Liturgie, unité universelle

DE L’UNITÉ UNIVERSELLE DE LA LITURGIE

R.P. Eugraph Kovalevsky (1956)

Il est de toute évidence que les rites du monde entier comportent plus d’unité que de différences. Cette unité apparaît, en premier lieu, dans le style et le rythme liturgiques. La liturgie universelle est un art sacré, possédant ses canons et ses lois, ainsi que ses exigences particulières. Le style « liturgique » dépasse, en effet, la liturgie chrétienne; il est universel et s’oppose – comme tout style sacré – au style profane. La liturgie synagogale et les cultes païens traditionnels ont des résonances communes et des ressemblances de formes avec les liturgies chrétiennes. En revanche, certains chants, gestes et intonations qui s’infiltrèrent dans le culte protestant et, parfois même dans les liturgies orthodoxe et catholique romaine, au cours des derniers siècles, peuvent être considérés comme des phénomènes de décadence du style sacré, plus étrangers au véritable esprit liturgique que tel rite non chrétien.

Dans la liturgie chrétienne, l’unité est plus organique encore et plus forte que dans toute autre, étant par l’objet du culte que par l’identité de construction, de formes précises, de textes, de mots, de gestes.

Les liturgies eucharistiques sont composées de deux parties essentielles : la Messe des Catéchumènes et la Messe des Fidèles, mais leur ressemblance de structure va bien au-delà des grandes lignes ; toutes contiennent une préparation pénitentielle (confession des péchés, purification); habillement des célébrants (suivi de prières) ; préparation des dons (proscomidie ou prothèse) ; entrée ou introït (qui réunit autour de la Divine Trinité‚ les mondes visibles et invisibles) ; lectures (Ancien Testament, Épître et Évangile) encadrées de versets (prokimenon, graduel et alléluia); prône; litanies ou ecténies avec renvoi des catéchumènes et des pénitents ; confession de la vraie foi; présentation des dons ou grande entrée ou offertoire ; commémoration des Saints, de la hiérarchie, des vivants et des morts; baiser de paix; prologue au canon eucharistique avec dialogue du prêtre et des fidèles, préface, Sanctus et post-Sanctus ; Paroles de l’Institution, mémorial, Épiclèse, prière après l’épiclèse; prière dominicale, fraction du pain, élévation et immixtion ; préparation à la communion et communion; consommation des dons, action de grâce ou postcommunion, bénédiction finale et renvoi.

L’unité du culte chrétien est si nette que celui qui assiste ou participe fréquemment à différents rites en divers pays, pour peu qu’il possède quelque connaissance des langues, se retrouve partout chez lui. Oui, outre les éléments liturgiques communs, il reconnaît des détails et des particularités semblables à ceux qui lui sont familiers. Partout, il répond avec les fidèles : Amen ! Partout il chante : Alléluia ! Partout il entend terminer les prières par l’expression « dans les siècles des siècles ». Si le souhait du célébrant change quelque peu : « Le Seigneur soit avec vous » ou « toujours avec vous », « Paix à vous » ou « Paix à tous », la réponse des fidèles est invariablement : « Et avec ton esprit ». Tout l’univers chrétien s’écrie : « Elevons nos cœurs » et répond : « Nous les élevons vers le Seigneur ! ». Partout le prêtre invite à rendre grâces au Seigneur, et spontanément le peuple dit : « Cela est juste et raisonnable »; avec les anges et l’univers entier, il clame le Sanctus, et à travers le temps et l’espace il s’unit l’humanité rachetée dans la Prière Dominicale.

Mais les hérésies et les schismes compromirent l’unité de l’Église indivise. Avant donc d’étudier la multiplicité des rites au sein de l’unité, distinguons brièvement les caractères qui font un rite orthodoxe ou non.

Pour qu’une liturgie soit orthodoxe, elle doit se conformer à trois exigences :

1 – Être orthodoxe dogmatiquement, sans laisser de place à aucune idée étrangère ;

2 – Exprimer l’Orthodoxie en sa plénitude ;

3 – Plonger ses racines dans le sol apostolique-patristique.

Cette troisième condition nous oblige à souligner le double caractère de la liturgie : d’une part, sa stabilité complète – la liturgie est une aristocratie à laquelle convient une généalogie aussi bonne que la succession apostolique – et, d’autre part, sa perpétuelle évolution, chaque époque lui apportant un changement, un enrichissement, une simplification, une retouche, une suppression. Elle est comparable à un arbre stable par le tronc, changeant par les feuilles et en mouvement dans ses branches. La messe de saint Jean Chrysostome nous fournit un exemple saisissant de ce double caractère.

Nous venons de parler des trois conditions nécessaires pour qu’une Liturgie soit orthodoxe. La messe romaine actuelle peut nous apporter quelques exemples typiques qui font ressortir en quoi elle est orthodoxe liturgiquement et en quoi elle ne l’est point.

La messe romaine remplit la troisième condition et plonge ses racines dans le sol apostolique-patristique ; elle est bien cette aristocrate qui a de la « race ». Mais elle ne répond pas aux deux premières : orthodoxie dogmatique et expression de la plénitude orthodoxe. Si l’on voulait la rétablir dans l’esprit orthodoxe, il faudrait tout d’abord en éliminer tout ce qui n’est pas l’Orthodoxie ; double tâche de purification et d’enrichissement. De plus, étant donné que cette liturgie a évolué en dehors de l’Orthodoxie, il conviendrait de n’en conserver que ce qui est conforme à l’évolution organique de l’Eglise universelle, en écartant ce qui procède d’une ligne d’évolution divergente.

Ainsi, le développement du culte de la Vierge au Moyen-Age, l’épanouissement du calendrier en des fêtes telles que la Transfiguration (6 août) qui date de la Renaissance, l’apport théologique de la messe de l’Assomption de Pie XII, sont des acquisitions « orthodoxes ».

Par contre, la communion des fidèles sous une seule espèce, les messes basses et dialoguées sont étrangères à l’Orthodoxie, les fêtes « analytiques » du Christ (Sacré Cœur, Corpus Christi, etc.) peuvent être mises en doute.

Notons, en résumé, que si l’on ne saurait recevoir dans l’Orthodoxie cette liturgie telle qu’elle évolua en dehors de l’Église universelle, il ne saurait être davantage question de restaurer artificiellement l’ancien rite de Rome en faisant abstraction de l’évolution ultérieure.

