Le peuple de Dieu

LE PEUPLE DE DIEU

T.R. Père Schmemann

Recteur du Séminaire orthodoxe Saint-Vladimir, dans l’Etat de New-York.

Conférence présentée au Congrès annuel de la Jeunesse Orthodoxe du Midi – 1970

Présence Orthodoxe n° 17 – 1972

En étudiant la Triade traditionnelle, « le monde, l’Eglise et le Royaume des Cieux », avec des accents qui ressemblent fort à certains enseignements de Monseigneur Jean de Saint-Denis, l’auteur de la conférence que nous présentons ici, le T.R. Père Schmemann, suit la graduation des trois derniers psaumes (148-149-150), les psaumes laudiques universellement chantés dans l’heure matinale de l’Office des Laudes.

Le premier de ces psaumes (148) ramasse spontanément la louange à Dieu de la création toute entière, anges, hommes, animaux, végétaux, minéraux, depuis les cieux jusqu’aux abîmes, incluant Israël qui est l’Eglise dans les temps où nous vivons aussi bien que l’ancien Israël, le peuple. Et tel doit être le premier mouvement des vrais adorateurs : saisir la totalité dans tous les ordres distincts du monde créé et les relier ensemble à Dieu. Cette attitude évite la contemplation des multitudes sans lien, le monisme intellectuel ou psychologique qui ignore l’abîme qui se tient entre Dieu et la créature et le dualisme séparateur qui oppose, par exemple, l’Eglise au monde engendrant la concurrence ou le compromis.

Franchissant alors cette première marche de la contemplation, de l’expérience et de la louange, le psalmiste prophétise, dans le psaume 149, l’Eglise Sainte choisie entre les nations pour se livrer entièrement à Dieu et manifester sa gloire. Ainsi, au sein de la plénitude de la création, semblablement à l’Eden primordial, l’Eglise s’élève afin de préparer les voies du Seigneur et être le prototype de la sacralisation progressive du monde dans lequel elle est ensemencée comme le grain de sénevé.

Elevant enfin le regard intérieur, une troisième fois, dans le psaume 150, le psalmiste chante déjà la louange du monde transfiguré, la louange de Dieu dans son sanctuaire même, qui est le Royaume des Cieux, là où l’Esprit Saint sera la plénitude de Tout en Tous.

Les Pères de l’Eglise nous exhortent et nous habituent identiquement à suivre le cheminement de l’économie de Dieu à travers la contemplation et l’expérimentation de la Triade : création, rédemption et sanctification, dont les psaumes laudiques sont la prière et la conférence du Père Schmemann une porte concrète et simple.

Tout homme, tout chrétien, doit poser clairement devant son regard les triades salutaires, les relier sans crainte à la Tradition et aux Saintes Ecritures ; l’on évitera ainsi : les séparations et les confusions dont le texte que nous publions, en remerciant son auteur, éclaire les contours avec discernement.

Cette conférence a été présentée pendant le printemps 1970 au cours du Congrès annuel de la Jeunesse Orthodoxe du Midi organisme animé par le Père Cyrille Argenti, Recteur de la paroisse grecque de Marseille. Nous avons conservé l’expression orale et incisive du conférencier dans ce texte.

…Je crois qu’on ne peut parler de ce thème sans le voir dans une certaine perspective théologique ; cela ne veut pas dire que tout le monde doit devenir théologien professionnel, mais il faut que chaque problème pratique soit vu dans la perspective de l’Eglise comme telle : et c’est cela la perspective théologique. Pour les questions préparées pour cette conférence il est nécessaire précisément d’établir une perspective, car aucune de ces questions ne peut être résolue, en dehors d’une vision générale, d’une intuition première des rapports entre l’Eglise, le monde et le Royaume de Dieu. Par exemple, à l’une des questions qui m’a été posée dans votre questionnaire : « Y a-t-il identité entre le Peuple de Dieu, l’Eglise et le Corps du Christ ? » il serait très facile de répondre par un simple « oui » qui serait parfaitement justifié, dans une certaine perspective théologique, mais ne résoudrait rien, ne répondrait à rien, selon la perspective dans laquelle la question a été posée et qui est celle d’une certaine anxiété, d’un certain doute quant au rôle et au fonctionnement de l’Eglise dans le monde réel, le monde que nous vivons, le monde dit « moderne ». Certes, on peut dire que, dans un certain sens, il y a identité ; on peut dire indifféremment le Peuple de Dieu, ou bien l’Eglise, ou bien le Corps du Christ, le temple du Saint-Esprit etc.

Le Peuple de Dieu, pour qu’il soit vraiment Peuple de Dieu, doit être Eglise, l’Eglise si elle est vraiment Eglise est le Corps du Christ, seulement cette identité ne fait pas de ces termes des synonymes interchangeables et c’est cela l’élément essentiel. Nous sommes tous habitués à un certain style ecclésiastique dans lequel tout devient interchangeable ; justement la chose importante, pour nous aujourd’hui, c’est de voir que cette identité présuppose des distinctions très réelles et d’une importance capitale pour une théologie et une expérience complète de l’Eglise. Je dois même ajouter qu’à mon sens, le drame véritable de la théologie moderne – et peut-être pas seulement moderne – réside dans l’absence voulue ou inconsciente de ces distinctions capitales. C’est ce que j’appellerai le réductionnisme théologique.

Quand on parle de la Foi chrétienne, cela veut dire au moins 3 choses (en dehors de la Foi en Dieu, en Christ, en la Sainte Trinité), cela désigne trois visions fondamentales : le Monde, l’Eglise et le Royaume de Dieu.

Vous trouvez cela dans l’Ecriture et la tradition : je crois que cela c’est évident. Le Christ a prêché le Royaume de Dieu, le Christ est mort pour la vie du Monde et enfin le Christ laisse, pour prêcher le Royaume de Dieu et pour sauver le Monde, l’Eglise. Donc il y a ces trois réalités fondamentales : le Monde, l’Eglise, le Royaume de Dieu. Etre chrétien, c’est unir dans une même vision, faite de foi, d’amour et d’espérance, ces trois réalités essentielles, c’est les comprendre en Christ, agir en elles par le Christ.

