4ème de Carême

4ème DIMANCHE DE CARÊME

La vraie liberté

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !

L’apôtre Paul en son épître compare la loi du Sinaï et la loi de la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ à l’esclavage et à la liberté. Il nous dit : «Celui qui est sous la loi est esclave, fils de l’esclave, celui qui est dans la grâce de notre Seigneur est libre, fils d’une femme libre». Ainsi pose-t-il devant nos yeux le problème de la liberté.

Il nous enseigne que le centre de notre rédemption est dans la libération et que si notre conduite n’est pas celle d’hommes libres, nous ne sommes pas réellement disciples du Christ et demeurons encore sous le joug de la loi.

Mais de quelle liberté parle-t-il ? Il me semble entendre le dialogue suivant : Liberté démocratique, liberté d’opinions, de conscience, ces «libertés chéries», tant prônées au siècle dernier, où nous ont-elles menés, si ce n’est à un chaos terrible ! La pensée s’est éloignée de la pensée traditionnelle et vraie, chacun a tiré à soi, et sur le plan social ces libertés ont formé une société a-sacrale mal bâtie. Elles ont plutôt engendré l’égoïsme, l’individualisme accentué, le manque de conscience de l’unité du monde. Et l’on arrive à croire que nous n’avons que faire de ces libertés, porteuses de désordre et d’anarchie, que la liberté qu’elles veulent exprimer n’est qu’une utopie. Où ira le monde si chacun agit selon «sa» liberté et sa conscience. Où ira-t-il ?

Et l’autre de répondre : La liberté est tentante car la Loi écrase. Les sociétés trop bien organisées nous pèsent, la dictature et l’autorité nous diminuent. Elle est singulièrement attirante, la liberté ! Mais la voyons-nous enfanter l’élévation de l’âme… ? Elle provoque plutôt les passions. Alors, pourquoi, pour quelle raison l’homme, bien que votant pour l’ordre, l’organisation, les lois, la tradition rigide, reconnaît-il qu’elle est une nécessité, pourquoi languit-il après la liberté des enfants du Royaume de Dieu ? Cette nostalgie persiste en lui, il en est tout désorienté. Il refuse d’abandonner la liberté et raisonnablement en constate le danger. Il parvient alors à une solution relative, un compromis sans vertu.

Où réside le malentendu ? Sommes-nous réellement appelés à la liberté ? Sans aucun doute ! Le Christ est venu libérer les prisonniers, avant tout ceux de l’enfer, puis les prisonniers du péché, de la mort, du diable, de la loi, de la lettre. Il est notre Libérateur. S’il est le Libérateur, ou bien Il s’est montré utopiste en nous conférant cette liberté fauteuse de désordre, ou bien avons-nous mal compris la liberté du Christ ? Nous touchons la réponse.

La liberté si fréquemment annoncée au cours des derniers siècles, n’était pas la délivrance. Elle a voulu libérer l’homme socialement, intellectuellement, sentimentalement, pensant qu’elle était viable.

La libération progressive de la créature humaine n’est pas, en premier lieu, sur le plan social, sentimental ou intellectuel; elle consiste en la maîtrise de soi-même etdes passions intérieures. A quoi bon la liberté extérieure si le péché enchaîne l’âme intérieurement ?

La liberté intègre apparaît lorsque chacun de nous se libère lui-même en Christ, c’est-à-dire des passions, de l’égoïsme, de l’ignorance, des préjugés, des idées fausses.

Non, mes amis, les chrétiens ne sont pas les hérauts de la liberté extérieure, mais ceux de la conquête intérieure ouvrant en nous le règne de l’Esprit. Voici le parfum du Carême : la délivrance progressive de notre être intérieur.

La liberté, quelle monstruosité si le meurtre est tapi dans le cœur ! Imaginez le résultat : voyez-vous la haine, l’indifférence – que sais-je encore – ayant la possibilité de se manifester ?

Que faire alors ? La faute de ceux qui prêchent la liberté extérieure est de supposer l’homme parfait, alors qu’il est pécheur. La faute des autres est de ne plus croire en leurs frères, de s’appliquer à les enchaîner par des lois, à les mépriser comme pécheurs en oubliant qu’ils sont à l’image de Dieu et que l’Esprit Saint a fait en eux sa demeure. Faux idéalisme ou faux mépris, ignorance du péché ou méconnaissance de la grâce ?

