extérieure de l’Eglise et dans sa continuité historique. Le dogme même de la « catholicité » de l’Eglise exclut la possibilité d’une division réelle car celle-ci serait, dans la perspective « catholique » de l’unité, une contradiction dans les termes : elle signifierait la division du Christ lui-même.

Devant ce paradoxe, les théologiens orthodoxes contemporains sont loin de s’être mis d’accord. Leurs positions se disposent entre deux extrêmes: ou bien la négation de vestigia Ecclesiae[1]hors des limites de l’Eglise orthodoxe (et par conséquent le refus de reconnaître la validité des sacrements dans l’Eglise catholique romaine) ou bien une sorte de légitimation des communautés séparées. C’est pourquoi, en l’absence d’un véritable consensus théologique, nous nous bornerons à suggérer quelques thèmes de réflexion. Plutôt qu’une réponse nous soulèverons des questions: gymnastikôs,[2]pour reprendre le mot d’Origène.

Nous voudrions centrer notre réflexion sur un aspect du problème qui nous semble revêtir une importance fondamentale. Il s’agit de la conception orthodoxe de l’unité catholique de l’Eglise. Est-ce la même que la conception romaine ? Un grand effort de clarification est ici nécessaire. L’Orthodoxie en effet, tout en résistant au long des siècles à certaines prétentions de Rome (et cette résistance, pour trop de théologiens orthodoxes, s’est substituée à une authentique réflexion sur les vraies « différences ecclésiologiques »), l’Orthodoxie a subi en même temps, sans en être consciente, l’influence des conceptions romaines. Pour beaucoup d’orthodoxes, en effet (et pour beaucoup de catholiques romains) la seule différence entre les deux ecclésiologies résiderait dans le dogme de l’infaillibilité pontificale, tel qu’il a été formulé par le Concile du Vatican : dogme qui constituerait une simple superstructure au-dessus d’une réalité à peu près identique de part et d’autre. C’est là une vision superficielle, qu’il importe de dépasser si l’on souhaite un dialogue réel entre les deux Eglises. Il nous semble, en effet, que la doctrine de l’infaillibilité et même, antérieurement à ce dogme, l’existence d’une primauté romaine qui s’affirmait de droit divin, résultent logiquement d’une conception globale de l’« unité organique » de l’Eglise. Pour schématiser, on peut dire que, dans la théologie romaine, l’Eglise comme unité organique s’identifie à l’ensemble de l’Eglise visible sur la terre qui, dans l’unité de son organisme et de sa structure, serait la manifestation et l’extension du Corps mystique du Christ. Le p. Congar écrit : « Un Dieu, un Christ, un baptême, une Eglise institutionnelle et sociétaire »[3], ce qui suppose pour lui une conception de l’Eglise en termes, de « parties » et de « tout » ; la théologie romaine tend ainsi à une définition de l’Eglise dans laquelle, pour citer encore le P. Congar, « les différentes parties aient vraiment, dans un ensemble qui soit proprement un tout, un statut de parties qui soient proprement des parties »[4]. Comme « tout », l’organisme universel de l’Eglise est ontologiquement antérieur à ses différentes parties, et c’est seulement dans et par le « tout » que les « parties » s’unissent à l’Eglise. C’est précisément, nous semble-t-il, cette conception de l’unité de l’Eglise comme organisme universel qui postule une tête unique, un évêque universel dans lequel l’unité se fonde et s’accomplisse : l’Eglise comme « tout » est l’Eglise de Rome, Ecclesia Sancta Catholica et Romana, comme nous le lisons dans l’encyclique Mystici Corporis – Eglise de Rome « par laquelle nous devenons membres du Corps du Christ ». Nous voudrions souligner qu’il existe sur ce point une différence essentielle entre l’Orthodoxie et le Catholicisme romain, et que cette différence est d’une importance vitale pour le problème de la réunion. Pour l’Orthodoxie en effet la catégorie de l’unité organique ne peut proprement s’appliquer qu’à l’Eglise locale. Par cette dernière expression, nous ne désignons nullement l’un de ces groupements ecclésiastiques qui coïncident le plus souvent avec des nations ou des Etats et que l’on nomme « Eglises autocéphales » (l’Eglise grecque par exemple ou l’Eglise russe) ; l’Eglise locale, c’est la communauté qui se réunit autour d’un évêque et qui possède, en unité avec celui-ci, la plénitude de la vie sacramentelle. Seule une telle Eglise peut être appelée « organisme », et dans ce sens, dans son intégrité sacramentelle, elle n’est pas la partie » ou le « membre » d’un organisme universel plus étendu : elle est réellement l’Eglise elle-même. Affirmation qui s’enracine de la manière la plus directe et la plus logique dans la conception orthodoxe de lacatholicité »[5].