Comme j’ai déjà dit, les textes de l’Evangile sont abondants pour prouver que ce qui caractérise un chrétien, c’est toujours un rapport personnel et fondamental au monde, à l’Eglise et au Royaume de Dieu. Or, il s’est passé dans l’histoire, dite chrétienne, quelque chose d’étrange : cette vision unifiée, cette vision organique et qui embrasse le monde, l’Eglise et le Royaume de Dieu et qui est l’essence même de l’Evangile et de la tradition, cette vision unique fut petit à petit brisée et remplacée par des réductions, par ce que j’appellerai précisément le « réductionnisme ». En simplifiant, il me semble qu’il y a trois réductions essentielles du christianisme, correspondant à ces trois réalités essentielles de la foi chrétienne et que ces trois réductions sont une tentation permanente qui nous guette toujours comme un danger. A différentes époques ces réductions sont toujours présentes comme une possibilité et alors la reconstruction de la vision chrétienne, de l’expérience chrétienne, de la théologie chrétienne est justement de dépasser, de vaincre ces réductions, de rétablir toujours la vision dite catholique[1], lorsque ces « réductions » sont présentes.

Certaines sont typiques de leur époque et s’expriment de façon différente. Elles peuvent se suivre dans le temps ou coexister, mais toutes représentent des tentations permanentes de déviation de la foi chrétienne, d’appauvrissement et, à la limite, de déformation hérétique[2].

Il y a tout d’abord la réduction du christianisme, de la foi et de la piété chrétienne, je ne dirai pas au Royaume de Dieu, mais à ce que les gens croient être le Royaume de Dieu, c’est-à-dire, au transcendant comme tel, au « salut de l’âme », pour employer des mots que tout le monde emploie. Le Christianisme ce serait tout d’abord le « salut de l’âme », le salut per­sonnel. C’est ici une réduction du Christianisme à la vie future, à l’autre monde. Quoique cette expression « l’autre monde » ne se trouve ni dans l’Evangile, ni dans la Bible, pour beaucoup de chrétiens et pendant de très longues époques d’expérience chrétienne, le christianisme serait une simple préparation au salut éternel : dans cette réduction, les deux autres réalités, le monde et l’Eglise ne sont comprises qu’en fonction de ce salut ultime. Le Monde comme tel, nié et rejeté, devient un moyen ascétique : par la patience, l’endurance, on mérite le ciel. Quant à l’Eglise, elle n’est comprise que comme un moyen de salut, institution préparant ses membres à « l’après-mort », à gagner le ciel, à éviter l’enfer et la damnation éternelle : c’est la réduction probablement la plus classique du christianisme, c’est aussi celle qui a dominé pendant très longtemps, sinon la théologie, du moins la piété populaire. C’est la tentation que j’appellerai « tentation religieuse », la réduction du christianisme à une religion opposée à la vie totale de l’homme. Ce qui disparaît ici de la vision chrétienne, c’est tout d’abord une attitude positive envers le Monde : il ne faut que le fuir, le dénoncer, l’ignorer. Disparaissent aussi tous les aspects de l’Eglise comme communauté, comme présence dans ce monde, comme quelque chose de plus qu’un moyen de grâce, qu’un don qui mène au salut, comme la présence du Royaume de Dieu Lui-même. Tout ce qui n’est pas subordonné au salut et au salut personnel, est ignoré ou superflu.

D’un autre côté, à l’autre extrême, et ceci nous le voyons en ce moment, surgit la tentation moderne, la réduction du Christianisme au Monde : j’ai fait une petite promenade l’autre jour autour de Saint-Sulpice et j’ai vu que plus de la moitié (8 sur 10) des livres chrétiens avaient le mot monde dans le titre : « vaincre le monde », « entrer dans le monde », le monde, le monde, le monde… Il y a donc réduction du christianisme au monde. L’Eglise au service du monde, je n’ai pas besoin d’appuyer sur ce thème parce que c’est quelque chose que nous sentons dans l’air en ce moment : comme Jacques Maritain le disait : « c’est l’Eglise agenouillée devant le monde ». Alors là, le christianisme et la foi chrétienne deviennent, comme on le dit en américain « une agence », « les Eglises, les synagogues, et autres agences… » Agences pour tout ce que vous voulez : la libération du tiers monde, la destruction de la Maison Blanche etc. Vous voyez des abbés et des sœurs de choc partout, avec des slogans, avec un grand enthousiasme et un grand sens du sacrifice qui veulent mourir… pour la sécurité sociale et pour la « right society » ! Alors que devient le christianisme ici ? Dans ce refus du transcendant, le Royaume de Dieu est identifié à un système de justice, de liberté, etc. et donc, le Royaume lui-même devient immanent : il se perd dans la vie, dans l’histoire, et l’Eglise devient une organisation, une institution préparant des apôtres de ce changement social, politique, psychologique. Il n’y a pas de causes radicales que l’Eglise ne l’embrasse aussitôt pour montrer que le chrétien est quelqu’un que sert le monde. Donc c’est une réduction au monde.

Il y a encore la troisième réduction du Christianisme, à l’Eglise, à « l’écclésiasticisme » ; les laïcs ne le sentent peut-être pas beaucoup, mais nous les prêtres nous connaissons cela très bien, lorsque quelqu’un vient nous dire : « pourquoi l’Eglise ne ferait-elle pas ceci ou cela ? » C’est toujours l’Evêque ou le consistoire, c’est l’Eglise réduite à cette termi­nologie qui est très embêtante qui n’a pas de musique en elle : le diocèse, l’archidiocèse, l’Eminence, l’Excellence, la curie, tout ce système de religion, de sacralisme au détail. On peut l’aimer. Beaucoup de gens aiment cela mais moi qui m’occupe de l’éducation des prêtres, j’ai préparé un test ! Si un candidat vient et qu’il aime trop parler de l’encens : « Vous l’achetez où votre encens ? à Jérusalem, au Caire ? », s’il réduit tout au sacralisme, il y a un danger car il y a des gens qui ont un sens pathologique du sacré, du sacralisme et l’Eglise apparaît alors comme quelque chose qui sent l’encens et qui nous réjouit tout le temps avec des mélodies sacrées, avec un art sacré. D’ailleurs c’est très facile de créer cet art sacré ! Nous avons inventé l’eau bénite pour cela ! Une chose d’une laideur épouvantable, étant bénie, devient sacrée : j’ai toujours pensé qu’une icône laide ne peut pas être bénite parce que c’est une fenêtre vers le céleste et donc si c’est laid aucune eau bénite ni aucun miracle ne peuvent transformer la laideur en beauté ; mais c’est une théologie que l’Eglise n’admet pas, c’est un théologouménon, parce qu’au fond ce que l’Eglise veut c’est justement remplir le monde de cette présence ecclésiale ! Donc il y a une réduction de l’Eglise au curé, à tous ceux qui aiment le curé et à tout ce qui est autour du curé… Un homme qui est dans cette perspective ecclésiastique ne voit plus le monde et, ce qui est plus grave, il ne voit plus le Royaume de Dieu, parce qu’il identifie le Royaume de Dieu à ce système de sacralité, ne comprenant pas que le Royaume de Dieu ce n’est pas le sacré, car cette catégorie du sacré présuppose la catégorie du profane et que justement tout le christianisme consiste à détruire le mur séparant le sacré du profane, parce que le profane c’est le monde déchu. Quand le monde devient profane, il n’est plus le monde de Dieu donc il faut sacraliser le monde et non pas éta­blir une sacralité autonome. On va parler de cela en arrivant aux sacrements.

