La Transfiguration
Mgr Jean, évêque de Saint Denis
Lundi 6 août 1962
Homélie audio de Monseigneur Jean, évêque de Saint Denis
Cette fête admirable est un peu estompée en Occident, oubliée ou à peine fêtée ; en même temps, les vacances nous ont aussi détournés de ces deux grandes fêtes de l’été, ces fêtes mystérieuses que sont l’Assomption de la Vierge et la Transfiguration.
Cette fête admirable cache tant de mystères, tant de dogmes essentiels de notre religion que je voudrais, d’une certaine manière, m’en approcher avec vous, les toucher et boire à la source inépuisable du mystère de la Transfiguration.
Mes amis, il est précieux de savoir que la Transfiguration est racontée dans les trois évangiles synoptiques : Matthieu, Marc et Luc. Jean n’en parle pas. Pierre, dans son épître que vous venez d’entendre, rappelle en témoin la Transfiguration. Pour nous chrétiens, il est intéressant de constater que les trois évangiles n’en témoignent pas exactement de la même manière.
Dans l’Écriture Sainte, il y a des contradictions apparentes. Ce sont précisément ces contradictions qui prouvent la véracité de l’Église ; car si elle était semblable aux journaux, aux livres, aux faux prophètes, aux sciences, si elle n’était pas véridique et prudente avec les textes sacrés, dès les premiers siècles, elle aurait certainement arrangé les textes qui peuvent troubler. Non, humble et fidèle servante de Dieu, l’Église a gardé les évangiles, en sauvegardant leurs contradictions.
Elle ne l’a pas fait seulement par fidélité, mais pour obliger les êtres à lire les Écritures, non selon la lettre, mais selon l’esprit, à ne pas s’arrêter trop rapidement mais à creuser, à pénétrer en elles, à écouter attentivement, à scruter les profondeurs de l’enseignement du Christ.
Les trois évangiles de la Transfiguration se complètent l’un l’autre. Luc dit : « Huit jours après ce discours, Jésus prit Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne haute. » Par contre, Marc et Matthieu disent : « six jours ». Vous avez vu, dans Les Cahiers Saint-Irénée cet admirable sermon de Grégoire Palamas qui explique ces deux nombres : six et huit. Six sont présents : le Christ, Moïse, Élie et les trois disciples. Mais ils ne sont pas six, ils sont huit, car le Christ n’est pas seul dans sa divinité : l’Esprit apparaît et se manifeste comme une nuée lumineuse et la voix du Père proclame : «Celui-ci est mon Fils ». Ils sont six et ils sont huit.
Allons plus loin : tout se passe sur la montagne, à l’écart, et le Christ choisit seulement trois disciples. Comme l’enseigne saint Jean Chrysostome, Il réunit trois catégories de l’amour : Jean, l’amour de Dieu pour l’homme ; Pierre, l’amour de l’homme pour Dieu ; Jacques, l’amour de l’homme pour l’homme, pour son frère. Il réunit ces trois amours terrestres et les conduit sur une haute montagne, à l’écart. Voilà les deux conditions indispensables pour s’approcher de la vraie connaissance, de la lumière éternelle : trouver la paix à l’écart de la foule et des agitations, et élever notre esprit. Luc ajoute ce que ni Marc ni Matthieu n’ont dit : « Ils sont montés sur la haute montagne pour prier et, pendant la prière, Il fut transfiguré. » Plus loin, il ajoute qu’ils étaient fatigués, assoupis de fatigue. Voyez-vous cette petite touche de Luc qui explique ce qui aurait pu nous échapper ? Le Christ, sur la montagne, n’est pas immédiatement transfiguré devant ses disciples. Il est monté au Mont Thabor, à l’écart, et Il a prié toute la nuit. Il a prié longuement, exactement comme Il priera à Gethsémani ; comme à Gethsémani, les disciples, fatigués, se sont assoupis et le Christ leur a dit : « Pourquoi dormez-vous ? » et Il le leur reproche. Ici aussi, c’est une longue prière. Le Christ passe la nuit dans la prière. Pourquoi le Christ prie-t-Il ? N’est-Il pas issu du Père ? A-t-Il besoin de prier ? J’ai souvent enseigné ces choses : Il priait parce que la prière est la nourriture de notre esprit ; ainsi, par la prière, Il alimentait son esprit humain.
Et c’est pendant la prière que le mystère de la Transfiguration éclate. Tout à coup, pendant la nuit, Il se transfigure : c’est un mot que nous devons retenir. Son corps, son être humain se transforment (le terme utilisé par le grec est métamorphose). Il n’y a pas quelque chose qui s’ajoute, ce n’est pas non plus un élément qui devient plus lumineux, plus clair, c’est quelque chose qui devient « autre », comme le pain et le vin se transforment invisiblement en corps et en sang. Et, ici, cela se fait visiblement : il y a une transformation, un changement opérés sous les yeux des apôtres.
