Problèmes de rites 1956

PROBLEMES DES RITES
dans l’Église Orthodoxe Occidentale

Exposé de la Commission liturgique
à l’Assemblée Générale du 30/06/1956

Contacts n° 13

Nous avons maintes fois parlé de la Liturgie Occidentale et, en particulier, de la nécessité vitale de la restauration des anciens rites gallican, celte et mozarabe. De plus, l’Église Orthodoxe a souvent montré de la compréhension pour le problème liturgique et le Patriarche Serge de Moscou, génie chrétien de notre siècle, a même indiqué avec clairvoyance l’utilité du travail de restauration des rites antiques.

Et pourtant, nous constatons que nos frères orthodoxes orientaux, sans s’opposer radicalement, dressent une opposition psychologique et pratique, demeurant étrangers à notre œuvre liturgique. Cette attitude se remarque non pas tant chez les simples croyants que chez certains responsables, hiérarques et théologiens.

Comment expliquer cette surdité, ce manque d’empressement, ce manque d’enthousiasme, dirons-nous, enthousiasme que nous avions espéré et pouvions légitimement attendre ?

Répondre à cette question sera le but de notre exposé qui voudrait dissiper ce malentendu pesant, si nuisible à la renaissance de l’Orthodoxie Occidentale !

Cettenon-sensibilité des responsables de l’Église Orthodoxe, peut s’expliquer en premier lieu, par la qualité exceptionnelle du rite oriental qui fait les délices, à juste titre, des orthodoxes d’Orient. Ils ne comprennent pas que l’on puisse compliquer le problème de la restauration de l’Orthodoxie en Occident par l’emploi de rites « moins éprouvés, moins parfaits » que le rite byzantin, d’autant plus qu’ils rencontrent parfois des amateurs passionnés de leur rite au sein de milieux non orthodoxes.

Mais ce motif n’est point le seul. L’Église d’Orient n’ayant pas – Dieu merci ! – une centralisation administrative à la manière de Rome, elle retrouve dans le rite unique une certaine unité entre les Églises-sœurs. Là, apparaît un parallélisme entre la thèse romaine qui se vante de sauvegarder son unité par le latin (un Allemand, un Chinois, un Français, un Espagnol romains se comprennent dans le latin) et celle, inavouée, des orientaux qui reconnaissent leur unité dans une identique liturgie, qu’elle soit célébrée en russe, en chinois ou en français. Pour eux elle devient, en quelque sorte, une garantie d’unité. Et puis, au cours de ces derniers siècles, les universités et les écoles occidentales, est-ce scolastiques, est-ce protestantes, ont influencé et altéré la théologie scolaire orthodoxe. La Liturgie, par contre, a su conserver sans tache, ni ride et sans interruption, la vigueur, la profondeur et l’exactitude de l’enseignement patristique. Les grands esprits du XXe siècle ont bien vu que l’âme authentique de l’Orthodoxie resplendit dans la Liturgie.

Toutes ces raisons déterminent la surdité, la non-sensibilité et le manque d’enthousiasme des orthodoxes orientaux pour ce qui est vital dans la Liturgie occidentale. Le malentendu consiste en ce qu’ils sont prêts à tolérer comme un pis aller, une condescendance à des orthodoxes d’importance moindre, les rites occidentaux au lieu de leur témoigner un profond intérêt, ce que nous attendions de leur part.

Les richesses inépuisables du rite oriental ne nous sont pas inconnues et nous n’y sommes nullement opposés. Loin de là ! Tous nos prêtres sortis de l’Institut Orthodoxe Français de Paris connaissent la Liturgie de Saint Jean Chrysostome et ceux de notre Mission sont de temps à autre appelés à la célébrer pour des groupes d’orthodoxes orientaux isolés. Dans notre travail de restauration de l’ancien rit des Gaules, obéissant au juste esprit liturgique, nous puisons d’ailleurs dans le patrimoine de la poésie orientale. Comment opérons-nous techniquement ? Ceci se rapporte déjà au complexe domaine de l’art et de la science liturgique et les travaux de notre Président, l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, peuvent en donner une idée. Mais la question, aujourd’hui, n’est pas là. Nous estimons que la multiplicité des rites dans l’Église Orthodoxe universelle est indispensable à la manifestation en plénitude de sa catholicité. Nous rejoignons d’une certaine manière sur ce point le deuxième argument des orientaux qui s’appuient sur l’unité du rite ; nous touchons le centre du problème.

Au nom de la pureté, de l’authenticité, de la catholicité de l’Orthodoxie, la thèse orientale citée au début de notre exposé, doit être radicalement écartée.