Donc ces trois réductions constitueront mon point de départ car il me semble que l’on peut répondre aux questions posées ici d’une façon très pratique, très concrète, non pas scholastique ni théologique, si justement on garde devant soi cette perspective qui est celle du christianisme véritable. Il faut qu’il y ait un monde, un Royaume et une Eglise et que ces trois réalités ne soient pas identifiées simplement l’une à l’autre et que tout de même elle soient toutes interdépendantes. Parler de l’Eglise sans parler du monde et du Royaume, prêcher le Royaume qui serait indépendant du monde et de l’Eglise et évidemment parler du monde sans le voir dans la perspective de l’Eglise et du Royaume ce sont là des hérésies véritables…

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Alors maintenant faisons un essai de reconstruction, aussi simple que l’essai de destruction. Il me semble que nous devons commencer par l’Eglise. Pourquoi ? Parce que c’est cela notre expérience du christia­nisme, cette expérience qui ne vient pas du dernier livre que nous avons lu, celui du Prof. « Müller » ou « Schtoukelmuller »…[3]. Il me semble que la réalité dans laquelle je vis, donc dans laquelle je pense, c’est celle qui n’est pas venue de mon expérience personnelle ou individuelle : c’est l’Eglise qui, si je peux suivre sa logique, son expérience et sa tradition, me mène au Monde et au Royaume. C’est l’Eglise qui unit ces trois réalités et les place dans une perspective véritable et chrétienne. Primo : c’est l’Eglise qui me dit que le Christ est venu sauver le monde et non pas sauver les chrétiens (au contraire de ce que pensent tout le temps les chrétiens, n’est-ce pas ?). Il n’est même pas venu sauver l’Eglise, Il est venu sauver le Monde… Donc la première réalité que l’Eglise me découvre c’est le Monde. Or la discipline théologique que j’enseigne, c’est la Liturgie. La Liturgie, non pas précisément comme l’étude de tous ces petits sacralismes : « et ensuite le diacre prend l’encensoir de la main droite »… On peut lire cela dans les manuels : cela m’intéresse mais il serait surtout intéressant de le savoir si c’était de la main gauche… car tout le monde se sert de la main droite ! Mais la Liturgie, justement, l’opus théologicus par excellence, celle où nous découvrons tout ce que nous avons perdu ou oublié en tant que membres de la race humaine déchue, c’est la consécration des eaux : l’eau consacrée au cours du baptême. Il y a cependant beaucoup de prêtres en Amérique – « time is money » – (je ne sais s’ils le font en Europe), qui ajoutent un peu d’eau bénite aux fonts baptismaux pour gagner environ 40 minutes. Or il me semble que tout de même, dans la Liturgie du baptême, dans la Liturgie de la nuit Pascale, ce qui est important c’est de savoir ce que c’est que cette consécration des eaux ? Qu’est-ce que cette Eucharistie sur l’eau : « Tu es grand Seigneur et tes œuvres sont admirables ». Qu’est-ce que cela ? C’est la recréation du monde qui précède l’immersion du bébé. Avant de créer Adam et Eve, Dieu a créé ce jardin, ce monde, comme la vie de l’Homme. Donc ce n’est pas pour avoir un peu de matière sacrée, moyen de grâce, c’est pour recréer le monde dans lequel l’homme va vivre que nous avons cette bénédiction des eaux. De même la Liturgie Eucharistique commence par l’offrande : qu’est-ce qu’on offre à Dieu ? Le pain et le vin ? Evidemment la théologie scholastique, théologie qui est devenue, hélas, orthodoxe aussi, parle de ce pain et de ce vin comme « matière à sacrements », alors tous les manuels de Liturgie disent qu’il faut que le pain soit comme cela et le vin comme ceci, tant de pain, tant de vin, manipuler ce vin comme ceci, non pas comme cela… tout cela c’est très intéressant pour le prêtre qui manipule le pain et le vin, mais personne ne dit : pourquoi le pain ? pourquoi le vin ? C’est encore le Monde, c’est la matière, c’est la vie, c’est la nourriture, c’est le Monde. Donc tout commence par le Monde. Nous rentrons à l’Eglise : d’où vient l’Eglise ? c’est encore la même chose. Qu’y trouvons-nous ? Les sons, la vision et la vision de quoi ? La vision du Monde, l’assemblée du Monde. Donc l’Eglise c’est tout d’abord le sacrement du Monde et nous allons développer cela un peu plus tard. L’Eglise est une certaine vision du Monde : vision du Monde en Christ, c’est-à-dire vision du Monde que nous pouvons de nouveau voir, dans sa plénitude, comme le Monde créé par Dieu, comme le Monde déchu, clans le péché et finalement sauvé par le Christ. L’Eglise, on peut le dire, c’est le Monde en tant qu’il accepte le Christ et le Royaume.