Pour l’Orthodoxie en effet la « catholicité » n’est pas l’universalité spatiale de l’Eglise mais bien son intégrité, la plénitude intérieure de sa vie à quelque point que ce soit de l’espace ou du temps. Cette définition interdit d’appliquer à l’Eglise les catégories de « parties » et de tout », car l’Eglise est catholique dans la mesure où chacune de ses « parties » n’est pas seulement en accord avec le « tout », à lui conforme et soumise, mais s’identifie à lui et se l’incorpore: la partie en d’autres termes est le tout.

L’Eglise est catholique dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, non seulement parce qu’elle reste unie aux Apôtres par une continuité « horizontale », mais parce qu’elle est réellement la même Eglise, la même communauté apostolique rassemblée, comme disent les Actes, épi to auto[6]. Dans l’espace, parce que chaque Eglise locale, dans l’unité de l’évêque et du peuple, reçoit la plénitude des dons, détient la Vérité entière et possède le Christ total : « et là où est le Christ, là est l’Eglise ». Tolus Christus, et donc Iota Ecclesia. La succession apostolique, qui fonde la catholicité de l’Eglise dans le temps, la fonde aussi dans l’espace: en ce sens que chaque Eglise locale possède non une part des dons apostoliques, mais leur plénitude. La structure « horizontale » de l’Eglise est la condition première de sa catholicité : cela signifie que sa catholicité est la plénitude ecclésiale toujours et partout, plénitude donnée en Christ à l’Eglise et qui n’est autre, en dernière analyse, que la plénitude du Christ lui-même : « Totus Christus, Caput et Corpus »[7].

On ne peut séparer l’unité de l’Eglise de sa catholicité, l’unité ne peut obéir à aucune autre loi, de telle sorte que l’essence de l’Eglise est « l’extension et la plénitude de la Sainte Incarnation, ou plutôt de la Vie incarnée du Fils avec tout ce que pour notre salut il connut : la Croix et le Tombeau, l’Ascension dans les Cieux, la Session à la droite du Père »[8]. En d’autres termes, la nature de l’unité de l’Eglise est en premier lieu sacramentelle, car c’est dans les sacrements que la plénitude du Christ ne cesse de s’actualiser et que nous en devenons participants, renouvelant, par cette communio in sacris[9]notre mutuelle unité organique dans le Corps du Christ et constituant ensemble un seul Christ. Or, cette nature sacramentelle de l’unité présuppose l’application à l’Eglise locale des catégories « organiques ». L’Eglise locale est cet organisme sacramentel qui possède par l’intégration épiscopale la plénitude du Christ, la plénitude de l’unité, de la catholicité, de l’apostolicité, en somme ces notae Ecclesiae[10] qui sont les signes mêmes de l’unité organique de l’Eglise avec le Christ : caput et corpus. Un évêque ne peut l’être d’une partie de l’Eglise, car son unité avec sa propre Eglise n’est pas seulement l’image de l’unité du Christ et de l’Eglise, l’image de l’unité du peuple de Dieu, elle est aussi le don réel de la plénitude catholique qui ne cesse de s’actualiser dans les sacrements.

