Quinquagésime

Trois lectures

Mgr Jean, évêque de Saint Denis
1961

L’Église propose trois lectures pour la Quinquagésime – c’est-à-dire 50 jours avant Pâques. Elles semblent assez différentes les unes des autres, sans rapport entre elles, et elles nous bouleversent.

La première se lit aux vêpres, c’est le sacrifice d’Abraham (Gn 22, 1-19). Chaque fois que l’on entend le récit d’Abraham gravissant la colline du sacrifice avec son fils Isaac, sans agneau à immoler, et que le fils demande à son père : où est la bête d’immolation ?… je vois le feu et le couteau ! Et lorsque le fils d’Abraham, son enfant né de lui, traîne sur ses épaules le bois de l’holocauste, on est saisi par l’identité de ce chemin avec le chemin de Croix… Et quand le Père répond : Dieu pourvoira !… que penser ?

Vous vous souvenez certainement qu’à la minute où Abraham prend le couteau pour égorger son fils unique, à ce moment, Dieu écarte la main du père prêt à sacrifier son fils. Tel est le reflet, la prophétie exacte du sacrifice du Fils unique.

La deuxième lecture est celle de l’hymne à la charité que nous offre aujourd’hui l’apôtre Paul (1 Co 13, 1-13).

La troisième, enfin, est l’évangile (Lc 18, 31-43).

Qu’y a-t-il de commun entre les deux premiers récits ? Quelque chose d’essentiel.

Vous direz, peut-être, familièrement qu’Abraham «s’en est bien tiré» puisque Dieu a épargné le sacrifice de son fils. Non ! Il a sacrifié Isaac à son Dieu, non avec le couteau, mais par obéissance, par sa foi, parce qu’il a aimé Dieuplusque son fils, il a cru en Dieu plus qu’en lui-même ; l’acte intérieur était complet.

Et l’apôtre Paul, parlant de la charité, nous cite l’exemple de la parole évangélique, de la foi, de la connaissance, puis il ajoute : «Quand bien même je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne sert de rien» (I Co 13). Comment ! Il dit ensuite que la vraie charité, le vrai sacrifice sont à l’intérieur. Ces deux lectures nous approchent ainsi de l’étrange péricope de l’évangile.

Le Christ annonce à ses apôtres : «Voici, nous monterons à Jérusalem et tout ce qui a été écrit par les prophètes au sujet du Fils de l’homme s’accomplira : on se moquera de Lui, on L’outragera, on crachera sur Lui et après l’avoir battu de verges, on le fera mourir, et le troisième jour Il ressuscitera» (Lc 18, 31-33).

Est-ce possible ? Ces apôtres, nourris par toutes les prophéties, qui écoutaient chaque jour le Christ, quelle initiation plus grande pouvaient-ils recevoir ?

Et que dit le Christ ? Mort, souffrance et résurrection. Ne l’avait-Il pas déjà prêché, sous forme de paraboles, de commandements ? Le prophète Isaïe n’avait-il pas parlé de «l’Homme de douleur» ? (Is 53, 3). Les apôtres avaient donc la connaissance. Pourquoi ne pouvaient-ils comprendre ? Pour un fait tout simple, énoncé par le Christ : «Le Fils de l’homme – c’est-à-dire Moi – Je serai maltraité, Je mourrai et Je ressusciterai».

Si l’on vous disait que demain vous feriez telle ou telle chose, pourriez-vous ne pas comprendre ? Les apôtres ne croyaient-ils pas à la résurrection ? Ils y croyaient. Alors pour quelle raison l’évangile dit-il que leurs oreilles n’ont pas entendu, que leurs yeux intérieurs n’ont pas vu, qu’ils n’ont pas saisi le sens de Ses paroles ? Pourquoi ses paroles ont-elles passé outre ? Pourquoi ? Parce que, entendant réellement la Parole du Verbe, intérieurement, je dis intérieurement, ils n’acceptaient pas Son sacrifice.

Abraham, lui, a accepté ; en définitive, son geste a appelé le Christ. Celui qui peut donner aux autres toute sa vie extérieure, si, intérieurement, il n’a pas accepté le sacrifice, son oreille demeure sourde.

Une dernière remarque : considérez que les temps approchent… afin que vous retourniez en vous ; l’intention intérieure est supérieure à l’acte, car si vous faites ainsi, les résultats extérieurs viendront comme des fruits mûrs.

Les temps approchent, mes amis. Il est temps, en cette période de Carême, de boucher ses oreilles aux choses passagères. Et, en entendant les divines paroles, il ne s’agit pas de les entendre seulement, il faut les écouter pleinement, les assimiler et les réaliser. Placez-vous devant Dieu comme un récipient qui reçoit, non comme une boule sur laquelle glisse l’enseignement du Verbe. Vous dites : je ne veux pas faire de mal à qui que ce soit, mais s’il subsiste en votre cœur un sentiment mauvais, le mal est, et un jour il se manifestera. Vous dites : je n’ai rienfaitde mal, mais si vous avez quelque chose contre votre frère, cela se manifestera sans aucun doute.

Venez vous confesser pendant le Carême. Commencez dans la sincérité de votre cœur, parlez en vérité devant Dieu, pour recevoir l’absolution. Et vous ressusciterez dans la joie, avec le Christ !

Amen.