Toute la Liturgie, ce n’est pas seulement un culte, d’ailleurs c’est très intéressant que les chrétiens aient appelé leur culte : « Liturgie », c’est-à-dire une action dans laquelle nous devenons ce que nous sommes ; dans laquelle toute chose est révélée : Epiphanie, manifestation, révélation et la première révélation de ce culte, de cette Liturgie, c’est tou­jours une certaine révélation du monde. Regardez le canon eucharistique : avant d’arriver à la Cène, à la nuit de la trahison, avant d’arriver, en d’autres termes, à ce point où le monde débouche sur le Royaume, nous chantons le Sanctus. Toutes les Liturgies, ou presque toutes, ont ce Sanctus :« Saint, Saint, Saint, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ». Or aucune expérience humaine, surtout pas la lecture des journaux, ne nous indique que le monde est rempli de gloire. Le monde est rempli de stupidités, de crimes, d’un certain ennui presque métaphysique, de choses épouvantables, de tout ce que vous voulez, mais jamais, ayant lu « Le Monde » ou le « New-York Times », ou quelque livre moderne, je ne dis « Saint, Saint, Saint… ». On a plutôt le désir, à regarder ce monde, d’appeler le médecin, le psychiatre ou le policier. Et pourtant, ce Sanctus est là. Pourquoi ? Une procession, dès le début de la Liturgie, nous l’indique symboliquement[4]. Rien ne peut remplir cette gloire qui remplit le ciel et la terre. Donc avant de comprendre pourquoi le Christ est mort pour ce monde, on voit ce monde, on le reçoit de nouveau dans sa beauté et dans sa laideur, dans son péché et dans sa gloire, on le rattache à Dieu, on est sur cette montagne d’où l’on voit. Parce que nous vivons toujours dans un trou d’où l’on ne voit rien, l’Eglise, la Liturgie comme l’assemblée, est une reconstruction du monde, parce que le péché à détruit cette assemblée et que nous vivons dans un monde brisé. La Liturgie, comme chant, comme icône, comme mouvement, c’est toujours redécouvrir quelque chose, c’est une Epiphanie nouvelle du monde que nous ne pouvons plus voir, dont nous ne pouvons plus avoir l’expérience, parce que ce monde n’existe pas sans le Christ, parce que en dehors de Lui, ce monde est un monde brisé, déchu, un monde de péché. L’Eglise est donc une représentation du monde : chaque fois que nous offrons l’Eucharistie, par exemple, nous le faisons « pour tous et pour tout ». Evidemment, on sait très bien que cette dimension de la Liturgie a été diminuée, on s’est mis à l’offrir pour n’importe quoi : pour le succès, pour une extraction dentaire, pour des « intentions », etc. Mais au fond, pour notre Liturgie Orthodoxe, tout cela c’est l’extérieur ; l’essentiel est toujours un acte catholique, un acte dans lequel l’Eglise représente le monde et elle peut représenter le monde parce qu’elle représente le Christ et que Lui, assume, prend sur Lui toute la vie du monde.

Donc nous commençons par l’Eglise, parce que l’Eglise est l’expérience, la réalité qui nous découvre et nous redécouvre la réalité du monde. La Liturgie, quand elle n’est plus comprise comme cette manifestation, redécouverte, symbolisation du monde, devient justement un système clos et sacré qui alors est expliqué, d’habitude (cela a commencé assez tôt dans l’histoire chrétienne) par des symboles de « caprice » : j’ai essayé, par exemple, une fois de faire la collection de toutes les explications de la « grande entrée ». Mon Dieu, ce qu’il y en a des explications ! Tout ce que vous voulez : c’est le baptême, c’est l’ensevelissement, c’est l’entrée à Jérusalem, c’est Nicodème et Joseph etc., ensuite nous arrivons aux portes royales. Il faut que les portes de l’âme soient fermées au péché et ouvertes au ciel, cela me rappelle la comédie de Musset « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Les Russes ferment, les Grecs ouvrent et au fond personne ne sait pourquoi, ni pourquoi les portes existent. Les portes de quoi ? Alors il faut comprendre que tout ce qui est dans l’Eglise est tout d’abord une vision, un symbole réel de la réalité du monde et non pas des petits contes symboliques et pieux où le prêtre quand il porte l’Evangile c’est le Christ, le garçon qui s’avance devant lui c’est saint Jean-Baptiste, 12 c’est toujours 12 apôtres, 7 les 7 sacrements, 3 la Trinité, etc. cela me rappelle cette théologie numérique dont on était friand à la fin du Moyen-Age, mais qui est une théologie qui ne nourrit pas : c’est très amusant, vous ne pouvez pas célé­brer un mariage orthodoxe sans qu’une femme non orthodoxe saute sur vous en disant : « c’est tellement mystique ». Faites cette expérience, dites n’importe quoi, faites n’importe quoi, mais que ce soit religieux ou mystique et elle sera très contente ! Il me semble que l’Eglise Orthodoxe s’est un peu spécialisée en Occident comme un bazar des sacralités symboliques. C’est très dangereux car ce n’est pas sérieux. Une religion qui vend des symboles à bon marché finit par perdre le sérieux fondamental. Mais au fond l’Eglise c’est toujours le monde dans sa réalité, c’est la chair, c’est la matière, c’est l’homme, c’est la société, c’est l’art, tout ce qui est humain, tout ce qui est monde sans essence est toujours représenté, rendu présent, compris, révélé en Christ et seulement en tant que tel devient ensuite matière à sacrement, c’est-à-dire matière à une Epiphanie du Royaume. Cela nous mène à la seconde révélation de l’Eglise et cette révélation de nouveau je la vois tout d’abord dans la Liturgie Eucharistique qui n’est rien d’autre que l’Epiphanie de l’Eglise elle-même, qui nous donne l’ordre des choses ecclésiales.