De la multitude des rites dans l’unité.

Mais ce ne sont pas tant les différences entres rites chrétiens et non-chrétiens ou orthodoxes et non-orthodoxes qui nous intéressent ici, que celles existant entre les divers rites de l’Église orthodoxe elle-même. Disons de suite que la variété des formes est aussi précieuse pour elle que l’unité de structure, et que le caractère catholique, la « sobornost » dépendent de la richesse des expressions autant que de l’unité de conception. En quoi consiste cette variété ?

La Commission Liturgique de l’Exarchat russe a soulevé cette question, en émettant une idée qui nous semble difficilement soutenable : la différence première des rites résiderait dans les prières et surtout dans les prières eucharistiques. Nous parlons ici en liturgiste, car un Concile ou en général l’autorité ecclésiastique peut canoniquement, au nom de l’unité, aller très loin dans l’économie, exigeant seulement le minimum dogmatique et faisant totale abstraction des deuxième et troisième points (plénitude de l’Orthodoxie et origine apostolique).

Ce critère peut-il réellement servir à cataloguer les rites ? Nous ne le croyons pas. En effet, les pontifes et les célébrants de l’Église primitive jusqu’au IVèmesiècle inclus, improvisaient les prières dans une création toujours renouvelée. Seuls étaient « stables » ou « fixes » la structure, l’ordre de succession des rites et quelques formules de base. On ne pouvait créer librement une structure liturgique, mais à l’intérieur des cadres donnés, le célébrant s’exprimait spontanément selon sa propre pensée. Ceci était la forme de la liturgie primitive.

Une certaine fixation des prières se fait jour dans la deuxième moitié du IVème siècle. Un des motifs de cette stabilisation fut, selon nous, le désir de préserver l’Église des formules hérétiques et de ce qui pouvait prêter à des interprétations erronées[1]. Puis, peu à peu, l’improvisation cède la place aux prières écrites, bien que ces prières écrites et prescrites ne soient pas encore obligatoires mais offertes au choix du célébrant. Les plus expressives, celles qui correspondent le mieux à l’esprit de telle Église, détrônent alors, tout naturellement, les autres. A Byzance, l’admiration soulevée par saint Basile et saint Jean Chrysostome, ces géants de l’esprit et de la sainteté – admiration si passionnée que longtemps on discuta pour savoir lequel des deux était le plus grand – impose leurs prières eucharistiques, qui supplantent les anaphores précédentes.

Pourquoi ne possédons-nous pas une liturgie de Grégoire le Théologien, cette « cithare de la Sainte Trinité » ? Cela reste une énigme. La même énigme, d’ailleurs, subsiste pour les Évangiles : pourquoi avons-nous celui de saint Jean et non de saint Pierre ?

Mais si à Byzance les deux noms de Basile et de Jean dominèrent exclusivement, ce ne fut pas le cas en Occident, ni en Extrême-Orient. Aucun docteur de l’Église, aucun saint, aucun poète ne fut choisi à l’exclusion des autres. Bien que saint Augustin pesât sur la théologie, il n’eut pas pour autant – ni personne d’autre – la primauté dans la liturgie. Nombre d’auteurs composèrent des messes ; chaque solennité, chaque fête a ses prières et ses auteurs, et quatre ou cinq messes sont proposées au choix pour une même fête[2]. Après les nombreuses et nécessaires réformes que subit l’Église de Rome, l’Occident se servit et se sert encore d’un livre ignoré de l’Orient : le Missel. Certes, le rite oriental connaît des variations : cinq à six antiphones, les tropaires, les lectures… ; ses messes du temps pascal ont plusieurs changements ; il emploie trois offertoires mais les prières essentielles demeurent invariables, le canon eucharistique inchangeable, ne présentant que deux types d’anaphores : de saint Basile et de saint Jean.

A l’encontre, le développement du rite occidental est très important. En plus de ce qui change en Orient, les prières et même le canon eucharistique avec ses préfaces et communicantes varient suivant le temps liturgique, selon les fêtes…

Si nous voulions nous inspirer de l’exemple des anaphores de saint Basile et de saint Jean pour définir le rite, nous devrions, en face de la liturgie romaine, parler non d’un rite mais d’une multitude de rites.

Le rite gallican que nous examinons ici, connaît des variations encore plus nombreuses ; seule, sa structure est stable. Une quantité de post-sanctus, d’introductions aux paroles de l’Institution, d’offrandes des dons, de mémorials, d’épiclèses, pour ne parler que du Canon eucharistique, est parvenue jusqu’à nous.

La Messe de rite gallican possède vingt-huit éléments qui varient plus ou moins complètement avec le Propre : prælegendum ou introït, collecte ou oraison, graduel, épître, alléluia, évangile, prière post-precem, préface aux fidèles, offertoire, secrète, variantes dans les diptyques, prière post-nomine, prière ad pacem, préface, post-sanctus, parfois introduction aux paroles de l’Institution, mémorial, épiclèse, post-épiclèse, antienne du pain, clôture du Notre Père, bénédiction avant la communion, communion, tricanon, préface aux fidèles, postcommunion, prière sur le peuple s’il y a lieu, renvoi.

Cette variabilité fait du rite des Gaules un rite occidental par excellence et l’éloigne de Byzance. En effet, parmi ces vingt-huit éléments, vingt sont stables dans la liturgie de saint Jean Chrysostome et sur les huit autres, trois subissent moins de changement qu’en Occident.

Il est donc évident que les prières eucharistiques et leurs auteurs ne sauraient servir de critère du rite, le cas du byzantin étant à cet égard tout à fait exceptionnel[3].

Faisons une supposition qui permettra d’éclaircir notre sujet. Admettons un instant une liturgie qui garderait soigneusement les paroles de saint Jean Chrysostome, mais en ordonnant les prières selon la structure du rite des Gaules, par exemple, en commémorant les Saints entre l’offertoire et le baiser de paix, en plaçant la fraction du pain après l’épiclèse… Bien entendu, cette supposition est arbitraire et « a-traditionnelle », prenons-la comme hypothèse de travail, et demandons-nous ce que serait alors ce rite : byzantin ou gallican ? Incontestablement gallican, bien que selon saint Jean Chrysostome, tout comme la liturgie orientale actuelle est la liturgie byzantine de saint Jean Chrysostome. Nous ne voyons d’ailleurs aucun empêchement à célébrer le rite gallican en conservant les prières de saint Jean Chrysostome le jour de sa fête, de même que les prières de saint Basile le jour de la fête de ce dernier, initiative qui serait en accord avec la tradition occidentale et plus spécialement gallicane. (Toutefois, si de telles possibilités peuvent être acceptées à titre particulier, il serait anti-traditionnel d’abandonner totalement les prières eucharistiques des auteurs occidentaux en les remplaçant toujours par celles des deux Evêques orientaux).