Que s’est-il passé ? Les apôtres se complètent. Marc dit : « Son visage brille comme le soleil », et Luc déclare : « Son visage devient autre ». Mais pas seulement son visage. Même les vêtements sont plus blancs que la neige et Marc ajoute que nul n’a vu sur terre une telle blancheur tandis que, pour Matthieu : « ils devinrent blancs comme la lumière ». Devant les apôtres apparaît le corps du Christ, le visage de ce Jésus de Nazareth qu’ils voyaient à chaque instant, lumineux extérieurement, spirituellement. Soudain, ils voient qu’il change, qu’il devient lumineux comme le soleil, et que la source de lumière ne vient pas du dehors, mais de l’intérieur. Et, non seulement son corps, mais aussi son vêtement se transfigurent et se remplissent alors de lumière.
Est-Il devenu autre ? Certainement pas. Était-Il plus ou moins éclairé et, tout à coup, s’éclaire-t-Il ? Y a-t-il eu vraiment un changement dans le Fils de l’homme, dans Jésus de Nazareth en tant qu’homme ? Non ! Il était toujours lumineux dans son humanité. Son visage brillait toujours comme le soleil et tout ce qu’Il touchait devenait plus blanc que la neige. Il était l’homme sans péché et, comme dit l’apôtre Paul : « En Lui, habitait la plénitude de la divinité » dès sa naissance. Mais dans son humilité, Il a caché non seulement sa divinité, mais son humanité déifiée, en prenant l’aspect d’un homme ordinaire. Comment expliquer cela ?
Je veux vous raconter une histoire qui m’est arrivée il y a deux mois : nous avons bavardé avec des Noirs et leur avons dit que le Christ réunit tous les peuples, toutes les nations, toutes les civilisations Après nous avoir écoutés, ils ont dit : « Quand même, le Christ est blanc et nous sommes noirs, alors Il n’est pas comme nous ! » Le Père Ambroise, qui était à mes côtés, se souvenant de l’enseignement des Pères, leur a répondu : « Oui, Il était Juif, Jésus de Nazareth, par les apparences, depuis sa naissance jusqu’à la Résurrection. Mais après la Résurrection, pourquoi ni les apôtres, ni Marie-Madeleine n’ont-ils reconnu Jésus ? Imagine-t-on une femme qui aime un homme, son maître, et qui ne pourrait pas le reconnaître ? Comment est-ce possible ? Parce que, ressuscité, Il n’était plus seulement Jésus de Nazareth, Il n’était plus seulement un Juif, Il était l’Homme. »
Comme Il le dit lui-même : « Je suis le Fils de l’Homme ». Que signifient ces paroles ? Il se nomme toujours Fils de l’Homme et rarement le Messie. Fils de l’Homme, cela signifie : dans mon humilité, Je suis devenu l’un de vous, un parmi vous, Je suis cet homme de Nazareth ; mais Je ne suis pas seulement cela, Je suis devenu l’humanité entière ! Et, au moment de la Transfiguration, les disciples n’ont pas vu Jésus de Nazareth, ils ont vu aussi l’« autre », l’Homme et toute l’humanité réunie en lui. Si Jésus n’est pas l’homme total, sa mort, la coupe de Gethsémani, sa résurrection n’ont pas de sens.
Les disciples ont vu, sur le Mont Thabor, le Fils de l’Homme déifié ; et en même temps, le Christ leur a montré comment est la nature créée devant la face de Dieu. Car nous ne voyons pas la vraie nature. Tout ce monde que nous voyons extérieurement, ces temples, ces ombres, nous ne les voyons pas, ils sont couverts de voiles. Ils sont une petite lampe, comme dit l’apôtre Pierre, une veilleuse qui brûle jusqu’au grand matin. Mais lorsque nos yeux s’ouvriront et que nous découvrirons le monde transfiguré – nous pouvons déjà le pressentir, le prévoir d’une certaine manière -, alors nous verrons que la création divine n’est que pénétrée de lumière, de gloire, de blancheur, car le blanc est la synthèse de toutes les couleurs, car le monde est pénétré de la grâce de la divinité.
Allons plus loin encore : en bas, il y a trois apôtres et voilà qu’autour du Christ apparaissent Moïse et Élie. Le Christ, Moïse, Élie, Pierre, Jacques et Jean, c’est la plénitude de l’Église. Les temps sont effacés, ceux qui sont dans le passé sont dans le présent. Le monde est transfiguré : passé, présent, avenir sont réunis en un seul lieu, le monde. Les disciples assistent à une vision réelle de ce qu’est la création, derrière ses changements temporels. Et ils sont ivres de joie et de crainte ! La vision est si merveilleuse que Pierre, dans sa folie, veut l’arrêter et s’écrie : « Faisons des tentes pour Toi, Élie et Moïse » et restons éternellement dans cet état de joie et de crainte ineffables… Le Christ leur montre ce qu’on peut appeler les plus grandes profondeurs du cosmos déiforme. Et cette nature unique que de grands maîtres et de grands mouvements de l’Antiquité ont approché, les disciples, ici, la voient pleinement.