Quand l’Eglise commence la Liturgie, c’est l’Eglise représentante du monde. Quand nous commençons la Liturgie, même notre séparation du monde, cette nécessité de se réunir en dehors du monde, les portes fermées comme il est dit dans l’Evangile, même ceci est essentiel pour voir le monde, non pas pour avoir une petite expérience mystique avec « le doux Jésus », un petit romain, mais pour voir le monde, car le monde ne peut être vu tant qu’on est dedans et c’est pour voir de nouveau cette grande révélation dont le point culminant est le Sanctus (« le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ») que nous nous séparons du monde et que nous mettons de côté tout ce qui est simplement « humain ». C’est pour voir le monde en Dieu, c’est pour célébrer le sacrement de la création, le sacrement du salut du monde, de la Transfiguration du monde, que l’Eglise se sépare du monde. Et qu’est-ce qui arrive à la Liturgie, après cela et même dès son début ? Nous disons :« Béni soit le Royaume du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Nous annonçons tout de suite que ce n’est pas pour voir et comprendre le monde que nous célébrons la Liturgie, qu’on ne peut voir et comprendre le monde finalement qu’à travers et par rapport au Royaume de Dieu qui est la réalité finale, ultime de toute la foi chrétienne. Quand on parle de ce Royaume : « que Ton règne arrive », « cherchez avant tout le Royaume de Dieu et tout vous sera donné par surcroît », « Son règne n’aura pas de fin », je me demande quelquefois si les chrétiens d’aujourd’hui sauraient répondre à cette question : « Qu’est-ce que le Royaume ? Comment puis-je dire que ton règne arrive » ? Et je le dis tous les jours en disant mes prières. Je peux dire : « que ma femme vienne », parce que je la connais, mais je ne peux dire : « que Monsieur Durand arrive » car je ne le connais pas. Cette prière n’est pas très compréhensible parce que on ne sait pas ce qu’est ce Royaume. On dit que c’est le salut de l’âme, mais qu’est-ce que le salut de l’âme ? On dit « c’est le monde à venir » et les théologiens croient savoir ce qui se passe avec l’âme – 3 jours, 9 jours, 33 jours après la mort, géographie, topographie, itinéraire… – et quand je lis ça, j’ai toujours la tentation de leur demander « mais comment le savez-vous ? » je me rappelle d’avoir lu dans un journal russe de Paris (j’avais 16 ans et j’étais beaucoup plus radical et plus critique qu’en ce moment) « après les vêpres, le Père Untel va faire une conférence sur le monde à venir » ! Quand j’arrive à cette partie eschatologique du manuel de théologie, je me dis que c’est du charlatanisme, parce qu’on ne sait rien. Comme Berdiaeff disait « le Bon Dieu n’a pas laissé de petit trou de serrure pour qu’on puisse voir ce qui se passe avec l’âme après la mort, et c’est un mystère ». Donc ce royaume de Dieu, où est-il ? Comment le savoir ? Pourquoi les chrétiens dits primitifs, pourquoi chaque chrétien véritable, redécouvrent-ils avant toutes choses, la validité de cette prière : « que ton règne arrive », et vivent de cette prière ? Où le trouve-t-on ce Royaume ? Il me semble qu’on le trouve aussi et tout d’abord dans l’Eglise. Que l’Eglise n’existe que pour nous en donner le goût, la réalité, l’icône, la lumière. Elle est une fenêtre ouverte sur le Royaume. L’Eglise n’est pas une agence, l’Eglise est le sacrement du monde et du Royaume. Des précisions ? Il y en aurait beaucoup à donner ici. Je me suis demandé souvent, comme liturgiste, quelle est la fonction unique de la Sainte Cène dans la vie du Christ et dans son ministère. Le manuel que je consulte me répond : « c’était pour instituer l’Eucharistie et Il a envoyé deux de ses disciples pour préparer l’institution de l’Eucharistie », mais non, Il n’a pas dit cela du tout, Il a dit : « J’ai un grand désir de manger cette Pâques avec vous, c’est une grande fête ». C’était, c’est même liturgiquement aujourd’hui, dans la tradition orientale. Il y a une prière du Jeudi Saint, il y a ces pieds qu’Il lave, il y a cet amour, il y a cette solennité, il y a le pain, il y a le vin… si ce n’était que pour instituer, Il aurait dit : « n’oubliez pas etc. » Ce n’est pas pour instituer l’Eucharistie qu’Il a fait la Sainte Cène, ce n’est pas pour quelque chose de futur. L’Eucharistie existe, l’Eucharistie est possible, l’Eglise est possible, parce que tout d’abord quelque chose s’est passé cette nuit-là. Quoi ? Ma réponse ne se trouve pas dans les manuels théologiques : c’est que ce soir-là a été manifesté ici bas le Royaume de Dieu, le Royaume de Dieu comme amour, comme cette joie d’être ensemble, le Royaume de Dieu comme une identité totale, un Amour tel qu’on peut être en communion parfaite avec l’autre. C’est cela le Royaume de Dieu, la communion en Dieu et entre tous les autres, c’est la nuit Pascale.Il y a toujours un moment qui vient, dans la nuit pascale (même si on est fatigué et pas très porté vers la spiritualité), quand on sent que la Pâque n’est pas seulement la célébration historique de la Résurrection. Pâques, c’est surtout une fois dans l’année, encore une fois la porte ouverte sur la réalité du Royaume, c’est au milieu de la nuit, la journée éternelle. Après Pâques on mange, (les Russes, du jambon pendant une semaine), mais avant cela on peut dire : « avez-vous vu le Royaume de Dieu ? » Oui, on l’a vu dans l’Eglise, dans la Liturgie, dans toutes les Liturgies, dans les vigiles… Ce n’est pas une illustration des dogmes, ce n’est pas un aide-mémoire. Les dogmes de l’Eglise n’existent que comme des essais, très approximatifs, de description d’un mystère révélé, le mystère du Royaume de Dieu. C’est d’ailleurs ceci qui constitue la grande différence entre la théologie occidentale et la théologie orientale. La théologie occidentale définit : Le Royaume de Dieu est ceci : primo…, secundo…, tertio…, Ensuite une autre école théologique dit : non ce n’est pas cela, alors on se met d’accord en disant qu’on ne sait pas ce que c’est, mais qu’il y a une vision béatifique à la fin, dont personne ne sait rien, mais qui arrivera si… La théologie des Pères, la théologie des Conciles, ce n’est pas du tout une définition. On ne peut pas prêcher à un homme déchu, à un homme qui veut l’eau et la vie du salut, on ne peut pas lui dire : « c’est très simple : il y a un Dieu, mais trois personnes, il y a deux natures, mais une personne ; n’oubliez pas Léonce de Byzance qui dit qu’il y a une hypostase et toutes ces manipulations… On ne va pas prêcher cela. Si on connaît le mystère, on connaît Dieu, d’une façon même imparfaite et les conditions deviennent utiles. Si on n’a pas connu le mystère, la théologie ne contient que des mots vides de sens.

