17ème après Pentecôte

17ème DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

LES DEUX COMMANDEMENTS

Père Jean-François Var

Le dimanche d’aujourd’hui est dénommé, dans notre calendrier liturgique, « dimanche des Deux Commandements ». Il en existe un autre qu’on aurait pu appeler du même nom : le onzième dimanche après la Pentecôte, le « dimanche du Bon Samaritain ». Ce fait, probablement unique dans l’année liturgique, montre l’importance de ce dont il s’agit.

Souvenez‑vous, un docteur de la Loi interroge le Christ : « Maître, que dois-je faire pour posséder la vie éternelle ? » Le Christ répond à cette question par une autre question et l’interroge à son tour : « Qu’y-a-t-il d’écrit dans la Loi ? Qu’y lis-tu ? » Et le docteur répond en énonçant les deux commandements que vous venez d’entendre. Le Christ, alors, approuve et dit : « Tu as bien répondu ; fais cela et tu vivras ». Ce n’est qu’ensuite que le docteur insiste : « Mais qui est mon prochain ? » Et, pour expliquer ce qu’est le prochain, le Christ déroule la parabole du Bon Samaritain. Par sa puissance, cette parabole a éclipsé le point de départ. Mais ce point de départ existe : ce sont ces deux commandements, sur lesquels nous revenons aujourd’hui à cause de leur importance.

En effet, ils sont faits pour posséder la vie éternelle, ce sont des commandements pour vivre ; ce que le Christ garantit en disant « Fais cela, et tu vivras ». (Lc 10, 25-37).

Regardons donc de plus près ce double commandement – je préfère dire « double commandement » plutôt que « deux commandements », car, en réalité, c’est un commandement à deux faces.

Observons tout d’abord qu’il figure tout entier dans l’Ancienne Loi. Le premier élément, l’amour de Dieu y figure à la place d’honneur : c’est un élément constitutif du « Shema Israël » proclamé dans le passage du Deutéronome qui vous a été lu tout à l’heure (Dt. 6, 5-9). Vous savez que l’annonce « Shema Israël », « Écoute Israël », est la plus solennelle qui soit : c’est Dieu qui s’exprime, qui adresse sa parole à son peuple. Or, la parole de Dieu, le Verbe de Dieu, c’est ce que la Nouvelle Alliance reconnaîtra comme la deuxième Personne de la Divine Trinité, et qui est déjà présente sous cette forme voilée sous le règne de l’Ancienne Loi.

Que dit le Verbe de Dieu ? « Le Seigneur notre Dieu, est Dieu-Un ». On traduit d’ordinaire par « le seul Dieu » ou « le Dieu unique », mais l’expression juste est: »Dieu-Un ». Ensuite, deuxième affirmation, immédiatement enchaînée : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force ». Nous avons donc d’abord la proclamation du Dieu-Un, puis celle de l’amour exclusif du Dieu-Un. Et les deux (Dieu-Un, amour exclusif) sont des commandements : « Ces commandements que je te donne aujourd’hui seront dans ton cœur ».

Autrement dit, ce qui découle nécessairement – je dirai même : impérativement, puisqu’il s’agit de commandements de la révélation du Dieu-Un, ce n’est pas la crainte de Dieu, qui est pourtant dite dans l’Écriture le « commencement de la sagesse ». Ce n’est même pas l’adoration de Dieu. Non c’est l’amour de Dieu. Cela signifie que la seule relation véritable et authentique que nous puissions avoir avec Dieu, c’est une relation d’amour. Ce que saint Paul développera plus tard dans l’épître aux Romains en opposant « l’esprit d’adoption », qui crée en nous l’amour filial, à « l’esprit de servitude », qui produit la crainte.

Cet amour est exclusif, total : « De tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. « Est-ce à dire que cet amour exclut tout autre amour ? C’est une conséquence que n’ont pas hésité à tirer certains moralistes extrémistes : l’amour du Créateur exclut l’amour des créatures – et ils en viennent à haïr les hommes… au nom de l’amour de Dieu !

Eh bien, non ! C’est justement ce qu’interdit le deuxième précepte que rappelle le Christ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce précepte figure aussi dans l’Ancienne Loi, quoiqu’en moins bonne place. C’est la onzième d’une série de vingt-huit prescriptions que l’on trouve au chapitre 19 du Lévitique. Dieu donne ordre à Moïse de les communiquer au peuple, et elles sont annoncées par cette déclaration qui leur donne toute leur signification : « Soyez saints, car Je suis Saint, Moi, le Seigneur, votre Dieu. » Voici ce précepte tel qu’il est énoncé : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur, mais tu reprendras ton prochain afin de ne pas te charger d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis Dieu. » Cette formule : « Je suis Dieu », qui conclut les plus importantes de ces prescriptions est, pour ainsi dire, le sceau qui confirme leur caractère divin.