Du principe formel ou structural.

En réalité, nous avons d’autres critères plus exacts et plus précis, en premier lieu le critère formel structural.

Nous avons parlé plus haut de l’unité de la liturgie chrétienne, énumérant brièvement les parties qui la composent. Toutes les liturgies dignes de ce nom contiennent ces éléments bien que non dans le même ordre, ni selon la même composition ornementale. La croix est toujours la croix, mais elle peut adopter maintes formes : grecque, russe, papale, fleurie, couronnée, cerclée, à quatre, à six ou à huit branches. De même, les rites expriment tous le mystère unique mais suivant des formes personnelles qui dessinent leur génie, leur caractère, leur symbolisme particulier.

Prenons au hasard quelques exemples de structure : le baiser de paix est commun à toutes les liturgies ; il se place avant le canon eucharistique dans les rites byzantin et gallican ; à l’intérieur du canon, après la bénédiction solennelle, dans le rite mozarabe; avant la communion, dans le rite romain. La commémoration des Saints, de la hiérarchie, des vivants et des morts est commune à toutes les liturgies, mais sa place varie : juste après l’offertoire dans les liturgies gallicane, mozarabe et celte, intercalée dans le canon eucharistique du rite romain actuel; après l’épiclèse dans le rite byzantin – trois traditions, trois caractères ayant chacun sa raison d’être et qu’il nous faut respecter. Dans la liturgie romaine et dans celle de Byzance, la fraction du pain vient après la prière dominicale; dans les rites gallican, mozarabe et celte, après l’épiclèse. L’immixtion, dans la liturgie gallicane, précède la bénédiction des fidèles; dans la liturgie byzantine, elle la suit, etc.

En un mot, chaque rite se différencie avant tout par sa structure générale, son architecture, son plan et la place occupée par tel ou tel élément de la messe, commun en lui-même à tous les rites.

Le Concile présidé par Charlemagne à Francfort, en 794, voulant imposer le rite romain et mater la résistance gallicane, comprit fort bien ce que nous avançons ; ses canons 50 et 51, changeant la place de certains éléments, imposent de lire les noms après l’anamnèse et non avant et de donner le baiser de paix après la « confection des mystères » en place d’avant le Canon eucharistique.

Avons-nous la possibilité de restaurer la structure de l’ancien rite des Gaules[4] ?

Certainement. On peut discuter divers détails, mais nous célébrons déjà selon cette structure et cela nous confère non seulement le droit mais le devoir de nommer notre liturgie « la Sainte Messe selon l’ancien rite des Gaules ». Le principe structural et formel ne se limite pas au plan extérieur des services ; il pénètre ses parties jusqu’aux moindres nuances et détails rituels. Un exemple devenu classique pour le rite des Gaules est la Préface aux fidèles avant la collecte du prêtre dans laquelle le célébrant ou le diacre expose le contenu dogmatique de la fête, invitant ses « bien-aimés frères » à prier. Afin de mieux saisir la beauté de cette forme liturgique du rite des Gaules, nous nous permettons de citer en abrégé un texte de la Messe de Noël gothico-gallicane, plusieurs fois réimprimée entre autres par le Père Wladimir Guettée dans sa Revue orthodoxe : »L’Union chrétienne », n° 12, 1874[5].

Le diacre s’adressant aux fidèles, dit la Préface :

«Vénérons avec joie ce jour que nous avons appelé de nos vœux, jour sacré de la bienheureuse Nativité où notre Seigneur, en naissant d’une Vierge pure, a sauvé et purifié le monde. Cette naissance est plus brillante que le jour, plus éclatante que la lumière. Par elle, le Dieu tout-puissant a pris notre nature fragile afin de la sauver… C’est pourquoi, bien-aimés frères, supplions-Le de nous accorder… et de nous enrichir par l’effusion du Saint-Esprit…».

Suit la prière du prêtre :

«Ô Dieu riche en miséricorde, Tu nous a rendu la vie dans le Christ ton Fils, lorsque nous étions morts par le péché».

Entre la Préface et la Prière du prêtre, apparaissent souvent, selon les circonstances, les formules suivantes : Diacre : «Prions» ou «Fléchissons les genoux ». Tous : «Accorde, Seigneur Dieu tout-puissant» ou «Accorde, Seigneur», ou «Kyrie eleison».

Cette structure du rite des Gaules ne se trouve pas dans les autres rites. Le romain construit autrement la prière solennelle : le prêtre donne le salut : « Le Seigneur soit avec vous », les fidèles répondent : « Et avec ton esprit » ; le diacre continue : « Prions », et le prêtre chante alors la collecte. La différence est nette, pas de préface mais le salut que le rite des Gaules place dans d’autres contextes de la liturgie. Le rite byzantin présente une certaine analogie avec le rite des Gaules.