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Donc toute l’Eglise, comme révélée tout d’abord dans sa vie liturgique, l’Eglise révélée dans ses Saints, révélée dans chaque acte spirituel, l’Eglise communion de Dieu, révélée dans sa prière et dans sa vie, c’est tout d’abord et tout à la fin, le mystère du Royaume. C’est précisément pour que nous puissions savoir ce que nous disons, quand nous disons « que Ton règne arrive », que l’Eglise existe. Par quels moyens ce Royaume est-il arrivé ? Par les moyens de ce monde : c’est ce même pain et ce même vin qui représentent le monde, qui sont le monde de la nourriture terrestre, qui finalement nous reviennent comme nourriture céleste, comme sacrements du Corps et du sang du Christ. C’est ce qui représente le monde dans l’Icône : les couleurs, les formes, les lignes, qui deviennent aussi une révélation du Royaume de Dieu. L’Eglise nous révèle que le monde fut pensé et créé comme quelque chose qui peut être ce symbole, cette Icône, cette Epiphanie du Royaume. L’Eglise donc, c’est ce même monde, opaque dans le péché, le monde en soi, le monde qui ne débouche sur rien, mais ce monde redevenu mouvement vers le Royaume, symbole, prière, puissance de Dieu.

Ce que nous redécouvrons dans l’Eglise, c’est justement le monde comme communion ; le monde, non pas comme quelque chose qui nous sépare de Dieu, mais comme l’Amour de Dieu devenu notre vie, à condition que cette vie retourne à Dieu. Donc l’Eglise, c’est comme un sacrement cosmique, c’est la vision du monde et du Royaume : Au milieu, c’est l’Eglise qui unit les deux. Unis, non par une médiation, mais justement par sacre­ment, et cela nous amène à la question posée dans votre question­naire[5] : « qu’est-ce que le sacrement ? »

J’ai employé ce mot plusieurs fois : c’est l’Eglise qui est le sacrement du Royaume, qui est le sacrement du monde. Mais qu’est-ce que le sacrement ? N’oublions pas qu’à l’âge post-patristique, la grande catastrophe de la théologie orthodoxe fut précisément, non pas seulement de subir une influence des catégories de pensée occidentale, mais d’accepter des méthodes marquées par des siècles de théologie scholastique et nulle part la catastrophe ne fut plus grande que dans le domaine de la théologie sacramentale. Maintenant, nous savons tous la définition du sacrement ; définition que l’on dit commune à l’Orient et à l’Occident et rien n’est plus faux. Cette définition décrit le sacrement comme « le signe visible d’une grâce invisible », quelque chose qui indique qu’une grâce invisible est donnée. Voilà bien cette concentration de la théologie occidentale sur des garanties ! Est-on sûr que la grâce fût donnée ? oui : a, b, c, trois gouttes d’eau, une formule, un amen bien placé, c’est garanti, sinon nous ne répondons de rien ? C’est comme cela que l’intérêt de la Liturgie est devenu un intérêt pour la validité de la Liturgie, ce qui n’est pas du tout la même chose. Un intérêt pour la validité est toujours un manque d’intérêt pour la réalité. Quand je m’intéresse à ce qui est valide, je ne m’intéresse plus à l’ontologie des choses. Donc cette définition des sacrements est venue d’abord de l’acceptation de la pensée occidentale, d’une vision dichotomique du monde : l’immanent et le transcendant, le spirituel et le matériel ; le sacrement, c’est la manière dont quelque chose de spirituel nous est donné matériellement. C’est une chose verticale, c’est la grâce qui commence à agir sur la nature. Tout ceci peut avoir quelque chose de vrai en soi, seulement ce n’est pas l’intuition fondamentale du sacrement dans l’Eglise, ce n’est pas le « mysterium » des Pères. Le sacrement doit être compris en premier, non pas dans les catégories de la nature et de la grâce, non pas selon cette verticale, mais dans des catégories qui sont fondamentalement bibliques, celles de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est alors le passage de quelque chose qui est devenu vieux, à quelque chose de nouveau ; c’est un renouvellement. Finalement, cela correspond à cette idée fondamentale, qui est dans l’Evangile et le Christianisme primitif, des deux éons : il y a l’éon, autrement dit ce siècle, et il y a le siècle à venir. Il y a ce monde, et il y a le monde à venir. Après que cette théologie, dite scholastique a triomphé, la relation de ces deux mondes est devenue une relation chronologique : il y a ce monde et quand ce monde sera fini l’autre commencera. Dans ce monde cependant, comme Dieu est éternel, il y a la possibilité d’introduire la grâce, ici et là, par le moyen des sacrements. Mais pour l’Eglise primitive et pour l’Eglise des Pères, ce n’est pas seulement cela, le sacrement, c’est la possibilité dans cet éon, dans ce monde, dans la réalité que le Christ découvre comme ce monde, monde qui est à sa fin, monde qui est condamné, monde qui meurt, c’est la possibilité de vivre déjà le monde à venir, de vivre déjà la vie éternelle, et de participer à ce qui, en termes de ce monde, est encore à venir. Une illustration qui pourra peut-être aider à comprendre tout ceci : c’est l’institution tout spécialement chrétienne du Dimanche : c’est curieux comme finalement, pendant le Moyen-Âge occidental et byzantin, le Dimanche est devenu tout simplement le samedi chrétien, le sabbat. Les musulmans le célèbrent le vendredi, les juifs, le samedi, et les chrétiens le dimanche. Toutes les prescriptions concernant le samedi dans l’Ancien Testament ont été transposées au Dimanche. Mais ce n’est pas vrai et si vous le demandiez aux chrétiens primitifs ils vous diraient que ce n’est pas vrai ! Le samedi a été institué par Dieu, cela n’a pas été aboli. Dans notre Eglise Orthodoxe, on ne doit pas jeûner le samedi. Le samedi est une journée eucharistique et d’ailleurs, entre les deux églises, l’orientale et l’occidentale, une des grandes controverses du Moyen-Âge, c’était justement cette hérésie occidentale de jeûner le samedi. Comment peut-on être dans la pénitence, un jour où Dieu Lui-même a voulu que nous célébrions la création du monde ? Donc le septième jour, celui du sabbat, est toujours le samedi ; mais ce qui est très important, c’est que le chrétien, après avoir achevé sa semaine le samedi, le septième jour, (et dans la perspective biblique, sept est toujours le nombre de ce monde, c’est la plénitude, la perfection) débouche dans la première – ou la huitième journée. Le chrétien participe à une journée qui est dans le temps, mais qui n’est pas du temps de ce monde ; parce que par rapport au temps, le Dimanche, c’est la première journée après la septième, mais cette première, c’est aussi la huitième, or, il n’y a pas de huitième journée dans ce monde. Jusqu’à saint Basile le Grand, il y a toujours eu la conscience de cela. Pourquoi avons-nous l’octaèque, les 8 tons ? Pourquoi toutes les fêtes ont-elles 8 jours de fête qui les suivent ? Pourquoi tout est compté par 8 ? C’est la Tradition qui essaie d’exprimer quelque chose d’absolument essentiel : dans le temps historique, dans ce monde, le salut consiste précisément, à vivre déjà la vie du monde à venir, et l’Eglise est justement la possibilité de déboucher, de passer, de l’ancien au nouveau et c’est cela le sacrement. Chaque sacrement est un acte de passage, chaque sacrement est quelque chose qui tout d’abord, nous ramène au commencement du temps et quelque chose qui nous amène à l’avance, à la fin des temps. Le Baptême, l’Eucharistie, le Saint Chrême, et ensuite les sacrements dérivés : le mariage, la pénitence, tous sont tout d’abord des actes de passage, et non de passages symboliques mais réels. Un chrétien est celui qui dans ce monde peut dire (comme nous disons chaque fois que nous célébrons la Liturgie de saint Jean Chrysostome) : « et qui ne cesses de tout faire pour nous ramener au ciel et nous donner ton Royaume à venir ». Nous avons déjà le Royaume qui est à venir pour ce monde, mais chaque fois que nous sommes comme Eglise, commeEcclésia en Christ, nous sommes là, non pas seulement pour attendre le Royaume, pas seulement pour l’expliquer les uns aux autres, mais pour pouvoir porter témoignage. Quand nous sortons de l’Eglise nous chantons : « nous avons vu la vraie Lumière, nous avons reçu l’Esprit Saint ». Mais justement là où l’Esprit Saint vient, c’est le monde à venir, c’est la vie éternelle, c’est le « déjà » qui arrive. Donc, quand nous pensons à la structure sacramentelle de l’Eglise, il faut toujours comprendre que le sacrement ce n’est pas seulement l’union de la nature et de la grâce, ce n’est pas seulement quelque chose d’individuel, mais que c’est l’expression par excellence de cette foi chrétienne qui est toujours mouvement du monde, pour devenir finalement le Royaume. Le Royaume qui nous est donné dans l’Eglise.