Le disciple du Christ ressent la profondeur du péché et la dureté des chaînes intérieures. Il sait que le Carême lui est offert pour lui enseigner à discerner les fautes les plus cachées, pour en prendre conscience, les combattre en Christ, et il sait en même temps qu’il est déjà délivré par son Christ en tant qu’enfant de Dieu.

Le miracle de l’évangile d’aujourd’hui où le Christ nourrit cinq mille personnes avec cinq pains, multipliant la nourriture de telle sorte qu’il en reste douze corbeilles pleines, cette multiplication des pains, image de l’Eucharistie, est aussi la réponse au diable. Souvenez-vous du premier dimanche de Carême ; Satan propose à notre Seigneur : «Vois-Tu cette foule, elle Te suivra si Tu fais de ces pierres des pains, nourris-la ! Alors, attachée à ta Personne, ayant reçu du pain, elle acceptera ta doctrine spirituelle, l’évangile de ton Royaume». Et le Christ lui répond : «L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la Parole qui sort de la bouche de Dieu» (Mt 4, 1-4).

L’évangile d’aujourd’hui donne l’application de cette réponse au prince d’iniquité. Le Christ nourrit tout d’abord cette foule immense de la parole divine, et cette foule immense Le suit, L’écoute durant des heures et des heures, oubliant la faim physique. Ce n’est qu’ensuite que Dieu accomplit le miracle proposé par Satan et rassasie de pain toutes ces créatures rassemblées autour de son enseignement.

Quelle est la différence radicale entre la pensée du démon et celle du Seigneur ? Le Christ met en première place sa confiance en nous, Il nous traite en enfants de la liberté dont la nourriture est le Pain céleste, cependant que notre ennemi voulait commencer par la chair, insinuant qu’on parlerait ensuite de l’esprit…

Ne commençons jamais par l’extérieur. Libérons-nous de la passion et la société sera libre. Déchirons les liens de la fausse doctrine diabolique, enracinons-nous dans la Vérité du Christ et nous pourrons alors apporter aux autres la liberté. Pressons-nous d’être des enfants de liberté, étant des enfants de la grâce, piétinant, ainsi que le dit la prière, «la tête des dragons invisibles». Pressons-nous sur la route du Carême, l’âme délivrée, à la rencontre de Celui qui est notre Libérateur, le Christ notre Sauveur.

Amen !

La mi-temps
(1954)

L’évangile que l’Église nous propose, au centre de notre lutte carémique, fait réplique à celui du premier dimanche de Carême : la tentation du Christ par Satan dans le désert. Satan suggère alors à Jésus: Tu vois cette foule affamée, donne-lui donc à manger, change ces pierres en pain ! Jésus repousse la demande de Satan. Et voici qu’aujourd’hui Il nourrit la multitude, Il fait mieux que Satan : Il multiplie les pains. Pourquoi ce changement d’attitude ? Donnerait-Il raison à son adversaire, ou bien veut-Il montrer qu’Il est le Maître, qu’Il n’a pas d’ordre à recevoir, qu’Il agit quand Il lui plaît, lorsqu’Il l’a décidé?

Certainement, ceci est un premier et précieux enseignement. Oui, le Christ écarte tout ordre de Satan. Il agit quand Il le veut, quand c’est la volonté de son Père. Ce n’est pas seulement l’acte en lui-même qui compte, c’est d’où il vient. Qu’une action soit bonne ou mauvaise, qu’un miracle soit vrai ou faux, peu importe, il importe beaucoup plus de savoir d’où ces choses proviennent. Un «vrai» miracle, s’il est inspiré par le démon, sera un faux miracle. Une bonne action, inspirée par le diable, sera une action mauvaise. Nous savons qu’à la fin des temps il y aura une grande charité faite par de faux prophètes qui abuseront le monde au nom de celui qui désobéit par orgueil. Nous ne devons pas juger les actes suivant l’apparence, mais, écartant cette apparence, discerner d’où vient le miracle, d’où vient l’ordre.