L’unité extérieure, administrative ou centraliste, de langue ou de rite – peu importe – s’établit toujours au détriment de l’épanouissement catholique de l’Église. Le dynamisme de l’Église primitive prenait son élan au cœur de l’unité absolue des dogmes dans la multiplicité des formes extérieures. Toutes les tentatives pour préserver l’universalisme de l’Église par une unité extérieure, amènent la limitation. Ainsi Rome, malgré ses efforts continus et ses nuances, n’échappe pas à la prédominance de la culture latine et introduit inévitablement un type de spiritualité. Les rites orientaux uniates, ne corrigent pas ce provincialisme italien, ce sont, comme l’a dit le cardinal Tisserand, « des romains de seconde zone ». Ces Églises uniates, de « seconde zone », sont des organisations coloniales, dépourvues de leur dynamisme propre ou, si elles prennent conscience de leur personnalité, elles deviennent de mauvaises Églises romaines, inéluctablement attirées par l’Orthodoxie. Voilà le piège de l’uniatisme. L’Église Orthodoxe doit éviter ce piège à rebours avec l’Occident. Mais elle risque d’y glisser de plusieurs manières. D’abord par une « tolérance » du rite occidental adopté comme pis-aller, en place d’aider les occidentaux à restaurer dans l’Église Orthodoxe la plénitude de leurs rites. Ensuite, elle peut introduire l’Orthodoxie française de rite oriental. Au premier regard, cette solution peut sembler opposée à l’uniatisme. Il n’en est rien, car des groupes de Français de rite oriental seront toujours des orthodoxes « de seconde zone », détachés de leurs racines nationales. Et si Rome trahit la catholicité par le latinisme, l’Orthodoxie la trahira alors par l’orientalisme.

Nous posons donc le problème des rites occidentaux, romain, gallican, celte, mozarabe etc. sur le plan universel. Le temps ne serait-il point propice à ce que le Pape d’Alexandrie, par exemple, ce Patriarche de toute l’Afrique restaurât les vénérables rites d’Alexandrie, d’Éthiopie, montrant ainsi qu’il est le père des divers peuples d’Afrique et leur racine apostolique ? Nous aimerions tenir le même langage au Patriarche d’Antioche, Patriarche de tout l’Orient, depuis l’Asie Mineure jusqu’aux Indes. L’unité du rite est accidentelle dans l’Orthodoxie et non l’expression de son génie universel. Le rite byzantin est l’incomparable chef-d’œuvre de la Deuxième Rome et de l’Hellade ; il est normal qu’il soit employé par la Russie, la Roumanie issues de Constantinople, mais il ne peut devenir l’expression de tous les peuples.

L’unité de rite de l’Orthodoxie actuelle n’est pas un privilège mais sa limitation temporelle. Sa mission universelle et sa catholicité plénière appellent la multiplicité des rites dans leur épanouissement. Le rôle del’Orthodoxie à notre époque est d’être l’Église et non une des Églises, et d’accueillir en son sein tous les peuples de la terre. Pratiquement, elle est sur le chemin puisqu’elle accepte déjà la diversité des langues liturgiques et offre à chaque pays la possibilité de l’autonomie canonique, repoussant ainsi un universalisme cosmopolite, abstrait, un impérialisme juridique. Selon l’Évangile, elle convertit les nations en tant que personnes morales. Chaque peuple est invité par elle à donner le meilleur. Elle baptise non seulement les individus mais les cultures. Si elle est conséquente avec elle-même, cette Orthodoxie qui permet l’autonomie canonique et la liturgie en langue autochtone cultivera aussi les rites locaux, car ils sont le mariage de la vérité et de la tradition universelle avec le génie et l’inspiration de chaque peuple. Cette unité-multiplicité est le vrai visage de la catholicité, l’Orthodoxie véritable. L’insensibilité pour la restauration des rites gallican, celte et mozarabe est surtout accentuée chez les orthodoxes de la diaspora. Pour les « vieux » elle est naturelle car les rites russes ou grecs leur permettent de communier doublement : à l’Église universelle et à leur propre culture chrétienne ; c’est une saine attitude. Chez les jeunes plus ou moins occidentalisés, cette attitude présente un grand danger. Privés de contact vital avec leur pays et leur culture de pays d’origine, ils sont alors empêchés de s’enrichir orthodoxement dans le sol spirituel de leur nouvelle patrie et se plaisent en une orthodoxie déracinée, un universalisme cosmopolite, confondant la vraie catholicité avec une Église désincarnée. Leur salut est précisément le rite du pays dans lequel ils vivent, rite qui les mettra en communion mystique et organique avec le glorieux passé orthodoxe de leur nouvelle patrie.

Quant à nous, occidentaux, nous, les Français : bretons, parisiens, lyonnais…, nous sommes orthodoxes parce que l’Orthodoxie est en vérité l’Église pure du Christ, sans altération, mais aussi parce que grâce à sa compréhension et à celle de son représentant parmi nous, l’Archiprêtre Eugraph Kovalevsky, nous retrouvons en elle notre authentique tradition liturgique et culturelle et que nous pensons que le renouveau de l’Orthodoxie Occidentale contient celui de nos peuples. En devenant orthodoxes, nous nous sentons encore plus attachés à notre sol. La restauration de nos rites est un gage, une certitude que nous ne serons pas des « métèques » chez nous mais des pionniers. Nous voulons que nos frères orientaux comprennent avec leurs cœurs aimants que nous désirons être comme eux, c’est à dire 100 % Français comme ils sont Grecs ou Russes 100 %, et cela non seulement sur le pian politique ou dans la culture profane mais surtout dans notre piété et notre théologie. C’est pour cette raison que nous demandons aussi notre Évêque, selon notre choix, comme ils ont les leurs, notre rite comme ils suivent le leur, nos saints comme ils ont leurs saints.

Certes, ils peuvent nous reprocher que pendant mille ans, semblables au fils prodigue, nous avons erré dans le schisme cependant qu’ils restaient fidèles et que, par conséquent, nous devons demeurer dans leur ombre, mais le Père céleste nous a préparé le veau gras et l’anneau d’or, prêt à nous remettre à notre Mère l’Église.