C’est pourquoi le Christ a pris les deux plus grands : Moïse et Élie, ceux qui, déjà, dans leur vie terrestre, ont vu Dieu, ceux qui étaient dans son intimité, pas intérieurement dans le coeur, mais pleinement, parlant de bouche à bouche, ceux qui, comme Élie, ont évité la mort corporelle, ou, comme Moïse, ont eu une mort mystérieuse, tous deux ayant dépassé toutes les étapes spirituelles.
Mais le Christ a attendu ce jour de la Transfiguration et, sur ce Mont Thabor, apparaît la plénitude des splendeurs de la divinité qui brille à travers le Christ, à travers son corps, à travers ses habits. Comme dit Luc, Élie et Moïse sont venus en gloire. C’est le sommet de la révélation divino-cosmique. Et l’apôtre Pierre, dit Marc, fut troublé : « L’effroi l’avait saisi. » Ils ont vu l’Homme, non l’individu ; ils ont vu le monde, tel qu’il est dans sa perfection ; dans leur vision, ils ont dépassé le temps et l’espace.
Et voilà que survient un phénomène nouveau : une nuée lumineuse et brillante couvre les disciples et, en pénétrant dans cette nuée, ils ont peur. Qu’est-ce que cette nuée ? Cette lumière qui pénétrait les habits du Christ, cette lumière qui rendait son visage plus brillant que le soleil, cette gloire qui entourait Moïse et Élie, c’était la Divinité. Et quelle est cette lumière nouvelle dans laquelle ils sont plongés et qu’ils ne peuvent supporter, cette nuée lumineuse ? C’est l’Esprit-Saint, lui-même. Comme dit l’apôtre Paul : « En lui est tout ! » Ils entrent d’une façon palpable dans l’Esprit ! Et c’est parce qu’ils sont entrés palpablement dans l’Esprit qu’ils ont été jetés, d’une certaine manière, dans l’océan de la Personne du Saint-Esprit et de sa divinité, qu’ils pouvaient entendre une voix qui ne se prononce pas, la voix du Père.
Ils ont entendu la voix. Et que dit le Père : « Celui-ci est mon Fils. » Pas : un de mes fils, pas le fils privilégié, mais : « mon Fils en qui J’ai mis toute ma condescendance. » L’Esprit et le Père témoignent du Fils.
Une haute montagne, à l’écart, des êtres choisis, une longue prière, la transfiguration de la nature, la connaissance de l’Homme, du Fils de l’Homme, de l’humanité, la splendeur de la divinité qui pénètre la créature, l’Esprit-Saint, la voix du Père… et ils découvrent, face à face, par la bouche du Père, le Fils prééternel : « Celui-ci est mon Fils, mon Verbe, mon Unique-Engendré. » Et, saisis de crainte, ils tombent face contre terre. Ils ne peuvent plus relever la tête parce qu’ils ont peur extérieurement de cette transcendance, de cette révélation. Et dès qu’ils ont compris et entendu que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont là, Dieu manifesté, à cet instant toutes les visions disparaissent et Jésus reste, seul, sous l’aspect ordinaire de Jésus de Nazareth.
Quand je regarde l’Église, et quand je regarde ceux qui sont en dehors de l’Église, je me dis souvent : l’Église a l’aspect de Jésus de Nazareth, simple, direct, humble, effacé, et les gens ne savent pas que ce Jésus de Nazareth, le bon prédicateur, est l’Homme total, le Fils de Dieu, l’Un de la Trinité. Et que, dans ce Jésus de Nazareth, dans l’Église, si on monte dans les hauteurs de son enseignement, si on se met à l’écart du monde, il y a des révélations telles que personne d’autre ne peut les porter. Et quand je regarde ce qui se trouve hors de l’Église, ce qui est brillant, séduisant, profond, spirituel… je vois que cela reste à mi-chemin de la connaissance de la divinité et ne peut supporter toute la plénitude de la révélation que nous a apportée le Christ. Elle peut briller parce qu’elle ne brûle pas !
Le Christ demande aux apôtres de ne rien dire de ce qu’ils ont vu jusqu’à sa résurrection. Quand arrivera la résurrection universelle, quand le monde entier, l’univers avec toutes ses phalanges angéliques et cosmiques, seront transfigurés en ciel nouveau et terre nouvelle, quand tous les morts ressusciteront au dernier jour, mes amis, on comprendra tous les mystères. Tous verront, comme Pierre, Jean et Jacques, l’unité des temps, le monde tel qu’il est, et tous entendront la voix du Père : « Tu es mon Fils bien aimé. »
Amen.