Dans le désert, le Christ refuse de faire le miracle, refuse de nourrir la foule et, maintenant, spontanément, Il accepte de la nourrir. Quelle est, en effet, la cause ? Il le fait pour exalter l’homme. L’idée de Satan était que l’homme, étant de chair, avait besoin de nourriture matérielle, de pain. Jaloux de notre chair, Satan est jaloux de notre souffrance. Voilà ce qu’est le démon : jaloux de ne pouvoir souffrir comme nous. Cela nous paraît bien étrange. En général, dans la vie quotidienne, les gens sont jaloux du bonheur ; lui, le diable, est jaloux de notre douleur d’homme. Et, tout en amenant le Christ à la mort, on le voit soudain avoir peur à la dernière minute de la mort ; il envoie le rêve à la femme de Pilate : «Qu’il n’y ait rien entre toi et ce juste», essayant ainsi d’arrêter la Passion (Mt 27, 19). Car notre douleur d’homme a un double sens : négatif puisqu’elle est la mort, à la suite du péché ; positif parce que l’âme qui ne souffre pas, ne sent pas, ne crée pas, ne vit pas, ne réalise rien, elle est stérile.

La pensée de Satan est d’arracher de la bouche du Christ un mépris de l’homme : l’homme a besoin de pain, de choses matérielles, de ce petit bonheur quotidien, ensuite, dit-il, on peut ajouter le reste. C’est cette suggestion que le Christ repousse avec violence. Non, l’homme n’est pas seulement nourri de pain, mais de la Parole qui vient du ciel !

Jésus, ami de l’homme, lui fait confiance, et prouve à l’univers que l’homme est digne d’être sauvé. Certainement, on voit un grand nombre de gens se précipiter sur le Christ pour être guéris de leurs infirmités, soulagés de leurs maux, mais Lui, Il monte sur la montagne avec ses disciples, sans appeler personne à Le suivre ; et cependant le Verbe attire tellement les foules qu’elles se jettent sur Lui, oubliant même d’emporter quelque nourriture. Nous, lorsque nous partons en pèlerinage, nous nous chargeons de sandwichs, d’argent, tandis qu’eux oublient tout ! Seul, un jeune garçon a par hasard cinq petits pains et deux poissons.

Ah ! quel témoignage de la valeur de l’homme manifeste le Christ, notre Ami, le Fils de Dieu, devant le ciel et devant la terre, devant les anges et devant les démons ! La foule ordinaire, la voici qui, oubliant l’essentiel de la vie : ce qu’on mange, la voici digne des moines et des ascètes, la voici écoutant le Verbe des heures et des heures, sans se soucier de rien, uniquement tendue vers la Parole.

Oui, Dieu peut dire : crois en Moi, car J’ai confiance en toi, espère en Moi, car J’ai mis mon espérance en toi, aime-Moi, car Je t’aime jusqu’à la mort.

Quand Jésus voit ce désintéressement de toute chose matérielle de la part de la foule qui le suit, Il opère alors le miracle, Il multiplie les pains et après que tous ont mangé, il en reste encore douze corbeilles.

Si l’on considère de près les matérialistes d’aujourd’hui, la très grande majorité affirment que la conscience de l’homme dépend de l’existence ; qu’il est nécessaire d’assurer d’abord la vie économique avant de finir par le spirituel. Consciemment ou inconsciemment, une grande partie de l’humanité fait dépendre sa vie, non des paroles du ciel, mais des conditions extérieures de l’existence, santé, situation, états d’âme, etc. Aussi ne verra-t-on pas au XXe siècle de multiplication des pains, car nous ne savons pas, comme cette foule confiante qui suivit le Christ, oublier toute condition extérieure et tous, nous trichons plus ou moins, sur un plan ou sur un autre.

Nous devons réviser notre attitude, la foule de l’Evangile nous montre que c’est possible, que cela peut être facile, spontané, naturel. Préoccupons-nous du Pain céleste, le terrestre suivra. Un complet renversement des valeurs, non à moitié, mais radical, entier, s’impose pour susciter à nouveau la multiplication des pains.

Le récit évangélique ajoute que la foule, constatant ce miracle si commode, si utile (quoi de plus magnifique que de nourrir les affamés ?) veut s’emparer de Jésus pour le faire Roi et Jésus est contraint de se cacher.