Le monde, l’Eglise, le Royaume : c’est finalement à l’intérieur de ce système de pensée, ou plutôt de cette expérience, qu’il me semble qu’on peut comprendre ce qu’on pourrait appeler les structures de l’Eglise. On parle beaucoup du laïcat, du clergé, du prêtre, de la paroisse, du diocèse, de toute l’ecclésiologie pratique dont nous tâchons aujourd’hui de résoudre le problème. C’est seulement en comprenant le monde, l’Eglise et le Royaume, dans cette vision catholique, que nous pouvons com­prendre les problèmes pratiques, canoniques, etc.

Par exemple, prenez le peuple de Dieu : que représente-t-il dans cette ecclésiologie ? Le peuple de Dieu, c’est le nom de l’Eglise dans le monde. Parce que le peuple de Dieu, la continuation du peuple de Dieu de l’Ancien Testament, c’est quelque chose qui prépare dans le monde et pour le monde, la venue du Messie. Dans ce monde l’Eglise est le peuple de Dieu, c’est une dimension de l’Ecclésiologie et cela nous mène très loin de la piété classique ! Je vois toujours la définition des paroisses : « une paroisse existe pour satisfaire les besoins spirituels de ses membres ». C’est faux ! La paroisse existe pour servir le Christ et non pour satisfaire des besoins. Il se trouve finalement que j’ai un besoin ontologique d’être déifié, mais la paroisse existe parce que le Christ a voulu qu’entre ses deux venues il y ait des témoins. Donc le peuple de Dieu est cette dimension de l’Eglise qui, comme le peuple juif de l’Ancien Testament est une mission, un apostolat, une présence. C’est l’Eglise par rapport au Monde. Il y a ici toute une perspective, où l’on peut travailler facilement. Maintenant, quand on parle de l’Eglise comme Corps du Christ, c’est l’Eglise en tant que sacrement du Royaume. C’est à la table du Royaume que nous convie le Christ (Luc 24), que nous avons cette expérience du Royaume. Donc il ne faut pas confondre : nous vivons dans ce monde comme un peuple de Dieu et quand nous laissons le monde, le huitième jour, il nous faut absolument cette expérience du Corps du Christ. Sinon le peuple de Dieu n’aurait pas de révélation pour le monde, n’aurait rien à dire dans le monde, seulement de petites idées théologiques que personne n’écoute, excepté les théologiens.

Donc, ces distinctions existent et sont véritables, et c’est à l’intérieur de cette expérience du sacrement de l’Eglise, du monde et du Royaume, qu’on redécouvre tout à coup la réalité d’un prêtre, d’un évêque, d’un laïc. Je ne vais pas continuer cette énumération ; pour moi, ce qui est important c’est d’établir la perspective, c’est-à-dire la structure hiérarchique de l’Eglise. Par exemple, ce peuple laïc, ce « laos ». L’important est l’appartenance au peuple de Dieu : par rapport au monde un évêque est un laïc, un prêtre est un laïc et cela n’a aucune importance pour ce monde que le Christ soit prêché par un évêque, un archevêque, un métropolite ou un laïc. C’est pour que chacun puisse être un laïc véritable, c’est-à-dire un membre du « Laos », qu’il y a des distinctions à l’intérieur de l’Eglise et, tant qu’il se tourne vers le monde, le peuple de Dieu est fait uniquement de laïcs. Cependant, si nous pensons à la structure de l’Eglise comme sacrement du Royaume, c’est différent : ici la hiérarchie apparaît comme essentielle, non pas comme médiatrice, ainsi que le pense une certaine ecclésiologie juridique et occidentale, car il n’y a qu’un Médiateur, mais pour manifester la structure du Corps du Christ : la tête, les membres, et leur interdépendance. Que le Christ soit toujours présent, et ses membres, et tout ce système de circulation du Sang, c’est cela le ministère dans l’Eglise et c’est afin que l’Eglise soit en tout temps ce Corps, que la structure hiérarchique existe.