De ce point de vue, l’ecclésiologie catholique présente une déformation décisive : elle a transféré à l’Eglise universelle ce caractère d’unité organique de l’Eglise locale ; de ce fait l’Eglise universelle est devenue une énorme Eglise locale qui, tout naturellement, appelle comme source et foyer de sa plénitude un évêque unique. En effet, si l’Eglise est un organisme extensivement universel, elle doit posséder son propre évêque universel tout comme une Eglise locale trouve dans son évêque son unité. Dom Clément Lialine, dans son commentaire de l’Encyclique Mystici Corporis a glissé une remarque significative qui amène à ses conclusions extrêmes la doctrine d’une unité organique universelle. Commentant le passage de l’Encyclique qui traite de la place de l’Eucharistie dans l’unité de l’Eglise, le P. Lialine remarque : on pourrait ajouter que l’image du Corps mystique se réalise parfaitement quand c’est le grand Prêtre du Christ sur terre qui célèbre lui-même le Saint Sacrifice »[11]. On ne pourrait trouver expression plus évidente du fait que toute la théologie de l’Eglise locale et de son lien avec l’évêque (telle qu’elle s’affirme par exemple dans les lettres de saint Ignace d’Antioche) a été transposée à la fonction d’évêque de l’Eglise universelle. Mais, du point de vue orthodoxe, cette transposition signifie qu’un universalisme abstrait a été substitué à la catholicité concrète de l’Eglise, à sa plénitude eschatologique qui nous permet, toujours et partout « en ce monde » d’ « actualiser » le Christ total et d’offrir aux hommes l’Eglise totale avec toute sa puissance de salut. Au fond cette transposition interdirait que « deux ou trois réunis ensemble » soient les témoins de l’Incarnation du Fils de Dieu.

Mais alors, quelle est la nature de l’unité visible de l’Eglise entière dans tout l’univers ? Cette unité, si les concepts romains de « parties » et de « tout » ne peuvent en rendre compte, c’est qu’elle n’est autre, ontologiquement, qu’une identité. L’unité des Eglises est donc rigoureusement aussi réelle que l’unité organique de chaque Eglise locale : unité-identité des Eglises locales et non point simple unité les reliant. Ces Eglises, ne constituent pas ensemble un seul organisme, mais chacune d’elles en tant qu’Eglise, en tant qu’unité sacramentelle, est la même Eglise, manifestée en un lieu donné. Cette identité manifeste la plénitude sacramentelle de chaque Eglise ; elle se fonde sur la succession apostolique, sur l’épiscopat et sur les sacrements. Ainsi, dans l’unité de l’Eglise, les Eglisesne sont pas complémentaires les unes des autres, elles ne constituent pas des « parties » ou des « membres »: chacune d’elle et toutes ensemble ne sont rien d’autre que l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique.

Il n’y a là cependant qu’un aspect de l’unité ecclésiale, celui qu’on pourrait nommer ontologique. L’Eglise n’est pas seulement une réalité donnée aux hommes, offerte par Dieu dans le Christ, elle implique aussi l’acceptation et l’assimilation de ce don, la réponse des hommes à l’appel divin, leur élection. Et si ce qui est donné est la plénitude eschatologique toujours identique à elle-même, en somme le Christ lui-même, il est impossible d’abstraire cette plénitude de son « incarnation », de sa manifestation dans l’Histoire. En ce sens une ecclésiologie « catholique » est aussi, non moins essentiellement, la théologie de l’histoire de l’Eglise Ce qui n’est point philosophie de l’histoire. Une telle philosophie scrute le sens du processus historique, sa téléologie[12], et, en ce sens, son seul authentique prototype est l’histoire sacrée de l’Ancien Testament, l’histoire du salut, « Heilgeschichte »[13], toute entière tendue vers son propre accomplissement, l’Incarnation du Fils de Dieu. Histoire qui fut accomplie : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils ». (Gal. 4,4). En lui, la plénitude de la divinité et la plénitude du salut sont octroyées aux hommes. L’histoire du salut est accomplie et le « temps de l’Eglise » est eschatologique, il constitue proprement le « dernier temps ». Dans cette perspective, la « Heilsgeschichte » de l’Eglise ne comporte pas une histoire, elle est déjà in statu patriae[14], elle est sans cesse l’actualisation de la plénitude du salut accomplie hapax, une fois pour toutes, par le Christ.

