La grâce

LA GRÂCE

Vladimir Lossky

Ce texte est celui d’une conférence donnée dans les années 1950 à l’Institut de Théologie orthodoxe Saint-Denys par Vladimir Lossky, qui en fut le doyen.

Vladimir Lossky, né le 8 juin 1903, fils du philosophe Nicolas Lossky. Expulsé de Russie en 1923, il achève ses études à la Sorbonne. Il donne des cours à l’École des Hautes Études et à l’Institut Orthodoxe de Paris Saint-Denys. II est mort en 1958. Oeuvres : Théologie Mystique de l’Église d’Orient, Aubier Paris 1944,Théologie dogmatique, dans le Messager de l’Exarchat russe, nos 46-50, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris 1960, Vision de Dieu,Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1962, A l’image et à la ressemblance, Paris 1967, Les Starets d’Optino, Bellefontaine 1977.

Avant d’aborder cet exposé sur la doctrine de la grâce dans l’Église Orthodoxe, nous devons faire quelques remarques préliminaires, afin d’éviter tout malentendu possible.

L’union des Églises et le témoignage de l’Église Orthodoxe

L’absence d’unité dans le monde chrétien est une réalité cruelle, toujours présente à la conscience de chaque chrétien attentif aux destinées communes de l’humanité. Qui pourrait dire, surtout à l’époque où nous vivons, que ces destinées de la Chrétienté désunie le laissent indifférent, sans encourir la condamnation terrible de l’Apocalypse : «Parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni ardent, Je te vomirai de Ma bouche» (2, 16). La plaie que ces séparations ont ouverte reste vive et saignante chez tous ceux qui, d’une part, ne se laissent pas engourdir dans un sommeil de suffisance et de contentement de soi-même, mais d’autre part ne peuvent non plus sacrifier à une activité quelconque en vue de l’«union des Églises», la vérité qu’ils confessent. Je me permettrai de citer ici quelques lignes de Kart Barth qui expriment bien ma pensée : «Les mouvements super ou inter-ecclésiastiques ou bien ne valent rien, car ils ne prennent pas au sérieux les problèmes de la doctrine, de la constitution et de la vie de l’Église, ou bien ils valent quelque chose : et voilà que prenant au sérieux ces problèmes, ils sont forcés d’abandonner la neutralité et de créer une nouvelle Église ou une communauté qui lui ressemble. Donc si l’on veut que le travail ecclésiastique se fasse, il se fera dans son centre chrétien : dans les Églises. Si nous voulons vraiment écouter Christ comme Celui qui est l’unité de l’Église et en qui elle est déjà accomplie, alors il nous faut reconnaître d’une façon concrète notre existence ecclésiastique particulière». Et encore : «Seule une puissante réalité ecclésiastique peut pousser une Église à abandonner sa séparation. Elle ne le fera pas si cela signifie aussi l’abandon d’un point sur un i, dont l’authenticité lui est certaine dans l’obéissance à Jésus Christ». «L’union des Églises ne se fait pas, mais on la découvre»[1]. Et j’ajouterai à ces paroles de Barth : on la découvre à condition d’aller jusqu’au bout dans la confession sincère et nette de la foi de nos Églises ou communautés concrètes, historiques, qui seules peuvent engager notre responsabilité.

Donc en tachant de retracer ici quelques aspects de la doctrine orthodoxe sur la grâce, nous ne chercherons nullement à cacher ou à mitiger les différences foncières qui existent sur ce point avec les autres confessions chrétiennes. Nous ne voulons faire ici aucune polémique, car notre but est de nous comprendre mutuellement. Aussi, si dans cet exposé nous sommes obligés d’opposer maintes fois certains points de l’enseignement de l’Église Orthodoxe aux points de vue des autres confessions chrétiennes, il ne faut pas nous prêter des sentiments d’hostilité confessionnelle ou, encore moins, le moindre désir de blesser nos frères séparés.

