Rameaux

RAMEAUX

Mgr Jean, évêque de Saint Denis

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Étrange, émouvant mélange que cette fête ! D’une part,«Hosanna au plus haut des cieux»,la joie des enfants, l’acclamation de cette foule pour Celui qui ressuscita Lazare, montrant la force de la vie sur la mort, l’entrée triomphale de ce Roi pacifique à Jérusalem et dans le monde et, d’autre part, les chants :«Sur le mont des Oliviers, Jésus pria son Père…», «Les étendards du Rois’avancent, la Croix dans son mystère brille, la Vie y meurt dans les souffrances, et par sa mort produit la vie…»,nous font déjà prévoir la montée de la haine.

De même, dans l’évangile, les cris de bénédiction de Jérusalem sont suivis des paroles du Christ sur la lumière et les ténèbres :«Marche dans la lumière, car bientôt viendront les ténèbres».

Le double visage de cette fête – vie nouvelle et victoire, et premier pas dans le mystère de la Passion pour atteindre enfin, au travers de la mort, la Résurrection – m’oblige à développer devant vous un sujet qui vous semblera peut-être inattendu en cette solennité des Rameaux, je veux parler de l’obéissance qui nous libère de l’état de déterminisme de notre vie. Écoutez-moi bien.

Le Christ a réalisé sur terre son œuvre de salut. L’a-t-il fait de Son propre chef? Non, Il le déclare Lui-même: «Je n’agis pas de Moi-même, mais selon ce que J’ai reçu de mon Père».De plus, le récit évangélique ajoute que, monté sur un ânon, Il est entré à Jérusalem, en acceptant la mort afin que les Écritures s’accomplissent. Et, plus tard, les apôtres comprendront que son entrée dans la ville de David, monté sur le petit de celle qui porte le joug, ne fait que confirmer la prophétie de Zacharie. Si nous regardons attentivement l’œuvre du Christ, tout est réalisation de ce qui était prévu et obéissance à ce qui était annoncé. Obéissance au Père comme Fils de Dieu, obéissance au monde comme Fils de l’homme, car Il réunit et manifeste tout ce qui fut acquis et prophétisé par l’antiquité.

Celui qui sait obéir dans le déroulement de sa vie, se dégage de la pesanteur du destin ; celui qui se révolte contre cette pesanteur, renforce les liens de son destin intérieur. Ne confondons pas liberté et révolte! La liberté vient vers nous par la porte de l’obéissance, l’enchaînement de notre liberté entre par la porte de la révolte. C’est par la porte de l’obéissance que nous sommes entrés aujourd’hui à l’Église, c’est aujourd’hui que chacun de nous doit obéir à Dieu en acceptant sa destinée. Ceci ne veut pas dire qu’il soit toujours facile d’y parvenir !«Que cette coupe passe»,dit le Seigneur, et saint Matthieu nous raconte qu’Il était troublé intérieurement mais qu’il était venu «pour cela». Chaque créature vient ici-bas remplir son destin; cependant, son obéissance n’est point passive car, toute proportion gardée, elle suivra la même route que son Divin Modèle dont la dernière manifestation d’obéissance est d’avoir vaincu la mort et mené à la Résurrection. Obéir à son destin, c’est être semblable à un bon nageur : il fait les gestes nécessaires en se conformant aux vagues et celles-ci le portent ; la révolte, le murmure imitent le mauvais nageur qui voudrait s’opposer aux flots : le résultat est rapide, il se noie. On pourrait encore comparer l’obéissance à un cavalier ne faisant qu’un avec sa monture, et la révolte à celui qui s’agrippe à son cheval et finit par l’affoler ou par perdre la direction.

C’est pourquoi je vous appelle à réfléchir sur cette obéissance de notre Sauveur qui nous ouvre la victoire et la joie pascales, c’est pourquoi je vous demande aussi de vous donner de plus en plus et autant que vous le pourrez à la Semaine Sainte et à ses services.

Un dernier mot et je vous quitte : Lorsque le Christ vit les Grecs, c’est-à-dire les peuples non juifs s’approcher de Lui, Il s’écria :«Je suis glorifié»,car en eux Il voyait l’humanité venant vers Lui pour ne faire qu’un seul corps avec Lui. Il dit encore :«Père, glorifie-Moi»,et le Père répondit :«Je T’ai glorifié et Je Te glorifierai encore».