C’est la troisième leçon : dès qu’on s’aperçoit que, du Christ et de l’Eglise, se dégage l’utilité, on se dépêche de prôner cette formule, l’Eglise devient un genre de police des mœurs, une œuvre philanthropique. On soutient l’Eglise en tant qu’elle-même est soutien de l’ordre. Certains éloges sont pires que des injures ! L’Eglise, porteuse de la grâce du Saint-Esprit, n’est pas utilitaire.

L’évangile nous prépare à la Semaine Sainte où Satan, humiliant l’homme, comptera sur sa faiblesse. Certes, il ne se trompait pas entièrement : les disciples abandonnent le Christ, Pierre le renie, Hérode, les pharisiens, les princes et même la foule inconstante qui criait : «Hosanna !» le jour de l’entrée à Jérusalem, vont Le crucifier; le démon accomplit son œuvre. Mais l’Homme-Dieu sort victorieux du tombeau, non comme Dieu – car qu’est-ce pour Dieu que Satan ? Rien ! – mais comme Homme, qui, comme Homme-Dieu est vainqueur par la Croix et par son Amour extrême. Amen !

Laetare
(1960)

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

Au milieu de la lutte carémique, nous avons chanté que vingt jours de lutte étaient terminés et qu’il nous reste encore vingt jours pour toucher la joie pascale.

Ce quatrième dimanche de Carême est nommé «Laetare» c’est-à-dire «réjouissance»[1].En France, autrefois, on ne le célébrait pas en violet, le clergé revêtait des chasubles roses sur lesquelles des roses étaient appliquées ou brodées.

Simultanément, c’est le dimanche de la Croix, la mi-chemin entre la tentation du Christ dans le désert qu’on lit pendant le premier dimanche de Carême, l’Eucharistie du Jeudi Saint et de Pâques.

Souvenez-vous du premier dimanche de Carême : au commencement de la prédication de Jésus-Christ, nous avons entendu le diable Lui proposer de multiplier les pierres et de les changer en pains pour donner aux affamés, attirant ainsi la foule vers Lui. Le Christ refuse. Aujourd’hui, avec la multiplication des pains, Il accomplit ce que le diable Lui proposait, mais dans quel contexte ! Le Christ par cette étape prépare le mystère de l’Eucharistie, de son Corps et de son Sang, qu’Il donnera mystérieusement le Jeudi Saint.

Ce dimanche de la mi-temps du Carême et de la Croix, est le jour de la rose-croix. En effet, en France, au Moyen-Age, on bénissait une rose en or – nous en trouvons encore dans le trésor de quelques cathédrales. On choisissait un or clair, un peu teinté de rose, et la rose d’or travaillée, unie à la croix, restait à la cathédrale. C’était la coutume dans un cadre liturgique.

A présent, considérons ensemble le sens de la multiplication des pains, en la reliant à l’épître de saint Paul. L’épître distingue les enfants de la loi, nés d’une servante non libre, des enfants de la liberté de la Promesse (Gal 4, 22-30). Paul s’exclame : «Vous êtes des enfants de la promesse, vous êtes libres !» De quelle liberté parle-t-il ? Le miracle de la multiplication des pains nous manifeste cette liberté. Comparez avec la tentation du Christ par Satan. Satan, toujours possédé par sa haine de la liberté humaine – la liberté est le don de l’Esprit-Saint – propose en définitive au Christ de fasciner les foules par le miracle de la transformation des pierres en pains. Acheter les foules ! Le Christ lui dit : «Ce n’est pas de pain seulement que se nourrit l’homme, mais de la Parole de Dieu».

Et que constatons-nous, aujourd’hui ? A l’opposé, une foule de cinq mille personnes est nourrie par cinq pains.

Qu’est donc cette foule ?

Des gens petits, gris, indifférents, bien quelconques, mais ces êtres tout à fait quelconques, dépourvus d’intérêt, sont librement attirés uniquement par la parole du Verbe, par sa prédication, sa personnalité. Un amour direct et simple les pousse. Ils ne cherchent rien, en réalité. A travers l’action du Christ pour cette foule, on voit que ce ne sont pas des pharisiens, des politiciens, ni même des malades ayant le désir de s’approcher de Lui pour être guéris. La voyez-vous cette foule, cette grisaille de cinq mille personnes ? Son unique intérêt est qu’elle n’est pas intéressée, elle est libre, attirée par le germe de l’amour de Dieu qui se trouve en chaque être humain, du plus grand au plus petit, plus ou moins développé.