Tout en opposant l’enseignement de l’Église orthodoxe à celui d’autres communautés, je me garderai bien d’entrer dans les détails des controverses au sujet de la grâce qui créèrent tant de courants d’opinions diverses en Occident. En effet Khomiakoff disait il y a presque un siècle que pour nous, orthodoxes, l’Occident séparé ne peut se présenter autrement que sous l’aspect d’une seule famille, d’un groupe relativement homogène[2]. Tous les déchirements entre Rome et la Réforme ne sont pour nous que des scissions intérieures de la chrétienté occidentale. Notre séparation d’avec Rome consommée au XIe siècle se rapporte au même titre aux protestants et à toutes les communautés qui se détachèrent ultérieurement du patriarcat de Rome. Ceci est juste surtout en ce qui concerne la doctrine de la grâce, car la séparation de l’an 1054, malgré tout ce qui a été dit et écrit à ce sujet par les polémistes d’époques postérieures, eut pour fondement dogmatique l’enseignement sur le Saint-Esprit, Donateur de la Grâce. Ceci dit, nous nous trouvons posés face à face avec notre sujet.

La question de la grâce en Occident médiéval

On peut dire, d’une façon très générale, que la question de la grâce s’est posée en Occident le plus souvent en partant d’un point de vue fonctionnel : celui du rôle de la grâce dans l’œuvre de notre salut. On s’intéresse surtout à la fonction sans se demander toujours quelle est la nature de la grâce. Dans la définition classique des manuels de théologie, la grâce apparaît comme un «don surnaturel concédé par Dieu à une créature douée d’intelligence en vue du salut éternel». Les distinctions multiples de la grâce – sanctifiante ou justifiante «gratum faciens» ou «gratis data», habituelle et actuelle – ont pour but de nous montrer les fonctions différentes de la grâce par rapport au sujet qui le reçoit[3].

Envisagée surtout comme une relation de Dieu avec la créature déchue, cette notion de la grâce sera inévitablement liée à la question du libre arbitre humain et de la prédestination divine. Question cruciale qui engendra des disputes théologiques infinies, débutant à l’époque de Pélage et de saint Augustin, transmise par Gottschalt et Scot Érigène aux grands siècles scolastiques, pour éclater de nouveau au siècle de la Réforme et s’éterniser plus tard dans les controverses jansénistes et molinistes du XVIIe siècle.

En face de toutes ces attitudes différentes, de ces affirmations inconciliables, on peut se demander ce qu’aurait pu être la doctrine de l’Église Orthodoxe[4]. Encore une doctrine, encore une tentative d’accorder ces trois éléments – libre arbitre, grâce et prédestination – où la grâce joue si souvent le rôle de quantité inconnue, de l’x dans cette règle de trois.

Il faut reconnaître un fait : les controverses sur le libre arbitre et la grâce restèrent presque étrangères à l’Orient chrétien. Même à l’époque antérieure à la séparation, époque de vie commune, lorsqu’on ne connaissait pas d’opposition entre Orient et Occident, la dispute pélagienne ne joue qu’un rôle local et somme toute secondaire. La question centrale pour l’Église du Ve siècle était celle du Christ, Homme-Dieu, unissant les deux natures et les deux volontés, divine et humaine, dans une seule Personne. Ce dogme une fois affirmé, le pélagianisme s’écroulait en même temps que le nestorianisme, dont il n’était qu’un corollaire anthropologique. Lorsque les controverses sur la grâce et le libre arbitre renaissent en Occident, au IXe siècle, l’Église de Rome avait une vie déjà presque séparée de celle de ses sœurs d’Orient. Et plus tard, après la rupture définitive, cette question ne se posera devant la conscience de l’Église d’Orient qu’au XVIIe siècle, soulevée, parmi tant d’autres points de doctrine, par le cas spécial du Patriarche Cyrille Loukaris, «calviniste oriental». Même à ce moment, ce problème propre à l’Occident ne jouera pas un grand rôle dans la vie dogmatique de l’Église Orthodoxe, car la doctrine de la grâce se développe pour elle d’une manière différente, en partant d’un principe tout autre que le point de départ habituel de la chrétienté occidentale.

Nature de la grâce

En effet, si en Occident on traite, comme nous avons dit, la question de la grâce surtout du point de vue fonctionnel, l’Église Orthodoxe, avant de se demander quel est le rôle de la grâce dans notre salut, se pose la question de savoir ce qu’est la grâce. La grâce est traitée ici avant tout, non comme un corrélatif du libre arbitre humain, mais pour ainsi dire, ontologiquement, en elle-même, comme un être dont il s’agit de définir la nature.