Que fait la foule ? Les uns crurent entendre le tonnerre, un phénomène cosmique, les autres que c’était la voix des anges, bien peu discernèrent la Voix Divine.

Le Christ savait que tous ne reconnaîtraient pas la voix de Dieu, et pourtant Il a demandé au Père de Le glorifier par sa parole. Il nous indique par cela qu’il existe trois catégories d’êtres : ceux qui ont besoin des événements extérieurs pour entendre la Parole, les seconds, plus élevés, qui La saisissent par la voix des anges et des saints, les troisièmes, enfin, qui dialoguent avec Elle.

Ne jugez pas vos frères inférieurs, ne vous inquiétez pas si vous êtes vous-mêmes inférieurs, car tous trois : les enseignés par la nature, le rythme cosmique et les accents des lois de l’univers, les disciples des angéliques, les spirituels penchés sur la conscience, et ceux qui sont entrés en union avec Dieu, tous trois reçoivent le Verbe. Et cela nous ramène à cette obéissance grâce à laquelle nous dépassons, en le réalisant, notre destin et acquerrons la liberté.

Dieu vous invite Lui-même. Que l’esprit qui veut marcher dans la lumière, écoute ces trois paroles, ou plutôt cette Unique Parole, répandue sous trois formes, accessibles selon les capacités de chacun.

Amen !

PAS À PAS, LA VIE DU CHRIST

Homélie de Mgr Jean (1963)

Au seuil de la Semaine Sainte, nous suivrons liturgiquement pas à pas la vie du Christ.

J’ai été frappé par une phrase, au cours des laudes, une expression d’un des versets ecclésiastiques intercalés dans l’hymne des trois garçons : Le lac sans eau de l’ignorance. Et, prêtant l’oreille aux chants qui suivent dans le service, j’ai trouvé que, si l’on est attentif, on y découvre des enseignements merveilleux, même en dehors de l’essence de la mort et de la Résurrection de notre Dieu Sauveur. Ainsi, demain par exemple, durant la messe des présanctifiés, Job criera dans sa douleur que le Christ est l’œil : «mon œil pleurant devant le Tout-Puissant» (Job 42, 5-6). Cette phrase pourrait déjà servir à la méditation de toute une année ; un être dans le désespoir, dans la détresse, est : «mon œil pleurant devant le Tout-Puissant». Et nous avons tant d’autres paroles, tant d’autres enseignements ! Ce soir, se dressera le symbole du figuier maudit. J’aimerais tant citer de nombreux passages de l’Écriture Sainte ou de la poésie ecclésiastique… C’est pourquoi, mes amis, avant de parler du sens de cette étrange solennité qu’est le dimanche des Rameaux, je voudrais susciter en vous le désir de participer pleinement autant et plus que vous le pourrez, aux services de la Grande Semaine.

Dimanche des Rameaux ! Les peuples, par la bouche des enfants, proclament le Christ seul et unique Roi légitime. Cette royauté déroute les gouvernements, les princes, les pharisiens, les chefs, les politiciens : si le Christ est vraiment Roi légitime, les Romains surviendront et envahiront Jérusalem. Il est nommé Roi légitime par la foule de Jérusalem, mais l’apôtre Jean est lucide et explique qu’Il est accueilli comme Roi non parce qu’humble et doux de cœur et pacifique, mais parce qu’Il a ressuscité Lazare, manifestant sa puissance de Créateur et de Dieu.

Cette attitude utilitaire de la foule peut nous sembler décourageante, et nous donne immédiatement une leçon : 80 %, si ce n’est 90 % des croyants viennent vers Dieu, vers l’Eglise, vers la prière, par utilitarisme : pour sauver leurs âmes, obtenir une bénédiction, une grâce ou un quelconque soulagement. Ne les critiquons pas. Si notre Christ, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs fut et est proclamé notre Roi pacifique, c’est en vertu de ce sentiment intéressé de l’homme. Croyants du XXe siècle, ne soyez pas prétentieux, n’exigez pas de vos frères une religion désintéressée. Ce genre de conduite est bon pour les salons ; la majorité des hommes est de nature intéressée, spirituellement ou matériellement. Ne comptez pas non plus sur votre stabilité, ni sur celle de votre voisin, car aujourd’hui vous crierez : «Hosanna au plus haut des cieux !» et demain peut-être : «Crucifie-le !» Le même homme, dans sa vie, peut changer, non seulement vers le mal, mais vers le bien ; ce qui est merveilleux, c’est que celui qui est tombé très bas, peut remonter et clamer : «Hosanna au plus haut des cieux, béni soit le Fils de David !».