Ignorant les préfaces, il amène néanmoins les fidèles au moyen d’une petite litanie à la prière du prêtre. La Préface aux Fidèles et la prière du célébrant qui la suit nous montrent sur le vif la mentalité liturgique des Gaules. Tandis que le contenu dogmatique et spirituel du Propre est confessé et exécuté par les fidèles en Byzance dans une riche poésie (tropaire, stichères…), cette confession incombe dans la liturgie gallicane au célébrant et au diacre, et dans le rite romain au prêtre seul par la collecte. La synthèse du Propre est donc ramassée en Byzance dans le tropaire, à Rome dans la collecte, en Gaule dans la préface aux fidèles. L’émouvante et solennelle cérémonie de la triple élévation des Saints Dons ou de la Sainte Croix, inconnue de Byzance, est un autre exemple de particularité de notre rite. Lorsque le rite emprunte un élément d’un autre rite ou partage avec les autres un semblable chant, même dans ce cas il le soumet à son style architectural propre. Les rites gallican et mozarabe prennent à la liturgie byzantine le chant du Trisagion (Agios ô Theos…) – coutume que l’Église romaine actuelle adopte une fois par an, le Vendredi Saint – et les Conciles de France invitaient à chanter le Trisagion tout au long de l’année. A travers cet hymne, les rites gallican et mozarabe se rapprochent de la Liturgie de saint Jean Chrysostome, et s’éloignent du rite romain. Pourtant, bien qu’avoisinant ainsi la liturgie byzantine, le rite des Gaules situe le Trisagion différemment. Le Kyrie eleison, gardé par la tradition occidentale en sa langue originale, ce que ne fait pas la tradition slave, est employé à Rome, Gaule et Byzance, mais autrement par chacun. La célèbre lettre de saint Grégoire le Grand à l’Evêque de Syracuse[6] le marque pour les rites romain et byzantin; l’exposé de saint Germain de Paris nous fournit de son côté le caractère d’exécution du Kyrie dans le rite des Gaules. Nous voyons ainsi coexister dans l’Eglise des Kyrie byzantin, romain et gallican. De même, le souhait du célébrant aux fidèles varie d’après les pays. L’Orient dit : « Paix à tous », les Romains et les Gaulois réservent à l’Evêque la forme : « Paix à vous », le Salut du prêtre étant : « Le Seigneur soit avec vous » (romain » ou « Le Seigneur soit toujours avec vous » (gaulois et mozarabe); trois formes de souhait qui délimitent trois rites. La « grande entrée », inconnue dans les rites romain et milanais, existe dans le gallican, et le rite byzantin suit cet exemple. Elle rapproche donc le byzantin du gallican, les éloignant sur ce point de Rome. Il n’en reste pas moins vrai que, dans la majorité de ses éléments, le rite des Gaules est beaucoup plus proche parent de Rome que de l’Orient.

Nous ne pouvons ici entrer dans les détails et les nuances des liturgies. La science des formes liturgiques exige une étude longue, théorique et pratique; mais nous espérons que ces quelques exemples suffisent à justifier le critère structural. Redisons-le, nous avons dans nos textes respecté au maximum les formes personnelles du rite des Gaules, ce qui nous donne le droit absolu de nommer notre liturgie « selon l’ancien rite des Gaules ».

Critère de l’unité spirituelle.

Auprès du critère formel et structural, intimement lié à celui-ci et cependant plus subtil, existe le critère selon l’esprit, plus exactement le critère de l’unité spirituelle. Chaque rite, sans briser l’unité universelle de la liturgie, possède son génie, son style et son esprit qui anime ses formes. Cet esprit, par les initiatives privées des prélats, des poètes, les décisions conciliaires dictées souvent en des circonstances apparemment sans liaison, retient en définitive un texte et en rejette un autre, transforme, corrige et crée l’œuvre organique. Quelque chose d’analogue se passe dans la formation du canon de l’Écriture Sainte. Lisons la Bible de l’extérieur : elle semble un recueil d’écrits disparates, de textes, collés les uns aux autres, de provenance et de sources diverses. Ce n’est qu’en la considérant de plus près que nous distinguons son unité. Nous sommes alors étonnés et saisis par la différence profonde que présentent son esprit et son style par rapport aux textes dits apocryphes et rejetés du canon. Pénétrons plus avant les Paroles sacrées et la merveilleuse unité se découvre, unité formelle depuis la Genèse jusqu’au mot dernier de l’Apocalypse; le même esprit, la pierre angulaire, la source unique, l’unique Souffle.

Penchons-nous sur la liturgie et nous ferons la même découverte, l’unité dans l’évolution de la liturgie universelle ou locale. Les différences de structure et de forme entre les rites ne sont nullement le produit du hasard, mais procèdent d’une nécessité organique; elles manifestent l’esprit intérieur propre à chacun. Serrés par notre sujet, nous nous limiterons à quelques mots sur l’esprit du rite des Gaules. Sa qualité prépondérante est la confession du Christ vainqueur : « Le rejeton de David, Dieu de majesté, qui est assis sur les chérubins, a vaincu ! ». Chant de victoire du monde visible et invisible au Roi des Rois qui dissipe l’ombre de la mort, hymne au Seigneur des Seigneurs qui « accomplit tout » pour notre salut et siège en gloire au-dessus des cieux. Il est le seul à proclamer avec tant de force la victoire du Christ. La Croix se dresse dans le rite des Gaules, à l’opposé du douloureux « chemin de croix » de la piété romaine moderne, en instrument d’une bataille déjà gagnée. Ne serait-ce point le souvenir de l’événement insigne que la tradition place en France, aux environs de Fontainebleau, lorsque le César des Gaules, Constantin, Égal aux Apôtres, eût la vision de la Croix « Nika » ? « Béni soit notre Dieu qui est assis sur le trône de Son Royaume ». « Le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, est vainqueur, alléluia. Celui qui est assis sur les chérubins, est vainqueur, alléluia ! « Il règne, le Seigneur, notre Dieu, tressaillons d’allégresse… ».

Les paroles du Christ : « Courage, J’ai vaincu le monde », retentissent pleinement dans notre liturgie et informent son esprit. De cet esprit jaillit tout naturellement la cérémonie de la triple élévation des Dons accompagnés de la triple élévation de la voix dans le chant du prêtre et des fidèles ; cette gradation expressive, employée aussi dans l’Exaltation de la Croix, est acceptée par Rome pour le Vendredi Saint.

La deuxième qualité du rite des Gaules est unie à la première : c’est l’influence profonde de la liturgie céleste décrite par l’Apocalypse. La liturgie de France, nous l’avons déjà dit, puise amplement ses textes et ses formules dans le livre de l’Apocalypse, se distinguant en cela totalement de Byzance qui ne se servit jamais de cette oeuvre du quatrième Évangéliste.

De l’Apocalypse aussi est extraite l’acclamation : « Agios, Agios, Agios, Kyrie Theos Pantocrator » conservée en grec par les liturgies gallicane et mozarabe. Visiblement inspirée par le rythme apocalyptique, le rite des Gaules amplifie l’Offertoire, établissant ainsi un équilibre entre les trois partie de la messe : Lectures, Offertoire, Sacrifice, les sept sceaux correspondant aux lectures, les sept trompettes à l’offertoire qui est nommé « Sonus (« son » de la trompette auquel les prières font allusion) et les sept coupes au sacrifice. C’est encore de l’Apocalypse que s’inspire notre rite en donnant la préférence au nombre sept : sept chandeliers, sept acolytes, sept bénédictions. Fidèles à la même source, il aime exalter Jésus-Christ comme le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga. L’iconographie gardera longtemps ces traits français qui survivront au rite. Jusqu’au XIIe siècle, les images, les enluminures et les fresques représentent le Christ en gloire, entour‚ de l’alpha et l’oméga flamboyants : l’Évangile sur l’autel ou dans la main du Christ glorieux, n’est pas ouvert mais, au contraire de Byzance, fermé, scellé, accompli, couché sur le recto.

