Septuagésime

SEPTUAGESIME

Mgr Jean, évêque de Saint Denis

Comme dans les contes
(1954)

Comme dans les contes où l’enfant émerveillé devant tant de richesses ne sait plus que choisir, de même la liturgie nous offre aujourd’hui tant de splendeurs qu’il me faudrait parler des heures et des heures. Certes, Paul conversait des nuits entières, si longtemps, parfois, qu’un enfant envahi de sommeil tomba un soir par la fenêtre, mais Paul le ressuscita (Actes 20, 9-12).

Aujourd’hui, où nous arrêter ?

Que propose la Genèse sur le début de la création du monde, sur le péché originel, sur Adam et Eve se connaissant nus (Gn 3, 7), et la raison pour laquelle ils se couvrirent de peaux de bêtes, sur la course dans le stade dont parle l’apôtre Paul, sur la parabole évangélique des ouvriers de la onzième heure travaillant dans la vigne ? Peut-on passer un de ces sujets sous silence ? Et pourtant, l’Esprit-Saint nous donne un conseil : la première pensée qui te vient à l’esprit est la mienne, la seconde est la tienne, la troisième est celle duMalin ; alors je suivrai aujourd’hui son conseil et je parlerai de la première pensée qui m’est venue en arrivant à l’église : je parlerai dupraelegendum(introït).

Lepraelegendumde la Septuagésime (soixante-dix jours avant Pâques) contient une opposition : «Dans ma détresse, j’invoque le Seigneur ; les douleurs de l’enfer m’environnent» : nous voici plongés dans les tourments, les angoisses, l’abîme du désespoir, nous sentons passer le souffle de la mort et, simultanément, le verset dupraelegendumcontinue : «Je t’aime, Seigneur ! Tu es ma force, mon appui, mon libérateur», nous transportant ainsi dans l’amour, l’optimisme et la certitude.

C’est ici un critère : plus les opposés coexistent en nous, et plus authentique est notre vie religieuse. Point de vie spirituelle avec un seul aspect.

Plus nous progressons et plus nous sentons que nous ne sommes rien : pécheurs, petits, néant, ignorants ; et le Christ est en nous, et notre bonheur grandit, et si vive est notre joie que nous désirons nous écrier : Assez ! je ne supporte pas une telle joie ! Plus on demande pardon et plus on est pardonné !

De même, distinguons-nous dans l’Orthodoxie les diverses doctrines du monde et les différents états d’âme : d’une part, l’âme lumineuse qui ne voit pas l’abîme : celle-ci plane en de hautes sphères sans connaître le gouffre où elle tombera en cette vie ou en l’autre ; d’autre part, l’âme qui n’est, au contraire, que souffrance pour le monde, qui ignore la sérénité et la joie de Dieu : celle-là se débat dans la boue, frôlant le désespoir, la révolte ; beaucoup, enfin, ne sont ni chair ni esprit : un peu de lumière, très peu de pénitence, très peu de joie.

Nous ne sommes rien, créés de rien, et pourtant dieux par la grâce. Cette antinomie illogique est logique sur un autre plan. Tout ce qui est véridique porte la marque de cette antinomie. Considérez, par exemple, le mouvement de l’eau entre deux niveaux : si les niveaux sontdifférents, le mouvement s’accentue. De même progressons-nous, car cette antinomie nous conduit dans le sens de la création. Dieu a posé un autre que Lui, le monde, pour l’amener à Lui.

Tout être saisi par l’approche de Dieu ne sait que chanter : «Saint ! Saint ! Saint ! est le Seigneur!» Mais criez aussi, parfois, «Seigneur, aie pitié de moi». Si vous ne sentez pas les deux en vous, le chemin est mauvais.

En ce temps de carême, poursuivons notre course, notre combat vers la prise de conscience, et de nos péchés, et de notre joie en Dieu.

A Lui, gloire et honneur, dans les siècles. Amen.