L’enseignement sur la grâce trouva son expression dogmatique au XIVe siècle, lors des Conciles de Constantinople dits «palamites» du nom d’un Père de l’Église, saint Grégoire Palamas, que l’Église Orthodoxe exalte comme «prédicateur de la grâce». Cela ne veut aucunement dire que cette doctrine n’existât antérieurement, bien avant le XIVe siècle. Avec moins de netteté dogmatique, il est vrai, nous retrouverons cet enseignement chez la plupart des Pères en remontant jusqu’aux premiers siècles de l’Église. C’est la tradition même, gardée par l’Orient, qui se manifesta soudain aux Conciles du XIVe siècle – telle une source cachée que l’on entend toujours couler sous le sol et qui jaillit tout à coup des profondeurs de la terre.

Pour l’Église Orthodoxe, la question de la grâce trouve son fondement doctrinal dans un ordre d’idées plus générales, à savoir dans l’enseignement sur la nature de Dieu.

A côté des trois Personnes (Hypostases) et de la nature (physis) unique, la pensée des Pères distingue en Dieu, dans la nature même commune aux Personnes de la Trinité, l’essence (ousia) ou nature proprement dite, inconnaissable, inaccessible – et «ce qui est auprès de la nature»[5],les opérations ou énergies divines, «ce qui peut être connu de Dieu»selon la parole de saint Paul : «…Sa vertu éternelle et Sa Divinité… par laquelle Il Se manifeste dans la créature» (Ro 1, 19-20). Car, «si les énergies descendent jusqu’à nous, l’essence reste absolument inaccessible»[6], disait saint Basile. Néanmoins ces opérations ne sont pas des actes extérieurs, œuvres de la volonté de Dieu qui, comme tels, seraient en quelque sorte étrangers à l’essence divine, comme le sont par exemple l’acte de la création du monde, les actes de la Providence, ainsi que d’autres dans lesquels Dieu n’est présent qu’à titre de Cause. Les opérations ou énergies ne sont pas des actes, mais des «processions», des «débordements» pour ainsi dire, de la nature divine, par lesquels Dieu existe en dehors de Son essence. Les énergies ne sont pas des actes, mais un mode d’existence de Dieu, en vertu duquel Il existe, en même temps, dans Son essence inaccessible et, en dehors de l’essence, «le Même et l’Autre»[7]. Car si le Dieu des philosophes peut n’être qu’une essence, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu de Jésus-Christ est plus qu’une essence.

Essence et énergie

En dépit de la distinction réelle entre l’essence et les énergies, ces dernières ne doivent pas être séparées de l’essence, dont elles sont les «processions naturelles» – car distinction ne veut pas dire séparation ou morcellement. Les rayons du soleil se distinguent du disque solaire – ils n’en sont pas moins inséparables, étant les énergies naturelles de ce disque lumineux. Mais toute comparaison serait nécessairement imparfaite : la distinction entre l’essence et les énergies est plus radicale et, en même temps, leur unité est infiniment plus grande, allant jusqu’à l’identité. Le même Dieu demeure inaccessible – «Deus absconditus» – en tant qu’essence et devient connaissable, accessible, nous permet de participer à sa perfection en se donnant à nous dans Ses énergies.

Ainsi la doctrine de la grâce découle nécessairement du dogme plus général sur les énergies. «La grâce ou illumination déifiante n’est pas l’essence, mais l’énergie divine», dit saint Grégoire Palamas[8] – énergie qui nous unit à Dieu, qui accomplit notre «déification». C’est pourquoi l’énergie déifiante est souvent nommée «divinité» tout court, dans la théologie orthodoxe.

Les énergies étant des processions naturelles de Dieu, communes aux trois Personnes de la Trinité, comme leur est commune l’essenceil faut conclure qu’au même titre la grâce qui est une énergie donnée aux êtres humains, doit être commune aux trois Personnes – Père, Fils et Saint Esprit, tout en nous étant communiquée par la personne du Saint Esprit. C’est pourquoi le Christ dit aux Disciples, leur annonçant la descente de l’Esprit Saint : «Il Me glorifiera, parce qu’Il prendra de ce qui est à moi et vous l’annoncera (Jean, 16, 14).» «Ce qui est à Moi», selon l’interprétation des Pères[9] est la nature commune au Fils, au Père et au Saint Esprit, nature à laquelle nous sommes appelés à participer, dans les énergies ou, ce qui revient au même, par la grâce, selon la parole de saint Pierre – «divinae consortes naturae» (I. Ep. 1, 4).