La leçon triomphale de Jérusalem nous montre l’instabilité des foules humaines et la stabilité de la pensée divine : Je suis venu combattre la mort. Considérez les paroles de Jean, tellement instructives : «Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors» (Jn 12, 31). L’ennemi est arrivé, il sera chassé. Connaissez-vous la différence d’avant et d’après le Christ ? Avant Lui, le prince de ce monde était parmi nous légitimement, mais le Christ-Roi se lève, Il détrône l’imposteur et, si le démon peut encore nous tenter jusqu’à l’extrême, il demeure en dehors, le centre est habité par le Christ : «Visiteur de nos cœurs», comme dit l’ancienne prière gallicane.

Souvenez-vous toujours dans les pires épreuves, les violentes possessions diaboliques, souvenez-vous toujours qu’étant greffés au Christ, votre cœur est plein de Lui, et qu’Il ne vous quitte pas, même si vous ne Le sentez pas ; Il est là, en vous, Il habite en vous, Il est entré dans le tombeau de votre cœur comme dans la crèche de votre cœur, Il s’est installé, Il a dépossédé Satan, et si le démon se déchaîne, c’est de l’extérieur, Satan a été précipité au dehors.

Étrange fête des Rameaux ! Notre Sauveur est proclamé Roi, Il est venu à Jérusalem pour livrer la bataille contre la mort, et voici, ce Roi qui livrera bientôt cette bataille est seul à combattre. La foule l’abandonnera, les apôtres l’abandonneront, les anges ne viendront pas vers Lui. Seul, Il sauvera tous et tout. Pourquoi ? Pourquoi le Christ a-t-Il voulu être le seul Sauveur ? Pourquoi n’a-t-Il pas appelé à son aide les incorporels et les chérubins ? Pourquoi n’a-t-Il pas appelé les êtres humains supérieurs, Adam, Moïse, Élie ? Pourquoi est-Il seul contre l’ennemi ? Parce que – et de cela Il fut «troublé» – Il n’offrait pas seulement sa mort, mais parce que ce qu’Il accomplissait et ce qu’Il accomplit : l’abnégation absolue, était effroyable. Il buvaittoutel’ignominie du monde. Lui, la Vie, goûtait la mort, Lui, le Saint était sali par tous nos péchés, Lui, l’Agneau, prenait sur lui tous les opprobres et ne voulait pas que quiconque, qu’aucune créature participât à cette abnégation absolue. Nos martyres sont des martyres de douceur, car lorsque nous mourons pour le Christ, lorsque nous subissons des tortures pour le Christ, des maux, des calomnies extérieures et intérieures, nous avons le Christ. Nous acceptons des souffrances, mais non le péché. Nous acceptons la souffrance, mais non la coupe de Gethsémani. Et toutes les souffrances du monde, auprès des souffrances de Dieu-Homme, deviennent légères, car nous ne sommes ni dieux ni saints, nous ne pouvons même pas avoir horreur du péché comme Lui… car nous avons l’habitude du péché.

Il voulait avancer seul pour sauver tous.

Et Léon, pape de Rome, dit encore ce paradoxe : «Il a attaqué la mort, non comme Dieu, mais comme homme». Lorsque nous entendons Jean nous transmettre dans l’évangile d’aujourd’hui que le Christ est troublé, c’est parce qu’Il a coupé en Lui son humanité de la puissance de sa divinité. De là son cri du Vendredi Saint : «Eli, Eli…» (Mt 27, 46 et Ps 22, 2). Librement, Il a voulu être abandonné de sa propre Divinité afin que l’ennemi n’accuse pas ceux qui agissent et agiront par sa puissance. Librement, Il a voulu dans cette faiblesse humaine livrer la plus grande bataille, nous disant : J’ai vaincu, mais en moi vous avez vaincu, car Je suis votre Fils, le Fils de l’Homme !

Je m’arrête, car mes regards vont déjà vers le Samedi Saint, je distingue déjà cette joie jaillissant de l’enfer étouffé en son avarice, brûlé en l’innocence de la Victime, lorsque le démon reconnut en Christ le Fils de Dieu.

Amen !