Dire que l’Eglise a une histoire signifie que cette plénitude n’est pas seulement donnée aux hommes mais doit être acceptée par eux, que la réalité historique, ce monde qui est nôtre, peut actuellement recevoir le Christ puisque notre nature humaine (qui englobe toute cette réalité historique) peut acquérir la ressemblance de Dieu. Dieu s’est fait homme, et de même qu’il est tout à fait impossible de désincarner le Christ, de même il est tout à fait impossible d’abstraire la plénitude eschatologique de l’Eglise de sa manifestation humaine et historique. La théologie de l’histoire de l’Eglise présuppose que dans l’histoire, dans ce monde changeant et limité, il est possible de comprendre, de formuler, d’assimiler adéquatement la vérité divine qui nous est donnée dans le Christ. Ainsi, d’un point de vue purement historique, l’histoire de l’Eglise, comme toute autre histoire, est contingente. La structure de l’Eglise primitive par exemple fut conditionnée par le monde dans lequel elle était née ; les formules dogmatiques des conciles œcuméniques, la doctrine même de l’Eglise et le développement de son organisation furent déterminés par des facteurs purement historiques. Mais telle est la nature de l’Eglise que tout ce qui en elle est divin, absolu, « eschatologique », peut s’exprimer dans les formes « historiques », et qu’à l’inverse, ce qui est purement historique peut être transfiguré et rendu transparent à la Vérité. Plus encore: il y a là une tâche proposée à l’Eglise. Tout comme chacun de nous, pour avoir reçu dans le baptême la plénitude des dons du salut, pour être devenu « participant à la mort et à la résurrection du Seigneur », pour avoir trouvé une vie nouvelle, est justement appelé à croître en cette nouveauté de vie, ainsi fait l’Eglise « jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme fait, à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Eph. 4, 13).

Cette unité de l’eschatologie et de l’histoire au sein de l’Eglise donne la clé d’une vraie compréhension de la Tradition. D’une part, l’Eglise orthodoxe rejette la théorie du « développement du dogme » considéré comme une sorte d’élargissement quantitatif de la Vérité : en effet la plénitude de la Vérité est donnée à l’Eglise depuis son origine même, et s’y transmet dans son intégrité partout et toujours : « Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est»[15]. Ce n’est pas la Vérité qui croît, c’est nous qui croissons dans la Vérité. Mais, d’un autre côté, cette croissance ne se réduit pas à une série d’expressions historiques, toutes relatives, de l’unique Vérité, elle constitue une réponse actuelle et valable à l’appel divin, le fruit de l’Incarnation et de la descente du Saint-Esprit. Ainsi devient-elle partie intégrante de la vie de l’Eglise, et comme telle se trouve transmise par la Tradition. Il ne s’agit pas simplement d’ explicitations d’un « noyau » traditionnel fondamental, explicitations qui resteraient extérieures à celui-ci et n’auraient qu’une valeur « historique » : il s’agit de la Tradition elle-même, de la Vérité elle-même, manifestée et exprimée. En ce sens, la Tradition, pour nous, comprend les Ecritures qui constituent son fondement et son contenu, et les formules dogmatiques, et la sainteté des saints, et la vénération de la Mère de Dieu, tout l’enseignement et toute la vie de l’Eglise.

Ainsi le vrai signe et la véritable condition de l’unité de toutes les Eglises locales, donc de l’Eglise entière, est l’unité de la Tradition, c’est-à-dire l’interprétation adéquate de la plénitude eschatologique de l’Eglise, la réception de cette plénitude qui seule nous permet de comprendre et de manifester notre unité, non seulement d’y croire mais de la vivre. L’unité de la Tradition est unité dans la Vérité, dans la réelle, objective Vérité et non dans quelque pâle reflet, dans quelque expression relative et purement historique. On objectera qu’il ne s’agit pourtant que de mots humains, de croyances humaines, de vérités humaines. Mais nous ne devons pas oublier que le mot « humain » a deux sens différents depuis le jour où Dieu est devenu homme, et homme est resté : l’ « humain » peut totaliser la faiblesse et le péché de l’homme, son éloignement de Dieu; mais il peut aussi désigner l’humanité glorifiée du Christ : « Vous êtes le Corps du Christ » (I Cor, 2,16). « Cependant non pas moi, mais le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20) : ces mots, prononcés par un homme, pourraient l’être par l’Eglise elle-même. C’est pourquoi sa Tradition, sa foi, sa Vérité, reçues et attestées dans le Saint-Esprit sont la véritable expression de son unité. Nous ne pouvons manifester notre unité en Christ autrement qu’en cette « unité de foi et d’amour », comme saint Ignace d’Antioche définit l’Eglise. L’unité eschatologique de l’Eglise, son identité dans le temps et dans l’espace, se manifeste dans l’unité de foi actuelle, historique et Visible ; et de même le critère de cette foi est la Tradition historique de l’Eglise. L’arianisme, le monophysisme, le nestorianisme sont des hérésies orientales des 4e et 5e siècles ; mais les dogmes que l’Eglise formula en réplique à ces hérésies ne sont pas seulement des dogmes orientaux des 4e et 5e siècles.