Une autre conclusion s’impose : la Personne du Saint-Esprit qui nous confère la grâce, le Don déifiant, est distincte de ce Don, comme les Personnes de la Trinité sont distinctes de leur nature et des énergies propres à cette nature.

L’ontologie médiévale

Tel est, en quelques traits généraux, l’enseignement orthodoxe sur la nature de la grâce.

Il fut attaqué avec véhémence au XVIIe siècle par le célèbre érudit jésuite Denis Pétau (ou Pétavius), qui fit preuve d’une incompréhension totale de la doctrine sur l’essence et les énergies. Mais Pétau n’était pas seul en Occident à ne pas comprendre le fondement même de la tradition de l’Orient orthodoxe. Pour ne pas nous engager trop loin sur le terrain de l’histoire des idées théologiques[10], je dirai simplement que cette incompréhension fut l’héritage des grands siècles de scolastique qui, dans leur synthèse remarquable, forgèrent une conception plutôt philosophique de l’essence de Dieu.

En effet, la notion thomiste de Dieu «acte pur», n’admet rien de divin en dehors de l’essence, qui ne serait Dieu – Seigneur, Sagesse, Vie, Vérité se rapportant à l’essence analogiquement, comme ses attributs abstraits. Ils ne désignent pas les forces ou énergies réelles, dans lesquelles Dieu se fait connaître comme Sagesse, Vie, etc. Dieu se trouve, pour ainsi dire, limité par son essence. Tout ce qui est en dehors de l’essence est en dehors de Dieu, se rapporte au domaine de l’être créé. Les opérations ne peuvent être conçues, dans cet ordre d’idées, que comme des actes extérieurs, étrangers à l’essence. En un mot, il y a l’essence divine, il y a ses effets créés; mais il n’y a pas d’opérations ou énergies divines. L’enseignement orthodoxe apparaissait aux théologiens de l’Église Romaine, disciples d’Aristote, comme une absurdité, une «folie».

La conséquence de cette doctrine, appliquée à la question de la grâce, est évidente : la grâce serait, pour la théologie latine, ou bien l’essence divine même – incommunicable par définition – ou bien un effet créé produit par Dieu dans notre âme. Dans les deux cas, il n’y a pas de participation réelle à la nature divine, pas d’union véritable entre Dieu et l’homme. L’abîme reste béant, infranchissable. Et ceci est juste pour la théologie de l’Église de Rome, comme pour celles de la Réforme (v. par exemple le barthianisme qui est très net sur ce point.

Doctrine thomiste de la grâce créée

La différence fondamentale dans la doctrine sur la grâce réside en ce fait que pour l’Église Orthodoxe la grâce est incréée; pour l’Église de Rome et les autres confessions chrétiennes qui se séparèrent de Rome, la grâce est créée.

Cependant il faut faire quelques précisions sur ce point, afin d’éviter tous malentendus possibles. Les manuels de théologie de l’Église Romaine font la distinction entre la grâce créée et la grâce incréée. Je cite au hasard le livre du P. Plus, Dieu en nous : «Qu’il y ait dans la grâce un élément créé, les facultés surnaturelles qui nous permettront de poser les actes surnaturels, cela n’est pas douteux; mais que le Saint-Esprit, ipsissima persona Spiritus Sancti (Cornelus à Lapide), accompagne ce don créé, rien n’est plus énergiquement affirmé par l’Église»[11]. Donc ce qu’on entend ici sous le nom de «grâce incréée», c’est la Personne même du Saint Esprit, donateur de la grâce; tandis que «l’élément créé» qui nous confère les facultés surnaturelles correspond justement à ce que la théologie orthodoxe désigne par le mot «grâce» tout court, ou énergie divine. La théologie occidentale ne connaît pas d’énergies divines, d’où la suite inévitable : ce qui est donné n’est pas identique à ce qui est reçu par l’homme. C’est le paradoxe de la grâce sanctifiante : par Son amour infini Dieu se donne surnaturellement à l’homme, mais tout ce que l’homme peut saisir, recevoir de cette présence de Dieu dans son âme, n’est qu’un effet créé. La grâce sanctifiante est une action de Dieu sur notre âme, acte qui pourrait être comparé à la création, bien que ce ne soit aucunement une création ex nihilo : la grâce sanctifiante a pour matière l’âme humaine, ou pour être plus précis, les «facultés obédientielles» de l’âme, selon saint Thomas d’Aquin[12], facultés qui deviennent aptes à poser les actes surnaturels méritoires nous conduisant vers le salut. C’est un moyen du salut, un secours créé produit par Dieu en nous, en vue du salut éternel.