Nous voyons cette foule venir de loin ; elle s’installe près du Christ, elle veut être à côté de Lui pour guetter ses paroles. Elle écoute longtemps, longtemps ; elle est venue en négligeant même d’apporter avec elle du pain et de la nourriture. Seul un enfant a cinq pains.

Oui, ce n’est qu’une foule, mes amis, mais elle est libre des contingences et des intérêts, elle est venue, elle entoure le Christ comme les enfants libres de Dieu. Lui, alors, leur offre la nourriture, le pain quotidien dont ils ont besoin.

Aujourd’hui s’accomplit cette parole étonnante : «Cherchez le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît». En un mot, venez à Dieu avec désintéressement. Ah, attention ! je vois ici le piège : «Je ne peux pas venir vers Dieu, parce que je ne suis pas digne, je suis impur», répondrez-vous peut-être. Tu veux donc acheter Dieu avec ta vertu ? Tu aimes ta vertu, ta dignité ou ton indignité plus que Dieu ? Non ! Si tu poses ainsi la question, c’est que tu n’es pas libre, tu es le fils d’Agar. Tu dis ne pas être digne? Oh, tu penses à toi ! Cette foule ne posait pas la même question.

Chercher le Royaume de Dieu, c’est oublier que notre vie est ratée ou non ratée, que nous sommes des saints ou des «terre-à-terre», que nous sommes ceci ou cela. C’est par une attirance inconditionnée que cette foule a vécu ce miracle. Si nous avançons sans nul intérêt, sans aucune culture, emportés par une recherche de l’amour de Dieu, si nous n’avons ni pain quotidien, ni dons, ni vertu, ni quoi que ce soit, Dieu, de ces cinq pains d’un enfant, nous rassasiera.

Mais le diable veut nous entraîner dans la légion des serfs de «mon salut», ou vers l’affection de quelque chose dont «j’ai besoin».

Voulez-vous être rassasiés, recevoir le bonheur immédiatement ? Allez vers Dieu, aimez-Le sans conditionnement, laissez tomber votre personne. Vous ressentirez alors une telle joie que vous ne pourrez même pas lui résister !

Aimez Dieu ! Le reste vous sera donné par surcroît. Amen !

Du fils libre et du fils de la servante
(1961)

Saint Paul dans son épître parle du fils libre et du fils d’une servante : Ismaël et Isaac. Isaac est libre, Ismaël ne l’est pas. Ismaël est l’ancêtre de l’Islam, du peuple arabe, Isaac l’ancêtre du peuple juif et, symboliquement, des chrétiens. Ces deux enfants du père de la foi, Abraham, naissent l’un après l’autre, le premier, Ismaël, d’une femme esclave, l’autre arrivera plus tard, enfant d’une femme qui était stérile mais libre : Sarah.

Quel est le sens de ce récit dans notre vision du monde ? Un chrétien ne doit pas savoir seulement «comment» fairesonsalut, mais aussi voir clair dans les destinées de l’humanité. La première leçon qui traverse cette épître, c’est que les traditions, l’enseignement, les courants de vie d’une femme esclave apparaissent d’abord, et que les civilisations, les cultures libres dans le Saint-Esprit arrivent ensuite, après la longue épreuve d’une certaine stérilité.

Le Christ annoncera la même chose dans l’évangile de saint Jean : le voleur vient avant le bon pasteur (Jn 10, 2-10). Qu’est-ce que cela nous enseigne ?