L’alpha et l’oméga – le premier et le dernier – révèlent la troisième qualité de la liturgie gallicane, que l’on pourrait appeler la vision divine-historique, la pénétration de l’éternel dans le temporel. L’Adventus – l’Avent – est l’œuvre de l’Eglise des Gaules ; Rome n’a fait que l’accepter et l’Orient ne le connaît point. L’Adventus ouvre l’année liturgique par l’attente de la première et de la seconde Venues du Christ. Son appel est d’une pathétique progression : « Dieu vient de loin – Il vient et ne tardera pas – Il vient, Il est proche – Me voici – Dieu avec nous – Emmanuel ». Et la clôture de l’année liturgique tend la main en quelque sorte à l’Adventus, par son Évangile du Jugement dernier qui achève le mouvement au terme des cycles du Verbe incarné.

Ce mouvement à travers le temps se reproduit dans la litanie. Lorsque le rite des Gaules prie pour les défunts, il part d’Adam et va jusqu’à la consommation des temps. Alors que Rome place la Vierge au sommet d’une pyramide hiérarchique, lui l’encadre des Saints de l’Ancien Testament et de ceux de la Nouvelle Alliance, au cœur de l’Histoire. « Verbe créateur, Verbe sanctificateur, Verbe glorieux qui était, qui est, qui vient », voici l’élan qui imprime le rythme, la courbe unique de la liturgie gallicane.

Nous pourrions continuer à analyser l’esprit de notre rite, mais ces indications témoignent assez que pour être byzantin, romain, milanais ou gallican, le rite doit communiquer avec le sol, correspondre à l’âme dont il exhale le message. Il nous semble utile avant de clore ce chapitre, d’évoquer ici un souvenir qui illustrera l’expérience vivante de notre liturgie. Il y a exactement douze ans, en 1944, nous autorisant de la bénédiction et des encouragements de feu Patriarche Serge, nous osâmes passer de la discussion théorique à la réalisation pratique en célébrant pour la première fois l’ancien rite des Gaules, après mille ans de suspension, le jour de la fête de saint Irénée. L’instigateur de cette réalisation se posait alors avec anxiété la question suivante : Est-il effectivement possible de ressusciter une tradition, ne paraîtra-t-elle pas artificielle, telle l’introduction d’un instrument désuet dans un orchestre moderne ? Certes, nous avions déjà pour nous appuyer la magnifique expérience orthodoxe du début du siècle, la lutte contre la scolastique et le retour à la pensée patristique, la renaissance de l’iconographie avec sa bataille livrée contre l’imagerie populaire infiltrée dans nos églises, le dépassement du moralisme par la recherche d’une vie ascétique et spirituelle renouvelée des Pères du Désert. Ce mouvement portait en lui la possibilité d’un retour aux sources et comportait un élan dynamique dirigé vers l’avenir. Cependant, jusque-là, la restauration complète d’un rite n’avait pas été expérimentée. Il ne s’agissait pas d’une simple tentative procédant d’un esprit de sage tolérance et d’«uniatisme», se contentant d’accepter un rite occidental qui ne contredirait pas l’essentiel dogmatique de l’Église Orthodoxe ; non, nous tentions la résurrection d’une tradition éteinte, ou plutôt disparue de la vie de l’Église. Et la réponse nous fut donnée sur le champ. Les fidèles, ainsi que certaines personnalités présentes de la tradition ecclésiastique et sensibles aux résonances authentiques, tous ceux en somme qui participèrent à cette première célébration de la messe gallicane, ressentirent sa véracité, sa solidité, sa conformité au rite ancestral. Ce n’était ni la photographie, ni la retouche polie du passé, mais une résurrection. Il semblait que les tombeaux s’ouvraient, que les Germain, les Césaire, les Martin, les Hilaire, suivis de leurs innombrables fidèles anonymes des premiers siècles, se levaient pour participer à l’«œuvre en commun» de la liturgie. Date et expérience inoubliables ! Bien entendu, maints détails restaient à corriger ; les spécialistes devaient apporter leur concours, donner des précisions, émettre des opinions qui seraient étudiées dans le travail ultérieur. Mais l’ensemble était formé et se tenait debout, comme l’Israël de la Vision d’Ézéchiel.

Nous nous excusons de cette parenthèse; elle était indispensable pour démontrer que la restauration du rite occidental est aussi réalisable et légitime que le retour aux sources patristiques ou à l’art sacré, et que notre effort liturgique, dans ce domaine limité, ne fait que prolonger logiquement l’œuvre des grandes figures de l’orthodoxie du commencement de notre siècle, du Patriarche Serge de Moscou, du Métropolite Antoine de Kiev, de l’Archiprêtre Svetloff, des professeurs Katansky, Nesmeloff (Anthropologie), Sarin (Ascèse), Taraev (Kenosis), Orfanitsky (Contre la conception juridique du rachat), etc. Nous répéterons sans lassitude : le rite se définit par sa forme et son esprit. Il constitue une œuvre non individuelle mais traditionnelle et le nôtre peut être nommé en toute honnêteté : la Sainte Messe selon l’ancien rite des Gaules.

Remarque sur l’hymne de l’Offertoire

Nous ne résistons pas au désir de nous évader légèrement du sujet et de répondre à une question maintes fois posée : Pourquoi chantons-nous aux messes dominicales de nos paroisses « Que toute chair humaine fasse silence », ce chant réservé dans le rite byzantin au Samedi Saint et dont le texte est inscrit sur les murs de la cathédrale russe de Paris ? Nous le chantons parce qu’il est entré sans violence dans notre rite avant la dernière guerre, aucun hymne n’étant d’ailleurs imposé pour l’Offertoire dans les rites romain, gallican et l’ancien rite de Byzance. Cet hymne change suivant les fêtes et les circonstances. Les offertoires des dimanches et fêtes sont si brefs dans l’Église romaine actuelle que même les monastères de stricte observance se voient obligés de les prolonger par quelques accords d’orgue. L’hymne de l’Offertoire dans la majorité des églises paroissiales est laissé au choix du curé ou du chef de chœur, à l’instar du chant pendant la communion du clergé dans les paroisses russes.