Vie spirituelle et rythme de la vie moderne
(1955)

La vie spirituelle : deux mots qui reviennent souvent dans les livres, les conversations, chez tant d’êtres qui cherchent, aspirent, désirent, deux mots qui recouvrent bien des choses différentes, compris par chacun de nous d’une manière un peu autre.

J’en parlerai du point de vue de l’enseignement de l’Eglise. Comment définir ? Une définition, même bonne, rétrécit toujours. Je dirai donc simplement ceci : dans la liturgie, le prêtre dit : «Donne-nous de vivre, non selon la chair, mais selon l’esprit». Cela ne signifie pas que la chair est mauvaise et qu’il faut la combattre, mais que notre vie doit être axée sur l’esprit et non sur la chair, que toutes lesforces de la chair doivent être au service de l’esprit et non les forces de l’esprit au service de la chair, que les capacités extérieures doivent être centrées sur les capacités intérieures, que le visible doit servir l’invisible.

Dès que nous commençons à mettre en pratique cette simple définition, nous discernons les difficultés. L’esprit n’est pas éveillé, l’âme est endormie, les capacités de l’esprit sont en sommeil, à peine vivantes, tout les empêche de veiller et il semble que le rythme accéléré de la vie moderne soit particulièrement contraire à notre entreprise.

En effet, ce rythme rapide n’est pas bon. Un maître spirituel hindou conseillait à ses élèves de consacrer six heures par jour à la méditation. Il est évident que s’il faut disposer d’un temps pareil pour éveiller l’âme, aucun de ceux qui vivent dans le monde extérieur ne pourra y parvenir. Mais est-ce exact ? N’y a-t-il qu’un chemin possible pour l’éveil de notre esprit ? Je répondrai que le rythme de la vie moderne, en tant qu’empêchement à la vie spirituelle, est une illusion et un prétexte. L’agitation n’est pas bonne, mais le rythme au ralenti est-il meilleur ? Non, il est aussi dangereux ; ceux qui ne se pressent pas ne sont pas plus éveillés pour autant. Les oisifs qui ont des loisirs pour réfléchir sont-ils plus aptes à la vie spirituelle ? Non. Ne mettez pas notre absence de vie spirituelle sur le compte de l’existence accélérée que nous traversons, à l’image d’Adam qui transféra sa désobéissance sur le compte d’Eve, en déclarant : «C’est la femme que Tu m’as donnée qui m’a entraîné dans le péché !» (Gn 3, 13). Tout est propice à la vie spirituelle, tout dépend de notre attitude propre. Il a toujours existé de grands saints vivant dans l’action aussi bien que dans la solitude.

Si notre époque présente effectivement des difficultés, car il nous faut, malgré tout, arracher quelques bribes de temps, quelque solitude pour notre vie spirituelle, confessons aussi que nulle époque ne vit pareille floraison de cercles, de groupes, de mouvements, de prophètes vrais ou faux, de recherches habiles ou maladroites, tous aspirant à l’élévation. Ainsi constatons-nous déjà que l’accélération n’empêche pas au moins le désir de la vie spirituelle et la recherche de l’équilibre perdu. Mais comment chercher ? Beaucoup se disent : nous ne parvenons pas à éveiller notre âme, nous n’arrivons pas à prier. Quel est le chemin à prendre ?

L’Eglise a nombre de maîtres spirituels susceptibles de guider. Sans parler de l’Ecriture, de saint Paul, des douze apôtres, ces dieux – comme dit le psalmiste : «Dieu siège au milieu des dieux» (Ps 82, 1), êtres tellement sublimes que leur enseignement, nous semble-t-il, dépasse nos possibilités ordinaires, étant trop au-dessus de nous, la France, pour ne parler que de l’Occident, a des saints Irénée, Hilaire, Cassien… Chaque siècle a fourni de grands maîtres. On peut les lire. Néanmoins, certains sont trop forts pour nous, ayant écrit, la plupart du temps, pour des moines ou des anachorètes qui consacrent leur temps à la recherche de Dieu, plongés dans le silence et l’éloignement des soucis de ce monde. Nous pouvons les suivre, ici ou là, mais l’espace, entre eux et nous, est encore trop étendu.