Toutefois la présence divine, l’habitation de la Trinité en notre âme reste cachée selon la doctrine catholique romaine, insensible, inconnaissable. Elle ne peut être qu’objet de foi – sauf pour quelques «âmes privilégiées» auxquelles l’expérience mystique de l’habitation divine est concédée parfois en état d’extase. Mais normalement, jusqu’à l’heure de la mort, les justes possèdent la grâce comme un héritage inconnu, dont ils ne disposeront qu’après la mort, lorsque la grâce sera renforcée par la «lumière de la gloire», «lumen gloriae» – qui procure la vision de Dieu présent dans leurs âmes. Cependant, aussi bien que la grâce, cette lumière de gloire est également créée ; elle permet de voir Dieu, de jouir de Sa présence, mais ne transforme pas réellement les justes en «dieux selon la grâce», en «êtres déifiés», en «cohéritiers de la nature divine», selon la parole de saint Pierre.

Les textes des mystiques de l’Église Romaine sur la présence de Dieu dans l’âme sont très caractéristiques en ce sens. Les âmes sanctifiées par la grâce sont comparées au ciel, au paradis, lieu de l’habitation divine, au calice de Bethléem qui a reçu l’Enfant Jésus. Un homme en état de grâce est un «porte-Dieu»[13]. Ce qui frappe surtout dans ces comparaisons, c’est leur caractère inerte et statique : la créature reste ce qu’elle était et n’acquiert rien de divin, il n’y a aucune pénétration de l’être créé par l’incréé. Et la parole un peu rude de saint Bernard est surtout significative en ce sens : l’âne reste toujours un âne, même s’il porte le Christ sur son dos.

Par contre, tout autres sont les qualifications de l’homme possédant la grâce chez les auteurs orthodoxes. La nature humaine pénétrée par la grâce est comparée le plus souvent au fer rougi par le feu et qui devient feu lui-même sans cesser d’être fer ; à l’air inondé de lumière qu’il reçoit, etc. Ces analogies font ressortir surtout un rapport dynamique entre la grâce et la nature humaine, la pénétration de l’être créé par la divinité, la déification réelle de l’homme par la grâce. Dans la doctrine orthodoxe ce qui est appelé par les théologiens latins «grâce sanctifiante», effet de la présence de la Trinité, est envisagé comme grâce incréée, grâce tout court, le Don ou les Dons du Saint-Esprit, réellement donnés, cédés et réellement reçus, acquis, appropriés par l’homme.

L’union des deux natures dans la Personne du Verbe

Une question se pose naturellement : comment cette doctrine orthodoxe peut-elle concevoir la possibilité pour un être créé de participer à la divinité, si l’on veut échapper au panthéisme platonisant ou à l’anéantissement de la créature dans l’Etre Divin ?

II ne faut pas oublier une distinction primordiale entre la nature et la personne – doctrine commune à tous les chrétiens qui confessent le dogme de la Sainte Trinité et celui de l’Incarnation. De même qu’en Dieu nous distinguons les trois Personnes de leur nature commune, il faut distinguer dans l’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, la personne – image de l’hypostase divine – et la nature dans laquelle et par laquelle vit la personne créée.

Entre les deux natures, celle de Dieu et celle de la créature, il y a un abîme infranchissable – distance infinie selon l’expression de saint Jean Damascène. Mais pourtant les deux natures ont été réunies, sans fusion, dans la Personne une du Verbe incarné. Tout en restant distinctes, non mélangées, elles sont les deux natures d’une seule Personne, la divinité et l’humanité du seul Jésus Christ. Ce n’est pas tout : unies hyspostatiquement, les deux natures du Christ restent séparées l’une de l’autre en tant qu’essences différentes, mais les énergies divines pénètrent l’humanité du Christ; ce sont elles qui font resplendir Sa nature humaine déifiée, transfigurée par l’éclat de la lumière incréée sur le Mont Thabor. C’était le royaume de Dieu apparu dans sa force (Lc. 9, 1), selon la parole de l’Évangile. Et les Pères attestent que le Seigneur a montré aux Disciples dans Sa Transfiguration, l’état déiforme auquel sont appelés tous les hommes, chaque personne humaine.