Le chant « Que toute chair humaine… » fut préféré aux autres sans exclure ces derniers, tout comme l’hymne des « Cherubicon… » acquit sur l’initiative de l’empereur Justinien III, une place prépondérante dans la liturgie byzantine. Le rite byzantin a gardé trois offertoires : « Cherubicon… », « Que toute chaire humaine… » et « A Ta Cène mystique… ». Il est difficile de définir l’origine de ces chants admirables. « A Ta Cène mystique… » est, avec une légère variante, aussi milanais que byzantin et employé en Occident (rite milanais) comme le Te Deum et le Gloria in exelcis, depuis la plus haute antiquité. Le « Cherubicon » et « Que toute chair humaine fasse silence », bien que nés en Orient, se confondent de telle sorte avec l’esprit mozarabe et gallican que nous pouvons les admettre comme conformes à la vie de ces deux rites. Remarquons, toutefois, que le second correspond mieux à la liturgie gallicane et que le « Cherubicon » appartient davantage à la byzantine. En effet, la première phrase : « Que toute chair humaine fasse silence et se tienne dans la crainte et le tremblement », n’est que le développement biblique du bref appel du diacre répété à tous les instants solennels de la liturgie gallicane : « Face silentium ! », appel diaconal analogue aux paroles : « Sagesse. Soyons attentifs ! » de la liturgie de saint Jean Chrysostome. Le Christ dans notre hymne « Que toute chair humaine fasse silence » est nommé « Roi des rois et Seigneur des seigneurs », cette appellation directement tirée de l’Apocalypse (17, 14-19, 16) livre ignoré, comme nous l’avons déjà indiqué, de la liturgie orientale sauf dans ce cas qui fait exception à la règle et tendrait précisément à montrer l’inspiration occidentale et gallicane de ce chant.

Ainsi, deux des plus beaux offertoires que possède la pratique liturgique actuelle, reflètent remarquablement la sélection des prières, des hymnes et des gestes, telle qu’elle s’opère dans chaque rite et soulignent la difficulté qu’il y aurait à introduire de l’extérieur un texte fondé sur une thèse à priori. Ceci nous amène au sujet de notre troisième chapitre sur la légitimité de la compénétration des divers rites.

La compénétration des divers rites

« Vous célébrez la liturgie selon saint Germain de Paris » peut-on nous dire, « c’est entendu, elle appartient incontestablement à la tradition des Gaules, tant par sa forme que par son esprit, mais n’avez-vous pas intercalé dans ce texte des éléments d’autres rites, romain, milanais ou oriental ? »

Nous avons déjà répondu à cette question dans notre avant-propos des « Matines pascales » (Librairie Œcuménique Setor, Collect. « Liturgie » 1948) où nous citions le lumineux passage de saint Grégoire le Grand (S. Grégoire, Epistl. LXIV ad August. I, IX, P.L. t. LXVII col. 1186)[7]. Reprenons-en cependant l’examen et notons, tout d’abord, quelques opinions de liturgistes rencontrés au cours de notre présent travail. L’un pense que nous n’avons même pas le droit de poser la question. Il considère que tout emprunt est presque comparable à un péché, voire un crime de lèse-majesté, une fantaisie, un manque de sérieux. Théorie étrange de « racisme rituel », transformant le Corps universel de l’Église en un composé de monades leibnitziennes privées de communications entre elles ! Or, historiquement, aucun rite n’a pu rester complètement imperméable aux influences du dehors et sans influence sur les autres. Les échanges et les emprunts entre les divers rites locaux ont, au contraire, toujours été de règle. Quoi de plus légitime qu’une liturgie s’enrichissant d’apports nouveaux ?

Les membres du corps vivant de l’Église ne se doivent-ils pas une communion réciproque permanente ? Si nous constatons à notre époque une certaine cristallisation des rites byzantin, romain, syriaque ou arménien, la raison en est dans le déchirement tragique des Églises, le repliement de chacune sur elle-même, leur fanatisme d’un style, d’une forme, d’une tradition locale, trahissant la catholicité et l’universalité de l’Église orthodoxe. Ce serait une faute dangereuse que d’accentuer les limites locales légitimes des Églises au sein de l’Église universelle jusqu’à la création de frontières et de compartiment étanches, ce qui frôlerait le schisme. Laisser s’installer un principe d’isolement dans l’Église indivise où l’intercommunion est la norme, où la concélébration des évêques et des prêtres des Églises locales est habituelle serait aussi nuisible que d’imposer à tous les pays un rite uniforme. Les deux attitudes : isolationnisme et unification contredisent également la conciliarité et la catholicité de l’Orthodoxie. Précisons, pourtant, que les emprunts ou apports mutuels de richesse, ne doivent en rien briser l’unité de forme et d’esprit du rite local, ni fausser son chant dans la symphonie liturgique de l’univers. Un exemple classique de ce que nous venons de dire est le célèbre « Agios o Theos ». Né à Constantinople, toutes les Églises d’Orient, de Rome, de Gaule, d’Espagne s’empressèrent de l’insérer dans leur liturgie. L’Occident garda même les paroles en grec, quitte à les répéter ensuite dans sa propre langue. Ceci rompit-il la structure individuelle des rites ? Nullement, car chaque liturgie s’en servit différemment, modelant ses formes et l’entourant de contextes non semblables. Et personne n’eut alors la pensée d’accuser les Églises locales de « plagiat » ou « d’éclectisme fantaisiste », personne n’en conclut à un nivellement des rites. Continuons nos exemples d’emprunts; mettons à jour quelques-uns que Rome fit à l’opulence de Constantinople, même après la séparation. Le XIIe ordo romain indique que le pape et les cardinaux, se rendant après la messe pascale au repas en commun pour manger l’agneau, chantaient en grec l’hymne resplendissante de la Pâque sacrée. l’antienne du Magnificat de la Nativité de la Vierge, dans le bréviaire romain, est la traduction exacte de l’Apolyticon : « Ta naissance,  » Vierge, Mère de Dieu, a annoncé la joie au monde entier, car de Toi est né le Soleil de Justice, le Christ notre Dieu, Qui, effaçant la malédiction, a apporté la bénédiction, et confondant la mort, nous a donné la vie éternelle ».