Mais quand nous posons ces questions fondamentales sur l’Eglise, sur sa vie, sur ses fonctions, sur son ordre, on arrive à des questions que vous et moi nous nous posons dans des conditions différentes, moi en Amérique[6] et vous en Europe : comment doit-on organiser l’Eglise en Occident ? Que doit-elle refléter ? Que doit-elle servir ? Et pour arriver à résoudre ces questions il faut commencer par reconstruire cette vision de l’Eglise comme sacrement du monde, de l’Eglise comme sacrement du Royaume. C’est seulement quand on rattache tout à ce mystère de l’Eglise dans laquelle toujours le monde est une « prosphora » et qu’il devient une « anaphora », qu’il est offert et ensuite élevé dans les dimensions du Royaume, de façon à nous faire participants de cette réalité ultime. C’est toujours dans ce passage, dans cette fin mystique de toute expérience ecclésiale, que l’on découvre les réponses les plus pratiques aux questions les plus urgentes. C’est pour cela que j’ai commencé par dire qu’il nous fat une prise de conscience théologique.

Il faut redécouvrir l’Eglise, non pas en l’isolant du monde et du Royaume, pain qui représente le monde, ce pain offert, apporté : que quelqu’un ait le pouvoir de le prendre et de l’apporter à Dieu, c’est cela l’Eglise. Finalement c’est ce pain qui nous unit tous et qui est la paix, la joie, le Christ, la Pâque : il n’y a plus rien, le monde est fini ; chaque fois que nous offrons l’Eucharistie, le monde recommence ; chaque fois que nous la célébrons nous sommes toujours à la fin et toujours au début. Peut-être cette expérience nous libère-t-elle un peu de tout ce que l’Orthodoxie traîne de bagages inutiles ; car il me semble que notre Eglise ressemble un peu à un grand fourgon de déménagement : n’a-t-on pas oublié d’y mettre une casserole, une paire de ciseaux rouillés ? Grand maman aimait cela ! alors on l’emporte. Tout cela est très bien, mais il me semble qu’il faut toujours se souvenir de l’utilité de cette casserole, comment elle est finalement rattachée à cette grande maison, dans laquelle la Lumière de l’Eternité est donnée ! Quelle place a-t-elle ? Pourquoi existe-t-elle ? Il ne faut pas se dire : « cela nous ramène au cela ne vaut rien pour le salut du monde. Tout ce qui est important au 14e siècle en Asie Mineure… ». C’est intéressant pour un historien, mais cela ne vaut rien pour le salut du monde. Tout ce qui est important pour le salut, alors gardons-le, mais si c’est juste pour transporter avec nous un musée de sacralités douteuses, fermons la boutique. Cette orthodoxie d’un impérialisme où « nous avons des réponses à tout », ne triomphera jamais du monde. Non, nous n’avons aucune réponse. Quand on me dit : quel est le point de vue de l’Orthodoxie sur ceci ou cela, je réponds que je suis tellement content d’appartenir à une Eglise qui n’a pas de point de vue sur tout et qui est assez silencieuse. Quand nos Evêques commenceront à avoir des points de vue sur tout chaque dimanche, alors je serai un peu nerveux en attendant le dimanche. Quand, dans des réunions oecuméniques on me demande : « quel est le point du vue de l’Eglise sur la succession apostolique ? » Je dis : « C’est très simple, nous avons la succession apostolique et pas de point de vue sur cette succession ». C’est une chose organique, c’est quelque chose qui est là, et dans l’organique 90 % des successeurs ne sont pas de très bons successeurs des apôtres ; mais nous n’avons encore rien trouvé de meilleur pour exprimer une certaine continuité de l’Eglise. Donc l’Eglise Orthodoxe n’est pas une Eglise qui a réponse à tout.

Il faut penser à ces problèmes, il faut y répondre, mais on ne peut y répondre qui si la réalité à partir de laquelle on répond n’est pas une réalité intellectuelle, juridique, n’est même pas une réalité traditionnelle, mais une réalité qui transcende tout ceci ; et quelle est cette réalité ? C’est justement l’Eglise qui nous en donne l’expérience, à nous qui n’avons que l’expérience du monde brisé, déchu, malade, sombre. C’est l’Eglise qui nous donne tout d’abord l’expérience de ce monde comme étant plein de gloire et de potentiel divin, et qui finalement nous donne aussi l’avant-goût, l’expérience réelle et non pas symbolique, de ce qui est à venir, de ce que l’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu et de ce qui n’est pas entré dans le coeur de l’homme, mais que « Dieu a préparé pour ceux qu’Il aime ». C’est cela l’Eglise : l’oeil voit quelque chose que l’oeil du dehors ne voit pas, l’oreille entend quelque chose que l’oreille du dehors n’entend pas, que le coeur ne comprend pas, mais le coeur est touché comme le coeur des Apôtres qui allaient à Emmaüs : « notre coeur s’embrasait ». C’est ce Royaume, ce monde, réunis dans cette Eglise, qui sont le point de départ de tout le reste : pour l’action, pour la mission, pour l’organisation, pour n’importe quel problème, et si nous retrouvons cette ecclésiologie primordiale, celle du Mystère, du Sacrement, du monde, du Royaume, je suis absolument certain que nous arriverons à résoudre les problèmes qui, en ce moment, humainement, semblent si difficiles.

[1]. Je n’ai pas besoin de dire que catholique est un mot grec et non pas latin et qui désigne quelque chose qui s’oppose à tout ce qui est réduit, à tout ce qui est simplifié.

[2]. Hérésie, en grec, veut dire justement choix. L’ensemble m’est offert comme ensemble catholique ; je choisis : c’est cela le sens fondamental d’hérésie ; l’hérésie n’est pas seulement une erreur, c’est une fausse opinion tout d’abord. Donc toute hérésie naît d’abord d’un choix et d’une réduction.

[3]. Les profs. allemands redécouvrent le christianisme tous les trois ans : j’ai entendu dire sérieusement à un séminariste protestant que « nous ne savons rien de la Résurrection du Christ parce que la dissertation du « Prof. Müller » n’est pas encore publiée ! »

[4]. J’aurais dû parler de symbolisme parce que c’est un mot passe-partout. Le symbole véritable fut cette lente redécouverte du monde en Dieu.

[5]. Questionnaire remis aux participants au Congrès. (N.D.L.R.).

[6]. Le Père Schmemann est le Recteur du Séminaire orthodoxe Saint-Vladimir, dans l’Etat de New-York.