L’histoire de l’humanité nous donne l’impression que l’athéisme, le scientisme ou d’autres mouvements, l’Islam même – dans un autre contexte – évoluent plus fortement que l’Eglise, cette femme libre, et nous, les enfants de Sarah, la femme libre, nous, les enfants héritiers du Royaume, nous qui avons accès à la liberté et à la connaissance divine, nous sommes stériles comme Sarah. Les gens faibles soupirent alors : l’Eglise est en retard ! Ils s’imaginent naïvement, comme des êtres nés d’une femme esclave, c’est-à-dire basés sur les lois de la nature et non sur les rapports avec Dieu et la Divine Trinité, dépourvus de toute la plénitude de la «liberté des enfants de Dieu» apportée par le Christ, ils s’imaginent, ces gens faibles, que leur avenir et l’Eglise même doivent presque disparaître, céder la place, qu’ils n’ont plus de force… Même à l’intérieur de l’Eglise, je dépiste chez quelques prêtres, sans parler des croyants, le sourire sceptique de Sarah s’écriant : Comment puis-je engendrer quelque chose de plus grand que ce qu’engendrent les autres femmes, puisque je suis stérile ? Que de fois des chrétiens, à l’intérieur de l’Eglise, disent : oui, mais l’œuvre du Christ est ratée, voilà deux mille ans qui ont passé, et on ne voit guère d’évolution ni de changement dans le monde. Avant-hier, je recevais encore une lettre d’un monsieur de Nantes qui m’écrivait : «Mon père, je suis reconnaissant pour les quelques pensées que j’ai lues dans votre revue mais, mon pauvre ami, mon cher monsieur, le Christ est mort il y a deux mille ans, Il a échoué». Les esprits forts pensent être intelligents…

Et regardez autour de vous, vous retrouverez chez un grand nombre les paroles suivantes : Oui, l’Eglise est très belle, mais elle est périmée. Je fais allusion, hélas, à ces églises qui se perdent, par exemple dans ce village de Seine-et-Marne, Orly-sur-Morin, où un prêtre vient deux ou trois fois l’an, et les gens, de ce fait, ne viennent même plus. C’est la France ! Et que dire de l’athéisme en Russie, du succès de tant d’autres doctrines… Si on comptait, si on faisait la statistique autour de vous, dans vos familles, y rencontreriez-vous deux croyants sur dix indifférents ou non-croyants ? Les chrétiens, semble-t-il, ont plutôt l’impression d’être «partis».

Cette atmosphère règne parce que l’on voit le monde comme le fils né d’une femme esclave ; et l’autre fils, non encore né, l’autre vision du monde, où sont-ils ?

En réalité, l’autre fils, l’enfant de la femme stérile de l’Ancien Testament, l’enfant de la promesse, est déjà né. C’est le christianisme, il est présent et se manifestera dans le monde entier, plus tard.

Dieu veut que l’humanité s’use d’abord parseschemins, pour finir par réalisersespensées divines. Faites votre expérience, enfants de femmes esclaves puis, Moi, Dieu, je ferai mon expérience.

Quelle est la différence entre la civilisation née de l’esclave et celle née de la femme libre ? Saint Matthieu l’explique. Le Christ monte sur la montagne et dit aux disciples : on doit nourrir ce peuple venu pour M’écouter; et l’évangile ajoute : le Christ dit cela pour les éprouver. Qu’advient-il ? L’un répond : nous n’avons pas de pain, un autre affirme qu’il y a cinq pains, mais les disciples demeurent dans l’incrédulité. Leur esprit est celui de la loi de la nature, telle que nous la connaissons actuellement – disons que leur esprit est défaitiste. Comment peut-on nourrir des centaines de gens avec cinq pains ?

En quoi consiste l’épreuve du Christ ? Multipliera-t-Il les pains afin de montrer sa divinité, manifester qu’Il est le maître de l’univers, Celui qui a tiré toutes choses du néant ? Il peut aussi multiplier la matière de ces pains ; certes, Lui seul peut le faire. Non, c’estvous, pense-t-Il, qui devez agir comme Moi, multiplier les pains. Si J’ai accompli des miracles parmi vous, ce n’est nullement pour que vous M’admiriez, mais pour que vous M’imitiez. Et Il dira dans un autre passage de l’Evangile : «Si j’ai fait des miracles, vous en ferez de plus grands» (Jn 14, 12).

Pourquoi ne faisons-nous pas ces miracles ? Parce que nous vivons encore dans la civilisation de la femme esclave de la loi. Quand l’humanité arrivera-t-elle à imiter le Christ, augmenter la matière, marcher sur les eaux, transformer l’eau en vin ? Lorsqu’elle placera l’esprit au-dessus de la matière, non intellectuellement, maisvitalement. Lorsqu’elle renversera en elle la pesanteur de la réalité par l’esprit, considérant cette matière comme une chose «fragile» qu’elle puisse porter. Lorsqu’elle dira : la Croix est efficace et la loi est inefficace.