Le Christ est une Personne divine, incréée, ayant assumé la nature humaine, créée. Mais, d’après l’expression de saint Irénée de Lyon, répétée par presque tous les Pères, «Dieu S’est fait homme, afin que l’homme puisse devenir Dieu». Donc les personnes humaines, créées, sont appelées aussi à réunir en elles les deux natures – humaine et divine – et à posséder par la grâce tout ce que Dieu possède par la nature qui Lui est propre. En tant que personne, l’homme déifié est un être créé et reste tel, même en participant à la nature divine, même ayant sa nature humaine transfigurée par les énergies incréées. Ainsi Le Christ, Personne Divine, est resté Dieu tout en ayant assumé la nature créée, tout en ayant souffert et étant mort sur la Croix comme un homme.

La distinction entre la personne et la nature dans l’être créé correspond à celle d« (image» et de «ressemblance», dont parle la Révélation (Gen. 1, 26-27). L’image – personne toujours unique pour chaque être humain, irremplaçable, indéfinissable parce qu’absolument originale – est liée à la nature commune de tous les hommes. Elle vit et se manifeste dans la nature et par la nature. Appelée à vivre dans la communion avec Dieu, dans la lumière de la Trinité, la personne humaine perdit ce bénéfice lorsque notre nature, viciée par le péché, cessa d’être «la ressemblance» de Dieu. La personne humaine, image de Dieu, attachée à la nature, suivit sa chute et s’engouffra avec elle dans les ténèbres du péché. Au lieu de vivre de la lumière de la face de Dieu, la personne (ou les personnes), après le péché originel, ne peut vivre que de sa nature et encore de sa nature profondément viciée. Bien que restée image de Dieu, elle ne connaît plus la Trinité car la connaissance est une fonction de la nature et la nature est obscurcie. Bien que toujours libre, elle ne garde que la liberté du choix, car la volonté est une énergie de la nature, déchirée par les désirs contraires. Bien que portée vers les buts grands et divins, elle est pratiquement aveugle et impuissante, inapte à bien choisir, n’agissant bien souvent que suivant les inclinations de sa nature, serve du péché.

Ayant assumé notre nature déchue, le Christ par Sa mort sur la Croix et Sa résurrection lui rendit la possibilité de devenir la «ressemblance» de Dieu, d’être la nature pure, apte à recevoir l’Esprit Saint. Et le Saint-Esprit, descendu sur les disciples et descendant sur chaque membre de l’Église dans le sacrement de la Confirmation, confère à chaque personne chrétienne Ses Dons incréés, la grâce déifiante qui doit transfigurer la nature. Ainsi la personne humaine dans l’Église, malgré tous ses péchés, malgré toutes ses défaillances dues à sa nature rebelle, en voie d’ascension lente et pénible vers Dieu, porte en elle deux natures, créée et incréée, et deux volontés, notre volonté encore aveugle et débile, et celle de Dieu, suivant laquelle la personne transforme sa nature par la grâce, «acquiert» la grâce. Les deux volontés, divine et humaine, sont les deux ailes qui nous portent vers l’union parfaite avec Dieu, disait Maxime le Confesseur.

L’enseignement sur la grâce dont j’ai retracé ici quelques lignes générales, nous permet d’affirmer que pour l’Église Orthodoxe, contrairement aux autres confessions chrétiennes, la grâce n’est pas seulement un secours divin, un moyen de notre justification ou sanctification, mais le but même de la vie chrétienne. On peut dire avec une certaine témérité, que pour la théologie orthodoxe l’habitation de Dieu en nous (notre adoption ou «sanctification» dans le sens catholique-romain), serait plutôt envisagé comme moyen et l’acquisition de la grâce incréée, transformant notre nature, comme fin[14].