Que retenir de cela ? Que ces deux commandements sont communs à l’Ancienne et à la Nouvelle Loi. Par conséquent, l’amour du prochain n’est pas, contrairement à ce que beaucoup prétendent, la caractéristique de la Nouvelle Alliance. Lorsque le Christ résume « la Loi et les prophètes » par l’amour de Dieu et l’amour du prochain, nul, parmi les docteurs de la Loi, ses interlocuteurs, ne Le contredit ; bien au contraire, dans le passage parallèle de saint Marc, l’un d’eux surenchérit : « Cela vaut beaucoup mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices » (Mc 12, 33). Il est donc absolument contraire aux textes et aux faits de présenter comme, malheureusement, de trop nombreux chrétiens l’ont fait et le font encore – l’Ancienne Loi comme la Loi de la crainte et la Nouvelle Loi comme la Loi de l’amour, le Dieu de l’Ancienne Loi comme un juge impitoyable et le Dieu de la Nouvelle Loi comme un Dieu compatissant et miséricordieux. Non : l’Ancienne comme la Nouvelle Loi ont toutes deux été données par le même Dieu de justice et de miséricorde ; toutes deux sont des étapes dans la révélation de la même Loi d’amour.

Pourtant, la Nouvelle Loi a apporté quelque chose de neuf. C’est d’abord une précision en ce qui concerne la notion de « prochain » – je dirais d’ailleurs une dilatation, plutôt qu’une précision. En effet, on a pu le noter, la notion de prochain telle qu’elle apparaît dans le Lévitique est, disons, un peu rétrécie : elle est limitée à ce que peut admettre la conscience psychologique, le « frère », le « prochain », ce sont, en fin de compte, « les enfants de ton peuple » – ce qui peut s’entendre de diverses manières, par exemple la famille par le sang, la race, la caste, la religion… Or, le Christ fait voler en éclat toutes ces barrières. Il le fait dans une déclaration capitale que saint Matthieu place juste après le Sermon sur la montagne, et qui débute par cet avertissement souvent compris et interprété de travers : « Je ne suis pas venu abolir la Loi et les prophètes, mais les accomplir » (Mt 5, 17). Il est assorti de cette précision qui lui donne sa portée : « Si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Mt 5, 20). Ceci afin de rappeler, au cas où nous l’aurions oublié, que ce qui est en jeu, c’est la vie éternelle.

Que dit le Christ ? « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » « Tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas littéralement dans l’Ancienne Loi, mais c’est un résumé assez fidèle dans l’esprit de toute une série d’invocations appelant la colère de Dieu contre les adversaires et les ennemis. Et Il enchaîne : « Mais Moi, je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 43-45). Un peu plus loin, Il ajoute : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait. » (Mt 5, 48). C’est l’écho de la phrase du Lévitique : « Soyez saints parce que Je suis saint ». Dans le passage parallèle de saint Luc, Il dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36). Il y a donc identité entre la perfection ou la sainteté, et la miséricorde.

La miséricorde, cette « pitié qui vient du cœur » – le mot « pitié » a été complètement dévalorisé, mais c’est un mot très fort, d’ailleurs apparenté au mot piété est ce qui nous apparente à Dieu, car c’est en étant miséricordieux envers tous, amis ou ennemis, c’est en considérant comme frères tous les hommes, amis ou ennemis, que nous devenons fils de Dieu, car nous agissons « comme » Dieu.

C’est là justement le deuxième apport du Christ. Il lui donne toute sa dimension dans son dernier discours après la Sainte Cène (Jn 13 et 15). Il y répète avec insistance, je dirais même avec acharnement : « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres comme Je vous ai aimés ». Il ajoute cette précision qui ne laisse aucune échappatoire : « Il n ‘y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13) – ce que Lui-même s’apprête à faire. Les choses sont donc claires, redoutablement claires : ce que le Christ nous propose – non : ce qu’Il nous commande – c’est de pratiquer et d’exercer le même amour que Lui, qui est Dieu et homme.

La pratique et l’exercice de cet amour, et eux seuls, nous rendent participants de la vie divine; ce que saint Jean résume dans sa première épître lorsque reprenant la formule du Christ, il dit « Aimons-nous les uns les autres car l’amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (I Jn 4, 7).

« Être né de Dieu et connaître Dieu », c’est la participation totale à la vie divine. C’est devenir véritablement comme Dieu, c’est devenir véritablement fils de Dieu. C’est être déifié. Voilà pourquoi l’amour de Dieu et l’amour du prochain ou des frères, en n’oubliant jamais que tous les hommes sont nos frères, est un seul et même amour à deux faces.