Nous sommes des chrétiens, c’est exact, nous sommes des croyants, c’est exact, mais la civilisation n’estpas encorechrétienne, elle n’appartient pas encore à la grâce, elle est encore femme esclave. Plus proche de la loi de la nature que de la grâce qui transforme cette nature, nécessairement elle croit plus à la matière qu’à l’esprit qui est plus puissant que la matière.

Combien elles sont chétives, toutes nos civilisations !Elles en arrivent parfois à nous faire douter de l’expérience de l’Esprit de Dieu, à nous le faire nier ; il nous paraît, à nous, que l’Esprit est plus efficace. Car c’estnousqui mesurons ainsi : rappelons-nous que nous serons mesurés comme nous mesurons (Mt 7, 2).

Reconnaissons-le, mes amis, et pendant ce Carême, disons à Notre Seigneur Jésus-Christ : Seigneur, bénis sois-Tu de ce que nous T’avons connu, de ce que Tu nous as nourri de l’Eucharistie, de ce que Tu nous a sauvés, mais aie pitié de l’humanité. Aie pitié d’elle, pardonne-nous, car ton humanité est une pécheresse pleine de souillures. Elle vit comme une esclave cependant que Tu l’as libérée. Elle bâtit sa vie non selon Toi, mais selon le péché. Elle préfère la création au Créateur. Nous sommes fautifs. Pitié de nous ! Pitié de nous, les chrétiens ! Nous avons acquis la puissance et la grâce et nous, les fils de Sarah, nous nous conduisons comme les enfants d’Agar. Pitié de nous, car nous sommes libres, nous sommes puissants, et nous ne profitons pas de tes dons. Notre pensée est salie par une timidité d’êtres charnels, notre cœur est blessé par une froideur d’êtres charnels. Tout notre être, toutes nos actions sont loin de Toi. Prends pitié de nos civilisations, de nos Etats, de nos pensées, de nos philosophies, de nos universités et de nos efforts. Nous agissons comme des esclaves et non comme des enfants libres de la Jérusalem céleste. Nous enfonçons dans les eaux en place de marcher sur les eaux. Nous sommes privés au lieu de multiplier, nous sommes victimes au lieu d’être guérisseurs ; nous avons trahi. Nous avons été lourds, lents pour écouter ta Parole de puissance et nous avons perdu le temps. Nous perdons le temps car nous ne cherchons pas ta puissance, ta grâce, ta force et, en nous détournant de Toi, nous nous appuyons sur les fragiles choses de la création, déchue. Amen.

Période de libération
(1969)

L’apôtre Paul, en prenant pour base l’Ancien Testament, parle allégoriquement de la femme libre et de la femme esclave ; l’Eglise propose cette épître à la mi-carême parce que le Carême est précisément la vraie période de libération. Il écrit son épître aux Galates. On discutait chez les Galates : ils voulaient tout soumettre à la loi et à la lettre. Paul répond : Vous êtes par la grâce fils de Dieu, vous êtes les enfants libres de la Jérusalem céleste.

Nos contemporains parlent beaucoup de liberté et contestent toute autorité. La vraie liberté est d’être libéré des passions et des vices. Celui qui n’est pas libéré des passions et des vices n’est pas libre, c’est un révolté, esclave de sa propre révolte.

Considérez donc les périodes de carême comme libération de vos humeurs, de vos mauvaises inclinations, comme libération de la tristesse et des angoisses, comme élan de foi et d’amour par la résignation, la confiance, l’espérance et par cette flamme dans notre cœur, la plongée en Dieu. Que la culture de la confiance en la Providence nous éloigne des soucis.

Il m’est arrivé, cette semaine, la petite histoire que voici. Un homme vint m’expliquer qu’il avait un travail instable et transitoire, mais spirituellement conforme à lui. Un ami de bonne volonté me déclara qu’il était quand même nécessaire de trouver un travail susceptible de lui assurer l’existence car bientôt il n’aurait plus rien. Quel bon et juste raisonnement : il est préférable d’obtenir une certaine assurance plutôt que de risquer. Et pourtant, en écoutant cet ami sage, je vis que cela ne correspondait point à la pensée divine, car ce travailleur d’un labeur instable devait être aussi disponible pour le Royaume de Dieu. Certes, c’était un cas personnel. Et je demandai à Dieu : donne-moi un signe ! Et Dieu me le donna : ce même jour, cet homme trouva ce qui correspondait à sa vocation. Que s’était-il passé ? Doit-on ne pas être raisonnable et ne pas organiser sa vie, n’a-t-on pas des obligations sociales ou familiales ? Il le faut ; mais la première préoccupation est d’être disponible pour Dieu. L’ami raisonnable avait oublié la Providence, il n’était plus libre.