Ils sont la Vérité catholique elle-même, les paroles du Saint-Esprit dans l’Eglise, et cette Vérité ne peut être relative. Entrer dans l’Eglise, ce n’est pas seulement accomplir une union individuelle et eschatologique avec le Christ : c’est aussi la nécessité d’entrer et de vivre dans l’Eglise historique qui possède son propre langage et sa propre forme, de faire sien ce langage, de vivre cette histoire comme la sienne propre. Loin de ravaler la Vérité catholique au niveau moyen de notre temps, et de nos besoins individuels, cette adhésion exige un élargissement constant de notre personnalité, de notre langage, pour atteindre une véritable catholicité.

En somme, l’unité de l’Eglise s’exprime et se réalise dans l’unité de la foi, elle se manifeste dans le plein accord catholique de toutes les Eglises : par cet accordchaque Eglise connaît les autres comme elle se connaît elle-même, c’est-à-dire qu’elle reconnaît dans les autres l’unique Eglise catholique C’est ce consensus qui trouve son expression dans la communion sacramentelle, dans l’intercommunion. Celle-ci fait reconnaître les sacrements d’une autre Eglise comme sacrements de ma propre Eglise et donc de l’Eglise universelle. Sans être un organisme universel l’unité de l’ensemble de l’Eglise est une unité visible, sa foi est la foi universelle, celle des Apôtres, des Pères, des Docteurs, son unité celle de l’Eglise catholique par toute la terre.

Il est bien évident que nous n’entendons pas mettre en cause l’organisation visible de l’Eglise universelle, le groupement des Eglises locales en provinces métropolitaines et patriarcats, la primauté de certains sièges épiscopaux, en somme tout cet « ordre » (taxis) ecclésiastique que sanctionnent les canons de l’Eglise. Nous voulons simplement montrer que cette organisation n’est pas un organisme comme le comprend l’Eglise de Rome, mais qu’elle est historique par sa nature même, et qu’elle se modifie en s’adaptant au processus de l’histoire. Ses adaptations, son arrangement pourrait-on dire ont justement pour but d’exprimer la communion catholique de toute l’Eglise et l’identité réelle de celle-ci avec chaque Eglise locale.

Nous pouvons tenter maintenant de tirer quelques conclusions sur l’attitude de l’Eglise orthodoxe concernant le fait de la division, et l’idée corrélative de « réunion ».

Notons d’abord que la plupart des théologiens orthodoxes d’aujourd’hui ont adopté sur ce problème une position bien différente de celle que prenait l’Eglise d’Orient au temps des conciles œcuméniques et à Byzance. Ces théologiens, semble-t-il, cherchent par tous les moyens à donner un sens à la division, ils voudraient paradoxalement établir ce qu’on pourrait appeler le « statut théologique de la séparation ». Comment la division est possible, ce qu’il advient des sacrements dans une Eglise ou une communauté séparée, quelle est la « validité » de ses ordres, telles sont les questions qu’on soulève sans cesse aujourd’hui. Or toutes ces questions, auxquelles la « théologie du schisme » essaie de répondre, nous semblent fondamentalement liées à la conception romaine de l’Eglise comme organisme universel, et ne peuvent que se situer dans une problématique romaine. Du point de vue orthodoxe il n’y a pas à leur répondre, tout simplement parce qu’elles sont faussement posées. Ni l’Eglise primitive, ni l’Eglise des Conciles œcuméniques ne les soulevèrent jamais ; dans la théologie orthodoxe contemporaine elles sont nées de l’influence romaine et, plus généralement, d’une problématique occidentale.