Dans la même épître, saint Jean enfonce le clou : « Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur » (I Jn 4, 20). Or le Christ nous commande de voir dans notre ennemi un frère et de l’aimer ! C’est psychologiquement impossible ! Il est déjà – soyons francs ! – tellement difficile, parfois, d’aimer son frère : frère de sang ou frère en Christ. Monseigneur Jean va même jusqu’à dire, avec sa lucidité tranchante (cela se trouve dansTechnique de la prière) que l’amour de Dieu, non seulement n’est pas spontané, mais est presque impossible. Vous pensez qu’il exagère ? Interrogeons-nous : aimons-nous vraiment Dieu ? Peut-être que oui, mais sans doute après beaucoup d’autres choses…

La sagesse des nations affirme : « l’amour ne se commande pas ». Pourtant, voici que le Christ nous le commande ; et nous savons qu’Il ne nous commande rien qui soit hors de notre portée. Alors, comment sortir de cette impasse ?

je le rappelais tout à l’heure, il n’y a qu’un seul amour, et cet amour est de Dieu. Autrement dit, l’amour de l’homme pour ses semblables n’est pas autre chose que l’amour de Dieu pour l’homme ‑ de ce Dieu que la tradition orthodoxe appelle justement « Dieu philanthrope », ‘Dieu ami de l’homme ». Cet amour se trouve avec toute sa perfection, toute son ardeur, toute sa puissance dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme : cet amour est, en vérité, un amour divino-humain, un amour théandrique. Par conséquent, notre seule façon d’éprouver et de vivre cet amour, c’est de vivre en Christ : de demeurer en cet état où, selon la formule du père Sophrony, « Sa vie est ma vie » C’est une sorte de cercle vertueux : plus je vis en Christ, plus le Christ vit en moi, plus j’aime ; plus j’aime et plus je vis en Christ et le Christ en moi. Telle fut, entre tant d’autres, l’expérience vivifiante de saint Silouane de l’Athos, qui disait, parce qu’il l’avait reçu par révélation : « Celui qui n’aime pas ses ennemis n’entrera pas dans le royaume des cieux Lisez saint Silouane – et priez-le

Concrètement, que faire ? Premièrement, s’aimer soi-même. Maxime Kovalevsky aimait à faire observer que le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » implique que l’on s’aime soi-même. C’est loin d’être toujours le cas ! Est-ce que l’on n’aime pas plutôt une idée ou un idéal de soi-même ? Est-ce que nous supportons nos imperfections, nos défauts, nos péchés ? La plupart du temps, non je dirai même presque jamais. Nous les ressentons comme des poids qui nous écrasent et nous empêchent d’avancer. Or, Dieu nous aime tels que nous sommes. Pourquoi ne pas faire comme Lui ? Acceptons-nous sans nous juger, et passons outre, ce qui est la vraie façon de nous aimer. Le Christ nous a aimés au point de se faire conforme à nous, pécheurs ; appuyons-nous sur Son amour pour tâcher de nous rendre conformes à Lui, sans péché.

Deuxièmement, aimer son prochain. Il y a un début à tout ; le début de l’amour pour le prochain consiste, surtout pour ce que j’appellerai le « prochain proche », à le supporter. C’est ce que nous enseigne saint Paul, cet expert en matière de vie communautaire, dans le passage de l’épître aux Éphésiens que vous avez entendu tout à l’heure : vous supportant mutuellement dans l’amour, vous efforçant de conserver l’unité de l Esprit par le lien de la paix » (Eph 4, 2-3). Ce petit moyen, « se supporter dans l’amour », se révèle expérimentalement d’une grande efficacité et d’une grande puissance : on acquiert la bienveillance, le préjugé favorable, la paix et, peu à peu, l’amour.

Enfin, dernière chose, que j’appellerais le « nerf de la guerre », car c’est une guerre sainte : la prière. Monseigneur Jean, après avoir relevé que l’amour de Dieu est pratiquement impossible à la conscience actuelle de l’homme, ajoute, en s’appuyant sur saint Isaac le Syrien : l’amour de Dieu s’acquiert dans la prière, et c’est elle qui fournit les motifs d’aimer Dieu. Et, pour parvenir à cette acquisition de l’amour de Dieu, il ajoute un conseil: mettre Dieu « dans le coup » en Lui disant : « Seigneur, comme je ne T’aime pas, aime-Toi Toi-même en moi  » Cette formule qui, dit-il, frôle l’hérésie, il en garantit l’efficacité absolue. J’ajouterai qu’on peut Lui adresser aussi cette demande : « Seigneur, comme je ne parviens pas à l’aimer, aime Toi-même un tel (ou une telle) à travers moi ». Se décharger de tous ses fardeaux sur le Seigneur, qui précisément est monté sur la croix pour cela, est un mouvement extraordinairement libérateur.

Au total, tout se résume en un seul mot – prier. On n’aimera Dieu et son prochain « de tout son cœur » que si l’on prie de tout son cœur. Si, avec courage, patience, persévérance, on installe dans son cœur la prière, alors viendront les signes de la présence aimante des Trois personnes de la Divine Trinité: le Père riche en miséricorde, le Fils premier-né d’une multitude de frères, l’Esprit Saint qui communique la vie et l’amour, à qui soient honneur, gloire, adoration et actions de grâce, aux siècles des siècles.

Prêtre Jean François Var

Homélie prononcée le dimanche 27 septembre 1998 (Mt 22, 34-40 et Dt 6, 4-9)