Le Christ, dans l’Evangile, agit de la même manière. La foule venue librement près de Lui ne s’inquiète ni de pain, ni de nourriture. La marche a été longue. Comment nourrir cinq mille personnes ? Un garçon a cinq pains d’orge et deux poissons, dit-on au Christ. Il fait alors le miracle de la multiplication des pains.

Je ne parlerai pas aujourd’hui du sens eucharistique de cette action, je veux la considérer sur un plan immédiat.

Cette foule était composée de gens libres, c’est-à-dire ayant oublié toute préoccupation, ne cherchant que la Parole des lèvres du Christ. Elle n’était pas soumise aux événements de ce monde, à tout ce qui nous attire : les doutes, les réclamations. Avec confiance, elle écoutait le Christ parler des heures et des heures, sans penser qu’elle n’avait rien mangé, et ce n’est pas elle qui réclame du pain, c’est le Verbe qui le lui donne.

«Cherchez avant tout le royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît» (Mt 6, 33).

La libération n’est pas dans l’abandon des choses dont il faut s’occuper ; être libre réside, pourrais-je dire, en des choses très simples : suis-je riche, suis-je pauvre, que Dieu soit loué !

Etre libre, c’est n’être pas conditionné, attaché comme avec des chaînes à telle ou telle nécessité, à telle loi, à telle opinion… à notre pauvre opinion de nous-mêmes ; ce sont surtout les passions, l’enchaînement aux objets, aux êtres, à nos désirs, qui nous retiennent. Combien pouvons-nous être malheureux si nos désirs ne se réalisent pas ! Nous ne sommes pas libres, mais envahis par eux et prompts à protester.

Si notre désir n’est que de faire la volonté de Dieu, de chercher son Royaume, de se remettre à Lui et de Lui dire : Seigneur, donne-moi, mais si Tu ne donnes pas, sois béni, alors oui, nous sommes libres.

Partout où vous vous sentez enchaînés, libérez-vous par la prière, le jeûne, la lutte intérieure.

Aujourd’hui, c’est le dimanche de joie car le dimanche de libération.

L’aspect le plus curieux de ce miracle des cinq pains multipliés, c’est qu’il reste douze corbeilles emplies de pains, c’est-à-dire la surabondance, une abondance telle que tous les problèmes économiques sont résolus. Dans cette surabondance, il n’y a plus de peuple affamé. Alors pourquoi Dieu ne fait-il pas ce miracle perpétuellement ? Le problème économique n’existerait plus, les difficultés dans ce domaine seraient écartées. Pourquoi ? Ce serait tellement simple pour Lui. Voyez : Il rendrait grâces, Il bénirait et le monde posséderait en surabondance et, de plus, il y aurait une réserve de douze corbeilles pleines. Cette richesse de l’univers était tellement facile à réaliser pour Lui, Fils de Dieu. Pour quelles raisons n’a-t-il pas accompli ce geste ? Le démon le Lui avait proposé au début.

Eh bien ! Contemplons la foule, elle a compris, elle savait que cet homme avait le pouvoir de résoudre tout obstacle, même économique. Et voici qu’il était parti lorsqu’elle avait voulu le faire Roi. Pourquoi ?

Ah ! Voilà.

Il veut être notre Sauveur. Il veut que nous cherchions d’abord et avant tout le Royaume de Dieu et, si nous sommes parfois privés de tant d’autres choses, les uns de pain, les autres de tranquillité, les troisièmes de paix intérieure, c’est parce qu’Il veut que nous soyons affamés, et rassasiés par la Parole qui sort de la bouche du Verbe.

Ainsi nous libère-t-Il de l’installation, ainsi veut-Il que notre regard puisse viser la Jérusalem céleste, notre mèrelibre. Amen.

[1].Exactement: «Réjouis-toi» ou: «Réjouissez-vous».