Sans renoncer à ces guides qui sont notre ciel étoilé, nous devons rechercher une route mixte, qui tienne compte des circonstances extérieures de notre vie. Ne nous appliquons pas trop vite à imiter les saints, n’agissons pas comme des enfants naïfs, n’imitons pas Adam : car, selon les Pères, son péché fut d’avoir mangé trop tôt à l’Arbre de la Connaissance, avant d’avoir été fortifié par l’Arbre de Vie. Si vous avez en vous le désir ardent, tant mieux ! Mais avancez sans précipitation.

La vie spirituelle grandit organiquement comme une plante, un organisme vivant. N’oublions pas que Dieu est le feu qui brûle : «Celui qui est près de Moi est près du feu, celui qui est loin de Moi est loin du salut», dit une parole du Christ, rapportée par Origène. Lorsque le maître spirituel voit un moine s’élever trop vite, il le prend par les épaules et le ramène sur terre.

Ainsi, nous inspirant de l’Evangile, de l’Ecriture, nous appuyant sur les conseils des Maîtres, prenons le chemin moyen, et n’oublions pas la base : la sobriété. C’est la sobriété qui nous introduira dans le temple intérieur.

Que le Dieu miséricordieux vous guide et vous garde, à Lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

La onzième heure
(1957)

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Hier, vous avez entendu lire aux vêpres, dans le Livre de la Genèse, le récit de la création du monde et du péché originel. L’Ancien Testament commence donc aujourd’hui, pour atteindre son terme à l’Epiphanie avec la lecture des Prophètes.

Dans l’Evangile, le Christ nous propose la parabole des ouvriers de la vigne. Il engage les travailleurs à la première heure de la journée, puis aux troisième, sixième, neuvième heure, jusqu’à la onzième heure, et chacun reçoit son salaire.

Que symbolisent ces heures : première, troisième, sixième, neuvième, onzième ? Ce sont les grandes époques et périodes de l’humanité. Les Pères de l’Eglise se sont penchés sur ces cycles – nous avons un sermon remarquable sur les heures de l’histoire de l’humanité par Grégoire le Grand, pape de Rome. La première heure est celle des premières générations humaines, l’époque du péché originel, la troisième, le déluge et ainsi de suite. En résumé, l’histoire de l’humanité et du monde est partagée en douze heures, douze éons ou, comme l’on dit actuellement, douze cycles. Le Christ s’est incarné à la onzième heure. L’époque chrétienne est celle de la onzième heure. Nous appartenons à cette avant-dernière période, nous sommes ceux qui avons le moins travaillé car nous possédons la grâce ineffable, la fraîcheur de l’Esprit-Saint, la puissance dans les souffrances que nous a dispensée la Croix… et nous recevons cependant la même récompense que cette humanité qui, plongée dans la chaleur du jour et l’ignorance, a travaillé à la vigne de Dieu. L’antiquité représente les dix premières heures et nous sommes à la onzième. Telles sont les proportions selon l’enseignement de l’Eglise entre ceux qui vécurent avant le Christ et après Lui. Quand nous parlons des heures historiques, des cycles, des éons, il ne faut point les voir uniquement sous un aspect chronologique ; une période peut être brève ou longue selon ce que l’homme y accomplit. Notre histoire n’est pas seulement soumise «au caprice de Dieu» mais à la synergie, comme disent les Pères, c’est-à-dire aux deux volontés : de Dieu et de l’homme. Dieu agit en respectant notre volonté, en tenant compte de notre évolution, de notre chute et de notre élévation, de ce que nous conquérons dans le bien et perdons dans le mal. C’est pourquoi ces douze heures ne peuvent être mesurées par des dates fixes, elles sont, en même temps que notre histoire, celles de la conquête de Dieu, du travail dans sa vigne ou du glissement nonchalant dans le péché. Ne l’oubliez jamais, nous sommes en perpétuelle évolution et régression : ces deux mouvements sont coexistants. Il n’y a ni évolution aveugle toujours vers le mieux, ni chute toujours vers le bas. Certes, Dieu tire le bien du mal réalisé par sa créature, mais cette dernière peut autant pousser vers Lui que vers le néant et le péché.