L’antienne du Benedictus de la Fête de la Circoncision (1er janvier) : « Mirabile mysterio », est la traduction d’une stichère du 26 décembre (calendrier oriental) : « Paradoxon mysterium ». Enfin, la strophe de la procession de la Chandeleur périphrase une antienne grecque tirée de la même fête : « Orne-toi, chambre nuptiale… »

Mais le cas le plus curieux est celui de l’hymne à la Vierge « Sub Tuum », « Nous nous pressons sous ta miséricorde, Mère de Dieu ». D’origine probablement gréco-syrienne, cet hymne, chanté à Byzance à la fin des Vêpres de Carême, pénètre très tôt en Occident, avec des variantes. Au XVIe siècle, venu de Pologne, il entre dans la liturgie d’Ukraine après avoir subi des retouches occidentales. Pendant la guerre de 1914, à la faveur de l’exode des Galiciens et des Ukrainiens vers la Grande Russie, il est accepté sous sa nouvelle forme par presque toute la Russie, et bien que non imprimé dans les livres liturgiques, il est chanté à la manière occidentale à la suite des Vêpres et des Matines. Ainsi, la pratique liturgique actuelle de l’Église de Russie se sert doublement de cet hymne à la Vierge : sous l’influence de Byzance, elle le chante aux Vêpres de Carême et sous l’influence de l’Occident, dans nombre d’Églises, elle le chante devant l’icône de la Vierge après les Vêpres et les Matines durant toute l’année.

Arrêtons ici les exemples. Redisons que Rome n’a pas perdu sa personnalité liturgique en puisant dans la tradition byzantine ou gallicane, pas plus que le rite des Gaules en acceptant l’influence de Rome et de l’Orient, ni Milan par ses fréquents emprunts à la tradition franque et tirons les conséquences : l’emprunt ne dénature pas le rite.

Examinons à présent quelques enrichissements apportés à notre liturgie. Dans l’Oratio ad praelegendum, nous proposons au célébrant de dire la prière « Roi du Ciel, Consolateur, Esprit de vérité ». A vue superficielle, ceci peut paraître un emprunt à. la liturgie de saint Jean Chrysostome, mais peut-on affirmer sérieusement que cette prière fait partie de cette liturgie ? Pour nous conformer à l’expression des liturgistes modernes occidentaux, nous dirons qu’elle est paraliturgique. L’Orient la dit actuellement avant tous les services divins, de même que depuis le Moyen-Âge on récite en Occident : »Je te salue, Marie » avant chaque office. Nous avons mis en lumière cette prière, non par imitation de la liturgie orientale, mais parce qu’aussi bien que le célèbre « Agios o Theos », elle est un chef-d’œuvre spirituel, emplissant d’esprit orthodoxe l’âme du priant, disposant son cœur à l’humilité et la préparant à l’inspiration féconde. Qui la composa ? Quand s’imposa-t-elle au rite byzantin ? Son origine reste obscure, la critique historique n’a pu l’éclaircir. Le fait demeure : l’Église Orthodoxe possède un diamant et nous ne pouvons ni ne voulons, sous prétexte de respect formel ou de sauvegarde sectaire de l’intégrité du rite, l’éliminer de notre liturgie, privant l’Occident de cette beauté. Cette prière détruit-elle l’unité structurale et l’esprit de la liturgie gallicane ? Certes, non. Elle l’enrichit au même titre que celle de saint Jean Chrysostome. Ce grand Patriarche ne la connaissait pas plus que notre patron, saint Germain de Paris.

Nous avons dit que la deuxième condition pour qu’une liturgie soit orthodoxe est qu’elle exprime pleinement l’orthodoxie. Ce maximalisme dogmatique, étant soumis à l’évolution historique, ne se réalise pas dès le premier jour. Trois exemples tirés de la liturgie de saint Jean Chrysostome prouveront cette précision progressive de l’enseignement dogmatique. Le premier est la prière sublime que le prêtre prononce à voix basse durant l’Offertoire : « Personne n’est digne… » et qui se termine par la formule : « C’est Lui qui offre et qui est offert, qui reçoit et qui distribue ». Cette prière : « …Celui qui reçoit », n’existe pas dans les textes classiques des liturgies antiques qui considéraient le Père comme recevant l’offrande et le Fils offrant et étant offert. Elle rencontra une longue résistance et c’est le Concile de Constantinople qui justifia définitivement son admission. Le deuxième exemple est le développement de la Préface par les noms apophatiques attribués au Père. En effet, à l’époque post-arienne, la préface, insistant sur le dogme trinitaire, s’adressait à Dieu le Père, à Son Fils et à Son Esprit. Ce n’est que tardivement que s’intercala la série des noms apophatiques : ineffable, inexprimable, etc.

Enfin, le troisième exemple se rapporte à. l’époque où l’Orthodoxie luttait contre l’infiltration des idées scolastiques. La notion de la lumière incréée du Saint-Esprit s’ouvrit alors un chemin dans la liturgie de Byzance et au XIVe siècle éclata le beau tropaire : « Nous avons vu la vraie Lumière », hymne de victoire après la communion[8]. Ces trois faits nous semble-t-il, expliquent que le sens de l’évolution liturgique ne fait qu’un avec l’esprit réel de la tradition orthodoxe. L’enrichissement, réalisé avec discernement et tenant compte de la structure et de l’âme du rite, était indispensable pour que notre liturgie gallicane ressuscitât, au lieu de rester figée dans les formes d’un passé reculé, et devint une œuvre vivante.

N’oublions pas que l’objectif majeur des successives précisions théologiques concernant la liturgie (qui sont tout autant des précisions spirituelles) est la victoire sur les hérésies. C’est grâce à ces rectifications que nous furent données à l’époque post-arienne, la doxologie trinitaire de Basile et la préface arlésienne qui, l’une et l’autre, remplacèrent les formules anciennes profondément orthodoxes mais susceptibles d’interprétations hérétiques.