QUINQUAGÉSIME

La charité – Mgr Jean – (1963)

Paul, en son hymne à la charité, nous oblige à dépasser toutes les conceptions et nous place devant une triade dont Platon donnait la définition : «beauté, vérité et bonté». Cette triade apparaît à l’humanité comme parfaite, nous la regardons de loin comme un idéal presque hors d’atteinte : l’apôtre la déchire et nous emporte plus loin, verslagapè, l’amour.

Épître bouleversante, non seulement par la description de la charité, mais par la valeur que Paul lui confère. Et quelle charité ? Écoutez-moi bien ! Voici sa pensée : si vous avez le langage angélique, si vous avez la possession de la beauté, l’harmonie des mots, l’art parfait, la contemplation sans faille, si l’univers est devenu harmonieux et beau, sans la charité, c’est un monde qui résonne comme une cymbale vide. Méprise-t-il la beauté ? Aucunement. Il dit que la beauté pour la beauté ne suffit point ; il existe quelque chose qui doit la surpasser, lui donner un sens, être sa source : la charité ; autrement elle n’est qu’une cymbale apparente, sonore et vide.

Saint Paul pousse la vérité jusqu’à l’extrême : au-delà de toutes les sciences, au-delà de la puissance de transporter les montagnes, de la connaissance du monde, des mystères les plus cachés, au-delà des gnoses, des connaissances et sciences ; si on a même la force de transformer le monde par notre foi, notre parole (que peut-on avoir de plus ?) sans la charité, ceci n’estrien..

Il nous étonne encore plus. Oui, les chrétiens ont pris l’habitude de passer outre la beauté et la vérité. Mais quepeut-on faire de plus que d’accepter la beauté et la vérité ?

Et voici, il déclare que distribuer ses biens, nourrir les pauvres, donner son corps et sa vie pour les autres (et que peut-on donner de plus ?) sans la charité,l’agapè, cela ne sert derien.Il nous prend à la gorge, il ne nous permet pas de nous arrêter à mi-chemin. Que sont donc ce vide, ce rien, cet inutile, d’où vient ce langage qui nous glace ? Le vide, le rien, l’inutile ne sont-ils pas la nature même de la création, tirée du néant par Dieu ? Derrière la beauté, derrière la vérité, la puissance, notre amour, notre charité, le don de notre corps, Dieu n’est pas ? Alors, nous tombons dans le vide. Mais, derrièretout, il y a Dieu-agapè, la Trinité : tout passera mais la charité demeure. Éblouissant ! Lorsque je m’arrête à ce passage de l’apôtre qui, sans mâcher les mots, nous oblige à ne pas nous gargariser de beauté et d’harmonie terrestre ni de l’action la plus noble, ni même du martyre, des naissances, des puissances et des évolutions, et qui l’affirme : tout n’est rien, s’il n’y a pas l’agapè… je suis ébloui !

Il nous donne ensuite douze définitions de cetteagapè, voulant la serrer de toutes parts, parce qu’elle est insaisissable, parce que nous ne savons pas ce qu’elle est !

De quelle agapè Paul parlait-il ? Notre bonté ? Non ! Il parle de cette agapè, cet amour qui forme le foyer de la vie divine, ce feu qui brûle entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit et qui, en dernier lieu est :TOUT!

L’Évangile nous introduit dans un autre domaine : «Voici, nous montons à Jérusalem et le Fils de l’homme sera livré aux principaux sacrificateurs et aux scribes. Ils le condamneront à mort, ils le livreront aux Gentils qui se moqueront de Lui, le battront de verges et Le feront mourir, et, trois jours après, Il ressuscitera» (Lc 18, 31-33).

Quand nous écoutons ces paroles du Christ, rien ne nous semble mystérieux, car Il prévient les apôtres de faits concrets : Il sera livré aux Gentils, recevra les crachats et les humiliations, la mort, et ressuscitera. Et cependant les apôtres ne comprirent pas ces paroles jusqu’à l’heure où elles furent accomplies par sa mort et sa résurrection. Ils ne comprirent pas sa mission sur terre : ils étaient distraits par les miracles, l’enseignement, et ne pouvaient comprendre le noyau, l’essentiel, à savoir pourquoi le Christ était venu, pourquoi Il devait vaincre la mort par la mort, pourquoi cette humiliation, cette abnégation pour exalter notre nature, tout ceci leur échappait.

Je pense, précisément, que cette simplicité des paroles du Christ cache le mystère parce que nous n’entendons pas l’essentiel. Les croyants eux-mêmes vivant profondément dans l’Église, écoutent une multitude de paroles… mort, résurrection ; ils passent… l’essentiel ne résonne pas !

Voyez, voyez, on peut prêcher des siècles et des siècles, nos oreilles sont fermées, nos yeux sont aveugles.

Voici le sens du dimanche de Quinquagésime précédant la période de Carême : il faut ouvrir les oreilles et les yeux de notre cœur, être attentif afin que les verbes du Christ ne restent pas à côté de nous, mais entrent en nous.

Période d’intériorisation. Que tout notre être soit l’oreille de Marie écoutant le Christ, que nos yeux soient les yeux de l’aveugle guéri, que notre attention soit un accueil vigilant, éloignant l’inutile. Disons avec Éphrem le Syrien : «L’esprit de dispersion et d’oisiveté, éloigne de moi, Seigneur !».