Pour l’Eglise byzantine, la division signifiait qu’une ou plusieurs Eglises locales sortaient de l’accord catholique et donc de la vraie foi qui s’exprime dans et par cet accord. Il ne s’agissait pas, répétons-le, d’une séparation par rapport à un organisme universel, pas davantage d’une séparation par rapport à l’Eglise d’Orient qui aurait été considérée comme la source de l’Eglise : il s’agissait d’une violation de la Tradition et de la Vérité. Puisque l’Eglise manifeste et reconnaît son identité ontologique dans l’unité de la Tradition, puisque l’unité de la foi conditionne cette identité, la violation de l’accord catholique interrompt la communion dans les sacrements. Pour l’Eglise romaine au contraire la division est une rupture de communion avec Rome, parce que Rome est la source de l’Eglise, de son unité visible. Le terme Romana est en fait une nota ecclesiae qui inclut les notae d’apostolicité, d’unité, de catholicité. Mais pour l’Eglise d’Orient la nota Ecclesiae en l’absence de laquelle elle ne peut reconnaître ni l’apostolicité, ni l’unité, ni la catholicité, n’est pas l’Orient mais l’ « Orthodoxie », la plénitude de la Tradition et l’unité authentique de la foi. Dans ce sens, lorsqu’une ou plusieurs Eglises locales se détachent du consensus catholique, l’Eglise orthodoxe ne peut pas soulever le problème de leur « validité » en tant qu’Eglise ; car hors de la plénitude de la Tradition, hors de la Vérité manifestée, nous n’avons pas les moyens de « connaître » ou plutôt de « reconnaître » cette validité[16].

Pour citer un exemple : interrogés sur la validité des ordres anglicans, le patriarche Serge de Moscou et plusieurs autres théologiens orthodoxes exprimèrent l’opinion que ce problème ne saurait être résolu par l’Eglise orthodoxe en dehors d’un accord dogmatique général ; ce qui signifiait pour eux que le problème de la «validité » est inséparable de celui de la juste « interprétation », puisque cette « interprétation » est la réception de la seule « validité » fondamentale: celle du Salut. Et cette juste « interprétation » est la Tradition de l’Eglise, qui s’exprime dans la communion catholique.

On comprend pourquoi l’Eglise byzantine, dans sa polémique avec l’Eglise d’Occident, posait invariablement le problème non pas dans les termes d’un « retour », d’un « re-attachement » de l’Eglise occidentale à Constantinople ou à l’Orient en général, pas davantage au sujet d’une reconnaissance des sacrements ou de l’organisation ecclésiastique, mais sur le plan purement dogmatique dans lequel l’Eglise d’Occident s’était détachée de l’accord catholique : au sujet, entre autres, du Filioque… Il en est ainsi parce que c’est seulement un accord dogmatique et, plus précisément, un accord de foi qui peut nous permettre de reconnaître dans les sacrements d’une autre Eglise locale ceux mêmes de notre propre Eglise. En dernier ressort, l’accord dogmatique est le critère nécessaire pour reconnaître qu’une autre Eglise est la même Eglise que la nôtre. Sans ce critère, l’unité extérieure de l’Eglise cesserait d’exprimer son unité « ontologique ». L’Eglise orthodoxe ne peut avoir une « théologie du schisme » parce que ce qui est négatif ne peut recevoir une interprétation positive et se trouver « justifié ». Cependant, elle connaît les vraies conditions de la réunion et le chemin qui mène à celle-ci. On le sait, ce chemin ne peut être que celui de l’unité dogmatique, d’un authentique accord dogmatique. Non pas compromis ou arrangement sur des points isolés, non pas entente sur un minimum dogmatique artificiellement défini, mais intégration à la « plénitude historique » de la Tradition. Nos divisions résultent d’abord d’une cassure dans le consensus catholique, d’un provincialisme ecclésiastique, d’une limitation de l’expérience humaine de l’Eglise. Et l’appel de l’Eglise orthodoxe n’est pas un appel à revenir à l’Orient, ni même à revenir à elle-même, c’est un appel à la plénitude. S’il prend la forme d’un appel à revenir aux Pères et aux Conciles, c’est que notre première tâche est de retrouver ce langage de l’Eglise sans lequel formules et définitions peuvent bien prendre place dans le Credo, mais ne sauraient devenir le contenu vivant de notre foi. En pratique, cela veut dire que l’unitédogmatique est impossible sans une part d’unité doctrinale. L’unité dogmatique est la racine d’une croissance sans fin vers la « plénitude de l’unité », et dans cette croissance toutes les tensions entre écoles et conceptions diverses, qui ont toujours existé dans la chrétienté, sont légitimes et même nécessaires. Mais l’unité dogmatique, il faut y insister, ne peut s’accomplir sans une part d’ « intégration » de l’expérience historique de l’Eglise. Nous devons une fois de plus suivre le cours de l’histoire de l’Eglise, en faire l’expérience comme de notre propre histoire, son « passé » doit s’animer en nous et devenir notre présent le plus actuel : le fondement et l’expression de notre unité dans l’Eglise, donc de l’unité de l’Eglise elle-même.