Nous avons intercalé dans ce Mémorial la phrase : « Nous qui sommes à Toi, nous T’offrons ce qui est à Toi ». Notre souci était, là aussi, de rendre la pensée théologique avec pureté et clarté. Quelques-uns s’en indignèrent, alléguant que cette phrase n’est point dans le texte du mémorial gallo-milanais parvenu jusqu’à nous et qu’elle représente un emprunt à la liturgie de saint Jean Chrysostome ! Nous avons déjà répondu, un emprunt qui ne déforme pas l’esprit et poursuit un but d’enseignement théologique est légitime. Mais s’agit-il d’un emprunt ? Que cette réaction irréfléchie nous serve à montrer combien une thèse émise hâtivement est battue par ses propres armes, car si ses auteurs avaient au préalable, procédé à une courte enquête et profité des avis autorisés des Hopp, des Watterich, des Popst, des Baumstark, des Cabrol, ils se seraient aperçus que toute liturgie, aussi bien latine que grecque, contient des paroles analogues : « De tuis donis ex datus », ou « Dona ex Tuis », ou encore « Tua de Tuis », etc. différentes formules relevées dans les textes antiques. Dom Cabrol, pour ne citer que lui – ses paroles sont aisément vérifiables – écrit dans son article : « Anamnèse » (D.A.C.L., p. 1987) : « Ces formules, idées familières aux liturgies orientales aussi bien qu’aux liturgies latines, doivent remonter à une haute antiquité. Ces dons que nous offrons sont de Dieu et retournent à leur auteur ».

Pourquoi ces paroles ne figurent-elles plus dans le mémorial du rite occidental ? Parce que ce rite les perdit sur sa route historique ; la liturgie ne s’enrichit pas obligatoirement, parfois aussi elle s’appauvrit. Cette formule fut-elle perdue à jamais ? Non, puisqu’elle naît dans les secrètes et diverses prières, en particulier dans le sacramentaire léonien. Celui qui est quelque peu familier du sacramentaire antique et de l’histoire des secrètes, sait que ces dernières sont des périphrases du mémorial ou de l’épiclèse, issues avec de légères modifications des canons eucharistiques. La meilleure littérature que l’on puisse consulter sur ce sujet sont les œuvres du vieil Alcuin et du célèbre Cassandre de la Renaissance. Les apparences trompent parfois. L’enrichissement ne provient pas toujours d’une ajoute postérieure mais quelquefois d’une restauration des formes antiques les plus pures. Il faudrait, pour être encore plus exact, s’arrêter sur le problème de la centonisation si bien étudié liturgiquement par Dom Havard et Dom Cafin[9].

Récapitulons. Lorsque nous approchons la Liturgie, concevons clairement son unité, unité du style sacré opposé au style profane, unité chrétienne qui la distingue des cultes païens, et enfin unité orthodoxe qui la sépare des éléments hétérodoxes. Cette unité orthodoxe se manifeste simultanément à travers le temps et l’espace, et la plénitude de l’enseignement de la spiritualité orthodoxe lui est aussi indispensable que l’authenticité des sources.

Le célèbre canon des Matines byzantines : « Le Christ est né, glorifiez-le… » est une périphrase sous forme iambique de plusieurs textes bibliques et de sermons des Pères, particulièrement celui de Grégoire le Théologien. Cette méthode de créer s’appelle la centonisation.

Des rites locaux. Chaque rite local se définit par sa structure et son esprit. L’unité et la multiplicité des rites forment la vraie catholicité. Penser que les rites doivent être isolés les uns des autres et détachés de toute influence réciproque est une erreur ; non moins que le désir d’annuler les particularités au nom d’une unification extérieure.

Les rites locaux ont toujours procédé à des « emprunts » mutuels, sous condition que la forme et l’esprit n’en soient pas altérés. La stabilisation artificielle, à une date donnée, contredit la tradition vivante de l’Orthodoxie.

Le rite, normalement, doit exprimer la plénitude de l’enseignement et de la vie spirituelle de l’Église. Son but est la sanctification, la transformation de l’humanité et de la terre entière qui attend avec espoir et « des gémissements inénarrables la liberté‚ des enfants de Dieu ».

[1]. «On ne récitera dans l’Eglise (prières, oraisons, messes, préfaces, recommandations, impositions) que celles qui auront été composées par des personnes habiles ou approuvées par un Concile, dans la crainte qu’il ne s’y rencontre quelque chose qui soit contre la foi ou qui ait été rédigé avec ignorance ou sans goût». (Ordonnance d’un des conciles d’Afrique du commencement du Vème siècle). Voir : Institutions Liturgiques de Dom Guéranger, t. I, p. 125 ou Mansi., t. IV, col. 326.

[2]. On trouve dans les anciens missels jusqu’à vingt-huit messes, par exemple, pour la fête de Noël.

[3]. Nous n’oublions pas qu’il existe un style de prières selon les rites, style romain, gallican, byzantin, syrien. Dans la majorité des cas, leur origine est aisément reconnaissable. Mais le sujet du style des prières nécessite une étude à part et nous y reviendrons dans la suite de notre exposé.

[4]. Mansi., t. XIII, col. 861.

[5]. Pour le « Missale gothicum » voir Delisle, « Sacramentaires », n° 3. Éditions par Tommasi. Mabillon, Muratori… Migne P.,L., t. LXXII. D’après certains détails de son contenu, on a pu établir qu’il a été exécuté pour l’église d’Autun.

[6]. (Cf. p. 21) «D’ailleurs, nous ne disons pas Kyrie eleison à la manière des Grecs… Nous disons autant de fois Christe eleison que les Grecs ne disent jamais… en les chantant avec un peu plus de lenteur». (Ep. 9, 12).

[7]. Si l’Église de Constantinople ou toute autre a quelque chose de bon, je suis prêt à. les imiter dans ce qu’elles ont de bon. Ce serait folie de mettre la primauté à dédaigner d’apprendre ce qui est le meilleur ». Et à saint Augustin, apôtre de l’Angleterre : « Votre fraternité connaît la coutume de l’Église romaine… mais si vous trouvez dans toute autre Église quelque chose qui puisse être agréable à Dieu, choisissez avec soin… car nous ne devons pas aimer les choses à cause des lieux, mais les lieux à cause des choses ».

[8]. Cet hymne est emprunt‚ aux hymnes de la Pentecôte.

[9]. La création liturgique rappelle l’œuvre d’une abeille. Elle prend les textes, les expressions, dans le patrimoine commun de l’Église, sans se soucier d’en indiquer la provenance. Recueillant de droite et de gauche, elle construit une hymne, elle compose une prière. Le Sanctus de la Messe en est un des témoins les plus connus. Il est formé d’Isaïe (6, 3) avec intercalation du mot « les cieux », plus le psaume 117 et un emprunt à Matthieu (21, 9).