Le péché originel n’est pas un acte qui, une fois accompli, plongea le monde passif dans l’iniquité : l’histoire du péché se déroule et s’entrelace à notre salut. Lorsque le Christ prévoit dans l’Evangile le second Avènement, Il dit, d’une part, que la bonne nouvelle sera prêchée jusqu’aux confins de la terre – relevez la tête, votre heure approche – et, d’autre part, que la foi et la charitéseront refroidies (Mt 24, 9-14 ; Mc 13, 9-13 ; Lc 21, 12-19 ;cf. aussi Lc 18, 8). Il parle d’iniquité et de grâce supérieure acquises, si l’on peut dire, à chaque instant. Vers la fin des temps, il sera de plus en plus facile d’être du Christ ou de l’Antéchrist. Car, des deux côtés, il y a augmentation, tension grandissante, expérience dans le bien et dans le mal. Voici le sens de ces ouvriers dans la vigne de Dieu. Cela nous montre qu’en cette vigne ne travaillèrent pas que les chrétiens, mais avant nous des ouvriers venus de tous côtés.

Le péché originel commis par Adam et Eve – par nous tous, plutôt, en Adam et Eve – eut lieu, non sur le plan charnel, mais sur le plan spirituel. En effet, le noyau en était la désobéissance. La source, la racine de tous les péchés sont dans la désobéissance à Dieu. Eve a désobéi, Adam et Eve ont désobéi. La racine, la source sont d’en haut et non d’en bas.

Ensuite, la deuxième réalité que nous devons prendre en considération, c’est qu’ils étaient dans la plénitude de la liberté et que le péché fut un acte intérieurement libre. J’ai prononcé le mot désobéissance. Ce mot cache plusieurs aspects de notre vie intérieure. Pourquoi Adam et Eve devaient-ils être obéissants à Dieu ?

Quand un homme demande un service à un ami, même si ce dernier n’en saisit pas le motif, s’il l’aime, il lui répondra : je ferai ce dont tu me pries, j’irai où tu veux, je ne désire aucune explication parce que c’est toi ; j’ai confiance en toi, je t’aime et je t’obéis. L’obéissance d’Adam et Eve aurait exprimé non seulement la crainte de leur dépendance de Dieu mais par excellence leur amitié pour leur Créateur. Dieu voulait vérifier notre amour sincère. Lui qui avait tant dispensé de grâces à Adam et Eve, leur explique, leur demande la grâce de faire quelque chose pour Lui gratuitement : s’abstenir de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Pourquoi ont-ils désobéi ? Parce qu’Eve voulait être comme Dieu. Etre comme Lui, sans Lui… Eve ne songea ni à l’audace de son geste, ni à la signification de la demande de Dieu. Eve dédaigna l’amitié et l’amour de Dieu. Peut-on dire que nos premiers parents n’aimèrent pas Dieu ? Je dois, ici, m’arrêter un instant sur cette notion de l’amour de Dieu. Il n’est pas donné pleinement à l’homme, il nous faut le conquérir. Et dans la profondeur du péché originel réside le fait que l’homme préféra conquérir la puissance divine plutôt que l’amour du Seigneur ; son choix était libre.

Au début de la Septuagésime, en cette période de préparation et de lutte, je voudrais que vous vous plongiez dans votre conscience et vous posiez la question sur votre vie spirituelle : quel en est le moteur, recevoir des grâces de Dieu, ou l’accroissement en votre cœur, sans réserve, sans attente, de l’amour de Dieu ?

Amen.