L’Eglise est « une » parce qu’elle est « unité ». Lors d’une rencontre entre chrétiens séparés, quelqu’un remarqua que la différence essentielle entre eux ne réside pas tant dans une approche différente de la Bible ou de l’Eglise que dans le fait qu’en dernière analyse, avec une seule Bible et le même événement du salut, ils semblent croire en des Christs différents… Or, en définitive, la Tradition entière de l’Eglise n’est qu’une réponse à la question : Qui était, qui est Jésus de Nazareth ? Et c’est seulement clans la Tradition, dans l’expérience et la vie plénières de l’Eglise que nous recevons, non pas une partie ou un aspect de l’Evangile, non pas une « doctrine biblique » sur tel ou tel point particulier, mais le tout de la Bonne Nouvelle, le tout du mystère du salut dont l’annonce et la plénitude demeurent à jamais dans l’Eglise. C’est pourquoi l’unité de la Tradition n’est pas une condition ou une conséquence de l’unité de l’Eglise, c’est en vérité l’unité visible de l’Eglise.

Cette unité de Tradition fonde celle de la structure extérieure de l’Eglise, mais c’est en elle seulement que cette unité de structure peut devenir actuelle et « valide ». Ainsi, ni la succession apostolique, ni l’épiscopat, ni les sacrements ne peuvent en eux-mêmes être reconnus comme base de l’unité : seule peut l’être la foi de l’Eglise que la Tradition manifeste, car c’est elle qui donne et anime leur « validité ».

Pour conclure, nous voudrions suggérer qu’une seule voie s’ouvre à nous ; elle est difficile, elle sera peut-être très longue, mais il n’en est pas d’autre. C’est celle qui conduit au ressourcement de la Tradition universelle et catholique de l’Eglise. Toute tentative d’éviter ce chemin, de définir une sorte d’unité « eschatologique » hors de cette manifestation historique transfigurée, nous conduirait non à la véritable unité, mais à une apparence purement humaine d’unité et à la désincarnation de l’Eglise. Et c’est seulement si nous avançons le long de ce chemin que les mots « réunion à l’Orthodoxie » n’apparaîtront plus à nos frères séparés comme une manifestation d’orgueil humain, mais comme le seul véritable accomplissement du voyage.

Note : Sauf les références, les notes sont de la rédaction.

[1]. « Vestiges de l’Eglise » (dans les communautés séparées).

[2]. Comme des gymnastes (de l’esprit).

[3]. M. J. Congar – Chrétiens désunis. Principes d’un « oecuménisme » catholique. Paris, 1937. p. 109.

[4]. Ibid. p. 241.

[5]. Cf. Every The Catholicity of the Church, in Sobornost, Séries 3 N. 6, 1949 pp. 233-238 et G. Florovsky, The Catholicity of the Church, in The Church of Cod (an Anglo-Russian Symposium), London, 1934 pp. 51-74.

[6]. Actes 1, 15 ; 2, 1 ; 2, 44, etc. L’expression épi to auto signifie mot à mot : « àla même chose » et semble bien désigner l’assemblée eucharistique.

[7]. « Le Christ tout entier la tête et le corps ».

[8]. G. Florovsky : L’Eglise sa nature et sa tâche, in L’Eglise universelle dans le dessein de Dieu. vol. 1 1949, p. 70.

[9]. Communion sacramentelle.

[10]. « notes » (caractères fondamentaux) « de l’Eglise ».

[11]. Dom Clément Lialine. Une étape en ecclésiologie. Irénikon 1950. tirage à part.

[12]. Etude du sens, de la finalité (de l’histoire).

[13]. « histoire sainte ».

[14]. « dans la condition de la patrie » : le Royaume de Dieu qui vient à nous dans les « mystères » de l’Eglise.

[15]. « Ce qui fut confessé toujours partout et par tous ».

[16]. Soulignons-le : il ne s’agit pas d’un refus mais d’une impossibilité qui est comme l’envers d’un devoir : l’Eglise aime toute vie que peuvent recéler les communautés désunies, mais c’est pour les inviter à retrouver, dans l’unité de la foi, toute la vie.