Conséquences de la doctrine orthodoxe

Trois conséquences découlent de ce principe, d’importance capitale pour la vie spirituelle :

1) La présence invisible de Dieu en nous, conférée par la descente du Saint-Esprit ou le sacrement du Saint Chrême, ne peut être détruite par les péchés actuels. L’Église Orthodoxe ne connaît pas la distinction entre péchés véniels et péchés mortels, nous privant de cette présence (de l’«état de grâce» selon la doctrine catholique-romaine)[15]. Mais n’importe quel péché peut rendre cette présence inagissante, abstraite, en obscurcissant notre nature, en la rendant plus ou moins impénétrable aux énergies divines, à la grâce déifiante. C’est la lutte constante, la vacillations entre les états lumineux et les poussées ténébreuses des forces non purifiées de notre nature, acheminement lent et laborieux vers la Lumière du Jour Éternel.

2) Deuxième conséquence : la grâce ne peut être inconnue, non sentie, objet de foi seulement. Elle doit être un objet d’expérience[16]. C’est pourquoi l’Église Orthodoxe ne connaît pas d’«âmes privilégiées», bénéficiant, à titre d’exception, de l’expérience de la grâce. Chaque Chrétien doit avoir dans la mesure qui lui est propre, l’expérience de la grâce. L’acquisition de la grâce n’est pas un processus inconscient. C’est pourquoi aussi nos auteurs ascétiques ne considèrent jamais la «nuit mystique», la «sécheresse d’âme» comme un état normal, comme une étape nécessaire pour un être qui s’élève vers l’union avec Dieu. Cette attitude héroïque des grands saints de l’Occident chrétien, en proie à la douleur d’une séparation tragique, est inconnue de la spiritualité orthodoxe. Pourtant si plusieurs de nos saints dans leurs luttes pour la Lumière divine, passèrent par l’état poignant de la tristesse «acedia», de désespoir, cet état fut toujours envisagé comme une tentation suprême qui pose l’être humain sur les limites de la mort spirituelle. Ceux qui triomphèrent dans la lutte, eurent l’expérience constante et de plus en plus ferme de la Lumière déifiante. Tel saint Séraphin de Sarov, mort il y a un siècle, dont la face resplendissait d’une lumière insupportable pour les yeux humains.

3. Troisième conséquence : l’Église Orthodoxe ne fait pas de distinction nette entre théologie et mystique. Toute mystique n’est qu’une expérience du dogme révélé à l’Église, comme d’autre part, tout enseignement théologique est inséparable de l’expérience mystique, donnée à tous les membres du Corps du Christ, bien qu’à des degrés différents, proportionnés aux ascensions individuelles de chacun vers l’état d’homme parfait, à la mesure de la stature parfaite du Christ (Eph. 14, 13)…

Tels sont, autant qu’il est possible de les noter dans un aperçu général, les points principaux de la doctrine orthodoxe sur la grâce. Si on voulait faire un schéma des degrés différents de la présence de la grâce dans le monde créé, selon la plénitude croissante de l’union, il faudrait tracer quatre cercles concentriques, dans lesquels le centre désignerait la plénitude de l’enseignement en même temps que celle de l’expérience de la grâce. Ces quatre cercles seraient les suivants : le monde païen, ou «laïc», le monde vivant selon la Loi révélée ou la loi naturelle, le monde chrétien en général et, enfin, le centre mystique de l’univers où les saints peuvent arriver à la plénitude de la grâce, à l’union parfaite avec Dieu.

Ces quatre cercles correspondraient à ceux tracés par saint Maxime le Confesseur, à l’époque où la chrétienté ne connaissait qu’une seule doctrine sur la grâce :

«L’Esprit Saint est présent en tous les hommes sans exception, comme Conservateur de toutes choses et Vivificateur des semences naturelles; mais particulièrement Il est présent en tous ceux qui ont la Loi, signalant les transgressions des commandements et rendant témoignage à la promesse du Christ; quant aux chrétiens, l’Esprit Saint est présent en chacun d’entre eux, les rendant fils de Dieu ; mais comme Donateur de la Sagesse, Il n’est pas présent en eux tous, mais seulement dans les raisonnables, c’est-à-dire en ceux qui, par leur vie inspirée de Dieu, devinrent dignes de l’habitation déifiante du Saint-Esprit»[17].

Vladimir Lossky